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Carnets de JLK - Page 160

  • Sentimental

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    …Vous me donnez trois minutes pour vous raconter le Goulag ? Vous me dites que ça n’intéresse plus des masses de gens ? Vous m’avez fait venir de Minsk aux studios de Moscou pour votre émission Zap Time et vous n’avez même pas le temps de me maquiller ? Mais moi je veux passer chez la maquilleuse: Olga Fedorovna est la fille d’une ancienne prisonnière de la Kolyma et elle m’a promis par SMS de me faire un quick-lifting en souvenir de sa mère…  

    Image : Philip Seelen  

  • Dernières nouvelles de Fahad K.

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    Une lettre de Fernand Melgar, réalisateur de La Forteresse, à propos du protagoniste irakien de son film, expulsé de Suisse en Suède.

    Depuis le 17 avril dernier, Fahad est installé dans un petit appartement au centre de Stockholm, son premier depuis plus de deux ans d’errance à travers l’Europe. Grâce à vos dons, nous avons réuni un peu plus de 10’000 CHF. Cette somme sert aujourd’hui à couvrir une partie de son loyer et ses frais d’avocat. Ainsi, les autorités suédoises ont dû renoncer à transférer Fahad à Boden, à 1’000km au nord du pays, dans un centre de regroupement pour requérants d’asile en attente de renvoi pour l’Irak.

    L’avocat suédois de Fahad, un spécialiste en question d’asile, a examiné en détail son dossier et l’a trouvé très complet. Bien que les preuves mettent en évidence et sans ambiguïté le danger réel que court Fahad en cas de retour à Bagdad, son avocat reste très pessimiste sur l’issue du recours. La Suède, qui a signé avec le gouvernement irakien un accord de réadmission, considère toujours l’Irak comme un pays sûr et renvoie massivement ses réfugiés venus chercher protection chez elle.

    Pourtant le mois d'avril en Irak a été le plus sanglant pour les Irakiens et les Américains depuis septembre 2008 avec 355 civils, militaires et policiers irakiens tués, de même que 18 soldats américains. Selon les chiffres des ministères de la Défense, de l'Intérieur et de la Santé, le nombre de morts irakiens est en hausse de 40% et celui des Américains de 50% par rapport au mois de mars (252 morts). Selon les mêmes sources, le nombre de blessés s'est élevé à 747 en avril, en grande majorité des civils.

    Le Haut Commissariat aux Réfugiés est toujours totalement opposé à tout renvoi forcé vers l'Irak vu la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. Le département fédéral des affaires étrangères communique sur son site: “En dépit du transfert du pouvoir aux autorités irakiennes, le pays manque toujours de structures stables. La situation reste confuse et la sécurité n'est pas assurée. Le risque d'enlèvement est élevé.”

    Ebranlé par la fin de son séjour en Suisse, en particulier suite à sa mise à l’isolement à la prison de Zurich, Fahad garde aujourd’hui encore de profondes séquelles psychologiques. Il a de la peine à trouver le sommeil, fait des cauchemars et ose à peine se promener dans la rue, se sentant constamment traqué. Plusieurs amis suisses se relaient pour lui rendre visite à Stockholm et le soutenir moralement.

    Eduard Gnesa, le directeur de l’Office des migrations, se dit de son côté très satisfait de la fermeté des autorités fédérales à l’égard de Fahad. Dans une interview récente donnée au magazine d’information de la télévision alémanique 10vor10, il a confié avec enthousiasme: “Depuis le 12 décembre dernier, la Suisse a la chance de ne pas avoir à traiter près de mille cas de demande d’asile en expulsant les requérants grâce aux accords de Dublin. Le cas de Fahad devrait servir de leçon à ceux qui voudraient se soustraire au renvoi.”

    Fahad tient à remercier une fois encore chaleureusement toutes les personnes qui l’ont soutenu en Suisse durant ces derniers mois difficiles et qui lui ont permis de garder l’espoir. Fier d’avoir une chambre d’amis dans son nouvel appartement, il accueille volontiers tous ceux qui souhaitent lui rendre visite à Stockholm. Si vous désirez le contacter, vous pouvez m’adresser votre courrier que je lui ferai suivre.

    Fernand Melgar

  • Ministre de la honte

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    Lettre de Fernand Melgar après l'expulsion brutale de Fahad K., menotté comme un malfaiteur.

    Fahad K. a été réveillé par la police au petit matin dans sa cellule zurichoise ce jeudi. Alors qu’il n’opposait aucune résistance, fortement affaibli par sa mise à l’isolement depuis une semaine, six policiers l’ont menotté aux chevilles et aux poignets puis sanglé les cuisses et les bras. Ils l’ont ensuite mis dans un vol spécialement affrété pour la Suède.

    La mandataire juridique Elise Shubs et moi-même avions pourtant fait part jeudi dernier 26 mars au proche collaborateur et à la chargée de communication de la Conseillère fédérale, qu’en cas d’échec du dernier recours, Fahad K. souhaitait partir volontairement sur un vol de ligne pour la Suède. Même cette dernière demande, qui aurait permis à Fahad K. de quitter le sol helvétique avec dignité, n’a pas été entendue par Mme Widmer Schlumpf. Ce qui aurait pourtant permis au contribuable suisse de faire une économie de 60'000 francs...

    A cette heure, l’Office fédéral des migrations n’a toujours pas averti officiellement la mandataire juridique du départ forcé de Fahad K. C’est lui-même qui l’a appelé depuis Stockholm pour la prévenir de son expulsion.

    A son arrivée à Stockholm, les autorités suédoises lui ont transmis la décision de renvoi vers l’Irak, lui annonçant qu’il allait retourner au camp de Boden (à 1060 km au nord de Stockholm) qui regroupe des requérants irakiens en vue de leur expulsion.

    En effet, afin de limiter le nombre d’Irakiens sur son sol, la Suède a conclu en avril 2007 des accords avec l’Irak pour rendre les renvois forcés possibles malgré la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. La Suède a mis également en place des procédures d'asile accélérées pour simplifier les renvois des requérants irakiens.

    La Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak à l’heure actuelle. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire.

    Fahad K. a quitté l’Irak en été 2007 avec des motifs d’asile solides. En examinant son dossier, il ressort que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encourt en Irak comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse avait la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats de se saisir d’une demande d’asile et d’entrer en matière sur celle-ci dans certains cas.

    Lettre de Fernand Melgar après l'expulsion brutale de Fahad K., menotté comme un malfaiteur.

    Fahad K. a été réveillé par la police au petit matin dans sa cellule zurichoise ce jeudi. Alors qu’il n’opposait aucune résistance, fortement affaibli par sa mise à l’isolement depuis une semaine, six policiers l’ont menotté aux chevilles et aux poignets puis sanglé les cuisses et les bras. Ils l’ont ensuite mis dans un vol spécialement affrété pour la Suède.

    La mandataire juridique Elise Shubs et moi-même avions pourtant fait part jeudi dernier 26 mars au proche collaborateur et à la chargée de communication de la Conseillère fédérale, qu’en cas d’échec du dernier recours, Fahad K. souhaitait partir volontairement sur un vol de ligne pour la Suède. Même cette dernière demande, qui aurait permis à Fahad K. de quitter le sol helvétique avec dignité, n’a pas été entendue par Mme Widmer Schlumpf. Ce qui aurait pourtant permis au contribuable suisse de faire une économie de 60'000 francs...

    A cette heure, l’Office fédéral des migrations n’a toujours pas averti officiellement la mandataire juridique du départ forcé de Fahad K. C’est lui-même qui l’a appelé depuis Stockholm pour la prévenir de son expulsion.

    A son arrivée à Stockholm, les autorités suédoises lui ont transmis la décision de renvoi vers l’Irak, lui annonçant qu’il allait retourner au camp de Boden (à 1060 km au nord de Stockholm) qui regroupe des requérants irakiens en vue de leur expulsion.

    En effet, afin de limiter le nombre d’Irakiens sur son sol, la Suède a conclu en avril 2007 des accords avec l’Irak pour rendre les renvois forcés possibles malgré la situation de violence généralisée qui persiste dans ce pays. La Suède a mis également en place des procédures d'asile accélérées pour simplifier les renvois des requérants irakiens.

    La Suisse, la France et Amnesty International sont opposés à tout renvoi forcé vers l'Irak à l’heure actuelle. Conformément à la position du Haut Commissariat aux Réfugiés, ils estiment que toutes les personnes originaires, comme Fahad K., du sud et du centre de l'Irak doivent obtenir le statut de réfugié ou une forme de protection subsidiaire.

    Fahad K. a quitté l’Irak en été 2007 avec des motifs d’asile solides. En examinant son dossier, il ressort que les autorités suédoises n’ont pas tenu compte de la portée des risques que ce dernier encourt en Irak comme ancien interprète de l’Armée américaine. La Suisse avait la possibilité de corriger cette erreur en faisant recours à la clause de souveraineté qui permet aux Etats de se saisir d’une demande d’asile et d’entrer en matière sur celle-ci dans certains cas.

    Aujourd’hui, les autorités suédoises ont attribué d’office la même mandataire juridique que lors de son dernier séjour. Cette dernière ne maitrise pas l’anglais et avait transmis la décision de renvoi vers l’Irak à Fahad K. trop tard pour pouvoir faire un recours, un vice de forme reconnu par l’Office fédéral suisse des migrations. Elle aura 21 jours pour faire un dernier recours contre cette décision bien qu’elle ne connaisse pas le dossier.

    Fahad K. se retrouve ce soir seul en Suède, dans un état de santé physique et psychique alarmant, traumatisé par son passage en Suisse et terrorisé par ce qu’il l’attend. Il se dit soulagé de ne plus avoir à faire à la police suisse.

    Désolé d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles et merci encore pour votre soutien.

    Post Scriptum:

    Aujourd’hui, les autorités suédoises ont attribué d’office la même mandataire juridique que lors de son dernier séjour. Cette dernière ne maitrise pas l’anglais et avait transmis la décision de renvoi vers l’Irak à Fahad K. trop tard pour pouvoir faire un recours, un vice de forme reconnu par l’Office fédéral suisse des migrations. Elle aura 21 jours pour faire un dernier recours contre cette décision bien qu’elle ne connaisse pas le dossier.

    Fahad K. se retrouve ce soir seul en Suède, dans un état de santé physique et psychique alarmant, traumatisé par son passage en Suisse et terrorisé par ce qu’il l’attend. Il se dit soulagé de ne plus avoir à faire à la police suisse.

    Désolé d’avoir à vous apprendre de si tristes nouvelles et merci encore pour votre soutien.

    F.M.


    Melgar17.jpgPour mémoire: à la sortie de la projection, au Festival de Locarno 2008, de La Forteresse de Fernand Melgar, dont Fahad K. est l'un des protagonistes, Madame Eveline Widmer Schlumpf, ministre helvétique en charge du dossier de l'asile,  déclarait à JLK: "Je suis impressionnée. C'est un film objectif qui peut aider à la meilleure compréhension humaine des requérants d'asile dans notre pays. J'espère qu'il sera largement diffusé dans les écoles et que nos collaborateurs le verront eux aussi." No comment...

