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littérature - Page 20

  • CELA

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    CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux. Dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?
    Tu me disais, tas de cendres, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un corps et c’est le tien : ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand Ivan que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, tas de cendres, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA ?
    Mais qu’est-ce diable que CELA? Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.
    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.
    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés.
    Le ciel est ce matin de cendre et je m’en couvre le front. Ce seraient comme des mains aimées sur le front de l’enfant. Dans la maison sous la neige il y aurait encore des braises cependant, comme autant de noms retrouvés.

    Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chaantier.

    Image: Philip Seelen

  • Lilith

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    Ce n’est pas le combat grossier que les gars applaudissent mais ce qu’il y a derrière, et derrière il y a la Déesse.
    Aucun d’eux ne saurait l’expliciter. Cela se passe bien en deça des mots, à l’époque où ils pataugeaient dans leur propre matière. Elles ont d’ailleurs l’apparence de merdes mouvantes, mais ce n’est pas ça qui les trouble, au contraire: c’est ce qu’il y a de glèbe et de pluie, d’animal et de divin dans ces femelles endiablées.
    Il leur est en principe interdit de toucher et à elles de s’en prendre aux orifices, mais la tension n’en est que plus vive et le trouble plus lancinant, qui rappelle des choses confuses et fortes aux gars de la prairie et des montagnes, surtout les descendants d’Irlandais ou de Balkaniques.

    Ils se rappellent certain conte des temps anciens, et comme ils en redemandaient tandis qu’un vent brûlant charriait les cris des petits enfants dévorés par l’affreuse mère.

    Ils ne savent plus, à vrai dire, s’ils désirent ou redoutent les filles de Jutta qu’ils sont venus voir se battre dans ce sacré bourbier.

  • Un art perdu



    Longtemps ce fut la maison des Wei, aux confins des territoires impériaux riverains des Quatre-Mers, qui détint le Secret du Pal.

    Ce symbole de soumission faisait l’envie de tous les dominions. Quel prince, à l'instar de l'Empereur Wu des Wei, n’avait rêvé d’exposer ainsi la chair toute vive du vaincu au Pal, quel hiérarque n'aspirait à régner tant que vivrait le supplicié ?

    Jusque dans le bas peuple on connaissait l’extrême difficulté de mettre au Pal. La règle absolue veut le vaincu préservé dans ses quatre fonctions vitales et l’aptitude à mouvoir incessamment ses cinq membres, pour survivre au moins sept ans. Cet art se ramasse dans une formule, constituant le Secret.

    La chute de la maison Wei  restera liée, dans les annales, à la divulgation du Secret du Pal, imputable à la concupiscence d’un Conseiller. Pour une montagne d’or celui-ci vendit le Secret que jamais, au demeurant, le Barbare venu de l’Ouest ne sut faire appliquer par ses techniciens à la main faillible.

    La suite figure dans les livres d’histoire. Aujourd’hui encore les Américains ont recours à la chaise électrique ou à la chambre à gaz. Nous buvons certes du Coca-Cola, mais n’en pensons pas moins.

  • Une quête d’absolu

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     Into the Wild, de Sean Penn

    C’est un bien grand beau film généreux et limpide qu’Into the Wild de Sean Penn, dont l’empreinte qu’il laisse au cœur est toute pure. L’histoire en est prenante, les personnages principaux sont également de belles personnes, comme on dit, les images et la musique ne sont pas moins superbes et, surtout, il s’en dégage un sentiment général d’autant plus bienfaisant et tonique qu’il n’a rien de complaisant ou d’édulcoré, voire de frelaté, comme pourrait le faire redouter le thème rebattu du retour à la nature. De fait, les rudes lois de celle-ci ne sont pas ignorées ni sous-estimées. Une scène terrible, marquée par le sacrifice « inutile » d’un élan, souligne le caractère très problématique d’une immersion « naturelle », même si la quête du solitaire reste fondée. Le titre d’ En pleine nature ne rend d’ailleurs pas compte du piège que celle-ci représente bel et bien dans le film, alors que l’original Into the Wild en désigne mieux l’ambivalence, qui renvoie aux obstacles et au combat du héros de Construire un feu de Jack London.

    Penn4.jpgL’esprit des Jack, London et Kerouac, mais aussi de Thoreau et de Tolstoï, préside à ce parcours initiatique d’un tout jeune homme déçu par ses parents, dont la mésentente tourne à la haine sous les dehors du mensonge et de l’hypocrisie.

    Deux grandes lignes narratives traversent le film et se relancent l’une l’autre en contrepoint, modulant en outre le passage des années et scandant l'avancée de chaque nouveau chapitre: d’une part, c’est le récit du Magic Bus, la carcasse d’autocar perdue en plein Alaska où Alex Supertramp (c’est le pseudo glorieusement naïf qu’il s’est choisi) va vivre cent jours de solitude absolue ; et, de l’autre, la chronique tenue par sa sœur au fil de ses années de fugue, qui témoigne des conséquences de celle-ci sur les parents restés sans nouvelles, reconnaissant leurs responsabilités et se rapprochant peu à peu l'un de l'autre.

    On le sait, Sean Penn revient de loin : de toutes les défonces et de tous les dégoûts. Or ce qui sidère en l'occurrence est la complète fraîcheur de son regard sur le monde et sur les gens, tous abordés avec tendresse et jusqu’à l’indulgence, s’agissant du père égoïste et violent qui se prend pour Dieu au point, une année, de décider, le con, que Noël n’aura pas lieu…

    L’Amérique d’Into the Wild est à la fois celle de L’Attrape-cœur de Salinger et de Sur la route de Kerouac, des anciens hippies dans les déserts et de Bush Senior justifiant la guerre du Golfe ou des paumés down & out crevant dans les grandes villes; et l’on se rappelle aussi la dernière page de La Route de Cormac McCarthy dont on pourrait dire que Sean Penn la réinvestit avant la catastrophe ou au moment d’en renaître…

    Si la « théologie » de McCarthy est plus profonde dans son aperception tragique et sa visée rédemptrice, que la religiosité tolstoïenne qui se dégage d’Into the Wild, ce film ne représente pas moins, aujourd’hui, un geste de résistance aux forces obscures et destructrices de l’empire du fric, à la violence, au fanatisme, au cynisme ou à la décadence. Le fait qu’Alex, prodigieusement vécu, plus encore qu’interprété, par Emile Hirsch, soit à la fois un fou de lecture et un pèlerin de l’absolu, dont l’apprentissage passe par une nouvelle naissance et une filiation restaurée (avec une femme, puis un vieil homme qui l’adoptent pour ainsi dire en le poussant au pardon des siens), avant la révélation finale de ce que le bonheur n’a de sens que partagé – tout cela élève le film au-dessus des rêveries New Age à base de marshmallow spiritualisant.

    La grande générosité d’Into the Wild va de pair avec une forme lyrique n’excluant pas ici et là quelque pompe ni quelques clichés, mais c’est aussi la loi du romantisme à l’américaine  (on est bien dans la lignée de Twain, London ou Thomas Wolfe), dans un ample mouvement et un grand souffle. Si la scène de l’empoisonnement « naturel » du protagoniste rappelle La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, c’est à Tolstoï qu’on pense à la fin poignante d'Alex, rappelant la mort « cosmique » du prince André...

    Penn7.jpgSean Penn, Into the Wild. Sur DVD et en salles.

     

     

     

  • Riches Heures. Blog-notes 2005-2008

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    Vient de paraître
    aux éditions L'Âge d'Homme.


    Du blog au livre...


    Au lecteur


    Ce recueil, établi à la demande de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse, aux éditions L'Age d'Homme, rassemble une partie de mes Carnets de JLK, blog littéraire ouvert sur la plateforme HautEtFort en juin 2005. Proposant aujourd’hui quelque 2000 textes, dans les domaines variés de la littérature et des arts, de l’observation quotidienne et de la réflexion personnelle, entre autres balades et rencontres, ces Riches heures de lecture et d’écriture s’inscrivent dans le droit fil des carnets manuscrits que je tiens depuis une quarantaine d’années, qui ont déjà fait l’objet de deux publications : Les Passions partagées (1973-1992) et L’Ambassade du papillon (1993-1999), chez Bernard Campiche.
    En outre, ces Carnets de JLK illustrent les virtualités nouvelles, et notamment par le truchement de l’échange quotidien avec plusieurs centaines de lecteurs, de cette forme de publication spontanée sur l’Internet, qu’on appelle weblog ou blog.
    Dans l’univers chaotique qui est le nôtre, où le clabaudage et la fausse parole surabondent, ces carnets se veulent, au-delà de tous les sursauts de méfiance ou de mépris, la preuve qu’une résistance personnelle est possible à tout instant et en tout lieu pour quiconque reste à la fois attentif à la rumeur du monde et à l’écoute de sa voix intérieure. À l’inattention générale, ils aimeraient opposer un effort de concentration et de réflexion au jour le jour, ouvrant une fenêtre sur le monde.


    SOUS LE REGARD DE DIEU. - Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise.
    J’écris cependant, tous les jours, «sous le regard de Dieu», et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK. Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.
    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramène « sous le regard de Dieu ».


    A LA DESIRADE. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie à la détresse, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du Sud-est.
    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres, comme on dit, me semble la plus belle image de la vie qui continue…

    (1er janvier 2005)


    ÉCRIRE COMME ON RESPIRE. - Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.
    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…
    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.
    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors repose et fructifie.

    RicheCouve.jpgEn librairie ces prochains jours. Commandes directes : http://www.lagedhomme.com/

  • Un couple uni



    Nous aimons nous tenir par la main et déambuler ainsi le long des Ramblas.

    Notre dernière querelle date de 1987, le soir précédant mon départ en Pologne. J’étais rentré bourré. Elle m’a dit je ne sais plus quoi. Je lui ai mis une beigne avant de m’en rendre compte. Je lui fis dans l’avion une lettre que mes larmes de sentimental à la con trempèrent de grosses gouttes. Lorsque je suis revenu de Varsovie, elle portait encore des lunettes noires pour cacher son bleu.

    A Varsovie, j’ai passé toute une nuit avec un confident de l’ex-pape, amputé d’une main, qui se rappelait les décombres de la ville en 1945, il avait sept ans et son père lui disait de bien regarder - la ville entièrement reconstruite aujourd’hui où l’on trouve des boutiques de Cardin .

    C’est ce que je lui raconte sur les Ramblas, qui valent toujours le déplacement.

    Ah oui cela encore: notre position préférée est celle du missionnaire.

  • Ceux qu’inspire la rumeur de la mer

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    Celui qui porte un bouquet de jonquilles dans la poche arrière de son jean / Celle qui s’en va tout doucement dans la lumière plombée du fjord / Ceux qui se sont retrouvés pour accueillir la mort ensemble / Celui qui évite de penser à tout ce qu’il sait essentiel / Celle qui trouve les mots trop grands pour ses émotions d e demoiselle / Ceux qui n’osent pas dire qu’ils s’aiment / Celui qui décapite des tortues dans un film javanais / Celle qui a perdu sa sœur dans une manif d’Athènes / Ceux qui se rappellent le jour et l’heure de la mort de Lady Diana / Celui qui estime que The Queen is dead est le meilleur album des Smiths / Celle qui ne veut écouter que Strangeways en mâchant de la rhubarbe / Ceux qui se demandent à quoi l’on rêve quand on a perdu le sens des couleurs / Celui qui se promet de s’engager dans la Légion étrangère s’il échoue à l’examen d’admission à la fonction de Palefrenier Chef du haras de la Comtesse Bouleboule / Celle qui reproche à son fils de ne pas porter de bretelles / Ceux qui se séparent pour survivre / Celui qui a découvert la leçon de sagesse subliminale du roman à succès Jody et le faon / Celle qui ment à en avoir la face bleue / Ceux qui prétendent aimer la pluie en banlieue et les politiciens de seconde zone / Celui qui estime que la vie ne fait que prendre sans rien donner / Celle qui dort toujours dans le sac de couchage de son premier prétendant explorateur / Ceux qui considèrent que le bonheur ne vaut rien sans matelas bancaire conséquent / Celui qui se juge indigne des compliments du vice-président de son club de tango / Celle qui pense que tout désormais est trop tard / Ceux qui sont morts dans le même fauteuil à oreilles de l’institution Le Clair Matin / Celui qui trouve un réconfort au Hamburger Heaven / Celle qui spécule sur le fait que la fille d’un premier mariage de sa bru va se retrouver dans le même lycée que Louis Sarkozy et que son fils Tibère pourrait en profiter d’une manière ou de l’autre en dépit de son penchant récent pour la religion musulmane / Celle qui pense qu’un gros aurait plus de chance avec elle qu’un aveugle malgré la tendance inverse / Ceux qui aiment l’odeur mêlée des clopes et des fish’n’chips / Celui qui a la nostalgie des jardins ouvriers de la Banlieue Ouest / Celle qui passé de la passion pour Sissi impératrice à celle des tailleurs ton sur ton / Ceux qui prétendent avoir assisté au dernier concert de Chet Baker au New Morning, etc.

    Aquarelle JLK: dunes de Sète, 2007.

  • Max Frisch sans bémol

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    DOCUMENTAIRE. Matthias von Gunten rend hommage à un maître de l’esprit critique… sans trace d'esprit critique.

