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littérature

  • Une femme sensible

     

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    En (re)lisant Le prix de l'idiot et Le

    Journal d'Edith de Patricia Highsmith

    Il est de basses méchancetés, comme il en est de bonnes, qui procèdent de l’innocence bafouée et de la révolte contre l’injustice. Les vraies méchantes gens affectent volontiers des airs de belles âmes, tandis que certains êtres foncièrement bons en arrivent à se montrer méchants à seule fin de résister à ce que la vie a d’insupportable, et tel me semble le cas de Patricia Highsmith, dont les personnages se défendent comme ils peuvent des iniquités subies, ainsi qu’on le voit dans la terrible nouvelle intitulée Le prix de l’idiot.
    C’est l’histoire d’un homme comme les autres qui s’attendait à couler une bonne petite vie avec sa femme Jane, intellectuellement vive et sexy lorsqu’il l’a rencontrée, et qui s’est empâtée et se traîne en savates depuis que la fatalité les a gratifiés d’un enfant trisomique auquel elle se consacre comme à une “mission à plein temps”.
    Un soir de grisaille où lui pèse également son job de conseiller fiscal, l’idée d’étrangler son enfant lui passe par la tête, et c’est sur cette lancée d’obscure fureur que, se retrouvant par les rues de Manhattan, il se jette soudain sur un passant qu’il tue de cette façon et traîne dans un coin sombre non sans lui arracher un bouton de son pardessus.
    Sur quoi la méchante Patty note, sans forcer pour autant le trait, que Roland Markow s’est retrouvé “en pleine forme” le lendemain de son meurtre, et que c’est avec un sentiment de dignité restaurée qu’il reprend goût à la vie avec son bouton en poche, et je comprends cela très bien, pas un instant je ne suis tenté de lui jeter la pierre même si le bouton a coûté cher à un pauvre type passant par là, dont le sort pourrait alors faire l’objet d’une autre nouvelle: la story d’un certain Francisco Baltar, quarante-six ans, ingénieur espagnol en voyage d’affaires à New York et se trouvant ce soir-là par hasard dans la 47e Rue Est...
    En l’occurrence cependant, c’est de Roland Markow qu’il s’agit, dont l’enfant (un cas sur sept cents) a décroché un chromosome surnuméraire à la loterie Pas-de-chance. Un type comme nous tous, qui eût aimé voir son gosse jouer avec les autres et lire un jour les histoires de Robert Louis Stevenson, alors que le petit crapaud (c’est la méchante Patty qui parle de “crapaud”) ne sera jamais capable même de déchiffrer la notice d’un paquet de corn flakes.
    La méchante Patty l’a noté sans pitié: “Bertie avait de fins cheveux roux, une petite tête au sommet et à la nuque aplatis, un nez court, épaté, une bouche pareille à un trou rose, à jamais ouverte, d’où pendait presque sans trêve une langue énorme. Sa langue était traversée à l’horizontale de bourrelets d’allure plutôt repoussante. Bertie bavait en permanence, bien entendu”.
    Ce méchant “bien entendu” est une réponse aux belles âmes qui argueront que Bertie, bien entendu, fait partie de l’admirable plan de Dieu. Et le bouton dans la main du père n’a pas d’autre signification symbolique: c’est le tribut repris par le père humilié au méchant Dieu.
    (En lisant Le prix de l'idiot)

    Il me semble que c’est un certain goût du bonheur terrestre, et la tendresse bienveillante qu’elle voue à ceux qui en bénéficient tranquillement, ou qui en rêvent, qui rend Patricia Highsmith si intransigeante et même si féroce à l’égard de ceux que leurs frustrations ou leur puritanisme poussent à décrier toute jouissance ou toute joie spontanée, et tel est le sourd combat qui se mène dans son dernier roman, sur fond de délire sectaire à l’américaine, entre une jeune homme plein de santé et son père glissant tout à coup dans le fanatisme religieux pour compenser l’infériorité dans laquelle le relègue le développement de son fils.

    Ce qui est significatif là-dedans, c’est que la dérive religieuse du père, comme celle de toute une partie de la société locale à la même époque, découle d’un besoin compulsif très élémentaire, qui se nourrit d’une littérature de bas étage et va de pair avec le retour en force des Républicains de l’ère Reagan. Rien là-dedans de vraiment profond. Rien non plus du fanatisme mystique détaillé vingt ans plus tôt par Flannery O'Connor dans les Etats du Sud, alors même que la romancière elle-même ne touche jamais aux profondeurs métaphysiques, se bornant à l’observation de la vie comme elle va. Les paumés de Flannery et ceux de Patty se ressemblent, mais le point de vue de la catholique est évidemment tout différent de celui de l’agnostique, même si toutes deux manifestent la même attention à la détresse humaine, et la même compassion. (En lisant
    Ceux qui frappent à la porte)

    Il n’y a pas trace, chez Patricia Highsmith, de ce qui fait un grand style ou une grande ambition littéraire au sens classique d’un Henry James qu’elle admirait tant, et pourtant ses meilleurs livres, comme Le Journal d’Edith, relèvent bel et bien de ce qui fait l’honneur de la littérature par la résonance émotive qui s’en dégage et par le sérieux de son approche de la réalité humaine, enfin par la beauté “intérieure” d’une écriture tirant du langage courant les mêmes ressources que celle d’un Simenon.

    Au fil des pages du Journal d’Edith se dessine, dans un milieu qu’on présume d’abord émancipé d’intellectuels américains libéraux à l’époque de la guerre du Vietnam, le portrait d’une femme sensible et intelligente que ses positions “de gauche” portent à croire que tout va forcément bien tourner, à proportion de sa foncière bonne foi. Or ce qu’elle va découvrir, c’est ce qu’on pourrait dire le froid du monde. Incapable de pallier seule l’absence du mari et père très-pris-par-son-job, elle-même n’a pas assez de force ni de rayonnement affectif pour retenir son fils sur la face lumineuse de la vie. Or ce qui est poignant, et très bien trouvé du point de vue de l’invention romanesque, c’est de lire parallèlement, dans son journal intime, le récit de l’épanouissement progressif du garçon, alors que nous voyons celui-ci sombrer en réalité dans l’imbécillité et l’abjection.

    (En lisant Le journal d'Edith)

  • La beauté sur la terre

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    Carnets de Thierry Vernet


    Thierry Vernet s’est éteint au soir du 1er octobre 1993, à l’âge de 66 ans, des suites d’un cancer. Genevois d’origine, le peintre avait vécu à Belleville depuis 1958 avec Floristella Stephani, son épouse, artiste peintre elle aussi. Thierry Vernet avait été le compagnon de route de Nicolas Bouvier durant le long périple que celui-ci évoque dans L’Usage du monde, précisément illustré par Vernet.
    A part son œuvre peint, considérable, Thierry Vernet a laissé des carnets, tenus entre sa trente-troisième année et les derniers jours de sa vie, qui constituent une somme de notations souvent pénétrantes sur l’art et la vie.


    « La beauté est ce qui abolit le temps »

    « Je ne sais pas qui je suis, mais mes tableaux, eux, le savent ».

    « Mille distractions nous sollicitent. La radio, le bruit, le cinéma, les journaux Autrefois on devait être face à face avec son démon, on devait patiemment élucider son mystère. Maintenant, vite, entre deux distractions, on doit tout dire, avec brio de chic, faire son œuvre en coup de vent. A moins… à moins de résister aux distractions ».

    « L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser ».


    « D’heureux malgré le doute, arriver à être heureux à cause du doute ».

    « Faire la planche sur le fleuve du Temps ».

    « C’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie ».

    « Aux gens normaux le miracle est interdit ».

    « Il suffit de voir qui réussit, et auprès de qui, pour être rassuré et encouragé ».

    « Nous vivons, en ce temps, sous la théocratie de l’argent ; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux ».

    « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose ».

    « D’abord la sensation est souveraine, ensuite le tableau est souverain. Entre ces deux souveraientés, il y a la révolution ».

    « Dieu est éternel, le diable est sempiternel ».

    « En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l’éclairage ».

    « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».

    « Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées ».

    « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    « Monsieur Pomarède, mon voisin retraité de la rue des Cascades, me voyant porter un châssis, me dit : « Vous faites de la peinture, c’est bien, ça occupe ! »

    « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    « Je me bats, et il est normal qu’à la guerre on prenne des coups ».

    « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    « Si l’on tue en soi-même l’espérance du Paradis, on n’hérite que de l’Enfer. C’est, me semble-t-il, le choix de notre civilisation ».

    « La foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose ».

    « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant ».



    « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ».

    « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais.

    Le 4 septembre 1993, et ce fut sa dernière inscription, Thierry Vernet notait enfin ceci : « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

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    492232422.JPG1320679572.JPGÀ lire aussi: Correspondance des routes croisées, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (1946-1964), fabuleux "roman" dialogué d'une amitié.

  • Dialogue d’Imre et de Kertész

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    En lisant le Dossier K.

    Imre Kertész raconte, au début de ce Dossier K. que tout lecteur d’Etre sans destin, du Refus ou de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas se devrait de lire absolument, que c’est à la suite d’une tentative manquée d’« interview approfondie » avec un ami éditeur qu’il a entrepris de composer cet entretien entre Imre et Kertész, à moins que ce ne soit entre Imre l’un et Imre l’autre, en alternance avec Kertész l’homme et Kertesz l’écrivain, sans compter la mise en abyme constituée par chacun des livres composés par Imre Kertesz et ses trois vies successives en Hongrie d’avant la guerre, au camp de concentration puis dans le Kafkaland communiste, pour ne pas parler de sa quatrième vie actuelle subdivisée en plusieurs vies de couple… et tout de suite l’enjeu de cette espèce de reprise autobiographique à deux voix se fait jour, qui met en balance la vérité de la fiction et celle des faits. Qu’a dit le romancier et qu’a-t-il tu, pourquoi telle scène à forte charge dramatique a-t-elle été gommée de tel roman alors que tel détail apparemment insignifiant y trouve un relief finalement plus révélateur ? Bref, comment Kertész s’est-il écrit en romans alors que Jean Améry (qu’il cite souvent et dont Actes Sud vient de publier une grande biographie) s’écrivait en essais, et comment parler aujourd’hui de tout ça alors que sa qualification d’auteur « pour mémoire » l’associe désormais, Nobel à l’appui, à une commémoration incantatoire le ramenant à une sorte de honte dont témoigne notamment la note saisissante qu’il prend lors d’une « visite » à Auschwitz, en 2000, qui le laisse positivement dégoûté, relançant celle qui l’habitait à sa sortie du camp.

    Or ce n’est pas « un document de plus » mais un dialogue vivant relevant d’une maïeutique peu commune que ce livre, puisque celui qui questionne et celui qui répond ne sont jamais figés dans le même rôle mais « inventent » à tout coup comme le ferait un romancier. Kertész voit d’ailleurs un roman dans cette conversation de haute volée existentielle et littéraire, profonde et légère à la fois, modulant une présence attachante quoique réservée, nimbée de pudeur et frottée d’humour, hommage rendu au plaisir d’écrire et à la vie qui continue, acceptation des contradictions de celle-ci, où cohabitent maladie, dépression, santé, joie de vivre…

    63da3ba52765310e12ff5494700820b5.jpgImre Kertész. Dossier K. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Uzsvai et Charles Zaremba. Actes Sud,204p.

  • L'Auteur est dans la malle

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    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc il n’y a, selon toi, que l’Auteur ?

    Moi l’un : - Il n’y a que l’Auteur à majuscule radieuse, et qui n’a pas de nom ou qui a tous les noms, c’est du kif.

    Moi l’autre : - Qu’entends-tu par là ?

    Moi l’un : - J’entends que, dès l’Origine dont nous ne savons rien, aux fins dernières qui n’ont pas encore trouvé de mots pour les dire, il n’y a qu’un souffle de Verbe et qu’une signature dont le Nom ne se dit pas. L’auteur de la Genèse n’a pas de nom. L’auteur de l’Apocalypse est peut-être Jean, mais c’est juste pour l’Etat-Civil alors qu’il n’est même pas sûr que ce soit le Jean auquel on pense… Le Jean de l’Apocalypse désigne sûrement, en effet, un tas de gens.  Et tu sais bien que le nom d’Homère a été discuté. Le gag, que raconte Umberto Eco, dont le nom n’est lui-même qu’un écho d’Ecco, c’est que ceux qui ont mis en doute l’attribution de l’œuvre en deux volumes d’Homère à Homère ont abouti finalement à la conviction que l’œuvre d’Homère n’était pas d’Homère lui-même mais d’un parent d’Homère, du nom d’Homère...     

    Moi l’autre : - Ainsi le nom de l’auteur, pour ainsi dire interchangeable, n’a-t-il aucune importance à tes yeux, et cette notion de tiers inclus ne serait qu’une faribole ?

    Moi l’un : - On pourrait le penser en oubliant la malle, mais tu le sais autant que moi : tout est dans la malle, et c’est là que ça devient intéressant, pour l’identification fine de l’auteur, libéré de sa majuscule, et pour ce qui touche au tiers inclus. On entre là dans la comédie littéraire. Divine comédie : Dante Alighieri a bel et bien un nom, et je le vois bien signer à la FNAC, avec sa couronne de lauriers, comme Amélie Notoire en chapeau de sorcière à la Potter. Sinon, l’Auteur à majuscule ne serait qu’une marque comme celles qu’on voit aujourd’hui dans le ciel du marché mondialisé : UBS ou MICROSOFT über Alles. Dans cette logique marchande MOZART est une marque cotée en Bourse, tandis que la malle recèle un trésor pareil à celui de l’île fameuse, et l’expédition n’est autre que le tiers inclus. Cela n’a rien à voir, soit dit en passant, avec la théorie barjo de la disparition de l’auteur, pas plus qu’avec la surévaluation démagogique du tiers inclus qui fait dans l’hommage aux petites mains. 

    Moi l’autre : - Tu me sembles passer un peu vite sur le dévouement sans bornes des invisibles qui travaillent à la seule gloire de l’Auteur, mais passons. Parlons plutôt de ce que tu reconnais bel et bien comme le tiers inclus…

    Moi l’un : - Si je ne m’étends pas sur la noble cohorte des assistants de l’Auteur à majuscule et gilet coin-de-feu, entre Admirable Compagne, et Coach amical ou professionnel, plus toute la kyrielle de parents et amis qu’une nouvelle vogue consiste à remercier désormais au titre du tiers inclus, ce n’est pas du tout par mépris mais parce que cette attention aux invisibles cache, je le crains, autre chose. Nier la réalité de l’auteur, sans majuscule, au profit du Texte, devenu seule Origine et seule Fin de l’écriture, relève d’une esthétique que je récuse, car c’est nier implicitement le primat de la voix, c’est nier le rythme, c’est nier l’aura d’une personne unique et irremplaçable, corps et esprit sans lesquels le texte serait lettre morte. Cela étant j’aime bien l’idée que le non moins irremplaçable Carl Seelig soit une sorte de tiers inclus dans la survie de Robert Walser. Hommage aussi à tous les invisibles – hommage à l’invisible et non moins irremplaçable dactylographe de Georges Haldas, mais demande-t-elle seulement qu’on lui bricole une statue ?

    Moi l’autre : - Par extension, ne pourrait-on pas dire que la Petite Mère d’Haldas, comme il l’appelle, ou l’Homme Mon père, participent aussi du tiers inclus ?

    Moi l’un : - Cela va de soi, comme le grand-père de Thomas Bernhard, Madeleine Gide même quand elle brûle les lettres de son mari la trompant avec Marc Allégret, ou Berthe Ramuz qui accepte de ne plus peindre pour se consacrer au seul ravaudage des bas bruns du Maître.

    Moi l’autre : - D’autres exemples, Malus ou Bonus, qui aient joué dans ton propre travail ?

    Moi l’un : - Trois exemples entre mille : le premier est cette admirable déclaration du Doyen grave de la Faculté des Lettres de Lausanne nous déclarant, en 1967, dans sa séance d’accueil, que nous n’étions guère bienvenus en ces lieux si nous aimions la littérature, car en ces lieux la littérature s’étudierait scientifiquement. Je me le suis tenu pour dit et ne me suis plus consacré désormais qu’à mon Amour majuscule de la Littérature. Le second fut cet autre mot de Vladimir Dimitrijevic qui me dit, après avoir publié mon premier livre, que j’allais réaliser tous ses rêves d’écrivain. Le même Dimitri a opposé un déni total aux livres que j’ai publiés, vingt ans plus tard, après notre séparation pour motifs graves, chez Bernard Campiche, mais l’élan était donné et ma reconnaissance à Dimitri reste entière. Et le troisième cadeau d’un tiers inclus, entre tant d’autres, fut le désir de  l’homme de théâtre Henri Ronse de me voir écrire une série de proses fuguées, qui m’a inspiré Le Sablier des étoiles, écrit pour Henri en peu de mois, comme une lettre à un ami.

    Moi l’autre : - Il y a là du mimétisme décrit par René Girard, qui estime que notre désir procède, pour beaucoup, du désir de l’autre. Nous écrivons forcément par et pour l’autre, et cet autre est légion, qui écrit à travers nous.   

    Moi l’un : - Comme je le disais tout à l’heure : tout est dans la malle. Je fais allusion, bien entendu, à la malle de Fernando Pessoa, contenant son œuvre non encore publiée. La malle contient aussi les manuscrits de Walter Benjamin non publiés de son vivant et les manuscrits non publiés de son vivant de Franz Kafka. L’Auteur est dans la malle avec parents et enfants, libraires et bibliothécaires, censeurs et encenseurs - tout est dans la malle…

     

     

    Pessoa2.jpgPS. Le titre de ce texte me vient de mon ami René Zahnd, tiers inclus à son insu.

     

     

    Images: Béatrice, Tierce incluse de Dante Alighieri; la malle de Fernando Pessoa.

     

     

  • Divtseserimnet aotomunal

    littérature
    Le creaveu hmauin lit dnas le dsérorde


    Sleon une étdue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des lteetrs dans les mtos n’a pas d’ipmortncae. La suele coshe ipmortnate est que la pmeirière et la drenèire ltetre sionet à la bnone pclae. Le rsete puet êrte dans un désrorde ttoal snas cuaser de prbolème de letcure. Cela prace que le creaveu himaun ne lit pas chuaq ltetre dstinciteemnt et à la stuie, mias le mot cmome un tuot.

    Cttee rvéélaiton ve-t-lale ficaliter la tchâe des cnacres dans les éocles ? Et les hmomes se cmoprenrdont-ils miuex en s’exrimpant dans le désrorde ? Le dréosdre mnodial va-t-il bnéfiécier de ce nuovaeu mdoe d’exrpession en nuos fisanat vior la réatilé d’un oiel noavueu ? L’vaneir de l’epsèce hamuine s’en truoerva-t-il chngaé, voire aémiolré ?

    L’édtue de l’Uerisnivté de Cibramdge plare de leutcre mias pas d’esspreixon olrae. Si vorte ceervau lit chqaue mot cmmoe un tuot, tuot se cpmlioque au memont de vuos empxrier de vvie voix !

    Si vuos lsiez : « Le cehin oibét à son mtaîre », vuos ne pvouez oodnrner à votre cbles : « Moédr, dnone la pttapae à pnapouet ! » Le pruave Mdéor n’y pgiera que piouc ! De mmêe la crtlaé du Tjéléouarnl rsqiue de piâtr du pssaage des mtos éicrts aux mtos écnonés à 20 hurees par Pactrik Pvoire de Cazhal. Rien que Mdaame, Msonieur, Boionsr ! » jetetra la csonfuion dnas le caerevu des téésltpeucaters les puls déots en la mtraièe…

    On viot arlos la litmie de l’iérntêt de l’édtue fauemse. Ce qui se lit frot bien ne psase pas à la tléé. Est-ce à drie que le cevreau huiamn n’a pas été cçnou pour fonnonctier à plein rmiége en fcae d’un piett écran ? Tllee est puet-êrte la quioestn fonnemdatale à mteédir suos le cauqse de la cousfeife...

    Peinture: Pierre Omcikous

  • Sollers à Salzbourg

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    Le camouflet le plus cuisant de sa carrière publique serait-il évoqué dans ses Mémoires ? La question en contient une autre : l'écrivain est-il capable d’autodérision ? La lecture d'Un vrai roman, récit autobiographique paru en 2007, n'a pas permis de répondre par l'affirmative... 
    La publication des Mémoires de Philippe Sollers, intitulés Un vrai roman, n'a pas révélé, à propos d’un épisode de son cursus public vécu par l’écrivain à l’hiver 1983 à Salzbourg, la part d’autodérision qu’on eût pu attendre d’un auteur septuagénaire et qui en a vu d'autres, comme on dit. Tel est le constat que je relance un lustre plus tard et non sans malice, moi qui ai assisté à la scène pour en goûter tout le sel, alors que Sollers lui-même ne pouvait qu’en éprouver la part mortifiante, sans se douter de l’identité de celui qui lui fit subir alors le camouflet le plus cuisant de sa carrière, qui plus est en Autriche.
    Je résume les faits : le 31 novembre 1983, au Mozarteum de Salzbourg, Philippe Sollers, qui s’apprêtait à connaître la griseries de la popularité débondée, après la parution de Femmes, était invité par l’Alliance française locale pour une conférence toute consacrée à Mozart, dans la salle dite die Kleine, la Petite. Or ce même soir, dans la salle du Mozarteum dite die Grosse, la Grande, le Goethe Institut conviait l’écrivain autrichien Thomas Bernhard à parler d’un livre en chantier dont la lectures des pages inédites serait, selon le vœu de l’auteur, agrémentée de parties jouées à l’accordéon, en allemand ZiehHarmonika.
    Je reste objectif : ainsi ne puis-je que souligner le fait que Philippe Sollers, qui n’avait rien lu de TB à cette date, ne pouvait par ailleurs subodorer l’identité de celui qui allait lui voler la vedette, en attirant irrésistiblement le public salzbourgeois de la Petite vers la Grande, au fur et à mesure que la soirée passait et que s’amplifiaient les improvisations de TB à l’accordéon, parfaitement audibles de la Petite comme l’a compris le lecteur moyen. Or il va de soi que Frau Doktor Gesualdo Von Bock, directrice de l’Alliance française de Salzbourg, autant que moi-même, Herr Doktor Ebehard Safranski, son trésorier, avons tout fait pour empêcher Philippe Sollers de quitter la Petite pour la Grande afin d’y protester contre la nuisance que représentait assurément l’accordéon traité à la manière d’un instrument percussif, entre Bartok et Boulez, tant notre souci d’éviter le moindre désaccord avec le Goethe Institut nous tient lieu d’éthique de proximité.
    Philippe Sollers ne subit donc, ce soir-là, qu’une humiliation restreinte, qu’il ne tarda à compenser en séduisant, au dîner qui suivit, la fille aînée de Frau Gesualdo, cette peste de Ludivina à la diabolique beauté, qui se sera fait un plaisir, en l’épuisant sous ses ruades et palotades, de lui révéler QUI était à l’origine de sa déconfiture. En tout état de cause, l’incident a tant fait jaser à Salzbourg que Paris n’a pu qu’en avoir vent, et comme rien de ce qui est de Paris n’est étranger à Sollers…

  • Moi parler joli français...

    Les francophones peuvent-ils déjouer le provincialisme parisien ? Note de 2006. 

    La francophonie littéraire est-elle un reliquat du colonialisme hexagonal, ou l’expression d’une réalité multiculturelle en voie de plus ample reconnaissance ? Un festival francophone largement déployé en France, qui fut aussi l’invité d’honneur du récent Salon du livre de Paris, suscitant une quantité de publications et, dans les médias, moult dodus dossiers (tels ceux du Magazine littéraire et de Libération), constituent autant de signes apparemment positifs, notamment pour la meilleure information du public. Celui-ci découvre, chez des auteurs rarement étudiés à l’école ou cités dans les anthologies, un usage de la langue souvent plus proche de son expérience vivante que le français plus « châtié » des écrivains de France. En outre, une circulation transversale s’établit entre les diverses communautés francophones à l’occasion de telles manifestations. « La langue française a un rôle fédérateur pour beaucoup d’auteurs hors de France», remarquait ainsi le romancier congolais Alain Mabanckou lors d’un débat public, où Bernard Pivot se félicitait pour sa part de l’enrichissement de la littérature française actuelle par ses « périphéries ».
    Pourtant, la seule opposition d’un « centre » et d’une « périphérie » ne signale-t-elle pas une distinction de fait entre écrivains français de France, ou auteurs « naturalisés » par l’instance de consécration de Paris, et « francophones » d’outremont ou d’outremer dont seul Paris, une fois encore, désigne les mérites ? L’Académicien ex-avant-gardiste Robe-Grillet ne peut réprimer un sursaut d’horreur lorsque le romancier marocain Tahar Ben Jelloun a le front de lui demander s’il se considère lui aussi comme un francophone. Et quand Edmonde-Charle Roux, de l’Académie Goncourt, constate que Maurice Chappaz s’exprime dans « un très joli français », sans doute estime-t-elle lui rendre justice. De la même façon, les rédacteurs des nouveaux dictionnaires de littérature française qui accueillent désormais les francophones se considèrent-ils probablement bons princes en se « penchant » sur tel Vaudois, tel Antillais ou tel Algérien.
    Du point de vue de l’édition, de la répercussion médiatique et de la diffusion en librairie, les francophones (province française comprise) restent cependant les éternels oubliés du centralisme parisien, et tous les débats lénifiants n’y changeront rien. Le Tunisien vaudois Rafik Ben Salah, dont le talent vaut bien celui de moult auteurs reconnus à l’enseigne de Gallimard ou du Seuil, reste ignoré en France du seul fait qu’il publie à L’Age d’Homme. De la même façon, lorsque Anne-Lou Steininger publie chez Gallimard un premier livre, les médias la célèbrent à Paris, qui ignorent aujourd’hui son nouvel ouvrage paru chez Campiche, pourtant meilleur que le premier…
    Est-ce à dire que les francophones n’ont plus qu’à désespérer ? Si la gloire momentanée est leur seul objectif : nul doute. Mais les cultures francophones ont-elles forcément à se couler dans le moule français ? N’est-ce pas au contraire dans leur authenticité respective qu’elles vont produire des œuvres fortes, reconnues ou pas ? Un Georges Haldas, un Maurice Chappaz, un Jacques Mercanton, un Gaston Cherpillod, une Alice Rivaz ont-ils « perdu » quelque chose à ne pas quêter l’assentiment de Paris ?
    Le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes me disait un jour qu’en Europe, la France lui semblait aujourd’hui le pays le moins ouvert, le plus nombriliste,le plus provincial à certains égards. Et si rester soi-même constituait la meilleure parade au provincialisme parisien ?

