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littérature - Page 7

  • L'espoir au bout de la nuit

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    Lettres par-dessus les murs (62)


    Ramallah, ce mardi 4 novembre 2008.

    Cher JLs,

    Je relis ta lettre sur Jean Ziegler et ses imprudences politiques – il y a quelques années de ça l'idée de supporter une cause m'aurait fait horreur, mais pas par prudence : j'étais retranché dans ma tour d'ivoire de l'Art pour l'Art, et comme Des Esseintes je passais mon temps à des inutilités, à sertir la carapace d'une tortue de pierres précieuses, tout dévoué au culte de la Beauté, et rien d'autre n'avait d'importance. Cela m'arrive encore, de construire des choses qui ne servent à rien, des machines à tailler les ailes des chauve-souris, en buvant de petits verres de liqueur forte – pour tout dire cela m'arrive encore souvent.
    Pourtant ce soir je serai devant la télévision, nous en avons une, quelle horreur, et je m'intéresse à la marche du monde, quelle bêtise, et cette nuit je serai rivé à mon écran, pour suivre la soirée électorale américaine. Triste pathologie, je l'ai notée à la plume sur ces carnets que je dédie à mon délabrement physique et mental : depuis quelques semaines déjà, la vue de ballons rouges et bleus ne me fait plus peur, depuis quelques semaines les pancartes brandies par les foules de supporters ne me font plus ricaner, je balaye de la main les millions de dollars engloutis en badges et en t-shirts, cela me semble tout à fait normal, de même que me semblent éloquentes les déclarations populistes de l'un et de l'autre, et superbes leurs basses attaques. Je bois leurs mots comme si c'était du Baudelaire.
    Je devrais sans doute demander de l'aide à un psychologue, mais je ne connais pas de psys palestiniens, ceux dont j'ai entendu parler sont occupés avec les traumatisés des bombardements, je m'observe donc moi-même. Que se passe-t-il ? J'ai sans doute été frappé de globalite aiguë, depuis mon départ à l'étranger, dans des pays qui vivent encore tournés vers le rêve américain. Ou bien j'ai vieilli, je n'ai plus la flamme qui me faisait tourner le dos à tout ce que la majorité pouvait faire, dire ou penser – je me suis rangé, j'ai trouvé ma place dans la foule, je marche avec elle au son des beaux discours, comme je marchais avec elle au son des mégaphones, sauf que maintenant j'écoute ce que disent ceux qui portent cravate et qui parlent dans des micros. Ou alors je suis retombé en adolescence, et je suis amoureux comme une collégienne de ce joli afro-américain au sourire fluoré. Possible, il paraît que je ne suis pas le seul, et que bon nombre d'intellos bourrus et barbus danseront comme des collégiennes, cette nuit. Qu'est-ce que nous pouvons bien attendre d'un chef d'Etat, quand nous savons fort bien que les belles idées ne peuvent que se salir, au contact du pouvoir ? Peut-être que nous espérons l'exception, l'improbable, après tout les Etats-Unis sont le pays d'Hollywood, même le précédent président était sorti d'un western.
    Nous sommes donc victimes d'une hallucination collective, en Technicolor et THX, et il faudrait se frotter les yeux, et il serait de bon ton de rester critique, de laisser flotter sur nos lèvres un sourire cynique, c'est plus prudent, de laisser poindre l'ironie, on est au-dessus de tout ça. Je n'y arrive pas, je suis sous perfusion hollywoodienne, je rêve. Un président du monde noir de peau. C'est pas mal. J'imagine un certain nombre d'employeurs, aux Etats-Unis ou ailleurs, qui seront un peu moins regardant quant à la couleur. Un gamin un peu mat, en France ou ailleurs, qui se sentira un peu moins différent. Je rêve, c'est doux, au moment où j'écris les Américains dorment encore, moi je rêve les yeux ouverts : Barack entre dans le Bureau Ovale, il faudra redécorer tout ça, songe-t-il en s'allumant une cigarette, il s'assied dans le fauteuil molletonné, et puis il demande à sa secrétaire de lui apporter le dossier sur l'abolition de la peine de mort, on va expédier ça d'abord, se dit-il, pour un gars ou deux, dans leurs cellules, ça peut servir, et puis qui sait, ça pourrait faire boule de neige ailleurs, dans d'autres pays.
    Voilà à quoi on rêve, voilà ce qu'on espère, parce que le monde est tellement merdique qu'on a un besoin terrible d'espérer... Ca fait un bien fou, comme ça fait un bien fou de laisser tomber la prudence, et tant pis si on se casse la gueule.


    Ramallah175.jpgA La Désirade, 4 novembre au soir.
    Cher Pascal,

    Tu n’étais pas né à l’été 1960, durant lequel une vraie folie s’est emparée de nous, teenagers helvètes qui ne connaissions l’Amérique que par Elvis et le chewing-gum aux vignettes de collection à l’effigie des stars (j’en pinçais pour Ava Gardner), les westerns projetés au cinéma lausannois le Bio (où la salle entière se levait quand se pointait le Balafré pour mettre en garde le Justicier) ou les premier jeans authentiques Levi’s, tous soudain galvanisés par la figure d’un candidat président à la dégaine fringante, rompant avec les vieilles peaux style Truman ou Eisenhower et que tous autour de nous disaient l’Amérique de demain…
    Or on nous a rebattu les oreilles, ces derniers jours, sur le miracle renouvelé, et nous devrions nous pâmer sur ce motif de la répétition, et je comprends donc ton premier mouvement de réserve, et pourtant, avec le recul, j’aurais presque envie, moins niais qu’à quatorze ans, de croire plus naïvement à un changement plus profond, en cas de victoire d’Obama, que celui qu’aura représenté le règne de JFK, dans la mesure où le « joli afro-américain au sourire fluoré », comme tu l’appelles, me semble fondamentalement plus sain et plus franc de collier que le beau Jack et sa tribu de canailles. Mais il va de soi qu’une présidence ne se réduit pas à son président et que l’Empire est là, qui ne va pas se métamorphoser d’un jour à l’autre - et j’ai comme l’impression que l’abolition de la peine de mort ne sera pas la première mesure de l’éventuel nouveau Président et que ce n’est pas demain la veille que les prisons se videront par miracle de leur 40% de détenus noirs…
    N’empêche, et quoi qu’il arrive sous le règne éventuel de Barack Obama, à supposer qu’il survive à plus de trois ans de règne - croyons à ce premier miracle -, je n’arrive pas à penser que le sort de l’Amérique actuelle puisse être pire que celui où l’a fait descendre l’actuel débile installé à la Maison Blanche avec sa clique de bigots hypocrites et de pillards.
    Je t’écris en écoutant mes chers vieux bluesmen noirs comme du cirage, pauvres comme Job et souvent aveugles. Robert Johnson me parle d’amitié de sa voix grêle en chantant When you got a friend, Blind Willie Johnson recommande aux siens de veiller avec son Keep your Lamp trimmed and burning, et je sais bien que Jesse Jackson s’est promis de couper les couilles d’Obama s’il trahissait les siens, du moins Barack aura-t-il des comptes à rendre…
    Je viens de finir le livre de Jean Ziegler, La Haine de l’Occident, qui dit autant les raisons de désespérer d’un monde où des pays richissimes, comme le Nigeria, comptent parmi les plus pauvres du fait de leur mise en coupe, tout en indiquant des alternatives, comme en Bolivie, qui n’ont rien de «rêves» mais seront peut-être, demain, les possibles alternatives à trop d’iniquités et les seuls palliatifs au suicide de l’Espèce.
    Ramallah169.jpgAlors quoi, le vieux Bobby pourra-t-il y aller demain matin de son Times they are a-changin’ ? Know Hope moj brat…

  • Zorba, Vittorio et le Loup

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    Lettres par-dessus les murs (59)

     

    Ramallah, ce 12 0ctobre 2008.



    Cher JLs,

     

    Je reprends la plume, revenu à Ramallah, et Ramallah est revenue à la normale après les jours austères de Ramadan et la fête de l'Eid. La tête pleine de souvenirs, depuis ma dernière lettre : à Gaza j'ai rencontré Vittorio, et dans le Sinaï j'ai rencontré Zorba, et c'est là que ça se corse. Vittorio d'abord, qui est de chair et d'os mais qui ressemble à un personnage de fiction, entre Corto Maltese et Popeye, casquette de marin et pipe au bec, des bras comme mes cuisses et couverts de tatouages – une bonne gueule, une très bonne gueule, d'ailleurs même s'il avait une sale gueule on le décrirait avec beaucoup d'égards, parce qu'on n'aurait pas envie de se retrouver les quatre fers en l'air, effondré au milieu des chaises et des tables, à l'autre bout du bar.
    De bar il n'y en a pas à Gaza, ni bar ni bière, ni femmes infidèles contre lesquelles se frotter la panse, Vittorio est venu là par conviction politique, il a débarqué fin août, sur un des bateaux du mouvement « Free Gaza » qui ont défié le blocus maritime israélien. Tu as entendu parler de ces bateaux, l'affaire était médiatisée, même si seule Karin Wenger se trouvait dans le port lors de leur arrivée. Accueilli en héros, et le voilà qui donne un coup de main aux pêcheurs, et lorsqu'on se promène dans les rues à ses côtés, les saluts n'en finissent pas, et il joue de sa petite gloire, une écharpe du FPLP autour du cou, ultime provocation dans ce territoire entièrement contrôlé par le Hamas.

    Devant un plat de poisson grillé, il me raconte la situation des pêcheurs de Gaza : d'après la loi internationale, ils ont le droit de sortir jusqu'à vingt miles nautiques des côtes, mais les vedettes israéliennes sont là dès trois miles, qui les accueillent souvent à balles réelles – alors la pêche est maigre, forcément, donc Vittorio et quelques autres étrangers accompagnent les pêcheurs, caméras vidéos à la main, ils grimpent sur les toits des cabines, ils se montrent aux Israéliens, qui se calment un peu devant ces témoins gênants. Ils font presque preuve de politesse, les bateaux peuvent s'aventurer jusqu'à cinq miles, six miles, la pêche est bonne, et quand on finit par les attaquer c'est seulement à coup de canon à eau… Le plus insupportable, dit Vittorio en tirant sur sa pipe, c'est qu'il existe tout de même des lois non écrites, un code de solidarité, une éthique de la mer. Ne pas répondre à un appel radio, par exemple : ça ne se fait pas, c'est pas réglo. Mais eux ne répondent pas, il n'y a aucune communication possible, et la seule chose qu'on entend, à la radio, c'est du rock poussé à fond les manettes, quand ils attaquent. Leur musique de guerre, façon Apocalypse Now… Quelques points de suture pour Vittorio, parce que la vitre de la cabine a volé en éclats, mais quelques points de suture ne suffiront pas à réparer les machines noyées, l'équipement radio détruit.

     

     

    littérature,cinéma,voyage,palestinelittérature,cinéma,voyage,palestineVoilà, Vittorio c'était quelques jours avant de partir dans le Sinaï, faire trempette en Mer Rouge – quelques jours avant de rencontrer Alexis Zorba, qui rentre dans ma vie par l'angle d'un livre, ce qui est un comble pour cet homme qui envoie tous les livres au diable. Il y a là un double mystère : d'abord, comment ai-je pu passer à côté du livre de Nikos Kazantzaki ? C'est comme imaginer n'avoir jamais bu une goutte d'alcool pendant vingt ans, ni senti la brûlure du soleil… et je serai éternellement reconnaissant au bougre d'Olivier qui me l'a conseillé. C'est là la seconde diablerie d'Alexis Zorba, de chanter la vie vécue, d'aller jusqu'à envoyer paître le langage, comme Zorba submergé par l'émotion danse pour raconter, danse à s'en faire péter les artères – et de nous redire le pouvoir des livres, leur capacité à procurer un plaisir purement physique, une explosion d'émotions véritables, nous faire rire vraiment, et nous faire pleurer...

    Voilà ce Zorba, de papier et de mots, qui ne m'amuse pas moins que Vittorio, de chair et d'os, et qui me parle tout autant, quand il me dit que vivre, c'est défaire sa ceinture et chercher la bagarre. Mais je ne suis pas monté sur les bateaux de Gaza, et je n'ai ouvert de mine de lignite, je me console de mon manque d'audace en imitant le narrateur de Kazantzaki, qui se replonge de plus belle dans les livres, et l'écriture… Et je me demande, patron, je te demande : qu'as-tu fait, toi, après avoir rencontré Zorba ?

     

     

    A La Désirade, ce 13 octobre.

     

    Cher toi,

    Après avoir rencontré Zorba, à seize ans et des poussières, sur les crêtes d’Ailefroide, il me semble que j’ai commencé d’écrire, ou disons de lire et d’écrire, ou plus précisément de respirer et de marcher, de lire et d’écrire, plus attentif à La Chose, comme un artisan ou un artiste sont attentifs à La Chose.

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    Mon souvenir détaillé de Zorba s’est passablement estompé, avec les années, et tu m’as d’ailleurs donné l’envie d’y revenir, et aux autres livres de Kazantzaki dans la foulée, mais j’en garde un enseignement fondamental, ou même deux : le premier est que la vraie poésie, qui englobe tout travail humain, je veux dire toute transformation par un travail d’une chose en La Chose, ne souffre aucune tricherie. C’est évidemment un idéal, mais qui s’incarne de façon très concrète. Or cet été-là, Zorba m’a appris à mieux lire et à mieux écrire, mais également à mieux grimper, dans l’observance de la justesse, de la rigueur et de la beauté de chaque geste. Cela peut paraître très éloigné de l’art, et pourtant non : la grimpe, exercice absolument inutile par excellence, peut être assimilée à une démarche esthétique ou même spirituelle, tout au moins comme je la pratiquais cet été-là, farouche garçon de seize ans, seul par les hauts d’Ailefroide, avec Zorba, sauf une fois où je suis monté aux Ecrins avec des guides du coin, attentif à la beauté du geste et à ne jamais tricher par forfanterie, donc à me jamais risquer la chute – je ne suis jamais tombé seul.  Gaston Rébuffat et Walter Bonatti, deux esthètes de l’alpinisme extrême, à la fois athlètes et contemplatifs, artistes aussi, étaient mes dieux, vivants mais inaccessibles, tandis que Zorba, mon mentor de papier, tenais dans  ma poche ou sous ma lampe de poche, le soir au camping. Donc Alexis Zorba m’a appris (où confirmé dans la conviction antérieure me venant de mon père et des mes aïeux) qu’il y a une Règle qui préside à la beauté (et à la bonté, et à la vérité, je l’apprendrai plus tard chez Kierkegaard) jusque dans les gestes les plus usuels, et dans celui d’écrire aussi, et que cette Règle est celle aussi de la Vie, et qu’elle n’exclut ni la sensualité ni la folie – merci à la Bouboulina et merci au vin de Samos. C’est ainsi que, depuis ce temps-là, aussi, la littérature et la vie ne font à mes yeux qu’une chose qui est La Chose, et j’emmerde les bonnets de nuit qui voudraient les séparer.

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    D’ailleurs j’ai retrouvé un Zorba vivant, écrivain et grand fauve de la vie, une vingtaine d’été plus tard, à une terrasse d’un bar lausannois, qui se serait entendu avec ton Vittorio comme larron en foire. Dès le premier soir je l’ai appelé le Loup. Nous avons fini notre première soirée dans un bar rempli de beautés roumaines. Nous ne nous sommes plus quittés depuis lors. Les histoires folles que Marius Daniel me racontait sont devenues un livre formidable après que je l’eus enfermé dans une cabane de montagne avec un quignon de pain, des oignons,  mon Hermès mécanique et sept packs de bière et sept autres de clopes. Après trois jours il avait écrit, interligne simple et sans une rature (il y en eut ensuite) les premières pages magnifiques de La Symphonie du loup, qui parut sept ans plus tard et qui a été couronné par le Prix Robert Walser et le Prix de littérature de l’Etat de Vaud. « Je vous respecte et je vous emmerde ! », a déclaré le Loup aux Autorités locales qui lui ont remis ce prix la semaine passée...

    Mon Zorba de chair et de verbe reprend son service aux Bus lausannois demain matin à 4 heures. C’est le premier SMS que je reçois avant l’aube. Il y en a en général vingt par jour.  Les Bouboulinas de toutes les lignes de bus de notre ville en raffolent. Les vieilles dames aussi, car il y a chez lui un immense respect des gens. C’est un fou et un sage à la fois. C’est ma poésie vivante et j’emmerde ceux qui osent dire du mal du Loup.

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    Images: La séquence du sirtaki, dans Zorba le Grec, avec Anthony Quinn. Photo JLK: Marius Daniel Popescu, en 2000.

     

  • De l'admirable admiration

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    Lettres par-dessus les murs (58)

     

    Ramallah, le 24 septembre 2008.

      

    Cher JLs,


    Je saluerais volontiers Mario del Sarto, dont le nom l'a sans doute prédestiné à être tailleur (de pierre)… D'ailleurs j'irai volontiers en Toscane, j'ai le souvenir de la douceur de ses collines, grasses et accueillantes, elles me changeraient de celles d'ici, sèches et dures, comme le montre cette photo de l'Allemand Pierre Riedlinger, dont l'expo est accrochée à Ramallah en ce moment. Images topographiques de la colonisation, qui ont l'intérêt de montrer une réalité à laquelle la plupart des Palestiniens n'ont pas accès : nombreux sont ceux qui ignorent à quel point leur chère Jérusalem est cernée par le béton, et il y a quelque chose d'ici d'infiniment triste, dans leur espoir et leurs revendications, quand de facto les plus grandes causes sont déjà perdues.
    Ramallah135.jpgMais en réponse à ton admiration pour l'œuvre de Mario del Sarto, je voulais partager ici celle que j'éprouve pour le livre de Karin Wenger, dont je t'avais annoncé la sortie il y a quelques mois. Cette amie a fait un travail remarquable, qui dépasse de loin le champ du journalisme - tu en jugeras par cet extrait de l'introduction, que je traduis ici.

    « Au printemps 2003 je posai pour la première fois le pied sur le sol israélien (…). De retour à la rédaction de la NZZ, je me suis assise devant un carnet débordant de notes. J'étais dépassée. Comment parler d'un conflit dont les lecteurs sont depuis longtemps lassés, fatigués par la répétition des chiffres, des statistiques, des plans de paix, des abstractions ? Un conflit polarisé comme pratiquement aucun autre. En Israël et dans les territoires occupés, les partis de la guerre ont forgé des héros et des histoires de héros. Ils ont essayé ce faisant de rendre le conflit plus supportable, de donner un sens à la douleur, d'éviter les questions sur la légitimité et la justesse de leurs actions. A l'étranger, les héros furent étiquetés en fonction de leur position politique, admirés, condamnés. Mais qui étaient vraiment ces héros ?
    Au printemps 2004 je me tenais à nouveau dans le hall d'arrivée à Tel Aviv. Je voulais étudier l'arabe pendant six mois à l'université de Birzeit, en Cisjordanie, je voulais découvrir le quotidien, rencontrer les héros, écouter leurs histoires, les partager (…). J'ai recueilli des récits du quotidien, j'ai rencontré des gens à Ramallah, Tel Aviv, Naplouse, Jerusalem, Gaza, Beersheba, Khan Yunis, Nahariya et d'autres villes et villages, palestiniens et israéliens. Les histoires de héros n'étaient jamais toutes noires ou toutes blanches, mais marquées par les combats intérieurs, ponctuées de nombreuses questions. Elles m'ont émues. Les protagonistes ont donné un visage au conflit, et rendu accessible l'inconcevable. Deux d'entre eux, Mohammed et Shai, ont été au point de départ de ce livre. (…)
    On peut lire les souvenirs et les expériences de Mohammed, de Shai et des autres Israéliens et Palestiniens comme des histoires lointaines, les récits d'un conflit qui ne nous concerne pas. Moi-même j'ai d'abord vu ce conflit comme un conflit des autres, dans lequel on pouvait trouver des arguments rationnels pour ou contre chacune des parties. Ce n'est qu'en cessant de considérer le conflit d'un point de vue strictement rationnel que j'ai commencé à comprendre ce qu'il faisait des hommes, comment il les détruisait. Ce livre ne rapporte donc pas seulement les opinions d'Israéliens et de Palestiniens. Il contient aussi un choix de notes personnelles, rédigées entre septembre 2004 et août 2007. Elles parlent du quotidien et de ce fait : qu'en chacun de nous sommeille un soldat docile ou un potentiel auteur d'attentat. C'est le monde qui nous entoure qui en décide. »


    Tu le vois, Karin a déjà un pied en littérature, et c'est l'humanité de son livre qui le rend exceptionnel : il renvoie dos à dos le baratin politique et le reportage accrocheur pour se plonger au plus profond des hommes, de leurs désirs et de leurs peurs. S'il ne vous fallait lire qu'un livre avant votre venue à Ramallah, je vous conseille celui-là, mais sans trop insister : il rendrait presque le voyage inutile, tant l'empathie de l'auteur permet de saisir les choses d'ici…

    Sokourov3.JPG 

    A La Désirade, ce 3 octobre 2008.

    Cher Pascal,

    Mille pardons d’avoir mis presque dix jours à te répondre, mais j’ai couru ces jours après mon ombre, entre mes obligations mercenaires, deux nouveaux livres en train, la nouvelle livraison du Passe-Muraille à boucler et un putain de zona qui me mord les flancs et le moral alors que je n’ai vraiment pas l’âme à me plaindre, surtout à lire ce que tu dis de cette courageuse Karin Wenger dont j’espère que le livre sera vite traduit – mais je vais essayer de me le procurer la semaine prochaine et tâcherai de le lire malgré mon allemand défaillant à l’écrit.

    Ce que je retiens surtout de ta lettre est l’admiration que tu manifestes à l’endroit de la jeune femme. Parce que c’est important, l’admiration, surtout lorsqu’elle est pure d’envie ou de fantasmes. Trop souvent en effet, par les temps qui courent, l’admiration oscille entre la fascination béate que suscite telle performance ou telle réussite, et l’idolâtrie qui fait qu’on parle d’ «icônes» à propos de n’importe quel personnage auréolé de gloriole. Mais quelle raison nom de Dieu aurais-je d’admirer Madonna au lieu de tant de femmes qui le méritent mille fois plus ?

    Je t’écris ça en pensant à Sokourov, que j’admire de plus en plus, n’était-ce que parce qu’il me fait admirer le monde. J’ignorais, jusqu’à ce printemps dernier, qui était Alexandre Sokourov. Puis un ami écrivain m’a parlé de Mère et fils, dont je me suis procuré le DVD. Admirable film. Puis j’ai lu l’admirable article que Georges Nivat consacre au cinéma de Sokourov dans son dernier livre, Vivre en Russe. Puis j’ai vu Alexandra, autre admirable film où l’on voit une vieille Russe débarquer dans un camp de soldats proche de Grozny, où elle rend visite à son petit-fils, inspecte la troupe, puis rencontre une Tchétchène de son âge dans une maison bombardée, où toutes deux évoquent la vie et le siècle. Admirable film lui aussi, dont la protagoniste est interprétée par la non moins admirable Galina Vichnevskaya, veuve de Rostropovitch, et toiut aussi admirables sont  Père et fils, L’Arche de Russie, Spiritual voices et, que je viens de découvrir, les Dialogues avec Soljentitsyne filmés par le même Sokourov.

    Non, mon ami, je ne m’exalte pas à vide en taxant d’admirables ces divers objets et figures: je ne fais qu’obéir à cet élan qui nous sort de nous vers mieux que nous ou vers le meilleur de ce que nous pourrions être.

    Soljenitsyne.jpgDans les Dialogues avec Soljenitsyne, j’ai relevé ce moment - admirable entre tous - où le vieux patriarche, en réponse à Sokourov qui n’en finit pas d’évoquer la cruauté de l’homme et les enfers du XXe siècle, parle lentement et posément, les yeux au ciel, de l’admirable Perfection que réalise la créature humaine. C’est à la fois en physicien et en poète, en petit-fils de paysans et en proscrit longtemps relégué au fond des steppes, en témoin de toutes les turpitudes humaines, en rescapé du cancer aussi, que s’exprime le grand écrivain revenu en Russie (les dialogues datent de 1999) et qui aurait toutes les raisons de considérer sa destinée personnelle, et celle de son peuple, comme une suite de tribulations épouvantables, somme d'imperfections à n'en plus finir...

    Mais non : l’Homme est admirable, et Soljenitsyne parle ici pour les milliers d’ « invisibles » qui l’ont aidé à témoigner pour les millions de victimes du totalitarisme, autant que pour ce que représente l’homme nu à sa naissance...

    A un moment donné, Alexandre Sokourov demande à Soljenitsyne de lui montrer ses mains. Des mains d’homme comme les autres. D’admirables mains d’homme. Prends celles de Serena dans les tiennes et regarde-les. Je me réjouis de tenir les tiennes dans les miennes et de les ouvrir comme un livre...    