    C’est un film intéressant et nécessaire, assurément, que ce Max Frisch citoyen qui retrace, avec une tendre déférence, tournant parfois à la dévotion, le parcours de l’écrivain qui fut l’exemple-type de l’intellectuel engagé. Un intellectuel : c’est ainsi que le présente immédiatement Helmut Schmidt, qui insiste sur la légitimité de ce regard critique sur le pouvoir. En contrepoint, ses amis Peter Bichsel et Gottfried Honegger rappellent qui fut l’homme. Présent au monde, Max Frisch le fut en Suisse, dès son intervention contre la xénophobie, autant que devant le monde, comme le rappellent un Günter Grass, qui évoque leur complicité et leurs fâcheries, Christa Wolf rappelant ses rapports avec l’Allemagne de l’Est, ou Henry Kissinger leur différend à propos de l’impérialisme américain, notamment.

    Tissé de documents d’époque (en ralentis répétitifs un peu pompeux), enrichi de citations bien choisies et de quelques fragments de films plus anecdotiques, le film de Matthias von Gunten déçoit en revanche par son manque total de recul critique. La seule opposition à ce maître à penser d’une génération est en effet une lettre de lecteur imbécile, dont la haine rehausse, par contraste, le caractère hagiographique du film.

    Si les vertus de la contestation sont évidemment célébrées, de la lutte contre la xénophobie en Suisse à la guerre du Vietnam, en passamt  par Mai 68 à Zurich, le terrorisme en Allemagne ou la votation sur la Suisse sans armée, le réalisateur passe comme chatte sur braise sur les positions de Frisch face au communisme dans le monde ou au goulag. A ce propos, le témoignage de Christa Wolf reste lui aussi assez platement anecdotique...

    Bref: dommage que tout ça relève un peu trop de la célébration nostalgique entre anciens combattants,et pas assez de l’incitation, visant les nouvelles générations, à découvrir une œuvre dont rien n’est dit du contenu précis des romans (Stiller juste évoqué au passage, ou Homo faber) ou des pièces de théâtre (même si celui de Frisch n’est pas à la hauteur d’un Dürrenmatt, les fables d’Andorra ou de Monsieur Bonhomme et les incendiaires auront fait date), ni rien non plus de son magnifique récit des dernières années intitulé L’homme apparaît au quaternaire. La dernière intervention publique de Max Frisch, aux Journées de Soleure, où il confesse sa seule foi en l’amitié, dans un monde où il semble se résigner à cultiver son jardin, en Candide un peu raplapla, n’a pas de quoi susciter le plus vif intérêt d’un jeune lecteur, alors que les volumes (chez Gallimard) du Journal de Frisch restent, aujourd'hui encore, une lecture vivifiante.

    Frisch.jpgDVD. Max Frisch citoyen. Pelicanfilms

  • Le temps de la violence

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    Octogénaire d’une impressionnante vitalité, le grand romancier mexicain achoppe à la violence du monde dans Le Bonheur des familles…

    Carlos Fuentes approchait de sa 80e année, fêtée en grand pompe l’an dernier à Mexico, lorsqu’il publia Le Bonheur des familles, qu’on dirait le roman d’un jeune auteur plein de sève et de feu impatient de « casser le morceau ». En bref, c’est le roman de la famille mexicaine dans tous ses états et ses éclats, en seize récits liés ensemble par les chants heurtés d’un chœur de tous les âges, des filles-mères de la rue aux fils à papa. Débordant l’immense Mexique où cohabite misère et splendeur, créativité et corruption, c’est aussi à toute la famille humaine que s’adresse le grand écrivain.
    Le titre original du livre, Toutes les familles heureuses, fleure la dérision en écho ironique à l’exergue de Tolstoï : « Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon ». En l’occurrence, toutes les « familles heureuses » qu’observe Fuentes sont malheureuses à leur façon, à commencer par celle de Pastor Pagan, qui se demande pourquoi lui seul a jamais été honnête dans l’entreprise dont il vient d’être viré. Même les cinq mille dollars de « bonus » qu’on lui a offerts lui apparaissent comme une incitation à la corruption, « présupposé majeur », au Mexique, « qui règne à tous les niveaux, des membres du gouvernement aux employés, du quincailler au paysan ».
    Carlos Fuentes, que son père fouettait pour lui inculquer les bonnes manières, rit jaune en évoquant la femme de Pastor, chanteuse de boléro réfugiée dans son fantasme romantique, Alma leur fille qui vit par procuration en surfant sur internet ou en suivant le dernier épisode d’un reality show, ou enfin le fils Abel, crâne et velléitaire jeune glandeur revenant au bercail en trentenaire vaincu tout semblable à son paternel. Quatre paumés très ordinaires en temps de crise ou, peut-être, de recomposition dans un Mexique restauré, car la vie selon Fuentes est souvent plus forte que l’ordre traditionnel mortifère ou l’anarchie sur fond de drogue: ainsi le père veuf des trois lascars du deuxième récit se réjouit-il finalement de voir son fils aîné, dont il voulait faire un curé par dévotion à sa femme bigote, le « trahir », saluant verre en main son garçon qui a fui le séminaire et pris son destin en main !
    Au fils des seize récits de ce Bonheur des familles qui n’a rien d’une série télévisée, Carlos Fuentes traverse toutes les couches de la société mexicaine, du couple gay vieillissant et perdant ses repères à cette mater dolorosa écrivant à l’assassin de sa fille pour lui dire qui était celle-ci, en passant par le Président et son fils ou tel curé péchant les yeux au ciel avec l’Indienne dont il vitupère la souillure… Or alternent, en contrepoint, les voix de ceux qui n’ont pas de mots, au fil d’une suite chorale où le romancier grappille les traits de langage et les rythmes d’aujourd’hui, genre rap parodié…
    Un demi-siècle après la parution de La plus limpide région, où il entreprit une première ressaisie romanesque de la nébuleuse humaine-inhumaine de Mexico, Carlos Fuentes ajoute, aux multiples « temps » de son œuvre monumentale (« Mal du Temps » avec Aura, « Temps des Fondations » avec Terra nostra, « Temps politique » avec Le siège de l’aigle, temps autobiographique avec Diane ou la chasseresse solitaire où il exorcise sa passion malheureuse pour Jean Seberg), ce qui pourrait se dire le temps de la violence intime – le roman s’achève aussi bien sur les mots « violence, violence » - et de son exorcisme… Comme si le grand romancier cristallisait, au nom de ses propres enfants disparus – son fils et sa fille sont tous deux morts tragiquement il y a une dizaine d’années -, sa rébellion contre les maux de la destinée.
    Carlos Fuentes, Le Bonheur des familles. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins et Aline Schulman. Gallimard, collection Du Monde entier, 455p. Simultanément paraît, aux éditions de L’Herne, un passionnant essai sur Don Quichotte, Cervantès ou la critique de la lecture. Un Cahier de l’Herne consacré à Fuentes a paru en 2006.

    Carlos Fuentes en dates

    1928 Naissance à Panama. Parents diplomates. Enfance entre Quito, Montevideo, Mexico, Washington. Etudes de droit à Mexico et à Genève.
    1958 Premier roman, La plus limpide région, critique virulente de la société mexicaine.
    1962 La mort d’Artemio Cruz et Aura. Suivront Le Chant des aveugles, Zone sacrée, etc.
    1977 Terra nostra, son chef-d’œuvre, est consacré par le Prix Romulo Gallegos.
    1987 L’ensemble de son œuvre est couronné par le Prix Cervantès. Nobélisable dès cette époque.
    1999-2005 Mort de son fils Carlos Lemus, artiste hémophile victime du sida en suite d’une transfusion, et de sa fille Natasha, dans un quartier pauvre de Mexico.
    2004 Critique infatigable de l’impérialisme économique et culturel américain, il publie Contre Bush.

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 4 avril 2009.

  • Sonate pour un homme seul

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     La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck

    Il y avait beaucoup d’émotion l’été avant-dernier sur la Piazza Grande du Festival de Locarno, lorsque La vie des autres a été projetée pour la première fois devant cinq ou six mille spectateurs, et depuis lors, ce premier film d’un jeune Allemand né à Cologne mais de parents originaires d’Allemagne de l’Est, n’a cessé de passionner et d’émouvoir tous les publics, jusqu’aux States où il a obtenu l’Oscar du meilleur film étranger. 

    medium_Viedesautres3.jpgC’est une histoire à pleurer que celle de cet écrivain passant pour l'enfant chéri du régime, lié à une actrice non moins adulée, qui subissent d’un jour à l’autre (notamment parce que le ministre de l’intérieur a des visées sur la jeune femme) la surveillance la plus étroite de la Stasi, par le truchement d’un officier pur et dur de celle-ci, Wiesler de son nom. Usant des procédés techniques les plus au point, celui-ci se greffe pour ainsi dire sur la vie du couple. Parce qu’il défend un metteur en scène proscrit, et qui se suicidera en cours de route, l’auteur dramatique Georg Dreymann est soupçonné de duplicité, mais l’observation quotidienne à laquelle se livre Wiesler depuis le galetas de la maison, avec écrans et micros lui transmettant les moindres faits et gestes des amants, va l’amener à un revirement progressif alors qu’il voit les hauts responsables du Parti, auquel il obéit comme un véritable croisé de la Bonne Cause, se comporter comme des opportunistes de bas étage et des profiteurs carriéristes, de vrais porcs en ce qui concerne les ministres de l’intérieur et de la culture.

    medium_Viedesautres.jpgLa vie des autres est un film admirablement construit, dans une sorte de hiératisme crépusculaire où la menace de ne cesse de flotter, dont tous les interprètes sont impressionnants de vérité, à commencer par Ulrich Mühe dans le rôle de Wiesler et Sebastian Koch dans celui de l’écrivain. Si le rôle de la Stasi est bien illustré (qui mobilisa jusqu’à 91.000 agents et 180.000 informateurs pour une population de 17 millions d’habitants, soit le plus fort taux d’encadrement du bloc de l’Est), le réalisateur ne se contente pas de « dénoncer » vertueusement pour la satisfaction de notre bonne conscience, mais expose bel et bien  le dilemme tragique que beaucoup de socialistes sincères, entre autres artistes plus ou moins naïfs,  ont vécu, les uns cédant par fragilité (ainsi de l’actrice qui finit par trahir son amant après avoir été humiliée et abusée par l’abject ministre de l’intérieur) et les autres fuyant à l’Ouest ou se suicidant comme le metteur en scène ami de Dreymann, après la mort duquel celui-ci prendra sur lui de publier, à l’Ouest, un article éloquent sur le taux de suicide en RDA au mitan des années 80.

    Du film se dégage, finalement, le portrait d’un juste, auquel Georg Dreyman consacrera un roman après la chute du Mur lorsque, en possession des archives de la Stasi, lui qui se croyait épargné de toute surveillance, il découvre que c’est celui-là même chargé de sa filature et de la mise en fiches de ses faits et gestes qui lui a valu la vie sauve. Conclusion lénifiante que celle de La vie des autres, qui finit sur la vision de l’ancien agent de haut vol devenu petit employé postal anonyme  ? Nullement, car tout le film joue sur cette frontière imperceptible qui ne sépare pas d’office bons et méchants, héros ou salauds, mais évalue bel et bien, comme avec la plus fine balance, les sentiments et les actes de chacun. Qu’auriez-vous  fait à la place de chacun de ces personnages, dans telle ou telle  situation précise ? C’est le genre de  questions que pose implicitement, et très honnêtement, ce premier film magistral d'un jeune Allemand, à voir absolument.  

     

  • Le réel absolu

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    En lisant Christiane Singer et Annie Dillard


    Je relis ces jours deux livres en alternance, ou disons plutôt que je les relis à tout moment, qui me font office, plus que de béquilles: de tapis volants. Ce sont les constats présents et joyeusement éternels d’une femme en train de mourir et d’une autre femme non moins attentive au plus vif de la vie.
    «Qui eût pu soupçonner qu’au cœur d’une aussi difficile épreuve se soit lovée la merveille des merveilles ? » se demandait Christiane Singer en janvier 2007, à un mois de sa mort, toute faible et ravagée, mais de plus en plus légère et rayonnante. A ses mots font écho ceux d’Annie Dillard qui évoque, au début d’Au Présent, le scandale énigmatique des enfants malformés, nains à tête d’oiseau et autres gosses à branchies de requins, pour constater : « Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles ».
    Il y a, chez Christiane Singer et chez Annie Dillard, un même mélange de porosité que je dirai christique, en cela qu’elles semblent accueillir toutes l’humanité dans leur observation, d’hypersensibilité délicate et de force, de force terrible, de formidable potentiel de joie. Est-ce par exaltation frisant l’hystérie morbide que Christiane Singer, sur son lit de mort, écrit d’un dernier bout de crayon «me croira-t-on si je dis que je n’ai jamais été plus heureuse que maintenant ?». Tout au contraire elle l’écrit les yeux ouverts sur la putain de maladie et la putain de mort, qu’elle accueille en fondant sa vie dans La Vie. De la même façon, c’est de toute son âme que Dillard interroge La Vie qui produit à la fois la merveille et le monstre, continuant de croire au sens de tout ça en scrutant les tempêtes sur le désert de Gobi, le Mal courant d'une génération à l'autre, les formations nuageuses, la vie en Israël, la pensée des Hassidim, les paradoxes apparemment insensés qu’on est prié de considérer comme allant de soi.
    Rien de va de soi quand on est à l’article de la mort ou sur la crête métaphysique de la vie, mais ne prenons pas pour de la résignation passive ces mots lumineux de Christiane Singer : « Ce lieu où tout cela advient m’apparaît si précieux que je dois en prendre passionnément soin. C’est le jardin où Dieu se promène chaque matin. »
    Dieu ne va pas bien ce matin, nous souffle Anne Dillard, ça a beau être dimanche, ça ne s’arrange pas dans le monde est c’est ça qu’il faut réparer nom de Dieu. « La divinité frêle est un Rien, un SUR RIEN », disait Angelus Silesius, et Christiane la mourante : « Je ne mange ni ne bois, je me sens cherchée ». Et cela aussi qui peut servir : « Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. Tous les barrages craquent. C’est la noyade, l’immersion. L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ». Et cela pour finir : « Je croyais jusqu’alors que l’amour était reliance, qu’il nous reliait les uns aux autres. Mais cela va beaucoup plus loin ! Nous n’avons même pas à être reliés : nous sommes à l’intérieur les uns des autres. C’est cela le mystère. C’est cela le plus grand vertige. Au fond je viens seulement vous apporter cette bonne nouvelle : de l’autre côté du pire t’attend l’Amour. Il n’y a en vérité rien à craindre. Oui c’est la bonne nouvelle que je vous apporte »…
    Christiane Singer. Derniers fragments d’un long voyage. Albin Michel, 2007.
    Annie Dillard. Au présent. Bourgois, 2001.