  • Mon voyage en Occirient

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    Par Jalel El Gharbi

    Il n’est pas très confortable d’être passionné d’Occident quand on est oriental et il n’est pas confortable d’être épris d’Orient quand on est occidental. Dans un cas on passe pour être à la solde des puissances étrangères et dans l’autre cas, on est estimé victime de ce prisme déformant qu’est l’exotisme.
    Il n’est pas très confortable d’être. Peut-être est-il doublement difficile d’être lorsque on porte en soi cette double appartenance qu’on peut délibérément avoir choisi de cultiver.
    Sans le vouloir, j’ai usurpé un nom (El Gharbi, en arabe : l’occidental) et pour rien au monde je ne le changerais.
    Où commence l’Orient commence l’Occident. Mais ce singulier me gêne. On devrait dire les Orients et les Occidents. Dans le Coran, ces mots se déclinent au duel et au pluriel. Puis, à la réflexion, qu’importent Orient et Occident ? J’essaie par là de paraphraser le grand poète Ibn Arabi (né à Murcie, cet Occident de l’Orient en 1165 et mort à Damas cet Orient de l’Occident en 1241). J’aime à citer ces vers du poète :
    «L’éclair venant d’Orient, il y aspira
    S’il était apparu en Occident, il y eut aspiré
    Quant à moi, je suis épris du petit éclair et de sa perception
    Je ne suis épris d’aucun lieu, d’aucune terre»
    Et il me plait de gloser ces vers ainsi : j’aime tous les lieux où se réalisent ces renversantes épiphanies du beau. Ce sont les mosaïques du Bardo, de Sienne, de Damas, les sculptures de Rome, les colonnes de Baalbek, une peinture à Paris ou à Londres, un manuscrit enluminé à Istanbul. Je cherche à dire que le beau exige un cheminement, des voyages et une spiritualité. Un pèlerinage. Une spiritualité du beau demande à naître. Une autre logique demande à naître dont j’esquisse pour vous quelques traits, vous verrez que ce sont les canons même de la poésie : Pour affirmer mon arabité, je la renie ; pour renier mon occidentalité je la cultive. Ni l’un ni l’autre, c'est-à-dire et l’un et l’autre. Aujourd’hui, il s’agit d’être à l’image de l’olivier coranique, ni oriental ni occidental c’est-à-dire tout à la fois oriental et occidental.
    Je suis ce que je nie ! Un autre cogito est à inventer qui ferait dépendre l’être du non être, qui dirait la contiguïté entre l’être et le néant et qui serait abolition des frontières entre l’affirmation et la négation.
    Les frontières ne sont pas les limites d’un monde ; elles sont appel au franchissement, appel à la transgression, tentation de l’ailleurs. Les frontières attisent mon désir de les franchir. Les frontières sont un adjuvant du désir.
    C’est à la faveur de cette rêverie que je m’adonne souvent à un brouillage des cartes pour entretenir ce rêve de ce que j’ai appelé un jour « Orcident » ou « Occirient ». Donc : où commence l’Orient commence le rêve, l’onirisme. Où commence l’Orient commence l’Occident, ses rêves, son onirisme: la frénésie exotique du XIXè était avant tout frénésie d’images venues d’ailleurs, ou frénésie d’images du même travesti sous les signes de l’autre, surdéterminé par la distance. Delacroix peignait des bains qui tiennent des boudoirs. Baudelaire cherchait ses rêves d’Orient du côté de la Hollande. On est tous l’Orient de l’autre, l’occident de l’autre. L’autre revient au même. L’autre n’est pas. Il n’est même pas autre. Plus les cartes géographiques comportent d’erreurs, plus elles sont belles. Je préfère les portulans historiés aux cartes d’aujourd’hui dont l’exactitude est affligeante.
    Un éloge de l’erreur est à écrire.
    Il me reste à dire que je ne perds pas de vue le caractère foncièrement utopique de cette rêverie. Je n’oublie pas que nous nous sommes installés depuis les Croisades et les entreprises coloniales dans une logique de rapport de force et d’occultation de l’apport de l’autre. Dans la rive Sud de la Méditerranée, ce rapport de force trouve son illustration la plus douloureuse dans la question palestinienne qui exige une solution équitable, il peut être illustré également par l’abîme qui sépare le Nord et le Sud. Aujourd’hui les nouveaux manichéens, ceux pour qui le monde est divisible par deux (nous/les autres autrement dit les forces du bien et l’axe du mal) ont plus d’un argument qui leur permettent de recruter leurs adeptes. Ces arguments ce sont l’injustice, l’absence de démocratie et la misère. Notre nombre est-il en train de décroître nous qui pensons que le monde n’est pas divisible par deux ?
    Dans ce monde qui a retrouvé le confort des dichotomies manichéennes, il convient de saluer
    ceux qui par leur naissance brouillent les identités !
    ceux qui par leur culture brouillent les pistes !
    ceux qui par leurs amours ont choisi d’autres contrées !
    ceux qui par leur désir, leur rêve ont un jour aspiré à une altérité sans laquelle le monde serait inhabitable !

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    Cette chronique a poaru  dans la livraison du Passe-Muraille d'avril 2009, No 77.

    Commandes et abonnements : Passemuraille.admin@gmail.com

     

    Calligraphies: le maître et l'élève.

    1) Ghani Alani, Bism Illah al-Rahman al-Rahim, style ottoman.

    2) Ghani Alani, style andalous.

    3) Sophie Kuffer, style persan.

    littérature,poésieJalel El Gharbi est critique littéraire, poète et professeur de littérature à l’université de Tunis. Il a publié, chez Maisonneuve et Larose, un ouvrage intitulé Le poète que je cherche à lire et, aux mêmes éditions, Le cours Baudelaire. Il a consacré une monographie au poète Claude Michel Cluny, sous intitulée Des figures et des masques et publiée aux éditions de La Différence.

    Attaché aux échanges transversaux entre langues et cultures, il a également introduit et commenté l’œuvre de la poétesse luxembourgeoise José Ensch (disparue en 2008) dans son Glossaire d’une œuvre publié aux éditions de l’Institut Grand-Ducal du Luxembourg.

    Jalel El Gharbi oeuvre pour une utopie qu’il appelle Orcident ou Occirient, cultivant une posture intellectuelle et sensible qui fait de la connaissance une raison d’être. Il anime un blog littéraire (http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com) de haute tenue où une pensée humaniste confronte quotidiennement les aléas de la violence (notamment pendant la tragédie récente de Gaza) aux enseignements de nos diverses traditions littéraires et spirituelles, dont la poésie serait le filtre cristallin.

    Le dernier livre de Jalel El Gharbi, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, a paru en 2010 aux éditions du Cygne. (jlk) 

  • Une chienne d’enfance

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    Un épatant petit livre de Claude Duneton
    « A l’âge où la raison m’accable, pour être devenu un homme dont le poil est gris, il arrive, dans mes rêves, que je caresse des chiens morts », écrit ClaudeDuneton au terme de ce petit livre d’amour vache où, dans la foulée dératée d’une chienne aussi mal coiffée que dressée à la diable, se presse une enfance de souvenirs en troupe débridée, au temps du Maréchal nous voilà.
    Elle s’appelait Rita, une chienne qui était « du scandale à l’état pur », en tout cas au juger de la mère qui s’impatientait qu’on lui fît la peau, Rita se trouvant infoutue de servir à quoi que ce fût et rappelant par sa seule présence, à ladite mère, le péché originel d’avoir coûté la vie à la petite Mimiss, sa chienne à elle « bête comme ses pieds » qu’on lui avait offerte à Paris et point faite pour la dure vie de campagne, qu’un homme révolvérisa pour faire place à Rita qu’il offrait à la famille.
    Or le père ne fit jamais la peau de Rita, qui avait le fait de tuer en horreur depuis Verdun, et ce fut à l’unique enfant de le faire des chiots de Rita, une portée après l’autre, « han » contre le mur pour les assommer, puis à la rivière, avec la seule consolation que « ces petits aveugles n’avaient rien vu de leur destin ».
    On pense à La Belle Lurette d’Henri Calet, en plus succinct mais en aussi vrai de ton et de son, à la lecture de ce livre à la fois dur et doux, évoquant une époque noire et une enfance de « blessé profond », entre des parents se blessant l’un l’autre à proportion des duretés de la vie paysanne exaltée par le Maréchal (le fameux Retour à la Terre) et subie à contrecoeur par le père pour qui « les travaux, les entraves, les bêtes à soigner, les foins, les agnelages, les semailles, les crève-corps, n’arrêtaient jamais ». Cela étant précisé: « Pétain était aimé surtout par les paysans rassurants, ceux qui marchent encore gravement dans les pâturages sous la lune avec leurs sabots ferrés, dans les livres de l’école ».
    Or Claude Duneton, berger de mots avant l’heure, apprend à son corps défendant ce qui distingue les choses de la vie et celles des livres, mais c’est avec autant de tendresse que d’exactitude mordante et de bonheurs d’écriture qu’il retrace ces chiennes d’années Rita…
    Claude Duneton. La chienne de ma vie. Buchet-Chastel, 74p.

  • Vocabillard


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    Académinable. - Se dit, chez les gens de lettres envieux ou non conformistes, de tout candidat à l'Académie.

    Ambiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?

    Amorosité. - Etat de prostration lancinante que connaissent les jeunes gens en proie au malheur d'aimer.

    Amouroir. – Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.

    Anarchevêque. – Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.

    Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.

    Bigotoir. - Lieu clos dans lequel on entreprend de déligoter une dame des liens trop étroits de sa bégueulerie.

    Biseauter. - Embrasser, dans la langue du Moyen Âge. "Sa gente Dame étant de glace, il la biseauta".


    Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.

    Bourdieusard. – Variété germanopratine et / ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.


    Chalumette. - Bergère pleine de grâce.

    Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En réalité, nous sommes en plein chaordre." (Joseph de Maistre in Rien n'est à sa place)

    Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.

    Confessoir. - Antichambre où les dames se déshabillent et se rhabillent avant et après la confessée.

    Courtoiseau. - Jeune gandin gourmé qui s'essaie à la séduction: "Où sont les gentils damoiseaux ?/ Gente saillies et joie passées / Plus ne voit -on que courtoiseaux / Enflant paroles compassées". 

    Crédole. - À la fois créole et crédule. "Toutes les femmes ont un charme spécial et particulier qui leur convient en propre. Pour Mahaut d'Orgel, c'est le charme crédole". (Raymond Radiguet)

    Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)

    Crinoline (sainte). - Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, vont de bal en bal et de souper en souper, vivant vite,ne restant jamais chez elles, se donnant beaucoup. Hélas, quand la fête est finie, peu d'entre elles ont l'art de bien vieillir, cet art exquis d'achever de vivre à la façon des damnes de jadis qui, sages enfin, mais toujours coquettes, abritaient pieusement, sous la dentelle, les débris de leur beauté fanée et souriaient, doucement souriaient à la jeunesse dans laquelle elles retrouvaient les figures de leurs souvenirs.

    Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique. 

    Dandillero. – Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.

    Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnales vérolutionnaires. "Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit). 

    Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.

    Égalitière. - Couche de paille grossière destinées aux joncherie de l'intelligentsia dégauchée.  

    Érotaille. - Libidinage prolongé, confinant au métier. "Monsieur vécut dans l'érotaille et mourut dans le cognac". (Saint-Simon, Mémoires apocryphes)

    Freudaine. – Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.

    Frisqueton. - Archaïque. N'est plus usité que dans la locution: prendre un frisqueton. Chez les dames de l'entourage des reines: s'enrhumer en prenant son plaisir sur de la neige, ce qu'on appelle de nos jours un chaud-froid. "Le vieux Duc d'Alençon, averti de ce que sa femme s'estoit amourachée d'un postillon, feignit de se faire conduire aux eaux pour s'en retourner sitôt après et la surprendre. Mais elle,le devinant, s'en alla aux champs avec son amy au risque de prendre un frisquet on". (Le Nonaméron, scènes de la vie des provinces).

    Funébricité. - Lubricité inspirée par le voisinage des tombeaux.

    Funérailler. - Brocarder aux services funéraires.

    Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.

    Groupustule. - Cellule pathogène du tissu social à laquelle est imputable partie du processus vérolutionnaire. Par extension: symptôme inflammatoire et purulent qui apparaît à la surface des sujets atteints de vérolution.

    Happy Fuel. – Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).

    Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion. 

    Kafkan. – Grand manteau d’ombre.

    Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.

    Laitudiant. - Variété de légume qui pullule sans croître dans les démocraties avachies par le bien-être.

    Lapidonder. - Redoubler de lapidité. ""En lisant les Philippiques, le roi de Macédoine disait à ses courtisans que ses cailloux l'auront fait lapidonder" (Plutarque) 

    Larmiller. - Garder les yeux humides afin d'en obtenir plus d'éclat séducteur. "Elle (la Reine) larmillait à tout ce qu'on lui disait, s'attachant le monde par ce procédé-là". (Perrault)

    Léninifier. – Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.

    Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de luthernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).

    Orgastule. - Cellule très rembourrée dedans quoi se laissent volontiers enfermer gentes dames et damoiseaux, tourbe rurale et patriciat tout emmêlés. "Jouxte la rivière estoit le beau jardin de plaisance; au milieu d'icelluy le beau labyrinthe et l'orgastule". (Rabelais, Comment estoit le le manoir des Thélémites)

    Pierrlotter: - Grelotter sur des mers inconnues.

    Pieuvrer. - 1) Violer après avoir ligoté solidement les quatre membre de la victime. "L'attirance des contraires entre si fort dans l'esprit humain qu'il n'est pas une femme, menue et gracile, qui ne rêve de pieuvrer un Hercule". (La Bruyère). 

    2) Sucer les pendus. "Pie III créa l'ordre religieux des filles de la Pie Oeuvre, chargées de consoler les condamnés, mais cet ordre tomba dans les relâchements que vous savez, dont nous vient le verbe pieuvrer". (Furetière)

    Pinochet. - Sorte de petit hochet en forme d'épingle grâce auquel l'empereur Domitien torturait ses esclaves.

    Pompoiseux. - Pompier dans le genre vaniteux, à un degré qui navre l'honnête homme. "Pour donner une idée du ton pompoiseux du prince de Kaunitz sans cesse en galanterie envers lui-même, il dit un jour à un Russe que je lui présentai: - Je vous conseille d'acheter mon portrait, Monsieur, parce que dans votre pays on sera bien aise de connaître la figure admirable d'un homme qui sait tout, s'entend à tout." (Prince de Ligne, Fragments)

    Pontifidence. - Défiance particulière à la cour de Rome.

    Pornicieux. - "Le Bienheureux Julien, celui-là même qui souffrit le martyre parmi les onze mille vierges, ne haïssait rien tant que les arguments pornicieux". (Voragine, La Légende dorée)

    Pornoir. - Vêtement d'intérieur ajusté, ordinairement de velours noir et brodé des scènes suggestives, parfois aussi ajouré en de surprenants endroits. "Elle était coiffée à la garçonne et vêtue d'un pornoir. Deux caméristes tenues en laisse par un nègre lui suçaient les doigts pour les effiler, et ses regards alanguis tournaient autour d'un vase imité de la Grèce antique". (Elémir Bourges, Venise toxique

    Prince-sans-rire. – Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».

    Puteau. – Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.

    Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)

    Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'étrat de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.

    Sartrose. – Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.

    Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.

    Sensuline. - Médicament qui fait palpiter les coeurs et s'animer les sens 

    Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.

    Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.


    Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.


    Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade) 

    Torticoler. Séduire par des oeillades répétées quelque belle fidèle se trouvant derrière soi à l'office religieux. Torticoler ne doit être confondu en aucun cas avec le verbe torticuler, qui proprement signifie forniculer à l'instar de la tortue. Ainsi dira-t-on qu'Octave voulait torticuler, et non torticoler en compagnie de Cléopâtre, sans quoi sa mort ne ferait point sens.

    Turchidée. - Nom vulgaire de la Vanilla vallaca, petite fleur originaire de Transylvanie. La manière dont les pétales de la turchidée s'écartèlent sur sa tige rappelle les supplices infligés aux Infidèles par Baldus Dracula, grand Hospodar de Valachie.

    Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.

    Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).

    Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).

    Valliconne. - Antonyme de monticule. Petit vallon aux ombrages imprégnés d'humidité.

    Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentats.

    Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réactionnaire savoyard).

    Zanzibougre. - Athlète du libidinage à l'africaine.  

     

    Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.

  • Impressions d'un lecteur

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    Entretien de Serge Molla avec JLK

    Si Lausanne ne fut jamais un haut-lieu de littérature, la capitale vaudoise n’en a pas moins été, du Moyen Age à nos jours, le cadre d’une constante activité du point de vue de l’édition et de la vie intellectuelle et littéraire, avec des échappées sur l’Europe entière.

    - Vous publiez un essai intitulé Impressions d’un lecteur à Lausanne. Serait-ce à dire que vos impressions sont liées précisément à cette ville ? En outre, vous avez donné pour sous-titre à vos pages « Une seconde jeunesse », pourriez-vous l’expliciter ?
    - L’ancrage lausannois de ce livre, dont j’ai passablement débordé, est essentiellement lié au projet de la collection dans lequel il paraît, intitulée Lausanne, scène culturelle, et qui visait, dans l’esprit de ses initiateurs (notamment Marie-Claude Jequier et René Zahnd) à documenter l’effervescence de la culture à Lausanne depuis la fin des années soixante. Mes impressions de lecteur sont de partout, mais je savais trouver à Lausanne, et surtout au XXe siècle, une matière littéraire abondante et de qualité. Le titre est un clin d’œil aux Impressions d’un passant à Lausanne de Charles-Albert Cingria, qui a été l’un de mes premiers « maîtres » à sentir et à écrire, et qui a évoqué Lausanne comme personne alors qu’il ne faisait qu’y passer. Quant à la « seconde jeunesse », elle désigne précisément, après ce qu’on pourrait dire la naissance d’une littérature romande consciente d’elle-même, autour des Cahiers Vaudois fondés vers 1914 par Ramuz, Budry, Gilliard et quelques autres, le deuxième souffle qu’ont marqué, autour de Bertil Galland, d’une part, et de Vladimir Dimitrijevic, fondateur de L’Age d’Homme, d’autre part, les foisonnantes dernières décennies du XXe siècle, jusqu’aujourd’hui.
    - Existe-il véritablement, à vos yeux, une littérature romande, ou seulement une littérature en Romandie ?
    - Quand on veut esquiver le débat, on se contente de dire qu’ « il y a de la littérature en Suisse romande », mais je suis de plus en plus convaincu que la littérature de ce pays n’est en rien un « bricolage identitaire », même s’il est réducteur ou stérilisant de la typer comme elle l’a été à l’enseigne d’une sorte de spiritualisme esthétisant. Je me suis souvent élevé, pour ma part, contre la notion d’« âme romande », qu’Etienne Barilier a raillée lui aussi dans un pamphlet au titre explicite de Soyons médiocres. Cela étant, il y a bel et bien une complexion romande, absolument distincte et souvent incomprise de l’esprit français, que je me suis attaché à décrire dans la première partie de ce livre. Cette idiosyncrasie composite est liée autant à nos sources protestantes qu’à notre façon de vivre la latinité, à l’influence du romantisme, au nomadisme de nos pères, à notre enracinement terrien, à nos pratiques de la démocratie – toutes choses distinctes du goût français qui nous guide pourtant lui aussi…
    - Quel est aux yeux du lecteur l’influence du protestantisme sur la littérature romande ? Hier ? Aujourd’hui ? Ne faut-il le percevoir que d’un point de vue moral, jusqu’à ne le considérer qu’à travers l’adjectif « calviniste » ?
    - Elle est encore considérable, jusque chez ceux qui s’en croient « libérés », n’y voyant souvent qu’un poids ou qu’une entrave. Issu d’une génération qui n’a justement vu du « calvinisme » que la contrainte morale, de type puritain, et qui a fait de la transgression une règle, j’ai moi aussi réagi contre cette « oppression », sans me rendre compte que c’était encore une forme de protestantisme que de s’y opposer, sans voir non plus le ferment puissant du puritanisme en littérature, comme l’illustre un Jacques Chessex. J’ai bien tenté, dans mes jeunes années, de me rapprocher du catholicisme, mais je me sens essentiellement un protestant, à savoir un individualiste peu soucieux des dogmes et guère attiré par la magie, en phase avec la nature, qui tutoie Dieu et le Christ et dont la religion relève de l’éthique et de la poésie, voire de la mystique contemplative, plus que de l’Eglise, de ses rites et de ses liens. Or cette complexion morale, de Viret à Vinet et d’Amiel à Philippe Jaccottet, me paraît caractéristique de la littérature romande.


    - Que représente pour vous la lecture, aujourd’hui où de plus en plus d’ouvrages sont édités, qu’au même moment ferment de nombreuses librairies et que l’avenir de nombreuses maisons d’édition en Suisse romande est incertain ?
    - Quatre questions en une ! Mais je dirai d’abord que la lecture est multiple, et que l’essentiel tient à instaurer ou restaurer un lien vivant avec le monde, les autres et soi-même. Dès qu’il y a une conscience éveillée, une attention, une lecture du monde au sens le plus large, je dirais que la moitié du chemin est faite. La seconde moitié passe par la relation à l’autre, le partage et l’échange. De lecteur, je deviens libraire ou éditeur en transmettant ce que j’ai reçu. C’est comme une respiration : recevoir et donner, lire et en parler ou en écrire. C’est comme l’amour aussi, et c’est rare. La Qualité est rare. Dans un monde courant de plus en plus derrière le Chiffre, qui est plutôt de l’ordre de la Quantité, la Qualité en pâtit souvent, mais pas toujours. Je ne suis pas contre le commerce du livre, si celui-ci me ramène au foyer intime de la Qualité. Reste à discerner celle-ci et à lui permettre de survivre, qui implique alors une politique - et là je deviens pessimiste…
    - Vous dirigez une revue littéraire intitulée Le Passe-Muraille ? Quelles murailles sont aujourd’hui à passer, voire à faire tomber ?
    - Muraille de la Masse et du Chiffre. Muraille de la saturation. Muraille de l’indifférence et du blasement. Muraille du conformisme et de l’agitation grégaire. Muraille des idéologies et des préjugés. Muraille de la stupidité et de la vulgarité. L’inventaire est loin d’être exhaustif. Passons à travers…
    - Vous êtes critique littéraire depuis bien des années et probablement l’un des plus libres, aussi comment jugez-vous l’état de santé de la littérature francophone ? Et secondement de la littérature publiée en Suisse romande ? Et la critique précisément ?
    - J’ai de la peine à donner des notes par « cantons ». La francophonie littéraire est un archipel littérairement foisonnant, mais je suis de moins en moins porté à la séparer de la « littérature-monde », pour citer une nouvelle notion intéressante lancée par Michel Le Bris et Jean Rouaud. En ce qui concerne la périphérie helvétique francophone, j’y vois une quantité d’œuvres fortes ou originales, mais complètement inaperçues de la « centrale » française. Voyez Georges Haldas, Maurice Chappaz, Alexandre Voisard, Jean-Marc Lovay, Corinne Desarzens, Anne-Lise Grobéty, bien d’autres : inexistants à Paris ! Dans les grandes largeurs, tous pays confondus, je constate un évident étiolement de la littérature européenne, dont la relève est plus encore sporadique. Quant à la critique en Suisse romande, je me contenterai de rappeler qu’il y a trente ans, lorsqu’un livre d’un auteur paraissait, il avait des chances d’être lu et commenté par une quinzaine de critiques suivant fidèlement la production. Actuellement, ce chiffre est tombé à moins du tiers. L’attention réelle à la littérature romande est devenue rare, tant d’ailleurs chez les libraires que chez les critiques, sans parler des enseignants…

    - Parallèlement à votre engagement de critique, vous écrivez vous-même (de la fiction), une chance ou un handicap ?
    - Les deux activités relèvent de la même démarche, mais à des niveaux d’implication très différents. Le critique travaille à l’explication, dans un langage visant à l’immédiate communication. L’écrivain, romancier ou poète, s’approprie pour ainsi dire le langage et le travaille, le malaxe, le rêve, le féconde en s’engageant plus entièrement dans l’écriture. Du point de vue de l’approche critique, l’engagement dans l’écriture peut être un handicap (« mon verbe contre le tien ») comme il peut être une chance : d’apprécier l’ouvrage de l’intérieur, en humble ouvrier ou en maître artisan, mais non en juge ou en pion. Les meilleurs critiques littéraires sont souvent des écrivains, mais ceux-ci font parfois de piètres critiques. Actuellement, la critique cède hélas le pas au bavardage ou à la glose pseudo-scientifique, en Suisse romande comme partout ailleurs. Enfin, je dirais qu’être critique ne vous garantit pas, si vous êtes aussi écrivain, la bienveillance de vos pairs : bien au contraire…
    - Si vous recommandiez trois ouvrages récents, un roman, un recueil de poèmes et un essai, quels seraient-ils ?
    - Je ne saurais vous recommander moins de trois romans (Lignes de faille de Nancy Huston, Fracas de Pascale Kramer et La corde de mi d’Anne-Lise Grobéty), trois recueils de poèmes (Partie de neige de Paul Celan, La part des anges de Jean-Luc Sarré et Partition rouge – anthologie des poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord) et trois essais (La littérature en péril de Tzvetan Todorov, La construction de soi d’Alexandre Jollien et Tous les enfants sauf un de Philippe Forest) mais je vous en proposerai trois fois trois autres demain…

    Propos recueillis par Serge Molla

    47fbe6afa42a946d1575d3b8ae6b6bdd.jpgJean-Louis KUFFER. Impressions d’un lecteur à Lausanne. Campoche, 2007, 223p.