     

    Photo : Peter Riedlinger, Us/them II - http://www.peter-riedlinger.de
    Livre : Karin Wenger, Checkpoint Huwara, NZZ Libro Verlag. - http://www.karinwenger.ch

    Alexandre Sokourov. Dialogues avec Soljenitsyne. DVD Facets Video. L'image ci-dessus est tirée de Mère et fils.

  • Comme de vieux amis

    Ramallah117.jpgLettres par-dessus les murs (58)
     
    Ramallah, 21 septembre 2008
     
    Caro,
    ben tornati ? Comment se porte la casa, et votre Filou ? Et la Toscane ? Nous étions à Jaffa ce week-end, quelques heures à se dorer la pilule sur la plage. Autant j'aime nager autant la plage m'ennuie profondément. La plage me semble une transition idéale entre terre et mer, un doux entre-deux où le sol commence à se dérober sous les pieds, c'est comme une piste d'envol pour le nageur avide – et il ne me viendrait pas à l'idée d'étendre ma serviette sur une piste d'envol, mais ce n'est pas le cas de tout le monde (suivez mon regard). Et puis c'est plein de sable, tu le sais, il y fait trop chaud, les balles en caoutchouc claquent contre les raquettes, c'est bruyant, parsemé de mégots. Petite spécialité locale : des maîtres nageurs perchés dans leur cabanon hurlent des ordres dans leur mégaphone, à intervalles réguliers : c'est insupportable, et d'autant plus que ces injonctions en hébreu ne peuvent que me rappeler celle des soldats aux check-points.
    Triste constatation : cette langue, ni plus ni moins belle qu'aucune autre, riche comme toutes les autres, porteuse d'humanité et de littérature, cette langue me fait froid dans le dos. Je pense à cet ami allemand, qui me disait sa douleur d'entendre parler sa langue, lorsqu'il résidait en France : c'était toujours dans des films de guerre, lorsqu'un soldat réclamait un Ausweiss, et pour beaucoup de Français l'Allemand reste cet idiome barbare de l'Occupant, dont on ignore la douceur possible, les nuances et la finesse. Je sais ces préjugés, la bêtise des généralisations, mais je sais aussi la force de l'instinct, les réactions viscérales de la peur : contre celles-ci l'intellect ne peut pas grand-chose, et en tout cas pas à court terme. Sur la plage, quand le haut-parleur crachait, je serrais les dents.
    Je me souviens aussi de mon grand-père, au chalet en Alsace, qui s'était soudain jeté sous la table, en plein milieu du repas. Mon frangin avait eu l'idée d'allumer un pétard, de l'autre côté de la maison, petite blague innocente et mon grand-père de plonger sous la table, et puis de se relever, pâle comme un linge, tentant de répondre par un sourire à nos regards éberlués : quand on a vécu la guerre, le corps réagit plus vite que l'esprit.
    Ou plutôt, l'un et l'autre sont mêlés inextricablement, à l'endroit de la blessure, comme les grosses cicatrices font se fusionner la peau et la chair – et c'est dans le corps, paraît-il, qu'on peut retrouver la trace des traumatismes, dans ses muscles contractés, et c'est là qu'on peut en adoucir l'impact, faute de pouvoir l'effacer.
    Et c'est aussi là, dieu merci, que se logent les plus beaux souvenirs, les petites madeleines des bonheurs passés, qui ont laissé leur empreinte sur les papilles, au creux de l'odorat, dans les recoins secrets de la peau. Sur la plage soudain est passé un cheval au trot, et puis il est repassé, au  pas, et j'espère que ma pupille gardera ça : le petit cheval, son jeune cavalier marchant à ses côtés, leurs silhouettes sur fond de soleil couchant. Le garçon ne tenait pas la bride, ils marchaient côte à côte le long de l'eau, comme de vieux amis.

    Sarto13.JPGA La Désirade, ce 23 septembre.

    Ciao ragazzo,

    Nous sommes rentrés de Toscane requinqués, malgré le triste état de ce que la télé berlusconienne reflète de la pauvre Italie qu’elle contribue à crétiniser sans y réussir tout à fait. Notre ami le Gentiluomo ne cesse de pester contre les temps qui courent en invoquant la grande Italie de naguère et jadis, mais l’humour n’est jamais absent de ses fulminations, la Professorella le retient de trop exalter le passé, et lui-même est le premier à saluer la Qualité se manifestant au plus que présent, comme celle de Mario del Sarto, le sculpteur « brut » dont je t’ai parlé déjà au début de notre correspondance après avoir découvert ces œuvres, exposées en plein air, et que cette fois j’ai rencontré en chair et en os, sous un beau chapeau blanc. IMG_1758.JPGTu as IMG_1769.JPGvu, lors de votre passage à Lausanne, les productions les plus étonnantes de ce qu’on appelle l’art brut (à mi-chemin de l’art naïf et de l’art populaire, qui devrait être le fait de créateurs non initiés à la « culture », mais ça se discute…), et l’évidence est que Mario del Sarto est de ceux-là, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artiste et une intelligence parfaitement équilibrée.IMG_1753.JPG
    Lorsque nous nous sommes pointés dans le vallon, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare, où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani. Après les présentations, où le gentiluomo lui a révélé ma véritable passion pour son art (je suis resté près d’une heure à photographier ses pièces, en son absence, lors de notre premier passage), et que je lui ai dit ma surprise de voir tant de nouvelles sculptures de tous côtés, il m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation, et d’ailleurs « lavorare riposa », travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques… et c’est alors que je lui ai dit ma détermination à faire plus qu’un reportage : tout un livre illustrant ses travaux et où il me raconterait sa vie.IMG_1749.JPG
    Je ne sais trop comment te le dire, mais tout de suite j’ai senti, chez ce grand vieillard de 83 au très beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui m’ont donné envie de le revoir et de le faire connaître, non du tout pour la gloire qu’il pourrait en tirer (il ne se fait aucune illusion sur les vanités humaines) mais pour le simple bonheur de faire partager éventuellement une belle rencontre.
    IMG_1777.JPGS’il ne rêve pas de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines jusque-là, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, jusqu’à la ville de Carrare. Mais t’ai-je seulement dit ce que sont les spartani ? Ce sont ces ouvriers indépendants, souvent proches de l’anarchie (dont le mouvement italien est né tout près de là, dans le bourg surplombant de Colonnata, qui passaient, au début du siècle passé, leurs journée à tailler des « chutes » de marbre, qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Lui-même, né sur les lieux, en connaît parfaitement l’histoire. Mais il y a aussi du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes. L’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier, et voilà que, nous faisant visiter son atelier, il me présente je ne sais plus quel grand personnage de L’Enfer de Dante en me citant par cœur une dizaine de vers…
    Sarto14.JPGC’est bien là l’Italie que nous aimons, et j’espère bien t’avoir donné l’envie de rendre visite à Mario del Sarto lors de votre prochaine virée dans le pays de Serena…
    Ce qu’attendant, sans t’avoir rien dit de tout le bien que nous pensons de ton livre dont j’ai fait la lecture du tapuscrit à ma douce durant tout le voyage, je vous embrasse sans oser vous dire Forza…

    Photo : Chanan Getraide, vieille mosquée de Jaffa. Mario del Sarto et ses oeuvres.

     

    Mario del sarto: il Spartano, statue d'environ quatre mètres de hauteur, destinée à se trouver juchée sur un pic dominant la vallée à l'aplomb des carrières du Canal Grande et des Campanili, au-dessus de Carrare.

  • Le poète et la mère du monde

    littérature,cinéma,voyage,palestine

    Lettres par-dessus les murs (57)

    Ramallah, ce 16 septembre 2008.

    Cher JLs,

    Il y a des moments comme ça, où le sentiment de poésie t'étreint le cœur, mais où les mots font défaut, parce que tu ne sais pas d'où ça vient, peut-être un objet aperçu dans la maison, une bougie dont la flamme a adouci les bords, un compas posé là, les branches écartées, inutile. Un bruit dans la rue, un téléphone à la sonnerie étouffée, qui n'en finit pas de sonner dans la chaleur. Ou bien c'est un texte lu plus tôt dans la journée, une interview de Hubert Haddad peut-être, ou bien l'idée d'une histoire, et les idées aujourd'hui se succèdent comme des vagues, la vague histoire du Grand Maître de cette loge dissidente, qui traverse la foule en gare du Nord, l'histoire de l'enfant gazawi qui se glisse dans les décombres, au bord de la plage, où il a caché des crayons et du papier. L'histoire du vieux marchand de jouet à Rome, le moment précis où le petit carillon de la porte retentit, le moment précis où il se tourne vers elle, vers sa silhouette délicate en contre-jour, sur fond de rue ensoleillée.

    Ramallah143.jpgCe matin on m'a demandé si je voulais participer à un repas avec la ministre de la justice française (c'est la ministre qui est française, pas la justice qui ne saurait avoir de nationalité, n'est-ce pas ?). J'ai décliné, on me prendra peut-être pour un snobinard, mais vraiment, je ne sais pas quoi dire à ces gens qui veulent être partout, avec leurs cortèges et leurs emplois du temps minutés, et qui ne sont jamais nulle part. Dimanche c'était le premier ministre palestinien que nous avons attendu, dans ce centre pour enfant handicapés, dans le village de Doura, près d'Hebron, c'est un événement important pour l'équipe du centre, ils ont insisté pour que ma douce soit présente. Le ministre passera un quart d'heure, nous a-t-on dit, soyez au garde-à-vous entre midi et 16h30... Nous avons attendu, nous avons vu le défilé de voitures, toutes sirènes allumées, passer sur la grand-route, et repasser, et repasser encore, d'une école à un centre culturel, de la mairie à une autre école. Mais son emploi du temps était trop chargé, il n'a pas pu s'arrêter, et tous les employés qui attendaient là, tout beaux, qui s'étaient déplacés pendant ce jour de week-end, tous ces gens de rentrer chez eux, la tête basse. Mais quelle différence, entre une visite au pas de course et pas de visite du tout ?
    Je me rappelle de la griserie de quelques années passées à fréquenter des réceptions et des diplomates, j'étais troisième couteau, la cravate ajustée, les chaussures cirées, l'adrénaline de la montre, les serrements de main, deux bons mots et un sourire, entre deux réceptions, la vie à toute vitesse. Il y avait là de la poésie aussi, bien qu'elle se trouvât surtout dans ce qui dépassait le cadre des cérémonies, cette maudite tache sur la manche, qu'on s'empresse d'ôter avec un mouchoir et un peu de salive, cette flaque de boue qui ne vous a pas raté, en descendant de voiture, la cigarette qu'on fume presque en cachette, quand on réussit à s'échapper une minute sur le balcon désert. Derrière, sous les lumières du grand salon, le rire déjà éméché de l'ambassadrice, elle était sympathique, cette ambassadrice.
    Je repense parfois avec nostalgie à ces moments-là, où je manquais de jeu, où je rêvais plus que tout d'être inutile. Voilà mon souhait exaucé, pour quelques jours encore, et j'aime ce moment-ci, où personne ne m'attend, où je peux regarder frissonner les feuilles de la vigne, rêver à une nouvelle histoire. Cette ruelle impossible, à Rome, ce vieux magasin de jouets, la belle silhouette à contre-jour, qui vient de passer le seuil.
    Pascal.

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    A La Désirade, ce 16 septembre, soir.

    Cher toi,
    Nous avons parlé ce matin, avec L., de notre séjour à Ramallah. Au printemps prochain. Nous nous réjouissons. Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons voir là-bas. Nous venons pour vous et vos amis, éventuellement pour les animaux de vos amis. A la fin de la semaine, nous allons à Marina di Carrara, en Toscane maritime, retrouver nos amis, la Professorella et il Gentiluomo. Je suis en train de peindre leur chien Thea et leurs chats. Le chien Thea est un personnage. Les chats sont nombreux. Je vais en peindre deux sur un radiateur. Leur pose est intéressante. Rien d’américain : leur pose est essentiellement du Vieux Monde, genre Morandi. Thea est une star hyperactive : c’est autre chose. Mais elle est du vieux monde elle aussi, je dirais la chienne de la Magnani. Tu sais que je voue un culte à la Magnani. Il n’y a pas de femme plus femme, de mère plus mère, de fille, de soeur, de cousine, de caissière de cinéma plus caissière de cinéma qu’Anna Magnani. Alexandre Sokourov aussi est fou de la Magnani.Sokourov35.JPG
    Il faut absolument que Serena et toi vous découvriez le cinéma de Sokourov. C’est à mes yeux le génie poàétique suréminent survivant du grand cinéma des Bergman, Tarkovski et autres inspirés du 7e art. Commandez immédiatement Alexandra. L’idée en est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. Tu la vois ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Je la vois très bien débarquer à Ramallah ou à Gaza, passant d’un camp à l’autre. Parce que, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie. Cela ne se décrit pas.
    littérature,cinéma,voyage,palestine
    Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, oui la cantatrice, la veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant tu ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances. Quand vous aurez aimé ce film, vous vous jetterez naturellement sur Mère et fils et sur Père et fils, puis sur L’Arche russe. Si vous avez de la peine à vous procurer ces films plus beaux les uns que les autres, je vous les apporterai au printemps. Je t’en envoie deux trois images en attendant et vous embrasse fort.

    Jls

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  • L’homme qui tombe et son histoire

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    Lettres par-dessus les murs (55)

    Ramallah, vendredi 5 septembre 2008.


    Cher JLK,



    Tu connais l'image : prise à 9:41, heure de New York, il y a bientôt sept ans. Le photographe est Richard Drew, né en 1946, Associated Press, mais on s'en fiche, cette image-là ne saurait avoir de copyright, tant elle est universelle.
    Je n'y suis jamais allé, à New York, mais j'aimerais bien. Je ne sais pas si c'est le centre du monde, mais c'est sûrement sa caisse de résonance, où tout ce qui se pense ailleurs finit par trouver sa place là-bas, à New York, et finit par rebondir et irradier le reste. Vision ethnocentrée, sans doute, et pourtant il me plaît d'imaginer que le moindre murmure, dans le village africain le plus reculé, finisse par s'entendre, quelque part à New York – et vice-versa. C'est en tout cas ce qu'ont pensé ceux qui ont imaginé ces attentats. Il y a quelques années j'avais lu que tout film tourné à New York recevait de sa municipalité un soutien financier considérable, s'il montrait la ville vue du ciel, à un moment ou un autre. D'où le nombre de films hollywoodiens qui s'ouvrent sur les gratte-ciel, lents travellings aériens qui terminent dans un bureau, dans la rue, sur un banc de Central Park. D'où la connaissance que nous avons de cette ville-là, une connaissance presque intime malgré sa démesure.
    Et les auteurs de ces attentats le savaient, et le mot auteur est juste, tant on a l'impression d'un scénario parfait, d'une impeccable mise en scène, avec sa cascade de symboles, Manhattan, siège du capitalisme phallique et universel. Ce qu'ils ont oublié, peut-être, c'est le paradoxe qui consiste à utiliser la globalisation pour s'y attaquer : comme tous les terroristes, ils n'ont pu que renforcer le système qu'ils prétendaient détruire.

    J'ai fini hier la lecture de Falling Man, Don De Lillo. Je l'ai lu en anglais – je ne sais pas si ça t'arrive aussi, mais les livres lus en V.O. me laissent un souvenir plus vague, je retiens juste les images que j'ai construites, non les mots qui les disent. L'image confuse, la vision hallucinée de Keith, qui marche dans une bourrasque de cendre, au milieu des gens qui courent, qui voit les choses sans les sentir. Une femme lui tend une bouteille d'eau, il remarque vaguement qu'il la saisit de la main gauche, sans doute parce que la droite est blessée. Et puis ce que voit Lianne, lorsqu'elle ouvre la porte : son ex-mari, qu'elle n'a pas vu depuis plus an, un fantôme en costume, couvert de poussière, le visage piqueté de verre.
    Le récit alterne les voix de ces deux-là, et de quelques autres, dont Hammad, qu'on suit de Hamburg jusqu'au ciel, jusqu'au moment de l'impact. Incroyable présomption de l'auteur, de se mettre dans la tête de ce type-là : il y réussit pourtant, on y croit, à Hammad, et c'est la preuve d'un vrai courage d'écrivain. Mais c'est sur les vivants qu'il se concentre, ceux d'après la chute, ceux qui cherchent à reprendre pied, qui s'appuyent les uns sur les autres, en vain. Lianne l'intello qui se tournera vers Dieu, Keith qui deviendra joueur de poker obsessionnel, qui se réfugie derrière les cartes, dans l'activité la plus dérisoire qui soit, qui joue pour oublier de vivre. L'ombre absente des tours plane sur le moindre de leurs gestes, l'ombre qui va se poser sur le monde, qui va se poser sur l'Histoire.

    On se rappelle bien sûr où l'on était, à ce moment-là. Je me souviens surtout que le lendemain, à l'entrée d'un centre commercial, on m'a demandé d'ouvrir mon sac, pour inspection. J'étais dans une petite ville française, à des milliers de kilomètres de Manhattan, et l'onde de choc était là, j'ouvrais mon sac à cause de cette chose qui ne me concernait pas. La semaine suivante je partais au Liban, et dans les rues de Tripoli des gens manifestaient leur joie – une semaine plus tard cela me concernait déjà, et plus le temps passe plus je me sens concerné, touché par l'événement. La seule chose que j'avais comprise sur le coup, c'est qu'il nous faudrait attendre des années, pour en prendre la mesure, pour en parler avec quelque pertinence. Don de Lillo y a réussi, il dit l'intimité de la tragédie, son universalité, mais aussi en quoi cette tragédie-là est fondamentalement nouvelle, absolument contemporaine, et pour longtemps : suspendue dans le temps, comme l'homme qui tombe.

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    La Désirade, ce 5 septembre 2008.


    Cher Pascal,

    J’ai dû voir et revoir cette image cent fois, comme on vu et revu cent fois les séquences du crash de ce matin-là, mais c’est la première fois que cet arrêt sur image me saisit réellement d’effroi, comme l’image arrêtée d’un homme dont le crâne et le corps éclateront dans la minute qui suit.
    Si je n’ai pas vraiment vu jusque-là cette image que j’ai vue et revue cent fois, c’est, je crois, parce qu’elle est faite pour ne pas être vue vraiment. J’entends par là que sa beauté formelle, sa superbe organisation graphique, son irréalité presque ludique illustrant je ne sais quel rêve de l’humanité de marcher la tête en bas, éclipse à peu près complètement l’horreur de la situation en l’acclimatant, au point qu’on en attend le tirage en poster. Qui n’a pas son Homme qui tombe dans son loft ou son studio ?
    La première fois que je suis tombé dans New York, véritablement tombé et moi aussi la tête en bas, mais sur mes pieds jouissant de l’élasticité de l’asphalte de l’incommensurable Avenue fuyant en canyon entre deux murailles qui me semblaient de roche noire et de glace, c’était une aube nocturne de janvier, il faisait un froid polaire, je sortais des entrailles louches de la gare routière de Times Square, arrivant en Greyhound de Washington D.C., et descendant l’avenue à grandes enjambées, ivre fou de grand air pur, j’ai retrouvé la sensation de soulante griserie éprouvée des années auparavant sur le glacier d’Arolla, en fin de parcours nocturne d’une étape de la Haute Route, fonçant sur mes lattes sous la lune blême, mais au bout de l’Avenue se trouvait la mer, à New York, et déjà je pensais à nos aïeux qui avaient, au début du siècle, abordé le Nouveau Monde par cette voie peut-être salvatrice…
    Ce matin-là des Attentats, cependant, j’étais à Paris, sortant de chez Marina Vlady : autant dire d’un coin de la Russie artiste que j’aime, et j’avais regagné le studio du journal, rue du Bac, lorsque, par téléphone, l’une de mes filles me somma quasiment d’ouvrir la télé, pour voir ce que des millions de gens, autour du monde, avaient déjà vu et revu.
    Curieusement, sur le moment, je n’ai pas éprouvé la moindre pitié pour les milliers de gens en train de cramer et de crever dans les incendies, mais je me suis rappelé la prophétie de Witkiewicz, dans les années 20, selon lequel l’humanité avait engendré une machine qui la broierait tôt ou tard, et c’était la scène qui se jouait là : j’y voyais l’effondrement d’un Triomphe mythique, dont nous participions tous peu ou prou, et je me suis senti happé par un vertige pour ainsi dire métaphysique, comme devant un gouffre spatio-temporel sans fond – le trou noir de l’époque. Un peu plus tard, au bar d’en dessous, le premier quidam que j’entendis commenter l’Evénement, avec la gouaille du Parigot, incriminait déjà la main cachée du Mossad. On retombait sur terre... Et les explications, ensuite, de proliférer, tel faiseur d’opinion nous déclarant illico Tous Américains, et autres pompeuses fadaises, avant les vains éclairs de lucidité d’untel et les fulgurances non moins visionnaires et vaines de tel autre, n’est-ce pas Philippe Muray, n’est-ce pas Marc-Edouard Nabe ? Et les romans de s’aligner, dont pas un ne m’a paru jusque-là rendre vraiment compte de la réalité de l’Evénement. N'est-ce pas Frédéric Beigbeder ?
    Wolfe4.jpgC’est dire que je vais lire maintenant L’homme qui tombe de Don DeLillo, que je craignais de voir traiter le thème trop en surface et sans assez d’empathie et de pénétration, tout à sa brillante manière intelligente et perspicace mais sans vraie folie... J’imaginais ainsi ce qu’en eût fait le titanesque Thomas Wolfe (à ne pas confondre évidemment avec le Tom Wolfe du Bûcher des vanités) qui a si génialement évoqué New York en tant qu’élan et que vortex d’humanité, en poète et en voyant. Or ce que tu dis de ce livre relance ma curiosité, et je t’en dirai des nouvelles.
    Haldas15.JPGCe qu’attendant je te donne des nouvelles de Georges Haldas, qui va mieux que je ne le craignais après ce qu’un proche de L’Age d’Homme m’en avait dit. Son ami Pierre Smolik, qui le voit régulièrement, m’a appelé tout à l’heure pour me dire qu’Haldas, quoique physiquement diminué, reste vif et très présent dans leurs conversations, comme me l’a aussi confirmé son éditeur Vladimir Dimitrijevic qui lui rend visite de son côté.
    Georges Haldas l'a dit et répété: l’homme qui tombe est la métaphore même de ce que nous vivons tous les jours. Je me garderai bien de dire que le Falling Man de cette terrible image est une métaphore, mais le chemin est long entre l’effroi convenu que celle-ci peut faire éprouver et la compréhension avérée d’un tel événement. Je me rappellerai toujours, pour ma part, la longue trace de sang brunâtre maculant la chaussée, sous le Pont Bessières, en plein Lausanne, d’où venait de se jeter, un matin de printemps, un jeune désespéré. Il était là, gisant sous une couverture d’où ne dépassait qu’une touffe de cheveux sales. Or cette trace d’une vie, ce paraphe concluant une histoire, Dieu sait laquelle, n'a cessé de me hanter: quelle histoire, n'ai-je cessé de me demander ?

    Post scriptum: un ami, ayant lu la lettre de Pascal, réagit à ce que celui-ci écrit à propos de l'auteur de l'extraordinaire photo de l'homme qui tombe. On se fiche de son identité, affirme Pascal, tant le document est universel. Mais l'identité de Richard Drew compte, objecte mon ami, puisque c'est lui aussi qui prit la photo mémorable de Bob Kennedy juste après son assassinat. Dans la foulée, le même ami recommande aux internautes de s'intéresser à la saga de cette photo, et plus précisément à l'homme qui tombe, dont l'identité a été finalement établie... 

  • Comme une bouteille à la mer

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    Lettres par-dessus les murs (54)

    Ramallah, lundi 1er septembre 2008.