  • Santos et le puma

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    Nouvelle inédite

    Par David Fauquemberg
    « Là-haut, tout est plus lent », m’avait prévenu Modesto. Je l’avais rencontré juste après La Poma, un village oublié du Nord-Ouest argentin. Chapeau noir et poncho de laine, le visage raviné, dents jaunies par les chiques de coca, Modesto gardait ses lamas, assis sur un rocher à l’ombre des volcans jumeaux. Deux cônes de basalte parfaitement identiques. Soucieux de me voir partir seul, il avait déposé une offrande à la Pachamama, qu’elle me laisse franchir la montagne. Trois gouttes d’eau versées sur un apacheta, amoncellement de pierres chaulées juste au bord du chemin. J’aurais dû l’écouter. Sept heures déjà que je roulais plein nord sur cette piste dévastée. La ruta cuarenta montait en sinuant vers les hauteurs andines, coupant et recoupant les méandres gelés du río Calchaquí. Sans cesse, il fallait descendre du pick-up pour déplacer une pierre, la branche tombée d’un arbre, s’assurer que les gués demeuraient praticables, installer les chaînes, les enlever. Je m’étais épuisé en gesticulations, j’avais la tête lourde, le souffle de plus en plus court. L’altitude sapait mes forces.
    A trois heures de l’après-midi, j’ai atteint le sommet du col. Abra del Acay, 4895m. C’était écrit sur un panneau, couché par les rafales. Le vent du sud, glacé, soulevait la poussière. J’avais de la peine à me tenir debout. A perte de vue, les arrondis gris-bleu de la cordillère, les arabesques de la piste qui dévalait le versant nord, les étendues désertes de la Puna, et tout au fond, là-bas, le miroitement des Salinas Grandes, où des hommes décharnés, en haillons, se brûlaient les yeux et la peau pour extraire à la pioche de lourds blocs de sel. D’ici, on n’apercevait que du minéral désolé. Au bout de quelques pas, j’ai vacillé. Je me suis accroupi pour reprendre mon souffle. Les parois de mon crâne contraignaient ma cervelle. J’avais la nausée, des vertiges. Il fallait redescendre, et vite. Mais d’abord lentement regagner la voiture. Je me suis assis sur mon siège, j’ai sorti de mon sac le citron que Modesto m’avait offert. Comme il me l’avait conseillé, je l’ai coupé en deux pour en sucer le jus. Mais j’étais bien conscient qu’il était déjà tard. J’ai remis le contact, basculé dans la pente.
    La pierraille fuyait sous mes roues, dans le violent dévers des virages en lacets. Agrippé au volant, je ne contrôlais rien. J’avais froid, je suais. Ma vue se troublait. Deux fois, j’ai manqué verser dans le ravin, ne rattrapant le coup que d’extrême justesse. Déployant les doigts de ses ailes immobiles, un condor planait trois cents mètres plus bas. Je m’approchais de lui, virage après virage. Le cœur au fond de la gorge, concentré à l’extrême pour passer les ornières, les éboulis, je n’ai pas vu approcher la troupe de vigognes. Elles ont surgi devant moi, graciles et fugitives, aussitôt disparues derrière les touffes de paja, de coirón amargo, jaune fané sur le bleu du ciel.
    La pente s’est adoucie, soudain. La piste traversait, en parfaite ligne droite, un plateau d’altitude. Mais je n’étais pas tiré d’affaire, à près de quatre mille mètres. Je me suis arrêté pour boire un peu d’eau fraîche. Les veines sur mes tempes menaçaient d’exploser. Des formes fulgurantes, d’un vert fluorescent, palpitaient sur l’écran noir de mes paupières. Frissonnant, j’ai déplié la carte. A Santa Rosa de Tastil, plus bas dans la vallée, je trouverais de l’aide. Cinquante kilomètres à tenir. Jusqu’à la ville, Salta, il en restait plus de deux cents. Sale endroit pour tomber malade. Pour qu’il arrive quoi que ce soit. Et forcément, c’est arrivé. Franchissant le rio, j’ai senti la glace se rompre, le pick-up plonger vers la gauche. J’ai passé la seconde, accéléré à fond. Les roues ont fouaillé le lit de la rivière, mitraillant de galets le dessous du châssis. Déflagration. Le pneu avant droit venait d’exploser, déchiqueté sans doute par le fil d’une ardoise. J’ai accéléré de plus belle, en vain. La jante dénudée s’était enfoncée dans la vase. J’ai frappé le tableau de bord. « Putain ! »
    Déployer le câble du treuil, trouver un point d’ancrage : pas la peine d’y songer. Je n’aurais pas eu la force d’actionner le cric, la clé en croix, ni de porter ces roues qui pesaient une tonne. La nationale 51, plus fréquentée, n’était qu’à quelques kilomètres. Mais qui passerait là à une heure pareille ? Le soleil était bas au-dessus du Chili, vers l’ouest. Bientôt, la nuit et le gel tomberaient. J’ai éteint le moteur. Posant le front sur le volant, je me suis efforcé de reprendre mon calme et de rassembler mes idées, qui voletaient, insaisissables, sous la chape de ma migraine. J’étouffais. Ouvrant la portière, je me suis hissé sur le capot, puis sur la rive proche. Rien que le bruit du vent, le frottement sec des broussailles.
    Puma.jpgLe jappement d’un chien m’a fait tourner la tête. Au pied de la montagne, un rancho misérable aux murs enduits de boue, aussi gris que la terre autour. Quelques chèvres dans un corral, un filet de fumée. Une sente indistincte menait à la cabane, je l’ai remontée d’un pas lent, somnambulique. Comme il est de coutume, j’ai salué de loin. « Hola ! » Alertées, les chèvres trépignaient dans l’enclos. J’ai frappé une fois à la porte, puis deux. Pas de réponse. J’entendais le chien, pourtant, qui reniflait mes pieds. Comme je m’éloignais, le loquet a claqué. Un vieillard sur le seuil, coiffé d’un chapeau feutre. Petit, voûté, bossu presque, il portait des guenilles de laine. Plusieurs couches, enfilées les unes sur les autres. A ses pieds, des souliers de toile éventrés, rafistolés, maintenus par des bandes. Il restait là, debout, sur le pas de sa porte, bras ballants, interdit. Des cicatrices atroces lui labouraient le cou, tout le bas du visage, aplats blancs sur son vieux cuir brun. Puis, sans me regarder, il a marmonné : « Hola Señor. Il fait froid, entrez. »
    L’intérieur du rancho était d’un seul tenant, étroit. Il fallait se courber pour y tenir debout. J’ai mis quelques secondes à vaincre la pénombre. Sous une lucarne minuscule, un lit de fortune, rembourré de paille sèche, avec un crucifix accroché aux barreaux, des amulettes de plumes et de cristaux bleus. Le chien m’observait, tête posée sur les pattes. Un bâtard famélique, inquiet. Il s’est mis à gronder, me fixant dans les yeux. « Ouh, tais-toi ! », a tonné le vieil homme, agenouillé dans un coin devant sa cheminée. « Comprenez, c’est qu’on ne voit jamais personne. » Il me tournait le dos, remuant doucement l’eau bouillante d’une casserole, y jetant une poignée de feuilles. Des soubresauts incontrôlés lui agitaient les mains.
    Il s’est tourné vers moi, a soulevé son chapeau. « Santos, c’est comme ça que les gens m’appellent. » Quinte de toux rêche, douloureuse. « M’appelaient. » Trempé de sueur, j’avais les yeux exorbités. Je me sentais partir. Désignant un tabouret, il m’a fait signe de m’asseoir. « Tu es malade, l’ami. La Puna, ça vous brise un homme. » Il m’a tendu une tasse blanche, ébréchée, bouillante. « Thé de coca, ouh ! » Je me suis forcé à boire le liquide brûlant, par petites gorgées. Il a tiré d’une boîte en fer deux galettes de maïs, qui se sont effritées au contact de mes mains. « Crevaison, hein ? Ouh, je ne suis qu’un vieux paysan ! Je ne peux pas grand-chose. Il est tard, tu vas dormir là. Les camions passent tôt le matin, sur la nationale. Des Chiliens. » Nous sommes restés silencieux pendant un long moment. L’effet de la coca commençait à se faire sentir.
    J’ai dû m’assoupir sur mon tabouret. Quand j’ai ouvert les yeux, Santos n’était plus là. L’odeur rance d’un ragoût de chèvre m’a soulevé le cœur. Dehors, il faisait noir. La lueur des flammes éclairait les murs nus. La peau d’un grand puma était clouée au-dessus de la porte, dont les pattes pendaient, énormes, animées d’une force bestiale. Posé sur un buffet en bois de caroubier, le crâne blanc de l’animal exhibait des crocs menaçants. La porte s’est ouverte, laissant entrer le froid. Santos a posé son chapeau sur le rebord du lit. Sans un mot, il s’est accroupi près du feu, inspectant le ragoût. « Faut bien rentrer les chèvres. Sinon le puma, ouh ! » J’ai montré du doigt le trophée. « C’est moi qui l’ai tué. » Il remuait le ragoût, parlait à voix basse, étouffée, comme pour lui-même. « Je l’ai tué de mes mains. Avec la pierre que tu vois là. » Un galet rond, noirci de sang, gisait sur la terre battue. Santos m’a resservi du thé. Il s’est assis en face de moi.
    « Certains parlent de Mauvais Œil. Tomber sur une femelle qui vient de donner bas, et le mâle qui entre en furie, ça n’arrive à personne, jamais… J’aurais dû mourir. Hé, ce n’était pas mon jour ! A Chicloana, un type s’est fait arracher le bras d’un seul coup de griffes, et puis la tête… »
    Pour la première fois, je voyais ses yeux. Blanchis par le soleil, incapables de me fixer, ils sautaient de droite et de gauche, comme de leur propre volonté.
    « J’avais marché toute la journée, sur les hauteurs. C’est en rentrant le soir que j’suis tombé sur eux. Le mâle m’a sauté à la gorge avant que je le voie. Le soleil, ouh ! Il m’a jeté par terre, j’ai tendu mes vieux bras, pour attraper sa carotide... Qu’est-ce que je sais ? J’ai vu la vie s’enfuir, il fallait bien lutter… Ses yeux, je les revois souvent. »
    Santos pleurait. Des larmes de vieux, silencieuses. Il les a essuyées de ses grosses mains tremblantes.
    « Le puma me déchirait les bras, le cou, mais je n’ai pas lâché. Il m’a traîné derrière une roche et il me secouait, le sang ça les rend fous. Ses yeux… J’ai pensé Une pierre, j’ai attrapé celle que tu vois, j’ai frappé fort, encore et encore et encore. Et le puma est tombé mort, sur moi. »
    Il a levé les yeux vers la peau du félin, s’est signé plusieurs fois, psalmodiant des prières en une langue inconnue.
    « Il m’a laissé idiot, vois-tu. Mon âme s’est envolée là-haut, au pied du rocher. Depuis que ma dame est partie, je suis comme perdu… Je tourne en rond. Si jamais je m’éloigne, je ne reviendrai pas. Ouh, malédiction ! J’ai tué ce puma, et il a pris mon âme. »

    D.F.

    Cette nouvelle de David Fauquemberg a constitué l'ouvertrure du No76 du Passe-Muraille, paru en octobre 2008. Le prochain livre de l'auteur de Nullarbor, Prix Nicolas Bouvier en 2007, est à paraître en septembre prochain chez Fayard.

  • L’enchantement au bord de l’eau

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    Concert scénique, la dernière création de Heiner Göbbels, à Vidy, relève d’un art incomparable.
    La magie conjuguée du verbe, de la musique et de l’image émane en beauté pure de la dernière réalisation du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Göbbels, à laquelle participe le sublime quatuor vocal anglais du Hilliard Ensemble, dans une scénographie également magistrale de Klaus Grünberg.
    Qualifier cette création polyphonique de «concert scénique» indique immédiatement le type d’écoute requis, où la perception sensible passe avant la compréhension d’un sens quelconque. Celui-ci n’est pas absent pour autant des quatre textes poétique rassemblés, à commencer par la fameuse Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock, où l’humour du génial T.S. Eliot entremêle trivialité quotidienne et résidu de cérémonie sacrée. Au-delà du récit et de tout « message » discursif, dont La Folie du jour de Maurice Blanchot illustre le dépassement dans une modulation «simultanéiste» merveilleuse de Klaus Grünberg, le fil rouge d’une narration épurée lie les trois morceaux principaux, dont le Cap au pire de Samuel Beckett touche à une sorte de litanie sonore défiant la traduction, et l’intermède ironico-lyrique de L’excursion à la montagne de Franz Kafka.
    Les spectateurs impatients de comprendre ce que « ça veut dire » seront peut-être aussi désorientés que devant une toile de Rothko ou à l’écoute du Miserere d’Arvo Pärt (autre interprétation référentielle du Hilliard, soit dit en passant), mais rien, dans I went to the house but did not enter, de l’esbroufe sonnant creux de tant de spectacles de «recherche», car ici l’on «trouve», au sens des trouvères médiévaux. A partir de textes qui sont à retrouver (quatre pures merveilles à revisiter aussi bien), le compositeur-metteur en scène trouve, de concert avec cet autre homme–orchestre qu’est le scénographe-peintre, et avec quatre voix comme surgie hors du temps, la beauté où elle est, cernée d’abîmes, portée par le chant, voilée de mystère…

    Göbbels4.jpgLausanne. Théâtre de Vidy, jusqu’au 21 mars. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.30. Durée :2h. Location : (021) 619 45 45 ou www.vidy.ch

    Images: La séquence tirée du Cap au pire de Beckett; Heiner Göbbels.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 17 mars 2009.