    Cet entretien a paru dans Le Protestant, No 5, mai 2007.

  • Bernanos et les âmes mortes

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    Monsieur Ouine relu au bord de de l'abîme...

    En achevant ma énième lecture de Monsieur Ouine, cette fois annotée de part en part, je me demandais comment, aujourd’hui, paraissant en même temps que trois cents autres romans, un tel livre serait reçu, tant par la critique que par les amateurs de littérature.  Il est difficile de le dire, malgré les abaissements de la lecture en général et de la critique littéraire actuelle  en particulier, et probablement survivent des  lecteurs de la qualité d’un Albert Béguin, grand laudateur du livre à sa parution (en avril 1946) ou d’une Claude-Edmonde Magny, qui lui consacra elle aussi un article mémorable.

    Or à l’écart des estrades médiatiques, qui sont ce qu’elles sont depuis qu’on y lança Radiguet comme un nouveau savon - ou même avant sans doute -, et malgré l’étiolement qualitatif des gazettes et la peau de chagrin des revues et autres lieux d’échanges, je m’obstine à voir encore des écrivains et des intellectuels qui ne sont ni plus bavards que leurs aïeux ni moins soignés de dentition que les chevaux de leurs aïeux, et je me réjouis par exemple de savoir René Girard vivant, dont la théorie mimétique pourrait s’appliquer à merveille à Monsieur Ouine.
    Il est certain qu’en regard d'innombrables productions récentes , et autres commentaires critiques qui relève assez automatiquement de platitudes interchangeables, l’approche  d’un livre tel que Monsieur Ouine exige non seulement la plus grande attention et la plus totale porosité, mais également un appareillage qui emprunte à l’expérience existentielle et spirituelle autant qu’à l’esthétique et à la métaphysique, voire à la théologie.

    Monsieur Ouine n’est en rien le roman « illisible » qu’ont dit certains, ni non plus le roman « désespéré » qu’on pourrait croire. C’est assurément une descente aux enfers du non-être modulée par une série de personnages dont chacun représente un abîme virtuel, mais c’est également le roman du possible retournement, de tous les aveux (jusqu’à la déréliction glacée du protagoniste) et de tous les égarements.

    « Garde ton coeur en enfer et ne désespère pas », disait je ne sais plus quel saint quidam, et voici l’enfer : c’est le monde qui nous entoure, c’est la « paroisse morte » dans laquelle il semble que plus rien n’ait de sens, alors même que les âmes survivent de souffrir encore et que le grand vent de l’Amour les arrache à eux-mêmes - sauf celui que retient ce qu’il est convenu d’appeler le péché contre l’Esprit, mais qui condamnerait définitivement Monsieur Ouine lui-même ?

    On n’est pas ici au catéchisme mais dans un roman, grand laboratoire d’humanité où les questions doivent rester incandescentes.
    Il faut lire et relire Monsieur Ouine aujourd’hui, comme on  peut relire La Route de Cormac McCarthy, sans se demander si nos contemporains sont encore « dignes » de ce livre et qui le comprendra. Un commentateur distrait réduisait naguère le roman à ce qu'il appelait l’ « apophatisme bernanosien » comme si l'ouvrage ressortissait essentiellement à une théologie négative, sans souligner assez, me semble-t-il, l’affirmation christique secrète et traversante de ce livre, qui recrache le tiède pour mieux figurer les avatars inattendus voire infinitésimaux de l’Amour.

    Monsieur Ouine, dans l’interprétation d’un René Girard, pourrait être dit le roman de la médiation interne portée à son point extrême, comme il en va des romans de Dostoïevski. Comme celui-ci, mais par une voie plus droite, Bernanos dépasse la tentation du désespoir et mime la sortie du cercle vicieux, comme « par défaut ». L’esprit d’enfance, au sens évangélique, irradie le tréfonds de ce livre glauque et même sale, alors même que cette souillure apparente échappe à la damnation réelle du froid et du non-être: « Le Mal c’est le froid, le Mal c’est le néant, le Mal n’est rien d’autre, finalement, que l’ennui, ce dernier parvenu à son plus idoine état de desséchement »…

    Georges Bernanos, Monsieur Ouine, Plon, 1946.

    littérature,spiritualité,christianisme

  • La mémoire d’avant

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    En lisant Kotik Letaev, d’Andréi Biély
    Un livre qu'on a l'impression de lire les paupières baissées et le regard tourné vers l'intérieur, lequel s'ouvrirait à l'Univers de la prime conscience: tel est le génial Kotik Letaev d'Andréi Biély.
    L'enfance de Kotik, à savoir l'auteur lui-même qui plonge son regard de voyant dans les turbulences de sa mémoire d'avant la troisième année, c'est d'abord le monde indifférencié que doivent percevoir les animalcules de la soupe originelle et toute la suite des créatures non consciente de leur sort, jusqu'aux iguanes accrochés à leurs promontoires, aux îles Galapagos, ruisselants d'eau de mer et faisant rouler les globes de leurs yeux comme de vieilles planètes.
    En deça de toute identité, l'on se trouve soudain précipité dans l'espace et le temps, écorché vif, livré au soufle d'un verbe semblant d'avant la parole, avant toute limite établie, dans la polyphobnie chaotique d'

    AU COMMENCEMENT.

    Dans l'innocence d'un jour éternel, assis sur la pelouse d'une placide maison familiale, l'enfant barbouillé de terre déchire minutieusement les élytres d'un scarabée tandis qu'au-dessus de lui, tombée de ce ciel où ils lui ont dit que Lebondieu demeurait, tonne puissamment une voix, qui n'est peut-être que celle d'un fulminant orage d'été.
    Or le craquement sinistre de celui-ci me rappellera toujours, à moi l'enfant des climats alpins de l'ère historique, cette scène du premier massacre et le choc terrible des titans antédiluviens se dressant les uns contre les autres aux créneaux des monts de Savoie ou de l'Oberland maternel.
    Ptérodactyles, Iguanodons, Tyranosaures.
    Dans la pénombre du bureau de mon grand-père, je coloriais leurs images aux crayons Prismalo.
    Ou bien, autre réminiscence confuse: cet après-midi de foehn à l'air de plomb liquide, où l'enfant avait cru qu'ils avaient résolu de le laisser périr de soif, seul dans son nid de Varicelles. Comme elles grouillaient alors au-dessus de l'oreiller rose sentant les larmes et la verveine, ces Varicelles aux trompes de sangsues et aux ailes de papier de soie, qui tournoyaient à chaque poussée de fièvre. Et comme il les avait maudits, alors, sans pouvoir dire quoi que ce fût, elle la mère aux mains gercées (une voix un peu plus haute et plus impatiente) et lui le père exhalant la matin l'eau de Cologne et le soir la fumée de ses Parisiennes. Et le tonnerre secoue la maison. Et l'enfant crie sans mot dire: “Au secours !”. Et la mère: “Je n'en peux plus !”. Et le visiteur à l'odeur inconnue et aux mains pommadées: - C'est la croissance, Madame.

    Au commencement était le chaos-sans-images-et-sans-heures.
    “En ce temps-là il n'y avait pas de moi -
    - il y avait un corps chétif; et la conscience, en l'étreignant, se vivait elle-même dans un monde impénétrable et incommensurable. En moi se formaient des bouillonnements d'écume; la chaleur m'écumait; j'étais torturé, chauffé au rouge; le corps ébouillanté bouillonnait de conscience (os dans acide grésillent, pétillent et bouillonnent). Enfin écuma la première image et ma vie se mit à bouillonner d'images, écuma d'écume montant à moi”.
    Ces images, ce sont les mythes, fleurs étranges remontant des grands fonds de l'inconscient de l'Espèce, les archétypes efflorescents de la pensée anthropomorphe, elle-même née de la pensée cosmique.
    Ou c'est la basse continue d'un long jour de Scarlatine.
    Une puissance amère et brûlante s'est emparée de l'enfant, lequel non seulement cuit dans le feu comme un pain de charbon, mais sait à présent que cette chose qui commence à se craqueler dans les flammes, c'est lui-même.

    JE SUIS MOI !

    Et j'arrache mes draps, mais les Frissons, dont il est notoire que ce sont les sbires de la sorcière Scarlatine, continuent de me glacer de leur souffle brûlant.
    De temps à autre cependant, et quel apaisement ce sera par les années, les draps reviennent à l'enfant tout frais et parfumés, et la lumière vaporeuse filtrant de la fenêtre ouverte à travers les rideaux tirés, paraît chargée d'une vapeur de tisane et des premiers souffles printanniers.
    Puis ce sont les premières représentations.
    Là, les chambres de DEDANS où cohabitent enfants et mamans, dans un rempart odoriférant d'encaustique et de Baume du Tigre.
    Là-bas, l'univers plus mystérieux de DEHORS que rejoignent chaque matin les papas - l'univers des sensations, des images, des émotions et des mots en tas.
    Et ce tas est le monde. “Qu'est-ce que cela ?” demande la mère en désignant une poule derrière les grillages du fond du jardin. Et l'enfant de répondre: “Une poule”, et de préciser sous cape: “La poule ? Eh bien, c'est quelque chose de crêtelé-plumeté, ça caquète, ça crétèle, ça picore, ça s'ébouriffe; ça ne change pas au gré de mes états d'âme; la poule, c'est imperméable à tout; et qui plus est, c'est parfaitement distinct; incompréhensible; et pourtant combien précise, époustouflante, cette poule qui vaque à son existence picorante, ébouriffée. D'un côté, mon moi, et de l'autre une mouche. La mouche me tourmente”.

    Andréli Biély. Kotik Letaev. L'Age d'Homme.

    Dessin: Adolf Wölffli

  • Le sage extravagant

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    Aphorismes d’Oscar Wilde

    Nul ne fut plus adulé, ni plus haï de son temps qu’Oscar Wilde, né le 16 octobre 1854, quatre jours avant Arthur Rimbaud. Prince de l’esprit et des élégances, il fut déclaré corrupteur de la jeunesse et jeté en prison pour s’être affiché en compagnie d’un fils de Lord et fait de sa vie publique un provoquant et constant «coming out », autant qu’il la voulait œuvre d’art à part entière. Et de fait, ses plus proches l’auront souligné : que ce prestidigitateur du verbe était plus merveilleux encore dans sa conversation que dans ses livres, qui le sont déjà dans les tonalités les plus variées, de la fantaisie à la gravité, du brillantissime au tréfonds du désarroi.
    Pour revenir à Wilde comme il sied, à savoir le pied léger, on ne saurait trop recommander recueil de ses Aphorismes, préfacé par le très wildien Stephen Fry, qui l’incarna dans le film de Brian Gilbert (1997) et souligne justement le fait que Wilde fut damné, bien plus que pour inversion sexuelle : pour délit de poésie et de génie créateur faisant fi de toutes les hypocrisies morales, sociales, politiques ou pseudo-religieuses.
    Souvent paradoxal d’apparence (« Les philanthropes perdent toute espèce d’humanité, c’est leur trait dominant »), Oscar Wilde ne l’est pas pour se distinguer du commun (qu’il respectait bien plus que les bourgeois, fort aimé notamment de ses co-détenus), mais parce que son horreur des bien pensants et des pharisiens vertueux l’y pousse à tout coup avec un pied de nez : « La seule façon de se débarrasser de la tentation, c’est d’y céder »…
    Bel esprit postillonnant de bons mots de salon ? Bien plus que ça : certes arlequin mondain, mais aimant, généreux, plus profond souvent que les poseurs et autres raseurs.
    Une appréciable postface non signée (établie par Alvin Redman qui a préparé la version originale du recueil) resitue parfaitement Oscar Wilde en sa vie et ses œuvres. Et voilà le travail : « J’ai passé la matinée à relire les épreuves d’un de mes poèmes, et j’ai fini par enlever une virgule. L’après-midi, je l’ai remise »…

    Les hommes
    « Je me dis parfois qu’en créant l’homme Dieu a quelque peu surestimé ses capacités ».

    « Un homme qui fait la morale est le plus souvent un hypocrite, et une femme immanquablement un laideron ».

    « Un homme dépravé est un homme qui admire l’innocence, et une femme dépravée est une femme dont les hommes ne se lassent jamais ».

    Les femmes
    « Les femmes sont faites pour être aimée, pas comprises ».

    « Chaque femme est une rebelle, le plus souvent violemment révoltée contre elle-même ».

    « Si une femme ne parvient pas à rendre ses erreurs charmantes, ce n’est qu’une femelle ».

    Les gens
    « On peut toujours être gentil avec les gens dont on se moque totalement »
    « J’aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui mont un passé ».

    L’art
    « L’artiste véritable a en lui une absolue confiance, car il est absolument lui-même ».
    « A mon avis, Whistler est, assurément, un des plus grands maîtres de la peinture. Et je me permets d’ajouter que cet avis, Mr Whistler lui-même le partage tout à fait ».
    La seule bonne école pour apprendre l’art, ce n’est pas la Vie, c’est l’Art ».

    La vie
    « Vivre est ce qu’il y a de plus rare au monde. La plupart des gens existent, voilà tout. »

    « L’ambition est le dernier refuge du raté ».

    « Le rire est l’attitude primitive envers la vie – une façon de l’aborder qui ne survit plus que chez les artistes et les criminels ».

    La littérature
    « Si l’on ne peut pas relire un livre indéfiniment avec plaisir, ce n’est pas la peine de le relire du tout. »

    « Un poète peut survivre à tout hormis une faute d’impression »

    « J’exècre le réalisme vulgaire en littérature. L’homme qui tient à appeler les choses par leur nom, à dire qu’une bêche est une bêche, par exemple, devrait être forcé de la manier. Il n’est bon qu’à cela ».

    La conduite
    « Je compte sur vous pour donner une fausse idée de moi ».

    « Je ne remets jamais à demain ce que je crois pouvoir faire après-demain ».

    « Il est toujours agréable d’être très attendu et de ne pas arriver ».

    Le journalisme
    « Il convient de préciser que les journalistes modernes s’excusent toujours en privé auprès de celui qu’ils ont vilipendé en public »

    « Le journalisme n’est pas lisible, et la littérature n’est pas lue »

    « Dans les temps anciens, les hommes disposaient du chevalet de torture. Dorénavant, ils ont la presse ».

    Les apparences
    « Il n’y a que les gens superficiels qui ne jugent pas d’après les apparences »
    « Un masque nous en dit plus long qu’un visage »

    La conversation
    « J’ai horreur des gens qui parlent d’eux, comme vous, lorsqu’on a, comme moi, envie de parler de soi »

    « Quand les gens sont d’accord avec moi, j’ai toujours le sentiment que je dois être dans l’erreur »

    L’éducation
    De nos jours, c’est un lourd handicap que d’avoir reçun une bonne éducation. Cela vous ferme l’esprit à tant de choses. »

    « L’école devrait être le plus bel endroit de chaque ville ou village – si belle que l’on punirait les enfants désobéissants en leur interdisant d’y aller le lendemain ».

    Jeunesse et grand âge
    « L’âme naît vieille mais elle rajeunit. Voilà la comédie de la vie. Et le corps naît jeune, mais il vieillit. Voilà sa tragédie ».

    La critique
    « Le critique est celui qui sait transmuer son impression des belles choses en un matériau nouveau. La forme de critique la plus élevée, tout comme la plus basse, d’ailleurs, est une sorte d’autobiographie ».

    La critique a besoin d’être cultivée beaucoup plus assidûment que la création »

    L’amitié
    « Je crois que la générosité est l’essence de l’amitié ».

    La vérité
    « Ce serait le meilleur des hommes s’il ne disait pas systématiquement la vérité ».

    Dans la vie moderne, rien ne fait autant d’effet qu’une bonne platitude. Aussitôt, tout le monde a l’impression d’être en famille ».

    La société
    « La société pardonne souvent au criminel, mais jamais au rêveur ».

    La pensée
    « La cohérence est le dernier refuge de ceux qui n’ont pas d’imagination ».

    «La sagesse vient avec les hivers ».
    « Ce qui nous apparaît comme une cruelle épreuve n’est souvent qu’un bienfait caché ».

    Le sport
    « Que ces brutes de filles jouent au rugby, j’y consens volontiers, mais c’est un sport qui ne convient guère aux êtres délicats que sont les garçons »

    Le travail
    « Nous vivons à l’époque du surmenage et du manque d’instruction ; une époque où les gens sont si industrieux qu’ils en deviennent complètement idiots ».

    Oscar Wilde
    « Je n’écris pas pour plaire à des cliques : j’écris pour me plaire à moi-même ».

    « Les louanges me rendent humbles, mais quand on m’insulte, je sais que j’ai tutoyé les étoiles. »

    « J’ai les goûts les plus simples du monde. Je me contente toujours de ce qu’il y a de mieux ».

    8fe306643432fbd5f47276e696e8ba54.jpgOscar Wilde. Aphorismes. Traduit de l’anglais par Béatrice Vierne. Préfacé par Stephen Fry. Arléa, 269p.

  • Witkiewicz le visionnaire


    Un génie multiforme

    Dans la littérature européenne du début du XXe siècle, l’œuvre de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), et plus précisément les deux formidables romans fourre-tout que sont L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, font figure de géniales prémonitions annonçant à la fois les séismes proches et les multiples aspects de la société nivelée que nous connaissons.

    Romancier et philosophe, dramaturge prolifique, pamphlétaire et peintre, celui qu’on appelle Witkacy pour le distinguer de son père, lui aussi peintre de renom, incarne sans doute l’un des esprits les plus lucides de son époque, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’en leurs dernières extrémités : voyant en effet se réaliser ses prophéties, caractérisées notamment par la montée des totalitarismes et l’avènement de l'homme nouveau dont la folie serait d’être absolument normal, il se donna la mort en lisière d’une forêt lors de l’invasion soviétique et allemande conjointe de la Pologne, en 1939.

    « Toute la Pologne, écrit Alain von Crugten, son traducteur français, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de la compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne – traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle… »

    Ce qu’il faudrait ajouter, c’est que l’œuvre de Witkacy dépasse de loin le cadre strict des années vingt, et qu’aujourd’hui encore nous découvrons notre propre monde sous la lumière crue de son extravagante et douloureuse lucidité. Prince-artiste de la Renaissance transporté à l’époque des cartes perforées, géant (il mesurait près de deux mètres) immensément cultivé, bohème connu par ses frasques et son mépris du bourgeois, Witkacy est aussi un penseur vivant, dans sa chair, la tragédie du début de notre siècle, tant était grande sa capacité de tout deviner, de tout sentir, de tout extrapoler comme le firent, à leur manière propre, un Orwell ou un Zamiatine. Aux « hommes du futur » que nous sommes, Witkacy lançait cet avertissement, dont nous pouvons mesurer aujourd’hui la justesse : « Vous êtes au pouvoir d’une machine qui vous échappe des mains et qui grandit comme un être vivant, qui mène une vie autonome et doit finir par vous dévorer ».

    Paru en 1927 à Varsovie, L’Adieu à l’automne se situe dans un futur indéterminé (notre présent, à peu de choses près), l’action se développant de tous les côtés à la fois, autour du personnage central, Athanase Bazakbal, « garçon très pauvre, d’une bonne vingtaine d’années, splendidement bâti et d’une beauté peu ordinaire… » Au début, le lecteur peinera peut-être à démêler les nœuds, entortillés souvent avec une malice parodique, des fameuses « conversations essentielles » qui truffent la relation des aventures érotiques, sociales et politiques des héros. Très vite, cependant, l’envoûtement se produira, découlant non du raffinement de l’écriture, qui en est absolument dépourvue, mais de l’extrême tension de chaque phrase et de l’aspect brut d’un discours à la fois hypertripal et hypercérébral, d’une extraordinaire pouvoir de suggestion plastique.

    Tout dire et tout de suite, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la préoccupation majeure de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques avec une splendide désinvolture. En entrant chez lui, vous aurez ainsi le sentiment de vous plonger dans un monstrueux organisme vivant où vous reconnaîtrez, bientôt, les mouvements de votre plus intime personne physique ou psychique et, de loin en loin, où vous découvrirez tous les éléments et les personnages d’un drame touchant à tous les univers, et se manifestant aussi bien par le cancer biologique que par l’effondrement des édifices conceptuels, en passant par les transes de l’affaissement éthique ou de la décadence de l’art.

    Si Witkiewicz ne prend pas des pincettes stylistiques pour s’exprimer, c’est que la matière traitée ne peut être « dite » et saisie que dans la plus grande immédiateté, comme sa peinture, visant la "forme pure", semble brasser les masses ("psychédéliques" avant la lettre) du subconscient hyperconscient en furieuse fusion...

    L’Europe en décadence, dont Witkacy décrit les milieux intellectuels et artistiques avec une verve endiablée, se retrouve dans L’Inassouvissement , grande polyphonie catastrophiste finissant par l’invasion de l’Occident livré aux hordes des communistes chinois. Si les héros de L’Adieu à l’automne, déjà, semblaient livrés à un destin les écrasant ou les aliénant l’un après l’autre, ceux de L’Inassouvissement sont plus encore piégés, qui se débattent comme des insectes dans les mailles du filet social (l’histoire se passe en Pologne, dernier bastion d’un libéralisme décadent, au milieu d’une Europe bolchévisée).

    Mais un élément nouveau, qui nous rappelle – ô combien - , la vogue actuelle des fausses mystiques et de la drogue, se trouve cristallisé par la doctrine de Murti Bing, système pseudo-philosophique (le New Age pressenti en 1920...) d’origine mongole qui peut être assimilé par voie organique : une petite pilule, et tous vos problèmes s’effacent ; vous devenez un être en pleine harmonie, prêt, entre autres, à être utilisé par le régime politique idoine. C’est ainsi que toutes les personnalités hors norme de L’Inassouvissement, du jeune homme plein d’avenir au musicien génial, et de la princesse érotomane au logicien (il y en a ainsi une vingtaine, tous plus surprenants les uns que les autres), se verront phagocytées par le monstre social. Après l’envahissement de la Pologne par l’Armée orientale, passés au service du nouveau système, ils composeront qui de belles marches « socialement utiles » et qui de glorieux poèmes à la gloire de Murti Bing devenu suprême idéologie.

    Le tableau a beau être forcé (mais l’est-il vraiment tant que ça ?), il nous contraint, en chacun de ses détails, à la réflexion et au débat. Qu’il parle de bonheur généralisé ou de religion déchue, de morale ou d’esthétique, Witkacy ne nous laisse en effet aucun répit ; pas une phrase pacifiante, pas un mot d’échappatoire. Il y a, bien sûr, déséquilibre : mais proportionné au monde que nous connaissons, où la philosophie, la religion et l’art – sans lesquels, affirmait-il, la vie est sans valeur – sont de plus en plus tenus pour des fariboles surannées.

    Toute satire, et combien échevelée en l'occurence, révèle une insatisfaction, un malaise, une nostalgie. La règle s’avère à la lecture du théâtre de Witkiewicz où culmine la tendance à la parodie. Ainsi Alain van Crugten y voit-il « l’un des grands fondements du ton Witkacy si singulier, basé en grande partie sur un mélange extraordinaire de gravité et de burlesque. » Sous les dehors souvent invraisemblables et touffus de ses pièces, le dramaturge a en effet des choses très précises à dire, qui se rattachent toutes au fond de sa pensée.
    « Pour Witkiewicz, écrit encore van Crugten, la pire catastrophe qui menace l’humanité est la mécanisation de la pensée, qui doit nécessairement suivre la mécanisation de toute la vie moderne, que seul l’art peut compenser.

    medium_Witkacy.jpgmedium_Witkacy2.2.jpgEn conclusion à sa postface au dernier volume paru du théâtre de Witkiewicz, Alain van Crugten se pose une question, qui nous renvoie à la problématique globale de l’écrivain que Witold Gombrowicz taxait, non sans amicale perfidie, de « graphomane de génie » : « Son théâtre », écrit van Crugten, (et nous pourrions ajouter : son art et son oeuvre) peut-il contribuer à combler le vide de cet univers sans âme qu’il annonce ? Encore faudrait-il vérifier que ses drames, avec leur forte dose de dérision, ne se prêtent pas uniquement à un jeu comique sans profondeur. Mais peut-on faire en sorte que le grotesque et la parodie moderne agissent sur tous à la manière de la tragédie antique ? Peut-on arriver à la catharsis par la parodie ? »

    Ce qu’il y a de sûr, pour ce qui touche à L’Adieu à l’automne et à L’Inassouvissement, c’est que Witkiewicz, aujourd’hui encore, reste à beaucoup d’égards « en avant », alors que tant de prétendus avant-gardistes ne font que réchauffer les vieilles soupières du confort intellectuel.

    Les romans, le théâtre et les essais de Witkacy sont tous publiés aux éditions L’Age d’Homme.

    Autoportraits photographiques et peints de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, et sa « maison sur la hauteur » de Zakopane.