    Cher JLK,

    Ceci est une lettre importante, je la soigne, c'est peut-être la dernière. J'oublie l'en-tête, comme toujours : Ramallah, Palestine, le 1er septembre, 18h49. Mais c'est justement dans l'en-tête que commence le problème. Ramallah, j'en suis sûr, ça n'a pas changé. Mais Palestine ? Pas la Palestine historique, sans doute. Etat Palestinien ? Niet. Autorité Palestinienne : un peu lourd, et quelle autorité ?
    Appellation officielle onusienne : Territoires Palestiniens Occupés. Ca colle, mais c'est encore plus lourd. En Israël, on dit juste Territoires, ça évite les Palestiniens, qui sont ces gens, et ça évite surtout Occupés. Dans les formulaires, à l'aéroport, on écrit tout simplement Ramallah, Israël. Mais c'est un peu comme écrire Lausanne, France (entends-tu l'exclamation outrée des Lausannois, depuis ta terrasse ?).
    Bon, je mets juste Ramallah alors, Ramallah, 1er septembre. Mais l'heure ? C'est plus embêtant. 6:58, dit l'ordinateur, mais l'ordinateur semble avoir oublié le changement d'heure. Y a-t-il eu changement d'heure ? La rumeur courrait, je sais que dans la Bande de Gaza, ils sont tous un peu plus jeunes, il est 18h et des brouettes là-bas, le Hamas a changé d'heure depuis une semaine. A Jérusalem, à quinze kilomètres d'ici, il est 19h passé. Mais ici ? Impossible de savoir, on a passé des coups de fil ce matin, personne n'est vraiment sûr.Voilà donc une lettre tout droit issue d'un abîme spatio-temporel,d'une zone floue, d'un trou noir. S'il se passait, aujourd'hui, ici, quelque événement majeur, genre 11 Septembre, il tomberait dans les oubliettes de l'Histoire, fautes de coordonnées précises. Or il s'est passé quelque chose. J'ai eu l'imprudence de sortir, au coucher du soleil, pour imprimer mon roman, une dernière relecture. J'ai fait quelques pas, avant de me rendre compte. Magasins clos, cafés fermés. Personne dans la rue. Pas une voiture.

    littérature,voyage

    Le trou noir s'est refermé sur Ramallah, le gouffre spatio-temporel a englouti la ville. J'ai regagné mes pénates dare-dare, de peur de connaître le sort des autres habitants. Happés par le vide. A moins qu'ils n'aient eu le temps de se réfugier dans leurs foyers, tous ensemble, dans un grand mouvement de panique. Ma douce ne répond pas au téléphone. Internet ne marche pas. Je m'accroche maintenant à mon ordinateur, aux certitudes qui m'entourent, aux murs de la maison, à cette lettre, une bouteille à la mer, j'espère qu'elle gagnera la Désirade, un jour. Encore quelques heures à tenir, essayer de passer la nuit… Si jamais j'étais moi aussi absorbé dans une dimension parallèle, sache que – Dans le silence parfait du temps arrêté, dans l'éternité du crépuscule, soudain s'est élevée la voix d'un muezzin, solitaire, chaleureuse, rassurante. Il marque la rupture du jeûne... Je corrige
    l'en-tête : Ramallah, 1er jour du Ramadan, à l'heure de l'Iftar. Pour le pays, on ne sait toujours pas.

    Haldas18.JPGLa Désirade, 1er septembre, soir.

    Cher Pascal,

    Ta lettre m’a angoissé. J’essaie de t’imaginer là-bas, dans cette nuit tissée d’incertitude, après l’insouciance de votre traversée de l’été pleine d’amis et d’allégresse, retour au poids du monde.
    Ta dernière lettre ? Qui sait ? Je ne prends pas ton sentiment à la légère. L’arrivée de l’automne est d’ailleurs véhicule de ces afflux de mélancolie que la folie des hommes exacerbe à certains moments ou en certains lieux. Et puis c’est la vie : je pense sans discontinuer, ces jours, à Georges Haldas dont mes amis me disent qu’il va très mal, aveugle, fatigué de cet affreux monde dont il a chanté les « minutes heureuses », tout près de cette dernière Heure énigmatique qu’il interrogeait sans relâche dans ses derniers livres, dont ce Paysan du ciel que je suis justement en train de lire et d’annoter.

    littérature,voyage
    Je l’ouvre au hasard et je lis : « Il y a tellement de souffrances dans le monde, qu’on ne sait plus comment prier. A part ça, festival de merles ce matin pour nous rappeler au mystère intégral de cette vie dans ses moindres manifestations. Un bonheur qui est à lui seul une prière».
    Et ceci : « Si le possible n’est pas tissé d’impossible, il n’existe pas ».
    Ou ceci : « Sous les propos sarcastiques, ravageants mêm, garder un cœur tendre. Sans faire à bon compte état de celui-ci. En un mot, tromper la monde en bien, sans qu’il le sache ».
    Ou ceci encore : « Puisse le mal qu’on a fait éclairer le ciel des autres ».
    Ou ceci encore, le 1er avril 1999, il a 82 ans : « Envie de dire: mon corps terrestre s’effrite. Mon corps intime prospère ».
    Ou cela encore : « Rien de plus fertile que l’émerveillement et la gratitude. Malheur à qui n’est pas capable de les éprouver ».
    Ou cela : « Pour écrire des paroles de feu – le feu de la vérité – il faut être calciné soi-même. Or, nous n’écrivons le plus souvent – et moi le premier - qu’avec de l’eau tiède dans les veines ».
    Et il y en a, comme ça, des pages et des pages, et pour chaque année. C’est une source inaltérable que l’œuvre de Georges Haldas, qui s’abreuve lui-même quotidiennement à ce qu’il appelle la Source.
    Ta lettre m’a rappelé ce qui finira cette nuit peut-être, peut-être ne recevras-tu jamais cette lettre ? Peut-être devrais-je, demain, tenter de dire ce que fut la vie et l’œuvre de Georges Haldas après m’être détourné du bonhomme (mais non de ses livres) des années durant, pour les petits motifs de nos petites vies ?
    J’espère, mon grand, d’autres lettres de Ramallah. J’espère que ton noir sentiment n’est que passager, et que le ciel s’éclaircira demain sur la Palestine. Je pense à toi et à ta douce, je pense à Georges Haldas, qui va nous quitter,  et à ses livres qui lui survivront.
    Georges Haldas ce soir : « Notre vie n’est que l’ébauche d’une trajectoire dont nous ignorons tout »…

    Images: la magnifique photographie illustrant la lettre de Pascal est l'oeuvre de Lucia Cristina Estrada Mota. Elle est protégée par le droit international, auquel La Désirade échappe par clause unilatérale exclusive et gratuite. Le portrait de Georges Haldas, chez Saïd à Genève, est signé Jean-François Luy.

  • Mélancolie des retours

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    Lettres par-dessus les murs (51)

    Ramallah, le 17 août 2008.

    Cher JLs,

    Nous retrouvons Ramallah, dans le silence de l'aube. Dans le jardin, le pommier a perdu ses fruits, ceux que les gamins n'ont pas cueillis jonchent le sol, et le raisin est mûr, derrière la maison, des grappes lourdes et gonflées, prêtes à éclater, et quelques-unes saignent déjà, que les guêpes viennent courtiser.
    Dans le salon gisent les valises éventrées, celles qui pèsent sous nos yeux nous disent qu'il serait temps d'aller dormir un peu, mais la beauté de l'aube et l'excitation du retour empêchent le sommeil. Un chat vient pleurnicher devant la cuisine, c'est Nicolas sans doute qui l'a apprivoisé pendant son séjour, un adorable petit pouilleux qui vient réclamer sa pâtée, miaulard et fâché de ces nouvelles têtes, qui sont donc ces deux ahuris qui ignorent les règles de la maisonnée et l'heure exacte des repas ?

    Je retrouve aussi le blog, et un gros regret : j'ai oublié de te demander de me faire voir le papillon de Nabokov, je l'aurais choyé des yeux, parce qu'un peu d'idolâtrie ne fait pas de mal. C'est un vrai bonheur aussi de relire ces citations de Céline, je l'avais un peu oublié celui-là, alors que j'étais célinien en diable à la fac, et la seule mention du nom de Bardamu me replonge illico dans l'univers drôle et grinçant et sinistre et désespéré du Voyage, le roman tout entier surgi de ces trois syllabes, Bar-da-mu.
    Effet madeleine de Proust : la première fois que j'ai vraiment compris l'expression, c'est en rouvrant un volume de l'intégrale de Conan Doyle aux éditions Rencontre, plusieurs années après ma première lecture : le livre à peine entrouvert l'odeur du papier m'a projeté à Londres, physiquement, derrière la vitre d'un appartement de Baker Street : on voit la rue en contrebas, les pavés luisant sous les becs de gaz, et un bruit de calèche qui se perd au loin.
    Ramallah97.jpgTu te rappelles qu'en parcourant le centre de Lausanne je me suis arrêté pour fouiller dans un bac de livres d'occase, je vous ai rattrapés avec un Simenon à la main, un Maigret des mêmes éditions Rencontre. Même papier et même odeur, du coup, gros problème : Boulevard Richard-Lenoir on entend sonner Big Ben, la pauvre Madame Maigret porte des rouflaquettes façon Watson, et quand le corpulent commissaire descend une bière je vois Holmes l'efflanqué se piquant le bras. Seul point commun, l'odeur de pipe qui imprègne ces pages, mais à part causer tabac je ne vois pas bien ce que ces deux-là auraient à se dire, sinon leurs doutes d'être du bon côté de la loi.
    Il faudrait interdire aux éditeurs d'utiliser deux fois le même papier : chaque auteur mérite sa papeterie dédiée, on imprimerait Nord sur du Céline pur fil, le vieux Goriot sur du vélin Balzac, et humer les livres suffirait alors à retrouver les univers, tu n'aurais plus besoin de coucher de longs résumés en deuxième de couverture. Ce que tu dois être en train de faire, de retour de Locarno, retrouvant ton bureau flanqué de la pile vacillante des romans de la rentrée.
    Je me suis assis au mien avec impatience, après ces longues vacances européennes. Prêt à replonger dans les mots, les yeux lavés par ce séjour entre trains et autoroutes. Suis mûr pour cueillir les fruits de ce voyage, devant la fenêtre pendent les lourdes grappes, quelques-unes saignent déjà, je t'envoie les plus belles.
    Pascal

    PaintJLK26.JPGA La Désirade, ce 19 août.

    Cher Pascal,
    Est-ce dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau qu’il y a une Sophie et une Julie ? Tu dois le savoir toi qui es lettré. Pour nous, ce qui est sûr est que nous avons retrouvé avec un certain soulagement nos deux filles aux mêmes prénoms, la première revenant de Colombie où la rue est aussi dangereuse qu’à Jérusalem d’où revenait la seconde par la Jordanie. Comme toutes deux, en outre, viennent d’emménager en de nouveaux lieux après que leur oncle légendaire a vidé notre ancien appart du quartier popu dont je suis en train de reclasser les 12.000 livres restants à La Désirade, tu peux t’imaginer les odeurs mêlées de parfums orientaux ou latinos, et les mille images, les mille impressions glanées entre Petra et les Caraïbes et les mille fenêtres ouvertes en enfilade durant les dix jours que nous avons passés avec L. au Festival de Locarno.
    Filou13.JPGLes retours sont toujours un peu vertigineux. Le silence vaguement réprobateur des objets qu’on retrouve. Où étiez-vous ? Et le chien Fellow qui s’agite enthousiastique, disons trois minutes, avant de retrouver sa routine. Et les journaux entassés. La chronique du monde qui nous rattrape, tristes images d’Ossétie et qu’en penser mon ami, tu as une idée de quoi faire là-bas pour le bien des Ossètes ?
    Or me revoici dans le parfum de livres, que j’aère au fur et à mesure que je déballe les centaines de cartons amoncelés sur les trois étages de La Désirade, et l’odeur de la poussière que j’en arrache se mêle à l’odeur de la prairie au bord du ciel sous l’œil perplexe de nos trois ânes plus stoïques que jamais – et mille titres, mille couvertures, le simple toucher de mille vieux rossignols d’antiques collections (eh mais c’est La Parisienne, tiens voici du Cahier vert, ah mais voilà du Flammarion d’avant les guerres) me remplit de mélancolie et de reconnaissance. Du coup je me revois collégien chez Payot quand Dimitri y était LE libraire seul habilité à conseiller Nabokov de passage, ou dans ma carrée d’étudiant des escaliers du Marché où avaient passé les Thibault de Martin du Gard, chers souvenirs de notre bon jeune temps…
    Aussi je me réjouis de revenir à mon livre en chantier, sans cesser de penser au tien. Ces milliers de livres devraient nous dissuader de persévérer - tu as entendu comme moi la plus stupide remarque qui soit, qui revient à dire que tout a déjà été écrit, et nous voici reprendre le fil de l’encre ou de la chaîne de mots sur le clavecin électronique, et c’est reparti pour la musique…
    Il fait ce matin bleu laiteux sur les Alpes de Savoie.Dolent2.jpg Tout à coup je me rappelle que c’est un 19 août, en 1995, un dimanche, que mon meilleur ami de l’époque s’est fracassé dans les séracs de la face nord du Mont Dolent, que je devais gravir avec lui… A la fin de la matinée de ce jour-là, nous nous trouvions avec L. et nos enfants au pied du Jura, je leur avais montré le minuscule triangle bleuté du Dolent et j’avais remarqué que Reyald devait avoir rallié déjà le refuge Fiorio, alors qu’il gisait au pied de la paroi…
    Reynald aussi aimait Céline, même plus que moi, dont il avait découvert, encore carabin, la thèse sur Semmelweiss. Je lui avais offert les œuvres réunies sous couverture de verre de la collection Balland, et tu connais l’histoire de l’Argus bleu, dont Vladimir Nabokov lui fit cadeau en reconnaissance de ses bons soins et qu’il m’a confié à son tour.
    Dolent1.jpgCher vieux Reynald qui a toujours la trentaine sur les dernières photos que j’ai de lui, de notre traversée de l’arête Midi-Plan, sur ce fil de glace entre deux vertiges, l’un donnant sur le gouffre de mille mètres de la vallée de Chamonix, l’autre sur la Vallée blanche…
    Voilà mon cher Pascal, on revient à la vie, je me suis remis à mon encre verte, ma bonne amie a retrouvé ses emmerdements d’institut, nos petites filles font leurs meufs éternelles avec leurs mecs respectifs, et vous là-bas à Ramallah... tout est bien.
    Ciao, amici, ciao ciao ciao…

  • Au bon jeune temps

    Hejaz.jpg

    Lettres par-dessus les murs (50)


    Ramallah, samedi 28 juin 2008

    Caro,

    Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, nous en parlions hier avec les amis, de ta lettre et des malheurs de l'éducation, en Suisse, en France et ailleurs. Quelques lueurs d'espoir tout de même, comme tu as pu le lire, le Conseil de l'Europe veut interdire la fessée : elle porte atteinte à la dignité de l'enfant, comme on le sait, et elle bien peu efficace. On privilégiera désormais au sein des familles la bonne vieille pratique de la brûlure de cigarette ou de la torsion de bras, l'autorité parentale s'en trouvera renforcée, c'est bien.

    Ziad m'a raconté cette semaine la Ramallah de son enfance, on s'est croisé par hasard, on s'est salué bien bas, parce que Ziad est un gentleman de la vieille garde et qu'il mérite tout le respect, on a échangé deux banalités et il s'est lancé dans la peinture d'une fresque du temps jadis. Quand il n'y avait pas d'hôtel en Palestine, mais des salles communes où tout voyageur était accueilli par un repas, un narguilé et un coin de tapis... quand aux carrefours on trouvait des grandes jarres d'eau fraîche pour rassasier la soif des promeneurs... quand il n'y avait en ville que cinq voitures, pour les deux médecins et les trois nantis. De sa voix grave et douce, il m'a parlé de ces étés qu'il passait à Hébron, dans les champs, en ce temps-là tout le monde travaillait en été, pour se préparer aux rigueurs de l'hiver, et l'on chauffait les maisons avec les noyaux des olives issues de la récolte.
    En ce temps-là peu d'enfants apprenaient vraiment à lire, ils récitaient le Coran assis sur le sol de l'unique pièce de l'école. Lui faisait partie des privilégiés, son père était cheminot, il portait le bleu mais le soir il mettait la cravate et le fez ottoman, parce qu'il était fier d'être fonctionnaire, et la mode était à la moustache hitlérienne, on était solidaire des Allemands et des Turcs, contre les Anglais. La locomotive paternelle desservait alors le Caire et Damas, l'on pouvait aller jusqu'à Cape Town en train, et à neuf ans, pour apprendre la géographie, l'instituteur leur demandait de trouver le chemin le plus court de Jérusalem à Madrid, en s'aidant des cartes et des horaires de chemins de fer.
    Ensuite nous passons du coq à l'âne, aux hommes invisibles et aux djinns, il m'avoue qu'à son âge il a encore peur du noir, parfois, quand il va vérifier le fonctionnement de la citerne derrière la maison, les mystères sont grands, on cause religion et son regard plonge dans la nuit des temps, savais-je que la circoncision trouve son origine dans les rites cananéens, et me suis-je rendu compte que dans les synagogues et dans les mosquées subsistait encore la trace de l'autel des premiers sacrifices ? Non, mais je repense aux offrandes hindoues, aux lingams arrosés de lait et couverts de fleurs, et cette soudaine redécouverte de l'unité humaine me réjouit. Il est tellement facile d'oublier même les évidences, quand on vit le dos au Mur… De l'Occupation nous n'avons point parlé, je ne tiens pas à savoir comment un homme aussi épris de connaissance, de voyages dans l'espace et dans le temps peut supporter d'être Palestinien aujourd'hui.
    Il regarde sa montre, je vais devoir rentrer, je vous prie de m'excuser, le match va commencer, dit-il avec un petit sourire. Espérons que la Turquie gagne, dis-je – Que le meilleur gagne, répond-il de sa voix grave et douce.

    Nous quittons Ramallah lundi aux aurores, pour de longues vacances, et Istanbul où nous faisons une petite escale. La ville ne sera ni klaxonnante ni pavoisée, mais ça restera la plus belle du monde… je t'en enverrai des nouvelles, avant de débouler enfin à la Désirade, dans une dizaine de jours...

    A très bientôt,

    Pascal
    PS. Mon ami Nicolas reste ici pendant l'été, les curieux de littérature, les amoureux de photo et les passionnés du monde arabe pourront consulter son blog, il y enfile perle sur perle : http://battuta.over-blog.com/



    Suisse420001.JPGA La Désirade, ce 2 juillet 2008.

    Cher vieux,
    Tu seras déjà parti quand tu liras ce mot, mais cela ne fait rien n’est-ce pas ? Nous avons tout le temps, et bientôt je vais te tanner avec mes souvenirs remontant au moins au XVe siècle, lorsque je traversais l’Europe dans la bande d’escholiers de Thomas Platter le fils de bergers de montagne devenu grand humaniste à multilangues.
    Les souvenirs de Ziad me rappellent ceux de mon Grossvater, qui possédait lui aussi sept langues et lisait tous les soirs, sur la table de la Stube dont les quatre pieds tournés constituaient les colonnes de notre temple d’enfants, quelques pages de sa grande Bible et quelques sourates du Coran en V.O. Grossvater avait connu sa promise au Caire, et tous deux y rencontrèrent aussi le père de mon père, lui aussi dans l’hôtellerie. Le père du père de mon père, en revanche, était dans les chemins de fer comme le père du père de ma mère, qui fut de la première équipe à traverser le tunnel du Gothard, au titre de chef de train.
    Je ne voue aucun culte particulier, en ce qui me concerne, aux choses et aux gens du bon vieux temps. L’attitude de beaucoup des gens de ma génération ou de la précédente, qui consiste à prétendre que plus rien ne se fait de bon aujourd’hui, me semble déplorable. Je suis tout à fait conscient, en matière de littérature et d’art, que nous vivons dans une période d’eaux basses, mais c’est en pensant et en sensibilisant notre temps que nous pourrons faire le mieux que nous pourrons, et non en nous cantonnant dans le passé, qui n’est à mes yeux qu’une modulation du présent. Lorsque la mère de ma bonne amie, Batave anarchisante, me parlait de Sénèque dont je lui ai filé un opuscule, avant qu’elle n’achète toute la série, elle me parlait de « ton M. Seneque » et me citait ses propos comme si elle venait de boire un coup avec lui au Café du débarcadère. Elle aussi regrettait le temps des vitriers chantant dans la rue, comme je regrette l’odeur de crottin que diffusait le passage des chars des maraîchers remontant du marché, dans les hauts de Lausanne des années 50, et l’autre jour ma vieille marraine, troisième fille de Grossvater, me racontait comme celui-ci, pingre et demi, au retour de leurs immenses balades du dimanche, parfois jusqu’au sommet du Rigi et retour, conseillait à ses filles, sur la route du soir, de faire semblant de boiter pour apitoyer quelque conducteur de char ou des rares voitures de l’époque…
    Nos souvenirs sont-ils plus beaux que ceux que nous avons offerts sans le savoir à nos enfants ? Qui peut le dire ?. Le tout est de s’arranger pour ne pas les leur pourrir d’avance. Mais les émerveillements de nos mômes valent bien les nôtres et, à vue de nez, la tradition ne se perd pas malgré les Barbie connes et le Coca Zéro.
    Je t’envoie, avec cette vue de La Désirade où vous êtes attendus, cette photo de la famille de la mère de ma mère, quoi doit dater de 1911. Tous les gens qu’il y a là sont morts. L’un de nos arrière-grands-oncles présents fut chercheur d’or aux States et mourut de déprime après son retour en Suisse. L’autre était boucher. Un autre encore, que nous appelions l’oncle Fabelhaft, avait pas mal voyagé et pratiqué le négoce de tapis orientaux. Il nous faisait, enfants, beaucoup rire, je ne me rappelle plus pourquoi. L’une de nos tantes vécut en Chine, une autre se pendit de chagrin (l'Amour...), une autre encore se perdit d’inconduite. La personne très digne du premier rang est ma grand-mère Agata, mère de ma mère qui, le jour de ses 80 ans, fut ensevelie sous les fleurs de tous ceux qu’elle avait aidés petitement ou grandement, au dam de mon grand-père qui trouvait que c’était là bien de l’argent gaspillé. De la même façon, s’il prenait la fantaisie à ses filles de nous voiturer en taxi depuis la gare, il ne manquait pas de leur faire remarquer qu’avec l’argent de ce taxi on eût acheté trois pains.
    Ainsi de suite : c’est la saga des familles. Un jour, me trouvant sur une butte dominant le quartier de nos enfances, et me rappelant le voisinage de Simenon, sur les hauts de Lausanne, j’ai pensé que je pourrais un jour, comme de petites boîtes qu’on ouvre, guigner dans chaque maison et en regarder vivre les gens. Dans ce quartier qui nous semblait, adolescents, la banalité même, voire la mort vivante, j’ai appris à détailler depuis lors des romans et des nouvelles à n’en plus finir, nourris de drames de la jalousie et de suicides, de trésors de bonté et de d’abîmes de solitude ou de mesquinerie. En notre enfance nous étions bien cinquante à jouer sur le grand pré, et les aiguiseurs passaient avec leurs aiguisoirs, les vanniers avec leurs paniers, les pasteurs et les curés avec leur propre bazar, puis il n’y eut presque plus d’enfants, et voici qu’il en repousse.
    Liras-tu ces lignes à Constantinople (j’en suis resté à ce nom magnifique), ton portable sur tes genoux au milieu d’un souk moyennageux, ou dans quelque aérogare futuriste fleurant le kérosène ou le parfum dutyfree ? Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir tous les deux, je vais vous amener au Chemin des Dames, en plein Lavaux, comme j’y ai amené Fabienne Verdier, Nancy Huston et tous ceux que j’aime ou que j’ai envie de pousser un peu au bord de la falaise (ça ne pardonne pas), et nous parlerons de ton roman en fumant nos bonnes vieilles pipes pendant que nos bonnes vieilles compagnes feront ensemble un peu de tricot sur le banc qu’il y a devant le chalet…

    PaintJLK15.jpgImages : Chemin de fer du Hejaz, 1957.  Portrait de famille, 1911. Vue de La Désirade, huile sur toile de JLK.

  • Au col de l'amitié

     
     Jaman1.jpg

    Quand Jaman nous est conté...

    En écho à la rencontre de Pascal Janovjak et de JLK à La Désirade, Nicolas de Battuta (http://battuta.over-blog.com/) note ceci sur son (excellent) blog d'habitant de Ramallah.

    J’attendais vos dernières lettres avec anxiété : se seront-ils « reconnus » ? Mais c’était sous-estimer ce que vous élevez au-dessus même des nuages : l’amitié.

    Pour moi qui ai lu vos cent et une Lettres par-dessus les murs avec la patience d’un Shâriyâr, l’ascension vers ces sommets fragiles où naît le sentiment d’être quand même, après tout, oui, des humains parce qu’amis, des amis parce qu’humains, fut exaltante.

     

    Je me suis senti des vôtres, et de derrière les murs je n’avais aucun mal à imaginer les contours du lac avec, bien sûr, cette petite encolure où mon village taille ses ardoises en pierres à ricochets.

     

    En moi est monté le désir de Désirade, d’une bonne rasade de blanc et d’une belle Shéhérazade. De moments cueillis à fleur de précipice, comme ceux que vous vivez.  

     

    Jaman, c’était deux jours avant qu’elle s’envole. Nous étions montés dans le brouillard le plus épais. Déjà je croyais avoir échoué quand, entre Dent et Naye, comme une bouche tout à coup le ciel s'est ouvert.

    Découvrant ce que tu as découvert
    ...

     

    Image JLK: le col de Jaman vu du sommet de la Dent du même nom. A découvrir sur le blog de Nicolas, que nous nous réjouissons d'accueillir à La Désirade: une superbe photo de son amie Kaye, évoquant Jaman en octobre 2007.

  • L’électricité de la vie


    Pascal7.jpgApproche de Guy Oberson
    Par Pascal Janovjak

     

    L’accueil est sympathique, les manières de l’homme sont d’une grande douceur. Mais les modèles qui ont eu l’imprudence de s’asseoir dans son atelier sont tous portés disparus. Vous ne reconnaîtrez pas les corps. C’est pour ça qu’il préfère peindre d’après photos. Petite précaution d’assassin.