  • Gadget à option

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    …Ce modèle ne permet de recevoir que la chaîne réservée aux films d’animaux et aux voyages instructifs dans les contrées décentes, mais une garantie supplémentaire est assurée par l’adjonction du détecteur d’images inappropriées, dont le mercure signale les montées de fièvre liées aux incrustations subliminales combien significatives de l'occulte perversion régnant, vous êtes d'accord,  au jour d'aujourd'hui…

    Image : Philip Seelen      

  • Gomorra’s Sisters

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    …En outre et de surcroît, notre nouvelle Section de Protection Rapprochée (SPR) allie, à ses qualités de corps, de cœur et d’esprit, l’immense avantage d’une extraction populaire et familiale de nos sœurs, toutes natives de Campanie, qui ne peut qu’en imposer à leurs frères et cousins, en sorte que le Sior Roberto Saviano pourra se rendre de son journal à l’église et de l’église à son journal sans risque aucun…
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (76)

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    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde: les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

    Peinture JLK : l’aube sur la Savoie. Huile sur toile, mai 2009.

  • Pari pour un suicide différé

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     Entretien avec Amin Maalouf à propos du Dérèglement du monde. Rencontre ce soir au Théâtre de Vidy, à 19h. pour un grand entretien sous l'égide de 24Heures et de Payot Librairie. Entrée libre.

    L’humanité de ce début de XXe siècle semble avoir perdu la boussole, mais du pire annoncé peut-être tirera-t-elle une réaction salutaire ? C’est l’une des hypothèses du romancier Amin Maalouf (Goncourt 1993 pour Le rocher de Tanios), auteur d’un essai percutant (Les identités meurtrières) qui a fait le tour du monde, consacré à Lausanne par le Prix européen de l’essai. Originaire du Liban qu’il a quitté en 1976 pour s’établir en France, Maalouf incarne l’émigré-passeur par excellence entre Occident et monde arabo-musulman. Or ledit Occident, constate-t-il, s’est aliéné une grande partie du monde en trahissant ses idéaux; et le monde arabe, humilié, s’enferme dans la déprime et le repli. Sur fond de crise majeure annoncée, Maalouf propose, avec Le dérèglement du monde, un bilan sévère des faillites matérielles et morales de ce début de siècle, dont il étudie les tenants avec beaucoup de nuances, montre comment des catastrophes peuvent découler de prétendues victoires, et comment de cuisants échecs aboutissent parfois à de nouvelles avancées.
    - Après deux guerres mondiales, la Shoah, le Goulag et autres génocides, quel nouveau « dérèglement » pointez-vous ?
    - Les tragédies que vous citez font partie de l’histoire de l’humanité, dont le dérèglement global que je décris risque de marquer le terme. Ce n’est pas du catastrophisme, ce sont les faits : voyez la crise financière et la crise climatique. Or le dérèglement est non seulement économique et géopolitique mais aussi intellectuel et éthique. Tout le monde se sent d’ailleurs déboussolé. Jamais le double langage de l’Occident, trahissant ses valeurs, n’a été aussi manifeste que durant l’ère Bush, et jamais le monde arabo-musulman n’a paru plus enfermé dans une impasse
    - Quels signes l’ont annoncé ?
    - Au lendemain de la chute du mur de Berlin, en premier lieu, comme en 1945 avec le plan Marshall, l’Europe et les grandes nations occidentales auraient pu transformer la victoire de leur « modèle » en établissant un monde plus juste, alors qu’on a laissé se déchaîner les forces les plus sauvages du capitalisme, au dam des populations « libérées ». Si l’affrontement idéologique, qui nourrissait les débats, a disparu, c’est dans un affrontement identitaire qu’on a basculé, sur le quel toute discussion est plus malaisée. Autre intuition, qui m’est venue en 2000, lors du dénouement, en Floride, des élections américaines, quand j’ai pris conscience qu’une centaine de voix suffiraient à changer la face du monde. D’un processus démocratique pouvaient découler des événements mondiaux. Cela m’a paru mettre trop de poids sur un seul homme…
    - L’élection de Barack Obama restaurera-t-elle une certaine légitimité de la prééminence américaine ?
    - Je l’espère évidemment, s’agissant d’un président noir, intelligent et cultivé, qui ne diabolise pas l’autre a priori. Il pourrait incarner lui-même une légitimité « patriotique », comme l’a incarnée en partie Nasser, ou De Gaulle à la fin de la guerre. Mais ses tâches sont colossales, et les attentes immenses reposant sur lui vont de pair avec une immense accumulation de méfiance.
    - Et l’Europe ?
    - C’est un laboratoire prodigieux. J’ai été fasciné par tout le travail qu’elle a accompli depuis 1945, mais je regrette qu’elle n’ait pas su imposer un vrai contrepoids à l’Amérique de Bush. Elle n’a pas encore choisi ce qu’elle serait. Face au communisme, elle savait ce qu’elle ne voulait pas. Aujourd’hui, elle devrait être plus affirmative dans une perspective universelle. Je rêve d’une formule fédérale qui s’ouvrirait beaucoup plus et ferait de nouveau figure de modèle, à beaucoup plus grande échelle. Cette aspiration, en outre, devrait monter de la base des citoyens.
    - Quel espoir nourrissez-vous malgré vos sombres constats ?
    - Je crois qu’un changement radical doit être opéré au vu d’enjeux planétaires. On a vu, avec la Chine et l’Inde, que le sous-développement n’était pas une fatalité, mais cela engage de grandes responsabilités pour ces pays, notamment en ce qui concerne l’environnement. Il serait injuste de ne pas souhaiter le mieux-être de tous ceux qui en manquent, mais cela aussi va modifier les équilibres. Enfin le plus important, de manière globale, est une affaire d’éducation et de transmission des valeurs, de culture qui ne soit pas qu’un objet de consommation mais un élément d’apprentissage et d’épanouissement.
    Amin Maalouf. Le dérèglement du monde. Grasset, 314p.

  • Pensées de l’aube (75)

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    De la rêverie – C’est peut être cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…

    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos jeux d'enfants, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels - d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel: ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…

    De l’à-venir. – Nos enfants sont contaminés et nous nous en réjouissons en douce, nos enfants mêlent nos vieilles affaires aux leurs, Neil Young et Bashung, les photos sépia de nos aïeux et leurs posters déchirés des Boys Bands, ils découvrent le vrai présent en retrouvant le chemin des bois et des bords de mer, ils admettent enfin que tout a été dit et que c'est à dire encore comme personne ne l’a dit…
    Image : Philip Seelen


  • Un nom presque oublié

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    … Remarque c’est ça la vie : Remarque, dont le père s’appelait Remark, qui donne Kramer par anagramme, d’où le fait que les nazis l'ont accusé d’être juif, Remarque donc fut démarcheur de pierres tombales dans sa jeunesse et acheta en 1926 le titre de Baron de Buchenwald avant d’écrire un roman pacifiste (Im Westen nichts neues - A L’Ouest rien de nouveau) qui fit le tour du monde, fut interdit et brûlé par les bandes hitlériennes et lui permit d’acheter à Porto Ronco (Suisse italienne) une belle maison dans laquelle son ami journaliste juif Felix Manuel Mendelsshon fut assassiné par les sbires de Goebbels en 1933 - et voici l’ironie du sort : que c’est à Ronco justement, dont nous visitons par hasard le petit cimetière lacustre, que repose aujourd’hui Remarque et que c’est toi, mon vieil ami Kramer perdu de vue depuis 1970, qui me le fait remarquer…
    Image : Philip Seelen

  • Une énigme africaine


    Sonnay.JPGENTRETIEN Avec son nouveau roman, Le Pont, Jean-François Sonnay, fort de son expérience des drames humanitaires, construit un thriller politique à multiples points de vue.

    Le reproche de nombrilisme est souvent adressé aux écrivains romands. Vaine accusation en ce qui concerne Jean-François Sonnay qui, tant par son engagement professionnel de délégué du CICR, que dans ses romans, n’a cessé de se frotter au monde. Ses premiers romans, L’Age d’or (1984) et Le Tigre en papier (1990), comptent parmi les rares fictions issues de Mai 68 en nos contrées, et deux autres de ses meilleurs livres, La seconde mort de Juan de Jesus (1997) et Un prince perdu (1999), nous emmènent d’Amérique latine en Afghanistan. Avec Le Pont, le romancier, marqué par une mission aux confins du Darfour, nous plonge au cœur des ténèbres africaines avec un mélange de vitalité généreuse et de lucide pertinence.

    - Quelle est la genèse du livre, en rapport avec votre expérience vécue ?
    - Comme la plupart de mes textes, il est fondé sur plusieurs strates d'expériences plus ou moins anciennes, sur des rencontres, des voyages, mais aussi sur des lectures, par exemple sur certains points de droit ou d'histoire. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de travailler en Afrique, notamment dans la région des grands lacs en 1999 et j'en ai gardé des images, des bruits, des figures humaines, mais tout cela a été en quelque sorte distillé au cours de l'écriture. C'est à mes yeux ce qui caractérise le roman : la constitution d'un univers relativement autonome qui serait comme un prisme ou un miroir déformant pour « lire » la réalité, ou pour en témoigner tout simplement. Pour ce qui est du Pont, c'est un texte que j'ai commencé il y a plus de cinq ans. Sa rédaction a été interrompue à deux reprises par des missions avec le CICR et sans aucun doute enrichie par ces interruptions. Comme cela se manifeste dans le texte lui-même par le passage d'un narrateur à un autre et par les retours en arrière que cela implique, il y a eu plusieurs étapes, plusieurs tentatives d'aborder les personnages et les situations. Le roman est pour moi à l'image de la réalité : il faut se faire une opinion, se constituer un savoir, une sensibilité à partir d'innombrables fragments perçus dans le désordre parfois.
    - Pourquoi, s’agissant de régions où sont morts des millions d’individus, vous arrêter à un massacre d’une centaine de personnes ?
    - Il y avait un choix à faire. Si je voulais parler de massacres à une grande échelle, j'étais obligé de recomposer et de faire "vivre" une situation extrêmement complexe, au risque de perdre toute vraisemblance, car je n'imagine pas de pouvoir raconter en un roman de deux cents pages des drames aussi monstrueux que ceux qu'ont connus le Rwanda, le Burundi ou le Congo démocratique. J'ai fait le pari qu'on peut restituer, voire comprendre un drame humain à partir de quelques éléments, de quelques personnages seulement. Le récit de la mort d'un seul homme, de la perte d'un seul enfant, du déchirement d'une seule famille, devrait pouvoir exprimer autant d'humanité que le récit inimaginable d'une hécatombe et c'est l'humanité ou l'inhumanité de ce que je raconte qui m'importe. Le reste, infiniment plus important au regard de l'avenir, est l'affaire des historiens ou des juges.
    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ? Sont-ils des « types représentatifs » ? Ont-ils des « modèles » que vous ayez rencontrés ?
    - J'essaie autant que possible de créer des personnages qui soient indépendants de moi comme des autres, même s'ils sont nourris de ce que j'ai vécu ici ou là. Ce sont des créations, au sens où ils sont faits de petits bouts de personnages et de souvenirs glanés ici ou là, parfois retrouvés dans ma mémoire en cours d'écriture, car je ne prends jamais de notes et je travaille essentiellement sur le fonds de ma mémoire, du moins au moment de la composition du récit. Il y a toujours quelqu'un ou quelque chose "derrière", mais il y a tellement de sources diverses pour alimenter ce cours d'eau-là que leur désignation ou leur décryptage n'apporteraient qu'ennui et confusion. Une fois que j'ai terminé mon récit de mémoire, une fois que "ça tient", alors seulement, je fais des recherches historiques ou je relis des témoignages, pour étayer et corriger mon premier jet. J'essaie autant que possible de faire des personnages uniques et je ne conçois pas qu'on puisse les voir comme des « types » humains. Ils vivent ou ils ne vivent pas. Si, pour un lecteur lambda, mes personnages sont vivants, alors ils auront autant de singularité qu'un véritable être humain. Chaque être humain est unique et irremplaçable et je n'imagine pas qu'un être humain puisse jamais en représenter un autre. Même dans une démocratie, les députés ne représentent que des groupes, des tendances ou des collectivités. Les individus sont proprement « irreprésentables ».
    - Vous êtes-vous documenté pour étayer la vraisemblance historico-politique du roman ?
    - Oui, surtout en ce qui concerne la loi belge de compétence universelle et les problèmes des régions minières au Sud du Congo démocratique. Pour l'histoire des pays, j'ai fait une synthèse à ma façon de toutes sortes d'histoires similaires de pays africains, entre la fin de la guerre froide et les années 2000, mais là encore il ne s'agissait pas d'en représenter un plus qu'un autre, juste d'en fabriquer un qui fût vraisemblable.
    - Comment voyez-vous l’évolution à venir de l’Afrique, et notamment avec l’arrivée de nouveaux « colons » tels que les Chinois ?
    - Franchement, je ne sais pas. Ce que je voudrais surtout, c'est qu'on demande aux Africains comment ils voient leur avenir et qu'on ne les empêche pas de s'en fabriquer un en les dépouillant comme on n'a pas cessé de le faire
    - Qu’aimeriez-vous que Le pont transmette à ses lecteurs ?
    - Difficile de répondre sans employer de ces grands mots qui semblent vides. Peut-être les encourager à penser par eux-mêmes, à prendre leurs responsabilités, mais surtout à se préoccuper de ce qui aide à la vie ; parfois ça semble bien peu de chose, mais c'est tout ce qui pourra sauver les enfants d'Alida, les autres aussi d'ailleurs…