  • Rebatet le fasciste

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    Ma  visite à l'écrivain maudit
    Dix ans après la mort de Céline, Lucien Rebatet passait, au début des années 1970, pour l’écrivain le moins fréquentable de la France littéraire. Condamné à mort pour faits de collaboration, il avait échappé de justesse au poteau après des mois, les chaînes aux pieds, à attendre le peloton. Des propagandistes du fascisme, il avait été le plus frénétique par ses écrits, notamment dans les colonnes de Je suis partout, plus encore  dans le pamphlet furieusement antisémite intitulé Les décombres, paru en 1942 et qui lui valut un énorme succès. Connu de ses amis pour sa couardise physique, Rebatet s’était comporté, face à ses juges, avec une indignité complète. Autant dire qu’un tel personnage n’avait rien d’attirant. Mais Lucien Rebatet avait écrit, en prison, un roman magnifique : Les deux étendards. Je l’avais lu à vingt-cinq ans, quelque temps après m’être éloigné du gauchisme bon teint. Un voyage en Pologne, la découverte du Rideau de fer et du socialisme réel, la lecture de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et maintes conversations sur les méfaits du communisme, dans le cercle des amis des éditions L’Age d’Homme, à Lausanne, me portaient naturellement à prendre le contrepied du conformisme intellectuel de l’époque, à l’enseigne duquel un Rebatet faisait figure d’ « ordure absolue ». Avec les encouragements de Dominique de Roux et de Vladimir Dimitrijevic, je me pointai donc un jour, moi qui n’était ni fasciste ni antisémite non plus, chez ce petit homme perclus d’arthrose, vif et chaleureux, qui ne tarda à me lancer qu’à mon âge il eût probablement été, lui, un maoïste à tout crin... Les lignes qui suivent reprennent l’essentiel de l’entretien que je publiai au lendemain de ma visite, qui me valut pas mal d’insultes, de lettres de lecteurs indignés et même une agression physique dans un café lausannois. Bien fait pour celui qui se targuait d’indépendance d’esprit…


    Entretien avec Lucien Rebatet. Paris, 14 mars 1972.
    Vingt ans après la parution de son plus beau livre, Les deux étendards, Lucien Rebatet se trouve toujours au ban de la plupart des nomenclatures du roman français contemporain, son nom ne se trouvant prononcé, par les professeurs de littérature et les critiques, qu’avec le mépris réservé en général aux assassins et aux filous. La raison de cette conspiration du silence : ses opinions politiques. Rebatet fut en effet partisan, jusqu’à la dernière heure, du national-socialisme, « et de l’espèce la plus frénétique », ajoute-t-il lui-même.

    Je l’imaginais de haute taille et tonitruant, et je l’ai trouvé plutôt frêle, petit, en robe de chambre et les mains déformées par le rhumatisme, l’œil rieur, d’une gentillesse vous mettant tout de suite à l’aise alors qu’il vous accueille comme s’il vous connaissait depuis longtemps. J’imaginais un intérieur de grand bourgeois cossu (il réside dans l’un des quartiers huppés de Paris) et je suis entré dans un appartement modeste, seuls le bureau et la bibliothèque du maître des lieux en imposant quelque peu. Très vite, le contact allait s’établir : à soixante-neuf ans, Lucien Rebatet m’a sidéré par sa jeunesse d’esprit.
    Or il a commencé par évoquer sa condition de proscrit : « Comme on ne m’a pas fusillé, vous comprenez qu’il fallait au moins me clouer le bec. Brasillach liquidé, on pouvait reconnaître son talent. Mais le nazi Rebatet, un écrivain valable ? Pensez donc ! Notez que ma consolation vient des jeunes, qui me semblent beaucoup plus intelligents que leurs aînés. Ils sont ainsi très nombreux à m’écrire, pour me dire qu’ils discutent ferme autour des Deux étendards.
    Sans fausse modestie, Lucien Rebatet parle de son chef-d’œuvre avec passion. Il sait bien que les succès annuels de la moulinette littéraire disparaîtront peu à peu des mémoires, et que Les deux étendards demeureront. Pourtant, avant d’aborder plus longuement ce livre qui a motivé ma visite, j’aimerais qu’il s’exprime à propos de ses positions politiques dont je saisi mal les tenants.
    « Ah ! vous savez, notre génération a été sacrifiée par la politique. Vous n’avez pas idée, vous qui êtes né après la guerre, de la férocité de la lutte que nous avons dû mener. C’est que la France, en ce temps-là, était dans une pagaille invraisemblable. Vous avez lu Les décombres, hein ? C’était ça, la France : tout y était corrompu, et nous sentions qu’il fallait dire non. Non à la corruption, non au désordre, non au communisme ! Mais allez : à part la lutte contre les « cocos », tout cela est du passé. Un jour, j’ai d’ailleurs écrit dans Rivarol que les gens de mon bord seraient prêts à confesser leurs erreurs, le jours où ceux du bord opposé en feraient autant… »
    Suivent quelques propos sur la situation politique actuelle, les « maos » en France, Sartre et la mort tragique d’Overney (« C’est ces intellectuels boutefeu qu’on devrait arrêter, et pas les petits gars qui militent ! », lance-t-il à ce propos), ou le rappel des jours qu’il passa à Sigmaringen en compagnie de Céline : « Il était inénarrable, surtout quand il insultait les Boches. D’une verve prodigieuse ! Il parlait véritablement sa littérature ! »
    Dans ses moments d’emportement, Rebatet semble cependant m’adresser un clin d’œil, comme sous l’effet de la distance prise : « Voyez-vous, je ne suis pas un politique. J’ai toujours été mal à l’aise dans ce monde-là. Et je ne suis pas un homme de lettres non plus, Disons que je suis une sorte de propagandiste de certaines idées. » Et comme je m’en étonne, il précise : « Oui, la littérature a toujours été, pour moi, un manifeste, comme dans Les décombres, ou un luxe et une joie, comme dans Les deux étendards. »
    Ensuite, comme je lui demande s’il n’y a pas aussi un moraliste chez lui : « Pas moraliste pour un sou s'il s’agit de défendre la Morale ou les Valeurs bourgeoises. Vous le savez bien : le capitalisme est une sorte de vol organisé. Mais si vous le prenez dans le sens où l’entendait un Brice Parrain, alors d’accord : moraliste, si l’on considère que la philosophie doit servir à améliorer l’homme… »

    Mais venons-en aux Deux étendards, dont il faut situer d’abord le cadre du grand débat qui s’y développe. Entre Paris et Lyon, trois jeunes personnages à l’âme ardente : Michel Croz, garçon de vingt ans qui débarque à Paris dans les années 1920 pour y achever ses études. Ancien élève des pères, qu’il abhorre, il découvre l’art et la volupté, ainsi que sa vocation d’écrivain. Parallèlement, son ami Régis Lanthelme, resté à Lyon, lui apprend qu’il va entrer chez les jésuites alors même qu’il vient de tomber amoureux fou d’une jeune fille du nom d’Anne-Marie. Michel tombe à son tour amoureux de la belle et, pour s’en approcher, tente de se convertir à la religion qui unit ses deux amis. Peine perdue. Or, fondu dans une histoire d’amour impossible (Anne-Marie ne pouvant suivre ni Régis ni Michel dans leurs croisades opposées pour le Ciel et la Terre), les débat des Deux étendards fait s’empoigner  un défenseur de la « religion des esclaves » (le christianisme selon Rebatet) et son contempteur, le nietzschéen Michel.
    « Michel Croz, m’explique l’écrivain, est un contestataire avant la lettre. Ce qui le concerne est en partie autobiographique. Il me ressemble. Mais à vingt ans, il est beaucoup plus intelligent que je l’étais, moi. En face de lui, Régis appartient au passé. On pourrait même dire que c’est un personnage historique, comme si le roman se déroulait au XVIe siècle. De nos jours, sa foi d’acier en ferait un intégriste rejeté par l’Eglise romaine, une sorte d’abbé de Nantes. Quant à Anne-marie, c’est vraiment ma fille. Elle a des traits de femmes que j’ai connues, sans doute, mais le personnage, dans sa vie propre et sa manière de s’exprimer, est entièrement inventé ».
    A la question, que je lui pose alors, de savoir où il se situe aujourd’hui par rapport à son roman, Lucien Rebatet me répond qu’il lui reste tout proche : « Comme je vous l’ai dit, la jeunesse m’y fait revenir sans cesse. Et puis, les jours où l’on se trouve dans un livre qui marche bien sont les plus beaux de la vie avec l’amour quand on est jeune… »
    J’aimerais en savoir plus, cependant, sur les circonstances dans lesquelles son roman a été composé.
    « Le 8 mai 1945, j’ai été arrêté par la Sécurité militaire à Feldkirch, en Autriche. J’étais parvenu au chapitre XXVII du livre. Grâce à ma femme, demeurée en liberté, qui se démena pour faire rapatrier mon manuscrit, j’ai pu reprendre mon travail en cellule. A Fresnes, j’étais enfermé en compagnie d’un bandit corse que je bourrais de romans policiers pour le faire taire. La condamnation à mort tomba le 23 novembre 1946. Dès lors, je passai 141 jours les chaînes aux pieds, pendant lesquels j’achevai ce qui allait devenir Les deux étendards. Enfin, sur l’intervention de Claudel, qui estimait qu’on ne pouvait exécuter l’homme qui avait déculotté Maurras, je fus gracié par Vincent Auriol le 12 avril 1947. ma peine étant commuée en travaux forcés, j’allais être transféré à Clairvaux, séparé de mon manuscrit pendant deux ans… »
    Evoquant sa captivité, Lucien Rebatet s’en rappelle les affres autant que les aspects positifs : « Sur le plan de l’existence quotidienne, ce fut un enfer stupide, même pour les politiques. Mais pour écrire, c’était extraordinaire. Tous les soirs, on m’enfermait dans une « cage à poules » de 2mx2m où régnait une paix royale. De six heures à minuit, j’écrivais sans discontinuer. En novembre 1949, enfin, la dactylographie de mon roman, représentant 2000 pages  environ, me parvint par une voie clandestine. J’y travaillai encore dix mois puis il me quitta, entièrement tapé, par l’entremise d’un charcutier qui fournissait notre cantine. Ma libération eut lieu l’année de la parution du livre, en juillet 1952, après sept ans de prison. »
    La conversation, largement arrosée de whisky, s’est prolongée des heures, jusqu’au déclin du jour. Après que Madame Rebatet eut annoncé la nécessité de se préparer pour une séance de cinéma (sous le nom de François Vinneuil, Rebatet tient aujourd’hui encore une chronique cinématographique, avec une pertinence qui n’a d’égale que sa connaissance encyclopédique de la musique), les interlocuteurs se sont levés dans la pénombre et se sont dirigés vers la porte sans que l’écrivain ne cesse de s’adresser à son visiteur: « L’art nous permet de mieux exister, n’est-ce pas ? Voilà ce qu’il nous reste, mon vieux : un certain nombre de valeurs aristocratiques, que ceux qui en ont le désir et la volonté doivent développer. La lucidité, d’abord, et la lucidité partout et à tout instant. Ce qui me paraît très grave, dans l’art d’aujourd’hui, c’est que de nombreux créateurs ne semblent tendre qu’au néant et à la désintégration. Ce qu’il nous faut, au contraire, c’est construire, réinventer des formes correspondant à notre temps, en individus et non en troupe grégaire, avec le « pied léger » cher à Nietzsche… »
    Rebatet3.jpgLucien Rebatet. Les deux étendards. Gallimard, collection Soleil, 1312p.
    A lire aussi : Une histoire de la musique. Robert Laffont, 1969.

    Photo de Lucien Rebatet en mars 1972: Paule Rinsoz.
    Lucien Rebatet est mort en septembre 1972.

  • Le souffle de la vie

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    Du blog au livre imprimé... 

     

    Au lecteur

     

    Ce recueil, établi à la demande de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Age d'Homme, rassemble une partie de mes Carnets de JLK, blog littéraire ouvert sur la plateforme HautEtFort en juin 2005. Proposant aujourd’hui quelque 1800 textes, dans les domaines variés de la littérature et des arts, de l’observation quotidienne et de la réflexion personnelle, entre autres balades et rencontres, ces Riches heures de lecture et d’écriture s’inscrivent dans le droit fil des carnets manuscrits que je tiens depuis une quarantaine d’années, qui ont déjà fait l’objet de deux publications : Les Passions partagées (1973-1992) et L’Ambassade du papillon (1993-1999).

    En outre, ces Carnets de JLK illustrent plus particulièrement les virtualités nouvelles, et notamment par le truchement de l’échange quotidien avec plusieurs centaines de lecteurs, de cette forme de publication spontanée sur l’Internet, qu’on appelle weblog ou blog.

    Dans l’univers chaotique qui est le nôtre, où le clabaudage et la fausse parole surabondent, ces carnets se veulent, au-delà de tous les sursauts de méfiance ou de mépris, la preuve qu’une résistance personnelle est possible à tout instant et en tout lieu pour quiconque reste à la fois attentif à la rumeur du monde et à l’écoute de sa voix intérieure. À l’inattention générale, ils aimeraient opposer un effort de concentration et de réflexion au jour le jour, ouvrant une fenêtre sur le monde.

     

      

     

    PaintJLK1.JPGSOUS LE REGARD DE DIEU. - Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre petit texte de rien du tout dans une grande partition. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, mais je n’en suis même pas sûr. Il n’est pas d’un croyant, au sens des églises et des sectes, mais cela aussi se discute. Il oscille entre la philosophie non académique de penseurs qui n’ont cessé de m’éclairer (de Gustave Thibon à René Girard), le Grand Récit de la science tel que l’évoque un Michel Serres, l’art et la poésie, l’Eros et la tragédie, Apollon et Dionysos, Rabelais et Pascal, le Christ et le Tao, mais je le voudrais à l’instant sans référence aucune.

    J’écris tous les jours « sous le regard de Dieu », et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK.  Cela peut sembler extravagant, mais c’est vrai. J’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 500.000 sans que cela ne change rien : je n’écris que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.

    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramène « sous le regard de Dieu ».

     

     

    A LA DESIRADE. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie au malheur, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres me semble la plus belle image de la vie qui continue…

                                                                                                                  (1er janvier 2005)

     

          

    ÉCRIRE COMME ON RESPIRE. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos Ailleurs...

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté ; et ce travail alors repose.

     

     

             L’ENFANT. – Edmond Jaloux remarque  qu’à quarante ans, peu avant sa mort, Proust était encore un enfant. C’est aussi mon cas à cinquante-sept ans, malgré la paternité dûment assumée et vingt ans de vie conjugale régulière. Pour l’essentiel je suis resté tel que j’étais à dix ans, juste avant la puberté. Ensuite je le suis resté malgré le trouble entêtant du sexe, très sporadique au demeurant jusqu’à l’âge de dix-huit ans, ensuite plus envahissant et parfois obsédant à outrance, par périodes en tout cas.

    Or il faudra que je décrive, un jour, cette folie circulaire de l’obsession qui se nourrit elle-même comme la Bête inassouvie de Dante, telle que je l’ai vécue à un moment donné.

                                                                                                                                (2 janvier)

     

    PASSEUR. - Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.

    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou encore qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?

    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?

    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnels. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

     

     

    Powys.jpgLITTÉRATURE. - C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun au goût du jour. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’une petite secousse ou d’un délassement d’amateur mais relèvent de la plus haute, extatique jouissance, à la fois charnelle et spirituelle. En outre le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.

    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité –quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.

    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la substantifique moelle de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de germes qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».

    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».

    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.

    A croire Powys, le pouvoir suprême de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.

    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».

    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.

     

     

    CÉLINE. - A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. Celui qui en a. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Fort en gueule, mais picaro trouillard. Un peu tout ça…

     

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

     

     

    Proust2.jpgSUR PROUST. - Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, enfin ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare: «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

     

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent.

     

     

    DE NOS ENFANTS. - En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant d’une première femme, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente, et c’est ainsi que la mère ligotée, en elle, par ses préjugés féministes, s’est émancipée au meilleur sens du terme.

    De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi n’a cessé de se consolider par l’attention partagée que nous avons consacrée à S. et J., dès leurs premiers jours et jusqu’à maintenant.

     

     

    ENCORE PROUST. - Ce que dit Edmond Jaloux à propos de la meilleure façon de lire Proust, comme à vol d’oiseau, en ne cessant de considérer à la fois le détail et l’ensemble du temps et des lieux de la Recherche, rejoint ce que je me disais tout à l’heure à propos des accrocs de la vie, que ma sensibilité excessive (même catastrophique, disait Pierre Gripari) tend à grossir trop souvent. Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

     

     

    CHARLES-ALBERT. - La phrase de Céline est certes une musique, mais de savoir le musicien si mythomane et méchant me gâte la mélodie, tandis que je ne cesse d’être enchanté par la musique de Cingria.

     

       

    Céline3.jpgCÉLINE. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefs-d'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Féerie pour une autre fois ou Guignol's Band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne et conséquent), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » de l'intempestif, comme s'y est employée sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

     

    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs

     

     

    CALAFERTE. - Partagé, en lisant Louis Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.

            

     

             Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour d’L.

     

     

    DE L’HUMILIATION. - D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? D’où vient le crime ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith. Or, lorsque je lui ai demandé ce qui, selon elle, faisait le criminel, elle m’a répondu sans hésiter que c’était l’humiliation. Mais n’est-ce pas faire peu de cas de ce qu’il y a de mauvais en l’homme, lui ai-je objecté ? Alors elle de me regarder comme un adversaire possible et de se taire. Et moi de me taire, aussi, sans oser lui demander si la perversité de Tom Ripley ne lui a pas procuré, à elle également, cette espèce de plaisir trouble que le personnage met à se venger ?

     

     

    Vallotton.jpgFÉLIX VALLOTTON. - Bien m’en a pris de faire escale à l’exposition Vallotton, dont les couleurs irradient puissamment de salle en salle. Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante. Vallotton est aussi suisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments.

    Vallotton (1865-1925) avait treize ans de plus que Ramuz. Il laisse 500 peintures et une masse de gravures illustrant, avec une virulence expressionniste plus germanique ou nippone que française, la chronique d’une époque. Proche à certains égards d’un Munch, notamment face au désir, mais moins libre et sensuel, moins tragique aussi, que celui-là, du moins en apparence: plus coincé, plus glacé. La ligne plus  importante chez lui que les couleurs. Un sourire pincé à la Jules Renard, surtout dans ses gravures. On l’a dit peintre de la raison, mais c’est un jugement par trop français, car la folie couve là-dessous.

                                   (Kunstmuseum de Berne, 26 janvier).

     

     

    Witkiewicz5.JPGWITKIEWICZ ET LE ROMAN. - A quoi tient le refus du roman manifesté par Witkiewicz? Il me semble que c’est le rejet d’un genre insuffisant à ses yeux. Il cherche certes la simplification en philosophe, il  revient du multiple au concept, mais l’écrivain en lui part du singulier pour aller à l’universel. Or la notion de roman elle-même ne pèse plus lourd pour cette nature apocalyptique. Au demeurant, dans les mêmes années et sous le même empire d’un rêve totalisant de tout-dire, la Recherche proustienne est-elle seulement un roman? N’est-ce pas plutôt une immense chronique, comme le sont celles de Céline? À creuser. Mais pour le moment, c’est bel et bien comme des romans que je lis L’Adieu à l’automne ou L’Inassouvissement, tant leur masse organique et leur temps intime relèvent à mes yeux de ce genre-là.

     

     

    WITKACY CE MATIN. - Lever de soleil d’hiver sur fond de ciel pervenche, tandis que cela se couvre. Voix de ma bonne amie. Jappements du chien Filou. Fumet du café. Oiseaux en nombre au McDo de la Désirade. Toute  une bonne vie à côté de laquelle l’agitation intellectuelle, les « débats essentiels» et autres controverses exacerbées, émaillant Une seule issue, de mon cher Witkacy, me semblent un peu vains, dilués dans une certaine confusion.

    S’il avait de formidables dons artistiques, Witkiewicz, apôtre de la forme pure, n’a jamais pu, et tant mieux peut-être, aboutir à celle-ci comme un Monet ou un Bacon.  Lui qui rêvait de s’accomplir en peinture ou au théâtre, n’y est parvenu à mes yeux que dans ses roman fourre-tout. Avec L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, c’est ainsi dans le roman, qu’il prétendait un genre hybride et mineur, qu’il a donné le meilleur. Il se voulait essentiellement philosophe, alors qu’il est surtout artiste, je dirais plutôt médium d’une société chaotique.

    A propos de l’individu, dont la complexion physique et psychique compte pour beaucoup à la base de cette œuvre, Constantin Regamey, dont je me rappelle la figure de grand spectre lunaire à long manteau, dans les couloirs de la faculté des Lettres de Lausanne, écrit ceci d’éclairant quoique par trop empreint de morgue universitaire: «Il avait des œillères qui ne lui permettaient pas de soutenir une véritable discussion ni de s’informer de ce qui se faisait ailleurs». Et cette conclusion à la fois lucide, cruelle, juste et injuste à la fois: «En fait c’était un insatisfait psychique, un complexé, mais pas un malade, sûrement pas un fou, plutôt un génie».

                                                                                                  (A La Désirade, ce 31 janvier)

     

     

    DE L’AURA. – Certains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau.

     

     

    CONSTAT. - Je me dis parfois que ma vie actuelle est le résultat d’un malentendu, puis je me dis que non: que cette vie est le produit de tout ce que j’étais à l’origine et de ce que je suis devenu, conduit par une invisible main en dépit de mes errances.

                                                                                                   (A la Désirade, ce 4 février)

     

     

    DES SENTIMENTS ET DES LIEUX. - La lecture de Rien que des fantômes de Judith Hermann, qui évoque, comme personne aujourd’hui, les désarrois intimes de la jeunesse occidentale, de Berlin et de partout, dans un climat de déglingue où se cherchent et se perdent autant d’écorchés vifs - cette immersion sensible m’impatiente d’écrire à mon tour d’autres nouvelles, et plus précisément: des nouvelles de nostalgie, des nouvelles de lieux et de douleur, des nouvelles de bonté et d’apaisement. Je me rappelle à l’instant que Nancy Huston a particulièrement aimé L’Ange du cabanon, qu’elle m’a dit la plus belle histoire du Maître des couleurs, et c’est cela même que je crois avoir donné là: une nouvelle de nostalgie et de lieu, de douleur et de bonté.

     

      

    A certains moments il n’y a plus que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

     

     

    Hermann0001.JPGJUDITH HERMANN. - Judith Herman a en elle un puits de larmes. En tout cas j’avais été saisi, dès son premier recueil de nouvelles, Maisons d’été, plus tard, par l'originalité et la maturité, la clarté et la complexité, la puissance expressive et l'hypersensibilité qui caractérisent son art si singulier consistant à mêler, à des situations vécues au présent avec une grande intensité - tout y est concret, sensuellement palpable, rendu avec une plasticité rappelant parfois les expressionnistes - le tremblement profond du temps et son poids de plus en plus perceptible avec l'âge. S'il y a de la mélancolie dans les nouvelles de Judith Hermann, dont procède le plus lancinant de son blues souvent râpeux, jamais elle  ne cède à la délectation morbide. Dans la filiation des nouvelles berlinoises de Nabokov, on est au contraire saisi par la vitalité de ses personnages et par le dynamisme de son écriture. Son exploration des «vies possibles» illustre une imagination romanesque souvent en défaut aujourd'hui. Il ya de la fée chez elle, mais aussi de la sorcière : à la première, elle emprunte la capacité d'enchantement et à la seconde une sorte d'humour grinçant et cette implacable lucidité enfantine (mais jamais infantile) qu'elle promène sur la société en faisant dire à l'un de ses personnages «est-ce qu'il faut vraiment que ce soit comme ça?».

    Par-delà l'aura de poésie et, parfois, de magie qui émane de cet univers, c'est aussi bien à la réalité des êtres, et douloureuse, et à tel sentiment d'insuffisance rappelant un Fassbinder, qu’achoppe Judith Hermann.

    Avec Rien que des fantômes, son deuxième livre, on retrouve d’ailleurs les  même personnages errants et plus ou moins blessés s' agrippant les uns aux autres comme des naufragés, pour autant de rendez-vous manqués ou décalés, non loin des élégies de Peter Handke et  dans le ton aussi d'un certain post-romantisme urbain imprégnant le cinéma allemand d'après-guerre, par exemple dans La balade de Bruno S. de Werner Herzog. La nouvelle éponyme du recueil, qui se déroule dans un sinistre motel d'Austin (Nevada), où se retrouve un couple d'amis allemands traversant les Etats-Unis comme deux âmes en peine, s'inscrit aussi bien dans le droit fil de cette observation panique. En revanche, l'approche des personnages est marquée, chez Judith Hermann par une perception plus empathique et chaleureuse, sensuelle et presque animale, des rapports humains, auxquels se mêlent un dévorant besoin d'affection et une constante nostalgie d'on ne sait quel monde plus beau et plus pur, quelque chose qui a été perdu, que l'on chercherait à retrouver au fond d'une «caisse remplie d'objets anciens, absurdes, merveilleux», et dont on ne retrouverait finalement que le souvenir du souvenir …

     

    CLIMATS. - Je suis tout à fait saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans une mélancolie, une tristesse, mais une tendresse aussi que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté dans la jeune littérature actuelle.

     

     

    Calaferte.jpgRECONNAISSANCE. - Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma disparition de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance que m’inspire cette citation : «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.»

     

     

    DE L’AMITIÉ. - Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte aussi, pour me sentir proche de cet ami intransigeant: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes amis perdus: «l’indifférence froide». Et du même coup, je vois mieux apparaître ce qu’a, parfois, été la mienne…

     

     

    Piroué.jpgGEORGES PIROUÉ. - C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué, pas même la Bibliothèque de la Chaux-de-Fonds qui avait hérité de son fonds d’archives. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, vient en outre de m’apprendre qu’ils étaient trois à l’enterrement: le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien affligeant, mais en somme à l’image de cette époque.

    (A La Désirade, ce lundi 7 février)

     

     

    CLASSE MOYENNE. - Millenium people, de J.G. Ballard, est une véritable mine d’observations et de déductions sur la société atomisée et paralysée d’ennui dans laquelle nous vivons en Occident, tout à fait dans le ton grinçant et détaché qui me convient ces jours. La scène de l’émeute dans le camp de concentration pour chats de luxe attaqué par des furies qui assimilent félidés d’élevage et prisonniers politiques, est un régal. Il y a, là-dedans, une quantité de notations qui en appellent autant d’autres que je consigne au fur et à mesure dans les marges du livre.