    Je sais comment sa main tient la craie. Quand dans le secret de l’atelier il lacère, déchire, suit le sillon d’une ride, cette esquisse qui indique la voie au scalpel, couper ici, creuser, creuser jusqu’à toucher l’os, et gratter encore, sortir la matière, accumuler les couches… Sombre miracle des traits qui se superposent en orifices, en percées, quand l’artiste pèse contre le corps, contre la chair qu’il fouille. Son couteau de nuit taille en éclairs.

    Ouvrir la peau – mais coudre la bouche, attentivement coudre la bouche, la sceller en points serrés, et crever les yeux, bien sûr. Saisir l’essentiel, la voix sans les mots, saisir le tremblement étouffé des cordes vocales, et dévoiler le regard qui brûle loin derrière l’iris, derrière la pupille. Arracher le reste, arracher l’inutile et puis laver, laver encore, délaver jusqu’à dissoudre. Craie noire, chaux vive.

    Lui y laisse des ongles, brûlés par le papier, et beaucoup de soi. Il se recule souvent, pour échapper à l’œuvre en fusion, mais en vain : les portraits qu’il trace sont toujours un peu ceux de son propre visage. L’autre y perd son être.

    Reste un goût de fer, peut-être, dans la bouche du peintre. Rien de volontaire ou de recherché, juste une conséquence. Et reste la trace, sa main. Dans l’épaisseur du papier, elle a creusé des profondeurs de tombeau – mais la trame du suaire palpite, habitée, la trame vibre. Car ce n’est pas une empreinte qui s’est posée là. C’est le frémissement d’un corps. La beauté, la douleur, la fureur, l’étonnante douceur, parfois, d’une présence. Il faut que le démiurge soit meurtrier, pour nous livrer ainsi l’électricité de la vie.

    Image: Portrait de Pascal, pointe noire de Guy Oberson.


    Pascal Janovjak, écrivain et critique, réside et travaille actuellement à Ramallah, où il se consacre à l’écriture d’un roman. Il a publié aux Editions Samizdat un premier recueil de poèmes en prose intitulé Coléoptères. Il entretient, depuis mars 2008, une correspondance avec JLK intitulée Par-dessus les murs.
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    Janovjak4.JPGhttp://www.guyoberson.com.

     

  • Talisman de l'amitié

    Ramallah104.jpg

    Lettre par-dessus les murs (49)


    A La Désirade, ce 10 juillet 2008.

    Cher toi,

    L’amitié serait ce chemin suspendu à travers les couleurs du monde, du Talisman de Paul Sérusier que tu viens de me faire découvrir ce matin tandis que Serena écoute Amico fragile de Fabrizio de Andre - qu’elle sait par cœur...
    Vous m’êtes apparus hier sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de Lausanne. J’étais un peu tremblant de vous voir soudain vous incarner. Nos mots s’étaient rencontrés avant nous, jusqu’à cette centième lettre que tu m’as envoyée de Bâle où tu as passé ton enfance, je te sentais déjà plus proche que nombre de mes proches, je te savais mal rasé par la seule photo que j’avais de toi, je savais que Serena, par le portrait que tu m’avais envoyé, sortait d’un film italien des années 60, et c’est ainsi que vous m’êtes apparus sous le Cervin mandarine, lui mal rasé et l’air d’un petit Français slovaco-bâlois me faisant une farce en se faisant soudain visible, donc l’amitié ne serait pas une farce, et elle avec ses lunettes à la Nathalie Wood dans La fureur de vivre qui me rappelait soudain la douceur de vivre à l’italienne de nos vacances de Vitelloni adolescents, et déjà nous nous connaissions depuis toujours au point de nous tutoyer illico, et déjà nous filions par les vignobles s’étageant au-dessus du lac et par les verts s’étageant des vignes aux forête et des alpages aux gazons de tout en haut où nous nous sommes retrouvés, au bord du ciel, l’immense ciel du Col de Jaman au-dessus de l’immense lac à plusieurs bleus, et vous me racontiez Ramallah, l’eau qui chauffe sur le toit et le piège à ciel ouvert de Gaza, je vous désignais là-bas la petite ville riveraine des parents de ton ami Nicolas de Battuta, nous nous racontions à la terrasse ensoleillée et Serena comparait la viande séchés des Grisons à la Bresaola, le mystère de l’incarnation se répétait, le soleil tournait sur le lac immense aux lointains diaphanes, et de là-haut je vous désignais chaque lieu de son nom, là-haut c’est le Casque de Borée et le Château, le Grammont et le Blanchard, et vous me désigniez les noms de là-bas, dans le labyrinthe du pays divisé et subdivisé aux douces collines et aux oliveraies massacrées, et le soir ma bonne amie nous rejoignit à La Désirade et la lumière tourna sur le lac immense, en quatuor nous nous racontions à n’en plus finir, tant de vies en chacun depuis tant d’années et à venir, nous étions bien, nous étions là, nous étions vivants, nos visages diffusaient leur aura dans la lumière vacillante des bougies, tu as évoqué les chauve-souris géantes de Dacca au lourd vol velouté et toute la nuit constellée de loupiotes, au bord du lac immense, la lune tournant à son tour dans le ciel immense, toute la nuit semblait une paire d’ailes déployées, nous nous sentions protégés - c’était un peu comme si nous avions été confiés les uns aux autres…
    A présent nous sommes devenus visibles les uns aux autres. De virtuelle notre début d’amitié s’est actualisée dans le mystère ouvert de nos visages. La nuit s’est prolongée, pour nous deux, à nous parler de nos écrits en chantier, qui traitent également, chacun selon sa voix, de ce qu’on voit et de ce qui ne se voit pas. Et ce matin nous sommes quatre amis de plus au monde. Et ce matin les couleurs du monde sont comme une tapisserie restaurée. Ainsi l’amitié serait-elle cette haute lice et ce talisman…
    Désirade7.JPG
    A La Désirade, ce 10 juillet.
    Très cher ami,
    Me voilà installé sur la terrasse de la Désirade, je ne décrirai pas la vue qui m’a enchanté hier soir, qui m’a ébloui ce matin, le Léman, les montagnes et l’horizon ne sont qu’un petit cadeau supplémentaire, puisque c’est toi que je suis venu voir.
    Avant notre rencontre sur ton blog, tu étais un mythe – pas de flagornerie là-dedans, pas un mythe de pierre, froid et imposant et inaccessible, mais un mythe tout de même, comme le sont tous ces artistes dont on admire les œuvres, les couleurs ou les mots, et qu’on ne croise pas dans la rue tous les matins. Gravir le sentier pentu qui mène à la Désirade n’est pas gravir l’Olympe, mais tout de même, il y a un peu de rêve là-dedans, et beaucoup d’émotion, quand devant vous marche JLK, qui manie le petit transporteur pétaradant qui trimballe vos valises.
    Et puis il y a l’entrée dans le grand chalet. Je n’imaginais pas un chalet, va savoir pourquoi, dans mon imagination la maison était nimbée dans des brumes de haute montagne, un peu hors du monde, je n’en avais pas d’image précise. M’y voilà, et somme toute ce n’est pas un chalet – la première chose que l’on voit, à peine l’homme a-t-il ouvert la porte devant vous, c’est un mur de livres, et une paroi de livres qui longe l’escalier, des livres qui portent les plafonds, et même au-dessus des fenêtres courent les livres : c’est une maison construite en briques de papier, si l’on retirait le bois des parois elle tiendrait encore. Comment sont-ils classés ? Par éditeurs, sans doute, mais avant tout par taille, comme les moellons d’un mur. Certains sont inaccessibles, trop haut perchés, ceux que tu ne relis pas, je suppose, même si tu m’avoues ne garder que ceux qui t’intéressent. Ils débordent de partout, ils s’empilent parfois en tours précaires, ils gonflent des placards que tu ouvres en t’exclamant « catastrofe », et c’est vrai que c’est une catastrophe, cette avalanche de livres qui menace de t’engloutir, à laquelle tu fais pourtant face, comme le marin au creux d’une vague fatale, cette mer déchaînée qui est à la fois sa perte et sa raison de vivre.
    Dans ces blanches parois, dans ces murailles de mots alignés, empilés, dans les titres de cette Babel polyglotte qui n’en finit pas de monter au ciel, je retrouve tout ce qui m’intimide à la lecture de tes écrits. Cela reste irréel, et pourtant il y a le petit blanc d’Epesses, le repas partagé, les voix de nos compagnes, la petite brise qui monte dans le soir, les cloches qui tintent dans la vallée, tout cela est réel, et il y a ton visage sur lequel jouent les ombres dansantes des bougies, et ton regard attentif, et nous causons, bien après qu’elles se soient couchées, amusées par notre sérieux, et puis tu me parles de mon livre comme si c’était le seul que tu aies jamais lu, et nous parlons de tout et de rien et des choses les plus importantes du monde comme si nous étions absolument seuls au monde. Ce qui est peut-être une définition de l’amitié... Les mots nous auraient suffi, par-dessus les mers et les murs, mais ils seront riches désormais des lumières dansantes de ce moment, du doux bruit du vin versé, de la brise nocturne.

  • Notre vie sur un fil

    Ramallah110.jpg
    Lettres par-dessus les murs (48)
    Bâle, le 5 juillet 2008


    Dostum,
    Je ne pianote pas depuis un café du Grand Bazar, ni sur la place pigeonneuse devant la mosquée d'Ortaköy, mais non loin des fontaines de Tinguely du Theaterplatz : attention, je me rapproche dangereusement de la Désirade…
    Contrairement à tes vallées, ce lieu ne me permet pas de remonter bien loin dans le bon vieux temps, puisque les souvenirs de mes parents sont liés à d'autres contrées, mais c'est ici que j'ai connu le goût de l'air dans les poumons, l'odeur de la Bratwurst et mes premiers regards en coin, et je me rappelle bien la cour de l'école, que j'ai retrouvée toute petite quand je la voyais immense, pendant les parties de chat perché de la récréation, et je me rappelle de la Migros MMM où nous faisions nos courses, et c'est avec une bête émotion que j'ai découvert des Migros à Istanbul, ces grosses capitales oranges me font presque autant d'effet que les bas-reliefs de la cathédrale de Strasbourg, que j'admirais tête en l'air en me rendant à la fac, au risque de percuter les touristes teutons avec ma bicyclette.

    Faute d'être tombé vraiment amoureux de ces villes que j'adore, j'avais le cœur vacant lorsque j'ai rencontré Istanbul, et à chacune de nos retrouvailles elle se fait plus belle, sans doute parce que nos amis de là-bas nous accueillent toujours à bras grand ouverts, et se donnent une peine de tous les diables pour nous la faire aimer, ce qui est bien inutile s'agissant d'Istanbul. Ville périlleuse, si j'y habitais sa beauté m'obligerait à me lever aux aurores tous les matins, et à rater le dernier bateau à la nuit tombée, pour en perdre le moins possible. Et puis il y a bien trop de chats à Istanbul, on est obligé de s'arrêter à chaque coin de rue pour en caresser un, c'est éreintant. Si j'y résidais je n'y ferais rien de bien, à moins de travailler dans une cave je passerais mes journées à la fenêtre, à grignoter des simit dont les grains de sésame iraient rouler sur les pavés, je me porterais malade tous les après-midi pour boire du thé, jouer aux échecs dans les rues de Taksim, ce genre de choses, manger des sandwiches au poisson à trois livres en tentant d'apprendre le turc des pêcheurs, ou le kurde des serveurs.
    Mais bon, me voilà ici, sous les platanes et ce n'est pas mal non plus, et je me recommande ä Cola, bitte schön. Tu me parles du Coca zero, une horreur, d'accord avec toi, mais peut-être pour d'autres raisons - j'essaye pour ma part de convaincre mes amis des vertus du vrai Coca-Cola, cette magnifique boisson pétillante et caféinée, je leur parle de ce beau logo entortillé qui remonte à la fin du XIXème, on n'en ferait plus, des logos comme ça, d'ailleurs dans vingt ans on n'en boira plus, trop malsain, trop acide, trop sucré, trop caféiné, mais je ne les convaincs pas, la plupart préfère le jus de pomme bio, le café moulu a casa, un petit Brouilly. Comme quoi, quand même, tout fout le camp.
    Sur ces tristes considérations je te salue et te lève mon verre, et puisque nous sommes quelque part autour de la centième lettre, je finis celle-ci en t'écrivant, une dernière fois, tout le bonheur de cette petite correspondance par-dessus les murs. A très vite,
    Pascal.

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    A La Désirade, ce dimanche 6 juillet.
    Cher Pascal,
    Trois jours, je compte : trois jours pour incarner notre amitié, lui mettre plus qu’un visage mal rasé, un grain de voix, celui de Serena, vous faire entendre les nôtres, vous faire visiter la Désirade et sa vue si vue il y a ce jour-là (pour le moment c’est rideau de pluie et compagnie donc rien à voir sauf le val boisé du premier plan), vous offrir deux Big Macs (le Happy Meal sera pour le chien Fellow en attendant d’autres événements) arrosés d’un traditionnel Coca-Cola Old Label, dont le poète Rainer Maria Rilke fit jadis l’éloge à sa façon.

    Pour Rilke non plus il n’y avait pas de «bon vieux temps». Tout objet diffusant une présence lui semblait participer d'une épiphanie virtuelle, il le dit dans une de ses lettres que tu connais peut-être, tout en rappelant lui aussi que tout fout le camp et que toute nostalgie n’est pas comparable – ainsi de notre première découverte de ses poèmes ou du Bambino de Dalida, de même que la mémoire de Bâle n’est pas réductibles au répertoire du Beau Lac…
    Bâle est évidemment notre Europe idéale et l’ Eloge de la folie, la dinguerie de Tinguely et le petit hôtel Au Violon dont la terrasse ombragée jouxte l’ancien couvent de femmes qui fut une prison (d’où son enseigne) avant de s’ouvrir aux voyageurs de partout. Bâle est une civilisation à laquelle mon vieil ami Pingouin a consacré une fresque historique admirable. Mon ami Pingouin doit être ces jours aux eaux, entre Loèche et Saillon. Tu sais évidemment que ce surnom, datant de la communale de Montmartre où il passa une partie de son enfance (son père étant le représentant à Paris de la firme suisse Landy & Gyr), désigne l’historien comparatiste octogénaire Alfred Berchtold, avec lequel j’ai réalisé un livre d’entretiens qui me fut un vrai cadeau et que je t’offrirai volontiers à mon tour quand vous vous pointerez à La Désirade.
    Ce jeune homme à longs cheveux en équilibre sur la tige de fer d’une barrière surplombant le Rhin, c’est aussi Bâle. Bâle du grand Concile de mille deux cents je ne sais plus combien et de Carl Gustav Jung, Bâle de la chimie et de la physiognomonie de Lavater, Bâle des boules et Bâle des goules médiévales ou des moules à sable de ton jardin en enfance, Bâle de tous les Christs et de toutes les morts.
    Cette dernière illumination a ponctué ma dernière visite au Musée de Bâle, avant ma dernière visite à la grande expo Munch (je suis fou de Munch) à la Fondation Beyeler: qu’on voit à Bâle tous les Christs, du Christ au corps d’amant de je ne sais plus quel maître ancien au Christ terrifiant d’Holbein vert cadavre à barbiche de fil de fer barbelé dont parle Dostoïevski, et toutes les morts, de celle de la non moins fameuse Îles des morts de Böcklin à la série sublime de la maîtresse mourante de Ferdinan Hodler (de lui aussi je suis franc fou) entre autres figures de la décréation et de la rédemption.
    De quel côté ce garçon va-t-il tomber ? C’est une alternative qui me hante, entre le poids du monde et le chant du monde. Toutes nos lettres, ami Pascal, en sont tissées. Moi aussi j’ai grand bonheur à en recevoir les nouvelles de chaque nouvelle missive me venant de Ramallah ou de Dacca ou demain de Brazza, comme un écho de la vie bonne et terrible que tous tant que nous sommes nous menon en équilibre sur ce fil...
    Un abrazo,
    Jls.

  • Entre la chape et le foutoir

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    Lettres par-dessus les murs (47) 

     Ramallah, ce 22 juin 2008

    Cher JLs,
    Triste évocation du Tibet que tu m'envoies là. Encore une injustice dont on sait presque tout, mais qu'on ressent si peu. Je suis allé à Gaza la semaine dernière, pour mener un petit atelier d'écriture avec les étudiants de l'université d'A. Je me suis dit qu'ils en avaient gros sur la patate, et qu'une paire d'oreilles étrangères ne feraient pas de mal. Je n'avais pas imaginé à quel point c'était vrai. Cette fois-ci encore, les histoires que l'on m'a racontées ne sont pas des histoires d'occupation ou de politique. Les récits qu'ils ont choisi d'écrire font tous partie de la sphère privée, anecdotes familiales, disparition du grand-père de Samia, mort du petit chat blanc de Noura, Mohammed qui se souvient s'être fait choper sans billet dans le métro de Tunis, Rahman qui se rappelle son examen le plus difficile…
    Voilà ce qu'a écrit Alla :
    Les moments les plus joyeux de ma vie, c'était quand j'allais à Jérusalem chez ma grand-mère. La maison de ma grand-mère est simple, pourtant on peut y sentir l'odeur des vieilles pierres. Les nuits sont très belles, des fenêtres de sa maison on peut voir briller toutes les lumières de Jérusalem.
    La maison est toujours là aujourd'hui, mais ma grand-mère n'y est plus.


    Il a manqué quelque chose pourtant, dans les récits de ces étudiants soigneusement coiffés, de ces étudiantes vêtues comme pour une fête – il manquait quelque chose que je devinais parfois, dans des débuts d'histoires avortées, qu'on n'osait pas dire devant toute la classe. Personne n'a parlé d'amour. La prochaine fois j'insisterai davantage sur les bienfaits de la fiction… Ce n'est qu'à la fin de la seconde journée que j'ai vraiment senti le poids de cet autre enfermement : après une séance photos-souvenirs d'un bon quart d'heure, où l'on s'est gentiment entassés pour tenir tous devant l'objectif, les cinq mectons du groupe ont insisté pour faire une dernière image avec eux seulement. Drôle d'idées les gars, quand vous pouvez côtoyer d'aussi belles plantes ? Pourquoi seulement les garçons ? Parce que sinon Monsieur, on ne peut pas mettre la photo sur internet.
    Plus tard nous avons mangé chez Zac avec les profs, et il nous a montré son petit verger, on s'est assis à l'ombre des citronniers, et tout le monde s'extasiait, quel endroit magnifique. Ce qui le rendait magnifique, cet endroit, c'est qu'il était caché, que personne ne nous voyait, protégés par les grands citronniers, et Zac pouvait enfin fumer une clope sans se faire voir de ses parents, de ses voisins, échapper à tous ces regards trop curieux qui enferment mieux que tous les bidasses de Tsahal réunis.

    Plus tard, sur le chemin du Deira Hotel, Sami me montre l'énorme mosquée qu'on construit en face. Tu vois, on n'a plus de matériaux de construction ici, plus de béton, plus rien… mais pour les mosquées on en trouve quand même… On dit qu'au paradis, chacun pourra avoir sa mosquée, construite en or, construite en diamants, à toi de choisir… et bien moi je la veux en bois, une petite mosquée en bois, à quoi bon une mosquée en diamants, si tout le monde peut s'en offrir une ?
    La terrasse de l'hôtel donne sur la mer, la plage en contrebas fourmille de petites familles venues faire trempette, et la terrasse du très chic Deira Hotel est pleine de monde, parce que la richesse est aussi universelle que la misère… Au loin, on voit briller les lumières des bateaux de pêche. Il y en a peu, à cause du manque d'essence, mais à la nuit tombée ils dessinent une ligne continue, parce qu'ils sont tous au même niveau, à la frontière gardée par les navires israéliens. Homme libre toujours tu chériras la mer… Ici, même la nuit, même en regardant la mer, on voit des murs.
    On a ouvert un peu les portes aujourd'hui. Espérons que la trêve tiendra, au moins le temps pour Sami de recevoir un nouveau chargeur pour son ordinateur portable, il veut réaliser un petit clip vidéo, des images de Gaza sur la musique de Prison Break.

    Rodgers25.jpgA La Désirade, ce 26 juin, soir.

    Cher Pascal,
    Merci pour cette évocation des étudiants de Gaza, qui m’a rappelé une autre histoire d’école, plus triste à sa façon. C’est mon ami Rafik qui me l’a raconté après l’avoir vécue. Il me semble t’avoir déjà parlé de Rafik, écrivain tout à fait remarquable, Tunisien d’origine mais installé dans nos régions depuis une trentaine d’années, vivant d’enseignement dans un collège.
    Or il était chargé, un jour, de la surveillance des couloirs de son établissement, lorsqu’il remarqua deux élèves, un garçon genre fils à papa se croyant tout permis et une fille, qui se roulaient des patins sans faire mine de sortir dans la cour. Alors Rafik de les prier, gentiment mais fermement, d’aller s’embrasser dehors, et la jolie paire de se traîner vers la porte tandis que le garçon lançait un « va te faire fuck » à voix basse mais tout à fait audible, qui força le prof à le rappeler pour lui faire répéter ça, tandis que l’ado prenait son air le plus innocent. Courroux du prof. Soumission feinte du garçon qui repart sans s’excuser et remet bientôt son « va te faire fuck ». Alors notre Rafik, qui est plutôt du genre placide et tolérant, de le rappeler une nouvelle fois et d'exiger des excuses, à l’indifférence complète du collégien se sachant protégé par son père, grand chirurgien de la place et de l’espèce dominatrice et cynique comme on allait le voir. De fait, peu après l’incident, le prof ayant exigé des sanctions de la part du directeur, celui-ci en convint comme il convint ensuite de recevoir le père et le fils en présence de Rafik. Ainsi celui-ci eut-il à essuyer les sarcasmes rageurs du père, devant son fils, lui reprochant de ne rien comprendre à notre société émancipée et de se mêler des mœurs de son fils alors que lui et son rejeton passaient de si bonne soirées à mater ennsemble des films pornos…
    Le fils a été puni malgré les pressions du père, Rafik a passé pour une espèce de bougnoule rabat-joie, sûrement une sorte d’imam coincé aux yeux du père alors que l’écrivain est le plus cool des paternels (ses deux fils rockers peuvent en témoigner),  nullement du genre père-la-vertu, mais ce n’est ni à lui ni au père du gosse que j’ai pensé en lisant ce que tu dis à propos de l’amour censuré dans les témoignages des étudiants de Gaza, respectueux à l'excès de la loi des pères alors que l'élève de Rafik s'en voyait délié par son père lui-même. Or n'y a-t-il pas un chemin entre la pudibonderie et l'affectation de dévergondage ? Le geste de Rafik n’était pas d’un censeur borné mais d’un prof respectant son élève et lui demandant la pareille, à l'opposé de la complicité visqueuse du père. A cet égard, tout ce que tu racontes des étudiants de Gaza respire plutôt la santé, et je me demande qui est le plus réellement libre de celui-là ou de ceux-ci...
    Images: plage de Gaza, par Pascal Janovjak; The Beach, par Terry Rodgers.

  • Sur l’écran de nos vies

     
    RamallahFoot.jpgLettres par-dessus les murs (45)

    Ramallah, ce 14 juin, fin de journée.


    Cher JLs,
    Effectivement le cours du chameau est en chute libre. J'aurais aimé te remercier de ta lecture de mon roman, acheter les bonnes grâces de ta fille et te souhaiter un joyeux anniversaire en t'envoyant quelques chameaux, mais vu l'inflation et le coût du transport, le jeu n'en vaut pas la chandelle. C'est très embêtant, d'autant que j'avais investi massivement dans le chameau : j'en ai cinquante qui broutent en ce moment les mauvaises herbes du jardin, et je ne sais qu'en faire. L'entretien est coûteux, et ça sent fort, ces bestioles. Je trouverai donc d'autres moyens de te remercier, je peux t'envoyer en attendant quantité de mouches, par exemple, je connais ta passion pour les diptères – ou alors un gros container de fertilisant.
    J'aurai dû investir dans le ballon de foot plutôt. Plus facile à stocker, et ça grimpe sec en ce moment, je n'ai pas vu venir l'opportunité, peu au courant de la chose sportive. Un bon tuyau : acheter du ballon suisse, qui a bien baissé, et revendre en Hollande. Nous passons de belles soirées devant les grands écrans des bars, ici ça prend une autre saveur : vu le petit nombre de ressortissants de chaque pays, on est obligé de faire des alliances compliquées, d'obscures tractations de coulisses, Mathilde, Hélène et Thomas sont prêts à soutenir les Suisses, si Nicolas accepte de s'user les cordes vocales pour la France, on essaye de convaincre Jad et Kifah de laisser tomber les Turcs, qui ont tous du sang d'envahisseur ottoman dans les veines, pour se rallier à la Cause, on prie les Italiens d'être un peu Tessinois, pour un soir. Il y a de nombreuses trahisons bien sûr, des revers de dernière minute, de petites lâcheté, d'aucuns se sentent soudain parfaitement Hollandais, ils n'ont jamais été rien d'autre qu'Hollandais, ils ont des arrière-grands-pères cachés, ils se doivent de respecter les ancêtres, et voilà les Français qui s'en prennent soudain avec rage aux Italiens, parce qu'il est immoral de soutenir la squadra de la Comedia dell'Arte, et du coup Julia et Luca et Martina et Paolo abandonnent lâchement l'Helvétie, avec les résultats qu'on sait.
    Ceux qui comme moi ont des doubles nationalités et des triples origines vendent cher leurs allégeances, nous finissons d'habitude par prendre le parti du plus fort, mais nos victoires sont un peu moins brillantes. C'est à se demander si un jour le métissage ne sonnera pas le glas du foot… ce qui serait dommage, parce que tout de même on s'amuse bien. Sauf hier, quand ce con d'arbitre a fait mine de ne pas voir le hors-jeu de Van Nistelroy. Là il n'y avait vraiment pas de quoi rire.
     