    Une tragédie à visage (trop) humain
    C’est un livre à la fois tendre et lucide que Le Pont, dont la profonde humanité des personnages va de pair avec une réflexion sous-jacente d’une acuité et d’une pertinence rares. Un roman peut-il nous aider à mieux comprendre les tenants et les aboutissants d’une tragédie défiant apparemment toute explication ? C’est en tout cas le défi qu’a relevé Jean-François Sonnay en enquêtant, dans le sillage du jeune journaliste d’investigation belge Joos Vanhove, sur les circonstances et les auteurs non identifiés d’un massacre, dans un village africain, rappelant celui d’Oradour-sur-Glâne en France occupée : une centaine de civils rassemblés dans une église et brûlés vifs.
    Si la tuerie de Kilimangolo, petit bled du Pays des Hommes (proche des sources du Congo) fait «modeste» figure à côté des génocides africains, le romancier, comme un Jean Hatzfeld dans ses récits rwandais, parvient à lui donner une valeur illustrative exemplaire. Sans se réduire à des « types représentatifs », ses personnages, perçus de l’intérieur, incarnent chacun un aspect du drame et une explication possible de celui-ci.
    Côté africain, c’est le vieux colon suisse Von Kaenel, directeur d’un grand hôtel décati, genre d’aventurier à la fois attachant et mariole, aimant réellement l’Afrique et non moins ambigu, probablement mêlé à maintes affaires pas claires ; ou c’est le général Abel, alternant paroles bibliques et combinaisons tactiques, que la justice internationale (incarnée par un petit juge moins nul qu’il ne semble au premier regard) tient pour l’auteur du massacre et qui donne sa version au journaliste en le transportant sur lieu du drame ; ou c’est Alida, ancienne femme de ministre persécutée et réfugiée en Suisse chez des bourgeois « libéraux» proches de Von Kaenel. Or côté Suisse, justement, les « bienfaiteurs » d’Alida, anciens propriétaires de terres africaines invoquant la « fatalité» ou les «luttes tribales» pour expliquer les désordres des lendemains de l’indépendance, illustrent une posture durablement paternaliste et frottée de racisme sous couvert de charité. Ces personnages sont d’ailleurs les plus durement traités par l’auteur, sans démagogie anti-helvétique pour autant, mais il est vrai que certain pharisaïsme au-dessus de tout soupçon mérite d'être stigmatisé une fois de plus. 
    Au-delà des préjugés et des clichés, Jean-François Sonnay signe un roman en pleine pâte, d'une langue claure et sans aapprêts, excellement dialogué, passionnant enfin par son approche à multiples points de vue et ses aperçus documentés  (notamment daans le rapport final de Joos Vanhove, constituant une synthèse économico-politique éclairante), mais aussi débordant de vie, d’une grande qualité d’évocation – on est immédiatement immergé dans la nature foisonnante où la peur ne cesse aussi de rôder -, enfin les protagonistes sont tous bien dessinés et nuancés, et le dénouement en dit long sur l’état des choses - l’affaire du massacre étant finalement « classée sans suite »…

    Jean-François Sonnay. Le Pont. Campiche, 269p. A déplorer : l’image de couverture, représentant le Golden Gate Bridge, complètement déplacée alors que le pont du éponyme, rouillé jusqu'à l'os, est aussi déglingué que les deux pays qu'il relie... 
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    Jean-François Sonnay
    1954 Naissance à Lausanne. Etudes d’histoire de l’art à Lausanne et Rome.
    1984 Premier roman après trois essais dont un Dictionnaire des idées à perdre: L’âge d’or, autour de mai 68 à Lausanne. Suite dans Le tigre en papier, 1990.
    1991-1999 Délégué du CICR au Koweït, en Afghanistan, en Croatie en 1994 et en République Démocratique du Congo.
    1997 La seconde mort de Juan de Jesus. Prix Schiller et Prix Rambert.
    1999. Un prince perdu. Prix de la Bibliothèque pour tous. L’ensemble de son œuvre lui a valu le Prix des écrivains vaudois.

  • Pensées de l'aube (74)


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    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…

    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…

    Des petits gestes. – Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…

    Image: JLK, La route de Daillens. Huile sur toile, 2007.

  • L'heure orange

    Notes siennoises
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    Mezzodì a Siena. Me revoici sur mon cher Campo, tout entouré de pigeons jeunes et vieux, les plus décatis faisant peine à voir, voletant et boitillant, arrivant trop tard au festin de la dame qui régale l’engeance et souvent livrés aux mômes tortionnaires.

    Juste avant midi, sur les Bianchi di sopra, il y avait une dense affluence de gens de la ville, des tas de garçons et des tas de filles plus beaux les uns que les autres, se tenant par le bras à deux ou trois et se croisant en s’adressant des œillades. Jamais je n’ai eu cette impression d’une ville qui ait autant l’air de savoir ce qu’elle est et qui ne se le montre qu’à elle-même.

    Et ce soir, de nouveau, c’est l’heure orange. À l’instant on dirait que la lumière émane des pierres du Palazzo Pubblico et des façades qui entourent la place. Toute la ville paraît réunie sur la place pour jouir de cette fin de semaine, mais trois heures plus tard : plus une ombre dans les rues sonores.

    Sienne4.jpgUne fois de plus m’a frappé le ton particulier des Siennois, mélange de race et de morgue, de beauté policée et de naturel provincial. La beauté des femmes y est moins sensuelle qu’à Rome. La femme n’y est pas très grande, elle a l’air sage et plutôt avenant, elle est bien moulée quand elle est jeune et ne semble pas s’épaissir autant que les matrones romaines ou les mégères de plus au sud. Elle a les cheveux satin sombre, ou blond vénitien, un doux arrondi de visage, sans trace de vulgarité, avec des mains potelées et un derrière qu’une jupe plissée assez bourgeoise n’empêche pas d’être là. Visiblement la Siennoise cherche mari en ses murs, voire dans sa contrada. Quant à l’homme, il est volontiers superbe à dix-huit ans, un peu faraud et plus modeste ensuite, portant bientôt le chapeau du Monsieur.

    On voit à tout moment les gens en groupes, qui ont l’air de s’aimer entre eux. Beaucoup de sourires, beaucoup de gestes affectueux qui sont de vraies cajoleries. Les garçons se tiennent volontiers bras dessus bras dessous, et les jeunes filles par le cou, avançant dans la rue en lignes, parfois sur toute la largeur de la rue pavée, comme un front joyeux – de fait elles sont gaies et délicieuses, vraiment des amours de jeunes filles.

    Ce soir enfin, à la Locanda Diana, j’observe un garçon-cheval qu’aurait aimé filmer Pasolini: un vrai centaure piaffant et montrant ses biceps, ruant sur sa chaise puis hennissant lorsqu’on lui sert son minestrone, follement impatient à l'évidence de s'éclater durant les trois minutes de folie du prochain Palio...


  • Ceux qui ne figurent pas au générique

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    Celui dont le contrat porte le numéro de figurant 777 et qui y voit une signe / Celle qui pressent que son arrogance naturelle va lui servir dans le milieu du marketing gourmand / Ceux qui ont vu partir leur fils unique à la ville où l’on trouve (dit-on) d’innombrables ruelles bordées d’innombrables maisons de hauteur considérable / Celui qui vote communiste pour activer l’élargissement des trottoirs de la banlieue Est / Celle qui fait partie des figurants du péplum dont toutes les séquences ont été supprimées au final / Ceux que leur gibbosité a fait engager pour la fameuse orgie des bossus du Satyricon 2009 et qui se plaignent d’être sous-payés / Celui qui se paluche devant sa webcam connectée par erreur au réseau international de la Bonne Semence pentecôtiste / Celle qui troque son siège de bureau contre un botte-cul de traite traditionnelle pour manifester sa solidarité avec les fermiers de l’Oberland / Ceux qui défendent la nouvelle loi visant les randonneurs nus des forêts appenzelloises en rappelant aux Anglais que leur justice interdit de décéder dans les locaux du Parlement, aux citoyens du Minnesota qu’une des leurs lois interdit de faire l’amour quand on sent l’ail ou les sardines, et aux Canadiens qu’ils interdisent de tuer des malades en les effrayant / Celui qui estime que la forme mortelle prise par le virus H1N1 au Mexique est un avertissement solennel du Seigneur aux catholiques romains de ce pays tentés par l’hérésie mormone / Celle que les deux moteurs du nouveau sommier électrique que lui a offert son mari Gustav empêchent de se relaxer / Ceux qui ont découvert les agrément de la fellation en étable à l’occasion de l’opération Bienvenue à la ferme / Celui qui entend commercialiser les soutifs transparents pour relancer son élevage intensif de vers à soie / Celle qui invoque son apparentement à l’ordre des mammifère pour défendre sa pratique de la bascule du bassin dans ses pratiques sexuelles naturelles et pour ainsi dire bio / Ceux dont les prothèses déclenchent des alarmes terroristes aux nouveaux portiques électroniques mal réglés de l’aéroport de Gainesville (Florida), etc.

    Image: Mars Dreamers, by Richard Dindo.

