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Carnets de JLK - Page 162

  • Jacques Chessex à sa pointe

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    Une œuvre en ses aléas
    Il y a du forcené en Jacques Chessex, pour le pire autant que pour le meilleur. Rien de ce qui est écrit ne lui est étranger, pourrait-on dire de cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Chessex est écrivain sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui (Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies), toute sa vie sera mise en mots et sa carrière d’homme de lettres, qui rappelle le fameux Eloi de Jules Renard, fera l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.
    Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, (rappelant la distinction d’Isaiah Berlin, entre auteurs-renards grappilleurs et auteurs-hérissons plutôt concentrés sur leur table), à cela près qu’il y a aussi chez lui du hérisson bardé de piquants et rapportant tout à son Œuvre. Celle-ci n’a rien pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou le Traité du style d’Aragon.
    L’œuvre de Jacques Chessex (né en 1934) tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.
    La démarche de l’écrivain procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche. Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales. De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur. La cristallisation sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse. Ce qui nous paraît en revanche limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la personne intéressante en tant que telle.
    Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et nous dirions plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.
    A l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, de la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à nos yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.
    chessex2.gifJacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, Les saintes écritures consacrées aux auteurs romands et nettement plus datées, entre autres écrits sur des peintres et lieux divers.
    Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz. Or ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le désir de Dieu qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel.


    A lire en priorité : Le rêve de Voltaire (Grasset, 1995), L'Imparfait (Campiche, 1996), Têtes (Grasset, 2004) et Le désir de Dieu (Grasset, 2005)

  • Pensées de l'aube (52)

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    Du bon cours. – Cela te réjouit chaque matin, tu te rappelles vaguement le mot Matines à la cloche d’avant l’aube, au couvent d’à côté, et cela chantonne en toi même si tu n’es qu’un bon Dieu de ruisseau, après quoi tu deviens une espèce de psaume bondissant dans les hauts gazons direction la rivière et les horizons…

    De l’aléatoire. – Le putain de jour se lève sur l’arrière-cour défoncée et voilà le résultat du lendemain d’hier : c’est le Bronx, tu es né dans cette espèce de favella, c’est la faute à pas de chance et tu n’y réfléchis même pas : on t’envoie ce putain de jour de plus et ça te va, tu es déjà plus ou moins en manque sans trop savoir de quoi, mais tu sens que même ce manque t’iras pour cette fois puisque c’est toi…

    De la trace. – Parfois, pas tout le temps mais de plus en plus souvent, tu crois que quelque part tu vas laisser une trace, tu ne sais pas quoi, même pas ce que tu as fait ou pas fait, mais peut-être dans les cœurs, ou peut-être même pas, même si ces personnes seraient un peu de toi quand même comme tu crois que tu es une personne quelque part et que quelque part le mot de personne signifierait que t'es plus grand que tu crois…

    Image: Philip Seelen

  • Santos et le puma

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    Nouvelle inédite

    Par David Fauquemberg
    « Là-haut, tout est plus lent », m’avait prévenu Modesto. Je l’avais rencontré juste après La Poma, un village oublié du Nord-Ouest argentin. Chapeau noir et poncho de laine, le visage raviné, dents jaunies par les chiques de coca, Modesto gardait ses lamas, assis sur un rocher à l’ombre des volcans jumeaux. Deux cônes de basalte parfaitement identiques. Soucieux de me voir partir seul, il avait déposé une offrande à la Pachamama, qu’elle me laisse franchir la montagne. Trois gouttes d’eau versées sur un apacheta, amoncellement de pierres chaulées juste au bord du chemin. J’aurais dû l’écouter. Sept heures déjà que je roulais plein nord sur cette piste dévastée. La ruta cuarenta montait en sinuant vers les hauteurs andines, coupant et recoupant les méandres gelés du río Calchaquí. Sans cesse, il fallait descendre du pick-up pour déplacer une pierre, la branche tombée d’un arbre, s’assurer que les gués demeuraient praticables, installer les chaînes, les enlever. Je m’étais épuisé en gesticulations, j’avais la tête lourde, le souffle de plus en plus court. L’altitude sapait mes forces.
    A trois heures de l’après-midi, j’ai atteint le sommet du col. Abra del Acay, 4895m. C’était écrit sur un panneau, couché par les rafales. Le vent du sud, glacé, soulevait la poussière. J’avais de la peine à me tenir debout. A perte de vue, les arrondis gris-bleu de la cordillère, les arabesques de la piste qui dévalait le versant nord, les étendues désertes de la Puna, et tout au fond, là-bas, le miroitement des Salinas Grandes, où des hommes décharnés, en haillons, se brûlaient les yeux et la peau pour extraire à la pioche de lourds blocs de sel. D’ici, on n’apercevait que du minéral désolé. Au bout de quelques pas, j’ai vacillé. Je me suis accroupi pour reprendre mon souffle. Les parois de mon crâne contraignaient ma cervelle. J’avais la nausée, des vertiges. Il fallait redescendre, et vite. Mais d’abord lentement regagner la voiture. Je me suis assis sur mon siège, j’ai sorti de mon sac le citron que Modesto m’avait offert. Comme il me l’avait conseillé, je l’ai coupé en deux pour en sucer le jus. Mais j’étais bien conscient qu’il était déjà tard. J’ai remis le contact, basculé dans la pente.
    La pierraille fuyait sous mes roues, dans le violent dévers des virages en lacets. Agrippé au volant, je ne contrôlais rien. J’avais froid, je suais. Ma vue se troublait. Deux fois, j’ai manqué verser dans le ravin, ne rattrapant le coup que d’extrême justesse. Déployant les doigts de ses ailes immobiles, un condor planait trois cents mètres plus bas. Je m’approchais de lui, virage après virage. Le cœur au fond de la gorge, concentré à l’extrême pour passer les ornières, les éboulis, je n’ai pas vu approcher la troupe de vigognes. Elles ont surgi devant moi, graciles et fugitives, aussitôt disparues derrière les touffes de paja, de coirón amargo, jaune fané sur le bleu du ciel.
    La pente s’est adoucie, soudain. La piste traversait, en parfaite ligne droite, un plateau d’altitude. Mais je n’étais pas tiré d’affaire, à près de quatre mille mètres. Je me suis arrêté pour boire un peu d’eau fraîche. Les veines sur mes tempes menaçaient d’exploser. Des formes fulgurantes, d’un vert fluorescent, palpitaient sur l’écran noir de mes paupières. Frissonnant, j’ai déplié la carte. A Santa Rosa de Tastil, plus bas dans la vallée, je trouverais de l’aide. Cinquante kilomètres à tenir. Jusqu’à la ville, Salta, il en restait plus de deux cents. Sale endroit pour tomber malade. Pour qu’il arrive quoi que ce soit. Et forcément, c’est arrivé. Franchissant le rio, j’ai senti la glace se rompre, le pick-up plonger vers la gauche. J’ai passé la seconde, accéléré à fond. Les roues ont fouaillé le lit de la rivière, mitraillant de galets le dessous du châssis. Déflagration. Le pneu avant droit venait d’exploser, déchiqueté sans doute par le fil d’une ardoise. J’ai accéléré de plus belle, en vain. La jante dénudée s’était enfoncée dans la vase. J’ai frappé le tableau de bord. « Putain ! »
    Déployer le câble du treuil, trouver un point d’ancrage : pas la peine d’y songer. Je n’aurais pas eu la force d’actionner le cric, la clé en croix, ni de porter ces roues qui pesaient une tonne. La nationale 51, plus fréquentée, n’était qu’à quelques kilomètres. Mais qui passerait là à une heure pareille ? Le soleil était bas au-dessus du Chili, vers l’ouest. Bientôt, la nuit et le gel tomberaient. J’ai éteint le moteur. Posant le front sur le volant, je me suis efforcé de reprendre mon calme et de rassembler mes idées, qui voletaient, insaisissables, sous la chape de ma migraine. J’étouffais. Ouvrant la portière, je me suis hissé sur le capot, puis sur la rive proche. Rien que le bruit du vent, le frottement sec des broussailles.
    Puma.jpgLe jappement d’un chien m’a fait tourner la tête. Au pied de la montagne, un rancho misérable aux murs enduits de boue, aussi gris que la terre autour. Quelques chèvres dans un corral, un filet de fumée. Une sente indistincte menait à la cabane, je l’ai remontée d’un pas lent, somnambulique. Comme il est de coutume, j’ai salué de loin. « Hola ! » Alertées, les chèvres trépignaient dans l’enclos. J’ai frappé une fois à la porte, puis deux. Pas de réponse. J’entendais le chien, pourtant, qui reniflait mes pieds. Comme je m’éloignais, le loquet a claqué. Un vieillard sur le seuil, coiffé d’un chapeau feutre. Petit, voûté, bossu presque, il portait des guenilles de laine. Plusieurs couches, enfilées les unes sur les autres. A ses pieds, des souliers de toile éventrés, rafistolés, maintenus par des bandes. Il restait là, debout, sur le pas de sa porte, bras ballants, interdit. Des cicatrices atroces lui labouraient le cou, tout le bas du visage, aplats blancs sur son vieux cuir brun. Puis, sans me regarder, il a marmonné : « Hola Señor. Il fait froid, entrez. »
    L’intérieur du rancho était d’un seul tenant, étroit. Il fallait se courber pour y tenir debout. J’ai mis quelques secondes à vaincre la pénombre. Sous une lucarne minuscule, un lit de fortune, rembourré de paille sèche, avec un crucifix accroché aux barreaux, des amulettes de plumes et de cristaux bleus. Le chien m’observait, tête posée sur les pattes. Un bâtard famélique, inquiet. Il s’est mis à gronder, me fixant dans les yeux. « Ouh, tais-toi ! », a tonné le vieil homme, agenouillé dans un coin devant sa cheminée. « Comprenez, c’est qu’on ne voit jamais personne. » Il me tournait le dos, remuant doucement l’eau bouillante d’une casserole, y jetant une poignée de feuilles. Des soubresauts incontrôlés lui agitaient les mains.
    Il s’est tourné vers moi, a soulevé son chapeau. « Santos, c’est comme ça que les gens m’appellent. » Quinte de toux rêche, douloureuse. « M’appelaient. » Trempé de sueur, j’avais les yeux exorbités. Je me sentais partir. Désignant un tabouret, il m’a fait signe de m’asseoir. « Tu es malade, l’ami. La Puna, ça vous brise un homme. » Il m’a tendu une tasse blanche, ébréchée, bouillante. « Thé de coca, ouh ! » Je me suis forcé à boire le liquide brûlant, par petites gorgées. Il a tiré d’une boîte en fer deux galettes de maïs, qui se sont effritées au contact de mes mains. « Crevaison, hein ? Ouh, je ne suis qu’un vieux paysan ! Je ne peux pas grand-chose. Il est tard, tu vas dormir là. Les camions passent tôt le matin, sur la nationale. Des Chiliens. » Nous sommes restés silencieux pendant un long moment. L’effet de la coca commençait à se faire sentir.
    J’ai dû m’assoupir sur mon tabouret. Quand j’ai ouvert les yeux, Santos n’était plus là. L’odeur rance d’un ragoût de chèvre m’a soulevé le cœur. Dehors, il faisait noir. La lueur des flammes éclairait les murs nus. La peau d’un grand puma était clouée au-dessus de la porte, dont les pattes pendaient, énormes, animées d’une force bestiale. Posé sur un buffet en bois de caroubier, le crâne blanc de l’animal exhibait des crocs menaçants. La porte s’est ouverte, laissant entrer le froid. Santos a posé son chapeau sur le rebord du lit. Sans un mot, il s’est accroupi près du feu, inspectant le ragoût. « Faut bien rentrer les chèvres. Sinon le puma, ouh ! » J’ai montré du doigt le trophée. « C’est moi qui l’ai tué. » Il remuait le ragoût, parlait à voix basse, étouffée, comme pour lui-même. « Je l’ai tué de mes mains. Avec la pierre que tu vois là. » Un galet rond, noirci de sang, gisait sur la terre battue. Santos m’a resservi du thé. Il s’est assis en face de moi.
    « Certains parlent de Mauvais Œil. Tomber sur une femelle qui vient de donner bas, et le mâle qui entre en furie, ça n’arrive à personne, jamais… J’aurais dû mourir. Hé, ce n’était pas mon jour ! A Chicloana, un type s’est fait arracher le bras d’un seul coup de griffes, et puis la tête… »
    Pour la première fois, je voyais ses yeux. Blanchis par le soleil, incapables de me fixer, ils sautaient de droite et de gauche, comme de leur propre volonté.
    « J’avais marché toute la journée, sur les hauteurs. C’est en rentrant le soir que j’suis tombé sur eux. Le mâle m’a sauté à la gorge avant que je le voie. Le soleil, ouh ! Il m’a jeté par terre, j’ai tendu mes vieux bras, pour attraper sa carotide... Qu’est-ce que je sais ? J’ai vu la vie s’enfuir, il fallait bien lutter… Ses yeux, je les revois souvent. »
    Santos pleurait. Des larmes de vieux, silencieuses. Il les a essuyées de ses grosses mains tremblantes.
    « Le puma me déchirait les bras, le cou, mais je n’ai pas lâché. Il m’a traîné derrière une roche et il me secouait, le sang ça les rend fous. Ses yeux… J’ai pensé Une pierre, j’ai attrapé celle que tu vois, j’ai frappé fort, encore et encore et encore. Et le puma est tombé mort, sur moi. »
    Il a levé les yeux vers la peau du félin, s’est signé plusieurs fois, psalmodiant des prières en une langue inconnue.
    « Il m’a laissé idiot, vois-tu. Mon âme s’est envolée là-haut, au pied du rocher. Depuis que ma dame est partie, je suis comme perdu… Je tourne en rond. Si jamais je m’éloigne, je ne reviendrai pas. Ouh, malédiction ! J’ai tué ce puma, et il a pris mon âme. »

    D.F.

    Cette nouvelle de David Fauquemberg a constitué l'ouvertrure du No76 du Passe-Muraille, paru en octobre 2008. Le prochain livre de l'auteur de Nullarbor, Prix Nicolas Bouvier en 2007, est à paraître en septembre prochain chez Fayard.

  • Pensées de l'aube (51)

    Scribe34.jpgDu cycle éternel. - Cher enfant de l’aube, les Egyptiens se figuraient que chaque matin représente le recommencement de la Création. Les Egyptiens saluaient chaque matin d’un hymne de reconnaissance qui rejoignait, aux premières lueurs du jour, les oraisons des babouins sur les collines du vieux Caire. La veille au soir le dieu Aton, vieilli sous le poids de la fatigue et du jour, avait conduit vers l’ouest la barque du soleil, et la déesse du Ciel, Nout la douce revêtue de ciel africain parsemé d’étoiles, avait fait voûte au-dessus de nos fronts et nous avions dormi. A la chaleur avait succédé la fraîcheur, le monde s’était reposé, aux douze portes du monde souterrain le soleil avait triomphé du grand serpent Apophis, personnification du néant de toute chose.

    De la pesée. - Et ce matin j’ai vu de loin la barque du soleil réapparaître et je me suis senti renaître, puis je l’ai suivie des yeux qui s’en allait vers l’ouest et vers toi que j’ai confié à la prière des enfants de l’éveil. Les Egyptiens associaient la beauté au sacrement de chaque chose et de chaque être. A l’instant de la mort ils se figuraient que le coeur du défunt était pesé sur une balance dont l’autre plateau portait une plume provenant de la chevelure de la déesse Maât, déesse de la Vérité. Il fallait aussi bien que le coeur d’un hommne mort fût trouvé aussi léger qu’une plume s’il voulait échapper à la dévoreuse d’âmes à forme de crocodile.

    Du jour qui vient. - Je me figure alors ce matin que je suis un scribe accroupi au milieu de la salle du renouveau et que je t’écris, petit pharaon au regard de Fayoum. Je me figure que j’ai toute la vie de ce jour pour ne faire que donner un corps à la pensée du matin et une âme aux signes du jour.

  • L’enchantement au bord de l’eau

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    Concert scénique, la dernière création de Heiner Göbbels, à Vidy, relève d’un art incomparable.
    La magie conjuguée du verbe, de la musique et de l’image émane en beauté pure de la dernière réalisation du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Göbbels, à laquelle participe le sublime quatuor vocal anglais du Hilliard Ensemble, dans une scénographie également magistrale de Klaus Grünberg.
    Qualifier cette création polyphonique de «concert scénique» indique immédiatement le type d’écoute requis, où la perception sensible passe avant la compréhension d’un sens quelconque. Celui-ci n’est pas absent pour autant des quatre textes poétique rassemblés, à commencer par la fameuse Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock, où l’humour du génial T.S. Eliot entremêle trivialité quotidienne et résidu de cérémonie sacrée. Au-delà du récit et de tout « message » discursif, dont La Folie du jour de Maurice Blanchot illustre le dépassement dans une modulation «simultanéiste» merveilleuse de Klaus Grünberg, le fil rouge d’une narration épurée lie les trois morceaux principaux, dont le Cap au pire de Samuel Beckett touche à une sorte de litanie sonore défiant la traduction, et l’intermède ironico-lyrique de L’excursion à la montagne de Franz Kafka.
    Les spectateurs impatients de comprendre ce que « ça veut dire » seront peut-être aussi désorientés que devant une toile de Rothko ou à l’écoute du Miserere d’Arvo Pärt (autre interprétation référentielle du Hilliard, soit dit en passant), mais rien, dans I went to the house but did not enter, de l’esbroufe sonnant creux de tant de spectacles de «recherche», car ici l’on «trouve», au sens des trouvères médiévaux. A partir de textes qui sont à retrouver (quatre pures merveilles à revisiter aussi bien), le compositeur-metteur en scène trouve, de concert avec cet autre homme–orchestre qu’est le scénographe-peintre, et avec quatre voix comme surgie hors du temps, la beauté où elle est, cernée d’abîmes, portée par le chant, voilée de mystère…

    Göbbels4.jpgLausanne. Théâtre de Vidy, jusqu’au 21 mars. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.30. Durée :2h. Location : (021) 619 45 45 ou www.vidy.ch

    Images: La séquence tirée du Cap au pire de Beckett; Heiner Göbbels.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 17 mars 2009.

  • Pensées de l'aube (50)

    Samivel4.JPGDe la louange. – Quant au complot des dénigrants, qui s’affairent tous les jours à défaire, ne lui oppose aucun autre argument que ce bonheur de faire qui t’a fait ce que tu seras et qui t’aide à faire, au sens qu’entend la poésie et qui soulève tes paupières de fer tandis que l’oiseau Bach vocalise les yeux fermés…

    Du l’exorcisme. – Tu me dis DEJA et je te réponds : JADIS en souriant au long récit qui se continue, tu me tentes avec un ENFIN satisfait, auquel j’oppose un ENCORE qui te freine et te confronte à mon attention présente, puis nous en revenons au JAMAIS et au TOUJOURS dont nous usons et abusons alternativement – et pour avoir le dernier mot, comme les curés, je te dirai que JAMAIS tu ne m’auras et que TOUJOURS je résisterai à notre commune tentation du désespoir…

    De l’aveuglement. – Une fois de plus, les beaux jours revenant, tu te dis que cet apparent triomphe de l’azur irradiant le bleu publicitaire n’est peut-être qu’un leurre, une autre façon de ne pas voir ce qui est, un agrément de tourisme abruti, quand la vraie musique est trempée de noir et du pire qui donne à entendre ce qui ne se dit pas…

    Image: Samivel 

  • L’âme nageuse

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    …Regarde-la pour mieux te voir toi-même, toi qui te crois changer avec l’âge alors qu’elle te signifie combien ton âme d’enfant lui reste consubstantielle, ton corps paresseux à se déprendre de ses vieilles peaux, ton esprit de chaque matin qui te retrouve dans la vague porté par ta joie de toujours, regarde-là qui t’ouvre le bleu du temps suspendu où ton verbe va modulant nue par nue…

    Photo  JLK: Nuage, le 20 août 2007.

  • Ceux qui tuent la pianiste

     

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    Celui qui se demande comment il a fait pour en arriver là / Celle qui regarde ses lèvres crevassées en se rappelant les gerçures de sa mère / Ceux qui ne se souviennent plus vraiment du moment où ils ont cessé de s’en faire / Celui qui trouve un peu écœurant le souvenir de sa tante esthéticienne qui l’achetait en somme avec ses cadeaux coûteux / Celle qui n’organise des soirées que pour montrer ses nouvelles toilettes / Ceux qui réapprennent à dire non / Celui qui revit grâce à son nouveau coupé à l’intérieur tout cuir / Celle qui confesse son dernier plan cul au curé de la paroisse des Bleuets / Ceux qui se sont connus sur Facebook et se sont fâchés sur Meetic / Celui qui se fait agresser par trois skinheads dans son jardin privatif où déboulent soudain ses Rottweiler Alfie et Killer / Celle qui sermonne la fille enceinte du Lycée de la Vierge / Ceux qui disent à leurs employés qu’ils sont remplaçables / Celui qui dit qu’il ne veut pas d’histoires / Celle qui demande à sa mère de ne pas faire une histoire de sa fugue au Niger / Ceux qui prétendent que l’histoire de la Pologne en fait un Christ des nations et ceux qui rétorquent que c’est plutôt la Serbie que Dieu préfère au fond / Celui que le Diable tire par la queue / Celle qui s’est donnée au Diable une fois dans sa vie sans se rappeler quand / Ceux qui ont lu Les Diaboliques pour exorciser une passion maudite du feu de Dieu…

    Image: Philip Seelen

     

  • Pensées de l’aube (49)

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    En mémoire d'Alain Bashung

    Des mots bleus. – Leur façon de parler poésie le front au ciel, eux qui ont toujours prétendu viser haut, ne s’est jamais traduite par aucune réelle envolée ni aucune traversée d’azur propre à nous donner des ailes, aussi est-ce dans la rue, à ras le pavé rugueux des poètes mal peignés, que nous aurons ramassé ces mots qu’on dit avec les yeux…

    Du vertige. – Une nuit encore et j’aurais crevé l’oreiller de ne plus te savoir à mes côtés, mais avant de me lever je te sens là toute émouvante en ta songeuse légèreté, plus besoin de te chercher partout où tu n’es pas car l’amour est partout où tu es, et plus encore ce matin neuf en pointillé…

    De nos belles illusions. – Oui c’est cela, gens de raison raisonnable, renouvelez s’il vous plaît nos abonnements à la berlue et ne cessez de vous en éberluer, vous les sages sous les massages de mains policées à cet usage - puis foutez-nous la paix s’il vous plaît et nous laissez tourbillonner…

  • Mélancolie bleu pétrole

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    Bashung a traversé le miroir...
    On avait beau le savoir au bout du chemin : c’est avec émotion qu'on a appris la mort, ce samedi préludant au retour des beaux jours, de l’étrange et magnifique Bashung dont le dernier opus, Bleu pétrole, nous a accompagnés ces derniers temps dans un climat de douceur crépusculaire aux errances rêveuses de résidents d’une drôle de république terrienne où le rose a des reflets bleus – des heures à se passer en boucle ces ballades aux mots-couleurs composant des tableaux-atmosphères «aux ongles un peu noircis» sur fond de jeunesses ébauchées, de tristesses surannées, sur «un grand terrain de nulle part » où règne une poésie sans rime ni raison…
    On pouvait ne pas vibrer à toutes les compositions de Bashung et, pour ma part, je ne suis jamais entré dans ses explorations musicales les plus déjantées voire destructurées, mais tout son parcours est constellé de vrais bijoux, à commencer par Bijou, bijou, où les tableaux bien ciselés alternent avec des visions plus ou moins délirantes dans lesquelles il faut oublier, le plus souvent, le sens des mots, et plus encore le « message », pour se perdre dans le labyrinthe des images et des séquences restituant le climat d’époques successives, entre le folk de C’est la faute à Dylan et les relents des sixties (Hey Joe ou Nights in white satin), les clairières mélodiques des Mots bleus ou les fugues de Malédiction, d’  Osez Joséphine ou de J’passe pour une caravane, entre tant d'autres.
    Le bleu pétrole, à la fois urbain et lyrique, correspond bien à la «couleur Bashung», avec une touche de surréalisme belge qui aura culminé dans la scène d’anthologie du dernier film de Samuel Benchetrit, J’ai toujours rêvé d’être un gangster, où le chanteur rencontrait, dans une cafétéria du bout de nulle part, cet autre allumé que figure son compère Arno.
    Là, à l’instant, Bashung me dit comme ça qu’il a des doutes sur la notion de longévité et sur la remise à flot de la crème renversée... donc voilà, pas de doute, le crabe  a bel et bien tué l'Artiste, comme celui-ci a flingué la pianiste / afin que l’on sache / que quelque chose existe…