    Sokourov18.JPGA La Désirade, ce mercredi 18 juin
     
    Cher requérant des îles,
    Ton mail a mis quatre jours pour me parvenir. Pas de traces de censure pour autant. Les postiers virtuels devaient se trouver scotchés devant leurs écrans géants, comme il y en a partout ici. Cela s’appelle Fan Zone. Les trois ânes du pré voisin ont le leur. Ils misent eux aussi sur la Hollande, comme nous pour un motif fondé puisque ma belle-mère était Batave à outrance. A cet égard, je suis obligé de prendre la défense de l’arbitre que tu stigmatises : cet off-side n’en était pas vraiment un en réalité, au sens du vrai foot. Je me suis procuré toute les images qui font effectivement voir un hors-jeu virtuel, lequel dissimule cependant une position réelle tout à fait régulière selon les critères anciens qui permettaient à un arbitre de voir au-delà de la vision. Note que je suis prêt, demain, à rallier l’équipe russe, à quoi nous autoriserait le fait que la première belle-mère de mon épouse légitime, originaire d’Odessa et traductrice à l’ONU, fut elle-même une sorte d’arbitre lors des escales du socqueur Nikita Krouchtchev à Genève.
    Foot à part, j’étais l’autre soir à Ramallah, enfin le temps d’un ou deux plans d’un film qu’on m’avait recommandé et même plus : Lemon Tree, de je ne sais plus qui, dont je suis sorti plus que perplexe à vrai dire. S’il est évident que l’actrice est imposante, dans le genre Irène Papas version palestinienne, et que tout ça fait très fifty-fifty dans la répartition des peines et des responsabilités, j’en ai ressenti comme un malaise tant cela baignait, comme on dit, sans lever aucune véritable émotion, ni colère ni débat. J’ai vu à la fin que le ministère de la culture israélien avait soutenu la chose : cela se sent un peut trop. Tu sais que je respecte les artistes et les écrivains de toutes les parties, Mahmoud Darwich autant qu’Amos Oz, mais là je sens tellement la négociation de studio sous influence, que non : que je ne marche pas.
    Deux jours plus tard, ce que j’attendais de Lemon Tree, m'a saisit dès la première séquence et bouleversé de part en part, à la découverte de Mère et fils d’Alexandre Sokourov, un film tourné spécialement pour moi, je te le dis sans vanité niaise, comme je dis de Schubert qu’il écrit spécialement pour chacun. Peinture : MA peinture contemplative, où le paysage te regarde autant que tu le regardes. Couleurs : MES couleurs, le vert du monde et le gris de l’air, traversés d’un vent d’ailleurs. La mère et le fils : LA mère et LE fils.
    Il arrive, Pascal, comme l’a prouvé ton homonyme, que l’homme soit « capable du ciel ». Un ami, David Fauquemberg, m’avait signalé le premier ce chef-d’oeuvre, et Georges Nivat consacre des pages inspirées à Sokourov dans Vivre en Russe. Quand vous vous pointerez à La Désirade, ce sera mon cadeau de bienvenue…
    Images: foot en Irak;  Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.



  • La belle histoire qu’on attend

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    Lettres par-dessus les murs (44)


    Ramallah, le 10 juin 2008

    Ahlan,
    Hier, nous étions quelques hommes invisibles à boire force café turc et tabac américain (en arabe, le narguilé ou la cigarette se « boivent »), et Qaïs se tenait le front, comme à son habitude quand ça ne va pas fort. Cette fois-ci c'était à cause de sa copine israélienne, avec qui il s'est fâché, et à cause d'Hannah Arendt, avec qui il reste en très bons termes, mais dont malheureusement il ne trouve pas assez de livres traduits en arabe. C'est la tragédie de Qaïs, qui serait la tienne si tu étais palestinien, ou jordanien, ou syrien : il s'use les yeux à lire, matin, midi et soir, mais ne trouve jamais assez de pages à se mettre sous les lunettes. Apollinaire, me dit-il, Apollinaire, il en a tant entendu parler, mais pas moyen de mettre la main sur Apollinaire ici. Si l'on présente souvent la littérature arabe comme baroque, fleurie, abondante, il faut avouer que l'édition arabe est plutôt minimaliste, pour reprendre tes catégories : on y publie au compte-gouttes, en tirages limités, on a traduit autant vers l'arabe en un millénaire que vers l'espagnol chaque année, dit un rapport tristement célèbre des Nations-Unies.
    Voilà qui donne envie de se tenir le front, ou de boire une grosse gorgée d'autre chose que du café, parce qu'on a beau parler de la beauté des cultures orales et de la pratique quotidienne de la poésie qui fleurit ici, ce manque de livres dans le monde arabe implique, sous-entend, provoque une misère intellectuelle et académique riche de conséquences (ne serait-ce que politiques, si l'on voulait voir le monde par la lorgnette du conflit israélo-palestinien).
    La censure y est pour beaucoup, qu'elle soit populaire ou étatique, et surtout la diversité des censures, qui entrave l'activité éditoriale arabe. La religion aussi, sans doute : quand on croit vraiment avoir chez soi Le Livre, celui qui contient ce monde-ci et celui d'après, écrit par l'Auteur suprême, l'acquisition d'autres bouquins présente un intérêt tout relatif – c'est ce que me dit un ami de Qaïs, le Docteur, venu nous rejoindre. Tout de même, insiste Qaïs, Hannah Arendt c'est important, pourquoi diable ne trouve-t-on pas Hannah Arendt à Ramallah, et le Docteur de hocher la tête, certes c'est important, mais dis-moi, c'est important pour qui, combien de personnes ici ont envie de lire Hannah Arendt, ou Apollinaire ? J'aimerais les rassurer sur l'état de leur chère Palestine : lors de mes séjours dans la banlieue qu'habitent mes parents, en Alsace, j'ai du mal à trouver Le Monde chez les buralistes, alors va trouver Hannah Arendt, dans la petite librairie, entre trois best-sellers et dix livres de cuisine. Mais c'est un fait, ici plus qu'ailleurs la lecture est réservée à une toute petite élite, celle du Coran exceptée. Il en va tout autrement au Bangladesh, musulman aussi : les livres d'occasion s'entassent jusqu'au plafond des échoppes et occupent des kilomètres carrés, au sein du marché central de Dhaka, et le long des embouteillages, de petits vendeurs à la sauvette passent de voiture en voiture pour vous proposer des copies pirate du Da Vinci Code ou des mémoires d'Hillary...

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    La Désirade, ce 12 juin, soir.
    Mon cher Nobody,

    Pardon de mettre tant de temps à te répondre mais je suis très occupé ces jours, surtout à ne rien faire que ce que j’aime. En tout cas je ne lis pas Hannah Arendt, dont je dois avoir la plupart des livres traduits en français, mais que je n’ai pas lus pour la plupart. J’ai le plus grand respect pour Hannah Arendt, mais il me semble en savoir assez par ce qu’on m’en a dit pour me faire une idée de ce qu’elle dit, sans la lire forcément, même si ça ne se fait pas de ne pas lire Hannah Arendt. Si j’ai le plus grand respect pour Hannah Arendt, c’est probablement parce que les gens que je respecte respectent Hannah Arendt. Je ne suis pas sûr que tous l’aient lue, mais au moins ils l’ont à portée de main et se trouvent ainsi parés, si j’ose dire. Par ailleurs, aucun imbécile ne m’a dit jamais dit de mal d’Hannah Arendt, et c’est encore un signe qu’il faut respecter Hannah Arendt. Hannah Arendt te garantit à toi aussi le respect, et ça c’est cool : tu cites Hannah Arendt dans une soirée : tu marques un point. Il n’y a pas tant d’autres penseurs ou écrivains qu’il suffit de citer, « comme disait Hannah Arendt », pour marquer un point aux yeux de gens qui n’ont sans doute pas lu plus de livres d’Hannah Arendt que toi, mais qui la respectent comme tu la respectes.
    Pour Apollinaire, je dois avoir tout Apollinaire, et j’ai appris deux trois poèmes de lui par cœur à l’adolescence, mais je crois bien que je m’en suis tenu là, et je ne saurais dire qu’Apollinaire me manque à l’instant.
    Ce qui me manque, ce serait plutôt la prison et une Bible ou un Coran : voilà la concentration dont je rêve à l’instant. Ou plutôt, j’aimerais bien n’avoir que mon livre à écrire sur la table, n’était-ce que pour démériter un peu moins aux yeux de notre fille puînée qui me demandait un jour, devant les milliers de livres de ma bibliothèque, au lieu du sempiternel « et vous les avez tous lus ? », « papa, tous ces livres, mais c’est toi qui les a écrits ? »
    Enfin, il va de soi que je compatis avec Qaïs, auquel je suis prêt à offrir tous mes Arendt et tous mes Apollinaire s’il nous trouve un passeur, mais il est une chose que je préférerais faire ce soir avec lui, autour d’un narguilé, et ce serait de lui raconter ton premier roman, sans lui dire que tu en es l’auteur.littérature,voyage
     
    Je suis sûr qu’il serait vite pris par la magie de cette espèce de conte à dormir debout, qui nous fait traverser les murs avec la grâce du passe-muraille de Marcel Aymé, mais dans une tonalité qui n’est qu’à toi, une sensualité et une insolence qui réjouirait son côté peuple – tout bon lecteur ne pouvant qu’être peuple, c’est à savoir : ressortir à l’aristocratie naturelle. Et nous ririons bien. Et nous méditerions ensuite chacun pour soi sous le ciel de la Palestine, car ton livre fait rire et méditer.
    Et me vient une idée : tu sais que notre fille aînée vient de passer sa licence en arabe. Tu me vois venir ? Tu trouves que la Palestine manque de livres, alors ne perdons pas de temps. La dernière fois que j’étais dans les pays arabes, divers jeunes gens m’ont proposé le troc : vos filles pour combien de chameaux. J’étais trop cher, et surtout ils manquaient d’imagination dans leur façon de négocier. Or je le sais : notre fille, qui dispose désormais d’elle-même ( !) ne te vendra pas sa traduction pour trois cents chameaux : il faudra lui raconter une histoire…


    Image : Michelle, Liz Gribin

     

  • Les mots de la langue-geste

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    Lettres Par-dessus les murs (43)


    Ramallah, le 7 juin 2008


    Cher JLs,

    Bien entendu, toutes ces fleurs n'avaient d'autre but que de servir d'emballage à mon roman-of-the-century, tu te doutes bien qu'elles sont artificielles et que je n'en pensais pas un mot… la prochaine fois je ferai un vrai paquet, de grosses ficelles et beaucoup de mine de rien. Mais effectivement, pour reprendre ta conclusion, on pourrait dire aussi : « quelle autre preuve ai-je de mon existence sinon ton verbe »…
    J'ai douté de l'utilité du verbe, le jour où j'ai rencontré Munir, à Hébron. Munir est directeur d'une petite école pour sourds-muets, et non seulement Munir est-il sourd, et muet, mais analphabète de surcroît. On n'a jamais vraiment compris comment il parvenait dans ces conditions à gérer son école, qui marche pourtant du feu de dieu, et c'était beau de voir ce gamin, devant son écran d'ordinateur, communiquer avec un autre par webcam, un petit asiatique qui ne parle pas la même langue des signes, et les deux gamins d'échanger leurs alphabets et de se montrer des images de maisons et d'arbres pour se comprendre. N'étant pas rompu aux gestes hermétiques des sourds, ce que j'ai pensé, ce matin-là, assis dans le bureau de Munir, c'est que je n'aurais pas grand-chose à partager avec ce gars-là, à part quelques sourires idiots. L'impression d'être derrière une vitre blindée, dans une pièce insonorisée, avec un type admirable de l'autre côté, et moi les lèvres pleines de questions, mais figées en un sourire idiot.
    Et puis nous sommes allés nous balader dans la vieille ville, avec ma douce, Ahmed et Munir, et ma douce causait avec Ahmed et moi, embarrassé, marchant côte à côte avec Munir, et puis comment ça a commencé je ne sais pas, mais nous avons causé. Munir m'a expliqué que la petite école se trouvait ici, avant, mais qu'ils avaient été obligés de déménager, à cause des colons installés là, à cause des soldats. Un gamin était mort, un autre blessé, parce qu'ils n'avaient pas pu entendre les avertissements des soldats, prisonniers qu'ils étaient de leur silence. Et Munir de me raconter ça, de me dire que ça lui fait plaisir de nous montrer la vieille ville, où lui-même habitait, avant, mais qu'il n'y revient jamais seul, parce que son cœur bat trop fort ici. Et c'était sur ses mains que je lisais l'histoire, sur ses mains et sur son visage et dans ses yeux, qui brillaient parfois. En regagnant Ramallah, ma chambre et mon ordinateur, j'ai douté un instant de l'utilité des mots, parce que son visage avait dit l'essentiel, pas seulement le plus important mais aussi l'essence, la seule chose vraiment importante.
    Je l'ai revu une fois ensuite, négociant quelque projet avec un fonctionnaire de la municipalité, et ses paroles avaient la même intensité et la même clarté, et il tenait bon… Aujourd'hui Munir est en taule. Sa famille ne sait pas pour combien de temps, la rumeur dit que les Israéliens lui reprochent d'être mouillé dans un trafic d'armes.
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    La Désirade, ce lundi 9 juin, 11h. 27

    Cher vieux,
    Il ne faut pas douter des mots plus que de tout ce qui tisse nos relations, qui va bien au-delà du seul langage verbal, le Verbe faisant la somme de tout ce qui parle et plus encore, mais en comptant vraiment toutes les langues et jusqu’à celle, incompréhensible, des prophètes allumés qu’on dit s’exprimer, précisément, « en langue ». Evidemment, l’histoire de Munir nous émeut, et nous sommes tentés d’en faire une fable, voire une parabole puisqu’elle finit en prison. On pourrait dire ainsi que Munir la raconte maintenant aux murs, qui pleurent en l’écoutant. Mauvaise littérature ? Sûrement, à cela près qu’elle nous dit qu’on peut s’exprimer malgré ou contre le handicap, et même quand on n’est ni muet ni sourd. C’est pourquoi, soit dit en passant, j’admire Simenon qui fait dire tant aux mots sans en user beaucoup, parce qu’il fait parler tout ce qu’il y a dessous ou derrière les mots, sans faire des phrases, sans adjectifs non plus, mais en restituant tout ce qu’il y a autour des mots.
    Munir est ainsi partout autour de nous, et c’est à se faire comprendre de lui qu’un écrivain devrait s’efforcer, en biffant tout ce qui ne procède pas de la langue-geste. Tu sais probablement que c’est Colette qui a le mieux conseillé le jeune Simenon en biffant tout ce qui, dans ses phrases, lui semblait trop « littéraire ». Tu vois le tableau : l’hyper-littéraire Colette qui pousse Simenon à faire plus Simenon. Mais rien d’étonnant à cela : chacun sa simplicité, et la poésie foisonnante (n’est-ce pas Césaire) n’est pas forcément plus « littéraire » que l’extrême économie d’un minimaliste pesant et soupesant ses vocables sur une balance de pharmacien. Je me figure très bien ainsi un Munir baroque autant qu’un Munir lapidaire, et ceux qui concluent trop facilement au words, words, words, sans écouter ce que porte la foison (n’est-ce pas Mahler) ne m’en imposent pas plus que les chantres du Niagara verbal.
    Aussi, le handicap et le manque de Munir, et ce qu’il en fait, nous confrontent à ce que nous faisons de notre parfait appareillage, jusqu’au moment de voir notre vue baisser en attendant pire... Tout ça est si fragile, si miraculeux, n’est-ce pas, et si mal apprécié le plus souvent.
    Mais assez gambergé : j’ai un roman à finir de lire avant minuit. Là où ça se corse, c’est que c’est le roman d’un personnage qui entend sans oreilles et voit sans yeux. Tu te figures la chose ? Moi ce que je lui souhaite, c’est qu’il trouve le moyen de se faufiler dans la cellule de Munir. Comme Munir n’est pas aveugle, il verra bien l’homme invisible, et comme il n’est pas dit que celui-ci soit muet, Munir aura plaisir à l’entendre puisqu’il est sourd…


    Images : enfants du World Deaf Club, Hebron; homme invisible de passage au Grand-Duché du Luxembourg.

     

  • Quand le verbe se conjugue

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    Lettres par-dessus les murs (41)

    Ramallah, le 6 juin 2008, matin.

    Cher JLs,

    J'ai lu avec plaisir ton entretien avec Jean-Michel Olivier, ce matin. Une phrase m'a frappé, une parmi d'autres, cette terrible vérité que tu admets, que l'écrivain est soumis à cette loi jamais formulée de « mon verbe contre le tien ». Terrible vérité parce qu'elle casse le mythe angélique d'une littérature ouverte, le lieu d'une communion humaine, d'un partage spirituel qui transcende les époques – qu'elle rectifie ce mythe, disons, pour y laisser à l'individu égoïste et conquérant sa juste place, sa trop grande place. S'arrêter là serait désespérant, à quoi sert-elle, alors, cette belle littérature, à quoi bon tenir le « journal de bord de l'humanité » si personne ne le lit, sinon ses auteurs enchantés par la sonorité de leurs propres mots…
    Cela m'a fait penser à un passage du bouquin de Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, où l'on voit un écrivain regarder une lectrice, par la fenêtre de son bureau, et l'écrivain en panne d'inspiration de se demander ce qu'elle lit, avec tant d'attention, et de se mettre à écrire pour elle – pas vraiment pour elle, bien sûr, mais pour le regard qu'elle posera sur ses mots à lui – et tout son projet d'écriture se ratatine alors en une bête entreprise de séduction, parce qu'il serait prêt à écrire n'importe quoi, des romans de gare, à l'eau de rose, à trois sous, pour peu qu'elle les lise avec la même attention, avec la même émotion, avec les mêmes soupirs et les mêmes froncements de sourcils.
    Je te suppose aussi intéressé que lui, que moi, à séduire cette lectrice, étendue dans les herbes hautes de la Désirade… je crois que tu y réussis, parce que ce blog est fait pour elle, elle peut s'y promener en toute liberté, sans craindre d'être assaillie par un quelconque scribouillard avide de lui faire avaler ses mots, et elle choisira ses livres, ses phrases et ses images comme on fait un bouquet. Je te jette des fleurs donc, ce que je veux dire, c'est que par un miracle dont je ne veux pas connaître les rouages, ces écrits échappent à la loi du plus fort énoncée plus haut, et c'est ce qui me fait lire jour après jour ces carnets tournés vers l'Autre. J'aime le foutoir qui y règne, la façon dont ces billets changent de place à toute heure du jour, on découvre des textes écrits il y a dix ans, des fusées tapées à l'instant, qui disparaissent, reviennent dix jours plus tard, on a l'impression de contempler la table d'un bureau, vue de haut, un bureau jonché de papiers qu'on écrit, qu'on relit, qu'on empile, qu'on annote, qui finissent en boule, sont récupérés, défroissés, récrits, rangés et dérangés par des mains jamais immobiles, et ce qui fuse ici c'est la création à l'état brut, sidérante, pour ceux qui cherchent lentement le mot juste, qui rêvent ensuite de le graver dans l'éternité de la pierre ou du firmament, quand ils devraient plutôt se laisser porter par le vent, qui jetterait sur leur feuille des mots bien plus justes, bien plus vivants. C'est au jour d'aujourd'hui ce que je crois avoir tiré de cette correspondance longue de trois mois... quelques idées et un ami – dans quelques semaines nous nous serrerons la pince pour de vrai, j'ai hâte.
    En attendant, je te donne vite d'autres nouvelles de Palestine - que je vois mal en ce moment, à cause de ma grippe, et parce que la vigne folle a envahi de ses feuilles tout l'horizon de ma fenêtre. J'entends des tirs dans la rue, des tirs de joie, à cause de la victoire d'Obama, ou des tirs de colère, à cause de sa belle tirade sur Jérusalem capitale d'Israël, je ne sais. L'espoir s'effiloche de jour en jour, je préfère écouter, ce matin, les chants entrelacés de l'appel à la prière, ils ont engagé une nouvelle équipe de muezzins mélomanes, ou alors on a changé les hauts-parleurs de tous les minarets, c'est très mélodieux aujourd'hui, ça donne presque envie de croire.

    PS. Entre nous : je te joins mon roman, enfin, je suis sûr que tu n'as absolument rien d'autre à lire en ce moment...
     
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    A La Désirade, ce même 6 juin, après-midi.
    Cher vieux,
    Merci pour le foutoir et les fleurs : c’est vrai que ça fait beaucoup, lorsque tu reçois à peu près vingt livres par jour, donc à peu près cinq cents auteurs par mois qui défilent sous tes fenêtres avec leur calicot perso : et Moi ? et Moi ? et Moi ? Et voilà que tu m’envoies ton roman en messie virtuel, sans douter une seconde que je vais l’imprimer fissa et le lire dans la foulée et m’impatienter de le voir édité et de le saluer comme THE roman qu’on attendait.
    Tu connais Les frères Holt ? C’est un roman américain, je crois, que j’ai lu en version abrégée dans le famous Sélection du Reader’s Digest, il y a de ça au moins un demi-siècle, qui racontait l’histoire de deux frères bibliophages finissant étouffés dans leur appart’ plein de livres et de revues et de journaux. Voilà La Désirade mon canard : à peu près 15.000 livres que je viens d’amputer de 5000 transplantés à mon nouvel Atelier et qui vont s’augmenter de 10.000 nouveaux quand nous aurons liquidé l’appart’ lausannois que nos filles quittent ces jours pour cohabiter avec je ne sais quels lascars. Et tu m’envoies un roman sous ton tas de fleurs. Alors gaffe que ce soit bon, car j’attaque tout à l’heure. Je finis de lire Vivre en Russe de Nivat père, formidable patchwork du slaviste à travers le temps et les lieux de la plus ou moins sainte Russie, de Pasternak à Poutine, et ensuite je finis Bagdad, zone rouge de sa fille Anne, non moins remarquable reportage à travers Bagdad et ses humanités. Je n’irai pas jusqu’à dire que je n’ai rien d’autre à lire ces jours que ton roman, puisque je viens de me lancer dans Le cheval rouge, vaste fresque tolstoïenne d’Eugenio Corti dont les 50 premières des 1000 pages m’ont déjà beaucoup touché (on y découvre une communauté de paysans et d'ouvriers de Brianza, en juin 1940, dont les jeunes gens vont partir à la guerre sous la bannière de l'Italie fasciste, à laquelle les gens de la région sont massivement opposés), mais enfin tu sais ma curiosité et mon impatience de voir éclore le verbe neuf.
    «Mon verbe contre le tien» est un constat-sentence qui relève des lois de la nature, mais le rôle du lecteur est de résister à celle-ci et d’acclimater les contraires. Moi qui suis un fou de Marc Levy, comme tu sais, je me fais fort d’apprécier tout autant Guillaume Musso. The Complete Man…
    Mais aucun mérite à cela: à vrai dire, les « purs » m’ont toujours gonflé, qui te soutiennent qu’il n’y a QUE l’école de Barbara Cartland qui mérite l’estime, foi de Blanchot, ou QUE la tendance dure de l’autofiction genre Journal de Bridget Jones qui tienne, comme le pressentait déjà notre cher Roland Barthes en ses éclairs de lucidité prophétique.
    Blague à part, et pour en finir avec les exclusives anorexiques, j’ai été touché qu’au début de Bagdad, zone rouge, Anne Nivat rende un chic hommage à Shrapnels d’Elisabeth Horem, qui parle de la ville en guerre de l’intérieur de son bunker sécurisé de femme d’ambassadeur, avec une acuité de perception et une finesse d'expression rares. C’est ça la littérature à mes yeux : à la fois Bashung et Schubert, Vincent l’agité et Rothko, Godard et Sokourov, ton verbe tout contre le leur...
    D’ailleurs, Pascal, quelle autre preuve de ton existence ai-je que ton verbe ?
     