  • Pensées de l'aube (73)

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    Du revif. – Il faisait ce matin un ciel au-dessous de tout, la trahison d’un ami continuait de me plomber le cœur en dépit de mes anges gardiens et voici que, dans le brouillard tu m’es apparu, mon sauvageon, tendre rebelle à maxiflocons de neige recyclée et tout tatoués du pollen de demain…

    De la duplicité. – Sous leur sourire tu ne vois pas leur grimace, crétin que tu es, tu ne sens pas l’empreinte encore froide du couteau dans leur paume moite, mais il te glace, le murmure de serpent qu’il t’adressent en toute amitié : venez, cher ami, vous asseoir à la table des moqueurs…

    Du passant passereau. – Qu’est-il venu te dire, adorable, se la jouant franciscain à légères papattes, de l’évier au piano et de la vieille horloge à l’ordi, entré par la porte ouverte sans déranger le chien patraque - qu’avait-il à te dire à cet instant précis, le rouge-gorge au jabot jabotant, avant de se tirer d’un coup d’aile vers le gris suprême du ciel de ce matin ?

    Image JLK: le cerisier sauvage de La Désirade, dans le brouillard de ce matin. 

  • Ceux qui ont vécu l'Aventure

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    Celui qui a été retenu parmi les 777 candidats au Reality Show / Celle qui ne manquera pas un épisode des Aventuriers du Désert / Ceux qui espèrent gagner le séjour à Marbella / Celui que le désir de vaincre fait surmonter sa phobie des épineux / Celle qui admire le couple de Danois dormant pour la première fois à la belle étoile / Ceux qui constatent que le désert du Nord Mexique mérite sa réputation / Celui qui se fait appeler El Macho pour gommer ce qu’il lui reste de l’employé d’assurances milanais / Celle qui porte une créole de femme pirate / Ceux qui espèrent restaurer leur estime d’eux-mêmes grâce au bivouac en zone peu sûre / Celui qui affirmera plus tard qu’il y eut un AVANT et un APRES dans son existence, dont l’épreuve de l’Anaconda fut le pivot / Celle qui fait un clin d’œil au public chaque fois qu’elle chie de trac / Ceux des techniciens balèzes qui se sont tapé la concurrente boulotte éliminée à la septième étape pour des propos inadéquats incriminant son collègue brésilien affligé de strabisme / Celui qui s’est découvert une nature de gagneur en surmontant l’épreuve des piranhas et de la chèvre naine / Celle qui n’a jamais pensé qu’un corps de femme ruisselant de boue tiède pût lui inspirer un désir physique aussi soudain que sauvage / Ceux qui ont répandu dans les médias la rumeur selon laquelle deux des animateurs entretenaient de certaines relations avec la représentante du sponsor principal / Celui qui a tenté de faire croire aux téléspectateurs que son élimination le soulageait quelque part / Celle qui revient de l’Aventure du Désert avec un nouvel amant néerlandais qui lui a tapé dans l'oeil sur le tarmac d’Amsterdam / Ceux qu’on désignera désormais comme ceux de la grande famille des Aventuriers, etc.

  • Le sac de Rome

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    … Bon je ne vais pas faire la pédante en invoquant les oies du Capitole, mais chaque fois qu’elle revenait d’une autre ville, j’entends : de la ville d’un autre amant, Madame ramenait un sac et me priait d’en prendre soin comme j’eusse pris soin des chaussures de chaque amant de chaque autre ville quand elle les ramenait avec elle, et de semaines en années ça commençait à faire beaucoup de sacs, jusqu’au jour ou, de Rome, Madame est arrivée nue, si j’ose dire, en tout cas sans sac, elle et son dernier amant s’étant fait dévaliser dans le train de nuit par des roms…
    Image : Philip Seelen

  • Défense de Pierre Etaix

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    A quatre-vingts ans, Pierre Etaix, clown, dessinateur et cinéaste ne peut plus montrer ses films.

    Les cinq longs métrages (dont quatre co-écrits avec Jean-Claude Carrière) sont aujourd'hui totalement invisibles, victimes d'un imbroglio juridique scandaleux qui prive les auteurs de leurs droits et interdit toute diffusion (même gratuite)de leurs films.
    Si vous souhaitez comprendre les raisons de ce rapt culturel et signer la pétition pour la ressortie des films de Pierre Etaix, visitez ces liens:
    http://sites.google.com/site/petitionetaix/


    Faites passer le message  à tous vos contacts et amis avant le 10 mai 2009, date de remise de la pétition à Madame Christine Albanel, Ministre de la Culture et de la Communication.

    L'appel de Serge Toubiana, Directeur général de la Cinémathèque française

    Pierre Etaix Etaix2.jpgest connu du public et des cinéphiles, en France comme à l’étranger, pour avoir réalisé cinq films. Cinq films, ce n’est pas beaucoup dans une vie de cinéaste. Mais ces cinq films-là ont été marquants, nous ont fait rire et avaient du style ; ils appartiennent à la veine burlesque du cinéma, dans la tradition de Buster Keaton et de Jacques Tati. Cette espèce trop rare est en voie de disparition - hélas ! Le Soupirant (1962), Yoyo (1964), Tant qu’on a la santé (1965), Le Grand amour (1968) et Pays de cocagne (1969). Pierre Etaix a souvent travaillé avec son ami et complice Jean-Claude Carrière, lequel avait aussi travaillé aux côtés de Tati (et de Luis Bunuel, bien sûr). Pierre Etaix n’a pas fait que ces cinq films, ce qui serait déjà bien. Il a aussi réalisé des courts métrages, été le collaborateur artistique de Tati comme dessinateur et gagman, puis assistant-réalisateur sur Mon Oncle. Il a fait du cirque, du music-hall, joué et écrit pour le théâtre, fait des ouvrages à la main à partir de ses dessins humoristiques. Il a créé en 1973 l’Ecole nationale du Cirque, avec sa femme Annie Fratellini. Il est aussi l’ami fidèle de Jerry Lewis, ce qui pour moi veut dire beaucoup… Et puis, Monsieur Etaix est un homme charmant et délicat, d’une grande courtoisie. Clown timide, trop timide. Pour qu’il se mette en colère et se jette dans la bagarre, il lui en faut beaucoup. Et c’est ce qui est train de se passer…
    Yoyo a été restauré il y a quelques mois grâce à la Fondation Groupama Gan pour le cinéma. François Ede, directeur de la photo et bon technicien, s’est occupé de cette restauration - c’est lui qui avait retrouvé, il y a plusieurs années, la version en couleur de Jour de fête de Tati. Restauré et flambant neuf, Yoyo avait été montré en mai à Cannes (dans la section Cannes Classics), puis début juillet à la Cinémathèque française, dans le cadre du festival Paris-Cinéma. Pierre Etaix était tout heureux, très ému de voir le public d’aujourd’hui rire et s’émouvoir en (re)découvrant son film. Mais cette résurrection de Yoyo tenait en fait du miracle. Car la situation juridique des films d’Etaix était complexe.
    (...) Actuellement, les 5 films réalisés par Pierre Etaix sont bloqués : aucune diffusion possible, aucune ressortie commerciale, aucune édition DVD. Une véritable chape de plomb. A cause d’un imbroglio juridique dont les conséquences sont tragi-comiques. Ce qui est en jeu dans cette affaire, c’est évidemment le droit de l’auteur : comment se fait-il qu’un cinéaste, plus de 30 ans après qu’il a réalisé ses films, ne puisse avoir accès aux négatifs dans le but de les restaurer ? Qu’est-ce qui fait qu’une société cessionnaire des droits d’auteur à titre exclusif et pour le monde entier, refuse toute initiative, ne se préoccupe pas de valoriser ces films ? Qu’est-ce qui fait que l’on puisse faire main-basse sur des films, sans se soucier de la volonté légitime d’un auteur de les faire renaître ?
    Pierre Etaix se bat comme un diable, pour que son œuvre soit respectée, montrée, programmée, éditée. Comment lui donner tort ? Et pourtant, rien n’est simple. Si vous souhaitez en savoir davantage sur cette triste affaire, consultez le site internet : www.lesfilmsdetaix.fr
    Et si vous souhaitez, comme moi, signer la pétition pour aider à la ressortie des films de Pierre Etaix, allez au : www.ipetitions.com/petition/lesfilmsdetaix/index.html
    S.T.

     

  • Chienne de belle vie

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    Deux recueils posthumes de Raymond Carver. Et deux nouvelles adaptées au théâtre par Jacques Lassalle, ces jours au Théâtre de Vidy.
    «Cette fois, c'est vraiment la fin», écrivait Tess Gallagher à un ami à l'époque où elle préparait la publication de ces cinq nouvelles de Raymond Carver. Ainsi qu'elle le raconte plus en détail dans sa postface, la compagne de «Ray» fut très occupée, après la mort prématurée de l'écrivain (terrassé par un cancer du poumon en 1988), par la supervision de trois recueils posthumes, ajoutée à ses propres travaux (elle est enseignante et poétesse), qui l'empêchèrent de s'occuper d'éventuels inédits de Carver, avant qu'un des responsables de la revue Esquire, Jay Woodruff, ne vienne à sa rescousse pour la préparation de ces cinq nouvelles inédites et plus ou moins achevées - on sait que Carver rédigeait jusqu'à trente versions d'une de ses histoires avant de l'estimer parfaite.
    Or, loin de constituer des ébauches, et moins encore des fonds de tiroir, les nouvelles parues en traduction sous le titre de la dernière, Qu'est-ce que vous voulez voir?, sont dignes du meilleur Carver, à quelques détails formels près que les éditeurs ont d'ailleurs eu raison de ne pas gommer. Pour l'essentiel en revanche, touchant à la résonance émotionnelle et à la beauté limpide de ces tranches de vies meurtries, le lecteur retrouvera dans ce livre tout ce qui fait le charme et la profonde poésie de l'auteur des Vitamines du bonheur ou de Parlez-moi d'amour.
    La première de ces nouvelles (Appelle si tu as besoin de moi) est à la fois la plus simple et la plus touchante. Un couple, au bord du divorce, loue une maison dans la campagne d'Eureka (sur la côte nord de la Californie) pour tâcher de se retrouver. Or, tout semble aller bien, mais ça ne va quand même pas, jusqu'au moment où l'apparition de deux chevaux blancs, dans le jardin, leur fait revivre ensemble un instant de magie et reparler et se retrouver bel et bien... avant de repartir chacun de son côté. Plus douloureuse, la nouvelle intitulée Rêves relate la mort, dans un incendie, des deux enfants d'une femme dont le mariage s'est effondré, tandis que le thème de l'homme brisé repartant de zéro, fréquent chez Carver (qui l'a vécu lui-même à plusieurs reprises), se trouve magnifiquement traité dans Du bois pour l'hiver.
    Tels des contes de la douce déglingue que ses personnages affrontent comme autant d'enfants perdus, les nouvelles de Carver diffusent une tendresse lancinante et jamais démonstrative, comme d'un Tchékhov américain, et, souvent puisée dans la nature, une lumière et une beauté régénératrices.

    Carver8.gifUn Tchékhov américain

    Le titre de la nouvelle Intimité, tirée du beau recueil posthume Les Trois roses jaunes (Rivages poche, 1999) dont la dernière évoque la mort d’Anton Tchékhov, situe exactement le lieu où se déroulent les histoires tendres et déchirantes de Raymond Carver: au cœur du cœur de la vie des gens. Plus exactement : des gens de l’Amérique populaire ou bohème, souvent paumés ou dérivant dans l’alcoolisme, comme l’auteur. Si Carver rend si bien les bleus au cœur de ceux qui s’aiment et se griffent, c’est d’ailleurs qu’il l’a vécu lui-même avec ses deux femmes successives : Maryann la violente, mère de ses enfants dont il divorça, et la poétesse Tess Gallagher qui s’occupa très activement de son œuvre après sa mort, à 50 ans, en 1988. Loin cependant de se borner à un inferno conjugal, le monde de Carver, plein de vitalité et de poésie, se situe très loin des complications psychanalytiques d’un Woody Allen ou d’un Philip Roth. C’est que Carver, de Parlez-moi d’amour aux Vitamines du bonheur ou aux Short cuts adaptés au cinéma par Robert Altman, est plus direct, plus brut et plus lyrique surtout, même si ses « fans » ignorent souvent sa magnifique poésie tissée de ballades où le quotidien se trouve comme enluminé…

    Raymond Carver, Les Trois rose jeunes. Rivages Poche, 1999.
    Qu'est-ce que vous voulez voir? Traduit de l'anglais par François Lasquin. Postface de Tess Gallagher. L'Olivier, 134 pp.