    C’est qu’il se passe tant de choses, dans la « dissociété » qui nous entoure, dont si peu d’écrivains rendent compte. D’autant plus intéressante, alors, me semble la démarche de Ballard, qui détaille les séquelles du sentiment de mécontentement et de révolte éprouvé par les représentants de la classe moyenne. J’y vois l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol des gens ordinaires lié à la perte du sens de leur existence et à l’enfermement et à l’étriquement que ressentent de plus en plus de gens supposés de plus en plus libres.

     

     

    APPRENTISSAGE. – Je reconnais un bon maître au bon effet de sa parole et, plus encore, à la qualité de présence découlant de cette parole, à la chaleur et à la lumière de cette présence, à la façon dont cette parole et cette présence nous dépassent l’un et l’autre et nous délivrent l’un de l’autre. Un bon maître disparaît au moment de l’apprentissage, il n’attend pas que je le regarde mais me regarde regarder La Chose qu’il m’a demandé de regarder, qu’à mon tour je donnerai à regarder. A cet égard, le bon Monsieur Thibon est le parangon du bon maître.

     

     

    Lecteur7.jpgUN LECTEUR HEUREUX. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ». Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années.

    C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au cœur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas, dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (« A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main ») qui détermine aussitôt une double mise au point: « Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées. »

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt « en bon Suisse » qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation multilingue, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi (« Giacomo, amico mio ») dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à « écrire les yeux fermés ». Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzzati à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de carton contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

     

     

    DE LA JOIE. - Il me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de  l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

     

     

    MATINES. - Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense à mon père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette «voix». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas moi? N’est-ce pas simplement ma conscience qui me parle? Et qu’est-ce que cette conscience ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

                                    (A La Désirade, ce mercredi 23 février)

     

     

    Thibon.jpgLE BON MONSIEUR THIBON. – Je n’ai pas souvenir  d’avoir rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et  L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures, Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon : c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.

     

      

    DU NON CONSENTEMENT. - Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et m’agite depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     

     

    Chessex75.JPGJACQUES CHESSEX. - Le Désir de Dieu me semble l’un de ses livres les plus libres et les plus aboutis du point de vue de la forme, dans le droit fil de L’Imparfait et de ses étonnantes Têtes, écrit littéralement « sous le regard de Dieu », selon l’expression de Pasternak qui recommandait précisément à Akhmatova d’écrire ainsi.

    Ah mais quel bougre d’écrivain et combien je me sens proche de lui en ces pages fluides et un peu délirantes, que j’aurais pu écrire: « Je suis plein de Dieu, croyant le perdre, ne le perdant pas, craignant de ne plus le capter et l’écoutant sans cesse au fond de moi. Parce qu’avec l’exercice de Dieu, le désir de Dieu, la curiosité de Dieu, l’âge venant, je vis avec Dieu une espèce d’état de Dieu qui plus jamais ne s’interrompt».

    Jacques Chessex parle ainsi de la présence de Dieu en nous et de notre dispersion devant Dieu – cela même qui me tarabuste si souvent: ma dispersion devant Dieu. Je ne sais pas trop à quoi cela tient mais cela me parle: il y a là une parole vive et une beauté, du sens, de la vigueur et de la profondeur, un homme enfin dépassé par son verbe. Or cela rejoint à la fois Cingria par la découpe de l’écriture (« L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini»…) et Rozanov par le continuum de la voix.

     

    Vernet6.JPGCARNETS DE VIE. -  « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    Vernet40.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

     

    DJIAN. - Il y a, dans Impuretés de Philippe Djian, une révolte que je ressens moi aussi par rapport à tout ce qui défait la communauté des personnes, de la famille et de la société. Après Impuretés, je lis Frictions qui me touche également par sa densité émotionnelle. Une fois de plus il y est question d’une relation familiale pourrie, avec ce jeune garçon témoin de la haine de ses parents puis se retrouvant, adulte, entre sa jeune femme top model et sa mère jouant celle qu’on abandonne. Le style de l’écrivain pèche parfois (alors qu’il le croit son point fort, non sans candeur) mais il y a là une quantité d’observations dans la masse qui me semblent d’aujourd’hui, et leur ressaisie traduit une vision juste du délabrement de ce pauvre monde.

     

     

    PSAUME. – Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

                                                

                                                                                              (A La Désirade, ce mercredi 2 mars)

     

     

    Soljenitsyne.jpgSOLJENITSYNE. - Ce qui me frappe, à la lecture d’  Esquisses d’exil, c’est la vulnérabilité que montrent les plus costauds devant la vilenie et la bassesse. On pourrait les croire au-dessus de ça: mais non, cela les touche et les blesse comme s’il en allait d’une atteinte d’autant plus sensible que l’accusation est plus injuste ou vile. Ainsi, de la vanité de tel traducteur-biographe à la paranoïa de tel maniaque de la plainte judiciaire, en passant par la diffamation, hier manipulée par le KGB, aujourd’hui relayée par les médias occidentaux, le démon mesquin est-il légion aux basques de Soljenitsyne. Je me sens à vrai dire « pluraliste» en le lisant, donc peu porté à m’aligner sur ses positions rigides de nationaliste russe et d’orthodoxe pur et dur, mais je respecte l’homme, l’écrivain, le héros, et le défendrai toujours contre la meute hideuse de ses détracteurs.

     

     

    Verdier10.gifFABIENNE VERDIER. - Au fulgurant premier regard on se dit que seul un dieu dansant entre ciel et terre, tourbillon d’esprit et de matière, d’un seul trait a jeté cela comme ça : comme c’est. Et c’est ce qu’on se dit : c’est comme ça. Comme l’évidence parfaite d’une pierre ou d’une feuille d’herbe : tel est l’être du monde. Cela s’impose à la vitesse de la lumière et ça n’a pas d’âge. Ou plutôt on pressent la patience des étoiles préludant au geste phénoménal prompt comme la foudre: que cela soit - que la beauté soit.

    Verdier130003.JPGLe feu du mouvement, traversé d’un souffle cosmique et soulevant jusqu’au ciel les pigments mêlés de terre et d’eau de pluie résument l’art essentiel de Fabienne Verdier. Elémentaire et savante, puissamment physique et modulant une non moins évidente démarche spirituelle, cette peinture est à la fois abstraction pure et poésie concrète, culture raffinée et nature primordiale, figures du subconscient et constante évocation du monde visible et sensible. Aussitôt une harmonie « musicale » soulève celui qui la découvre, lui rappelant comme une cantate de Bach que l’homme est « capable du ciel », mais cet envol prend appui sur le sol de fonds inlassablement travaillés, tels les glacis des maîtres anciens ou les couleurs « montées » des figures de contemplation de Rothko ; et l’on se rappelle à la fois les contemplatifs cisterciens auxquels l’artiste rend d’ailleurs hommage explicite, comme à son mentor taoïste, invitant à autant de stations méditatives.

     

    ELLE. – L. ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

             Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

            

     

    MALAISE. – Je ne me sens pas bien. Tout à coup il me semble percevoir, de manière écrasante, le caractère vain et vulgaire de mon travail au journal, avec le sentiment accablant d’être submergé par la laideur, telle qu’elle m’a été imposée l’autre jour par la mise en page grossière de ma présentation de Fabienne Verdier, entrelardée de publicités affreuses. Mais ne rien montrer de cette contrariété. Faire comme si de rien n’était. Résister là où je me trouve. Résister à la contamination de l’intérieur

            

                                                                                             (Au Buffet de la Gare, ce lundi 22 mars)

     

     

    DE L’ESPRIT D’ENFANCE. - Plus je vais et plus je constate que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité totale à l’esprit d’enfance. Toute autre posture intérieure, qui relativiserait les exigences de celui-là, me disconvient et plus: me contrarie. Jamais je ne serai adulte et responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus qu’eux, de toute vraie responsabilité.

     

     

    SANTO SUBITO. -  A l’instant (il est 5 heures du matin) j’apprends, sur ma petite radio portative, la mort de Jean Paul II, survenue hier soir à 21 heures 57. Ce fut un grand pape à la fois politique et mystique, un homme de lumière et de fermeté dans une époque de ténèbres et de déliquescence. Peu m’importe qu’il y ait, dans ses positions déclarées, des aspects qui se discutent: il est resté fidèle au Christ pour l’essentiel, une icône vivante pour beaucoup de malheureux et pour beaucoup de jeunes, ce qui l’a limité à nos yeux de pluralistes relevant du dogme et de la tradition catholique qui n’est certes pas tout le christianisme – mais qui de nous est habilité à lui en remontrer ? C’était une sorte de figure paternelle conséquente, et je l’aimerai toujours à ce titre, comme j’aime mon propre père.

    En considérant l’incroyable mouvement de reconnaissance qu’a soulevée sa mort, je me demande pourtant ce que cela signifie vraiment ? Le slogan Santo subito en dit long sur le besoin de vénération, même d’adoration de ces braves gens, mais quelle part d’emballement idolâtre n’y a-t-il pas là-dedans ?

     

                                                                                                    (A La Désirade, dimanche 3 avril)

     

     

    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

     

    MAGMA. - En cherchant La Nouvelle Héloïse dans les rayons de livres de poche de l’Hyper U, je me suis senti soudain submergé par une double sensation contradictoire de dégoût et de vague délivrance, comme si je découvrais soudain le caractère à la fois dérisoire et pour ainsi dire héroïque de mon propre travail d’écrivain. Oui, véritablement, devant une telle masse et une telle hideur on se dit, à la fois, qu’on n’est rien et qu’on est justifié...

     

                                               (Au Cap d’Agde, ce mercredi 11 mai).

     

     

    CarnetsJLK3.JPGMARE NOSTRUM. - Retrouver la mer est important, pour L. et moi, comme une sorte de respiration fondamentale, physique et spirituelle à la fois, qu’aucun autre lieu ne nous aura jamais donnée. Nous avons besoin de la mer. Ces dunes qui se perdent dans le lointain et cette douce grève aux herbages hirsutes, le long de laquelle les gens vont et viennent, ont quelque chose de tellement apaisant et de si tonifiant aussi, avec la mer roulant là-bas sa litanie infinie.

     

     

    CHANTIERS. - Pastis au bord de l’Hérault. Le Canal du Midi, le long duquel se succèdent les chantiers navals, me fait penser à Simenon et me rappelle cette province un peu décatie que j’aime retrouver un peu partout, en France, si rare en revanche dans la Suisse trop policée.

     

                                        (Au Grau d’Agde, ce vendredi 13 mai)

     

     

    Celui qui estime que l’éloge du bourreau de Joseph de Maistre l’engage à manier  la hache / Celle qui menace son fils Dominique de ne plus l’aimer s’il se détourne de Jésus / Ceux qui pensent que la mort de Dieu est un fait accompli, etc.

     

      

    simenon14.JPGSIMENON. - Un romancier populaire, et l'un des plus populaires au monde, peut-il être un bon écrivain ? Est-il concevable qu'un auteur, à qui il arrivait d'écrire cinq à dix romans en une année, dont un seul eût suffi à établir une réputation, puisse ne pas être un faiseur, voire un pisse-copie ?

    Ces questions n'ont cessé de nourrir, dans le monde littéraire, la suspicion envers l'œuvre extraordinairement fertile de Georges Simenon, même si certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: « Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature ». Et Faulkner de surenchérir: « J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov ».

    Beaucoup cependant, en France surtout où l'on continue de séparer la « pure » littérature, destinée à quelques-uns, de celle qui touche le moins lettré des lecteurs, ont classé une fois pour toutes le romancier prolifique dans la catégorie « policière », autant dire de la sous-littérature. D'ailleurs, prétendent les plus doctes, Simenon n'a « pas de style ».

    Le plus cocasse, à ce propos, est cependant que la très stylée Colette fut la première, à la lecture des textes de Georges Simenon, à lui conseiller de « faire moins littéraire », devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins. Jacques Dubois, qui a établi l'édition Pléiade des romans de Simenon, ne dit pas autre chose: que le « style » de Simenon n'a rien certes qui brille comme le style de Proust ou le style de Céline, mais que Simenon n'en est pas moins l'inventeur d'une écriture absolument originale qui passe essentiellement par la sensation et l'intuition, la perception profonde, et souvent subconsciente, des moindres mécanisme du comportement humain, restituées dans une langue limpide mais parfaitement rythmée, avec une poésie qui ne se réduit pas aux clichés de la fameuse « atmosphère Simenon », de trottoirs mouillés en brumes traînantes.

    Simenon n'a jamais posé au grand écrivain: il se disait lui-même un artisan, et celui qui a vu, à ses archives de Liège, ses manuscrits et ses tapuscrits, ne peut qu'abonder dans le sens de ce que me disait un jour la romancière Patricia Highsmith, confondue d'admiration devant l'immensité du travail du romancier.

    Pour relativiser le mérite de celui-ci, d'aucuns évoquent souvent, comme Georges Haldas, un « phénomène », qui ferait de lui une éponge absorbant tout et le recrachant sans y penser. D'une manière plus triviale encore, les clichés du romancier-record, qui plus est riche à millions et couvert de femmes, achèvent de brouiller l'image réelle d'un écrivain qui a beaucoup travaillé, et non du tout en tâcheron mais en observateur inlassable, et de plus en plus fin, du phénomène humain. Car l'évolution de Simenon, du journaliste-aventurier de seize ans qui reflétait l'idéologie d’époque, antisémite et populiste, de la Gazette de Liège, au romancier compassionnel des « romans de l'homme », révèle la prise de conscience progressive d'un témoin lucide de la condition humaine. L'auteur de l'admirable Lettre à mon juge s'efforce ainsi de « comprendre et ne pas juger », selon sa devise qui ne l'empêche pas, au demeurant, d'avoir une idée très affirmée de la vraie justice (on se rappelle le plaidoyer prodigieux des Inconnus dans la maison, tonné au cinéma par Raimu) et de la vraie fraternité, dont son commissaire Maigret, inspiré par son propre père qui « aimait tout », est l'interprète le plus connu.

     

    DE LA CONVERSION.- A mon rendez-vous matinal de cinq heures, je me dis que la conversion est une décision de tous les jours et de tous les instants. Le déclic n’est entendu que de Dieu. Tu choisis ceci, clic. Tu choisis cela, clac. Chacun sait très bien ce qu’il en est et c’est cela qui compte: c’est le secret de chacun.

     

    Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur, etc.

     

     

    Léautaud6.JPGPLAISIRS DE LÉAUTAUD. - Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait dans le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire: «Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »

    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été «fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement», et qu’une seule chose avait compté pour lui: le plaisir précisément.

    «Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines», écrivait-il. Or son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les flopées de chats et de chiens qu’il recueillait dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.

    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un émotif extrême sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre, fruit acide et tonique de tout son plaisir.

     

     

    Roth (Kuffer v1).jpgSUBLIMATION. - Il y a un moment très émouvant, dans La Tache de Philip Roth, et c’est celui où le narrateur, Nathan Zuckermann, et Coleman Silk, son vieux voisin en rupture de conformité, deviennent amis en dansant ensemble le fox-trot sur une terrasse nocturne, comme ça, spontanément, et sans rien d’équivoque dans ce contact physique de deux mecs à moitié nus, avant d’échanger diverses confidences, notamment sur les femmes. Alors que Coleman a «repris du service» grâce au Viagra, Nathan sublime « grâce » à l’impuissance où l’a laissé son cancer de la prostate. Cette complicité me fait songer à celle des anciens combattants. Au reste, toute forme de sublimation me semble émouvante, et celle de Nathan me touche particulièrement en cela qu’elle va vers l’œuvre à faire…

     

     

    Cingria13.JPGRAMUZ ET CINGRIA. -Le fait de se demander ce qui nous manque chez un auteur nous aide mieux à distinguer qui il est et qui nous sommes. Ce qui me manque chez Ramuz est le jazz verbal et la turbulence, la rondeur et la folie de Charles-Albert, la spontanéité et la fantaisie, la liberté et la saveur. Il y a certes un peu de tout cela,  à faible dose, dans Adieu à beaucoup de personnages, mais à son avantage  il y a tout le reste, aussi, que Ramuz a, et que Cingria n’a pas…

     

     

    DE LA « LANGUE » SUISSE. - Ramuz affirme que, sur le plan de l’expression, la Suisse n’existe pas, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire : il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria ; ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée, essentiellement latine ou franco-provençale.

     

    Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68, etc.

     

     

    PARLER DE DIEU. - Ceci de Ramuz que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme». Et ceci de Rousseau dans le même sens: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».

     

     

    PaintJLK14.jpgMATINALES. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça, m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde.

    L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus  et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.

                                         (A La Désirade, ce lundi 20 juin)

     

      Trevor7.jpgLUCY. - Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de William Trevor. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy.

    Or ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame  – une enfant qui fugue à la veille du départ de sa famille loin de leur Eden côtier, pour cause d’insécurité, et qui ne réapparaîtra qu’après la mort de sa mère désespérée, tant d’années après -, que l’auteur voue son attention, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite « des troubles » à nos jours. « C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher », et le lecteur le prend pour lui…

     

    Handke.jpgLE POIDS DU MONDE. - Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: « Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis ». Or, je me sens à la fois attiré et vaguement agacé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: « Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort », pour se trouver banalisée aussitôt après: « On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas ».

    Et tout ce « travail littéraire » d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon…

     

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

     

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

     

    HANDKE. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait ainsi la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner en buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: « Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois ». Ou encore: « Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit ». Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher-prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: « Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça ».

     

    VIEILLIR. - Il y a toujours un certain décalage entre notre âge et notre moi, que je ressens particulièrement aujourd’hui que les jeunes gens m’identifient à un vieil iguane, alors que je me sens plus frais qu’à vingt ans. Or je n’arrive pas à admettre ce fait pourtant indéniable, que je suis bel et bien un vieil iguane. Mais voudrais-je avoir dix ou vingt ans de moins? Certes non, puisque j’étais alors plus vieux qu’aujourd’hui. Donc va pour la comédie du vieil iguane...

     

    Cézanne12.jpgCÉZANNE. - Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes les formes d’interprétation – il insiste: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu artiste me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien aussi: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi»…

     

     

    JEUNISME. - J’écoute, d’une oreille, la jactance de la radio portant sur la Street Parade, où un anthropologue explique que la jeunesse se trémousse ainsi et se défonce parce qu’elle n’a aucun avenir. Voilà ce que dit l’anthropologue: la jeunesse n’a pas d’avenir. Si la jeunesse se drogue (parce que la jeunesse ne fait que se droguer) c’est parce que la société (il dit: la société) ne lui offre aucun débouché. Voilà, c’est comme cela que les «faiseurs d’opinion» et autres anthropologues autoproclamés «font l’opinion».

     

    Leçon quotidienne de Cézanne à ma fenêtre.

     

    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.

     

    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

     

    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

     

    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.

     

      

    Cézanne2.jpgRAMUZ EN PROVENCE. - Je viens de relire les douze pages de L’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion -  mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.

    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnées) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont il définit l'art plus précisément encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».

    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. 

     

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

     

      

    AUTOLIMITATION. - Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’autolimitation, si contraire à l’esprit du temps…

     

    On ne discute pas avec la médiocrité. Discuter est déjà s’abaisser.

     

     

    Hardellet0001.JPGPARIS. - En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville si personnelle, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris. Dans la foulée je note que jamais, à ma connaissance, Cézanne n’a représenté aucune rue ni aucune place de Paris, ni d’aucune ville d’ailleurs…

                                                                      (Paris, ce jeudi 28 juillet)

     

     

    JARDIN DU LUXEMBOURG. - Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins renfrogné émergeant un peu plus loin de mornes fleurs, j’observe longuement la souple, lente, muette gesticulation de quatre adeptes du taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant, en bois et au format, une Silver Ghost conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, du lierre, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles. Top de la créativité, budgétisé à l’avenant, sponsors cités…

     

     

    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre de fer blanc ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.

     

    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre de cette nature et de ces innocentes personnes, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le boulevard, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux convulsions du XXe siècle.

    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières.
    Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer, apparemment, à l’élan général: en mon for intérieur notre vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés.

    Et d’autres images du siècle se succèdent, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que je continue de flâner dans le soleil candide.

                                           

    ROMAIN GARY. - Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’a envoyé Christian Bourgois a retenu mon attention: La fin de l’impossible. Trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne aussitôt comme un acte de reconnaissance aux «alliés» occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à «l’étrange acoustique du monde spirituel» dont parle Kierkegaard.

    Tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une «explication avec la vie» passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le «Moi-même moi-mêmisant», pour embrasser «le Tout de la vie», à savoir Romain Gary, Romain Gary que j’ai peu lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit «j’attends la fin de l’impossible», Romain Gary l’écrivain que Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski.

    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers «l’étrange acoustique du monde spirituel», les gens dans le train me semblaient plus beaux, ces mots me parlaient: «Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre».
    Et du même coup j’entrevoyais de nouveaux livres à lire, peut-être un nouvel interlocuteur longtemps inaperçu, et me voici ce soir commençant de lire
    L’angoisse du roi Salomon tandis que l’ombre se fait sur la montagne…

     

     (A La Désirade, ce mercredi 3 août)

     

     

    Combin.JPGBALEINE AU MONT-BLANC. - L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non: que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand Paul Gadenne parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentianes, et c’était cela même me disais-je: l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    C’est le miracle de la lecture de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler soudain ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à passé cinquante ans, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans.

    De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique: une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    La prose de Gadenne est d’une parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas exactement fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.

     

    NOSTALGIE. - En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…

                                                                               (Chamonix, ce 5 août)


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...

     

     

  • Au sud du Sud

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    4.

    Plein sud il y a, par exemple, le lac, et le lac sera, pour toujours l’été, une réjouissance d’eau fraîche ajoutée à la réjouissance grisante des folles descentes à vélo fend-la-bise et des déshabillages-éclair avant le plongeon piqué dans l’eau non polluée de ces âges; et par d’autres nous savons déjà que plein sud nous attend l’Italie et sur la mappemonde du Petit Larousse illustré que m’a légué le Président j’ai déjà repéré l’Océan indien dont je sais qu’on l’appelle ainsi à cause des Indes et non des Indiens ; et c’est d’ailleurs par le truchement de mon grand-père que j’apprends le plus de choses sur les divers continents et les espèces variées - mon grand-père chez lequel je suis toujours fourré ainsi que le constatent ma mère et la mère de mon père, non sans une pointe d’impatience peut-être jalouses à l’égard de nos conciliabules.

    Le jardin de mon grand-père paternel est orienté plein sud lui aussi, au milieu de parcelles étagées dont chacune est pourvue d’un cabanon et d’un drapeau indiquant la nationalité du locataire ou de petites fanions multicolores évoquant ses préférences pour telle ou telle équipe de football, sauf mon grand-père qui ne me parle jamais de sport ni de politique, se contentant de dire à propos de celle-ci : la politique c’est la politique. Et de m’expliquer plutôt l’art de la greffe que je n’ai cessé, depuis lors, de pratiquer à ma façon.

    Le Président me raconte en outre comment on vivait dans le temps, et je revois alors cette campagne peuplée de pères sévères et de mères dures à l’ouvrage où chaque année arrive un nouvel enfant, autant dire une bouche de plus à nourrir en dépit des décès en bas âge, et je me rappelle le soulagement perceptible dans la voix de mon grand-père qui relate son départ de la ferme et du petit pays sans ressources pour se trouver une place de sommelier sur un steamer .

    Je comprends alors que dans le temps à la fois un lieu de rude vie où l’on fouette l’enfant et comme une magie où une nouvelle vie peut se greffer à l’ancienne ; et c’est ainsi qu’à l’instant encore je procède à mes greffes de mots en mots.

    A fleur de nuit je reviens à ces premières multiplications, du bouturage de racines au marcottage aérien, qui procèdent d’un savoir éprouvé dans le temps sur les sauvageons, imbéciles ou potentiels prodiges, qui confondront ou distingueront la greffe à cheval de celles en fente double, en couronne ou en écusson.

    Le Président me félicite de mes curiosités ferventes, et je suis fier de le sentir fier de ma soif de savoir, et mon père est fier de le voir fier de ses rejetons, et non moins fier je suis de voir mon père fier de montrer au sien le premier poste à galène de mon grand frère astucieux tout fier à son tour ; et tant de fiers garçons ne peuvent que tranquilliser nos femmes à leurs fourneaux et à leurs tricots.

    Pourtant rien ni personne n’est séparé ni déclassé aux yeux de l’enfant de sept ans : tout mérite son unanime félicitation puisque tout multiplie la symphonie. Je nous revois ainsi, garçons et filles, glaner les épis épars des champs de blés moissonnés de l’arrière-pays, j’entends nos sœurs et nos cousines chanter en bandes en se dandinant, les Italiens les siffler, notre grand-mère protester que dans le temps on n’eût point vu de telles bacchanales, et tout de go nos oncles la charrier et nos tantes regretter in petto de n’être plus tant draguées ; sur quoi je me revois, à sept encore, franchir avec mon grand-père le seuil magique du Cinéac. 

    La greffe à cheval permet toutes les combinaisons à l’enfant de sept ans. Les mots AVANT et APRÈS le regardent autant qu’il les regarde. Il les prononce l’un après l’autre sans savoir qui a commencé. Son frère aîné le tape et lui dit : c’est toi qui a commencé. Il voudrait protester mais il n’est pas sûr de ne pas avoir défié son grand frère rien qu’en le regardant, d’ailleurs le Président a dit que dans tout conflit on ne pouvait jamais dire qui a commencé.

    Je regarde le mot AVANT où le Président m’a fait observer un jour que se levait le soleil, et le soleil qui ne s’est pas encore levé à l’instant, le soleil me regarde de son œil fermé de cyclope et me revient alors la voix d’un oncle Stanislas quelconque qui me raconte pour la première fois l’histoire d’Ulysse, avant qu’il ne me raconte l’histoire de la pomme d’or, alors même que l’histoire de la pomme d’or date d’avant celle du cyclope.