    Images: Anonyme, L'Autre sous le voile; Alexandre Zinoviev, Convivialité littéraire. 
  • La force des amis fragiles



    littérature,chanson


    Lettres par-dessus les murs (40)


    Ramallah, ce mardi 3 juin 2008, matin.


    Cher JLs,
    j'ai moi aussi quelques souvenirs d'essayages derrière des bâches trouées, des pieds qui se prennent dans le pantalon, entre deux murs de boîtes à chaussures, voire au milieu d'un supermarché sans cabines. Ceci dit je préfère quand même les salons de Dolce & Gabana, Via Montenapoleone à Milano, que tu connais aussi bien que moi : climatisés et parfumés, avec canapés de cuir rose dans chaque cabine, où vient s'affaler la petite amie ou le petit copain du mec qui essaye son futal, regards gourmands qui se démultiplient dans les grandes glaces qui couvrent les parois, et d'accortes hôtesses qui viennent apporter des Martini rossi on the rocks, ou donner un coup de main, quand on a coincé sa fermeture éclair. L'idée n'est pas désagréable mais pour tout te dire je me passerais volontiers des essayages, en cabine ou en camionnette, d'ailleurs je m'arrête là, parce qu'en tapant « d'accortes hôtesses » quelque chose a fait tilt, d'où me viennent ces mots-là, et bien ils viennent d'ici, d'une chanson de Bashung,
    En Ecosse des gosses écossent
    Des chimères en chair et en os
    D'accortes soubrettes les escortent
    En Ecosse des gosses précoces
    Chopent des crampes

    A faire l'amour à tue-tête
    A bâtons rompus


    et donc j'ai envie de te dire deux mots sur Alain Bashung, et de lui dire deux mots aussi, parce que je ne suis pas vraiment d'accord avec ce qu'il fait en ce moment, son dernier album vient de sortir, c'est moins bon, il a changé de parolier le bougre, ou bien le parolier s'est barré je n'en sais rien, Jean Fauque fait un disque solo maintenant, les paroles sont grandioses, mais du coup c'est la musique qui est tristoune. Alors que les deux ensembles, Fauque à la plume et Bashung à la basse, ça c'est du grand art, des allitérations scintillantes sur des sons inouïs, on touchait les étoiles. Bien sûr on a le droit de ne pas aimer la voix nasillarde de Bashung, mais franchement de tous les droits civiques celui-ci me semble le plus discutable. Si par malheur tu ne connaissais pas L'Imprudence, leur dernière œuvre commune, il te faut sans tarder appareiller montgolfière et te laisser porter en direction du disquaire le plus proche, on y trouve des perles de poésie, des pépites issues de leur rare alchimie :

    Dans ma cornue
    J'y ai versé
    Une pincée d'orgueil
    Mal placé
    Un peu de gâchis
    En souvenir de ton corps


    Ou bien ce vers, tiré d'un précédent album, dont la musique intrinsèque me semble se suffire à elle-même,
    La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine


    mais c'est peut-être parce que j'y entends l'accompagnement, les violons et la batterie, comme celle qui claque à la fin de
    Un jour au cirque / un autre a cherché à te plaire / dresseur de loulous / dynamiteur d'aqueducs

    J'apprends à l'instant, au hasard du web, que Bashung souffre d'un cancer. Ca me fait de la peine, pour toutes les extases que je lui dois, mais surtout parce qu'à force de l'entendre je le connais bien, les chanteurs qu'on aime font partie de la maison, ils hantent nos murs, ils sont un peu de la famille, bien plus que les écrivains condamnés au silence des livres clos. Leurs voix ont accompagné trop de rêves et de mélancolies…
    Cancer du poumon, dit le web, pas tellement étonnant, à force de côtoyer Brel, de respirer le même air que Gainsbourg.

    Le dimanche à Tchernobyl
    j'empile torchons, vinyles, évangiles
    mes paupières sont lourdes
    mon corps s'engourdit
    c'est pas le chlore
    c'est pas la chlorophylle
    tu m'irradieras encore longtemps
    bien après la fin
    tu m'irradieras encore longtemps
    au-delà des portes closes

    littérature,chanson

    A La Désirade, ce 4 juin, soir.

    Cher Pascal,
    Je me vois tout à fait dans un salon rose de Dolce & Gabana : c’est vraiment mon genre – tu m’as compris, fils. Mais je mentirais à prétendre que jamais je ne suis entré dans ces lieux de surfines délices, puisque le vieil Albert Cossery m’a entraîné un jour à l’Emporio Armani de Saint Germain-des-Prés, qui fait à la fois office de fringuerie chic et de cantine pour gens simples. Ce fut d’ailleurs un show que le déjeuner du dandy aphone vitupérant (sans en être entendu) les magnifiques éphèbes du service, plus mal élevés les uns que les autres, et vociférant, de la même voix inaudible contre la décadence des temps qui courent.
    littérature,chansonPour marquer le coup, il m’écrivait de temps à autre une sentence qu’il estimait digne d’être retenue. J’ai gardé un papier sur lequel il a griffonné au crayon rouge : COMMENT NE PAS RIRE QUAND ON VOIT UN MINISTRE…
    Quant à Bashung, c’est du Belge donc je fume mais sans filtre et pas les derniers paquets musicalement trop fumeux à mon goût. Je l’aime clair et dingue, étrange et vif. Je ne savais même pas qu’il avait un parolier, mais c’est vrai que les mots sonnent chez lui comme les bracelets du Digital B.B. de Gainsbourg, avec un charme et une magie vraiment à lui.
    littérature,chansonCe soir, cependant, c’est d’une autre rencontre que je reviens, à Genève avec Georges Moustaki dont vient de sortir le dernier disque, intitulé Solitaire et mêlant vieilles bonnes choses, comme Ma solitude (en duo avec China Forbes) et Sans la nommer (très bien enlevée avec Cali) et nouvelles compositions. On est loin, évidemment, des audaces de Bashung, mais j’aime bien cette dernière ligne de la chanson Rive Gauche avec son mélange de poésie de rue à la française et de touches latino, d’émotion délicate et de sensualité, et l’heure que j’ai passée avec le métèque tout chenu m’a rempli de nostalgie souriante, d’autant plus sereine que l’homme, visiblement fragilisé dans sa santé, n’a rien de désenchanté ni d’amer. Nous avons d’ailleurs parlé des cadeaux de la vie plus que de ses misères, évoqué sa vie à travers ses chansons qui, selon lui, en disent bien plus long qu’une biographie. Nous avons parlé de son enfance solaire d’Alexandrie, de sa vie dans les livres, de Kazantzaki et de Cavafy qui participent de sa source grecque, puis d’Albert Cossery dont il a tout lu et d’Henry Miller, toujours dans cette veine des viveurs philosophes qui vivent la paresse comme un art selon Lafargue, auquel il rend également un bel hommage.
    littérature,chanson
    Je pensais à L’inconsolable, autre belle chanson où il évoque un anonyme blessé par la vie, en l’écoutant parler de la sienne vécue en douceur et en liberté, comme son grand-père « maître en oisiveté expert en braconnage», et nous avons parlé bien sûr de Sarah,

    Les yeux cernés
    Par les années
    Par les amours
    Au jour le jour,


    qu’il a fait naître sur le papier en complicité lente avec Serge Reggiani » et dont nous nous sentons tous un peu les anciens jeunes vieux amants, comme ceux de Mélanie :

    Mélanie faisait l’amour
    Avec tous ses amis
    Tous ceux qu’elle aimait bien
    L’un avait de belles mains
    L’autre était musicien
    Le troisième l’emmenait
    Flâner dans la forêt…


    Et ce soir me reviennent ces bouts rimés qui lui ressemblent tant, à notre Bartleby de l’île Saint-Louis dont l’indolence apparente na d’égale que le vif ardent du regard :

    Solitaire
    Sans état d’âme et sans souffrance
    Ma voile est gonflée de mystère
    Ma cale est remplie d’innocence
    Solitaire
    Sur les vagues de la violence
    Je n’affronte ni je n’adhère
    Ma révolte est sans impatience…


    Moustaki1.JPGGeorges Moustaki. Solitaire. Emi
    Moustaki3.JPGCécile Barthélemy. Georges Moustaki. Seghers, Poésie et Chansons, 2008, 227p.


  • Entre tragédie et comédie

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    Lettres par-dessus les murs (39)

    Ramallah, dimanche 1er juin

    Cher JLK,
    Me revoici a casa, au milieu des valises éventrées, des souvenirs plein la tête et une petite grippe pour amplifier le vague à l’âme du retour… je me permets donc de passer la plume… Tu excuseras cet écart journalistique, mais j’aimerais partager la lecture de cet article, tiré du Monde de vendredi, parce qu’il est signé par mon ami Benjamin Barthe, qui vient de décrocher le prix Albert Londres. A tout seigneur tout honneur, d’autant qu’il donne ici la parole à quelques courageux affranchis de la Grande Muette israélienne.

    “Alangui à la terrasse d'un café branché de Tel-Aviv, vêtu d'un tee-shirt à fleurs, d'un pantalon de toile et d'une paire de sandales, Doron Efrati, 23 ans, n'a pas véritablement l'allure du bidasse sans scrupule capable de tirer du lit une famille entière de Palestiniens à la pointe de son fusil. C'est pourtant ce qu'il a fait à l'occasion de son service militaire effectué entre 2003 et 2006 en Cisjordanie. "On débarque en douce dans un quartier, on jette des pierres ou une grenade assourdissante contre la porte d'une maison et on hurle : "C'est l'armée, ouvrez !".
    littérature,voyage
     
    Ensuite, on fait sortir tout le monde dehors et on fouille de fond en comble l'intérieur. Une fois qu'on a fini, on passe à une autre maison et ainsi de suite pendant une bonne partie de la nuit. L'idée, c'est de saisir des armes ou du matériel de propagande, mais surtout de maintenir la population palestinienne dans un état de peur permanente. Comme disent les chefs, "il s'agit de manifester notre présence"."
    Dégoûté par ce qu'il a vu et vécu, Doron a décidé de parler, à l'inverse de la plupart des conscrits israéliens, qui s'empressent de partir sous les tropiques pour mieux oublier. Son témoignage figure avec une centaine d'autres dans un livret publié il y a quelques semaines par l'organisation Breaking the Silence (Rompre le silence). Depuis sa création en 2004, cette association, financée par l'Union européenne, a récolté les témoignages d'environ cinq cents anciens soldats, témoins des abus, petits ou grands, vicieux ou criminels, perpétrés par les troupes d'occupation israéliennes dans la région d'Hébron. Des exactions encouragées par le statut très particulier de cette cité qui abrite le tombeau d'Abraham et dont le centre est noyauté par 800 colons juifs, barricadés derrière un dédale de barrages militaires qui pourrit la vie des 160 000 autres habitants de la ville, tous Palestiniens.
    "Ça m'est souvent arrivé de prendre la relève de collègues affectés à un barrage et de découvrir que des Palestiniens y sont bloqués et menottés depuis des heures, parce qu'ils ont soi-disant manqué de respect aux soldats", dit Iftakh Arbel, 23 ans, une autre recrue de Breaking the Silence. Des humiliations, qui à la lecture du fascicule de l'association, apparaissent comme routinières. Il y a, par exemple, ce marchand d'accessoires automobiles chez lequel des soldats viennent se servir sans payer et dont ils menacent de fermer le magasin s'il ose déposer plainte. Il y a aussi cette unité qui, un jour de désoeuvrement, décide de casser les vitres d'une mosquée pour déclencher une émeute et s'offrir une tranche d'"action". Et puis ce "jeu" que décrit l'un des témoins, consistant à arrêter quelques passants dans la rue et à les étrangler à tour de rôle tout en surveillant sa montre. "Le gagnant est celui qui met le plus de temps à s'évanouir."
    littérature,voyage
    Mais il y a plus grave. Le témoignage numéro 49, donné par un soldat qui entend conserver l'anonymat, décrit en détail le passage à tabac d'un jeune lanceur de pierres par un officier israélien. "Il l'a démonté, il l'a mis en pièces, raconte le témoin. Le gamin ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Nous, on regardait, indifférents. C'est le genre de truc que l'on faisait tous les jours (...). A la fin, le commandant a mis le canon de son arme dans la bouche du gosse, juste devant sa mère, et a déclaré que la prochaine fois qu'il l'attrapait avec une pierre à la main, il le tuerait."
    Iftakh Arbel a touché de près ce processus d'aliénation qui transforme un bon gars en butor. "Tu alternes huit heures de garde et huit heures de repos pendant dix-huit jours. Ça t'épuise, tu t'ennuies à mourir. Tu te mets à haïr les colons à cause de toutes les horreurs qu'ils commettent et les Palestiniens aussi, parce que leur existence est la raison même de ta présence à Hébron. Alors tu essaies de t'occuper. Tu contrôles un Palestinien sans raison. Et s'il ose protester, tu te retrouves à le frapper, juste parce que tu as le pouvoir."
    Parfois le défouloir se solde par la mort d'un Palestinien. "C'était dans le camp de réfugiés d'Al-Fawwar, au début de l'année 2004, raconte Doron Efrati. Un gamin avait balancé un cocktail Molotov sur nos Jeep. Dans une situation pareille, la consigne c'est de viser le haut du corps, c'est-à-dire de tirer pour tuer, même si ce n'est pas dit explicitement. Le temps que l'on sorte de nos Jeep, le gamin avait disparu. Sur ordre de notre chef, une embuscade a été tendue. Le gamin a finalement été abattu par un sniper, plus de quarante minutes après avoir lancé son cocktail Molotov. Le commandant de la brigade a voulu ouvrir une enquête, mais l'un de ses supérieurs l'en a dissuadé."
    En réaction à la sortie du livret de Breaking the Silence, l'armée israélienne a parlé de "brebis galeuses", "de témoignages anonymes invérifiables" et insiste sur son souci de juger tous les forfaits dont elle a connaissance. Fin avril, deux gardes frontières qui avaient tué un Palestinien en 2002, en le projetant hors de leur Jeep qui roulait à 80 km/h dans les rues de Hébron, ont été condamnés à six et quatre ans de prison ferme. Une sanction tardive, excessivement légère et surtout trop rare, selon Iftakh. "Il faut que les Israéliens comprennent que leur tranquillité a un coût moral exorbitant, dit-il. Actuellement, ce sont les jeunes appelés qui le paient. Mais bientôt, c'est toute la société qui sera corrompue."

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    A La Désirade, ce 2 juin, soir.

    Caro Pascal,
    Nous revenons nous aussi de voyage, mais pleins de joie malgré la grève sauvage qui a paralysé les trains de Toscane et de Ligurie. Povero paese ! s’exclame notre ami le Gentiluomo qui n’en peut plus, en honnête homme de bonne foi, de vitupérer le foutoir qu’est en effet l’Italie à certains égards, à quoi je rétorque immanquablement : caro paese ! Mais le fait est que le thème du gâchis prédomine dans cette Italie au peuple incessamment merveilleux que La Caste, ainsi que les journalistes Gian Antonioo Stella et Sergio Rozzo appellent la classe politique dans leur best-seller ravageur, suivi aujourd’hui par La Dérive, épuise de corruption et de parasitisme.
    Mais c’est d’autre chose que du naufrage annoncé par les Cassandre que j’ai envie de te parler ce soir, n’était-ce que pour faire contrepoint, avec ce que nous avons vécu trois jours durant chez nos amis, aux terribles récits que rapporte Benjamin Barthe.
    Je pourrais certes te raconter ce qu’a vécu le Gentiluomo, entre dix et treize ans, à la fin de la guerre, lorsque les Allemands se sont repliés de la Ligne Gothique, dont il m’a montré les vestiges fortifiés dans la plaine de Carrare, et que la guerre civile et ses règlements de compte, ses vengeances, ses crimes parfois, a entretenu la haine dans les cendres de la guerre, et puis non : je vais te parler de jeans à 10 euros.
    littérature,voyage
    Si tu cherches de beaux jeans griffés, comme n’importe quel jeune écrivain même égaré à Ramallah, la meilleure adresse est évidemment Forte dei Marmi, qu’on dit simplement Forte, comme on dit Saint-Trop’ ou Marbella. Le gratin de la jet set n’y est pas encore, qui va débarquer vers juillet-août, mais les boutiques en jettent déjà un max : c’est Megève ou Gstaad en bord de mer, pavé de marbre et doré sur tranche, avec des vitrines pleines de jeans artistement froissés, déchirés, aux fesses cousues de motifs brodés et fioriturés que c’en est un rêve, et rien au-dessous de 150 à 300 euros, preuve que Dieu existe.
    Néanmoins j’ai douté, je l’avoue, ou plus exactement : j’ai compté, sordide que je suis, me fiant en outre à la moue de la Professorella. Ces vieux jeans neuf tout mités-ravaudés et cloutés d’argent qu’on me proposait me séduisaient certes, comme le Diable sait s’y prendre, mais la Professorella faisait la moue : troppo caro, caro… Et de fait, c’était ailleurs que m’attendaient les Jeans de Rêve.
    Le lendemain, donc, au marché popu du samedi matin, dans les rues de Marina di Carrara : cet étal de Brahim le Marocain, flanqué de son fils Ahmed. Deux beaux sourires surplombant un tas de jeans à dix euros la pièce, et nous là-devant, le Gentiluomo et moi, ni bourgeois no bohèmes mais cherchant tous deux des jeans. Alors nos moukhères : ben vas-y, tâte, zyeute, essaie, dix euros c’est donné. Et nous de tâter, de zyeuter puis de nous inquiéter de savoir où se passait l’essayage. Alors Brahim : per di qua, désignant une camionnette ouverte derrière l’étal. Et nous de grimper là-dedans à tour de rôle et d’essayer chacun son tour ses Jeans de Rêve.

    Tu me taxeras peut-être de futilité, ami Pascal, après le récit des tribulations palestiniennes de ton ami, mais j’ai bien aimé, pour ma part, observer le Gentiluomo grimper dans la camionnette. Notre cher hôte, avocat de son état, est titulaire de la plus haute distinction portée dans la province, et c’est l'élégance même, mais sa façon de parler aux gens de toute espèce l’est plus encore. La veille, j’ai vu cet homme de droite ulcéré par la droite profiteuse, et tout aussi écoeuré par les profitards de gauche, acheter une exemplaire de Lotta communista à une militante de vingt ans passant par là. Et maintenant il parlait au fils de Brahim avec tant de gentillesse, après avoir essayé ses jeans à 10 euros dans la camionnette du Marocain...
    J’en tire, finalement, un critère de distinction à valeur anthropologique, à propos duquel je te prierai de méditer. Monterais-tu, Pascal, dans la camionnette, pour essayer des jeans à 10 euros ? Je te prouve mon amitié en n’en doutant point une seconde. Et le jeu consistera désormais à imaginer tous ceux que nous connaissons, avocats ou écrivains : qui monte et qui se défile ? Qui grimpe avec naturel et qui craint de s’abaisser ainsi ? Caro paese !
     
    Image: propagande de Tsahal. Coquelicots en Toscane, huile sur toile de Floristalla Stephani. 
  • Pacha le riche et le pauvre Pacha

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    Lettres par-dessus les murs (38) 

    Ramallah, le 26 mai, matin. 

    Cher JLs,

    A propos de rencontre, en voici une autre que je ne regrette pas, celle de Pacha… Hier soir nous étions invités chez lui, c'est toujours un peu étourdissant, quand on revient d'une ballade dans les rues de Dhaka, où les enfants dorment à même le sol, où les mendiants vous agrippent le bas du pantalon – parce que Pacha est terriblement riche, fier de l'être, et heureux de partager ses privilèges, pendant quelques heures. Vous entrez dans un appartement énorme, dans les salons en enfilade vous attendent les gros fauteuils de cuir noir, le piano, d'autres sofas, la grosse boîte à cigares… une enfilade de bouteilles, vin français, gin, whisky, sont posés devant les trois frigos qui trônent dans la cuisine, des portes s'ouvrent sur de luxueuses chambres d'amis (mais les murs sont déjà rongés par l'humidité), une bibliothèque, une salle de musique, un bureau de président, on boit un verre avant de jouer au billard, devant la grande verrière qui donne sur le lac. C'est incroyable, pour qui ne connaît pas Pacha et ses excentricités.

    littérature,voyage

    Si vous voulez aller pisser, vous ne demandez pas où sont les toilettes, mais, avec un malin plaisir, lesquelles il vous conseille – et Pacha magnanime vous indique sa salle de bain personnelle, avec douche-jacuzzi-bain turc, que vous trouvez après vous être perdu dans la rangée de costumes du dressing, et l'immensité de sa chambre à coucher, entre le lit queen size et la télé à écran plasma.

    littérature,voyage

     

    Sur les murs des salons est accrochée une belle petite collection d'art (parce que Pacha a du goût), au plafond pendent d'infâmes lustres en cristal (parce que nous n'avons pas le même). Il fait 22 degrés partout dans la maison, sauf dans la pièce qui sert de cave à vin, où le thermomètre indique 14. Avec Bruno on s'était dit que les coupures d'électricité survenaient au moment précis où une personne, parmi plusieurs millions, posait son doigt sur un interrupteur de trop, allumant une ampoule de trop, qui faisait sauter les disjoncteurs de la ville. Nous avons trouvé le vrai coupable hier : c'est Pacha, avec ses innombrables climatiseurs, ses lustres et tout le reste qui reste constamment allumé, satané Pacha, il doit peser autant en kilowatts/heure qu'en dollars/minute. Hier dans la cuisine, Insan disait qu'il avait vu récemment un billet de 500 euros, pour la première fois, 500 euros, dit-il en riant, tu te rends compte, moi j'en ai gagné mille pendant toute l'année dernière, et Pacha qui surprend la conversation de sourire et de dégainer son porte-monnaie, et d'exhiber à la façon d'un magicien cinq autres billets identiques, sa menue monnaie, et Insan rit encore, tout est magique chez Pacha, tout est irréel, les caisses d'eau Evian qu'il importe de France, pourquoi s'emmerder, la glace sans lactose qui arrive de New York, pourquoi se priver, et à chacune de ses folies nous sourions, nous rions de bon cœur, nous le taquinons parfois, ton piano sonne un peu faux, j'ai vu passer un cafard… 

    littérature,voyage

    Mais nous l'aimons bien. Pacha est indécent, ostentatoire, et pourtant je me sens à l'aise avec lui, à cause du côté enfantin de sa prétention, de sa franchise, et surtout à cause de son absence totale de mauvaise conscience, qui n'est somme toute qu'une invention occidentale. Pacha et Insan sont potes, et pourtant Insan dort dans une chambre de la taille d'un matelas, et cela ne gêne ni l'un ni l'autre. Cette simplicité nous fait paraître meilleur le champagne que Pacha a la générosité de nous offrir, à nous et à tous ceux qui veulent bien être un peu spectateurs de son petit théâtre, de sa gentille décadence. 

    Dhaka est riche de personnages dans ce genre… j'aurais pu t'envoyer cent portrait, mille, si j'avais eu le temps. Nous partons après-demain, j'ai l'impression que nous avons mal organisé ce séjour, nous pensions venir voir deux amis, on en a retrouvé deux cent... on avait oublié combien de gens, combien de choses il y avait à voir ici… tant pis, on reviendra bientôt, inch allah. A très vite depuis ailleurs…

     

     

     

    491923763.JPGLa Désirade, ce 26 mai.

     

    Cher toi,

     

    Ton évocation du riche Pacha m’a fait rêver, avec son tour de conte oriental, moi qui rêve de rencontrer un vrai riche qui fasse rêver. Parce que c’est vrai que les riches que nous rencontrons ne font pas rêver : ils sont le plus souvent à plaindre. Soit qu’ils plastronnent, et nous les plaignons d’être des plastrons, soit qu’ils ploient sous le poids de la fortune et là encore comment ne pas compatir avec ces infortunés ? Tandis que ton Pacha…

     

    Or le seul nom de Pacha m’a rappelé un pauvre chat que nous avons beaucoup aimé et beaucoup pleuré quand il nous a quittés. Pas que son sort ait été celui d’un vrai pauvre chat : nul chat ne fut à vrai dire plus choyé que Pacha par nos filles. Mais Pacha cumulait déjà toutes les maladies quand nous l’accueillîmes, sans nous en douter évidemment. La vie de Pacha, majestueux abyssin lièvre aux yeux d’or, s’était déroulée comme une vie de Pacha chez un vieil homme richissime dont la seule richesse qui le fît rêver était à vrai dire cet animal absolument baudelairien, incarnant l’insondable mystère de l’être, lorsqu’un mal non moins mystérieux frappa le vieillard, laissant Pacha seul dans sa demeure blanche comme le deuil ; sur quoi le plus triste sort lui fut réservé par les héritiers sans âme du vieil homme, qui le reléguèrent dans une animalerie publique où tous les autres chats abandonnés l’attendaient pour se frotter à lui et le contaminer. Il le fut en une seule nuit : le lendemain nous l’adoptions, sans nous douter qu’il était condamné à ne vivre que le temps de soigner toutes ses maladies, jusqu’à la dernière qui nous l’arracha.