    Le grand metteur en scène français Jacques Lassalle présente, ces jours, un spectacle en création à Vidy, intitulé Parlez moi d'amour et fondé sur deux nouvelles de Raymond Carver, Intimité et Le bout des doigts. La Passerelle, du 25 avril au 17 mai.

    Infos: http://www.vidy.ch

     

  • Pensées de l’aube (72)

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    Du tout positif. – Chaque retour du jour lui pèse, puis il se remonte la pendule en pensant à tous ceux qui en chient vraiment dans le monde, sans oublier tout à fait ses rhumatismes articulaires et la sourde douleur au moignon de sa jambe gauche amputée en 1977, après quoi les gueules sinistres des voyageurs de la ligne 5 l’incitent à chantonner en sourdine zut-merde-pine-et-boxon, et c’est ainsi qu’il arrive bon pied bon œil à l’agence générale des Assurances Tous Risques où sa bonne humeur matinale fait enrager une fois de plus le fondé de pouvoir Sauerkraut…

    De l’aléatoire. – Il me disait comme ça, dans nos conversations essentielles de catéchumènes de quinze ans découvrant par ailleurs le cha-cha-cha, que le hasard n’existe pas et que la mort même n’est qu’une question de représentation culturelle, c’était un futur nouveau philosophe brillantissime qui fit carrière à la télévision, et comme j’étais un ancien amant de sa dernière femme, qu’il aima passionnément, je fus touché d’apprendre, aux funérailles de Léa, que c’était fortuitement qu’il l’avait rencontrée à Seattle et que son décès accidentel remettait tout en question pour lui…

    De la déception. – Certains, dont vous êtes, semblent avoir la vocation de tomber de haut, naïfs et candides imbéciles, mais de cela vous pouvez tirer une force douce en apparence et plus résolue qu’est irrésolue la question du mensonge et de la duplicité de ces prétendus amis-pour-la-vie, qui vous disent infidèles faute de pouvoir vous associer aux trahisons de l’amitié…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui dénigrent

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    Celui qui ne supporte pas de voir les nouveaux joueurs de bugle de l’Harmonie Patriote exécuter mieux que lui le fameux hymne Dieu nous chérit plus que nos ennemis / Celle qui se rebiffe quand on complimente les poèmes de sa cousine Aurélie Cresson dans le journal de la paroisse  / Ceux qui épient les faits et gestes du fondé de pouvoir Bicandier pour en faire rapport au patron de l’Agence Longue Vie / Celui qui crache sur tout ce qu’il lit qu’il n’a pas écrit  de sa main valide / Celle qui cesse d’applaudir dès qu’elle sent qu’un véritable enthousiasme soulève le public de la salle polyvalente dont on lui a retiré la gestion de la caisse pour question d’âge / Ceux qui font courir le bruit que le ténor du Chœur de la société de curling serait de l’autre bord / Celui qui se venge des humiliations que lui fait subir la cheffe de rang en glissant des boulettes de mie de pain dans son casier perso / Celle qui émet des doutes sur la fiabilité de la croyance en Jésus-Christ-Notre-Seigneur du nouveau pasteur rwandais Balouba dont elle se demande d’ailleurs ce qu’il faisait pendant les massacres / Ceux qui insinuent que l’apiculteur Dutilleul désormais connu dans tout le canton pour sa parfaite anatomie de Mister Jura ne va pas pouvoir s’occuper plus longtemps de ses abeilles avec toutes ses séances de pose publicitaire et d’essayage de costumes onéreux dont on a parlé dans les journaux gratuits et même à la Télé / Celui qui fait courir le bruit que le succès de librairie de son ancien camarade de lycée Marc Levy n’est imputable qu’au réseau de la juiverie internationale et peut-être même homo quand on sait ce qu'on sait/ Celle qui persifle les tenues fantaisie de Madame Lévy alias Dombasle / Ceux qui constatent avec une sourde satisfaction que l’état du poète sidéen Django Lourie s’aggrave depuis quelque temps  / Celui qui crache sur tout ce qui fait de l’ombre à son Institut de Thérapie par le Détachement Serein / Celle qui décrie tous ceux qui l’ont fait jouir dans le local des archives du journal Le Semeur / Ceux qui dénigrent tout ce qui n’est pas l’émanation exclusive de leur inventivité en matière de marketing funéraire, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Et Vian passe pas l'éponge

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    EXPO Première suisse à Palexpo pour Le vrai Boris, rassemblant 700 documents avec la bénédiction d’Ursula Vian…

    Il y aura 50 ans pile, le 23 juin prochain, que Boris Vian (1920-1959) s’effondrait  en assistant, dans un cinéma du Quartier latin, à l’adaptation cinématographique  de son roman noir J’irai cracher sur vos tombes, succombant à un œdème pulmonaire. A 39 ans, le Transcendant Satrape du Collège de pataphysique était moins connu comme écrivain qu’en tant que figure de la bohème de Saint-Germain-des-Prés, homme-orchestre aux multiple casquettes d’ingénieur et de critique de jazz inspiré, de romancier et de poète, de scénariste-traducteur et d’auteur-interprète d’inoubliables chansons revisitées par Serge Reggiani, du Déserteur à J’suis snob.

    Cinquante ans après sa mort, Boris Vian pourrait faire (ce n’est pas encore sûr) son entrée à la prestigieuse Pléiade après l’édition de ses Oeuvres complètes en 14 forts volumes. L’écume des jours, son roman le plus connu, figure dans les programmes scolaires. Sa fantaisie persifleuse et sa façon zizanique de jouer avec le langage au dam des académismes n’exclut pas une vraie poésie sur fond de révolte, qui se retrouve dans L’Automne à Pékin ou de L’Arrache-cœur, l’un de ses plus beaux livres. Pasticheur en diable, pour le double régal des profs et des têtes blondes, inventeur de néologismes à foison, très sensible aussi à l’injustice et au mal inhérent à la vie (le fatal nénuphar de L’Ecume des jours), Boris Vian se défendait autant des pouvoirs établis que de tout embrigadement politique « au pas camarade », réservant ses piques les plus acérées au bon Dieu des méchants.  Entre comique grinçant (L’Equarissage pour tous), érotisme provocateur (J’irai cracher sur vos tombes fit scandale en 1946) pacifisme anarchisant (La Java des bombes atomiques) et scepticisme voltairien, cet écrivain cristallisant l’esprit d’une époque, qui se prolonge dans le désarroi contemporain, conserve sa fraîcheur au même titre que son ami Queneau. 

    A preuve : sa vitalité posthume avérée en crescendo par le livre et le disque, la scène, la radio, la télévision, et par l’impact de l’écrivain sur les jeunes générations, bien après Mai 68. Garante du titre de l’exposition à voir à Palexpo, Le vrai Boris, Ursula Vian Kübler (sa deuxième épouse) ne fera pas le déplacement à Palexpo pour cause de grand âge. En revanche, c’est en compagnie de Michel Piccoli, Jean-Claude Darnal, Arthur H, le pataphysicien vaudois Freddy Buache, l’écrivain-chansonnier Jean-Pierre Moulin, la biographe Valère-Marie Marchand (dont paraît Boris Vian le sourire créateur en coédition Ecriture-Neige avec le CD inclus Vian chante Vian), les vestales de la Fondation Vian (Nicole Bertolt et Christelle Gonzalo) et l’éditeur Michel Sandoz, notamment, que se dérouleront moult débats et autre hommages  en mémoire du cher Équarisseur de première classe… 

    Genève. Palexpo. Salon international du Livre et de la presse, du 22 au 26 avril 2009.

     

     

  • Pensées de l’aube (71)

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    De l’opprobre. – La nuit vous a porté conseil : vous ne répondrez pas ce matin à la haine par la haine, car la haine que vous suscitez, mon frère, n’est que l’effet du scandale : la lumière est par nature un scandale, l’amour est un scandale, tout ce qui aspire à combattre le scandale du monde est un scandale pour ceux qui vivent du scandale du monde.

    De la foi. – Ils vous disent comme ça, avec l’air d’en savoir tellement plus long que le long récit de votre vie dans la vie, que l’unique vrai dieu qu’ils appellent Dieu a créé le monde en 7777 avant notre ère, un 7 juillet à 7 heures du matin et que c’est pourquoi, sœurs et frères, le Seigneur leur commande d’éliminer tous ceux qui ne croivent pas comme eux ou qui croillent n’importe quoi…

    De l’exclusive. – Non merci, je ne veux pas de ton Paradis, ni de votre Enfer méchant, ma vie n’est qu’un Purgatoire mais j’y suis bien avec ceux que j’aime bien, l’Enfer j’ai compris : ce n’est rien, c’est juste un jacuzzi, et le Paradis je ne sais pas, vraiment je ne sais pas si ça vaut la peine d’en parler si ce n’est pas ce qu’on vit quand on aime bien et qu’on est bien aimé… 
    Image : aquarelle JLK

  • Le temps de la vraie lecture

     

    Lecteur7.jpgEditorial du Passe-Muraille, No 77, avril 2009. Visitez-nous au Salon du Livre de Genève !
    Le sentiment dominant de l’époque est à l’égarement et au désarroi sous l’effet de ce qu’Amin Maalouf appelle Le dérèglement du monde dans son bel essai où il se demande avec lucidité «si notre espèce n’a pas atteint, en quelque sorte, son seuil d’incompétence morale, si elle va encore de l’avant, si elle ne vient pas d’entamer un mouvement de régression qui menace de remettre en cause ce que tant de générations successives s’étaient employées à bâtir».
    Lecteur1.jpgCette interrogation portée sur la «compétence morale» de notre espèce pourrait sembler simpliste, mais la lecture attentive de cet essai limpide et grave d’un écrivain assumant le double héritage de la culture occidentale et de son homologue arabo-musulman, porte au contraire à examiner les nuances de la complexité et à dépasser les anathèmes et les exclusions réciproques ; demain, nous aimerions parler d’un tel ouvrage avec le professeur et écrivain tunisien Jalel El Gharbi, que nous accueillons dans cette livraison avec reconnaissance. Parce que c’est un vrai lecteur, un vrai passeur aussi, qui prend le temps de lire avec attention et respect.
    Lecteur2.jpgUne fois de plus, Le Passe-Muraille tente d’assumer la vocation première qu’annonçait son titre en 1992. À la fuite en avant d’un monde énervé, à l’obsession du succès et au panurgisme, à l’emballement passager d’un «coup» éditorial à l’autre, nous continuons d’opposer, selon le goût librement affirmé de chacun, notre attachement à la littérature qui est à la fois une et infiniment diverse, moins préservée du monde qu’attentive à celui-ci, poreuse autant qu’il se peut sans se diluer dans le n’importe quoi.
    Lecteur.JEPG.jpgLe Passe-Muraille se refuse aux replis et aux rejets identitaires qui ne pallieront aucun dérèglement. Aujourd’hui sur papier, demain sur un site ou des blogs, nous nous efforcerons d’en assurer la survie avec nos lecteurs. (jlk)

    La nouvelle livraison du Passe-Muraille, No77, d'avril 2009, vient de paraître. Commandes: Passemuraille.admin@gmail.com

    Le Passe-Muraille est présent Salon du Livre et de la presse de Genève, à Palexpo, du 22 au 26 avril. Rue Kafka, tout au fond de la halle où PERSONNE ne va...