  • L’âme nageuse

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    …Regarde-la pour mieux te voir toi-même, toi qui te crois changer avec l’âge alors qu’elle te signifie combien ton âme d’enfant lui reste consubstantielle, ton corps paresseux à se déprendre de ses vieilles peaux, ton esprit de chaque matin qui te retrouve dans la vague porté par ta joie de toujours, regarde-là qui t’ouvre le bleu du temps suspendu où ton verbe va modulant nue par nue…

    Photo  JLK: Nuage, le 20 août 2007.

  • La double vue de l’aveugle

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    RECIT Brigitte Kuthy Salvi vit dans la nuit depuis l’âge de 15 ans. De ce qui lui a été arraché, la non-voyante a tiré Double lumière, un livre qui donne à mieux voir…
    Dans la vie de Brigitte Kuthy Salvi, il y eut un AVANT, suivi d’un APRÈS. Avant, c’est le souvenir d’une petite fille à laquelle son grand-père, sous le ciel étoilé de Carthage, fait découvrir la «couleur nuit » ou, lors d’une balade, lui dit « viens, sens cette belle de nuit».
    « J’ai tellement aimé voir ! », dira-t-elle… après. Mais avant, il y aura une première alerte, à onze ans, avec un premier décollement de rétine. « J’avais été opérée et je souffrais de la terrible interdiction de lire durant des semaines ». Suivra un répit durant lequel, amoureuse de peinture, elle commencera elle-même de peindre, jusqu’à ce soir fatal de sa quinzième année où son chirurgien ophtalmologue, lui annonçant l’échec d’une nouvelle opération, lui avoue qu’il ne peut plus rien pour elle. Alors elle : « Je l’ai consolé comme j’ai pu en me montrant reconnaissante de ce qu’il avait tout tenté pour que ma vie ne bascule pas dans cette obscurité terrifiante ».
    Et c’est l’après: « Pas une belle nuit noire qui invite au voyage » mais la peur, l’immédiate peur de s’endormir, les bouffées d’angoisse, les moindres bruits inquiétants, la panique à l’idée de perdre toute indépendance (surtout « que personne ne me prenne en pitié »…) et pourtant le recours aux autres, aux gestes parfois bouleversants, et son propre dédoublement : la Brigitte d’avant qui prend la main de l’aveugle…
    L’histoire n’est pas ordinaire, même rapportée à la statistique: environ 80.000 à 100.000 déficients visuels sur l’ensemble de la population suisse, entre 10.000 et 20.000 personnes suivies par des institutions spécialisées, 10% environ de celles-ci aveugles, 8 à 10% handicapées de la vue de plus de 74 ans. Autant de chiffres qui ne disent rien d’une réalité dont les voyants n’ont qu’une vague idée. Témoignages et reportages documentent certes les états du handicap, de l’aveugle de naissance aux victimes d’une cécité progressive. Rares, cependant, ceux qui nous font percevoir le drame « de l’intérieur». Plus rares encore les récits qui disent à la fois la souffrance physique et psychique de l’aveugle, mais aussi ses révoltes et ses espoirs, ses façons de passer de la peur et de la rage initiales à la vie partagée, active, constructive, ouverte à l’amour et à tout ce qui «reste» malgré la vue perdue.
    A cet égard, le récit de Brigitte Kuthy Salvi a quelque chose d’exemplaire. Pas tant pour la «performance» de la femme devenue avocate, ni pour sa façon de célébrer « ce qui reste », mais pour dire aussi ce que la cécité lui a apporté. « Depuis longtemps, explique-t-elle, tout ce qui se rapporte à la vue, et à ce qu’on ne voit pas même avec de bons yeux, me préoccupait, mais ce n’est que depuis trois ans que l’envie de casser ma solitude par l’écriture a trouvé sa forme, par fragments courts où je m’efforce de suggérer, de frôler les thèmes plus que de les traiter ».
    Rien pourtant d’évanescent dans ce récit qui dit les choses avec une sobre netteté. La double lumière fait certes allusion au dédoublement intérieur de l’aveugle, mais aussi à certaine Leila, « reine de la nuit » de la mystique soufie. Pourtant la « double vue » ne serait rien sans un combat terre à terre contre le handicap, mais aussi contre les autres et contre soi : dans les difficultés de l’adolescence et du réapprentissage, des études et de tous les emmerdements auxquels les voyants ne pensent même pas. Avec l’aide des siens, de ses frères et sœurs, de son compagnon dont elle perçoit le regard avec une saisissante acuité. Et de remarquer qu’il est des aveugles qu’elle ne rencontre pas mieux que certains voyants. Et de venir vers nous du même coup…
    « Si la vue m’était rendue, ce qui est complètement improbable dans mon cas, je me demande parfois ce que je voudrais garder de moi aveugle», remarque enfin Brigitte Kuthi Salvi, reconnaissante jusqu'à l’initiation que lui a valu son mal. Grande leçon d’humanité…

    Kuthy.jpgUne nuit scintillante de mots

    « On ne voit bien qu’avec le cœur », écrivait Saint-Exupéry. Vérité d’une pleine évidence mais parfois devenue poncif, et peut-être incomplète. Car on voit aussi avec les yeux du corps et de l’esprit: c’est tout un, se dit on en pénétrant dans le labyrinthe de Double lumière, tissé d’ombres lourdes et de peines, mais aussi d’allées plus légères (parfois illusoires, quand on retombe sur les angles durs des murs et des objets) et d’échappées vers le ciel des émotions, entre autre regards sur l’énigme de la création.
    Quand on lui demande pourquoi la musique n’est pas plus présente dans son livre, alors qu’elle va visiter des musées, évoque des films (y compris celui qu’elle a failli tourner) ou sa « rencontre » avec la sculpture de Giacometti, Brigitte Kuthy Salvi remarque justement que la musique est tout en elle et ne lui a jamais posé la moindre question, modulée en revanche dans ses mots. « Ce qui m’importe est de voir au-delà de la vue », dit en outre l’auteur de Double lumière, nous rejoignant alors par-delà son handicap.
    C’est en effet un livre de communion et de transmission que Double lumière qui nous aide, paradoxalement, à mieux voir…

    Brigitte Kuthy Salvi. Double lumière. Préface de Michel Cazenave. Editions de L’Aire, 161p.
    En dédicace à Lausanne : librairie Payot de Pépinet, le 19 mars, dès 17h.

  • Gloire à Daniel Kehlmann

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    Après Les Arpenteurs du monde, le jeune écrivain allemand rebondit en beauté en pleine dinguerie contemporaine. Un irrésistible conteur.

    Notre époque est formidable. Une erreur d’aiguillage de votre téléphone portable, et vous voici, quidam minable, destinataire de tous les SMS et autres appels ardents destinés à tel acteur célébrissime. Gloire à vous ! Et gloire à tous au plus haut des cieux actuels ou virtuels, que Daniel Kehlmann arpente en observateur aigu, drôle et tendre à la fois.

    Vous seriez donc ce quidam, réparateur d’ordinateurs un peu fatigué de votre femme, - elle-même lectrice assidue des livres new-age du fameux Miguel Auristos Blancos, auteur du Chemin du moi vers son moi -, et voici que l’achat (réticent) de votre premier téléphone portable vous vaudrait la surprise de recevoir les messages envoyés à l’acteur de cinéma Ralf Tanner. Hier encore, vous vous disiez : « Pourquoi certains ont-ils tout pour eux et d’autres presque rien ? », et voilà que le rêve ferait irruption dans votre vie. Mais vous pourriez, aussi, trois histoires plus loin, être ce Ralf Tanner, dont le téléphone portable cesserait de fonctionner et qui rencontrerait, en ville, un sosie puis un autre plus ressemblant à sa propre image médiatique que lui-même. Ou vous seriez le fameux Miguel Auristos Blanco, en train d’écrire Interroge l’univers, il parlera, et tout à coup l’interpellation d’une abbesse candide vous enjoignant, dans votre courrier, à répondre aux Vraies Question, vous découvrirait l’imposture de votre vie de moraliste mondial à la Paulo Coelho. Mais vous pourriez être aussi le jeune blogueur employé en téléphonie qui positiverait à la lecture de Miguel Auristos Blanco lui conseillant de « ne plus faire qu’un avec les choses » ou d’ « apprendre à accepter ». Or ces sages préceptes vaudraient aussi pour tel écrivain, du nom de Leo Richter, invité dans les centres culturels allemands du monde entier, persuadé de vivre une vie dangereuse malgré sa peur pour sa petite santé et auquel, lectrice, vous pourriez demander d’où lui viennent ses idées (question universelle à deux balles) tout en vous identifiant à sa compagne du moment, une Elisabeth cadre au CICR dont les délégués viendraient d’être enlevés en Afrique…

    Fantaisie et gravité   

    On pense au Voyage aux enfers du XXe siècle de Dino Buzzati en lisant Gloire, même si les personnages de Daniel Kehlmann ont plus d’étoffe affective et de présence charnelle que ceux du grand conteur italien. Par ailleurs, c’est bien dans le XXIe siècle postmoderne que nous plonge Kehlmann avec cette suite d’histoires communiquant entre elles, dont la plus émouvante est à la fois la plus « virtuelle». La vieille Rosalie, que son cancer du pancréas condamne à brève échéance, demande à l’auteur s’il ne pourrait pas lui réserver un meilleur sort que de l’envoyer se faire euthanasier à Zurich ? Or Daniel Kehlmann, comme le Marcel Aymé de la nouvelle intitulée Le romancier Martin, parvient à nous faire croire à sa vieille dame tout en négociant avec elle le scénario de sa fin de vie.

    Magie, malice, pénétration sensible, regard critique, voire satirique, mais aussi compassion : telles sont les qualités  de l’écrivain-médium dont le rire qu’il tire de nous à chaque page n’est jamais froid ni blessant. Superbement fluide et chatoyant, musical jusque dans sa parodie du langage des dingues de l’Internet, ce roman en neuf histoires se dévore d’une traite tout en laissant, après lecture, place à une vraie réflexion prolongée. Autant dire que le plaisir de lire Gloire n’a rien de gratuit.

    Kehlmann6.jpgDaniel Kehlmann.- Gloire. Roman en neuf histoires traduit de l’allemand par Juliette Aubert. Actes Sud, 174p.

     

     

     

      

     

     

     

     

     

    Daniel Kehlmann en dates:

     

    1975 Naissance à Munich. Fils du réalisateur Michael Kehlmann et de la comédienne Dagmar Mettler.

    1981 Installation de la famille à Vienne .Etudes de philosophie et de littérature

    2003 Accède à la célébrité avec Moi et Kaminski (traduit chez Actes Sud en 2004), après trois premiers livres.

    2006. Les Arpenteurs du monde. Succès de l’année. Plus d’un million d’exemplaires, traduit en 50 langues. Prix Kleist. Vient de paraître en poche Folio.