     

    Le pauvre Pacha fut le chat le plus soigné qui se puisse imaginer. Nous n’étions pas riches jusque-là, mais Pacha faillit nous faire connaître la vraie pauvreté. Sans doute eussions-nous encore préféré celle-ci à la perte de cette créature énigmatique et fière, qui ne se laissait jamais caresser que par deux très petites filles dont l’odeur de souris lui rappelait, probablement, celle de son vieux compagnon, mais ainsi en fut-il et voilà pour le pauvre Pacha…

     Images : L’enfant, photo Bruno Ruhf. JLK : Pacha, aquarelle, 1996.          
     

     

  • E la nave va...

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    Lettres par-dessus les murs (37)

    Dhaka le 24 mai 2008, matin.

    Cher JLs,

    Ce matin j'ai les tripes en feu, nous sommes allés chez Insan hier, on a mangé des parata au boeuf, délicieux, elle est sympathique la petite maison de famille, trois étages dont le dernier est très bas de plafond, parce que le grand-père d'Insan, qui a construit la demeure quand Dhaka était encore une ville plate, craignait qu'une maison trop haute ne soit percutée par les avions...

    Aujourd'hui la petite maison est entourée d'immeubles de dix, ving étages, et un jour ces immeubles-là seront la cave de la ville, qui devra monter bien plus haut si elle veux accueillir tout le monde, parce que les rivières et les terres mouvantes l'entourent, elle n'a pas d'autre choix que de monter (en attendant le prochain tremblement de terre).
    J'aurais tellement de choses à te montrer, à raconter, s'il faisait moins chaud, si les ordinateurs marchaient mieux, si je n'avais pas les tripes en feu à cause de ces parata au boeuf (je ne te raconte pas la nuit que nous avons passée, mais motus, ne dis rien à Insan), tellement d'histoires et d'images, les photos de Chandan, les tableaux de Ranjit ou les sculptures de Josh, pour une raison que j'ignore il me semble que ce séjour de trois semaines est plus riche que le précédent, qui a pourtant duré trois ans. Je te laisse, il faut que j'écrive un texte de présentation sur le dernier travail de Bruno, les bateaux de Sadargat, pour le festival international de photo de Dhaka, je te joins une image.
    Pascal


    PS : Dieu semble avoir entendu Latif, en partie du moins : l'état de son fils est stationnaire, et la greffe de moelle osseuse qu'on lui prédisait ne figure plus à l'ordre du jour. Restent les traitements onéreux et le voyage en Inde, Latif a maigri de plusieurs kilos mais il avait le sourire hier, et j'avais l'impression de retrouver un ami.

    A la Désirade, ce samedi 24 mai


    Cher Pascal, je suis content de t’avoir rencontré. Je me le dis à l’instant d’amorcer la lecture d’un grand recueil de textes tout consacré au thème de la rencontre, paru pour le trentième anniversaire des éditions de l’Aire et rassemblant précisément trente auteurs. Nous ne nous sommes jamais vus qu’en photo mais je t’ai déjà rencontré trois fois : la première dans ton premier livre, la deuxième dans nos lettres (80 à ce jour !) et la troisième dans un rêve où tu me disais quelques mots tirés de L’Inassouvissement de S.I Witkiewicz : « Les médiuvaliens se carment à vue d’œil. Buvage piécite »...

    littérature,poésie,voyage
    Le premier texte de ce recueil traitant de la rencontre est signé de notre confrère Jean-Christophe Aeschlimann et pose une question qui m’est chère : « Le père rencontre-t-il jamais son fils, et le fils son père ? ». Elle fait écho à ces mots de Thomas Wolfe que je ne cesse d’entendre en moi : « Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère ; de la prison de sa chair, nous sommes entrés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette terre. Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a jamais pénétré le cœur de son père ».
    Je ne sais si j’ai jamais vraiment rencontré mon père de son vivant, même à nos plus beaux jours de commune présence, et pourtant plus je vais et plus il me semble pénétrer son cœur, et le cœur de ma mère, même celui du cœur qui me fut le plus mal connu de mon frère, enfin pénétrer je ne sais pas, c’est plutôt eux qui vivent en moi et tout ce que nous serons qui reste à dire, tes lettres et les petits SMS de nos filles.
    On crève de ne pas se rencontrer. On crève de ne pas échanger, comme on dit. On crève de voir l’amitié sécher sur pied faute d’être vivifiée. On crève ne pas être accueilli par son père ou de ne pas accueillir son fils. On crève de ne pas se rencontrer soi-même.

    Ce bateau que tu m’envoies, de ton ami, serait celui de notre rencontre de ce matin gris, e la nave va…


    Image: photo de Bruno Rhuf.

  • Quand on reste sans voix

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    Lettres par-dessus les murs (36)


    Dhaka, ce lundi 19 mai 2008.

    Cher ami,
    C'est beau, Dhaka sous la pluie, la nuit... Le silence de la pluie qui tombe, qui crépite sur les toits, les rues sont devenues de petits fleuves où passent quelques rickshaws pressés, leur bâche relevée, on ne voit pas les passagers blottis à l'intérieur, les genoux recouvert d'un sac plastique, pour se protéger de l'eau, qui les trempera quand même… Le petit Zarif a une maladie de la moelle osseuse, quelque chose qui lui pourrit le sang, on ne comprend pas très bien, et les médecins non plus, c'est à lui que nous pensons ce soir, et à notre ami Latif, qui passera la nuit à s'inquiéter pour son fils, qui passera la journée de demain à essayer de trouver l'argent pour le voyage en Inde, et le traitement, ça urge, même les virements bancaires sont compliqués ici, tandis qu'ailleurs des milliards volent de compte en compte en un clic de souris, il faudra remplir des papiers, demander des autorisations, depuis le 11 septembre l'argent circule moins librement, dans les pays musulmans… mais le plus con, c'est qu'il lui faudra attendre une bonne dizaine de jours pour obtenir le visa indien, toujours ces histoires de frontières, de territoires, de murs, et pendant ce temps le sang de Zarif pourrit à vitesse grand V… avec un peu de chance, la chute du taux de plaquettes pourrait s'enrayer d'elle-même, le taux pourrait remonter même, avec un peu de chance, et Latif qui ne croit pas en Dieu plus que je ne crois en Bush nous dit que ce soir, pourtant, tout ce qui lui reste, tout ce qu'il peut faire, c'est d'aller lui causer un peu, à celui qui trône là-haut, ce joueur de tours pendables.
    La pluie a cessé, au loin il y a encore de grands éclairs qui déchirent la nuit, qui laissent longtemps leur empreinte sur la rétine.

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    A La Désirade, ce mardi 20 mai.

    Cher Pascal,
    Je n’ai pu répondre à ta lettre, hier, qui m’a fait le même effet qu’à découvrir le matin, dans le journal, cette grande photo qui a fait le tour du monde, comme on dit, d’une main d’enfant émergeant des décombres, tenant encore un stylo, après le séisme chinois durant lequel des milliers d’écoles se sont effondrées. On parle de «scandale absolu» à propos du malheur frappant des enfants, mais je préfère, moi, ne pas parler du tout. Je reste sans voix comme un certain dimanche soir de mes jeunes années, alors que je revenais dans le quartier tout paisible de notre enfance, soudain frappé par la mort accidentelle de deux jeunes gens dont les tenues de grimpe étaient suspendues, déjà lavées, devant les maisons respectives des deux garçons qui s’étaient fracassés le matin même au pied de la paroi de la bien nommée Arête vierge. Tout à coup, ce soir de suave fin de journée d’été, j’avais constaté cela : que le quartier entier se trouvait soudain sans voix. Dans ce quartier dont les habitants se claquemuraient de plus en plus dans leur quant à soi, tout à coup un sentiment commun semblait diffuser une ambiance de tragédie où tous avaient l’air plus graves, plus dignes, réellement touchée, et sans voix.
    Bien entendu, un accident de montagne n’est pas comparable avec un tremblement de terre, pas plus que la maladie d’un enfant. Des risque-tout qui se tuent, même à dix-huit ans, on peut dire qu’il l’ont en somme cherché. Mais on peut dire, aussi, qu’un séisme relève de « la fatalité », ou mieux : que Dieu punit ainsi les Chinois de ne s’être pas encore débarrassés du communisme ou de maltraiter les Tibétains – on entend de tout dans ces cas-là. Et Dieu là-dedans ? La question est intéressante. Dieu est-il pour quelque chose dans les séismes chinois à répétition ? Dieu a-t-il choisi que tel enfants serait atteint de leucémie, plutôt que tel autre ? Naturellement on peut dire que Dieu n’existe pas et que tout ça n’est affaire que de hasard sans nécessité, mais voilà que Latif a besoin de « lui » parler alors que nous restons sans voix, commer en découvrant l’existence des nains à tête d’oiseau.
    Pafaitement : certains enfants naissent ainsi. Pour en avoir une vision claire, il suffit de se procurer la manuel se références des malformations congénitales chez l’homme, Smith’s Recognizable Patterns of Human Malformation, du docteur Kenneth Lyons Jones. L’on y découvre les nains à tête d’oiseau, et d’autres fois on s’ntéressera au syndrome du suffleur ou au bébé sirénomèle qui n’a qu’une jambe et dont le genou et le pied sont tournées vers l’arrière. Et qu’en dit Dieu ? C’est ce que se demande Annie Dillard, l’un de mes penseurs de prédilection, au fil des vertigineuse pages d’Au présent (Bourgois, 2002) auxquelles je reviens sans discontinuer, où je lis à l’instant, par exemple, cette citation d’Ernest Becker qui nous suggère que, si l’homme devait « appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou ».
    « Un mort est une tragédie ; un million de morts est une statistique », a dit un certain Staline, et c’est le sens d’une seule mort que nous interrogeons évidemment ». Un théologien dira que Dieu a ses raisons, un autre qu’il souffre plus que nous, un autre qu’il nous punit, un autre encore qu’il nous éprouve pour nous récompenser après, un autre que cela ne le regarde pas plus que nous. « Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité, il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles », écrit encore Annie Dillard qui cite plus loin l’ermite américaine Theresa Marcuso : « Ce dont nous avons désespérément besoin c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».
    Pour en finir avec ton ami Latif, on ne peut exclure que son entretien avec « celui qui trône là-haut » reste sans effets. C’est en tout cas ce que n’exclut pas la terrible Annie qui cite cette fois le théologien Paul Tillich, à propos des effets mystérieux de la prière.
    «S’il est peu probable qu’elle arrête les tremblements de terre ou stoppe l’avancée des troupes, il se peut qu’elle endorme un cancer ou étouffe une pneumonie. Pour Tillich, l’activité de Dieu n’est aucunement de l’ingérence, mais une forme de créativité divine – la poursuite de la création de la vie avec tout ce qu’elle suppose de grandeur et de danger ». Et cette chère Annie de conclure : « Je ne sais pas. Je ne sais fichtre rien de Dieu ». Autant dire que là encore on reste sans voix…

  • Connections et coupures

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    Lettres par-dessus les murs (35)

    Dhaka, ce dimanche 18 mai.

    Cher JLs,

    Je t'écris à toute vitesse, depuis le seul ordinateur qui fonctionne encore à Dhaka - le seul que je connaisse, du moins, celui des quatre ordinateurs de la bibliothèque de l'Alliance Française qui n'est pas squatté par un quelconque malotru désireux lui aussi de consulter ses mails. Bien, je suis installé, j'ai exactement 2 minutes et 30 secondes avant la prochaine coupure de courant, ça devrait être assez pour copier coller la lettre écrite cette nuit. Sauf qu'il n'y a pas de prise USB ici, bon, je demande à ce brave Zia de brancher cette clé sur son ordinateur de médiathécaire-en-chef, et de transférer le bastringue sur celui-ci, avec l'image jointe, Zia rapide comme l'éclair s'exécute sauf que bon, problème de compatibilité, m'explique-t-il, ça ne marche pas. Tant pis pour les mots d'hier, je te parlais des coupures d'électricité justement, vues depuis le petit balcon, la nuit, comment les grands immeubles soudain disparaissent dans le noir, instantanément, comment les générateurs se mettent à ronfler, ensuite, comment quelques fenêtres s'illuminent à nouveau, progressivement, des lueurs vacillantes, tremblantes comme le néon qui hésite à trouer les ténèbres.

    J'ai imaginé une solution, pour cette ville surpeuplée, trop gourmande en énergie. Il faudrait en faire deux villes, une qui vivrait le jour, une qui vivrait la nuit, les travailleurs prendraient la place des dormeurs, les gens de la ville nocturne ne connaîtraient pas ceux de la ville diurne, et vice-versa, ce seraient deux villes de huit millions d'habitants chacune; surperposées l'une sur l'autre, ça me semble être une très bonne idée, la seule possible même, avant que tout ceci ne s'effondre. Arrête tes spéculations idiotes, dit ma douce, il faut aller faire les courses, les bébés n'attendent pas et n'ont que faire de tes révolutions urbanistiques. OK, on file, mais je joins l'image qui elle a pu être copiée. Elle est tirée de la première expo de Bruno, il avait parcouru les rues de Dhaka à la recherche des traces de vie que le temps a laissé sur les murs, où les restes d'affiches bataillent avec les graffitis... Nous en avons fait un projet de livre ensuite, quelques-unes de mes impressions, mises en regard de ses murs, je t'enverrai ça aussi, si l'Electricité le veut. A très vite, ou dans mille ans…

    1327774546.JPG A L’Atelier, ce 18 mai, entre deux averses, soir.

    Cher toi,

    Ton idée de villes superposées me fascine, dont je m’étonne que notre chère Serena ne voie pas quel formidable occasion elle manque là de voir son improductif poète relancer la fortune du couple tout en participant au progrès de l’Humanité. Ah nos réalistes moitiés ! Quand je pense à ce que nous aurions gagné, pour notre part, à la finalisation de mes projets techno-poétiques dont tu connais les prototypes, du mnémoscaphe ou de l’oniroscope amélioré ! « Pauvres poètes travaillons ! » disait Blaise Cendrars lorsque  sa compagne, en pleine composition, l’envoyait chercher un pack de Pampers au Monoprix du coin, mais notre amie la Femme ne mérite-t-elle pas tant de sacrifices ?

    Enfin nous avons le loisir, entre mecs, d’échanger nos grands projets idéalistes. Le tien en tout cas se distingue absolument d’applications sordides issues de la même idée, telle qu’appliquée en Orient extrême où des ouvriers de la nuit sont logés dans les mêmes cages à dormir que de ouvriers du jour, en alternance permettant au proprio de cumuler les loyers. Perversité javanaise ou japonaise ? Nullement, car un négrier de nos contrées avait imaginé le même type d’exploitation, dans les années 60, en logeant le personnel diurne et nocturne d’un hôtel ***** de la Riviera vaudoise, dans les mêmes grabats et les mêmes draps sans que nul hôte (et tu connais la délicatesse des hôtes de nos palaces) ne s’en doutât évidemment. On n’a rien inventé en matière mauvaise, dit la sagesse des peuples, consciente aussi de ce que tout reste à inventer en matière bonne. Et là, vraiment, ta mégapole à étages respire la bonne volonté de l’urbaniste soucieux des aises de ses semblables et déjà, par l’imagination, j’entends d’ici le ronflement de bonheur des foules bengladies roupillant.

    Quant au courant alterné sur lequel tu surfes et souffres, je le subis à ma façon. Je t’ai déjà dit que les murs de mon nouvel Atelier ne laissaient point sortir le moindre minibit, aussi suis-je obligé cet après-midi de t’écrire sur un banc du quai tout proche en ne discontinuant de surveiller le ciel orageux. D’ailleurs un vent soudain m’annonce l’arrivée d’une probable nouvelle averse, donc j’abrège. Juste te dire encore que l’image de ton ami Bruno constitue le plus somptueux palimpseste diachronique de notre époque à la fois actuelle et virtuelle. Mais la goutte qui me tombe à l'instant sur le nase n’a rien de virtuel : ce sera mon point final, ciao tous…     

    Images : Bruno Ruhf, les Murs de Dacca. Gustave Courbet, Coup de vent sur le Haut-Lac.

  • Dans le bleu du Temps

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    Lettres par-dessus les murs (34)

     

    Dhaka, le 14 mai 2008.

     Cher ami,

    Ne t'inquiète pas, le temps ici s'écoule différemment, l'humidité de l'air freine les aiguilles des montres, empâte même les cristaux liquides de nos écrans, tu peux me répondre dans mille ans, ça ne ferait aucune différence. Je te parlais il y a quelques semaines du sentiment de perte de repères que peut provoquer l'Asie, le sous-continent indien ou le Bengale, c'est ce que j'éprouve depuis notre arrivée, comme si j'avais constamment un morceau de hash sous la langue, ou une feuille de kat. Rajoute à cela l'émotion de revoir les vieux amis, qui ont la bonne idée d'habiter d'un bout à l'autre de cet embouteillage monstrueux qu'est Dhaka… un jour, je le jure, nous irons vivre dans un pays ou l'on pourra rouler jusqu'à épuisement de l'essence, sans personne pour nous arrêter, sinon un gentil feu rouge de temps en temps. Tout est difficile ici, et donc tout prend de la valeur, un kilo de mangues ramené du marché, quelques couches pour bébé de 7 à 12 kilos… Tout prend de l'énergie, le moindre geste, levez la main pour héler un rickshaw, vous voilà trempé des pieds à la tête. Tout prend du temps... Achetez un shawarkamis, ou un t-shirt imprimé, on mettra plus de temps à vous les vendre que vous à les choisir. Observez comment le stylo, doucement, avec élégance et retenue, trace sur l'inutile facture les lettres rondes, les tirets et les jambages, et puis la quantité, et puis le prix. Sur une calculatrice on fait la somme, par deux fois, on vérifie, on s'inquiète, on reporte enfin le total. Attendez patiemment qu'on cherche dans un autre quartier la monnaie de votre petite coupure. Restez calme. Demandez-vous pourquoi ils vendent encore ces mêmes allumettes, dont le souffre humide s'effrite contre la boîte. Ailleurs, plus tard, commandez deux thés glacés. Le serveur prend la commande, qu'il note soigneusement, qu'il répète, pour être bien sûr, qu'il répète encore. Deux. Thés. Glacés. Glacés, vous êtes sûrs, c'est bien ça ? Oui. Deux, donc. Ensuite il disparaît derrière le petit comptoir, on entend des palabres, des discussions, des négociations. Une demi-heure plus tard deux verres sont posés sur le comptoir, et remplis avec une précaution extrême, on rajoute à la fin une goutte ici, et puis une goutte là, et encore une ici, on se penche pour vérifier que le niveau des deux verres soit absolument égal. On vient les apporter, on les pose sur la table, avec cérémonie, on les ajuste avec précision, il faut qu'ils forment avec le cendrier un triangle équilatéral parfait. Ce sont bien deux thés glacé, ce qui tient un peu du miracle, je craignais cinq chocolats chauds ou pire encore – et nos deux mains avides viennent attraper les verres, deux mains de barbares assoiffés qui les vident cul sec et sans autre forme de politesse.

    littérature,poésie,voyage,asie

    J'ai toujours dans la tête la musique rocambolesque d'Un Barbare en Asie, quand j'essaye de raconter  le Bangladesh… nul mieux que Michaux n'a su rendre l'élégance des Bengalis, leurs admirables scrupules, leur exaspérante prudence, leur dignité. Quand l'Européen se traîne dans l'attente de la mousson, perd toute contenance, s'énerve, s'affaisse, s'agite ou se liquéfie, le Bangladais marche droit, à pas mesurés, porté par la petite mélodie des fleuves qui suivent leurs cours. Avant-hier nous nous sommes demandés comment nous avons fait pour vivre trois ans ici… hier nous ne nous sommes plus posés la question, aujourd'hui nous redoutons déjà le départ. Une chose me réjouis pourtant : t'envoyer, à mon retour, ce roman que j'ai laissé derrière moi, que j'essaye d'oublier pendant ces quelques semaines, la tête occupée à esquisser le suivant.

    Ci-jointe, une autre image de Bruno, les amitiés de toute la tribu, et un gros rire de Silas.

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    A La Désirade, ce jeudi 15 mai.

    Cher Pascal,

    L’un des grands drames de la ménagère helvète ordinaire est de se trouver gratifiée d’une belle-famille espagnole, qui lui fait vivre le traumatisme grave du décalage des horaires de repas. Ma mère, par exemple, invitée en Espagne dans l’hacienda de son beau-fils, n’a jamais supporté qu’en Catalogne pourtant subventionnée par le tourisme, le dîner de midi (qu’on appelle déjeuner en France), se prenne avec une ou deux heures de retard, selon les jours, et que le souper (qui suit le dîner en France) ne se serve pas à six heures et demie comme chez les gens civilisés. Ceux-ci, bien entendu, prennent sur eux, comme on dit, mais il est vrai que  s’adapter à ces diverses mœurs, quand on voyage un peu, et même un peu plus après la retraite, devient un réel tourment qui fait qu’on est content de retrouver pantoufles et horloges bien réglées quand on revient de Mexico ou de Tasmanie, selon les nouvelles offres faites au troisième âge nomade de nos jours. Je ne te parle pas de l’autre drame qui consiste, pour une ménagère helvète ordinaire, à subir un fils et une belle-fille si bohèmes qu’ils ne cessent de bousculer les horaires à tous égards, prenant leur breakfast debout à cinq heures du matin, oubliant de déjeuner (comme on le dit en France) et soupant (comme on le dit en Suisse) de salades variées avant de souper (comme on le dit en France) debout dans les foyers de théâtre ou au bord de la nuit.

    Cela pour relancer ta méditation stoïque (voire stoïcienne) sur le dépliement du temps dans les pays chauds et humides, et sur ce que j’appellerai la patience d’accoisement, à distinguer évidemment de la patience de résignation forcée comme elle l’est aux check-points que tu connais, où l’on ne sert point de thé glacé.

    littérature,poésie,voyage,asie

    Des années durant j’aurai vécu, pour ma part, hors du temps. Pas un rendez-vous auquel j’arrivasse (du verbe arrivasser) sans une heure de retard, ce qui ne gênait que ceux qui ne me connaissaient point encore et ne prenaient point encore non plus la précaution de me fixer nos rendez-vous une heure plus tôt. Puis l’Enfant est venu, qui m’a fait rentrer dans le cycle. Contrairement à ma mère, je n’en ai pas fait un drame : cela m’a semblé tout à fait naturel, non pour respecter l’heure des repas de Baby mais par acceptation poétique et cosmique du Cycle.

    1026005650.jpgLes ânes nous sont revenus de la même façon hier, suivant de quelques jours l’éclosion des narcisses et précédant d’autant la lune de mai. La terre tremble au loin, les ânes chinois en pâtissent, mais cette année nous en aurons trois nouveaux à La Désirade qui n’ont rien à craindre : il est helvétiquement établi que la Terre ne tremble qu’à l’étranger. Ils se livrent donc en toute placidité à leur job d’ânes au pré : ils mâchent leur chewing-gum d’herbe en te matant avec l’air de te dire qu’ils ont tout leur temps. On les dirait aussi bien dans le bleu du Temps.

    Ce qui nous ramène, évidemment, à la merveille saturée de vie des bleus de ton ami Bruno. Déjà j’eusse aimé te dire de lui dire, hier, combien j’étais entiché de ses Etages, qui chantent le bleu du Temps arrêté aux balcons des maisons. Et maintenant cette rue, cette humaine rue qui va dans son charroi de couleurs et ses percées de bleu. Le temps est arrêté et personne ne s’en impatiente : on le voit au bleu qu’il y a là.

    Image : Bruno Ruhf ; Olympe à la Désirade, et le trio nouveau, par JLK. Henri Michaud, montres d'Alain Cavalier.