    Retrouvez Jalel El Gharbi sur son site: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/

  • Les mains pleines d'orage

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    par Alain Gerber                                        

     

    Elles vous brûlent les doigts

    les années couvées dans les nids de mitrailleuses

    c‘est un argent facile

    que la monnaie de ce temps-là

     

    Les belles années de l’ambition

    fauchées au pied des sémaphores

    la sueur et l’encre

    la brume de craie

    l’œil vert de la radio

    le chagrin des fées

    la peur léthargique du hanneton

    dans sa boîte

    la perplexité du doryphore

    l’écho des voix sous les préaux

    un ancien dimanche

    en automne

    jonché de marrons cirés

    dans la buée des candélabres

    le goût des robinets

    de cuivre

    les soirs qui jouent avec les allumettes

     

    Ce sourire gourmé

    le sourire du chat

    sur le visage d’un cadavre ironique

    allongé sous la glace

    de l’étang des Forges

    où l’on se confie

    un pied après l’autre

    au balancier de ses bras

    un après-midi de Noël

    prodigue en illusions concrètes

     

    Les sentiers de mâchefer

    la brume brune

    le campement dissolu des cabanes à outils

    leurs ailes de goudron battant leurs flancs

    vermineux

    à flanc de colline

    les verres épais avec leurs yeux de verre

    à ras bord la crasse du temps qui passe

    payé rubis sur l’ongle dans les fabriques

    la gloriette de guingois

    au toit de zinc dépoli

    on y respire encore les clafoutis

    du temps des cerises

    aucunement prophétique

     

    Rester là

    ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre

    on voit si bien les montagnes

    on pourrait les toucher du doigt

    un vol de martinets

    l’écho du silence

    l’ombre sur le mur quand les gens sont partis

     

    Les troupeaux frileux

    les bœufs éberlués

    entre les grilles des préfectures

    ripant sur le pavé

    grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins

    armés d’un bâton

    buveurs de café bouillu

    l’odeur du sang des bêtes

    à l’emplacement de futurs cinémas

    derrière le brouillard et le pâle

    du faubourg des argentés

    sur le chemin des Perches

    que le vent repousse au fond de ses ornières

    un vent de fer et de dimanche raté

    loin des désirs absolus

     

    La rue des jeudis héroïques

    de sabres et d’arbalètes

    traversée par un mur

    que couronnent

    des tessons d’existence

    le haut des plus hautes tombes

    les chapeaux noirs des affligés

    les plumets noirs des chevaux de corbillard

    arborant le monogramme d’un défunt présomptueux

    à qui en pénitence

    on n’a même pas laissé son alliance et sa montre

    sa tabatière son culbutot

    et par-dessus la voix du bronze

    absente

    monocorde

    qui ne connaît pas un mort d’un autre

    ni celui qu’on regrette

    ni celui qui voulut qu’on épinglât

    sa médaille sur un coussin violet

     

    (…)

     

    Rue de Châteaudun

    dans le jus de lanterne

    sourde

    où piétine le gros chien boréal

    qui garde les saucisses

    ébouriffé de fourrure orange

    on charrie un fardeau sans poids de grammaires

    de sapience

    de plumier d’astrolabe

    avec un chiffon doux aussi

    sans doute quelques bons points

    et un cahier couvert de papier bleu

    étiqueté à l’anglaise dans un coin

    on traverse les fumées charcutières

    l’haleine des soupiraux

    rosée de toutes les défaites

    l’odeur grenue de la pluie de la veille

    la poudre des petits matins

    crissante comme du sel et

    la queue d’un nuage

    qui n’a pas fait sa nuit

    et couche sur le trottoir

    la tête reposant dans les bois de l’Arsot

     

    (…)

     

    Mon père enfile son casque

    garnit de vieux journaux

    sa veste de cuir

    range dans sa serviette

    ses crayons sa gomme son stylo

    son décamètre

    et les plans énigmatiques

    de la Reconstruction nationale

    sur du papier violet

    il réveille avec précaution

    sa motocyclette

    il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy

    naviguant sur le verglas

    dans la purée d’aurore

    (…) et parfois il achète un buffet ancien

    délogeant une basse-cour

    ou un tas de charbon

    j’y songeais à ses funérailles

    nous étions trois ou quatre

    sous les branches nues

    sous le ciel déserté

    à quelques pas seulement de ses fenêtres

    - et donc

    tout ce temps

    toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres

    tout ce long temps sans prix

    tout ce temps compté

    il avait pu

    contempler à loisir

    le décor de son trou…

     

     

    (…) il n’est de lettres que d’exil

    et confiées aux bouteilles

    on écrit sur le mur de l’usine

    les choses qu’on a perdues

    on use son crayon

    son rare son tout petit

    dressé dans les décombres

    la grosse affaire des vagabonds

    et c’est toujours

    merde à celui qui le lira

    car personne ne lit plus

    justement

    les jours passent

    plus ou moins

    dans la cohue du portillon

    l’air du temps

    change de propriétaire mais

    la vente continue durant les travaux

    la braderie aux prix sacrifiés

    où tout doit disparaître

    et le reste est détruit

    un beau matin

    les temps avaient changé

    si elles avaient pu se voir nos vies nos villes

    ne se seraient pas reconnues

    depuis des mois et des semaines

    je ne dormais plus tranquille

    pourtant je n’ai rien suspecté

    l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements

    elle a déménagé à la cloche de bois

    en oubliant de m’emporter

     

    Bournazel n’est plus là pour personne

    j’ai rangé

    toute ma famille sous les arbres

    des promesses de l’ancien régime

    rien ne s’est accompli

    sinon ce qu’on  a pu

    bricoler soi-même

    c’est-à-dire un amour et aussi

    une gaieté passagère

    qui fut sainte et féroce

    il y a bien longtemps

    pieds nus sur les tommettes de titane

    à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure

    des gamelles melles-melles

    des bidons dons-dons

    on est lundi matin d’une autre galaxie

    la semaine sera longue

    vivement dimanche !

    des gamelles des gamelles des bidons

     

     

    Envoi

    Les graveurs de vent

    les graves célibataires de leur propre créance

    au lexique équivoque

    aux gestes somnambules

    aux maigres fournitures

    aux barques trop fragiles

    précaires gardiens des écuelles

    se marient une année

    sont quand même pendus l’autre

    aux espagnolettes

    de l’hôtel Algonquin

    ayant renié leurs fraîches phrases d’avril

    lovées dans les violoncelles

    disposées en travers

    des tickets de rationnement

    leurs cous s’allongent pour voir

    par-dessus la rampe

    le côté du mur

    qui n’en eut jamais aucun

      

    mars 2008

     

     

    (Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, No77, qui vient de paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.) 

     

           

  • Pensées de l'aube (70)

    Vernet35.jpgDe la petite mort. – Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nulle part, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour a passé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande si l’aube reviendra jamais…

    De la folie ordinaire. – Ils te disent qu’ils n’ont pas le temps, et toi tu te dis que c’est cela la barbarie, ou bien ils te disent qu’il faut bien tuer le temps, et tu te dis que c’est cela aussi la barbarie, et quand tu leur demandes quel sens à tout ça pour eux, ils te répondent qu’ils n’ont pas que ça à faire, se poser des questions, et si tu leur dis de prendre leur temps alors là c’est colère, ça les rend fous, ou plutôt c’est toi qu’ils regardent comme un fou – s’ils pouvaient te faire enfermer, oui ça aussi c’est le début de la barbarie…

    De la modestie. – Certains jours sont plus discrets, qui se pointent avec l’air de s’excuser - pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant, et d’ailleurs les revoici dans le gris bleuté de ce matin, comme s’ils étaient vivants…

    Peinture: Thierry Vernet.

  • Le roman qui refait le monde ailleurs

    Gerber10.jpgENTRETIEN AVEC ALAIN GERBER

     

     

     

    Alain Gerber est un écrivain fluvial. À poser quelques questions à un romancier fluvial, on s’expose à recevoir de fluviales réponses, dont voici le partiel delta… 

     

    - Vers quel ailleurs votre écriture est-elle repartie ce matin ?

    — Il n’y a plus de pays qui m’attire. Ils se sont banalisés et standardisés en même temps que leurs trop désinvoltes visiteurs. Quand je partais voir ailleurs, j’avais besoin de ne plus me sentir chez moi : maintenant, je m’y sens chez les autres. Pas ceux qui habitent là : ceux qui descendent en rangs serrés des avions et des autobus. En conséquence, la réalité à laquelle il m’importe de croire encore, les climats, les lumières, un certain style de relations entre les personnes, je ne la trouve que dans des œuvres — des livres, des films, des tableaux, et comme je ne suis pas d’un naturel assez contemplatif pour me contenter de les admirer, je mets la main à la pâte. Ca me permet d’imaginer que je suis réel, moi aussi, à un moment de mon existence où, dirais-je,… tout ne porte pas à le croire !

     

    - Comment, en vous retournant, voyez-vous votre œuvre ?

    — Pas comme un ensemble structuré : plutôt une série de tentatives abandonnées un jour par lassitude ou, plus exactement, parce que je me sentais appelé ailleurs. J’insiste sur ce mot, ailleurs, parce que chacune de mes « périodes » fut un territoire, avec son passé, ses coutumes, sa culture, sa langue, ses codes sociaux, son climat, voire ses spécialités culinaires lorsqu’il s’agissait de l’espace vaguement balkanique où j’ai logé mes Citadelles de sable. Tel ou tel de mes territoires peut coïncider avec une zone géographique bien délimitée (les Etats-Unis, en particulier), mais les deux ne sont jamais superposables. Je m’attache à ce qu’ils ne puissent pas l’être. Je ne suis toujours considéré comme un cinéaste de la plume : un cinéaste américain des années 50. Un de ces types à qui les producteurs confiaient un jour un western, l’année suivante un péplum ou un film intimiste...

    - Un fil rouge relie-t-il vos livres ?

         -  S’il y a  une unité à ce patchwork, elle ne réside pas dans l’écriture, mais dans le principe qui préside à celle-ci. Elle n’est pas dans la thématique proprement dite mais dans le retour obsessionnel de thèmes que je ne peux pas ne pas traiter, jusque dans ma poésie: la fuite du temps, l’inévitable métamorphose des choses que nous aurions voulues éternelles, l’échec ou, très spécifiquement, les relations avec les pères (de 1975 à 1999), puis avec les mères (à partir de 2000). Je suis le type qui revient sans cesse sur quelques images fondatrices, plongées dans une lumière très précise, environnées d’odeurs qui ne ressemblent pas à d’autres et qui, autour de ces scènes primitives (la seule chose qui lui importe, pour être franc), tente par politesse envers son lecteur de construire une intrigue de roman.

    - D’où vient La couleur orange, votre premier livre ?