  • Le temps des masques

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    Le siège de l’Aigle de Carlos Fuentes, une lucide et fascinante illustration de la passion politique
    Nous sommes au Mexique en 2020, sous le règne du sage président Lorenzo Teran, au moment où, celui-ci ayant refusé de cautionner l’occupation militaire de la Colombie par les Etats-Unis, et soutenant par ailleurs l’augmentation du prix du pétrole par l’OPEP contre l’avis des USA, voit son pays puni par ceux-ci qui paralysent, d’un jour à l’autre, tout le système de télécommunications. L’effet collatéral de cette mesure est de forcer les gens à communiquer par lettres, déclenchant du même coup ce roman qui revitalise le genre épistolaire puisqu’il sera simultanément chronique d’une lutte pour la succession du Président (lequel doit être remplacé en 2024), récit d’une conquête amoureuse stendhalienne (un Julien Sorel à la mexicaine mis au défi par une femme supérieurement manipulatrice) recoupant de multiples intrigues de cour ou d’alcôve, réflexions de haute volée (nourries de Plutarque, Platon et Machiavel, entre autres) sur l’histoire contemporaine et l’art de la politique - tout cela porté par une ligne narrative d’une parfaite clarté, avec un mélange d’humour et de réalisme jamais cynique (même si certains des personnages le sont diablement) qu’oriente une grande connaissance des êtres et de la « nécessité».
    La passion politique habite la magnifique Maria del Rosario Galvan, qui fut la compagne de l’actuel ministre de l’Intérieur, Bernal Herrera, type du «juste » humaniste et réservé en lequel elle voit le successeur idéal du Président. A cette fin, elle imagine de se servir (ad interim) d’un jeune homme brillantissime, Nicolas Valdivia, dont elle entreprend l’éducation politique (en lui promettant autre chose « plus tard ») et qui va bel et bien se retrouver au pouvoir en exerçant ses propres talents de jeune fauve sans états d’âme. Un peu comme s’il décortiquait un artichaut, dont chaque lettre du roman représenterait une feuille, le lecteur va découvrir peu à peu, et par le jeu de miroirs de leurs divers correspondants, à travers leurs actes et leurs feintes réciproques, qui sont Maria et Nicolas, avec leur passé respectif et leur drame secret.
    Entre Dumas et Goya
    De la même façon, tous les personnages du roman se dévoilent progressivement, autant par ce qu’ils écrivent que par ce que d’autres lettres apprennent au lecteur, lequel reconstruit finalement l’ensemble du tableau sans la moindre difficulté. Le Président lui-même, et l’intègre Bernal Herrera, comme l’énigmatique Ancien des Arcades (qui rejoue le Masque de fer à sa façon) distillant ses sentences à la manière d’un sage antique, conservent une sorte d’immobilité hiératique, tandis que s’agitent les masques de la Comédie. Et c’est le gluant Tacito de La Canal, directeur de Cabinet du Président dont il lèche les bottes en rêvant de le remplacer, après avoir « couvert » une arnaque financière sans pareille; c’est le fascisant Général Cicero Arruzza n’en pouvant plus de se retenir de casser de l’étudiant ou du paysan ; c’est César Leon l’ancien Président fomentant son retour en multipliant les alliances louches; ou c’est « La Pepa », nymphomane passant d’un homme fort à l’autre. Or, loin de se réduire à des caricatures, tous ces personnages (et il y en a encore beaucoup d’autres non moins bien dessinés à la Goya) ont une histoire personnelle que le romancier détaille de feuille en feuille, jusqu’à nous laisser goûter au cœur de l’artichaut…
    Toute l’œuvre romanesque de Carlos Fuentes est placée sous le signe explicite du Temps, décliné en Temps des fondations (Terra nostra), en Temps révolutionnaire (La mort d’Artemio Cruz) ou en Temps politique (La tête de l’hydre et Le siège de l’aigle), notamment. Or ce qui saisit une fois de plus, à la lecture du Siège de l’aigle, c’est la profonde empathie, la bonté fondamentale de l’écrivain, dénuée de tout sentimentalisme, qui n’en finit pas de parier, sans illusions sur la foire aux vanités, pour un temps plus humain.

    Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins. Gallimard, coll. Du monde entier, 443p.
    Carlos Fuentes. Territoires du temps ; une anthologie d’entretiens. Gallimard, Arcades, 393p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 décembre 2005.

  • Ordo ab chao

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    Ludmila Oulitskaïa et son grand roman de la médiation.

    par Hélène Mauler

     

     

    « […] ce livre n’est pas un roman, c’est un collage. Je découpe avec des ciseaux des petits morceaux de ma propre vie et de celle d’autres personnes, et je colle "sans colle / une histoire vivante sur les lambeaux des jours1". »

    Ludmila Oulitskaïa

    1 Citation d’un poème de Pasternak

     

     

    Il y a des romans qui, au-delà de l’histoire qu’ils racontent, soufflent au visage du lecteur toute la puissance du projet qui les anime. Tantôt en tempête, tantôt avec le calme plein de creux et de rumeurs qui fait vibrer l’air au débouché des grandes plaines d’Asie centrale ou aux confins des déserts africains, ils déploient une onde chahuteuse qui se rit du temps et de l’espace, ils enroulent et tourneboulent les destinées, ils vivent indépendamment des personnages une vie qui est la leur et dont à son tour on aimerait connaître la genèse, décrypter le manuscrit, élucider l’élan – pour découvrir le roman du roman, en quelque sorte.

     

    Ici, le roman du roman, qui est aussi le roman lui-même, se démultiplie à l’infini sitôt ouvert le volume bien sage, carré et compact, que l’on tient entre les mains : des fragments de notes prises à Boston, à Jérusalem ou à Berkeley par des hommes et des femmes de la diaspora juive en quête d’un passé et d’une identité, des courriers envoyés de Vilnius à Jérusalem, de Santorin à Cracovie, de Rio de Janeiro à Haïfa, la retranscription d’une longue conversation enregistrée en Galilée, un télégramme, une carte postale, des documents tirés des archives du NKVD et du KGB,  une brochure touristique « Visitez Haïfa », un certificat de baptême, des extraits de la presse israélienne rendant compte de la visite du pape Paul VI, un extrait du courrier des lecteurs du journal « Les nouvelles d’Haïfa » avec la réponse de la rédaction, des lettres de dénonciation aux autorités de l’Eglise, toute cette matière écrite semble échappée d’un de ces gros dossiers à sangle que l’on trouvait, autrefois, sur les étagères des avocats, des médecins ou des commissaires de police. Collectée feuille à feuille, minutieusement assemblée, entrelacée, tissée, elle dessine un vaste paysage lacéré qu’illumine, radieuse et joyeuse, la figure de Daniel Stein, interprète.

     

    Interprète… Rares sans doute ont été les destins vécus aussi pleinement sous le double signe de la traduction et de la médiation que celui de Daniel Stein, alias Oswald Rufeisen, un personnage réel né dans une famille juive de Galicie en 1922 et mort en Israël en 1998. Jeune homme, dans une Biélorussie annexée par les Russes au lendemain de la Première Guerre mondiale, partiellement cédée à la Pologne, puis occupée par l’Allemagne à partir de 1941, il fait office d’interprète (forcé) entre la gendarmerie allemande, la police biélorusse et la population locale, mais tente aussi de sauver des Juifs en leur transmettant les informations auxquelles ses fonctions lui donnent accès. Démasqué, réfugié dans un couvent de religieuses polonaises, il se convertit au catholicisme et part pour la Terre sainte où il sera ordonné prêtre. Là, il créera une paroisse où, après avoir dit la messe en Polonais, il finira par opter pour l’hébreu, langue véhiculaire des nouveaux immigrants venus de Hongrie, de Russie, de Roumanie. Mais surtout, il militera jour après jour pour que l’Eglise catholique renoue avec ses racines, qui se trouvent dans le judaïsme : riche lui-même d’une double culture juive et chrétienne, mais non reconnu comme juif en Israël parce que chrétien, ayant vécu au plus près le chaos des guerres, l’horreur de la Shoah, les intransigeances de la foi, les défis de la liberté, il consacrera sa vie à jeter des ponts entre deux traditions qui, à l’origine, n’étaient qu’une.

     

    « Mon christianisme s’est révélé une pierre d’achoppement pour mon peuple », constate Daniel Stein à son arrivée en Israël, et c’est ce qui guide sa réflexion comme son action. Hilda, une jeune Allemande immigrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’assiste sans faillir auprès de fidèles venus de tous les horizons, elle aussi au cœur d’un inextricable nœud de contradictions en raison de ses origines, mais aussi de son amour pour Moussa – Moussa qui vit au quotidien la difficulté d’être arabe, « surtout quand on est de confession chrétienne et de nationalité israélienne ». Et c’est autour de ce duo tout d’ombres et de lumière, Daniel et Hilda, que s’organise une superbe réflexion sur la foi, la judéité, la distinction incertaine entre les méchants et les gentils, les assassins et les victimes – et la vie qui avance, trébuche et reprend – ou pas – sa marche, parce que l’on se trouve à tel endroit, à tel moment, parce que l’on reçoit une lettre, un livre, une convocation, un signe du destin, bon ou mauvais…

     

    H.M.

     

    Ludmila Oulitskaïa. Daniel Stein, interprète. Traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 2008, 526 pages.

    Cet article est à paraître dans Le Passe-Muraille, No77, en avril 2009.

     

  • La passion du livre

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    Sylviane Friederich fait passer le livre comme un témoin d’humanité

     

    « Je suis autodidacte à 100% », rappelle volontiers Sylviane Friederich même si, en matière de lecture, elle en sait autant sinon plus que moult lettrés. Libraire quasi légendaire pour son accueil et ses compétences, présidente en exercice de l’ASDEL (Association suisse des libraires, distributeurs et éditeurs), choniqueuse littéraire à ses heures (au Temps et à la Librairie francophone) jusqu’au moment où, l’an dernier, les éditions In Folio lui confièrent la direction de leur nouvelle collection de littérature, la patronne de La Librairie  n’a rien pour autant du bas-bleu. Aussi débonnaire en apparence que rigoureuse et tenace, il y chez elle de la militante (notamment pour le prix unique du livre) et de l’humaniste.

    « A la maison, on ouvrait plus souvent une bouteille qu’un verre », précise cette fille de tonneliers-cavistes. «La bibliothèque familiale se résumait à peu près à la série des classiques Nelson, mais ça m’a permis de me « faire » la totale des Dumas, entre autres Balzac et Zola. Celui-ci m’a marquée par ses descriptions de la misère des villes et des campagnes, et m’a transmis un début de conscience sociale et politique. Et puis il y avait la bibliothèque locale que j’ai écumée. Mais en fait, c’est surtout avec les autres que j’ai appris »…

    Les premiers « autres » seront, à sa seizième année, à Zurich, dans une librairie anglophone fréquentée par un certain Kokoschka et les artistes de l’opéra voisin, des amis libraires qui lui révèlent un nouveau monde après l’éteignoir d’un bref séjour à l’Ecole normale lausannoise. «J’y ai aussi rencontré le mythique Wenger, tenancier de la librairie française, auquel, toute jeunote, j’ai acheté ma première gravure de Franz Anatol Wyss, pour 80 francs – une sacrée somme… » Dès cette époque, son double goût pour la littérature et la peinture ne cessera de cohabiter. Après un apprentissage en bonne et due forme à la librairie protestante de L’Ale, à Lausanne, elle assouvira mieux cette passion à la librairie-galerie Melisa, à la rue de Bourg, auprès du libraire-écrivain Roger-Jean Ségalat chez lequel défile la fine fleur de l’intelligentsia locale. A l’approche de la trentaine, après une escale à la galerie de L’Entracte où elle élargit le cercle de ses amis artistes ou collectionneurs, Sylviane Friederich se lance, soutenue par quelques amis, dans la belle aventure personnelle de la librairie-galerie Couvaloup, qu’elle installe dans les murs pittoresques d’anciennes écuries. C’est là qu’elle accueille maints artistes et qu’elle commence à constituer un fonds de librairie à sa ressemblance, nullement confiné ou trop spécialisé mais ouvert au monde: éclectique. Un quart de siècle plus tard, c’est enfin dans un ancien atelier industriel de la rue des Fossés  que La Librairie se transporte, bel espace en dédale de plain-pied et plus spacieux, plus chaleureux aussi, où les enfants se trouvent aussi à l’aise que les esthètes, les fouineurs et les amis.

    De la génération des soixante-huitards, Sylviane Friederich a été marquée par les grandes figures de la contestation et de la résistance intellectuelle, de Martin Luther King à Hannah Arendt. Dans le même esprit, elle a toujours défendu les porte-paroles des cultures périphériques, sans oublier la Suisse romande. « La lecture est un cercle infini, qui m’a conduit à travers tous les siècles et les pays. Il y a parfois des chocs, comme la découverte de Cent ans de solitude de Garcia Marquez. Mais il y a aussi des découvertes plus intimistes, qu’on transmet comme des secrets. Je pense à La Demande de Michèle Desbordes ou aux livres de Sylvie Germain, qui est d’ailleurs venue à La Librairie de son vivant.

    La Librairie, précisément, qui tient du salon débonnaire où l’on s’attarde volontiers seul ou  entre amis, obéit elle-même à une véritable « mise en scène », selon l’expression de la maîtresse de céans. Non du tout pour la frime mais pour s’opposer à la frénésie ambiante.  «La librairie devrait être un témoin de l’Histoire », conclut aussi bien Sylviane Friederich.

     

     

    En dates

    1950. - Naissance à Morges, dans une famille de tonneliers-cavistes.

    1966. -Première expérience en librairie, à Zurich, après un début d’Ecole normale insatisfaisant.

    1967. Apprentissage de libraire à la Librairie protestante de l’Ale, à Lausanne. Proche de la bohème lausannoise et des milieux artistiques et intellectuels.

    1974. Collaboratrice de Roger-Jean Ségalat  à la Librairie-Galerie Melisa, à Lausanne. Se passionne autant pour la littérature que pour les arts plastiques.

    1978. Fondation de la Librairie-galerie de Couvaloup, à Morges. Y organise de nombreuses expositions.

    2003. Installation à La Libraire, dans une ancienne quincaillerie de la rue des Fossés. Expositions, animations, conférences, signatures.

    2005. Présidente de l’ASDEL. En première ligne du combat pour la réglementation du prix du livre.

    2008. Directrice littéraire de la collection Littérature aux éditions In Folio.

  • La (dé)mesure de Shakespeare

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    Mesure pour mesure au Théâtre de Vidy, en 2009. Mémorable !

    Le grand art est tout simple, qui ne va pas sans grand artisanat, l’un et l’autre exigeant un immense travail qui ne se voit pas. Il en résulte une impression d’évidence et de légèreté qui marque, particulièrement, la mise en scène claire et fluide de Mesure pour mesure, signée Jean-Yves Ruf, dans une scénographie de Laure Pichat montrant sans démontrer, boîte à surprises où tantôt on serait au palais et tantôt au bordel, en costume de banquier ou le cul à l’air. Les costumes de Claudia Jenatsch, les lumières de Christian Dubet, le son de Jean-Damien Ratel participent aux sortilèges du lieu théâtral, dans lequel s’incarnent les personnages du Big Will, par le truchement de son verbe magique.
    Celui-ci, comme celui de Dostoïevski sous la même signature d’André Markowicz, est une sorte de monstre apte à «tout dire», Dans Mesure pour mesure, il est question de bon gouvernement et de justice divine, royale ou bonnement humaine. Il est question de pouvoir mesuré ou démesuré, de pureté peut-être hypocrite et de sainteté non feinte, il est question d’expérience humaine et d’indulgence acquise, de ceci qui semble simple et de cela de bien plus compliqué.
    La grande réussite de cette coproduction, créée à Bobigny en novembre 2008 et donc bien rodée aujourd’hui (3 heures sans un instant d’ennui), tient à moult éléments, dont l’interprétation. Mention spéciale à Jérôme Derre pour son Duc magistralement dédoublé en moine retors, meneur de jeu annonçant le Prospero de La Tempête. Bonus à l’Escalus puissant et doux de Jean-Jacques Chep, au Prévôt soumis-révolté de Jacques Hadjaje ou à la Marianne de Noémie Dujardin, aussi expansive qu’est concentrée l’Isabelle très authentique et très émouvante de Laetitia Dosch… Enfin ce conseil : de revenir au texte, disponible à la librairie de Vidy.