     

  • Révérence à l'enfant-roi

     

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    Lettres par-dessus les murs (33)


    Dhaka, ce 12 mai 2008
    Cher JLK,
    Faute d'électricité, mon ordinateur s'est transformé en machine à écrire. Je ne suis pas habitué à ça, à l'absence d'internet… et j'ai oublié beaucoup de choses, en trois ans, le ronronnement de la clim, le ronflement du ventilateur, j'ai oublié l'importance de l'électricité, dont l'absence oppressante signifie le retour de la chaleur, graduelle, le ventilateur qui s'arrête, un dernier tour de pales et c'est fini. La vie devient un peu plus lourde, Silas s'est mis à pleurer, comme il le fait quand la coupure dure trop longtemps. Mais la vie est là, débordante, les fourmis qui traversent l'espace aride du mur, en une ligne fine et tremblante, les fourmis et les cafards qui ont trouvé leur chemin jusqu'au huitième étage de l'immeuble, où nous logeons, et ces animaux fantastiques qui habitent dans toutes les maisons, des geckos charnus et timides, un machin non répertorié qui vrombit sur le balcon, noir, jaune et énorme, entre le bourdon et le coléoptère.

    littérature,voyage

    Je n'ai pas encore vu les araignées, grandes comme la main, qui découpent leur silhouette monstrueuse sur le carrelage blanc. J'en ai une trouille bleue, de ces bêtes-là, inoffensives et assez flegmatiques, mais je ne me suis jamais fait aux huit-pattes, surtout pas quand elles ont la taille de la main. Ceci dit, voilà ce que je regrette, en Palestine ou ailleurs : cette énergie qui fait trembler la ville, quinze millions d'habitants, des moustiques et des arbres qui poussent à vue d'œil.

    littérature,voyage
    Mais la vie aujourd'hui c'est avant tout Silas, le fils de Bruno, un peu le mien aussi, le très-sublime Silas, le Pacha de Dhaka, qui nous met tous à genoux, Mithila et Bruno et Serena et moi, et je découvre les joies de l'odeur du caca de petit garçon, que tu connais parce qu'il doit sentir comme celui des filles, je suppose. Je découvre l'attention de tous les instants, l'amour et le bonheur d'un rire, quand le Grand Silas daigne dépasser la risette - il a toujours un petit sourire en coin pour toutes les âneries que nous pouvons faire, une gentille indulgence de monarche pour ses bouffons qui s'épuisent.
    La mère de Mithila vient d'arriver – elle devait venir plus tôt, mais l'ascenseur ne marchait pas, elle a attendu en bas le retour de l'électricité. Je retourne à mon clavier, une fourmi passe sur l'écran, qui s'arrête entre le u et le l du mot « indulgence » tapé plus haut. Aucune indulgence, je l'écrase. Je ne sais pas ce que contiennent les ordinateurs portables, qui attire autant les fourmis, je me rappelle qu'il y en avait toujours sur mon clavier, quand j'habitais ici, des fourmis par dizaines entre les touches, c'était peut-être elles qui faisaient marcher la bécane, quand la pile était vide, des centaines de fourmis planquées là-dedans, entre les circuits imprimés et les câbles, qui font toutes les opérations nécessaires, en échange d'une miette de pain ou d'une goutte de confiture. Je doute qu'elles aillent aussi te porter cette lettre, je copie donc tout ça sur un message que je te mande illico, qui partira vite vite dans les câbles, avant la prochaine coupure. J'y joins une illustration fissa : une oeuvre de Bruno, tirée de sa troisième exposition au Bangladesh.

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    A La Désirade, ce mercredi 14 mai.
    Caro,
    J’ai mis plus de temps que d’ordinaire à te répondre, et tu ne m’en voudras pas puisque toi-même vis cette chose étrange qu’est le culte de l’Enfant Roi. Tandis que tu m’écrivais dans ta bonne ambiance de feu de Bengale à mygales et fourmis, nous vivions nous aussi, en famille, la cérémonie gâteuse du goûter de Baby, à savoir Adrien Ier, premier petit-fils de notre sœur aînée, sexa gaga comme notre sœur puînée, quinqua zinzin - puisqu’elles se l’arrachent. Faut les voir ! Ce sont les vestales du Dieu Poupon, mais nous jouons nous aussi le jeu. Adrien par ci, Adrien par là : nous fera-t-il tout à l’heure des cacas bien moulés ? Ce genre de considérations sur le midi qui réunit, dans la maison de notre enfance la smalah quelques fois l’an, les uns débarquant d’Espagne, notre gourou (mon neveu Séba est gourou à plein temps sur un alpage où il vit presque nu comme un sadhu, se nourrissant de couvain de fourmis et de saindoux) et tout le cheptel humain d’une famille moderne moyenne, avec son lot de directeurs d'agences et de quasi mendigots, d’artistes et de fées sorcières, enfin tu vois quoi.
    Ceci dit, le caca de petite fille est-il comparable à celui des petits garçons. Certes non jeune homme : tout est dans la nuance. Le caca de garçon, quoique n’en ayant point eu à renifler de ma chair, est plus liquide quand il est liquide et plus solide quand il est plus solide, avec un bouquet olfactif plus étroit de diffusion et plus agressif. Autant dire qu’il pue, tandis que le caca de petite fille fleure plus moelleusement et gentiment, avec plus de rondeur et de fondant.
    Mais c’est plutôt de ton roman que je voulais prendre des nouvelles. J’espère y retrouver du talent d’évocation et de l’humour, du naturel et du vrai sérieux que dénote cette propension débonnaire que tu montres dans tes lettres, et notamment cette dernière si pleine de tout ce que j’aime chez les vivants.
    En attendant, heureux Silas et Adrien qui ont le Temps pour eux. Et à vous tous mes amitiés…

    Images : Bruno Ruhf, Dhaka Upside Down; Archives familiales, Adrien Ier à la moustache.

  • Le centre exorbité

    littérature,voyage

    Lettres par-dessus les murs (32)

    "Abu Dhabi, entre deux vols, on ne sait plus a quelle heure, les paupieres lourdes, sur un clavier sans accent, ce 10 mai 2008...
     
    Cher JLK,

    tu te trompes je t assure, le centre du monde est ici, ou bien tout pres. Des Arabes en emirs, d un blanc immacule et fiers comme des coqs, un type en jogging, avec Pamela Anderson tatouee sur son mollet, ceux qui remplissent des caddies entiers de parfums detaxes, des asiatiques en t shirt, des blancs en costume, beaucoup de types avec des talkies walkies qui essaient de retrouver les retardaires du vol 514 pour Bangkok, peine perdue dans cette foule, des gamins qui hurlent, la voix de Madame Aeroport qui egrene les departs, et que personne, absolument personne, n ecoute, des tetes de Bangladais, ou d Indiens, par groupes de cinq ou de six autour d un cendrier, dans l aquarium des fumeurs, un banc d hotesse en uniformes a boutons dores qui passe en claquant des talons, la dernier du groupe marche comme un canard, un fakir tout droit sorti d un Tintin, je ne me rappelle plus du titre de l album, des blondes decolorees, un pilote affale sur le comptoir comme le dernier des ivrognes, avec une casquette trop grande, des decolletes facon Ibiza, des femmes voilees de la tete aux pieds, et puis cette fille aux epaules nues, un nez africain mais les yeux plisses, avec un t shirt I Love NY, voila le centre du monde, en un coup d oeil je denombre exactement 56 religions differentes, plus 321 sous-sectes, par contre compter le nombre de magasins est absolument impossible. La connection quant a elle coupe toutes les cinq minutes, radins les Abu Dhabiens, je te laisse donc avant qu on ne me musele a nouveau, a bientôt…"

    littérature,voyage

    "En orbite périphérique, sur les genoux aussi, mais avec les accents, ce jour de la Pentecôte, neige de plumes de colombes, ce 11 mai. 

    Cher toi,

    Plus exactement, et tu le décris assez bien, le centre est désormais partout, mais je te parlais, du centre qui m’est vraiment centre, lié à un corps supposé siège de l’âme, ou sa succursale supposée (on suppose avoir la vie « dans la peau ») qui prend un dimanche de Pentecôte, même pour un paléochrétien cousu d’hérésies tel que je le figure, une signification particulière puisqu’il neige ce matin des plumes de saint Esprit, comme au début d’Amarcord, tu te souviens de cet autre printemps éternel : le manine, le manine...

    littérature,voyage

    Ce que tu évoques me rappelle une observation dont j’avais émaillé le seul roman que j’ai commis jusque-là (tu ne perds rien pour attendre, allez), intitulé Le viol de l’ange et paru en 1997. Je n’aime pas trop me citer moi-même en personne (ah, ces modestes…) mais en l’occurrence j’obéis à ma mémoire et comme je sais mon roman par cœur (ah, ces menteurs…) je te sers la tranche.

    Il y est question d’une cité périphérique et d’un couple à tatouages et pratiques échangistes consommées au Cap d’Agde cher à Houellebecq : «À l’apparente quiétude de cette splendide matinée d’été se mêlait déjà, pourtant, le sentiment d’un indéfinissable malaise. À quoi cela tenait-il ? C’était pour ainsi dire dans l’air. Peut-être même cela oblitérait-il la lumière ? La netteté particulière des choses, ce matin-là, n’avait pas empêché Muriel Kepler de ressentir la même vague sensation d’être engagée dans une impasse qui oppressait des millions de gens, notamment dans l’ensemble des sociétés tenues pour les plus évoluées. Mais quel sens tout cela diable avait-il ? Une vie vouée au shopping méritait-elle encore d’être vécue ? Dans le cas précis de la Cité des Hespérides, l’architecture même semblait distiller une espèce de torpeur qu’on retrouvait à vrai dire dans toutes les zones de périphérie urbaine. L’impression que les blocs d’habitation qu’il y avait là et que les parkings qu’il y avait là, que les espaces verts qu’il y avait là et que les containers de déchets qu’il y avait là se multipliaient en progression exponentielle sur les cinq continents aboutissait, pour qui en prenait effectivement conscience, à une sorte d’accablement proche de la désespérance que seuls des programmes en tout genre paraissaient en mesure de pallier. Ainsi l’aérobic et la diététique, les thérapies de toutes espèces et la créativité multiforme entretenaient-ils l’illusion d’une activité positive quoique périphérique elle aussi.

    littérature,voyage

    Or tout devenait périphérique à cette époque. Dans le mouvement s’étaient perdus la notion de centre et jusqu’au sentiment d’appartenance à telle communauté privée ou publique. L’impression dominante que tout était désormais possible se diluait en outre dans une sensation générale d’inassouvissement qui exacerbait le besoin de se distraire ou plus précisément, ce jour-là, le désir de se retrouver sur n’importe quelle plage à ne plus penser à rien. Cependant une femme souffrait réellement, à l’instant précis, dans l’habitacle d’un véhicule lancé à vive allure à destination des simulacres de félicité – Muriel Kepler retenait un cri. »

  • Le blues des lieux retrouvés

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    Lettres par-dessus les murs (31)


    Amman, ce 10 mai 2008, matin.

    Cher JLs,

    Oulala, surtout ne m'envoies pas Mallarmé comme ange gardien, il m'a déjà accompagné pendant une année de fac, la dernière, lors d'un mémoire de littérature comparée où je le faisais dialoguer avec Poe, mais Mallarmé est un bel avare, tu le sais : il laissait tomber de sa moustache deux ou trois mots, une petite dentelle de sons, un papillon, et ensuite il nous laissait nous débrouiller avec ça, et Poe et moi de nous creuser la tête, et même Poe, que les énigmes n'effraient pas, eh bien même Poe baissait les bras et partait se coucher, me laissant en plan avec un Livre inachevé ou Un coup de dés.

    littérature,voyageCe n'est qu'à la fin de cette année-là que j'ai compris que Poe n'allait jamais se coucher, je l'ai surpris qui picolait dans sa chambre en regardant la nuit par la fenêtre ouverte, et dans un fauteuil enfumé, dans le coin, il y avait Mallarmé, et les deux salopards causaient ensemble toutes les nuits, quand ils s'étaient enfin débarrassés de l'étudiant et des ses questions idiotes.
    Je me promène dans Amman depuis deux jours, accompagné par des anges gardiens peut-être, mais surtout des souvenirs en ribambelle, un sillage de petits fantômes, un nuage de silouhettes, de visages oubliés et murmurants, rappelés par les madeleines que la ville généreuse sème sur mon chemin. Je rencontre des gens par hasard, qui semblent n'avoir pas bougé d'un centimètre, ou changé d'une ride, des gens qui font partie du décor, que la ville emploie pour être là, jour après jour, derrière ce comptoir, dans ce magasin de fruits et légumes, dans la petite cour, derrière le portillon, dans l'atelier de céramique, le petit Joseph et le grand Ramadan. D'autre que je cherchais et qui n'y sont plus, d'autres qui sont revenus, mon très cher ami Ammar que je retrouve enfin, cette fois-ci je ne le lâche plus.

    Et puis les lieux… ceux qui ne sont qu'une pâle photocopie, une coquille vide, il est impossible que j'aie travaillé ici, dans cette pièce, les angles en sont identiques, et les fenêtres, mais c'est devenu une partie de la médiathèque, des rangées de magazines, des tables de lectures proprettes. Mon bureau a été avalé par le temps, tout simplement. Et d'autres lieux, les plus insignifiants, publiques plutôt que privés, qui seront là de toute éternité. J'étais assis ici, il y a neuf ans, à cette table-ci, sur cette chaise en plastique, la même, quand je suis arrivé ici pour la première fois. J'écrivais sur un carnet semblable mes impressions sur cette ville blanche et triste et uniforme, dont je n'avais pas encore appris à distinguer la couleur des quartiers, les pentes des collines et les perspectives des rues. C'était ici, ils n'ont même pas changé les nappes, les mêmes nappes rouges recouvertes d'un infâme plastique protecteur. Mais elles ont tourné bordeaux maintenant, à cause du soleil. Je ne savais pas quoi commander alors, c'était mon premier repas en solitaire, dans cette gargotte près du centre culturel, je ne parlais pas un mot d'arabe, le serveur m'avait proposé quelque chose, j'avais hoché la tête, ce qu'il m'avait apporté était bon, viande et patates, j'ai mangé la même chose pendant deux semaines avant d'apprendre le nom d'un autre plat.
    Le serveur m'a reconnu, il veut m'offrir le repas, je refuse, il insiste, je tiens bon et finalement je paie, on est vraiment idiot parfois, ça m'aurait fait plaisir d'être invité, et ça lui aurait fait plaisir de m'inviter, mais bon, on est souvent maladroit, même quand on n'a pas des fantômes plein la tête. Nous repartons cet après-midi, vers d'autres djinns et d'autres amis, et un frère qui compte les heures. Je te souhaite de belles découvertes à Vevey, je te serre la pogne, un os à Pierrot et un câlin à Cybercat.
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    A l’Atelier, ce 10 mai, midi approchant.

    Cher compère,
    Je m’étais trompé, dans la confusion de l’installation : ce n’est pas d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, que j’aperçois le buste du fond de ma ruelle, mais c’est du prince des poètes roumains qu’il s’agit, Mikhaïl Eminescu, « the last romantic».

    1301844174.jpgPlus important : le chien du doreur ne se nomme pas Pierrot mais Poulou, enfin je dis Poulou pour égarer ceux qui se plaisent au jeu des identifications, ces ennemis avérés de la littérature. Quant au cybercat, il va de soi que ce n’est pas le chat du sac : c’est un angora noir et blanc tout semblable à mon adorable Gogol d’il y a bien des années, qui me revint un jour (j’habitais alors dans une espèce de ferme en bordure de champs de blé) se traînant sur quatre pauvres moignons après avoir été amputé de ses pattes par une faucheuse. J’en aurais chialé, mais j’ai dû le conduire au plus vite au refuge animalier voisin, pour le soulager définitivement. Une chose reste exacte dans mon premier petit rapport : le griffon.
    Ton évocation du retour sur des lieux aimés m’a rappelé, l’automne dernier, une balade que j’ai faite dans le quartier des Batignolles, du côté de la rue de la Félicité, où j’avais passé quelques mois en 1974, en un temps où tu la vivais à la façon qu’on vit la félicité à cet âge de pâte à modeler. Non sans mélancolie évidemment, j’ai vu le petit café du Berbère transformé en ex-agence d’informatique (la vitrine était couverte d’affiches de spectacles légers également hors d’âge) et l’épicerie du coin, non moins désaffectée, venait d’être investie par des Vietnamiens, sûrement remplacés aujourd’hui par des Chinois. Quant à remonter le vieil escalier de bois de la masure fleurant la soupe froide : pas question, vu qu’un code d’entrée remplaçait désormais la concierge.
    Curieusement cependant, je n’éprouvai pas la moindre nostalgie, sauf peut-être de ma première virée dans les rues de Paris, sous un moelleux ciel de mai, les trottoirs déjà bien élastiques et l’allégresse au cœur.
    J’ai retrouvé, hier soir, les quais de Vevey tels que jamais je ne les ai imaginés : un vrai rendez-vous méditerranéen, surtout de mecs, et debout, à palabrer comme sur la place Omonia d’Athènes ou dans les rues de Novi Sad avant la guerre. Tu connais ça mieux que moi : les moukères sont entre elles et nous refaisons le monde.
    159692491.2.jpgLes quais de Vevey, cependant, sont plutôt féminins de tonalité, ou disons qu’ils ont quelque chose d’aquarellé (je ne tarderai d’ailleurs à sortir mes godets) et de tchékhovien, surtout en fin de journée et avec, ces jours, la dernière neige ourlant les créneaux de Savoie. Les gazons sont entretenus et plus encore, mais des jeunes filles n’hésitent pas à les joncher de leurs corps délicats. Quelques cyclistes point impatients zigzaguent entre de vieilles Anglaises se rappelant que leur cher Henry James a passé par là et que, quelque pas plus à l’Ouest, au balcon du château de l’Aile dont je te reparlerai, Paul Morand faisait tous les matins sa gymnastique nordique, torse nu et méthodique en son caleçon aussi joliment plissé que sa phrase. Bref, entre Vladimir Nabokov (à Montreux), Eric Ambler et Noël Coward (aux Avants) ou Ernest Hemingway (vallon que surplombe La Désirade sert de dernier décor à L’Adieu aux armes), Kokoschka (Villeneuve, où vécut aussi Romain Rolland), nous sommes ici bien entourés au point de nous croire au cœur du monde. C’est d’ailleurs exactement ça que je ressens en mon Atelier, mon cœur est ailleurs mais je suis ici au cœur du monde…

  • Coups de dés et frontières

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    Lettres par-dessus les murs (30) 

     

    Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...

    Caro JLs,

    Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête. Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.

    littérature,poésie,voyage
    Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.

    littérature,poésie,voyage
    Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
    Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

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    A L’Atelier, Vevey, ce 9 mai, matin.

     Cher Pascal,

    Tu me parles de la lune, et je te réponds : griffon. Tu quittes la Palestine pour quelque temps, pendant que je reclasse mes bibliothèques entre la montagne et le lac, sans le moindre checkpoint pour me retarder. Le rappeur Mohammed, à Gaza, raconte qu’il met en moyenne cinq heures pour faire 15 kilomètres, parfois toute une journée. Quant à moi, je vais passer ma journée à remettre tout mes Gallimard de la Blanche, à peu près 900 titres, par ordre alphabétique. Ce sera tout ça de gagné pour retrouver celui que je cherche. On perd son temps à le gagner : c’est un peu ça aussi la poésie de vivre, n’est-ce pas ?  En tout cas je fais ça sous le regard du griffon de fer-blanc que j’aperçois de ma fenêtre sur cour, dans mon nouvel atelier secret.

    780920579.jpgCelui-ci, que j’ai déniché pour 300 francs par mois dans la vieille ville de Vevey, à cinquante mètres d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, et qui se réduit à une chambre donnant sur une cour à ciel ouvert, précédée d’une piécette d’entrée pavée de brique rouge  sang de bœuf pourvue d’un évier de pierre à robinet d’eau froide, ce lieu absolument serein à la douce lumière sera ma thébaïde. J’y installe 7000 livres et mon chevalet, rien d’autre, si : un fauteuil à bascule pour lire. Autant dire le monde au cœur du monde, mais loin des rumeurs du monde, et d’autant plus que le réseau Swisscom est coupé net à la porte de la vieille maison dont le parterre est occupé par l’atelier d’un encadreur-doreur, gardé par le chien Pierrot à foulard libertaire, secondé par le chat Cybercat. Tout un autre monde déjà, que je te raconterai en alternance avec ton Amman et ton Bangladesh.

    633025382.gifDans le jeu des coïncidences, figure-toi qu’une grande et belle édition récente d’Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, paru à la Table Ronde l’an dernier, se trouve déposée depuis hier sur le manteau de la cheminée désaffectée de l’Atelier. Plus précisément, il s’agit du recueil des premières et deuxièmes épreuves avec les corrections manuscrites de Mallarmé, complété par un commentaire détaillé de Françoise  Morel, la propriétaire de l’ouvrage. L’objet contient, entre autres, le poème en l'état de sa parution dans la revue Cosmopolis du 4 mai 1897 et un texte repris en préface à la première édition en volume. Françoise Morel précise : «Les observations qui suivent n'ont pour objet que l'évocation de possibles, multiples et variables interprétations symboliques. On ne trouvera donc pas une clé ou des clés, mais de nombreux chemins, parfois de traverse, des carrefours, peut-être avant tout une rencontre, une ouverture, un horizon. Et qui mieux que Mallarmé pouvait nous conduire… »  Je ne sais si Mallarmé, auquel je suis attaché surtout par ses géniales Divagations, te conduira, mais vos anges gardiens ont fait leur job jusque-là, et la corporation ignore les frontières à ce que je sache…  

     

  • De la musique et des moeurs

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    Lettres par-dessus les murs (29)

     Ramallah, ce 3 mai 2008, tard.


    Cher JLs,

    Tu m'écris qu'il ne « faut jamais aller à Vienne il y a treize ans de ça ». Merci du conseil mais c'est trop tard, j'y suis passé plusieurs fois, il y a treize ans de ça, pour aller à Bratislava, je n'ai pas rencontré Hitler mais je n'ai pas aimé, ni l'Autriche vue du train, ni les rues de Vienne. Sans raison valable, je ne connais pas, je n'aime pas, mais j'aime bien ne pas aimer, parfois, on a tous droit à quelques préjugés, à quelques exaspérations gratuites (j'aime bien Thomas Bernhard par contre). Et puis franchement leur accent, leur café Meinl et tout le reste, hein, bon il y a les Schnitzel quand même, il faut leur laisser les Schnitzel, s'ils n'avaient pas les Schnitzel Vienne serait déserte.
    Je reviens d'un concert, dans la petite salle du conservatoire Edward Saïd de Ramallah. Piano à 4 mains, Monsieur et Madame ont fait le tour du monde plusieurs fois, ça fait trente ans qu'ils jouent ensemble. On se demande comment ils tiennent, depuis trente ans assis sur l'étroit tabouret. J'avais la tête ailleurs, mais Debussy l'a ramenée à la musique, superbes Epigraphes antiques, et puis Monsieur le pianiste aussi m'a bien fait comprendre qu'on était ici et pas ailleurs, et que c'était du sérieux. Tu verrais sa tête, c'est le sosie de Bernard Blier dans ses plus mauvais jours, Bernard Blier quand il apprend que son voisin est deuxième violon, dans Buffet Froid, et qu'il menace de lui coller une balle dans le ventre pour tapage nocturne. Sauf que Monsieur n'est pas acteur, et qu'il ne faisait pas rire du tout, mais alors pas du tout, le zouave. Une petite fille du premier rang remuait un peu les jambes, qu'elle avait trop loin du sol, ça ne lui a pas plu à Blier, t'aurais dû voir comme il l'a assassinée, la pauvrette, après un Cortège burlesque d'Emmanuel Chabrier. Do no gigoter les jambes, it is very disturbing, avec un regard à tuer les mouches. La petite n'a pas dû apprécier vraiment la suite, concentrée qu'elle devait être à ne pas remuer les jambes, c'est leur faute aussi, jouer des danses hongroises et des cortèges burlesques, forcément on agite les jambes, le feu a pris au deuxième rang, on bouge les jambes au deuxième, au troisième, et voilà toute la salle qui bouge les jambes, à l'immense mécontentement de Blier, raide comme la mort, qui refusille la petite du regard, entre deux mouvements, puisque c'est elle qui a commencé. Madame essaye de rattraper la sauce avec un sourire d'artiste un peu sec, et puis les deux s'emmêlent les pédales, à la fin du concert, parce que ça ne marche pas comme ça marche d'habitude, à Paris ou a New York, d'habitude c'est réglé comme du papier à musique, mais ici à peine la dernière note jouée il y a toujours quelqu'un pour vous sauter dessus et vous offrir des fleurs illico, Madame ne sait pas quoi faire, elle avait prévu de saluer, comment faire avec les fleurs dans les mains, ah la la, qu'en faire, les poser sur le piano, oui, non, et puis il faut sortir, et se faire désirer et rerentrer et resaluer, même si c'est un peu déplacé dans une salle de cinquante personnes, et puis il faut s'occuper de Monsieur qui semble oublier tout le protocole, qui cause à présent du Steinway que Barenbaum a offert au Conservatoire, elle le tire par la main, ils font mine de partir pour toujours, ils reviennent au milieu des gens déjà debout, tout ça est assez cocasse, faut-il encore jouer quelque chose ou pas ? En se rasseyant sur l'étroit tabouret, Blier a finalement une espèce de plissement dans le coin des lèvres, qui doit être chez lui l'équivalent d'un sourire à s'en faire péter les zygomatiques. Sur la brochure je lis qu'il est Français, mais qu'à ses heures perdues il joue au Wiener Kammerensemble. Ceci explique sans doute cela. Indigestion de Mozartkugel.

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    A La Désirade, le 4 mai, très tôt.

    Cher Blaise,
    Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage. Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout. Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
    Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
    Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
    1206041215.jpgIl n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
    Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
    Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
    Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
    Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »