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Le chapeau de Grossvater

Pour Pascal Janovjak

Où l’on voit que la file d’attente d’un McDrive peut être le lieu propice à de singulières associations de souvenirs. De l’indéniable parenté liant Grossvater et le poète Robert Walser. D’une certaine Suisse farouche.

C‘est en attendant mes rognures de poulet moutarde sous le cinglant soleil de midi, dans la file du McDrive, que je me suis rappelé tout à coup, l’autre jour, que Grossvater était mort pour avoir oublié son chapeau à la promenade de cette journée de printemps d’il y a plus de vingt ans de ça, le lendemain de laquelle il succombait à l’insolation dans son lit de L’Etoile du Matin, au terme d’une longue vie d’obscur bon Suisse, et du même coup je resongeai à la fin du poète Robert Walser, à l'hiver 1956, au milieu d’un champ de neige, le jour de Noël, au bas de la pente blanche où des enfants le retrouveraient, et son chapeau non loin de là.
Leur chapeau est apparement le seul objet qui relie les deux personnages si différents l’un de l’autre que furent Grossvater et Robert Walser, mais ce chapeau est un monde. C’est l’insigne de la décence paysanne suisse. Grossvater et Robert Walser l’enlevaient de la même façon devant les femmes et le photographe. On connaît la photo de Robert Walser posant en costume du dimanche le long d’une route de campagne, la tête découverte, son chapeau et son parapluie tenus de la main droite. Or Grossvater posait de la même façon solennelle, et c’est du reste par cette photo de Carl Seelig que je me suis avisé, pour la première fois, de l’indéniable ressemblance physique qui appariait aussi bien Grossvater et le poète.
Celui-ci confiait un jour à une amie, dans une lettre, que son nouveau chapeau (sûrement celui de la photo), qu’il disait démodé et de façon allemande, lui avait coûté douze francs, et sans doute Grossvater eût-il été le premier à remarquer qu’il s’agissait là d’une somme, mais je n’en suis pas moins convaincu que ce ladre, qui lésinait devant la moindre dépense, se fût fait lui aussi violence pour avoir l’air un peu comme il faut.

Pour lors j’observais les nouveaux Sri Lankais du McDrive, à l’inexpérience desquels nous devions de tant lanterner; et malgré leur gaucherie je me disais: chez eux aussi quel souci de décence ! Avec quelle digne pénétration ils composaient les fameux menus Mac le Marin ou Happy Meal, et avec quel air avenant ils remettaient la marchandise à l’important conducteur du 4x4 Cherokee ou à la mère de l’enfant unique gesticulant à l’arrière de la Toyota Cressida.
Au même moment, j’imaginais la stupéfaction de Grossvater ou de Robert Walser à l’observation d’un tel manège. Qu’on pût se sustenter sans quitter l’habitacle de son véhicule: c’étaient bien là les Temps Modernes!
Fort de ses apprentissages au Ritz de Paris, puis à L’Hôtel Royal du Caire, Grossvater n’y eût probablement trouvé que de nouveaux arguments sur le manque de style du système américain, qu’il décriait souvent à la table de la Stube, tandis que Walser y verrait peut-être un signe plus inquiétant encore de l’extension de tout un empire de forfanterie et de vulgarité. Et je me figure d’ici leur façon commune de secouer la tête sans mot dire, et tout ce que dit ce geste !
Un placard publicitaire voyant proclamait tout à côté, en grandes lettres surmontant l’effigie du nouvel Hyper Mac, qu’avec celui-ci nous attendait Une Autre Vie; mais je continuais à songer, pour ma part, à l’incongruité que représentait, dans un tel monde, un objet de l’espèce du chapeau de façon allemande de Robert Walser et de Grossvater.
Est-ce à dire que je pensais inimaginable la survivance de tels individus dans l’univers du McDrive ? Certes non, et je ne doute pas que les Sri Lankais les serviraient avec la même affabilité qu’ils montraient à tout un chacun. Il me plaît même de conjecturer quelque complicité entre eux, l’occasion étant donnée à Grossvater d’exercer un peu ses vestiges d’anglais, ou à Robert Walser d’entreprendre quelque divagation sur son goût particulier des emplois subalternes.
En cela aussi, d’ailleurs, lui et Grossvater se rejoignaient. La vie de l’un et de l’autre n’évoquait-elle pas la même retraite progressive dans l’humilité et le marmonnement solitaire ?
Que l’un eût rempli des milliers de pages d’une prose originale à tout crin, tandis que l’autre ne fut jamais capable que de réciter ses interminables moralités rimées, ne m’empêche pas de percevoir entre eux plus de résonances, liées à une certaine Suisse farouche, qu’entre deux littérateurs d’égal génie ou deux petits employés semblablement bornés.