    Image: Eric Ruf, dans le rôle d 'Angelo, et Laetitia Dosch, dans celui d'Isabelle. Photo Mario del Curto.

    Lausanne-Vidy, Salle Apothéloz, jusqu’au 4 mars, les ma-me-je-sa, à 19h. Di à 18h.30, Ve, à 20h.30. Relâche lundi. Location : 021 /619 45 45 ou www.vidy.ch

     

    Ruf5.jpgEric Ruf vit Shakespeare « par le ventre et la tête »…
    RENCONTRE. A Vidy, l’éclatant acteur de la Comédie-Française retrouve son frère Jean-Yves dans Mesure pour mesure.

    Un très grand bonheur théâtral s’offre ces jours au public du théâtre au bord de l’eau. Avec un immense texte, complexe mais intelligible, que la nouvelle version française d’André Markowicz rend propice à la mise en chair et en bouche, dans une réalisation éclairante de Jean-Yves Ruf, et une interprétation portée par le même souffle et la même intelligence. En face de la jeune Laetitia Dosch, formée (entre autres) à la Haute école de théâtre romande, qui incarne une Isabelle virginale évoquant à la fois Bécassine, Antigone et Jeanne d’Arc, Eric Ruf campe le seigneur Angelo dont la froide rigueur puritaine s’enflamme au feu de la vertu…

    - Que représente Shakespeare pour vous ?
    - J’ai quelque peine à le dire, car c’est la première fois que je l’aborde dans un grand rôle. J’y ai été préparé par Le Partage de Midi de Claudel, dans le rôle de Mesa, le même genre de jeune homme pur et dur qui montre soudain une fragilité d’allumette. A l’école, j’avais mesuré la grande difficulté de cette langue et l’importance de la traduction, souvent injouable. Avec celle de Markovicz, dont la poésie est directe et concrète, l’incarnation s’est faite aussitôt. Deux jours durant, nous avons démêlé avec lui les obscurités du texte. Il nous a appris ainsi à accepter la part de l’obscur. Il a d’ailleurs une théorie à ce propos : si Shakespeare ménageait cette part, c’était pour faire revenir le spectateur une deuxième fois ! Pour en revenir à votre question, je me sens devenir très passionné de Shakespeare, qui est à vivre par le ventre et la tête. Je projette d’ailleurs une mise en scène de Macbeth…

    - Que vous dit, personnellement, Mesure pour mesure ?
    - Je suis frappé par la complexité de chaque personnage. Le mélange du tragique et du comique, de la vertu et du vice, est inouï. Angelo me semble, au début, un type pur, assez semblable en cela à Isabelle, mais le désir qui lui fond dessus est du genre qui tue et la charge érotique liée à l’apparition de la vierge implorante est inouïe. Enfin on découvre un homme. Aussi, c’est une pièce sur la justice. Et là, je remarque que le jeune public réagit au quart de tour, saisi par ce qu’on pourrait dire des jugements à «deux vitesses »…
    - Comment avez-vous vécu la collaboration avec votre frère ?
    - Cela s’est bien passé, alors que nous avons été très rivaux durant notre adolescence. Mais le théâtre nous a rapprochés. En l’occurrence, nous avons partagé les mêmes réactions par rapport à une éducation de petits-fils de pasteurs, notamment en ce qui concerne le puritanisme d’Angelo et l’arrière-plan religieux et moral de la pièce. D’un autre point de vue, le personnage du Duc est non moins insondable, plus ambigu peut-être que tous les autres, alors qu’il prétend clarifier et pacifier le jeu au nom de la justice.

    - N’y a –t-il pas, dans le dénouement tellement humain de la pièce, quelque chose de Molière ?
    - En effet : comme souvent chez Molière, le happy end apparent ne résout rien. Pas de jugement final qui conforterait. Il y a même un humour sardonique là-dessous : pensez au sort futur d’Angelo, condamné à vivre avec la femme qui l’aime et qu’il a rejetée on ne sait pourquoi…
    - Quels sont vos projets à venir ?
    - Je vais revenir à la scénographie, pour un Fortunio à l’Opéra comique. En outre je vais collaborer à une variation sur  Jekyll du jeune auteur Christian Montalbetti et, à la Comédie Française, je jouerai le Soliony des Trois sœurs de Tchékhov. Enfin, le pauvre Angelo se retrouvera en patron de sex-shops dans Pigalle, une série télévisée à venir…

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 26 février 2009.

    Portrait d'Eric Ruf à Vidy: Florian Cella.

  • Les savants foldingues

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    Les arpenteurs du monde, ou l'érudition pétulante de Daniel Kehlmann 

    Une idée aussi répandue que sotte voudrait qu'un best-seller répondît à des critères standards, alors que rien n'est moins prévisible qu'un grand succès de librairie qui allie qualité et popularité. Une nouvelle preuve en est donnée par Les arpenteurs du monde du jeune écrivain allemand Daniel Kehlmann, qui a fait un tabac fumant en Allemagne avec plus d'un million d'exemplaires vendus et l'acquisition de ses droits pour une trentaine de traductions. Or le moins qu'on puisse dire est que le thème du roman n'a rien d'accrocheur a priori: ni violence ni sexe, mais le récit alterné des mésaventures de deux illustres savants de la fin du XVIIIe siècle allemand: le naturaliste-explorateur Alexander von Humboldt et le mathématicien génial Carl Friedrich Gauss.

    Relevant du gai savoir fantaisiste plus que de la reconstitution fidèle, le roman confronte deux façons d'explorer le monde à la fois opposées et complémentaires – Humboldt sillonne et cartographie le monde du fin fond de l'Amazonie au bout des steppes sibériennes, tandis que Gauss scrute les nébuleuses mathématiques ou les galaxies physiques sans quitter ses savates – et deux attitudes par rapport à la science: l'optimisme scientiste pour Humboldt, et le scepticisme plus humble pour Gauss.

    Un récit effréné

    Dès les premières pages du roman, où l'on voit le vieux Gauss râler comme un schnock à l'idée d'avoir à se pointer à Berlin (nous sommes en 1828) à un congrès de naturalistes où le convie Humboldt en qualité d'invité d'honneur, l'irrésistible drôlerie du récit se mêle au plaisir de la découverte. Car le titre du roman tient bientôt sa promesse: c'est le monde que le lecteur va bel et bien arpenter au fil des investigations alternées des deux inénarrables savants.

    D'un côté, voici donc Humboldt l'aristo craignant les femmes, naturaliste curieux de tout, géographe parti pour mesurer le monde entier de la première colline de Salzburg à la plus insondable grotte pleine d'oiseaux-radars d'Amérique du Sud, dont les expéditions cocasses évoquent à la fois Rodolpe Töpffer en ses zigzags loufoques et Blaise Cendrars au plus long cours. De l'autre, issu de milieu populaire: le farouche Gauss qui sidère son maître d'école dès l'âge de huit ans, multiplie les découvertes que ses profs publient sous leur nom avant que son premier maître-ouvrage n'en fasse le prince des mathématiciens européens. Si la trajectoire de von Humboldt, ami de Goethe et frère d'un éminent diplomate, recoupe celle des grands de ce monde, le parcours de Gauss est à la fois plus individualiste et plus familial, d'une première femme adorée aux tribulations d'un fils tenté par les idées nouvelles qu'il tyrannise et force à se refaire une vie meilleure en Amérique.

    Tissé de malice, le roman du trentenaire Daniel Kehlmann évoque une Allemagne éminemment cultivée que l'on n'imagine pas, évidemment, régresser un jour dans la barbarie. Avec un clin d'œil à chaque paragraphe, le romancier ne cesse cependant de montrer, chez ses deux protagonistes, les aspects tout humains de vieux gamins égomanes ou de tyrans domestiques, de même que les Lumières philosophiques de l'époque (Kant toussote encore dans son coin) vont de pair avec de vraies ténèbres politiques ou policières. La satire est souvent carabinée, mais la tonalité du livre reste débonnaire, avec une nuance plus mélancolique sur la fin. Il en découle un immense plaisir de lecture, qu'on se réjouit de voir si largement partagé…

    Daniel Kehlmann. Les arpenteurs du monde. Traduit de l'allemand (magnifiquement) par Juliette Aubert. Actes Sud, 299 pp.
    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 9 janvier 2007.

  • Goncourt du premier roman

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    L’Académie « innove » en rebaptisant sa Bourse. Tatiana Arfel eût été une découverte moins convenue que les papables…

    La découverte d’une voix «inouïe », d’une nouvelle « papatte » ou d’un univers «jamais-vu » constitue un moment gratifiant pour le passionné de lecture. L’apparition de Ramuz par Aline, premier chef-d’œuvre d’un garçon de vingt-quatre ans, ou celle de  Michel Houellebecq par Extension du domaine de la lutte, ont fait date. Si la catégorie du premier roman n’est pas une valeur en soi, il paraît légitime de soutenir un auteur prometteur à ses débuts. D’où les divers prix et autres bourses qui mettent en exergue l’appellation, sans oublier le Festival du premier roman de Chambéry...

    Depuis 1977, le Prix du premier roman, actuellement présidé par Joël Schmidt, a signalé, sur l’ensemble des lauréats, un bon quart de jeunes auteurs dont les œuvres ont « décollé » par la suite, tels Alexandre Jardin, Isabelle Jarry, Christophe Bataille ou Boualem Sansal. A signaler pourtant que le palmarès s’en tient exclusivement à l’édition parisienne, et que son impact médiatique ou commercial reste limité. Même remarque pour le Prix du Premier roman du Doubs, parrainé cette année par David Fœnkinos, romancier primé dès son premier livre (Prix Mauriac de l’Académie française) et qui remarque : «Un prix pour un premier roman, c’est un coup de pouce décisif. Il paraît tant de livres chaque année qu’il n’est pas facile de se faire remarquer autrement. D’ailleurs, il n’y a pas de petits prix. D’abord parce que c’est toujours agréable d’en recevoir un, ensuite parce que ça ouvre des portes, retient l’attention des libraires et des lecteurs, suscite d’autres prix ». 

    Label Goncourt

    Edmond de Goncourt prévoyait, dans son testament, un soutien particulier aux jeunes auteurs. La chose s’est parfois concrétisée avec le Prix Goncourt lui-même, mais un legs, datant de 1914, a institué la Bourse Goncourt du premier roman, dont le palmarès de ces trente dernières années est à vrai dire plus chiche en vraies découvertes que celui du Prix du Premier roman lui-même, et très marqué par le label Gallimard.

    Or la liste des six derniers nominés du nouveau Prix Goncourt du premier roman, qui remplace la « bourse » de naguère et sera décerné le 3 mars prochain, recycle également deux poulains Gallimard de la course au Goncourt de l’automne dernier, avec certain air de réchauffé: le finaliste  de novembre Jean-Baptiste del Amo, pour Une éducation libertine, et Tristan Garcia, avec La meilleure part des âmes, déjà très largement médiatisés. Or on espère un choix moins « téléphoné », même si les autres lauréats, tel Laurent Nunez avec Les récidivistes (Champvallon), Paul Andreu avec La maison (Stock) ou Justine Augier avec Son absence (Stock) font assez pâle figure. Quant à la plaisante vacherie bien parisienne de Marion Ruggieri, avec Pas ce soir, je dîne avec mon père (Grasset), elle ne relève guère non plus de l’alternative excitante. Le premier roman de Tatiana Arfel (lire encadré) nous semble d’une tout autre originalité. Son premier « prix » aura consisté en son  insertion, chez José Corti, dans la prestigieuse collection Merveilleux, à côté de Robert Walser, de Daniel Defoe ou de Bram Stoker. Excusez du peu ! 

     

    Une belle fable de l'enfance bafouée

    C’est une sorte de grande fable, apparemment naïve, en réalité lestée d’une profonde expérience de la vie, que L’Attente du soir de Tatiana Arfel. La jeune romancière (née à Paris en 1979) y raconte l’histoire, qui pourrait sembler invraisemblable, de trois naufragés de l’existence dont le récit des destinées alterne avant de les faire s’entrecroiser: un vieux clown malmené par ce qu’il appelle « le Sort», une femme «éteinte» par le manque d’amour et un enfant sauvage, « slumdog » des gadoues contemporaines qui aurait dû y crever. Cela pourrait être d’un kitsch achevé, et c’est immédiatement prenant, envoûtant même, évoquant à la fois les enfants d’Agota Kristof ou de Romain Gary, avec quelque chose de pourtant inouï et de jamais vu qui tient à la saisissante porosité émotionnelle de l’auteur et à sa capacité d’exprimer, avec ses mots, simples, et ses images, très concrètes, toute la tristesse de la vie froide et toute la merveille du monde revivifié par les gestes de la tendresse et par la capacité créatrice de notre drôle d’espèce, de Lascaux à l’art brut.
    L’Attente du soir ne se raconte pas. Une analyse de ce roman très substantiel, mais toujours lisible, demanderait un long développement. J'y reviendrai d'ailleurs. Mais plus important me  semble cependant, dans l’immédiat, de «vivre» ce livre de la solitude et des séquelles du manque d’attention et d’affection, mais aussi de la possible rédemption. Face à la grisaille du monde et au mur d’indifférence qui sépare les êtres, Tatiana Arfel réaffirme une foi candide mais non moins impérieuse en les pouvoirs du langage poétique ou artistique. D’aucuns ricaneront peut-être, tant l’ingénuité de ce livre, en rupture totale avec le cynisme ambiant, détone et surprend, mais c’est aussi sa force, exigeant du moins la plus vive attention, et le même abandon qu’en nos enfances, à rire et pleurer en lisant nos premiers livres…

    LireArfel.JPGTatiana Arfel, L’Attente du soir. José Corti, 325p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du samedi 21 février 2009.

     

     

  • L’humour de Tanguy Viel

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    On se régale à la lecture de Paris-Brest
    On ne sait pas trop à quoi ça tient, mais il y a quelque chose d’irrésistible dans Paris-Brest, le nouveau roman de Tanguy Viel, qui tient à la fois à l’horreur de la situation et à son comique imprévisible, sans compter le bonheur de sa phrase et la poésie singulière de ses évocations. Il y est question, dans une ville affreuse (Brest reconstruite l’a été de façon affreuse), d’un jeune Candide mal tombé question famille, entre une mère froidement dominatrice et imbue de ses principes bourgeois, et un père faible livré à l’opprobre de toute la ville à la suite d’un scandale footballistico-financier. Dès son enfance, Louis a été humilié par l’entraîneur des Poussins locaux, qui a décidé qu’il ne serait jamais un grand footballeur, et par sa mère le traitant d’imbécile après sa chute dans le bassin d’un jardin municipal. Au début du roman, on ne sait rien de tout ça, sinon que les parents du narrateur se trouvent exilés en Languedoc-Roussillon tandis que Louis reste auprès de sa grand-mère devenue richissime sans le vouloir après s’être montrée aimable envers un très très vieux client du Cercle Marin où elle a ses habitudes, Albert de son prénom.
    Chassés au sud pour un trou de 14 millions dans les comptes du Stade Brestois, les parents de Louis vont vivre trois ans loin de la grand-mère aux œufs d’or (dix-huit millions) sur laquelle veille son petit-fils préféré tandis que son frère s’engage dans une carrière de footballeur. Louis fait un peu office de concierge pour son aïeule, laquelle a promis à Albert, après la mort de celui-ci, dûment advenue, de garder sa femme de ménage, Madame Kermeur, flanquée de son fils, dit le fils Kermeur, âme damnée du narrateur, que la mère de celui-ci, qui n’aime pas les pauvres, a fait renvoyer de l’école après un vol dans un supermarché. On ne va pas entrer dans le détail de ce « roman familial » à la fois parodique et tout à fait plausible, aux personnages finement ciselés et aux situations explosives dès lors que l’argent de la vieille a rendu un peu d’espoir de réhabilitation à la mère de Louis, lequel explique au fils Kermeur, son envahissant ami, que pour elle « le monde est une sorte de grand cercle et au milieu il y a une montagne d’argent et sans cesse des gens entrent dans le cercle pour essayer de gravir la montagne et planter un drapeau en haut »…
    Le bonheur de cette lecture découle de plusieurs de ses composantes, à commencer par son endiablement narratif à  récurrences rageuses rappelant parfois un Thomas Bernhard à la française. Et puis il y a la combinatoire de ladite narration, ingénieuse et décapante  à la fois. Le roman familial est en effet celui que nous avons en mains, mais le texte manuscrit transporté comme une bombe par Louis, qui revient pour un Noël à Brest après son établissement à Paris et son début de carrière d’écrivain, dans la maison cossue en bord de mer acquise par ses parents avec l’argent de la grand-mère claquemurée dans un grenier; et, troisièmement,  le récit virtuel de «la vie» elle-même, que le lecteur reconstitue à sa façon. Or les divers plans de la narration se combinent parfaitement dans le temps du roman et ses espaces, impliquant aussi les interférences redoutables entre la «vérité» de l’observateur romancier, espion redouté des familles («est-ce que tu parles de nous ?»), et les versions de chacun, parfois aussi plausibles que celle-là. Tout cela rendu avec une malice cruelle, mais frottée d'un zeste de tendresse et surtout de gaîté vache à l’anglaise. Le roman qui en résulte scintille enfin de mille facettes sans se réduire à un exercice de virtuosité, tant il est incarné, sensible, imprégné de cette bonne méchanceté qui caractérise les humoristes profonds.
    Tanguy Viel. Paris-Brest. Minuit, 2009, 189p.

  • Pierre-Alain Tâche en chemin

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    COUP DOUBLE Un nouveau recueil et un Plan-Fixe éclairant.
    L’œuvre sereine et lumineuse de Pierre-Alain Tâche, poète lausannois qui fut magistrat judiciaire et reste très présent dans la vie culturelle lausannoise, s’enrichit aujourd’hui, conjointement, d’un trente-sixième ouvrage et d’un plan-fixe, en dialogue avec notre confrère Charles Sigel.
    « La clairière où l’enfant a compris / qu’il est des choses infinies /demeure un lieu vaste et sacré », écrit le poète dans Forêt jurée, son dernier recueil orné de beaux pastels de Martine Clerc, son épouse. Or c’est dans une même «clairière» que se déroule, en un peu moins d’une heure, la conversation enregistrée le 12 septembre 2008, où Pierre-Alain Tâche, souriant et tranquille, mais aussi aigu et dense par son verbe, évoque d’abord sa trajectoire de rejeton de gens ordinaires (grand-père paysan, père dans le commerce pharmaceutique, peu de livres à la maison), snobé au collège pour ses culottes courtes mais repéré dès le gymnase, par André Guex, pour ses dons littéraires, vite concrétisés dans un premier recueil, Greffes, paru à sa vingt-deuxième année, en 1962. Choisissant le Droit « par défaut », avocat puis magistrat judiciaire (juge cantonal de 1981 à 2002), Pierre-Alain Tâche aura donc vécu ce «grand écart» entre les dossiers de la justice et le royaume de la poésie, à la fois plus intérieur et grand ouvert sur les jardins du monde.
    Tôt convaincu, notamment par Jacques Chessex, que la poésie doit engager toute la personne, le poète a vécu celle-ci comme un chemin à parcourir, en constante évolution. Du vers irrégulier mais ciselé, parfois même précieux, de ses débuts, à une poésie de plus en plus naturelle et libre, en apparence (en réalité bien composée et tenue), l’œuvre est marquée par les deux instances du Lieu (référence à L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy, plus encore qu’à Roud ou Jaccottet, autres proches) et de l’Instant, moment-clef de l’expérience sensible, entre fuite du temps et éternité.
    Petit regret : qu’aucun livre n’apparaisse en cours de conversation, juste cités au passage. Mais le dialogue renvoie, pour l’essentiel, à la « Vallée offerte comme un livre ! » du dernier recueil réitérant la « confiance en la vie qui va »…
    Pierre-Alain Tâche. Forêt jurée. Pastels de Martine Clerc. Empreintes,87p.
    Pierre-Alain Tâche, poète et magistrat.
    Plans-Fixes 1239. Première projection le 26 février, à 18h.30, à la Cinémathèque suisse, Casino de Montenon, Lausanne.

  • Jacques Chessex en fait trop…

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    En 1942, un sordide assassinat à caractère antisémite fut commis, dans une écurie du paisible bourg vaudois de Payerne, par un groupe de pauvres types entraînés par deux ou trois fanatiques hitlériens, dont un certain pasteur Lugrin. Arthur Bloch, marchand de bestiaux juif établi à Berne mais venu à la foire de Payerne ce jour-là, fut attiré dans un guet-apens et massacré sur place avant d'être découpé en morceaux, ses restes bientôt engloutis dans le proche lac de Neuchâtel. Ainsi les émules locaux du Führer prétendaient-ils lui faire plaisir à la veille de son anniversaire. Sûrs de leur fait, ils s'y prirent si grossièrement que tous (sauf le sinistre pasteur) furent promptement arrêtés et condamnés à de lourdes peines. Or, ayant passé sa prime enfance en ces lieux, Jacques Chessex a été marqué par ce crime affreux. Après l'avoir déjà évoqué dans certaines proses, il y revient dans Un juif pour l'exemple, récit d'une centaine de pages qui s'est arraché en Suisse romande: après un mois, l'ouvrage s'est déjà vendu à plus de 30.000 exemplaires. Si la qualité du livre n'est pas en cause, le marketing déployé par l'écrivain laisse songeur. Etablissant des parallèles douteux entre le destin de son père (lui-même écrivain et notable impliqué dans une affaire de moeurs, qui s'est suicidé) et celui du pauvre Juif Arthur Bloch, bouchoyé de la plus odieuse façon, Chessex en arrive aujourd'hui à prétendre que le crime de Payerne préfigure Auschwitz.  Et de gesticuler pour que la Municipalité, 70 ans après les faits,  débaptise sa place principale pour la consacrer à la mémoire de Bloch. Et de faire l'impasse sur ceux qui, antérieurement, ont documenté cette affaire aux riches implications sociales et morales, affirmant dans 24 Heures qu'il détient la "paternité" du crime de Payerne. C'est donc dans les colonnes du même quotidien que je me suis permis cette amicale mise en garde...

    Jacques Chessex a signé, avec Un juif pour l’exemple, un livre qui fera date au double titre de la littérature et du témoignage « pour mémoire ». Lorsque l’écrivain nous a annoncé, en décembre dernier, le sujet de ce nouveau roman, nous avons un peu craint la «resucée» d’un drame déjà évoqué sous sa plume, notamment dans Reste avec nous, paru en 1965, et c’est donc avec une certaine réserve que nous avons abordé sa lecture, pour l’achever d’une traite avec autant d’émotion que d’admiration. La terrible affaire Bloch pourrait certes faire l’objet d’un grand roman plus nourri que ce récit elliptique, mais le verbe de Chessex, son art de l’évocation, sa façon de réduire le drame à l’essentiel, touchent au cœur.
    Cela étant, avec tout le respect que mérite l’écrivain, et même à cause de l’estime que nous portons à son œuvre, comment ne pas réagir à certaines postures que nous lui avons vu prendre ces jours au fil de ses menées promotionnelles, et notamment en s’arrogeant la « paternité » du crime de Payerne (lire notre édition du 18 février), traitant avec dédain le travail documentaire qui aboutit à un film référentiel de la série de grands reportages de  Temps présent, en 1977, réalisée par Yvan Dalain et Jacques Pilet, et au livre de celui-ci sous-intitulé (sic) Un juif pour l’exemple ?
    Que Jacques Chessex ne mentionne par cette double source dans son roman n’est pas choquant à nos yeux. Un grand sujet n’appartient pas à tel ou tel, surtout dans un travail de mémoire. Cependant, affirmant lui-même qu’il était «sur le coup» avant Dalain et Pilet, Jacques Chessex pourrait faire croire qu’ Un Juif pour l’exemple n’est qu’un «coup» et qu’il s’agit d’occulter tout concurrent. Or son livre vaut mieux que ça!
    Une scène saisissante, dans Un Juif pour l’exemple, évoque le triple aller et retour d’Arthur Bloch, attiré dans une écurie par ses assassins, qui hésite avant de conclure le marché fatal. Nous imaginions cet épisode inventé par l’écrivain, or c’est du film de Dalain et Pilet qu’il est tiré. Il va de soi que ce détail n’entache en rien le mérite de Chessex, mais que perdrait celui-ci à saluer le travail d’autrui ? À cet égard, la posture de Chessex nous a rappelé celle du cancérologue médiatique Léon Schwartzenberg qui, un soir, après une émission de télévision à laquelle participait un jeune romancier médecin de notre connaissance, lui téléphona pour lui dire : cher confrère, le cancer à la télévision, c’est moi !
    Dans le même élan écrabouilleur, Jacques Chessex s’est répandu récemment, dans l’émission radiophonique Le Grand Huit, en propos consternants sur l’état de la littérature romande actuelle, concluant à son seul mérite exclusif et à l’inexistence d’aucune relève. Ainsi, le même écrivain qui prétend défendre la mémoire collective, piétine ceux qui, à leur façon, contribuent à la culture commune. Plus rien ne se fait après nous: telle est d'ailleurs la chanson triste des grands créateurs de ce pays virant aux caciques, de Tanner et Godard à Chessex. Or nous osons le dire à celui-ci : cette posture est indigne de toi, frère Jacques : ton œuvre vaut mieux que ça !

    Cette chronique a paru dans l’édition de 24Heures du vendredi 20 février 2009.