    — C’était un bilan des années mortes — déjà ! Je l’ai écrit pour me dire, dans une période matériellement difficile : « Elles n’ont pas été tenues, mais voilà toutes les promesses que la vie t’avait faites. » J’ai raconté, avec des scrupules rabbiniques, trois mois de ma vie dont il m’avait semblé qu’ils étaient le début de quelque chose et qui, dix ans après, n’avaient débouché sur rien d’autre qu’une inconsolable nostalgie.

         Pour le reste, l’ouvrage reflète deux fascinations littéraires assez incompatibles : le roman naturaliste-behavioriste américain (Hemingway, Chandler, etc.) et la recherche formaliste, qu’elle soit du Nouveau Roman ou d’ailleurs. Trois fées se sont penchées sur ce berceau : le Hemingway de Paris est une fête, le Perec de Les Choses et le Butor de Passage de Milan. J’étais aussi fasciné à l’époque (et le suis toujours), par les grandes littératures mystico-lyriques de l’Amérique : celle du Sud avec Faulkner, de la Nouvelle-Angleterre avec Melville et Hawthorne — sans parler bien sûr du new-yorkais Thomas Wolfe dans lequel je me suis plongé au début des années 70 avec la sensation de retrouver le liquide amniotique.

    Comment avez-vous vécu l’expansion de vos territoires romanesques ?

    —Comme un  type lancé dans la recherche éperdue d’une terre promise où ses graines germeraient, où il récolterait enfin le genre de beaux fruits qu’il voyait pendre aux arbres des autres. La question de l’exil s’est posée après Le Plaisir des sens. Je me garderai bien de dire si ce texte est ou non réussi. Ce que je sais, c’est qu’il fut le premier (et le seul) où l’écriture m’a offert bien davantage que ce que j’avais espéré d’elle. Il y avait un livre dont je n’étais pas du tout capable, ni techniquement ni sur aucun autre plan, et cependant, je l’ai écrit. Même si ce n’était que moi qui me le décernais, c’était comme de recevoir son bâton de maréchal sur le théâtre des opérations. À part le succès (pas immodéré en l’occurrence), il ne me restait – en ce qui me concernait — rien de mieux à attendre de la littérature. Je ne pouvais que répéter Le Plaisir à l’infini, ou bien creuser un autre sillon, sachant que la grâce ne me tomberait pas dessus une deuxième fois. Ce fut le seul moment de ma carrière où, pendant deux ans, je suis resté incapable d’écrire. Je ne m’en suis sorti qu’en décidant d’accomplir ce qui, au départ, n’était pour moi qu’une parodie, et pas du tout le projet humaniste que d’aucuns ont célébré : ce Faubourg des Coups-de-trique qui était pour moi, contrairement à ce que nombre de ses lecteurs ont cru, une façon de déréaliser Belfort et d’en faire un espace strictement littéraire, une attitude à la Fellini, en quelque sorte, le Fellini d’avant La Dolce vita qui m’a toujours beaucoup inspiré.

    Qu’est-ce pour vous qu’un roman ?

    —A-t-on encore le droit d’écrire des romans : j’aimerais avoir l’assurance d’en avoir déjà écrit un, après une quarantaine d’années d’écritoire ! Faute de m’être posé la question, un roman, je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que, pour moi, c’est la vie elle-même — je veux dire une vie avec quoi « la vraie vie » a les plus grandes peines à rivaliser. Je crois qu’un bon roman refait le monde, mieux peut-être et en tout cas de manière plus tangible que beaucoup de philosophies. L’imitation du réel, certes, n’a pas grand intérêt, mais ce que propose la littérature, avec une arrogance qui me réjouit, c’est tout le contraire: c’est que le réel devienne le toc et la contrefaçon du romanesque.

    Faites-vous une distinction entre vos romans-romans et vos romans du jazz ?

       Il y en a au moins une qui est énorme : les romans-romans, j’attends qu’ils veuillent bien frapper à ma porte ; les autres, je vais les chercher manu militari. Avec eux, je ne m’embarque pas sans biscuits. Le travail romanesque consiste essentiellement à aller chercher la vérité des personnages. En revanche, je touche peu à la matérialité des faits. Quand j’introduis des scènes et des dialogues de fiction, c’est toujours parce que les scènes et les dialogues de la réalité sont trompeurs ou équivoques. J’ai au départ, très précisément, quelque chose à dire, ce qui est très rarement le cas lorsque j’aborde mes autres livres. Là, en règle générale, je ne pars ni d’un personnage, ni d’une ébauche d’histoire, mais d’une sensation forte, d’une émotion tenace liée à une image très particulière (mon magasin d’images : essentiellement la télévision – où je consomme énormément de films). Je finis toujours par oublier ces visions fondatrices, mais je crois pouvoir dire que presque tous mes livres sont nés d’une photographie transformée en hologramme, de manière que je puisse tourner autour, accompagnée de conditions climatiques extrêmement précises et, surtout, d’une odeur qui ne ressemble exactement à aucune autre. Je peux passer des mois sans être visité par une de ces images au spectacle desquelles j’ai soudain envie de planter ma tente. Mais envie n’est pas le mot… C’est plutôt que j’ai l’impression que, dans ce lieu-là, je parviendrai à me sédentariser assez longtemps pour parvenir jusqu’au terme du livre (lequel, deux fois sur trois, m’est révélé à ce moment-là, c’est-à-dire avant que j’aie rédigé la première phrase). Pour le reste, je vais à l’aventure : je pose un décor, puis un premier personnage dans le décor et j’attends de voir ce qui va se passer. Tout dernièrement, le décor s’est révélé bosniaque, grâce à un documentaire diffusé à la télévision. J’ai décrit ce décor (au début de Si le roi savait ça). En quelques phrases, j’ai dépeint l’atmosphère qui s’en dégageait plus exactement. Tout le reste est venu de là,  et d’une vague idée que j’avais d’introduire un charnier dans l’intrigue. Ma « documentation » s’est limitée à la consultation du Petit Robert des noms propres, à l’article Bosnie.

       Comment êtes-vous retombé en Enfrance, si j’ose dire ?

    — On m’a poussé ! Le grand saxophoniste Jean-Louis Chautemps, un ami de longue date, et un poète au quotidien, un poète de fait, qui n’a même pas besoin d’écrire, m’a lancé ce défi, en forme de boutade, il y a déjà trois ou quatre ans. Je n’en ai tenu aucun compte, ne me sentant pas plus apte à la poésie qu’à la pratique du jazz. Et puis, en avril de l’an dernier, je ne sais trop pourquoi, au cours d’une insomnie me sont venus les deux premiers vers d’Enfrance. Je les ai notés sur un bout de papier. Le lendemain, j’ai creusé ce sillon et, à mon grand étonnement, j’ai vu que le sol se fendait sous l’étrave. Pendant trois mois, je n’ai plus écrit que de la poésie, presque à marche forcée. C’aura été l’une des expériences les plus exaltantes de toute ma vie. Cette péripétie était assez inattendue : à part celle de Jacques Réda, qui me touche profondément, je n’avais pour ainsi dire plus lu de poésie depuis le lycée. Je commence seulement à me rattraper un peu : je me découvre quelques affinités avec le Transsibérien de Cendrars, ou Zone d’Apollinaire, singulièrement. Je constate en revanche que les poètes qui me fascinent le plus (Breton, par exemple, ou le Rimbaud des Illuminations) évoluent dans un cercle qui me restera fermé à jamais. Ces auteurs sont initiés à un  mystère dont je n’aperçois même pas les contours.

    ­­Et la lecture là-dedans ?

    —J’ai dévoré des livres depuis l’âge de cinq ans, en commençant par Fenimore Cooper, Jack London, Dumas et L’Ile au trésor. Vers 1985, j’ai renoncé à ce bonheur-là. J’aimais à la fois trop d’auteurs trop différents les uns des autres, après avoir découvert, entre autres les Latino-américains, les Asiatiques, les Français de l’entre-deux-guerres (Fargue, Morand, Larbaud : j’avais longtemps voulu les ignorer, alors qu’ils écrivaient spécialement pour moi !). J’avais tendance à vouloir les intégrer tous ensemble à ma propre écriture. J’étais menacé, non seulement d’écartèlement, mais de perdre mon diapason personnel. J’ai pris en catastrophe la seule mesure qui s’imposait, ne lisant plus dès lors que les livres d’amis. L’été dernier, condamné à la retraite à mon corps défendant, je m’y suis remis. J’ai lu ou relu des auteurs dont les œuvres sont inscrites au catalogue de la Pléiade : Stevenson, Melville, Simenon, Ramuz, Rimbaud. Je crois que je peux maintenant avancer le doigt sans me faire happer par la machine. Mais certains romans de Simenon n’ont pas été loin de me décourager d’écrire, comme jadis Au Cœur des ténèbres…

       Votre avant-dernier roman fait retour au Belfort de vos débuts…

        Je me demandais, n’ayant plus à écrire pour la radio, si je devais m’accrocher encore à la musique, devenue mon terreau le plus fertile depuis la fin du siècle dernier, et, accessoirement, si j’étais encore capable de parler d’autre chose que de la création et des créateurs. J’avais peur que non, aussi ai-je voulu mettre toutes les chances de mon côté pour tenter cette escapade. Les noms des rues belfortaines ont le pouvoir de me mettre en confiance. Là, je n’ai même pas besoin d’image originelle : il me suffit de ces sonorités. Ce sont en quelque sorte mes sésames intimes.

        L’envoi sera-t-il pour Marie Joséphine ?

      « Pour qui écrivez-vous ? » Le savoir est un rare privilège. Une façon de se forger un style homogène est de s’adresser à un auditoire spécifique (grâce à mon émission de radio Le jazz est un roman, j’ai eu dix ans ce privilège). Je crois cependant que la vraie question est « À qui écrivez-vous ? » Ecrivant à la personne que je connais et qui me connaît le mieux au monde, je sais d’emblée quoi ne pas dire, ce qui est l’essentiel du métier d’écrivain. Je sens quand je triche ; je me surprends quand je me regarde écrire et j’ai honte de moi… Sans elle, ou bien je parlerais tout seul, ou bien j’enverrais des bouteilles à la mer. On s’en lasse vite… Quand on mène ce genre d’entreprise, bien sûr on n’échappe pas à la solitude. Il est capital que quelqu’un vous attende à la sortie du désert. Que quelqu’un vienne vous chercher, comme à l’école, vous tire de là et entretienne autour de vous, ne serait que par sa façon d’être, le climat grâce auquel vous trouverez le courage de retourner casser les cailloux le lendemain. Je dois bien plus à Marie Joséphine qu’elle-même ne l’imagine, plus sans doute que je n’en ai moi-même conscience et bien plus en tout cas qu’une série de dédicaces ne peut le laisser entendre…

     

     Cet entretien avec JLK a paru dans Le Passe-Muraille, No77.

          

     

     

     

              

     

     

     

  • Katyn, de Czapski à Wajda

    Katin4.jpgA propos de L’Art et la vie
    Et sur le film Katyn d'Andrzej Wajda, vu par Philip Seelen.



    Il y a seize ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag), finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.

    Czapski13.JPGAussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.

    CZAPSKI01.JPGJoseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p.

    A lire absolument: la lettre magnifique que notre ami Philip Seelen a envoyée à Bertrand Redonnet près avoir vu Katyn, le dernier film du grand réalisateur polonais Andrzej Wajda: http://lexildesmots.hautetfort.com/

  • Quand ça craint

    Panopticon9567.jpg

     

    …Non, là c’est toi qui va lui dire, c’est vrai que c’est mon beauf mais c’est sa tire et c’est toi qui conduisait, et je t’ai dit de faire gaffe au mur, je t’ai dit qu’y avait pas le feu, je t’ai dit qu’il était toujours à cran après un match et que même quand il gagnait c’était la Bête, mais on attend un peu et tu y dis, quoi, faut assumer même s’il te tue…

    Image : Philip Seelen  

  • Des petits rien inestimables

    Brécart1.jpg

     

     

    Le roman d’Anne Brécart, Le monde d’Archibald, écarte des rideaux de vieille soie et montre, au beau milieu de notre rapide et bruyant quotidien, une barque et une pêcheuse de souvenirs, là-bas, au loin.

    Derrière nous, le plus souvent à notre insu, des bâtiments, des objets, des tableaux, des marches de pierre grimpant on ne sait vers quel terrain d’envol, continuent à exister dans ce que nous croyions définitvement éteint. Mais pour peu que les morts de ce monde-là se mettent à exiger un rien d’attention et d’amour de la part de leurs descendants – par exemple en leur soufflant à l’esprit d’étranges inquiétudes – voilà que tout ce qui semblait à jamais achevé se réveille et s’empare d’une mémoire. C’est ainsi que la narratrice de ce roman, une narratrice adulte, retrouve les êtres, les lieux et les objets qui ont marqué les étés de son enfance  et de son adolescence.

    C’était à la maison du lac, sous le règne enchanteur de l’oncle Archibald.

    Enchanteur, parce qu’Archibald, dont la faillire commerciale est vue comme une fatalité, se consacre désormais à la survie de la belle demeure familiale et de ses terres, à l’âme de tout ce qui, poudré de vieillesse ou triomphalement refleuri chaque été, confère sens et dignité à ce lieu. Certes, Archibald confie à sa nièce, entre deux portes, que rater sa vie est le but de l’existence. « Non pas que j’ai choisi ce but, mais c’est vers l’échec que toute vie coule naturellement. (…) Accepter ce destin avec élégance est tout ce que l’on peut faire dans la vie »(…) Et, en signe de résistance, il met son chapeau, boutonne son manteau gris mastic et sort sous le soleil éclatant du mois d’août, vêtu comme si l’on était en novembre». Mais ces deux mots, élégance et résistance, métamorphosent dans les faits ce prétendu ratage en comportement héroïque. La jeune narratrice ne cesse de s’en émerveiller, de s’en effrayer parfois car bien des choses lui échappent, les non-dits, la bienséance quoi qu’il arrive, la rigueur protestante, le respect des morts et de leurs biens obligeant Archibald à des acrobaties incompréhensibles à une petite fille. Il doit vendre ses terres… mais il réussit à racheter quelques vaches et à engager un fermier (le Kosovar Idriss, futur initiateur sexuel de sa nièce), son neveu François, seize ans, meurt pendant ses vacances à la maison du lac… mais il organise peu après un pique-nique de prince dans la forêt crépusculaire et consolatrice; sa femme Olympe se meurt de tristesse et de folie… mais il continue de prendre le thé avec elle sous un petit parasol rose, dans le parfum des roses ; la parentèle le pousse à vendre, tout liquider… mais lui, Archibald, continue à dessiner les armoiries des ancêtres. Jusqu’au jour où… non, que le lecteur découvre seul la façon dont Archibald d’abord, la maison ensuite, quitteront le monde des vivants.

    Par son besoin de regarder en arrière et de donner, pour ainsi dire, une musique personnelle, célébratrice, à ce qui est révolu, ce troisième roman de l’écrivain s’inscrit dans le même monde que les précédents.

    Ici, l’écriture d’Anne Brécart décrit minutieusement le monde d’Archibald, objets et végétaux portant leur nom enchanteur ; mais surtout, dans le jeu des images et des souvenirs, cette écriture fait briller ce monde archibaldien dans ce qu’il a de contradictoire, de mystérieux et d’irréel. Ainsi l’imaginaire de l’enfant et de l’adolescente peuvent-ils peindre avec une candide chaleur les illusions, les pieux mensonges, tout ce théâtre de fantômes dont le reflet paraît à chaque changement de scène prêt à s’évanouir dans le silence de la maison, « doux comme un pelage d’animal », ou dans le monde nouveau du Stöckli (petite maison jouxtant la ferme, où vivent les domestiques. NDLR) qu’Idriss l’étranger utilise pour cacher des choses… des choses sans rapport avec le raffinement ambiant !

    Style fluide, merveilleusement suggestif, lumineux, qui exulte dans ce « gigantesque parachute noir » que déploie (dans ce qui est pour moi la véritable fin du roman) un inquiétant cortège de morts se fondant dans la nuit.

    Rose-Marie Pagnard

     

    Brécart.jpgAnne Brécart, Le monde d’Archibald, Zoé, 171p.

    Pour mémoire : Les années de verre, et Angle mort, chez Zoé.

     

    Cet article a paru dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 77, avril 2009. Commandes et abonnements : Passemuraille.admin@gmail.com

  • Notre tumulte en vrai

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    Bon4.jpgÀ La Désirade, ce samedi 18 avril. – « Cela m’a fait plaisir de parler avec toi en vrai », m’a dit l’autre jour François Bon, après un long téléphone matinal, et j’en suis resté tout songeur. Quelques instants plus tôt, je lui avais demandé si l’énorme travail qu’il consacre à ses sites et ses blogs du Tiers.livre, de Remue.net et, désormais de Publie.net où il a déjà publié 200 livres numériques, entre autres travaux et vacations multiples aux quatre coins de la francophonie (il revenait justement du Québec) ne lui prenait pas trop de temps qu’il pourrait consacrer à son travail perso, mais je n’ai pas été trop étonné de l’entendre me répondre que tout ça faisait partie, désormais, de son travail perso, comme je le ressens moi-même, sans m’investir autant que lui sur la Toile, mais avec la même propension qui a toujours été la mienne à considérer mes activités variées de lecteur et de critique littéraire, de journaliste culturel et d’auteur comme un tout organique poussant ensemble.

    Trois niveaux d’écriture
    Audiberti.jpgIl y a des années que j’ai fait mienne la distinction de Jacques Audiberti (dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier) entre ces trois instances de l’écriture qu’incarneraient respectivement l’ écriveur (usant de la langue comme d’un simple outil de communication, dans un article de pure information ou un rapport factuel quelconque), l’écrivant (marquant une relation plus personnelle et cultivée avec la langue, mais sans prétention littéraire particulière, et qui peut cependant receler de plus hautes qualités d’expression que maints écrits d’auteurs, enfin l’écrivain qui s’arrogerait une espèce de droit de cuissage sur le langage, le travaillant à sa guise et touchant parfois, dans le meilleurs des cas, cette « langue dans la langue » qu’est en somme le style – et non pas tant le « beau style » au sens académique, qui serait aussi celui de l’écrivant, mais le style organiquement accordé à un souffle et un rythme qu’on retrouve de Rabelais à Céline et de Proust à Thomas Bernhard entre mille autres…

    Pratiques éprouvées
    Pratiquant, en alternance ou simultanément, ces trois niveaux d’écriture depuis que je me mêle de journalisme (j’’ai écrit mon premier papier à quatorze ans, dans le journal d’un mouvement de jeunesse, sur le thème du pacifisme), de critique littéraire (ma première chronique a paru en 1969 dans La Tribune de Lausanne,  portant sur Les Courtisanes de Michel Bernard) et de littérature pure, je n’en mesure pas moins à l’expression ou à l’inflexion près ce qui ressortit à l’un ou à l’autre. D’aucuns, notamment dans les cercles académiques du milieu littéraire romand, m’ont reproché ce côté touche-à-tout indigne d’un Véritable Écrivain ne se consacrant qu’à Son Œuvre, n’est-ce pas ? mais ils n’ont pas idée, ces chers bonnets de nuit, de ce que ce type d’absorption peut représenter d'enrichissant aussi pour l’élaboration d’un travail littéraire.

    Nouveaux tumultes
    Il en va de même, aujourd’hui, pour l’usage de nos blogs et autres vecteurs virtuels. C’est par ceux-ci que j’ai rencontré François Bon et une kyrielle de gens intéressants, auteurs ou lecteurs, qui m’ont plus ou moins accompagné dans une nouvelle pratique de l’écriture qui, loin d’exclure l’expérience accumulée, la revivifie parfois de manière stupéfiante, dont le meilleur exemple à ce jour est Tumulte de François Bon, précisément.
    Dix ans avant Tumulte, j’ai composé un roman que j’ai longtemps intitulé Roman virtuel, ensuite devenu Le viol de l’ange, alors que j’ignorais tout des virtualités réelles de la Toile. Mais depuis ma quatorzième année, lorsque des barres d’habitation sont sorties de terre dans l’immédiate proximité du quartier de notre enfance au bord des champs et des bois, le choc provoqué par la vision, la nuit, de ces milliers de fenêtres scintillant d'autant de vies, m’a fait basculer dans cet univers tumultueux d’une nouvelle perception simultanéiste de l’espace/temps : tout à coup la ville était là, le Grand Labyrinthe dont la Toile est un autre avatar, et qui bouscule tous nos codes de réception et d’émission, si j’ose parler en machine...

    Hic et nunc on the blog
    Nous sommes le samedi 18 avril 2009. Je viens de prendre ces notes provoquées par une expression de François Bon, l’autre jour au téléphone, remarquant que nous nous parlions « en vrai ». J’ai rencontré François le temps d’un soir, à Lausanne, et nous nous sommes un peu observés, tous deux à la fois ouverts et un peu timides, comme des ours au coin d’un bois. De le rencontrer « en vrai » ne m’a pas révélé un autre François qu’en lisant Tumulte ou en découvrant sa dernière note sur Andrzej Stasiuk, que je venais pour ma part de découvrir et d’aimer dès les première pages de Fado. Mais c'est vrai que la vie en vrai nous importe... Voilà pour le tissage de la toile…
    RicheCouve.jpgEt cela qui en procède aussi: vient de paraître mon dix-septième livre, Riches Heures, que j’ai sous-intitulé Blog-Notes 2005-2008 à dessein. L’écriture de cet ouvrage ne diffère en rien de celle de mes carnets précédents, mais sa respiration a souvent été marquée par les échanges de mon blog. Bientôt paraîtra le prochain livre de François Bon, qui raconte le tumulte «en vrai» d’un colloque d’écrivains saisi par la panique à la suite d’une alerte terroriste dans un building mahousse de Montréal. Vient aussi de paraître le numéro 77 du Passe-Muraille, journal littéraire qui accueille plusieurs auteurs rencontrés « en ligne », tel Pascal Janovjak, mon ami cher de Ramallah, et Jalel El Gharbi, déjà connu des visiteurs de ce blog. Dans la foulée, vient également de paraître un substantiel recueil de Fragments désordonnés, carnets de lecture du compère Joseph Vebret, aux éditions romandes de L’Hèbe - encore un passionné de lecture en quête de sens existentiel, que nous aurons rencontré sur la Toile et qui signe en même temps un roman, Car la nuit sera blanche et noire, coédité en Suisse par le même éditeur.
    E la nave va… va falloir ramasser les feuilles mortes d’après la neige… va falloir vivre « en vrai » avant de se reconnecter pour tâcher de dire mieux que tout ça procède à vrai dire du réel et du vrai… salut le Tumulte de la vie qui s’écrit…

    Image: Philip Seelen