    Le mot AVANT, qui se dit BEVOR dans la langue de l’oncle Fabelhaft, et BEFORE dans celle du professeur Barker - ce mot ne date lui-même que d’après le temps de la pomme d’or avant lequel il est convenu de parler de nuit des temps.

    Au temps de la pomme d’or, m’a expliqué l’oncle Stanislas de mes sept ans, il n’y avait qu’un seul mot pour dire AVANT dans toutes les langues, et d’ailleurs personne n’aurait eu l’idée de prononcer ce mot ni le mot d’APRÈS, le temps de la pomme d’or désignant l’âge où tous ne faisaient que savourer la pomme d’or au goût de Golden Delicious dont la seule sonorité du nom me fait venir à présent l’eau à la bouche.

    A un moment donné que je ne saurais dater, je constate cependant une rupture entre tout ce que m’a évoqué jusque-là le mot AVANT, auquel j’associais jusque-là mon frère aîné, avant que tout me le désigne bientôt comme s’éloignant en avant de nous, vers l’univers énigmatique et tentateur que désigne le mot APRÈS.

    Il y a de quoi perdre la tête en regardant certains mots, et par exemple en découvrant soudain que le mot AVANT peut être précédé, dans l’espace, par le mot APRÈS qui lui tient la porte en esquissant une légère révérence, aussi ambivalente que mon sentiment à l’égard de mon frère disparu.

    Longtemps je ferai résonner les mots en moi, et bientôt, quand j’aurai rejoint le monde que désigne le mot APRÈS, quand le foulard blanc de mon premier sperme aura jailli du fameux chapeau, c’est dans l’entonnoir de ma conscience ou de ma peau qu’il y aura subdivision entre moi l’un et moi l’autre et que le mot CELA commencera de me regarder.

    A sept ans cependant, pour en revenir aux histoires que me raconte le Président quand il pleut un moment sur son jardin, je ne suis encore qu’un, et un seul,  à recevoir les messages des sept messagers.

    Comme celle du merle blanc, cette histoire des sept messagers est l’une des premières que je reconnaisse pour mienne.

    « Depuis que je suis parti explorer le royaume de mon père, me raconte le Président en prenant son ton mystérieux, je m’éloigne chaque jour davantage de la ville et les nouvelles qui me parviennent se font de plus en plus rares ».

    Je sais que cette histoire m’appartient mais je ne la comprends pas encore au moment où je la vis, et sept fois de suite, ainsi, avant que le récit ne m’en soit fait pour la première fois, je l’aurai vécue sans m’en rendre compte. Il aura fallu que je tombe ainsi sept fois de suite, pendant des années, avant d’être capable d’entendre vraiment la saga des sept messagers pour la première fois ; et sept fois de suite, dans les années suivantes, je la vivrai en pleine conscience après l’avoir entendue, avant de pouvoir la raconter à mon tour.

    A chaque fois je suis allé plus loin vers le sud, comme l’eau tombe, mais ce n’était pas qu’une affaire de pesanteur : les premiers mots du sud me faisaient tomber en eux, et me voici tomber pour la première fois dans le mot SARCOPHAGE, ouvert comme une bouche d’or dans la nuit égyptienne.

    A peine avais-je mis le pied dehors que je savais, par la Croix du Sud dont mon grand frère avait appris, par notre père, comment la repérer au ciel, où se trouvaient pyramides et pharaons et en quelle direction il fallait que je fugue afin de rejoindre Osiris le secret, dont je ne savais pas encore, en revanche, que le corps visible avait été dépecé comme le serait celui d’Orphée le charmeur de montagnes, duquel je ne me rapprocherais également que plus tard en tombant, de sud en sud, dans l’entonnoir du mot MYSTÈRE.

    Je fugue donc pour la première fois afin de rejoindre le sud du quartier où l’on me retrouve par l’entremise du premier messager de l’histoire, lequel est à vrai dire une messagère, indigène du sud du quartier ne me reconnaissant point comme enfant de ces lointaines régions ; et, m’ayant interrogé, me ramenant dare-dare dans les contrées du nord d’où je lui dis que j’ai dévalé, moi et mon tricycle d’enfant de cinq ans, et mes père et mère de saluer pour la première fois le retour de l’enfant prodigue, et le grand Ivan de regarder pour la première fois le petit Ivan avec un soupçon de considération.

    « Je le soupçonne, raconte encore le Président, il n’existe pas de frontière, du moins au sens où nous l’entendons à l’ordinaire. Il n’existe pas de murailles, ni de vallées infranchissables, ni de montagnes obstruant la route. Je franchirai donc sans doute les confins sans m’en rendre compte et continuerai, dans la même ignorance, à cheminer vers le sud ».

    Cependant l’obstacle du lac est bien là quand, pour la deuxième fois, je tombe dans le mot VERTIGE et que, moi et mon vélo d’enfant de  six ans, je suis identifié par un douanier sur ces confins et, de nord en nord, ramené une fois encore à mes père et mère tandis que le grand Ivan fait mine de se demander jusqu’où le petit Ivan se risquera ?

    Or de sud en sud, mais désormais en rêve éveillé, je me retrouve au bord de mers sillonnées par Orphée, puis au bord des déserts et des continents, tombant de là dans le mot CIEL, qui se dit HIMMEL dans la langue de l’oncle Fabelhaft, SKY dans celle du professeur Barker et CIELO dans le langage des anges de Giotto dont je ne sais rien encore, mais qui me revient à l’instant avec la voix de mon grand-père poursuivant de sa mystérieuse intonation : « Un trouble inconnu s’empare de moi dès l’aube depuis quelque temps déjà et ce n’est plus le regret des joies que j’ai laissées, comme il advenait dans les débuts de mon voyage ; plutôt c’est l’impatience de connaître les terres inconnues vers lesquelles je me dirige».

    Au sud du sud, que je situe à l’instant plein ouest d’Ouessant, sous un ciel de plomb veiné de blanc de zinc qu’une bande de gris ombré sépare du vert bitumé de la mer, je me trouve, encore très petit, quoique je pense là encore avoir déjà sept ans et que c’est le seul sentiment de l’immensité de l’océan qui me minimise ainsi que le plus amenuisé Gulliver – plus exactement : nous nous trouvons là, le Président et moi, et mon grand-père me fait regarder la mer et me fait voir, me fait scruter et me fait observer, me fait observer et me fait scruter, me fait voir et regarder la mer où nous arrivent de partout des vagues et des vagues, et d’autres vagues encore, et d’autres derrière elles qui semblent naître d’elles pour se confondre à elles tandis que d’autres derrière elles les chevauchent soudain et les soumettent avant d’être chevauchées et soumises à leur tour, et chevauchant celles de devant avant d’être chevauchées se busquent et se renversent à la fois comme des piles de tuiles d’eau que le vent dresserait et ferait s’effondrer en même temps, ou comme des briques d’eau s’élevant en murs qui éclatent et nous aspergent jusque sur la berge,  et toutes nous arrivant dessus, toutes nous faisant avancer et reculer en même temps en criant et en riant en même temps, le mur écroulé redevenant vague et vagues multipliées sur d’invisibles et mouvantes épaules où s’ébrouent et se répandent des chevelures d’écume sous le vent les ébouriffant et les soulevant, les traversant de son élan fou venu de Dieu sait où…

    Regarde-les, me dit le Président, regarde-les toutes et chacune, regarde ce qui les distingue et ce qui les unit, donne-leur à toutes un nom pour les distinguer et donne-leur le même nom si tu trouves ce qui les unit, ou alors donne ta langue au chat, et je pensais à Illia Illitch dans son antre de sous les toits de la maison de mon grand-père, et je regardais la  mer, et je cherchais le nom des vagues, mais dès que j’allais en nommer une l’autre la chevauchait et la soumettait. Je ne savais rien encore de l’ondin qui chevauche l’ondine, je n’avais vu jusque-là que le cheval chevauchant la chevale, mais à présent c’étaient les vagues, qui n’ont pas de corps ou tous les corps, les vagues qui ont tous les noms ou rien qu’un seul que seul le chat à sept langues connaissait, qui l’avait dit en secret à l’étudiant Illia Illitch logeant dans les combles de la maison du Président, lequel étudiant russe l’avait répété au Président qui, finalement, ce jour-là, me dit voilà: voilà la secret des noms des vagues.

    Regarde la mer, me dit mon grand-père et voici que sa main plonge dans la vague et en retire une main d’eau dont il me dit : voici l’eau de la vague qui est celle de toutes les vagues, voici une main de mer qui est toute la mer. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des poignées de mer mais à présent regarde-moi : je te bénis de cette main de vague. La mer t’a giflé et te giflera, mais avec la même main d’eau je te bénis et t’appelle par ton nom.

    La nuit la mer est une maison que j’habite partout où je dors. Le Président est mort il y a bien des années, mais en attendant j’ai encore sept ans et j’accompagne mon grand-père dans son jardin : c’est à lui que je pense en explorant nuitamment les appartements sous-marins du chat à sept langues.

    Le chat à sept langues est la créature inventée, l’année de mes sept ans, par l’étudiant russe au nom chuintant d’Illia Illitch qui a perdu lui-même, à sept ans, le sens des réalités, comme cela m’est arrivé à moi aussi dès ma première fugue au dire de mon grand-père qui me rapporte, avec un sourire entendu, le jugement de nos tantes et de nos voisines qu’il récuse visiblement autant que mes père et mère.

    Le Tribunal des tantes et voisines en a décidé ainsi dès ma première fugue : que je n’ai ni n’aurai jamais le moindre sens des réalités. Un jour je prendrai la tangente, ont-elles déclaré à mes père et mère, lesquels ont haussé les épaules du même mouvement qui les a fait rejeter l’accusation selon laquelle je serais peut-être daltonien. Nos parents seront toujours d’inflexibles supporters de leurs descendants directs ; et je me réjouis d’avoir trouvé un autre soutien en la personne d’Illia Illitch. Nos parents nous défendent en tant que ressortissants d’un clan de sang tirant son nom des aïeux de nos aïeux, de même que c’est aux noms des aïeux de ses aïeux qu’Illia Illitch doit le sien.

    L’étudiant russe Illia Ilitch me raconte des histoires à dormir debout, dont celle du chat à sept langues. J’aime dormir debout dans la chambre de l’étudiant russe Illia Illitch, sous les combles de la villa La Pensée, j’aime revenir et m’attarder dans la soupente de la maison du Président, chez le doux Illia Illitch qui me sert des pirojkis et des zakouskis en me racontant ses menteries.

    Le chat à sept langues est fort probablement un avatar du Diable dont tu devrais te protéger de l’excessive fréquentation, petit garçon, m’explique l’avatar de l’éternel étudiant russe accueilli en pension chez mes grands-parents et qui porte donc, cette année de mes sept ans, le nom chuinté d’Illia Ilitch ; et sans doute celui-ci se plait-il à ces insidieuses allusions pour m’inquiéter et me troubler, à l’imitation de mon frère aîné, comme le grand Ivan se réjouit de terrifier le petit Ivan en attisant ses fascinations .

    Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, le Président et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi.

    J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des mers du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée  qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.

     

  • Soutine

     

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    Elle coule dans la maille d’un ocre rose veiné de bleu et ses lèvres sont déjà là comme un souvenir de baiser retenu d’une main molle.

    Je lui sens le sexe partout, elle n’aurait pas eu besoin d’ôter son béret de surveillante d’internat ni son caraco, je lui sais les mollets d’une marcheuse et les chevilles des gardiennes de chèvres dans la montagne aux loups.

    Je lui fais face comme le Signor Dottor Pirandello à sa chère démente, comme au groom de l’Excelsior que des messieurs invitent à des apartés dans les fourrures des hauts étages.

    Je fais face à l’Humanité. Je me tiens au pied de la croix du Juif bouchoyé. Je prends naturellement, en ma paresse agitée, le parti des chiens errants et des enfants inquiets. A mon passage les paysages s’affolent. A mon apparition les maisons se disloquent et les couleurs flambent. Je reste du moins le scribe fidèle des visages et des livres de chair.

    Tout est fixé, de fait, par mon regard aimant. J’aurais tout mis en place avant d’être déporté, mais Dieu n’a pas voulu de moi. J’avais la gueule de finir à Auschwitz et c’est par hasard seulement que mes croûtes ont échappé aux incendies.

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  • Le baptême des mots

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     Le palimpseste de la mémoire est indestructible »
    (Baudelaire)

    Tout sera peut-être oublié ? Tout n’aura peut-être été qu’illusion ? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?
    Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux.
    Faites de moi ce que vous voulez : courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité ? Quels mots diront mon vol ? Quels mes voiles et le vent qui me porte ? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes ? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile ? Quels mes effrois et mes ivresses ? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers ? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine ? Quels de vos mots diront mes fins dernières ?

    Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges.
    Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.

    Quelle main ne se rappelle ma légèreté ? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé ? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux ? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines ? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux ? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers ? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel ?
    Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.

  • Lady nue

    littérature

    Le jeu veut que je me tienne à la porte dès que j’entends ses béquilles au bout de l’allée du château.

    C’est un vrai carillon que Lady Prothèse. Elle a fait arrêter la Bentley à la grille pour me faire jouir de son arrivée, et pas question que Boris l’épaule: elle est capable de tenir debout malgré son obsession de l’eau. Je dois sentir d’où elle vient et où elle veut que je l’emmène. Voici donc l’Eve future en son armure nickelée, dont l’imperceptible cliquetis symbolise les derniers prodiges de la cybernétique, après quoi s’imposera partout le silence de l’eau.

    Lorsque nous sommes seuls dans le salon jouxtant la grande vasque, je la défais patiemment de tout son attirail. Plus je la dépouille et plus se voient ses cheveux roses et son triangle épilé. Sans bras ni jambes elle m’évoque un croissant de lune ou une banane pelée. Elle rit comme une petite fille quand je la fais pisser dans le pédiluve.

    Dans l’eau, Lady nue ne sera plus qu’algue et sexe. Le jeu veut qu’elle me prenne en bouche dès que nous nous immergeons, ensuite de quoi je la pénètre pour lui faire sentir qu’elle existe encore, selon sa formule.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Fugues helvètes (14)

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    Des vues politiques du personnel ambulant de la société de restauration ferroviaire Elvetino. De l’étranger en Suisse. Du passeport suisse dans La Suisse du Suisse de Peter Bichsel. Du petit-fils de Charlot et d’un cadeau fait à l’Auteur le jour de ses 60 ans.


    Dans un Intercity, ce jeudi 14 juin. - S’il est de notoriété publique qu’un ministre virtuel sommeille en chaque chauffeur de taxi israélien, et que tout coiffeur français est un Président de la République en puissance, on ne s’avise pas assez, en Suisse, du potentiel conseiller des employés multinationaux de la firme de restauration ferroviaire Elvetino.
    Un premier apport culturel de ce personnel majoritairement masculin tient à son panachage linguistique, qui fait qu’invariablement, si vous posez telle question à tel Pakistanais en terre alémanique, ou telle autre à tel Bosniaque au sud des Alpes, il vous sera répondu dans une autre langue, d’abord selon la règle d’une politesse laconique, puis de façon possiblement plus diserte pour qui prend la peine de briser la glace d’un formalisme aux normes helvétiques.
    86559e9cd9e4cb8e21851effa33a8848.jpgUne conversation plus nourrie, pour le voyageur qui en prend le temps hors des heures de presse (l’employé s’arrangera pour le voler, ce temps, n’ayant point de chef qui le chaperonne), ne laissera de révéler un autre aspect, d’ordre plutôt civique, de la contribution de l’employé étranger à l’évaluation de notre démocratie, d’autant plus appréciée à ce qu’il semble, paradoxalement, qu’elle exclut ces observateurs attentifs de son jeu. On sait les tracasseries souvent mesquines que les fonctionnaires « faiseurs de Suisses » font subir aux étrangers s’efforçant de « mériter » notre nationalité. Or curieusement, lesdits étrangers ne considèrent pas pour autant la Suisse comme un pays mesquin, tout au moins à ce que j’en juge sur les dépositions des mercenaires de la firme Elvetino.
    L’employé Imad Rahman, 37 ans, célibataire, musulman modéré et propriétaire d’une Opel Corsa, n’aurait qu’un désir et c’est de participer au vote démocratique pour faire valoir ses vues, à vrai dire conservatrices. Un Pakistanais à l’UDC nationaliste ? Pas exactement : plutôt de la zone centriste du parti radical. Or à ses yeux, la Suisse ne montre pas assez de rigueur à l’endroit de la mauvaise graine étrangère, alors qu’elle pourrait s’ouvrir plus en confiance aux immigrés économiques de bonne volonté. Je note. Et c’est un peu la même chanson que me répètent plusieurs autres de ses collègues : froidement reçus, mal payés, sans accès au droit de vote mais n’en voulant pas pour autant à la Suisse. Bien plus : s’impatientant d’en être. Je note également.
    Tous les discours, un mois durant, ne vont pas, évidemment, dans le même sens, et c’est une année qu’il faudrait voyager, avant d’approcher d’autres corporations, dans les auberges et les hôpitaux. Mais ce que je note là m’étonne dans les grandes largeurs, car je ne m’attendais pas à trouver, dans ces bars roulants, de tels citoyens empêchés de pratiquer, et sûrement plus motivés que tant de nos compatriotes infoutus de faire valoir leur droit de vote…
    eb9c8cce6768983b8eb52ff4687e80e7.jpgJe me rappelle alors la fierté d'antan que le passeport suisse inspirait à nos concitoyennes et concitoyens. L’écrivain Peter Bichsel l’évoquait avec humour dans son petit livre intitulé La Suisse du Suisse : « Les ressortissants d’autres nationalités ne sortent leur passeport que lorsqu’ils arrivent devant le fonctionnaire ou bien ils le tiennent à la main d’une manière quelconque et sans se faire remarquer. Les Suisses par contre tiennent leur passeport bien visiblement, leur passeport rouge à croix blanche. Il doit les protéger et le fait qu’ils sont Suisses doit détourner le danger… »
    Tout cela a bien changé cependant, n’était-ce que parce que le passeport rouge à croix blanche n’est plus, aujourd’hui, qu’une sorte de carte de crédit, mais de quel crédit désormais ? On peut se le demander en dépit de l’enthousiasme occasionnel des employés de la firme Elvetino.
    En ce qui me concerne je reste optimiste, fidèle à la moitié de ma nature de pur Gémeau, et je me le devais bien ce soir en prenant congé de l’employé tamoul Chelliah Prashantan, ayant à fêter en petit cercle un anniversaire qui n’était autre que le mien : soixante années de citoyenneté helvétique, mais guère de zèle à voter chez ce lascar non plus. Or nous fêterions cela sans chichis, d’abord au théâtre où nous avaient invité des amis, pour le nouveau spectacle de James Thierrée, petit-fils de Charlie Chaplin, ensuite sur quelque terrasse lausannoise.

    3a2b0efafeae1ac26f741856daa1bd21.jpgLe rejeton de la tribu Chaplin est un de ces magiciens de la mouvance actuelle des petits cirques, qui allie fantaisie et virtuosité, dans une suite de visions oniriques d’une étonnante poésie plastique. Une image surtout m’a saisi ce soir, et c’est celle du jeune homme tournoyant dans une double roue gracieuse figurant une draisienne céleste, un char stellaire qu’il semblait à la fois chevaucher et « vivre » de l’intérieur, comme s’il était lui-même la Roue. Je n’ai pu y voir que la métaphore de l’Homme dans le Temps, majuscules à l’appui, et bien plus que cela encore : de l’âme humaine, sans majuscules, dans sa nacelle à double nature ondulatoire et corpusculaire, traversant le cosmos d’une démarche évoquant celle d’un petit homme à canne et chapeau melon… (A suivre)

  • Rien que la vérité

    littérature

    Pour tout dire (104)

    À propos de Paul Léautaud est de sa façon de pratique  Une hygiène des lettres non dénuée de cynisme et de limites frontalières...

    Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression  qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire : «  Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »
    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été « fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement », et qu’une seule chose avait compté pour lui : le plaisir précisément. « Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines ».
    littératureSon plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les centaines de chats et de chiens qu’il a recueillis dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.
    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un super-émotif sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre; à quoi s’ajoute la formidable série d’entretiens radiophoniques qu’il a réalisés avec Robert Mallet, qui le fit connaître de la France entière et dont l’intégrale est disponible en CD.
    Paul Léautaud avait 21 ans lorsqu’il entreprit la rédaction de son Journal littéraire, qu’il tint jusqu’à la veille de sa mort, le 22 février 1956. Tôt abandonné par sa mère (qu’il ne reverra qu’une ou deux fois et dont il rêva comme d’une amante), laissé très libre par un père cavaleur qui l’introduisit dans les coulisses des théâtres (le drôle fut successivement comédien et souffleur au Français), Léautaud fut très tôt indépendant et pourtant le poulbot de Montmartre sera du genre sensible et studieux, pour devenir un clerc lettré puis une figure originale du Quartier latin, avec sa dégaine de clochard shakespearien reçu dans les salons (chez Florence Gould, il se prend volontiers de bec avec Cingria, son contraire en tout et qui dira magnifiquement tout ce que nous donne Léautaud mais aussi tout ce dont sa sécheresse française nous prive, du jazz syncopé à la Renaissance italienne ou du romantisme allemand à la mystique médiévale… ) et redouté pour ses traits de cynique voltairien.
    littératureDès ses débuts, Léautaud dit se méfier des « grands styles » et n’aspirer qu’à « simplifier, sans cesse ». C’est qu’il n’en a qu’au mot juste. L’épiderme de sa maîtresse, dite Le Fléau, lui paraît-il un peu rêche, qu’il écrit : « Une peau… comme une râpe ». Et tout à l’avenant, qu’il s’agisse des grands écrivains qu’il fréquente (Valéry, Gide) ou des petites gens du populo (qu’il juge le plus souvent sans aménité), des pièces de théâtre qu’il va voir le soir et qu’il apprécie ou exécute selon son seul goût tout classique (donc insensible au « galimatias » d’un Claudel), des idées dont il se méfie et des idéologies qui lui semblent autant de fumées, de la comédie littéraire (il rate de peu le Goncourt avec Le  Petit ami) et des tribulations de l’époque, dont il ne parle d'ailleurs guère, contemporain de Saint-Simon ou de Diderot plus que de Sartre et consorts. C’est aussi bien dans cette ligne claire et tonifiante, qui relance celle de Stendhal ou de Chamfort, que se situe l’écriture de Léautaud, où il fait bon se retremper mais à laquelle la littérature ne saurait décidément être réduite...
     

  • Calet à la paresseuse

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    Le rêveur solidaire

    Le journalisme français actuel manque terriblement d’un Henri Calet. Entendons par là: d’un homme de plume qui soit à la fois un reporter et un poète, capable de parler du monde actuel et des gens sans cesser de donner du temps au temps, et dont l’expression se reconnaisse comme une petite musique sans pareille. Or Calet, dans une époque certes moins soumise à la frénésie que la nôtre, avait ce double talent du témoin engagé et du rêveur, de l’observateur acéré et de l’humoriste anarchisant. On en trouvera une superbe illustration dans Les deux bouts (Gallimard, 1954), série d’une vingtaines de reportages-entretiens réalisés auprès de gens peinant, précisément, à «nouer les deux bouts», et que le journaliste aborde avec autant de souci du détail véridique que de malicieuse empathie; ou dans le premier recueil de chroniques, souvent merveilleuses, d’Acteur et témoin (Mercure de France, 1959).
    Ecrivain avant que de prêter sa plume au journalisme, Henri Calet se fit connaître en 1935 avec La belle lurette, premier roman très nourri de sa propre enfance en milieu populaire et qui l’apparente, par son ton âpre et vif et sa vision du monde douce-amère, aux écrivains du réalisme «noir» à la Raymond Guérin ou à la Louis Guilloux. Après ce premier livre régulièrement redécouvert, Henri Calet publia Le mérinos en 1937 et Fièvre des polders, en 1940, qui lui valurent l’estime du public lettré sans toucher le grand public. Paru en 1945, Le bouquet, où ses souvenirs de captivité nourrissent l’un des meilleurs tableaux de la France occupée, faillit décrocher le Prix Goncourt, mais ce fut plutôt par le journalisme que le nom d’Henri Calet gagna en notoriété publique à la même époque. Par la suite, l’oeuvre du chroniqueur et celle du romancier-autobiographe n’allaient cesser d’interférer, pour aboutir parfois (notamment dans Le tout sur le tout, l’un des plus beaux livres de Calet, datant de 1948) à des collages inaugurant une forme nouvelle, ainsi que le relève Jean-Pierre Baril, omniconnaisseur de l'oeuvre et de la vie de Calet, dans sa préface à Poussières de la route.
    Ce dernier recueil, précisons-le, fait suite à la publication d’un autre bel ensemble de chroniques rassemblées par Christiane Martin du Gard, dernière compagne et exécutrice testamentaire de Calet (De ma lucarne, Gallimard, 2001), et le lecteur découvrira, dans les notes bibliographiques, quel jeu de piste et quel travail de recomposition a été celui du jeune éditeur biographe - Jean-Pierre Baril prépare en effet une biographie d’Henri Calet à paraître. Ainsi qu’il me l’a rapporté, les papiers laissée par Calet après sa mort (en 1956), et notamment sa correspondance, constituent une véritable mine, encore enrichie par d’inespérées découvertes sur le passé souvent obscur de l’écrivain.

    C’est en décembre 1944 qu’Albert Camus, sur proposition de Pascal Pia, invita Calet à collaborer au journal Combat, inaugurant un activité qui allait se disperser (un peu à la manière d’un Charles-Albert Cingria) entre de nombreux journaux et revues, à commencer par les publications issues de la Résistance. De cette période de l’après-guerre en France profonde, où sévissait l’épuration, Calet se fait l’écho dans deux reportages en Avignon et à Dunkerque, en 1945-1946, racontant respectivement une tournée houleuse (et qui faillit très mal tourner) du président Daladier, puis une confrontation de Paul Reynaud avec les communistes enragés et autres veuves de guerre. «On exécute beaucoup ces jours-ci», note Calet en passant, avant que Daladier, évoquant les «mégères exorbitées», ne lui rappelle les furies du Tribunal révolutionnaire.