J’imagine fort bien, au reste, Grossvater apparaissant dans un récit de Robert Walser.
Ce pourrait être, en premier lieu, ce jeune groom passé de sa cour de ferme des cantons primitifs aux splendeurs capitonnées des palaces d’Europe, debout avant tout le monde et veillant chaque nuit sur ses manuels de savoir-vivre et ses dictionnaires en diverses langues.
Dans la fantaisie de Robert Walser, cet employé modèle est courtisé par une riche héritière de Vaduz au prénom romantique de Merline, mais c’est à la femme de chambre Agatha, sa compatriote, qu’il confie ses projets d’avenir.
Ce qui séduit Walser chez le Grossvater des grandes espérances juvéniles, c’est le mélange de timidité et de sourde détermination, de bon sens et de curiosité, de simplicité et d’humour de vieille souche dans tous les rôles qu’il endosse, les plus humbles ne l’ayant jamais rebuté pour autant que sa dignité fût préservée. La sobriété du jeune homme, et sa réserve cérémonieuse à l’endroit des personnes du beau sexe, le fait railler par certains de ses collègues italiens ou français, mais à le mieux connaître on découvre que son austérité cache une malice et que son souci de l’économie est dicté par l’ambition de régenter un jour son propre hôtel, quelque part entre l’Egypte et Salonique.
Walser comprend cette aspiration à s’élever dans les étages de la société, il lui plaît même de représenter un jeune Grossvater entreprenant, avançant piano ma sano, à peine troublé par l’étalage de richesse des uns ou la lubricité de certaines clientes (ce doit être un plaisir spécial que de faire rougir cet empoté à fières moustaches de Habsbourg), mais c’est dans la déroute de Grossvater et d’Agatha, la ruine de leurs espoirs découlant de l’imbécillité mondiale, la désillusion, le retour au pays, la Grande Guerre et ses calamités, que le poète trouve vraiment en Grossvater un petit homme selon son goût.

Qu’était-ce que cette Autre Vie que nous annonçait le nouvel Hyper Mac ? Pourquoi Grossvater avait-il adhéré par la suite à l’Eglise Adventiste du Septième Jour ? Quelle force poussa Robert Walser à écrire des milliers de pages, et pourquoi y renonça-t-il longtemps avant de s’effondrer au bas de la pente de neige ? Enfin quel chemin avait été celui de la Sri Lankaise aux grands yeux avenants qui me tendait à présent l’objet de ma commande au guichet du McDrive ?
Je n’eus pas, alors, loisir de ressasser longtemps ces questions. Je ne cessai cependant, et je n’ai cessé, jusqu’à l’instant, de songer à ces deux vies que tout séparait apparement, n’était un chapeau passé de mode.
Un autre jour je pourrais imaginer la rencontre de Grossvater et de Robert Walser au service militaire, par exemple dans la grasse campagne de l’Emmental. La chose est tout à fait envisageable et permettrait de se faire une idée du poète sous l’uniforme tel qu’aurait pu le voir Grossvater.
A l’en croire, Walser serait plutôt du genre bon type, quoique parfois impénétrable, voire criseux. En tout cas rien de l’intellectuel de la ville qui se monte le coup. C’est au hasard d’une conversation, une nuit à la garde, sous les étoiles semblables à celles du désert, que Grossvater a appris que son compère fusilier avait lui aussi pas mal voyagé et qu’il écrivait un peu à ses moments perdus.

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