  • Pensées de l'aube (48)

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    De cette voix en toi. – Tout semble avoir été soumis aux machines et aux arborescences virtuelles, mais une basse continue roule en toi le sanglot du vent autour de la maison seule autant que la rivière au primesaut de vos éveils enfantins - c’est une rumeur de partout sous les yeux clos du Temps étoilé…

    De l’altérité. – Je ne te demanderai jamais d’être l’Autre, je me défie de toute emphase empesée, je t’attends au coin du bois – qui est peut-être un désert ou ton lac de là-bas, sans savoir ce que tu me réserves et n’attendant que d’être surpris comme au premier jour, quand ta voix bondit pour la première fois de ta nuit à la mienne.

    Du ressentiment. – C’est de cela seul que je voudrais que tu me débarrasses, méchant moi, c’est de ce relent récurrent qui me taraude dans le bruit des bruyants malcontents, c’est de ce froid et de ce poids, gentil moi, que je te prie de me délivrer…

    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (47)


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    De ce qui t’est donné. – Ne te plains pas du bruit que font les bruyants, il y a partout une chambre qui attend ton silence comme une musique pure lui offrant toute ta présence entre ses quatre murs de ciel.

     

    Du temps imparti. – Tout ce qui vous manque est en vous, me disait l’homme des bois en juillet 1839, il n’y a qu’un remède à l’amour : aimer davantage, et c’est l’hiver à ce qu’il semble, mais c’est plus que jamais juillet 1839 pour l’homme des bois en toi qui te demande : pourquoi donc l’homme se hâterait-il, comme s’il y avait moins que l’éternité pour accomplir l’action la plus infime ?…

     

    De la fuite en avant. – Rien ne les arrêtera dans leur précipitation, ils sont plus que jamais hors d’eux, libérés de leurs chaînes tout en se croyant partout les maîtres, ils me font pitié les pauvres : moi je ne vis que de deux dollars par jour et c’est ce qu’ils jettent au mendiant qu’ils ne voient même pas, juste pour l’oublier tandis qu’ils traînent leur âme rouillée dans mon paradis...

    Image: Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (46)

    Thibon3.jpgDe ta jeunesse.- Tout est moche, me dis-tu avec ton intransigeance de dix-huit ans, de ce que vous avez fait de ce monde et de ce siècle ou laissé faire, tout est gâté et souillé, le monde que vous nous laissez est un foutoir, vous avez tout saccagé – alors je te reprends : pardon, petit, ILS ont tout vilipendé, et tu me reprends à ton tour : pardon, NOUS allons tâcher de réparer ce qui peut encore l’être, vieux frère…

    De la forêt. – En voyant ces livres s’entasser autour de vous – vos chers livres, vous constatez que la mort des arbres se fait de plus en plus à leur insu, sans qu’ils aient voix au chapitre, et c’est avec mélancolie et reconnaissance aussi que vous retournez à votre cher Henry David Thoreau, là-bas au fond des bois, loin de ces tas de livres qui n’en sont pas… 

    De l’au-delà. – Tu me dis vieille peau, que tu retourneras bientôt loin des oueds et des bleds et que tu t’en réjouis, et déjà cela me fait regarder ces immensités autrement, avec toi dedans, avec mon père et ma mère et tous les Indiens de la prairie retournés en poussière ou en fougères ondulant comme ta houppelande de marcheur du désert qui t’en vas maugréant sous le vent…

  • La double vue de l’aveugle

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    RECIT Brigitte Kuthy Salvi vit dans la nuit depuis l’âge de 15 ans. De ce qui lui a été arraché, la non-voyante a tiré Double lumière, un livre qui donne à mieux voir…
    Dans la vie de Brigitte Kuthy Salvi, il y eut un AVANT, suivi d’un APRÈS. Avant, c’est le souvenir d’une petite fille à laquelle son grand-père, sous le ciel étoilé de Carthage, fait découvrir la «couleur nuit » ou, lors d’une balade, lui dit « viens, sens cette belle de nuit».
    « J’ai tellement aimé voir ! », dira-t-elle… après. Mais avant, il y aura une première alerte, à onze ans, avec un premier décollement de rétine. « J’avais été opérée et je souffrais de la terrible interdiction de lire durant des semaines ». Suivra un répit durant lequel, amoureuse de peinture, elle commencera elle-même de peindre, jusqu’à ce soir fatal de sa quinzième année où son chirurgien ophtalmologue, lui annonçant l’échec d’une nouvelle opération, lui avoue qu’il ne peut plus rien pour elle. Alors elle : « Je l’ai consolé comme j’ai pu en me montrant reconnaissante de ce qu’il avait tout tenté pour que ma vie ne bascule pas dans cette obscurité terrifiante ».
    Et c’est l’après: « Pas une belle nuit noire qui invite au voyage » mais la peur, l’immédiate peur de s’endormir, les bouffées d’angoisse, les moindres bruits inquiétants, la panique à l’idée de perdre toute indépendance (surtout « que personne ne me prenne en pitié »…) et pourtant le recours aux autres, aux gestes parfois bouleversants, et son propre dédoublement : la Brigitte d’avant qui prend la main de l’aveugle…
    L’histoire n’est pas ordinaire, même rapportée à la statistique: environ 80.000 à 100.000 déficients visuels sur l’ensemble de la population suisse, entre 10.000 et 20.000 personnes suivies par des institutions spécialisées, 10% environ de celles-ci aveugles, 8 à 10% handicapées de la vue de plus de 74 ans. Autant de chiffres qui ne disent rien d’une réalité dont les voyants n’ont qu’une vague idée. Témoignages et reportages documentent certes les états du handicap, de l’aveugle de naissance aux victimes d’une cécité progressive. Rares, cependant, ceux qui nous font percevoir le drame « de l’intérieur». Plus rares encore les récits qui disent à la fois la souffrance physique et psychique de l’aveugle, mais aussi ses révoltes et ses espoirs, ses façons de passer de la peur et de la rage initiales à la vie partagée, active, constructive, ouverte à l’amour et à tout ce qui «reste» malgré la vue perdue.
    A cet égard, le récit de Brigitte Kuthy Salvi a quelque chose d’exemplaire. Pas tant pour la «performance» de la femme devenue avocate, ni pour sa façon de célébrer « ce qui reste », mais pour dire aussi ce que la cécité lui a apporté. « Depuis longtemps, explique-t-elle, tout ce qui se rapporte à la vue, et à ce qu’on ne voit pas même avec de bons yeux, me préoccupait, mais ce n’est que depuis trois ans que l’envie de casser ma solitude par l’écriture a trouvé sa forme, par fragments courts où je m’efforce de suggérer, de frôler les thèmes plus que de les traiter ».
    Rien pourtant d’évanescent dans ce récit qui dit les choses avec une sobre netteté. La double lumière fait certes allusion au dédoublement intérieur de l’aveugle, mais aussi à certaine Leila, « reine de la nuit » de la mystique soufie. Pourtant la « double vue » ne serait rien sans un combat terre à terre contre le handicap, mais aussi contre les autres et contre soi : dans les difficultés de l’adolescence et du réapprentissage, des études et de tous les emmerdements auxquels les voyants ne pensent même pas. Avec l’aide des siens, de ses frères et sœurs, de son compagnon dont elle perçoit le regard avec une saisissante acuité. Et de remarquer qu’il est des aveugles qu’elle ne rencontre pas mieux que certains voyants. Et de venir vers nous du même coup…
    « Si la vue m’était rendue, ce qui est complètement improbable dans mon cas, je me demande parfois ce que je voudrais garder de moi aveugle», remarque enfin Brigitte Kuthi Salvi, reconnaissante jusqu'à l’initiation que lui a valu son mal. Grande leçon d’humanité…

    Kuthy.jpgUne nuit scintillante de mots

    « On ne voit bien qu’avec le cœur », écrivait Saint-Exupéry. Vérité d’une pleine évidence mais parfois devenue poncif, et peut-être incomplète. Car on voit aussi avec les yeux du corps et de l’esprit: c’est tout un, se dit on en pénétrant dans le labyrinthe de Double lumière, tissé d’ombres lourdes et de peines, mais aussi d’allées plus légères (parfois illusoires, quand on retombe sur les angles durs des murs et des objets) et d’échappées vers le ciel des émotions, entre autre regards sur l’énigme de la création.
    Quand on lui demande pourquoi la musique n’est pas plus présente dans son livre, alors qu’elle va visiter des musées, évoque des films (y compris celui qu’elle a failli tourner) ou sa « rencontre » avec la sculpture de Giacometti, Brigitte Kuthy Salvi remarque justement que la musique est tout en elle et ne lui a jamais posé la moindre question, modulée en revanche dans ses mots. « Ce qui m’importe est de voir au-delà de la vue », dit en outre l’auteur de Double lumière, nous rejoignant alors par-delà son handicap.
    C’est en effet un livre de communion et de transmission que Double lumière qui nous aide, paradoxalement, à mieux voir…

    Brigitte Kuthy Salvi. Double lumière. Préface de Michel Cazenave. Editions de L’Aire, 161p.
    En dédicace à Lausanne : librairie Payot de Pépinet, le 19 mars, dès 17h.

  • Pensées de l’aube (45)

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    Du lieu commun. – On constate que la seule idée d’être comparé à qui que ce soit vous insupporte, rien que le mot fraternité vous fait grimper aux murs, nous lancez-vous avec le dédain de celui qui en sait tellement plus que les autres – ah les autres, quelle calamité grimace votre seul regard d’Unique, parlez-moi d’amour tant qu’à se vautrer dans les clichés ! d’ailleurs le moindre beau geste vous fait ricaner et toute belle personne ne saurait être à vos yeux qu’un faux-semblant…

    De la Béatitude.- Vous chantez l’immaculée innocence de tout ce blanc sans vouloir voir les mésanges aux mangeoires, mais c’est que c’est Gaza et toutes les étripées que les mésanges aux mangeoires, et je ne vous parle pas de l’arrivée du pic noir – là vous pourrez compter les millénaires avant la moindre négociation, et pourtant vous continuez de les alimenter ce matin encore: venez à moi les jolis assassins, heureux vous qui avez faim car vous serez rassasiés…

    De la ville enneigée. – À quinze ans tu te prenais pour Utrillo, cette neige de la ville aux murs tagués de suie et de rouille, cette légende de la Butte à poulbots et poivrots se cuitant avec les trottins du Lapin agile – tout ce lyrisme de pacotille de l’Artiste payant son litron en peignant des croûtes, tout ce rimbaldisme baudelairisant te faisait trouver beau ton vieux quartier décati de province à la Verlaine dont les hauts toits te reviennent ce matin sur le lin blanc de ton nouveau tableau…

    Image: Escaliers du Marché, dessin de Richard Aeschlimann, 1974.

  • Gloire à Daniel Kehlmann

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    Après Les Arpenteurs du monde, le jeune écrivain allemand rebondit en beauté en pleine dinguerie contemporaine. Un irrésistible conteur.

    Notre époque est formidable. Une erreur d’aiguillage de votre téléphone portable, et vous voici, quidam minable, destinataire de tous les SMS et autres appels ardents destinés à tel acteur célébrissime. Gloire à vous ! Et gloire à tous au plus haut des cieux actuels ou virtuels, que Daniel Kehlmann arpente en observateur aigu, drôle et tendre à la fois.

    Vous seriez donc ce quidam, réparateur d’ordinateurs un peu fatigué de votre femme, - elle-même lectrice assidue des livres new-age du fameux Miguel Auristos Blancos, auteur du Chemin du moi vers son moi -, et voici que l’achat (réticent) de votre premier téléphone portable vous vaudrait la surprise de recevoir les messages envoyés à l’acteur de cinéma Ralf Tanner. Hier encore, vous vous disiez : « Pourquoi certains ont-ils tout pour eux et d’autres presque rien ? », et voilà que le rêve ferait irruption dans votre vie. Mais vous pourriez, aussi, trois histoires plus loin, être ce Ralf Tanner, dont le téléphone portable cesserait de fonctionner et qui rencontrerait, en ville, un sosie puis un autre plus ressemblant à sa propre image médiatique que lui-même. Ou vous seriez le fameux Miguel Auristos Blanco, en train d’écrire Interroge l’univers, il parlera, et tout à coup l’interpellation d’une abbesse candide vous enjoignant, dans votre courrier, à répondre aux Vraies Question, vous découvrirait l’imposture de votre vie de moraliste mondial à la Paulo Coelho. Mais vous pourriez être aussi le jeune blogueur employé en téléphonie qui positiverait à la lecture de Miguel Auristos Blanco lui conseillant de « ne plus faire qu’un avec les choses » ou d’ « apprendre à accepter ». Or ces sages préceptes vaudraient aussi pour tel écrivain, du nom de Leo Richter, invité dans les centres culturels allemands du monde entier, persuadé de vivre une vie dangereuse malgré sa peur pour sa petite santé et auquel, lectrice, vous pourriez demander d’où lui viennent ses idées (question universelle à deux balles) tout en vous identifiant à sa compagne du moment, une Elisabeth cadre au CICR dont les délégués viendraient d’être enlevés en Afrique…

    Fantaisie et gravité   

    On pense au Voyage aux enfers du XXe siècle de Dino Buzzati en lisant Gloire, même si les personnages de Daniel Kehlmann ont plus d’étoffe affective et de présence charnelle que ceux du grand conteur italien. Par ailleurs, c’est bien dans le XXIe siècle postmoderne que nous plonge Kehlmann avec cette suite d’histoires communiquant entre elles, dont la plus émouvante est à la fois la plus « virtuelle». La vieille Rosalie, que son cancer du pancréas condamne à brève échéance, demande à l’auteur s’il ne pourrait pas lui réserver un meilleur sort que de l’envoyer se faire euthanasier à Zurich ? Or Daniel Kehlmann, comme le Marcel Aymé de la nouvelle intitulée Le romancier Martin, parvient à nous faire croire à sa vieille dame tout en négociant avec elle le scénario de sa fin de vie.

    Magie, malice, pénétration sensible, regard critique, voire satirique, mais aussi compassion : telles sont les qualités  de l’écrivain-médium dont le rire qu’il tire de nous à chaque page n’est jamais froid ni blessant. Superbement fluide et chatoyant, musical jusque dans sa parodie du langage des dingues de l’Internet, ce roman en neuf histoires se dévore d’une traite tout en laissant, après lecture, place à une vraie réflexion prolongée. Autant dire que le plaisir de lire Gloire n’a rien de gratuit.

    Kehlmann6.jpgDaniel Kehlmann.- Gloire. Roman en neuf histoires traduit de l’allemand par Juliette Aubert. Actes Sud, 174p.

     

     

     

      

     

     

     

     

     

    Daniel Kehlmann en dates:

     

    1975 Naissance à Munich. Fils du réalisateur Michael Kehlmann et de la comédienne Dagmar Mettler.

    1981 Installation de la famille à Vienne .Etudes de philosophie et de littérature

    2003 Accède à la célébrité avec Moi et Kaminski (traduit chez Actes Sud en 2004), après trois premiers livres.

    2006. Les Arpenteurs du monde. Succès de l’année. Plus d’un million d’exemplaires, traduit en 50 langues. Prix Kleist. Vient de paraître en poche Folio.

  • Pensées de l'aube (44)

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    De l’amour. – C’est aujourd’hui que tout commence, c’est aujourd’hui qu’on reprend tout à zéro, c’est aujourd’hui qu’on efface cet affreux tableau à l’éponge d’eau claire, je veux que ce tableau noir soit blanc comme une âme d’enfant - c’est aujourd’hui que nous allons écrire ensemble, petits, la lettre A et ce qui s’ensuit…

    De l’économie falsifiée. – Ne te laisse pas contaminer, petit, je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis avant de tâcher de le faire en ton nom, toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles adorateurs du Rien – c’est le monde que tu ramèneras à la vie en lui rendant son prix…

    De l’hérésie. – Tout doit disparaître, ont proclamé les Pères de l’Eglise du Tout, tout ce qui ne se soumet pas à Notre Loi qui est celle du Tout doit disparaître par l’épée ou par le feu – tout sera sacrifié sur le bûcher ou la roue, tout sera soumis à la force du Tout et vos Béatitudes vous allez voir ce que nous allons en faire, foi de nous…

    Image : Philippe Seelen. 

     

  • Pensées de l’aube (43)

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    Du jour d’hui. – C’est vous le nouveau ? Par là s’il vous plaît, Monsieur Lundi. Vous avez le visa de transit et le certificat de bonne et due forme ? Oui, c’est cela, la semaine commence toujours bien après le lâcher-prise de vos collègues Samedi et Dimanche. Mais allez, trêve de modalités : voici votre ordre de marche pour le matin. A midi vous prenez une pose : vous avez droit au plat du jour et ensuite vous déclinez tout tranquillement selon la tradition d’un début mars au Luxembourg par temps nuageux à couvert…

    Du jour qui sera. - Le jour est bien levé et lavé maintenant. Un fond de bleus et de blancs cassés, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs ravalées et d’incompréhensible gaîté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit sous la neige qui se retire.

    Du cercle magique. - Dans la chambre du monde, le cercle de la mère et du père et de l’enfant seul ou nombreux forme le cercle du Jeu où le temps semble arrêté sans l’être, où rien ne semble compter alors que tout compte, et le jeu de ce matin sera de renommer les choses et de les classer par ordre d’importance, selon les seules règles du Jeu.

    Image: Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (42)

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    De l’ennui. – Vous avez déjà donné, me dites-vous lorsque je vous parle de tout ce que vous pourriez faire de tout ce temps que vous passez à maugréer en affirmant que plus rien ne vaut le coup, et c’est cela même, pauvre de vous, c’est là qu’est votre problème : ce n’est pas tant que vous n’ayez plus rien à donner, c’est que vous êtes infoutu de plus rien recevoir…

     

    De la petite mort. – Et ça veut dire quoi qu’il n’y a plus aujourd’hui de Dickens si votre cœur bat encore en vous rappelant le seul nom de la petite Dorrit, écoutez... Ah non ? Vous n’entendez rien ? Rien de rien ? Alors là c’est grave si vous n’entendez plus battre en vous le cœur de la petite Dorrit : là c’est carrément inquiétant, ça veut dire qu’en effet Dickens est mort, mais là je remarquerai au risque de vous faire de la peine : mort en vous, ce qui signifie, et là je vous présente mes condoléances, que c’est vous qui êtes pour ainsi dire mort… 

      

    Du reflet. – Tu me dis que la montagne enneigée est belle, d’une façon qui me dis ta beauté à toi, mais ça je ne te le dis pas -  d’ailleurs tout ce que tu me dis de la beauté des choses m’en dit plus sur toi que sur elles, même s’il est vrai qu’elles sont belles, et que ce que j’en dis est une autre façon de parler de toi…

     

    Image: ce qu’on voit de La Désirade à l’aube de ce dimanche 8 mars.

     

     

  • Le temps des masques

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    Le siège de l’Aigle de Carlos Fuentes, une lucide et fascinante illustration de la passion politique
    Nous sommes au Mexique en 2020, sous le règne du sage président Lorenzo Teran, au moment où, celui-ci ayant refusé de cautionner l’occupation militaire de la Colombie par les Etats-Unis, et soutenant par ailleurs l’augmentation du prix du pétrole par l’OPEP contre l’avis des USA, voit son pays puni par ceux-ci qui paralysent, d’un jour à l’autre, tout le système de télécommunications. L’effet collatéral de cette mesure est de forcer les gens à communiquer par lettres, déclenchant du même coup ce roman qui revitalise le genre épistolaire puisqu’il sera simultanément chronique d’une lutte pour la succession du Président (lequel doit être remplacé en 2024), récit d’une conquête amoureuse stendhalienne (un Julien Sorel à la mexicaine mis au défi par une femme supérieurement manipulatrice) recoupant de multiples intrigues de cour ou d’alcôve, réflexions de haute volée (nourries de Plutarque, Platon et Machiavel, entre autres) sur l’histoire contemporaine et l’art de la politique - tout cela porté par une ligne narrative d’une parfaite clarté, avec un mélange d’humour et de réalisme jamais cynique (même si certains des personnages le sont diablement) qu’oriente une grande connaissance des êtres et de la « nécessité».
    La passion politique habite la magnifique Maria del Rosario Galvan, qui fut la compagne de l’actuel ministre de l’Intérieur, Bernal Herrera, type du «juste » humaniste et réservé en lequel elle voit le successeur idéal du Président. A cette fin, elle imagine de se servir (ad interim) d’un jeune homme brillantissime, Nicolas Valdivia, dont elle entreprend l’éducation politique (en lui promettant autre chose « plus tard ») et qui va bel et bien se retrouver au pouvoir en exerçant ses propres talents de jeune fauve sans états d’âme. Un peu comme s’il décortiquait un artichaut, dont chaque lettre du roman représenterait une feuille, le lecteur va découvrir peu à peu, et par le jeu de miroirs de leurs divers correspondants, à travers leurs actes et leurs feintes réciproques, qui sont Maria et Nicolas, avec leur passé respectif et leur drame secret.
    Entre Dumas et Goya
    De la même façon, tous les personnages du roman se dévoilent progressivement, autant par ce qu’ils écrivent que par ce que d’autres lettres apprennent au lecteur, lequel reconstruit finalement l’ensemble du tableau sans la moindre difficulté. Le Président lui-même, et l’intègre Bernal Herrera, comme l’énigmatique Ancien des Arcades (qui rejoue le Masque de fer à sa façon) distillant ses sentences à la manière d’un sage antique, conservent une sorte d’immobilité hiératique, tandis que s’agitent les masques de la Comédie. Et c’est le gluant Tacito de La Canal, directeur de Cabinet du Président dont il lèche les bottes en rêvant de le remplacer, après avoir « couvert » une arnaque financière sans pareille; c’est le fascisant Général Cicero Arruzza n’en pouvant plus de se retenir de casser de l’étudiant ou du paysan ; c’est César Leon l’ancien Président fomentant son retour en multipliant les alliances louches; ou c’est « La Pepa », nymphomane passant d’un homme fort à l’autre. Or, loin de se réduire à des caricatures, tous ces personnages (et il y en a encore beaucoup d’autres non moins bien dessinés à la Goya) ont une histoire personnelle que le romancier détaille de feuille en feuille, jusqu’à nous laisser goûter au cœur de l’artichaut…
    Toute l’œuvre romanesque de Carlos Fuentes est placée sous le signe explicite du Temps, décliné en Temps des fondations (Terra nostra), en Temps révolutionnaire (La mort d’Artemio Cruz) ou en Temps politique (La tête de l’hydre et Le siège de l’aigle), notamment. Or ce qui saisit une fois de plus, à la lecture du Siège de l’aigle, c’est la profonde empathie, la bonté fondamentale de l’écrivain, dénuée de tout sentimentalisme, qui n’en finit pas de parier, sans illusions sur la foire aux vanités, pour un temps plus humain.

    Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins. Gallimard, coll. Du monde entier, 443p.
    Carlos Fuentes. Territoires du temps ; une anthologie d’entretiens. Gallimard, Arcades, 393p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 décembre 2005.

  • Savoir-vivre

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    … Moi j’ai rien contre lui, j'suis pas raciste, tu sais que je suis tolérante: il est ce qu’il est, même s’il prend deux places à lui tout seul je lui fais un prix vu qu’il est là tous les jours et qu’il a fait venir les médias plusieurs fois, et puis à la longue il est presque attachant malgré l’odeur, mais je ne céderai pas sur un point, Maxiboy, là je suis claire : j’exige que ton beau-père s’essuie les pieds quand il entre dans le Cybercafé…

     

    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (41)

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    De ton toi. – Et là, ce matin, devant le miroir de ta salle de bain, tu regarderais ce prétendu proche prétendu familier et tu lui demanderais : et qui t’es toi ? tu te crois le proprio du miroir ou quoi ? et ce corps que tu dis à toi t’en sait quoi ? et ce que tu dis ton âme, pompier que tu es, tu la vois avec les yeux de qui, dis-moi ça ?...  

     

    De la nature. – Le tout malin (je pense par devers moi le tout mariole) affirme que nous avons soumis à jamais l’élément naturel et le voici trépigner dans sa Japonaise écolo sur la route étroite de Notre-Dame des Hauts  barrée par deux avalanches, juste sous le couloir où menace la troisième, et voilà qu’il commence à prier comme une de ces vieilles attardées dont il ricane : Mon Dieu fasse un miracle, Mon Dieu je t’en supplie, Mon Dieu pas moi ! sur quoi le prétendu Dieu lui répond pour la première et dernière fois : du balai…

     

    Des allumées. – Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes, j’veux dire : ces illuminées, Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’allumée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter : sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute des déserts, se clouent aux murs et se saignent, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries, comme l’écrit Françoise Ascal dans son Carré de ciel : «Masquée sous ma vieille peau qui tant bien que mal colmate les brèches, je tente de ne rien laisser apparaître de cette honteuse anomalie : n’avoir pas su grandir »…

     

    Peinture : Aloyse, Musée de l’art brut de Lausanne.

  • Pensées de l'aube (40)

    JLK026.jpgDe la douce folie. – Et ce matin tu t’abandonnerais une fois de plus à l’étreinte de ton vrai désir qu’annonçait le conditionnel de vos enfances, tu serais tout ce que tu aimerais, tu serais une chambre merveilleuse au milieu de la neige revenue ce matin avec une quantité de téléphones, tu aurais des bottes bleues et un banjo comme à sept ans et tu retomberais amoureux pour la énième fois, elle aurait les yeux bleu pervenche de la fille du shérif de tes dix ans et des poussières et de la femme de ta vie actuelle dont tu reprendrais tout à l’heure le portrait songeur, ce serait la journée incomparable de ce 5 mars 2009, tu jouerais de ta plume verte comme d’une harpe pincée sur les cordes des heures et tout à coup les téléphones frémiraient comme autant de jeunes filles impatientes, autant de douce ondines un peu dingues se dandinant sur leur fil comme autant de choristes de gospel dans la cathédrale de neige irradiant au lever du ciel…

    Des recoins. – ce n’est que cela, comprenez-vous, ce n’est que cela qui m’attire chez vous, au milieu des rideaux grenats ou dans vos fauteuils crevés, ce sont les angles brisés à coups de marteau par le vieux Renoir endiablé, et votre lumière est bonne, votre bonne lumière de bar étudiant ou de virée le long de la rivière à quelques-uns qui aimaient Neil Young et Léo Ferré, ce ne serait que cette rêverie retrouvée de nos dix-huit ans adorablement accablés à nous aimer – leurs galas ne sont que ramas de vampires banquiers sur les banquises des médias, nous c’est dans les recoins de vos quartiers bohèmes que nous vivrons encore et encore et après notre mort au milieu de nos enfants silencieux comme des chats baudelairiens…

    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère, laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et diffuse cette aura sans le chercher…

    Peinture JLK : Lago delle streghe, au Devero, huile sur toile, 2008.

  • Pensées de l'aube (39)

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    De la surprise. – De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin : j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans  les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas que t’as déjà vu ça…

     

    De la répétition. – Si les redites t’embêtent, ne cherche pas midi à quatorze heures : c’est qu’elles sont embêtantes ou que c’est de ton côté, mon pauvre toi, que ça manque de répondant vu que tu t’embêtes au lieu de chercher, justement, midi à quatorze heures en prétendant qu’il n’y a pas de miracle et que tout se répète depuis la nuit des temps, tandis que le miracle est de retrouver midi à quatorze heures et le matin en fin de soirée et ton enfance dans la nuit noire avant que toute ta vie te revienne à ta dernière heure…

     

    De l’étincelle. – C’est une question de détail voyez-vous, cela tient à presque rien, le courant passe ou ne passe pas, c’est une question d’attention, c’est cela : c’est une question d’attention qui exclut le regard en croix ou en diagonale, comme on dit, en fait il n’y a que le détail d’intéressant pour autant qu’on le rapporte à La Chose dans son ensemble, voilà ce que je voulais dire : l’important c’est La Chose, tu prends le livre, c’est La Chose, et le détail c’est l’important de La Chose...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Trou noir

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    …Après l’épisode de la Vérité qui sort du puits et s’en va prier le Loup de sortir du bois, celui-ci me lance comme ça : «si t’es un tigre, tu sors du mur !», alors moi j'y vais fissa tout en me demandant de quoi je vais faire sortir le mur avec tout ce Big Bang…
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l’aube (38)

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    De ce qu’il y a là. – Dans le rêve le vieux marcheur me demandait si j’avais bien vu tout ce qu’il y a dans son désert, il disait mon désert et il insistait: mon beau désert, puis il se reprenait : notre beau désert, j’veux dire, et pour lui faire plaisir, comme je dormais, je lui disais qu’il fallait bien ouvrir les yeux pour voir notre désert, et qu’alors on voyait un beau désert plein de choses invisibles quand on dormait les yeux ouverts – mais quel beau désert nous avons là, lui disais-je dans mon rêve, sur quoi je me réveillais et je voyais alors tout ce que nous ne voyons pas faute d’ouvrir les yeux…

    De l’inconséquence. – Tu ne peux pas dire IL FAUT ou ON DOIT sans rien faire: cela t’empêcherait de le faire que de le dire tous les matins de ton air volontaire, allons, assez de morale et de volonté: ne fais que faire mais au sens qui a du sens, allez: il faut vraiment - tu dois vraiment ne faire que faire ce que toi seul peux et dois…

    De l’obstination. – Ils se demandent ce qu’il restera d’eux et tu souris d’un air entendu en retournant à ta table et tu te dis : c’est entendu, rien ne reste de Lascaux pour ceux qui ne l’ont pas en eux et si tu n’as pas en toi le bleu qu’on n’a jamais vu, jamais tu ne le verras, et du même air entendu tu écoutes la musique en toi et souris, une fois de plus, à cet air qui te survivra…
    Image: Philip Seelen

  • Pensées de l’aube (37)

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    Des claires matines. – Les petites heures de la matinée à venir ruissellent de l’horloge suspendue du glacier et cela fait dans la nuit une très imperceptible musique de nuit de harpe ou de cithare ou de cymbalum dans la chambre des enfants de partout, et de petites joues se gonflent à l’unisson sur d’invisible flûtes, et de petites mains courent déjà sur le clavier de la journée à venir…

    De la forme. – Quant à la mise en forme du jour elle tient du miracle, il faut le reconnaître une fois pour toutes quitte à se répéter: les saumons ont frayé et c’est la folle première descente des torrents en toboggan dans le cumul émerveillant des rivières et des fleuves en foules jusqu’à la houle de la mer – et tu te sens ce matin la perfection du poisson de l'aube dans la main de la mer tandis que le jour revient…

    De l’éclaircie. – Il fallait tous les jours à vos mères un coin de ciel bleu pour les encourager, et vous vous gaussiez, vous les trouviez tellement simples alors que vous démêliez l’étant de l’Être du néant du Naître - vous étiez tellement intelligents qu’elles se taisaient humblement, vous étiez tellement importants, chers imbéciles dont vos mères se rappelaient juste la clairière de vos yeux d’enfants…

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui se retirent

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    Celui qui a un faible pour les jardins ouvriers sous la neige / Celle qui prend en grippe la pompe vaticane / Ceux que saisit la passion de la géographie des arrière-pays / Celui qui relit Crevel dans un hôtel miteux des Asturies / Celle qui se rappelle le temps des moulins / Ceux qui ont reconnu la morte sous la glace vitreuse / Celui qui se fait livrer ses caisses de vin du Rhin par la voie des airs / Celle qui bombe le torse pour mettre en valeur sa poitrine de catéchumène demeurée / Ceux qui se rappellent avec nostalgie le temps des corsets à baleines / Celui qui rêve de Punta Arenas au dam de sa fiancée danoise estimant que l’hygiène y laisse à désirer / Celle qui relit les livres de Jane Eyre (elle veut dire Jane Austen) en se rappelant son premier flirt à Lowestoft / Ceux qui découvrent le rouge Rothko / Celui qui mord le sein gauche de Blandine Loup jusqu’au lait / Celle qui se rappelle son arrivée triomphale au local du Club de curling de Bad Ragaz avec son trophée de l’hiver 1933 / Ceux qui se remettent de leur accident survenu le même jour mais à trois endroits différents / Celui qui se rend en Chine avec ses compères de la cagnotte du Café des Acacias / Celle qui regrette les vélos à système de freinage Torpédo / Ceux qui kiffent le kif, etc.

  • Ordo ab chao

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    Ludmila Oulitskaïa et son grand roman de la médiation.

    par Hélène Mauler

     

     

    « […] ce livre n’est pas un roman, c’est un collage. Je découpe avec des ciseaux des petits morceaux de ma propre vie et de celle d’autres personnes, et je colle "sans colle / une histoire vivante sur les lambeaux des jours1". »

    Ludmila Oulitskaïa

    1 Citation d’un poème de Pasternak

     

     

    Il y a des romans qui, au-delà de l’histoire qu’ils racontent, soufflent au visage du lecteur toute la puissance du projet qui les anime. Tantôt en tempête, tantôt avec le calme plein de creux et de rumeurs qui fait vibrer l’air au débouché des grandes plaines d’Asie centrale ou aux confins des déserts africains, ils déploient une onde chahuteuse qui se rit du temps et de l’espace, ils enroulent et tourneboulent les destinées, ils vivent indépendamment des personnages une vie qui est la leur et dont à son tour on aimerait connaître la genèse, décrypter le manuscrit, élucider l’élan – pour découvrir le roman du roman, en quelque sorte.

     

    Ici, le roman du roman, qui est aussi le roman lui-même, se démultiplie à l’infini sitôt ouvert le volume bien sage, carré et compact, que l’on tient entre les mains : des fragments de notes prises à Boston, à Jérusalem ou à Berkeley par des hommes et des femmes de la diaspora juive en quête d’un passé et d’une identité, des courriers envoyés de Vilnius à Jérusalem, de Santorin à Cracovie, de Rio de Janeiro à Haïfa, la retranscription d’une longue conversation enregistrée en Galilée, un télégramme, une carte postale, des documents tirés des archives du NKVD et du KGB,  une brochure touristique « Visitez Haïfa », un certificat de baptême, des extraits de la presse israélienne rendant compte de la visite du pape Paul VI, un extrait du courrier des lecteurs du journal « Les nouvelles d’Haïfa » avec la réponse de la rédaction, des lettres de dénonciation aux autorités de l’Eglise, toute cette matière écrite semble échappée d’un de ces gros dossiers à sangle que l’on trouvait, autrefois, sur les étagères des avocats, des médecins ou des commissaires de police. Collectée feuille à feuille, minutieusement assemblée, entrelacée, tissée, elle dessine un vaste paysage lacéré qu’illumine, radieuse et joyeuse, la figure de Daniel Stein, interprète.

     

    Interprète… Rares sans doute ont été les destins vécus aussi pleinement sous le double signe de la traduction et de la médiation que celui de Daniel Stein, alias Oswald Rufeisen, un personnage réel né dans une famille juive de Galicie en 1922 et mort en Israël en 1998. Jeune homme, dans une Biélorussie annexée par les Russes au lendemain de la Première Guerre mondiale, partiellement cédée à la Pologne, puis occupée par l’Allemagne à partir de 1941, il fait office d’interprète (forcé) entre la gendarmerie allemande, la police biélorusse et la population locale, mais tente aussi de sauver des Juifs en leur transmettant les informations auxquelles ses fonctions lui donnent accès. Démasqué, réfugié dans un couvent de religieuses polonaises, il se convertit au catholicisme et part pour la Terre sainte où il sera ordonné prêtre. Là, il créera une paroisse où, après avoir dit la messe en Polonais, il finira par opter pour l’hébreu, langue véhiculaire des nouveaux immigrants venus de Hongrie, de Russie, de Roumanie. Mais surtout, il militera jour après jour pour que l’Eglise catholique renoue avec ses racines, qui se trouvent dans le judaïsme : riche lui-même d’une double culture juive et chrétienne, mais non reconnu comme juif en Israël parce que chrétien, ayant vécu au plus près le chaos des guerres, l’horreur de la Shoah, les intransigeances de la foi, les défis de la liberté, il consacrera sa vie à jeter des ponts entre deux traditions qui, à l’origine, n’étaient qu’une.

     

    « Mon christianisme s’est révélé une pierre d’achoppement pour mon peuple », constate Daniel Stein à son arrivée en Israël, et c’est ce qui guide sa réflexion comme son action. Hilda, une jeune Allemande immigrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’assiste sans faillir auprès de fidèles venus de tous les horizons, elle aussi au cœur d’un inextricable nœud de contradictions en raison de ses origines, mais aussi de son amour pour Moussa – Moussa qui vit au quotidien la difficulté d’être arabe, « surtout quand on est de confession chrétienne et de nationalité israélienne ». Et c’est autour de ce duo tout d’ombres et de lumière, Daniel et Hilda, que s’organise une superbe réflexion sur la foi, la judéité, la distinction incertaine entre les méchants et les gentils, les assassins et les victimes – et la vie qui avance, trébuche et reprend – ou pas – sa marche, parce que l’on se trouve à tel endroit, à tel moment, parce que l’on reçoit une lettre, un livre, une convocation, un signe du destin, bon ou mauvais…

     

    H.M.

     

    Ludmila Oulitskaïa. Daniel Stein, interprète. Traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2008, 526 pages.

    Cet article est à paraître dans Le Passe-Muraille, No77, en avril 2009.

     

  • Pensées de l'aube (36)

    Pensées5.jpgDe la déréliction. – On entend le bruit des machines, toute une rumeur dans les immeubles muets, les poumons d’acier fonctionnent, donc les centrales restent en activité, tout est sous contrôle de ce côté-là, tout baigne, les veilleuses diffusent toujours leur lueur verte, sinon pas âme qui vive à ce qu’il semble dans les immeubles sourds, qui que ce soit dans les immeubles aveugles avant qu’on ouvre les yeux pour constater qu’on est encore là…

    De la destruction. – Ce qui les intéresse est essentiellement cela : que tout s’effondre, à vrai dire ils se délectent de cet affaissement général et de cet abaissement particulier, ils l’avaient bien dit, ils se réjouissent de cet écroulement de tout alors qu’ils restent sur le bord qu’ils disent le bon bord - ils restent là purs et blancs, répétant que les enfants il suffit d’en refaire, ils l’avaient prédit : ils avaient raison vont-ils répétant, souriants, les apôtres gris…

    De la question. – Nos lettres sont restées sans réponses et vous restez muet, vous restez sourd, ou nous en concluons que vous n’avez rien reçu, vos assesseurs nous font comprendre que vous n’avez pas que ça à faire et nous conseillent de nous adresser aux guichets des services concernés, n’importe: nous sommes encore des tas de crétins à frapper à votre porte, ce matin, et nous savons que vous lorgnez par le judas, mais sans doute sommes-nous indignes de votre regard et même de votre silence, et nous restons-là tout pantelants, mendiants de Dieu sait quoi…

    Image: Philip Seelen