    Au passage, le lecteur aura relevé la totale liberté de ton du reporter, qui commence son récit par l’aperçu d’une terrible séance chez un dentiste d’Avignon lui arrachant une dent sans lâcher sa cigarette. De la même façon, qu’il décrive un monument aux morts faisant office simultané de wc public, tire sa révérence à un obscur soldat tombé pour la France en 1940 («Ici repose un inconnu, dit Fenouillet»), acclame la nouvelle tenue des fantassins français «chauffée électriquement à l’intérieur au moyen de piles», raconte ses débuts à Berlin dans l’enseignement non dirigiste selon la méthode de Maria Montessori, visite les «dessous de grand navire» de l’opéra de Paris, échappe de justesse à un pervers lausannois ou vive avec la Garonne une sorte d’idylle poétique, Henri Calet ne cesse de combiner l’observation surexacte et la fantaisie, parfois pour le pur et simple plaisir d’écrire ou de décrire, selon la formule de Cingria, «cela simplement qui est».

    Comme «notre» Charles-Albert ou comme Alexandre Vialatte, comme un Raymond Guérin ou un Louis Calaferte, Henri Calet se rattachait en somme à cette catégorie peu académique des grands écrivains mineurs, dont le style résiste parfois mieux au temps que celui de maints auteurs estimés suréminents de leur vivant.
    Ce qui saisit à la lecture de Calet, c’est que le moindre de ses écrits journalistiques est marqué par le même ton, inimitable, qui fait le charme à la fois piqûant et nostalgique de Rêver à la Suisse ou de L’Italie à la paresseuse. Ces promenades littéraires, de fil en bobine, relient enfin la partie digressive de l’oeuvre à sa partie narrative, dont on commence seulement à évaluer l’ampleur, la cohérence et la qualité.
    Mais Lison, lisez donc Calet: c’est un régal!

    Henri Calet. Préface et notes de Jean-Pierre Baril. Poussières de la route. Couverture (magnifique) de Massin. Le Dilettante, 317p. 
    A lire aussi : la Correspondance d’Henri Calet avec Raymond Guérin (1938-1955), établie et préfacée par Jean-Pierre Baril. Le Dilettante, 347p.


  • Abécédaire romand

     

     

    Adolphe – On pourrait dire de ce joyau de la littérature d’analyse, d’inspiration protestante et romantique à la fois, qu’il est celui de l’hésitation. Jeune homme de vingt-deux ans, Adolphe s’ennuie dans une petite ville allemande où il rencontre la Polonaise Ellénore, vivant avec un Comte. Adolphe étant devenu son amant, Ellénore se sépare du Comte, mais Adolphe à son tour voudrait se séparer d’Ellénore, sans s’y résoudre. Incertitudes et tourments entretenus tissent un filet où se débat le protagoniste. Benjamin Constant. Adolphe. Livre de poche G/F.

    Alectone – Ce récit poétique aux accents nervaliens constitue l’un des joyaux de l’œuvre à la fois brève et cristalline de Crisinel, dont Pierre-Paul Clément rappelle en préface la destinée tragique et le caractère essentiel des écrits, relevant de la catharsis. A l’ensemble des poèmes et des proses lyriques rassemblés en ce volume s’ajoutent quelques variantes, des proses descriptives de ton plus serein, voire léger, ainsi qu’un extrait du Journal de la Métairie. « Je pense à Crisinel avec déchirement », écrivait Edmond Jaloux, « comme à l’un de ceux qui ont le plus souffert de chercher et de connaître le sens allégorique de la vie ». Edmond-Henri Crisinel. Œuvres. L’Age d’Homme. Poche suisse No 8.

    medium_Ramuz.3.jpgAline – Ce premier roman de Ramuz, d’une concision et d’une puissance expressive saisissante, pourrait constituer l’introduction parfaite à la littérature romande du XXe siècle. Emotion, perfection du style, défi au conformisme mortifère, compassion : tout y est. Dans un village vaudois typique, une très jeune fille s’éprend du fils d’un notable, qui l’engrosse et se détourne ensuite d’elle, la poussant au suicide. Avec autant d’acuité sensible que de sensualité, le jeune auteur campe des personnages inoubliables dans un pays poétiquement recrée. C.F. Ramuz. Aline. Grasset, les Cahiers Rouges.

    L’Amour fantôme – La propension satirique de l’auteur fait florès en ces pages évoquant l’itinéraire initiatique d’un Colin oedipien à outrance dont les tribulations recoupent les expériences « sur soi » de toute une génération. D’un premier séjour en prison (il a fait le fou dans une manif) d’où le tire Maman, à l’amoureuse initiation qui marque sa rencontre avec Rose, fille-fleur se roulant nue dans le sainfoin, avant d’autres étapes de sa réalisation personnelle, de rebirth en séminaire de chanelling, le personnage est joliment épinglé. Jean-Michel Olivier. L’Amour fantôme. L’Age d’Homme, 1999.

    medium_Popescu.2.jpgArrêts déplacés. – Assez proche des enlumineurs du quotidien américains dont Raymond Carver et Charles Bukowski sont les meilleurs exemples, le poète cristallise ici, à partir d’observations apparemment anodines, de choses vues en scènes vécues dans la rue ou dans l’intimité, les reflets kaléidoscopiques de la réalité contemporaine la plus immédiate, parfois la plus brute. Les mots y retrouvent leur fraîcheur et leur usage primordiaux, tels des objets découverts sous une lumière neuve, et le regard de l’auteur englobe ses semblables dans un climat d’empathie achevant de donner à cette poésie sa beauté et sa justification. Marius Daniel Popescu. Arrêts déplacés. Antipodes, 2005.

    Aujourd’hui je ne vais pas à l’école
    - L’adjectif est galvaudé, mais c’est bel et bien un livre subversif que ce monologue d’un jeune énergumène en bisbille avec les convictions établies et les idées reçues. Il y a du cabarettiste en ce jongleur de mots et de concepts, décidé à rester sur sa scène privée au lieu de reprendre la comédie de l’Ecole (avant celle de l’Eglise et de l’Etat). A l’école « contre la vie » dont parlait Edmond Gilliard, s’oppose ici la classe buissonnière d’un émule de Roorda. C’est frais et vif, sans une ride vingt ans après... Claude Frochaux. Aujourd’hui je ne vais pas à l’école. L’Age d’Homme, 1986.

    Les beaux sentiments
    – Le suicide d’un de ses élèves et l’abus sexuel subi par un autre marquent l’année du bac de la classe de gymnase du professeur François Aubort, double romanesque de l’auteur qui parvient, en évitant les pièges du témoignage direct ou de l’ouvrage « à thèmes », a construire un roman d’émotion portant à la réflexion sans être désincarné. De fait, tous les personnages en sont vibrants de présence, la force du romancier tenant à restituer la fragilité et le désarroi de jeunes gens – le professeur autant que ses élèves - dont il ressaisit aussi la fraîcheur et la générosité. Jacques-Etienne Bovard, Les beaux sentiments. Campiche, 1998.

    Cahier de verdure
    – La partie la plus accessible de l’œuvre de Philippe Jaccottet, et la plus attachante aussi, relève d’une sorte de carnet poétique continu, d’une semaison à l’autre, dont ce recueil, accordé au cycle des saisons, est une belle illustration. L’apparition en gloire d’un grand cerisier en marque l’ouverture symbolique par-delà laquelle on s’engage Sur les degrés montants de la nature saisie dans son effervescence et sa violence vitale, avant les Eclats d’août et les feux de l’automne préludant à la descente vers les plaines de l’hiver et de l’âge. Philippe Jaccottet. Cahier de verdure. Gallimard, 1990.

    medium_Gallaz0001.JPGLes chagrins magnifiques – Plus grave de tonalité qu’Une chambre pleine d’oiseaux, premier recueil des chroniques de l’auteur, cet ensemble de proses reprend les thèmes récurrents du malaise existentiel et de la difficulté de communiquer dans le couple et dans la société, avec un regard plus personnel et nostalgique sur les « légères hypothèses d’enfance », et des inflexions mélancoliques accentuant et poétisant à la fois un sentiment de déréliction quasi omniprésent. Du moins les bonheurs d’écriture, et le ton si particulier du chroniqueur-écrivain valent-ils à ce livre sa vertu paradoxalement tonique. Christophe Gallaz. Les chagrins magnifiques. Zoé Poche, 2005 (1986).

    Chambre 112
    – Le titre de ce récit autobiographique désigne la chambre de l’hôpital tessinois dans lequel le père de l’auteur a vécu ses derniers jours et qui devient le pivot des allées et venues du narrateur entre la Suisse romande où il accomplit sa carrière d’universitaire distingué et le Tessin plus rugueux de son enfance et de sa langue maternelle, de ses premières racines culturelles et de son Padre padrone en train de passer de l’état de chêne familial à celui de roseau fragile, bientôt arraché par le vent de la destinée. Très juste de ton, et d’une empathie généreuse à l’égard de la petite communauté évoquée, cet hommage au père est à la fois la mise en rapport de deux cultures et de deux époques traversées par l’auteur. Daniel Maggetti. Chambre 112. L’Aire, 1997.

    Châteaux en enfance – Premier volet du triptyque romanesque englobant Les esprits de la terre et Le temps des anges, ce roman doux-acide marque aussi l’amorce d’une forme narrative novatrice, instaurant une modulation proustienne de la remémoration. Au gré d’un récit non linéaire, soumis aux associations libres de l’évocation, c’est tout un théâtre de bourgeoisie provinciale qui émerge des brumes du passé, dont les figures goyesques contrastent avec quelques personnages « élus » par la romancière à proportion de leur sensibilité, de leur vulnérabilité ou de leur appartenance à un « ailleurs » poétique. Catherine Colomb. Œuvres complètes. L’Age d’Homme, 1993.

    medium_Cherp_kuffer_v1_.jpgLe chêne brûlé
    – On redécouvre une Suisse souvent insoupçonnées, à tout le moins oubliée de nos jours, dans ce premier récit autobiographique de l’écrivain né en milieu ouvrier, dont la mère et le père s’échinaient à travailler dur sans parvenir à nouer les deux bouts. Sur ce fond d’âpre nécessité qu’adoucissent du moins les sentiments et les valeurs incarnées par les siens, l’auteur raconte, sans sa langue à la fois directe et chantournée, lyrique et rebelle, son parcours de fils de prolétaire accédant à l’université, dont l’engagement communiste lui vaudra l’opprobre. Gaston Cherpillod. Le chêne brûlé. Poche Suisse, 1981.


    Les circonstances de la vie. – Après les deux premiers romans terriens de Ramuz, celui-ci s’attache à un personnage qui va vivre, à son corps défendant, la mutation de toute une société soudain entraînée dans les mécanismes de l’expansion et de la spéculation, où les affairistes et les arrivistes feront florès. Après un premier mariage malheureux, le notaire Emile Magnenat s’installe en ville afin de satisfaire les ambitions pressantes de la fringante Frieda, qui le pousse à toutes les dépenses avant de le tromper et de l’anéantir. D’une tonalité flaubertienne, ce sombre et poignant roman est tout empreint de la défiance du jeune Ramuz à l’encontre de la ville et d’une société déshumanisée. C.F. Ramuz. Les circonstances de la vie L’Age d’Homme, Poche Suisse No 134.

    Comme si je n’avais pas traversé l’été. – C’est là, sans doute, le roman le plus accompli de l’auteur. Il y est question de la peine et de la révolte d’Alia, confrontée en très peu de temps à la mort de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer. Livre de la déchirure intime et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive et lui survive, ce roman est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux et du dialogue perpétué avec ceux qui leur ont été enlevés. Janine Massard. Comme si je n’avais pas traversé l’été. L’Aire, 1998.

    La complainte de l’idiot – On se régale à la lecture de ce livre ludique et foisonnant autant pour l'originalité de sa vision - apparemment dégagée de tout réalisme et renvoyant cependant à notre monde avec une verve critique réjouissante - que pour l'éclat et les chatoiements de son écriture, jamais aussi libre et inventive. Rappelant la douce dinguerie hyperlucide d'un Robert Walser, et d'abord parce qu'il se passe dans un « débarras à enfants » assez semblable au fameux Institut Benjamenta, ce roman évoque également la figure tutélaire de Cendrars par ses dérives épiques, le goût du conte qui s'y déploie et sa faconde verbale. Michel Layaz. La joyeuse complainte de l’idiot. Zoé, 2003.

    medium_Meizoz.jpgLes désemparés – Oscillant entre le Valais de bois et certaine Suisse sauvage auxquels on le sent également attaché par ses fibres ataviques, et sa culture plus cérébrale et policée d’universitaire bon teint, l’auteur cisèle, en premier lieu, une dizaine de portraits fort expressifs de Sans voix, évoquant les errants et autres humiliés rejetés dans les marges de la course à la réussite. La découverte du livre et de l’écriture nourrit ensuite Beaux parleurs, alors que Tombés du ciel étend le champ du voyage de l’auteur, qu’on retrouve skis aux pieds dans la dernière variation jouant sur une rumination de randonneur à caractère politique... Jérôme Meizoz. Les désemparés. Zoé, 2005.

    Le désir de Dieu – D’emblée l’auteur se dit « plein de Dieu » dans ce livre reprenant en fugues et variations les thèmes fondamentaux de son œuvre, à savoir : l’étonnement primordial d’être au monde et la découverte de la poésie, l’intuition précoce de la mort et son expérience tragique au suicide du père, le vertige du sexe et ses turbulences contradictoires, la fascination pour le vide qui serait à la fois une plénitude à la manière extrême-orientale, le miel du monde et ses infinies modulations, le rêve du monumentum artistique cher à Flaubert et la conscience de sa vanité sous le ciel métaphysique. Or il y a, dans ce livre de pure prose, une liberté et une qualité de style qui en font l’un des meilleurs ouvrages de son auteur. Jacques Chessex. Le désir de Dieu. Grasset, 2005.

    Le dessert indien
    – La tonalité qui marque les treize nouvelles de ce recueil, mélange d’épicurisme souriant et de désenchantement indulgent, de flegme frotté de cynisme et de bonhomie frottée d’expérience, relève de la culture anglo-saxonne plus que de la tradition romande, du côté de Somerset Maugham. De la nouvelle policière à la gourmandise érotique, en passant par la rêverie méditative d’Un instant d’éternité, évoquant Barbey d’Aurevilly, le récit fantastique ou la satire, l’auteur excelle à tout coup, en dépassant pourtant l’exercice de style par un vrai bonheur d’écriture et de narration. Marc Lacaze. Le dessert indien. Seuil, 1996.

    Le dixième ciel – Comment concilier foi et raison, vérité révélée et connaissance scientifique ? Telle est l’un des questions posées par ce vaste roman au formidable générique, puisque Pic de la Mirandole, le protagoniste, y fréquente Laurent de Médicis ou Marsile Ficin, dans la Florence brillantissime du Quattrocento où apparaissent également le jeune Michel-Ange, Sandro Botticelli ou Savonarole, notamment. Plus que le pittoresque du roman historique, somptueux au demeurant, c’est l’enjeu du débat d’avenir qui nous captive ici, incarné par de beaux personnages. Etienne Barilier. Le Dixième ciel. Julliard/L’Age d’Homme, 1986.

    Le droit de mal écrire. – Dans sa fameuse Lettre à Bernard Grasset, Ramuz a magistralement traité le problème des relations liant la Suisse romande à Paris et, plus précisément, les langues périphériques de la francophonie au « bon français ». D’un Rousseau, qui revendiquait la spécificité culturelle et morale du parler romand, tout en s’exprimant en français classique, à un Töpffer émaillant volontiers son écriture de localismes à coloration helvétistes, et jusqu’aux auteurs d’aujourd’hui, le rapport entre la littérature romande et la France reste ambigu, rarement simple. Jérôme Meizoz. Le droit de « mal écrire », Quand les auteurs romands déjouent le « français de Paris ». Zoé, 1998.

    Eloge du migrant. – Quelque peu rugueux au premier abord, ce premier livre d’un fils d’immigré en impose bientôt par la justesse de son ton et l’originalité de son écriture, incorporant ici et là des tournures italianisantes qui tiennent lieu d’accent au protagoniste, saisonnier italien se racontant sans trémolos. « Murateur » de métier, il se dit « de rue et d’errance solidaire », non tant « de revendication » que « de fidélité », avec un double sentiment d’être exclu et de participer à la fraternité des matinaux. Il y de l’héritage de Pavese dans cette belle méditation poétique. Adrien Pasquali. Eloge du migrant. L’Aire, 1989.

    medium_Olivier.JPGL’enfant secret - Les destinées croisées des aïeux de l’auteur, de la Côte vaudoise à l’Italie de Mussolini, et l’Histoire dramatique du siècle, se vivifient dans cette autofiction constituant sans doute l’un des plus beaux livres de l’auteur. Les personnages d’Emilie et Julien, qui vivent sur les bords du Léman, et le couple formé par Nora et Antonio, assistant (et participant, puisque Antonio est le photographe attitré du Duce) à la montée du fascisme en Italie, constituent le cercle familial multiculturel dans lequel va grandir l’enfant, dont la mémoire restituera ce microcosme si caractéristique de notre pays. Jean-Michel Olivier. L’enfant secret. L’Age d’Homme, 2003.

    L’enfant triste
    . – On retrouve, une génération plus tard, la douloureuse grisaille des Circonstance de la vie, sur fond d’aigre puritanisme, dans ce récit d’une enfance marquée à la fois par le désamour des parents du protagoniste, et par les avanies subies au Collège, où le goût manifesté par le garçon pour un Baudelaire, notamment, est assimilé à un dévoiement. Du moins une tante bonne, à la montagne, va-t-elle donner une autre image de la vie, plus ouverte et généreuse, au narrateur de ce livre d’autant plus marquant qu’il s’en tient aux faits, sans pathos. Michel Campiche. L’enfant triste. L’Aire, 1980.

    medium_Mercanton0001.JPGL’été des Sept-Dormants. – Relevant à la fois de l’exorcisme autobiographique, du roman symphonique et du testament spirituel, ce livre allie, étrangement, les fantasmes obsessionnels et presque maniaque, dans leur expression, d’un esthète amoureux des éphèbes, et la ressaisie magistrale, poétique et religieuse la fois, de quelques destinées réunies dans le creuset existentiel et affectif d’un institut de jeunes gens tenu par une maîtresse femme, Maria Laach, et son pittoresque époux. Roman de l’apprentissage à l’ample mouvement de fleuve, ce livre majestueux laisse en mémoire un double souvenir de fraîcheur juvénile et de lancinante mélancolie. Jacques Mercanton. L’Eté des Sept-Dormants, Galland 1974. Réédition en Poche Suisse, Nos 9 et 10.

    Ce qui reste de Katharina. – De la misère morale en famille bourgeoise pourrait être le sous-titre de ce roman courant à travers trois générations et constituant un aperçu mordant de l’évolution des mœurs au XXe siècle. Au lendemain de la mort de son fils quinquagénaire, Katharina se repasse le film de sa vie et en établit le bilan, marqué par maints sacrifices sur l’autel de la vie conjugale et de la maternité. Rien pourtant du réquisitoire féministe unilatéral dans ce récit d’une vie gâchée où la complexité humaine est abordée avec empathie. Janine Massard. Ce qui reste de Katharina. L’Aire, 1997.

    L’essaim d’or. – Amateur de bonnes choses, à tous les sens de l’expression, l’auteur, ancien bibliothécaire municipal en chef, et fomentateur à ce titre d’une phénoménale collection de bandes dessinées, est également un prosateur gourmand capable de faire partager ses goûts, comme celui du flan caramel, dit ici « mets de fête ». Excellant dans l’évocation ludique ou cocasse (son éloge de la vache ou sa célébration de la poussière de bouquins), cet arpenteur des sentiers écartés de la littérature ajoute, de surcroît, une touche d’humour à notre littérature si souvent si grave… Pierre-Yves Lador. L’essaim d’or. L’Aire, 1998.

    Le désarroi
    – Issu d’une génération héritière de la faillite des idéologies, le protagoniste rompt avec sa vie confinée d’étudiant en lettres à la suite des mises en garde d’un de ses profs vitupérant la standardisation et la déshumanisation de la société. « Confronté à une existence que je ne savais plus comment empoigner, je me sentais usé » remarque-t-il à l’instant où il arrive, après un long voyage, dans un monastère qu’on suppose au Mont Athos, où il chemine sur les traces d’un certain Alexandre, mi-héros mi-ascète en lequel il espère trouver un modèle existentiel. René Zahnd. Le désarroi. L’Aire, 1990.

    medium_CINGRIA4.2.jpgLa fourmi rouge. – Une très bonne introduction se trouve ménagée ici à l’œuvre de Charles-Albert Cingria, tant par la qualité et la diversité représentative des textes réunis, que par la très éclairante préface de Pierre-Olivier Walzer, pour lequel la promenade avec Charles-Albert « est une perpétuelle réconciliation avec l‘univers ». Tous les registres du génial écrivain sont illustrés ici, de la déambulation quotidienne (Le seize juillet) à la plus sublime méditation poético-métaphysique (Le canal exutoire), en passant par le dialogue fantaisiste (Grand questionnaire), l’essai de définition d’un habitus humain (L’eau de la dixième milliaire « autour» de Rome) ou l’érudition joyeuse (Musiques et langue romane en pays romand). Un constant émerveillement, accordé à une écriture sans pareille. Charles-Albert Cingria. La Fourmi rouge et autres textes. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 1.

    La gazelle tartare. – Dernière en date de ses autofictions, ce livre d’Asa Lanova est aussi le plus vibrant d’émotion et le mieux enraciné dans le sol natal de la romancière lausannoise, le plus accompli aussi du point de vue littéraire. Un premier amour, dont la fin prématurée coïncide avec le renoncement à une prometteuse carrière de ballerine, et la mort de la mère de la protagoniste, constituent les deux pôles sensibles de cette remémoration où l’enfance et ses magies, une angoisse maladive et le recours à l’exorcisme des mots, se conjuguent pour rendre le « son » unique d’une vie ressaisie par l’écriture. Asa Lanova. La gazelle tartare. Campiche, 2004.

    medium_BenSalah.jpgLe Harem en péril.
    – Conteur savoureux, mais développant aussi de féroces observations sur la société dont il est issu, et notamment sur la condition de la femme et la régression obscurantiste, l’écrivain tunisien établi en pays de Vaud, après trois premiers romans, continue de nous captiver avec dix nouvelles également marquées au sceau de la vitalité et de l’authenticité, à commencer par l’insoutenable premier récit (La viande morte) des atroces souffrances endurées par Selma, atteinte d’une tumeur et que les siens accusent d’avoir « fauté » parce que son ventre gonfle. Un étonnant mélange de verve caustique et de compassion. Rafik Ben Salah. Le Harem en péril. L’Age d’Homme, 1999.

    L’Homme seul. – Soliloque effréné non moins que stimulant, ce livre a les qualités et les limites de la recherche autodidacte, à la fois passionnant par ses observations et discutable dans ses conclusions, à commencer par celle qui conclut à l’extinction de la culture occidentale dans les années 1960… Matérialiste anarchisant, l’auteur réduit l’histoire de la culture à une suite de déterminations où le rôle de la géographie se trouve revalorisé par rapport à l’analyse historico-économique des marxistes. Sans aucune référence indiquée, mais brassant d’innombrables lectures, cette somme hyper-subjective et péremptoire est marquée par un souffle et un ton uniques. Claude Frochaux. L’Homme seul. L’Age d’Homme. Poche Suisse No 194-195.

    Humour. – Tenant à la fois du journal de bord personnel et de l’essai biographique, ce livre est l’une des plus belles illustrations de la pratique singulière de l’auteur, consistant à imbriquer des dessins et des aquarelles dans le corps de son texte. En l’occurrence, celui-ci place la (re)découverte de Joyce, dont la vie se trouve racontée au fil d’un journal imaginaire, sous le signe de la passion juvénile de Pajak et de son ami Yves Tenret, protagonistes d’une histoire se donnant comme en miroir, en résonance à la biographie du génial Irlandais. Frédéric Pajak (avec Yves Tenret) Humour. Une biographie de James Joyce. PUF, 2001.

    medium_Tache2.3.jpgL’intérieur du pays – Sensible au génie des lieux, qu’il restitue par le truchement d’images aussi limpides qu’évocatrices, gardant toujours un nimbe de mystère, le poète, passant d’abord par La porte d’à côté pour une suite d’aquarelles lausannoises de bonne venue, entreprend ensuite un voyage en zigzags qui le conduit à travers la Suisse débonnaire de Töpffer en passant par quelques hauts lieux de culture gardant en mémoire le passage de Nietzsche (à Sils-Maris), Jouve (au val Fex) ou Rilke (à Soglio), sans que la référence littéraire n’alourdisse jamais le propos, le voyage se poursuivant de lumières en mélodies, à fleur de sensations bien lestées par les mots. Pierre-Alain Tâche. L’intérieur du pays. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 205.

    Jean-Luc persécuté
    . – Deuxième roman du jeune Ramuz, cette tragédie montagnarde donne un grand frère farouche à la petite Aline en la personne de Jean-Luc Robille, incessamment humilié par une épouse sensuelle et mauvaise, Christine de son prénom. Type de l’homme simple et droit, le protagoniste découvre les traces de l’adultère dès la fameuse scène première, préludant à tous ses malheurs et à ceux de l’enfant du couple. Le roman, portrait aussi d’un village de montagne, évoque une pyrogravure expressionniste, où la noblesse de cœur de Jean-Luc et la vilenie de ceux qui l’entourent forment un contraste significatif. C.F. Ramuz. Jean-Luc persécuté. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 25.

    Je dis tue à tous ceux que j’aime – Après avoir abordé les genres les plus divers, de la science fiction au roman historique, l’auteur lausannois touche ici au symbolisme fantastique autant qu’à l’érotisme homosexuel, dans un roman évoquant les nouvelles de Kafka ou la littérature latino-américaine. Le protagoniste, représentant banal de son état, échoue dans une ville paraissant soudain coupée du temps et du monde ordinaire, où la rencontre d’un jeune homme vaguement angélique, en dépit de conduites sordides, achève de le déstabiliser. Surtout intéressant par son atmosphère, ce roman est d’un conteur avéré. Olivier Sillig. Je dis tue à tous ceux que j’aime. H&O, 2005.

    Jette ton pain.
    – « Je ne suis qu’une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus », écrivait Alice Rivaz dans Comptez vos jours, et l’aveu pourrait être aussi celui de Christine Grave, à cela près que cette quinquagénaire est encore en charge de sa mère impotente, qui ne manque de lui rappeler combien elle s’est elle-même « sacrifiée ». Bilan d’une existence de femme souvent « empêchée » dans ses aspirations personnelles, ce roman proche de l’autofiction est à la fois marqué par l’effort d’émancipation et le pari créateur sur lequel s’ouvre sa dernière partie. Alice Rivaz, Jette ton pain, Gallimard/Galland, 1979.

    Jonas
    – Roman de l’alcool et des bilans de la cinquantaine, cette autofiction – l’une des plus fortes de l’auteur – évoque le retour, à Fribourg où il a passé le début de sa jeunesse, de Jonas Carex en quête d’un refuge momentané dans le ventre de la baleine aux souvenirs. De fait, c’est en ces lieux qu’il a vécu le plus intensément, à l’âge des grandes questions et d’un amour qu’il va retrouver avec un mélange de tendresse et de désarroi, qui le confrontera plus durement encore à son naufrage personnel. Jacques Chessex. Jonas. Grasset, 1987.

    medium_Amiel.JPGJournal intime – Parangon du genre, ce monument de l’introspection ne se borne pas, loin s’en faut, à la rumination stérile d’un professeur esseulé et velléitaire, mais constitue la chronique extrêmement variée d’une fin de siècle genevoise, vue par un écrivain aussi ouvert à la culture européenne qu’à la nature, à la philosophie et aux nouvelles doctrines sociales, au milieu littéraire local ou parisien. Lecteur et promeneur infatigable, Amiel est surtout un prosateur d’une merveilleuse porosité, du moins quand il échappe au ressassement quotidien et à l’autoflagellation. Ses paysages, ses portraits (notamment de femmes) et ses réflexions de toutes espèces constituent un inépuisable trésor. Henri-Frédéric Amiel. Journal intime, L’Age d’Homme, 12 volumes.

    Kriegspiel
    – A la tête d’une escouade de dragons à l’ancienne, le capitaine Pavel Takac donne l’assaut à une formation de tanks, dont il ressortira seul vivant, témoignant du sacrifice des hommes tombés à ce qu’on pouvait dire encore le champ d’honneur, et faisant revivre l’événement avec panache, mais non sans mélancolie. Le ton et la manière, autant que la vigueur de ce roman sont assez rares en Suisse romande, et c’est en effet un captivant roman d’aventures que cet ouvrage à valeur, aussi, de réflexion sur la guerre et sur le sacrifice des héros, chair à canon de la Realpolitik. Jacques-Michel Pittier. Kriegspiel ou le jeu de la guerre. L’Age d’Homme, 1982,

    Les larmes de ma mère
    - Récit mimétique d'une libération, Les Larmes de ma Mère représente, malgré quelques relents de lyrisme adolescent, un travail de fiction qui dégage ce livre de ce qu'il pourrait avoir d'anecdotique ou de nombriliste. La démarche de Michel Layaz se fonde sur une implication vivante, vécue par le truchement d’une langue qui restitue, dans leurs nuances, tous les désarrois, les humiliations, les infimes mais cuisante blessures, comme aussi les effusions, les petits bonheurs, les premiers troubles sensuels, les échappées dans le sillage d'un magicien ou d'une femme bien en chair, les premiers refus aussi et les premières prises de conscience personnelles. Michel Layaz. Les Larmes de ma mère, Editions Zoé, 2002

    Laura – Deuxième roman de l’auteur lausannois, ce livre étincelant concentre les thèmes à venir de l’œuvre, partagée entre une interrogation sur le sens de l’art dans le monde contemporain et la modulation des passions humaines. Dans le décor hautement symbolique de Venise, le protagoniste, jeune artiste peintre cheminant aux frontières du nihilisme métaphysique, aime et fait souffrir Laura que résument les « gestes de la vie ». Limpide et dense, ce roman a conservé sa vibration tendue et sa beauté. Etienne Barilier. Laura. L’Age d’Homme, Poche suisse No 82.

    La Malvivante. - Dans son chalet en banlieue du Clos, Tosca remâche sa révolte en observant les gens du quartier au moyen de ses jumelles. Malheureuse en ses premières amours, cette fille d’immigré italien et de Vaudoise terre à terre, mariée à un ouvrier résigné à son sort, est en outre rejetée par ses enfants. Au bord de la rupture psychique et du suicide, Tosca n’en témoigne pas moins d’une vive lucidité sur le monde médiocre qui l‘entoure, où les « petites gens » montrent parfois le plus de grandeur inaperçue. Mireille Kuttel, La Malvivante. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 37.

    Le marcheur illimité. – Intéressant par l’allant de son écriture et l’observation des « premiers plans » que lui ménage la marche, Ellenberger le farouche n’a rien du sémillant randonneur à la manière de Töpffer, ni non plus du « performeur » à celle de Daniel de Roulet : il marche à en crever à ce qu’il semble et, de fait, cela devient un récit plein de vie que cette suite d’évocations de longues trottes le long du Doubs ou du Rhône, en Crète ou dans les rues de Paris, lézardant quelque temps au Luxembourg puis se remettant en route du Quartier latin à Saint Germain-en-Laye… Pierre-Laurent Ellenberger. Le marcheur illimité. L’Aire, 1999.

    medium_Salem.2.JPGLe miel du lac.
    – En chroniqueur pratiquant un type d’observation et une langue imagée à la Vialatte, son maître avéré, l’auteur évoque, dans cette manière de d’autoportrait étoilé, son passé de gosse levantin aux souvenirs d’enfance à la fois pittoresques et parfois douloureux. Rompant avec le tout-venant du journalisme, il enlumine, avec un mélange de candeur blessée et d’humour souvent cocasse, les heures riches de ses flâneries et de ses rencontres, dans ce pays de Vaud qui est devenu sa terre d’adoption. Gilbert Salem. Le miel du lac. Campiche, 1998.

    Mille-feuilles. – En trois volumes très élégants et illustrés avec beaucoup de goût, ce recueil de proses et d’articles, plus encore que les romans autobiographiques de l’auteur, constitue le « trésor » de l’auteur délicieux d’Italiques (L’Age d’Homme, 1969), capable de parler de la peinture de James Ensor ou d’une visite à Gustave Roud, de Picasso en Avignon ou de « Fribourg-la-romaine », du Paradou des Bille ou de la mort de Léautaud avec la même fine justesse et avec le même bonheur. Comme dans Le soleil sur Aubrac (Grasset, 1986), le grappilleur déploie, en ces pages étincelantes, une constante faculté de transmutation. Georges Borgeaud. Milles Feuilles I, II, III. La Bibliothèque des Arts, 1997.

    Mon bon ami
    – L’auteur de ce savoureux recueil de proses, dont le texte intitulé Merveilles indique bien l’orientation et la tournure, se nourrit de tout, circulant de par le monde comme l’enfant au tricycle ou son grand frère en aile delta. De l’oiseau witcha (une sorte de merle blanc) elle dit : « Le merle avait un regard de comptable, de notaire, d’inspecteur, de soliste ». Avec la même alacrité joyeuse et le même bonheur d’expression évoquant tour à tour Vialatte et Cingria, elle parle indifféremment de Lawrence Durrell et de Marco Polo, de sa peur du noir et d’un mazot sur la montagne, des Rolling Stones copulant dans leur jet rivé ou d’une humble vieille dame corse, sans oublier l’âme soeur qui donne son nom au titre du livre… Corinne Desarzens. Mon bon ami. L’Aire, 122p.

    Monument à F.B
    . – Sur le ton apparemment détaché du dandy, ce récit de pure émotion, dont les mouvements de la narration reproduisent les tâtons, hésitations et autres retours amont, digressions ou subites illuminations, tient à la fois de la remémoration sentimentale et de l’exorcisme. Il y est question de la liaison d’un homme marqué par « la saloperie d’usure de la vie quotidienne », auprès duquel F.B., malmenée en ses jeunes années, cherche refuge, pour le faire souffrir à son tour. Du moins cette femme-enfant laisse-t-elle une trace indélébile de « pureté inaliénable ». Roger-Jean Ségalat. Monument à F.B. Hachette-Littérature, 1978.


    medium_Cuneo.2.JPGMortelle maladie - D’une voix encore fragile, mais chaleureuse, nouée par la souffrance, l’auteur exprime à la fois sa révolte contre le mal qui la ronge et contre la société des hommes, où la femme est parfois encore une esclave. La première partie du livre est attente de l’enfant, d’abord intrus, puis vie désirée, jusqu’au jour de l’accident qui laisse la mère de nouveau seule dans le monde des survivants, contrainte de s’inventer de nouvelles raisons de vivre. Mère frustrée, la narratrice devient femme-écrivain tentant d’assumer le sort de ses semblables, en racontant notamment le calvaire d’Annunziata, la mère italienne, pour donner à son propre drame une résonance plus universelle. Anne Cuneo. Mortelle maladie. En Campoche, 2005.

    Nains de jardin.
    – La verve satirique qui se déploie dans ce recueil de nouvelles, dont le succès populaire n’a pas faibli depuis sa parution, s’applique à toute une Suisse moyenne déjà brocardée par un Hugo Loetscher, un Emil ou une Zouc. L’homme aux nains de jardin vit dans une petite maison à soi ou en villa mitoyenne, au milieu d’un univers propre-en-ordre et censé le rester, qu’un rien suffit pourtant à troubler, suscitant alors une vraie fièvre sécuritaire. Multipliant les scènes significatives, l’auteur brosse un portrait-charge de groupe non dénué de malice amicale. Jacques-Etienne Bovard. Nains de jardin. Campoche, 2004.

    Ni les ailes ni le bec – Mélange d’humour mordant et de tendresse latente, ce premier recueil de l’auteur constitue, en dix-huit nouvelles, un patchwork attachant et vif, à l’image de la jeunesse qu’il décrit et dont il procède aussi bien. Des rêves de la femme de ménage espagnole compulsant son roman-photo, dans Conchita, à l’évocation de jeunes gens incapables d’apprécier tout ce qui leur est donné, dans Vous les enfants des hautes Villes, le nouvelliste restitue de brèves tranches de vie à valeur parfois significative. François Conod. Ni les ailes ni le bec. Campiche, 1987.

    Le pain de coucou.
    – Plus encore qu’un kaléidoscope de souvenirs d’enfance puisant à la double source de l’univers alémanique du Grossvater et du quartier lausannois des jeunes années de l’auteur, ce livre restitue les premiers émerveillements de celui-ci à la découverte conjointe des choses et des mots. Dans un climat mêlé de tendresse et d’humour, les séquences de cette remémoration évoquent le monde d’une modeste tribu familiale assez typique de la Suisse des années 50, avec ses figures et ses emblèmes dont le relief s’accentue par le double jeu de la distance temporelle et du verbe poétique. Jean-Louis Kuffer. Le pain de coucou. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 44.

    Passion.
    – La beauté et la hideur cohabitent dans ce roman glacial et brûlant à la fois, où s’opposent aussi bien deux univers, de la stérilité et de la création, de l’amour-passion et de la vie par procuration d’un maniaque solitaire. Pierre X., « homme sans passion », le type du quidam sans qualités, vit comme greffé au jeune couple que forment la danseuse Maria F. et le pianiste Frédéric Z., qu’il épie avec des moyens de plus en plus sophistiqués et dont il consigne l’évolution de la relation dans son journal, lequel constitue le roman lui-même, l’un des plus saisissants de l’auteur lausannois. Etienne Barilier. Passion. L’Age d’Homme, Poche suisse No 7.

    Les passions partagées
    . – Sur la base de carnets tenus quotidiennement et de notes fixant chaque nouvelle découverte, l’auteur recompose une chronique kaléidoscopique à valeur de « lecture du monde » où alternent aussi rencontres, voyages et autres expériences personnelles formatrices. Vingt ans (1973-1992) de vie littéraire en Suisse romande, des balades en Toscane ou en Andalousie, la découverte des Etats-Unis et du Japon, l’amitié et l’amour, la naissance d’un enfant et l’arrachement aux êtres aimés constituent la trame de l’ouvrage. Jean-Louis Kuffer. Les Passions partagées. Campiche 2005.

    Le pays de Carole
    . – Peu de romans romands témoignent, mieux que ceux de cet auteur, de l’état et de l’évolution des mentalités et des moeurs dans notre pays, ici dans la rupture de continuité de la séculaire vie paysanne et dans le vacillement généralisé des relations de couples, notamment entre la trentième et la quarantième années. La crise vécue ici par Paul, homme au foyer qui se découvre une passion pour la photographie, et Carole que suroccupe sa carrière de médecin, aboutit à une nouvelle forme de liberté qui accentue par contraste, les médiocres accommodements où trop de vies s’enlisent. Avec autant de lucidité que d’empathie, Bovard campe des personnages vivants et attachants. Jacques-Etienne Bovard. Le pays de Carole. Campiche, 2002.

    Prendre d’aimer
    – Fuyant la disette qui sévit en Valais, Séverine cherche ailleurs de quoi vivre, des bains de Loèche à Lausanne et Fribourg en passant par Villeneuve, découvrant le pays en ces années 1820, et multipliant les rencontres également significatives pour le lecteur. La fresque d’époque, nourrie par une documentation précise, est rehaussée par une écriture également marquée par le souci de reconstitution, mais sans artifice pour autant, savoureuse et sympathique autant que le portrait de la protagoniste. Gisèle Ansorge. Prendre d’aimer. Campiche, 1988.

    medium_Sonnay.2.JPGUn prince perdu. – Tenant à la fois du conte épique et du roman en prise directe avec les tribulations du monde contemporain, ce roman évoque fortement les destinées de l’Afghanistan, que l’auteur connaît bien pour y avoir été délégué du CICR, sans que le pays ne soit jamais nommé. Le jeune Jahan, unique rescapé du massacre de la famille royale du Karaba, entreprend le récit de sa vie à l’initiative de son ami portugais Jorge, afin de laisser témoignage et d’affirmer une identité remise en cause. A la fois tendre et amer, pétri d’humanité et impressionnant par ses évocations de la nature et du chaos de la guerre civile, ce livre est de ceux qui marquent. Jean-François Sonnay. Un prince perdu. Campiche, 1999.

    Rapport aux bêtes. – Dès les premières pages de ce roman se révèle un talent singulier, tant par le choix singulier des mots que par les rythmes, la couleur, le modelé, la pâte du langage. Si la voix de la romancière manifeste aussitôt une indéniable originalité, cela ne va pas sans sophistication de style tournant, parfois, au maniérisme. Le fait est d’autant plus gênant que le livre est censé représenter l’existence d’un paysan de montagne et ses rapports avec sa jeune femme Vulve, son valet de ferme portugais et ses vaches. Noëlle Revaz. Rapport aux bêtes. Gallimard, 2002.

    Le rendez-vous de Thessalonique. – Ce premier livre de l’auteur fixe d’emblée un espace romanesque et développe, au fil d’une écriture précise, concrète et rapide le récit des désarrois d’un quadragénaire, architecte de son état, dont la disparition soudaine de son meilleur ami exacerbe sa propre remise en question. Voyage vers soi-même recoupant l’errance des damnés de la terre, ce périple surtout existentiel ressaisit les rejets et autres tâtons d’une génération en perte de repères, dans un roman qui a valeur à la fois de symptôme et de fondation personnelle. Nicolas Verdan Le rendez-vous de Thessalonique. Campiche, 2005.

    Le roseau pensotant – L’humour palliant la bêtise, l’esprit grégaire et pédant ou le conformisme du bourgeois encaqué dans ses préjugés, est la marque du ton et du style de Roorda, pédagogue et chroniqueur dont les titres de quelques œuvres sont assez explicites, à commencer par Le débourrage de crâne est-il possible ? ou Le pédagogue n’aime pas les enfants… Plus que tel ou tel essai séparé, c’est l’ensemble des Œuvres de Roorda, réunies en deux volumes, qu’il faut recommander à l’amateur de vues originales et roboratives, marquées du sceau d’un sens commun authentiquement démocrate et vivifiant. Henri Roorda. Œuvres, 2 vol. L’Age d’Homme, 1970.

    Les sept vies de Louise Croisier née Moraz. – Mémorialiste patiemment documentée de ses familles paternelle et maternelle, Suzanne Deriex s’attache ici à la peinture d’une tribu vigneronne à Lavaux, dès la fin du XIXe siècle et sur une durée avoisinant le siècle, où s’entremêlent les tribulations personnelles de la protagoniste, Louise Moraz devenue Croisier, les multiples petites histoires de famille et les grands événements des époques successives. Portrait d’une femme et des siens, l’ouvrage fait également figure de chronique document la vie et les mentalités en mutation d’une région. Suzanne Deriex. Les sept vies de Louise Croisier née Moraz. L’aire, 1986. Poche Suisse, Nos 105-106.

    medium_Moeri.JPGLe sourire de Mickey – Il y a quelque chose de panique dans le regard que l’auteur promène sur nos semblables plus ou moins empêtrés dans les embrouilles de la société contemporaine, où les modèles du battant et de la superwoman font figure de référence. Les personnages décrits dans ces nouvelles peinent à telle identification, à moins de s’aliéner comme ce couple pour lequel la naissance d’un enfant fait figure de péripétie « non appropriée ». Observateur redoutable des tics de comporteent ou de langage, dans la parenté d’un Michel Houellebecq, Antonin Moeri excelle à ressaisir, sous forme narraative, les névroses et les psychoses de l’homme actuel, sans trop le caricaturer. Antonin Moeri, Le Sourire de Mickey. Campiche, 2003.

    La Suisse romande au cap du XXe siècle. – Le gai savoir a trouvé, en Alfred Berchtold, son plus généreux représentant helvétique, dont cette somme (avant une fresque consacrée à la civilisation bâloise et un livre exhaustif sur Guillaume Tell) est la première, éclatante illustration. Des sources protestantes, essentielles dans ce pays, à l’émergence de l’helvétisme, marqué par les courants romantiques européens, et jusqu’au tournant fondateur des Cahiers vaudois, l’historien se fait tour é tour conteur et critique littéraire pénétrant. Jamais sec ou pédant, ce livre aux synthèses magistrales et aux inoubliables portraits n’a pas pris une ride ! Alfred Berchtold. La Suisse romande au cap du XXe siècle. Payot, 1964.

    Les Têtes – Ce pourrait n’être qu’une galerie de portraits littéraires, alors que l’art du prosateur à son extrême pointe, et la matière physique et psychique brassée font de cette suite de figures une admirable danse des vifs. D’un Henry Miller juste entrevu dans un café parisien, avec son museau de loup, au souvenir recomposé de Charles-Albert Cingria se relevant d’une chute en vélocipède, le front tatoué de bitume, l’auteur s’éloigne le plus souvent de la chose vue ou de l’anecdote contenue pour restituer chaque personnalité en vérité plus qu’en légende, sans se priver pour autant de l’invention révélatrice. Aux magnifiques évocations d’écrivains encore vivants (François Nourissier ou Maurice Chappaz) font pendant nombre de portraits posthumes. Or c’est aussi bien sous le signe de Yorick que l’écrivain se place, en quête de la « tête » essentielle de chacun. Jacques Chessex. Les têtes. Grasset, 2003.

    Tout-y-va – Les derniers mots de ce petit ouvrage, tenant à la fois du journal (entre 1960 et 1962) et des mémoires, témoignent du regret de l’écrivain de n’avoir pu établir ses œuvres complètes, et c’est une mélancolie semblable qui imprègne cette suite très révélatrice de souvenirs (notamment sur la période des Cahiers vaudois) et de propos sur la vie et ses aléas. Alors que les écrits polémiques de Gilliard, tel L’école contre la vie, donnent l’impression d’une grande solidité, ce livre reflète plutôt la sensibilité complexe de l’homme se rappelant son enfance et ses multiples expériences. Edmond Gilliard. Tout-y-va. Trois collines, 1963.

    Trois hommes dans une Talbot – On se rappelle la nonchalante navigation de Jerome K. Jerome en suivant Monsieur Paul et ses compères (Ramuz et le peintre Bischoff) à travers la France profonde, dont l’écrivain évoque les charmes avec autant de bonheur qu’il en a mis à croquer les multiples aspects de la Suisse. Cette pérégrination débonnaire se prolonge, aujourd’hui, grâce à la publication des Œuvres de Budry en trois forts volumes, à travers une foison de textes injustement oubliés et qui valent à la fois par leur contenu et la haute qualité de leur écriture. Paysages et artistes, littérature et motifs historiques ou contemporains, contes et chansons : tout fait miel à l’essayiste à la fois gourmand et raffiné, ondoyant et pénétrant, au poète et au prosateur. Paul Budry. Œuvres, 3 vol. Cahiers de la renaissance vaudoise, 2000.

    La Venoge
    – Ce poème, illustrissime en nos régions, évoquant une douce et indécise rivière toute semblable à la mentalité vaudoise moyenne, ne saurait confiner son auteur dans la vaudoiserie complaisante à quoi d’aucuns réduisent son œuvre de chansonnier. L’ensemble de ses écrits permet en effet de (re)découvrir un conteur délicieux, toujours attentif à l’humanité bonne et au génie des lieux (son Paris est aussi présent que son pays de Vaud), un poète populaire aux merveilleux tableautins, mais également un critique virulent et un chroniqueur non moins vif de la vie contemporaine. Jean-Villard Gilles. Œuvres.

    Le visage de l’homme
    – Au tournant de la quarantaine, l’auteur excelle dans le genre de la digression en mêlant notations très personnelles, voire privées, et considérations sur la culture ou sur le monde comme il va. Qu’il parle de la cervelle au beurre noir du Café Romand, du piano de Chopin que les cosaques jetèrent par la fenêtre (à propos de l’enterrement de Brejnev), d’un raid en avion sur le musée de Bale ou d’un malheureux croisé dans un café, bref de ce qui le remplit de joie, l’inquiète ou le révolte, le chroniqueur fait montre de la même maîtrise ressortissant à l’équilibre intérieur. Jil Silberstein. Le visage de l’homme. Le Temps qu’il fait, 1988.

    medium_JLK20.3.jpgLe viol de l’ange
    - Le terme de « roman virtuel » convient à cette ressaisie des multiples possibles de la vie contemporaine, captée dans son surgissement, dès le lendemain de la prise de Srebrenica, en juillet 1995. Dans un grand ensemble suburbain, un drame se prépare : l’agression sexuelle et le meurtre d’un enfant par un mystérieux tueur, dont le journal ponctue les pages du roman. Traversée des ténèbres, ce roman foisonnant et mêlant toutes les formes d’écriture, se veut aussi quête de gestes humains et de lumière. Jean-Louis Kuffer. Le viol de l’ange. Bernard Campiche, 1997.

    (Cet abécédaire constitue la partie conclusive du livre intitulé Impressions d'un lecteur à Lausanne, paru en 2007 aux éditions Bernard Campiche)



  • Le désir en proie aux vertueux

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    À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee

    Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
    Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.

    De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
    Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.

    Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
    Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.

    Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.

    Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.

    Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...

    J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp.

  • Petites filles à la mer

     

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    Pour Sophie et Julie

     

    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable vert de gris.

     

    JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.

  • Le chaman au dépotoir

     

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    En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre. 


    C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
    Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?

    En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
    Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…
    medium_Ceronetti.jpgDe son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».

    littérature

    Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
    Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».

    littérature

    Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
    Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

    littérature
    Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
    Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »

    Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.

     

  • Écrire comme on respire

    littérature,poésie,journal intime
    Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.
    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l'aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c'est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n'est qu'une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j'entends: ne rien faire au sens d'une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d'une autre difficulté; et ce travail, alors, ce travail seul repose et fructifie... 

    Peinture JLK: Toscane rêvée.

  • Une conscience japonaise


    littératureLes sombres débuts de Kenzaburo Oé. Revenu sur  le devant de la scène en 2015, en grand témoin de l'holocauste nucléaire. Et décédé le 3 mars 2023, à l'âge de 88 ans.

    Ceux qui ont découvert l’univers du plus grand écrivain japonais vivant, Prix Nobel de littérature en 1994, avec le bouleversant récit autobiographique d’Une affaire personnelle, ressaisissant la détresse et la révolte du père d’un enfant né malformé des suites d’Hiroshima, retrouveront ici, avec les premiers écrits de Kenzaburo Oé, la source même de son univers tragique. Dans son discours de Stockholm, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, le romancier racontait comment, dans le monde à la merci de la peur et du mal de la guerre mondiale où il passa son enfance, Huckleberry Finn et Nils Holgersson l’ont sauvé du désespoir. De la même façon, le sentiment de la beauté et de la liberté n’est jamais absent de la réalité la plus cruelle, telle qu’elle se déploie dans ces trois nouvelles publiées entre 1957 et 1961, qui révélèrent l’immédiate maîtrise du jeune écrivain. D’une «maison des morts » dostoïevskienne (la nouvelle éponyme) à une maison de redressement où vices et sévices vont de pair (Le ramier), l’observateur implacable capte à la fois l’essentiel de la condition humaine et, dans Seventeen, la genèse de la dérive extrémiste d’un jeune frustré, préfiguration du terroriste d’extrême-droite se réclamant d’un Japon dont l’écrivain n’a cessé d’illustrer la redoutable duplicité
    Livre du jour: Kenzaburô Oé. Le faste des morts. Gallimard, coll. Du monde entier, 175p