  • Le Valais de coeur d'Alain Bagnoud

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    ENTRETIEN L’écrivain quasi quinqua revient avec Le Jour du dragon, très vivante évocation autobiographique de la bascule des «seventies», à Chermignon.
    Alain Bagnoud, issu d’une tribu valaisanne comme les a peintes Maurice Chappaz dans son Portrait des Valaisans, a connu de l’intérieur cette société que le sociologue Uli Windisch étudia, à Chermignon, dans un essai au titre significatif, Lutte de clans, lutte de classes. C’est là que Bagnoud est né, en 1959, et que se déroulait déjà La Leçon de choses en un jour, parue en 2006, épatante chronique d’un adieu à l’enfance. Avec Le Jour du dragon, l’initiation sociale de l’adolescent se prolonge entre fanfare, messe et potes, débats politiques et surboum, premier baiser et premier joint…

    - Qu’est-ce quoi vous a poussé à cette double entreprise autobiographique ?
    - C’est l’âge... La maturité m'a fait m'interroger sur mon passé et a donné un autre sens aux questions qu'on se pose tous, il me semble: Qu'est-ce que je suis? Qu'est-ce qu'il y a en moi de semblable aux autres? De différent? Qu'est-ce qui me relie aux hommes et qu'est-ce qui me sépare d'eux? L'autobiographie, ça permet de chercher assez directement des réponses à ça. De confronter celui qu'on croit avoir été avec les circonstances, de se demander en quoi elles nous ont formés et en quoi on a pu échapper aux déterminismes. De voir ce qui est commun en nous à toutes les périodes. Donc de rechercher qui on est.
    - Est-ce que c'est un moyen d'atteindre une vérité ?
    - De la reconstituer pléutôt. Ou alors de la constituer. On se recrée par la mémoire, on se réécrit un destin ou une existence par la forme qu'on lui donne en l'utilisant comme matériel d'écriture, en la modifiant forcément. On se resaisit de soi-même, c'est comme si on se refaisait, si on s'appropriait. De nouveau. Et puis il y a la question de la vocation.
    - La question de savoir pourquoi l'on devient écrivain?
    - Oui. Cette envie est peut-être assez fréquente, mais enfin, ça me stupéfie toujours que certains y arrivent. Parce que c'est difficile, vous le savez, il y a beaucoup plus d'appelés que d'élus. C'est un appel, mais aussi un travail, et il y a une position à prendre par rapport à soi-même et un rapport avec la langue à trouver. Ce n'est jamais donné. Il y a une maturation à faire. J'aimerais comprendre comment j'ai cherché ma voie dans le langage.
    - En quoi la communauté que vous décrivez a-t-elle changé depuis les années que vous évoquez ?
    - Les différences sont énormes. Moi, je suis né dans un petit village de 170 habitants où tout le monde connaissait les grands-parents, les arrières-grands-parents de chacun. On était tous plus ou moins cousins, au deuxième, troisième degré. Cette homogénéité a disparu. Beaucoup de filles et de fils sont partis, et des inconnus ont acheté des maisons. La communauté est très amincie. Avec cet amincissement, il y a toute une idéologie, des normes, des obligations qui se sont évaporées. Et puis il y a eu une transformation historique. Mes grands-parents étaient nés presque encore au Moyen Age: ils soignaient des terres pour d'autres, avaient peu d'outils, pas d'argent, ne connaissaient rien de l'extérieur...
    - Quelles ont été les difficultés techniques que vous avez rencontrées pour ces deux récits ?
    - La composition d'abord. Il fallait s'arranger pour que ça ne soit pas un simple recueil de souvenirs disparates. C'est pour ça que j'ai donné à chaque livre le cadre d'une journée, en tâchant de donner une direction, de hiérarchiser le texte pour que ça avance dans une direction précise. Et puis, autre difficulté: le langage. La nature même de ce qui était évoqué, ce monde villageois, je ne voulais pas en donner une image savante ou méprisante ou extérieure. Ça m'a incité à simplifier, à adopter un ton neutre, souvent oral, un peu amusé parfois. En tout cas pas savant ou exagérément littéraire.
    - Entendez-vous développer plus avant ce « tableau » de votre pays ?
    - Oui. Le projet initial, c'était un cycle de sept livres qui se passaient tous les sept ans. Bon, ça ne va pas se faire, en tout cas pas sous cette forme. Parce que si les âges de sept, quatorze et vingt-et-un ans tombent bien pour représenter l'enfance, l'adolescence et la jeunesse, ça se gâte après. Pour l'instant, je travaille au troisième volet. Le passage à la grande ville et à l'université. Après, on verra.
    - Comment votre entourage (et le Valais) a –t-il reçu ces deux ouvrages ?
    - Étonnamment bien. J'avais un peu d'appréhension, même si j'avais fait lire les textes à ma famille. Il y a quand même des attaques franches contre un système local pas très transparent et des personnages qui pourraient se reconnaître. Mais les gens ont apprécié. Par nostalgie en partie, peut-être, mais aussi parce que nous partageons le même humour, et qu'il fait passer bien des choses.
    - Quel est, pour vous personnellement, l’héritage de Maurice Chappaz, et quels autres auteurs vous tiennent-ils lieu de « guides » éventuels ?
    - Chappaz, quand j'étais adolescent, c'était le maître, l'exemple à suivre. Cette langue dense, forte, solaire. Cette présence dans le canton. Ce mélange de thèmes locaux et universel. Il montrait qu'on pouvait parler d'un lieu sans verser dans le régionalisme ou la complaisance. Sinon, il y a des écrivains que je relis constamment. Ramuz, Céline, Stendhal. Proust surtout.
    - Qu’avez-vous à cœur de transmettre ?
    - Peut-être qu'il faut refuser de parler les langages convenus qu'on essaie de nous imposer. Tout conspire à nous emprisonner, à nous rapetisser. Langage de la pub, celui des entreprises, celui des idéologies, celui des groupes, des communautés. Il faut voir plus loin, notamment dans les livres. En les fréquentant, il me semble que chacun peut trouver sa propre langue, dans laquelle il peut se réaliser, qui peut lui permettre de dire ce qu'il a de personnel, de singulier. Et je ne parle pas ici seulement pour ceux qui veulent écrire, mais pour tout le monde…

    Un dragon à pattes d’éléphant

    Après la chronique quasiment « exotique » de La Leçon de choses en un jour, évoquant une enfance villageoise de la fin des années 60, Alain Bagnoud aborde, avec Le jour du dragon, correspondant aux festivités initiatiques de la Saint-Georges, une matière personnelle et collective beaucoup plus délicate à traiter : une adolescence en province, d’une musique à l’autre : entre trompette de fanfare et guitare électrique. Dire la mutation de toute une société à travers la mue d’un ado touchant à l’âge d’homme, et le dire en restituant à la fois le langage de la tribu et les nouvelles façon de parler correspondant au vent nouveau soufflant d’Amérique, n’est pas une sinécure pour qui veut échapper à la fois aux clichés et au documentaire sociologique. Le tout est de trouver la bonne distance et le ton juste, à quoi parvient Alain Bagnoud avec une sorte de générosité souriante, mais jamais sucrée, de malice et d’honnêteté, autant que de netteté dans la peinture. Slalomer, en un jour, entre fanfare du clan doré (qui fait la pige aux argentés, ces nuls…) et copains à récentes collections de 33tours, paternel excité par sa première voiture et tonton bâtisseur, pudeurs de puceau et mécaniques roulées à l’instar des plus délurés, fidélité familiale et tentation de rejoindre la boum ou l’atelier de tel artiste bohème – tout cela ne va pas de soi dans un récit suivi. Or Alain Bagnoud, jouant à merveille de l’alternance des temps et des points de vue, y parvient avec autant de naturel que d’ironique et tendre empathie.
    LireBagnoud.jpgAlain Bagnoud. Le Jour du dragon. L’Aire, 264p.

    Portrait d'Alain Bagnoud: Pascal Frautschi.

  • Deux regards vivifiants

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    En mémoire de Thierry Vernet et de Floristella Stephani. Hommages à Genève.

    5 avril: dernier jour de l'exposition double au Manoir de Cologny. A voir absolument !

    De janvier à juin 2009, les œuvres des peintres Thierry Vernet (1927-1993) et Floristella Stephani (1930-2007) seront exposées en divers lieux genevois. A l’initiative d’Ilona Stephani et de quelques amis, ce substantiel hommage rend justice à la mémoire de deux créateurs plutôt méconnus de leur vivant, hors de quelques cercles romands et parisiens. Cette généreuse initiative déclinera quatre verbes liés à leur double démarche existentielle et artistique :


    PEINDRE : Tous deux avaient l’intime conviction d’être « nés peintres ». A l’écart des modes, dans leur petit logement de Belleville, à Paris, ils ont exploré toutes les ressources de leur art: dessin, gravure, aquarelle, huile, décors de théâtre ou de marionnettes.

    VOIR : Floristella Stephani et Thierry Vernet, ouverts au monde à l’enseigne de la même soif spirituelle, vivaient cette relation par le truchement d’un même regard poreux et englobant, libre, essentiel et incarné, aboutissant à une expression communicable. Leurs œuvres participent de deux visions originales et bien distinctes, que relie cependant un même sentiment poétique.

    VIVRE : Il leur a fallu composer avec les difficultés quotidiennes d’une vie entièrement dévolue à l’art, sans cesser des rester ouverts au monde, aux autres, aux livres et au voyage. Leurs travaux alimentaires (décors pour Thierry, restauration de toiles anciennes pour Floristella) a nourri leurs œuvres respectives.

    S’EXILER : Le déplacement leur a paru correspondre à la recherche de soi et d’un lieu ouvert à la création. Issus tous deux de bonnes familles genevoises, ils se sont installés à Paris en 1958. L’hommage entend répondre à la question du départ et de la recherche d’un lieu favorable à la création.

    AU PROGRAMME :

    vernet170001.JPGPINACOTHÈQUE DES EAUX-VIVES. Du mercredi 14 janvier au dimanche 15 février 2OO9

    www.pinacotheque.ch - 7, rue Montchoisy - 1207 Genève - Arcade au chemin Neuf Tél. + 41 22 735 66 75
    Mercredi et vendredi de 16h à 19h - Jeudi de 16h à 20h - Samedi de 11h à 18h
    De l'usage du dessin à «l'Usage du Monde»
    En constante observation des êtres et paysages rencontrés, Thierry Vernet s’est toujours senti «en voyage». Le récit de cette
    aventure donnera à la fois «L‘Usage du Monde», livre écrit par Nicolas Bouvier et illustré par Thierry Vernet et «Peindre,
    écrire, chemin faisant», lettres de Thierry Vernet à sa famille. Belgrade, Kaboul, Tabriz, Téhéran et jusqu’à Colombo, partout
    Thierry dessine, s’émerveille, apprend, travaille, prépare des expositions qui contribuent financièrement à les pousser plus
    loin. La Pinacothèque offre la possibilité exceptionnelle de voir pour la toute première fois les impressions des dessins à partir
    des plaques typographiques originales.
    - Nicolas Bouvier «L’Usage du Monde», dessins de Thierry Vernet, Payot 1992
    - Thierry Vernet «Peindre, écrire, chemin faisant» L’Age d’Homme, Genève 2006
    Vernissage le mercredi 14 janv. à 18h en présence de Mme Eliane Bouvier.
    Brunch de clôture à la pinacothèque: dimanche 15 février 2009 dès 11h


    LES CINÉMAS SCALA. Dimanche 15 février 2OO9, 19h
    www.les-scala.ch - Rue des Eaux Vives, 23 - 1207 Genève - Tél. + 41 22 736 04 22
    Le film ”22 Hospital Street”
    Après deux années de voyage, au début des années 1950, de Genève au sud de l’Inde, Nicolas Bouvier arrive aux portes d’une
    île ensorcelée : Ceylan. Il y rejoint son compagnon de voyage, le peintre Thierry Vernet et sa femme, Floristella. Ceux-ci
    retournent au pays et le laissent seul dans la petite ville côtière de Galle. Bouvier y sombrera dans une zone de silence, peuplée
    d’insectes et de magie noire, Le récit de cette déréliction sera un livre «surécrit», d’une prose splendide et malicieuse:
    «Le Poisson-Scorpion». Un film, réalisé par Christoph Kühn, nous en retrace les prémices et l’histoire.
    (Bernard De Backer, La Revue nouvelle, décembre 2006). Séances en présence de M. Christoph Kühn, cinéaste, réalisateur indépendant qui crée son propre bureau de production,«Titanicfilm » et de Mme Eliane Bouvier, compagne de Nicolas Bouvier, elle poursuit son oeuvre en la mettant
    généreusement à disposition de jeunes talents ou de nouveaux projets. Consciente de rester l'ultime mémoire de ce quatuor
    d'amis, elle nous en conte l'histoire.

    Flora05.JPGBIBLIOTHÈQUE DES EAUX-VIVES.Du mercredi 28 janvier au jeudi 3O avril 2OO9
    www.ville-ge.ch/bmu - Rue Sillem, 2 - 1207 Genève - Tél. + 41 22 786 93 00
    Mardi, jeudi vendredi 15h -19h - mercredi 10h-12h, 14h-18h - samedi 13h30-17h
    Peindre pour voir le monde
    ou «la raison du tableau est toujours la meilleure» Th.V.
    L'exposition, réalisée par Francis Renevey (l'Atelier Nomade), retrace le parcours de Floristella Stephani et Thierry Vernet au gré
    de leurs peintures, écrits, notes, rencontres et voyages. Elle propose une réflexion sur le métier de peintre avec ses joies et ses
    exigences. Cette exigence vis-à-vis de soi et des autres transparaît dans leurs oeuvres, souvent contemplatives,véhiculant à la fois
    la sérénité et l’effroi du monde.
    Vernissage le mercredi 28 janvier 2009, dès 18h.

    LA COMÉDIE DE GENÈVE. Du 5 au 21 février 2OO9.
    www.comedie.ch - Bd des Philosophes, 6 - 1205 Genève - Tél. + 41 22 320 50 01
    Du mardi au vendredi 10h30 à 18h30 - Samedi 13 février 15h à 18h - et les soirs de spectacles
    Peindre le vrai et le faux
    De 1949 à 1990 Thierry Vernet a conçu les décors de théâtre à la Comédie Française, à la Comédie, au Grand Théâtre et à l'Opéra
    de Chambre de Genève. De ces décors que reste-t-il, peu, car le spectacle fini, les décors sont brûlés. C'est donc à travers un jeu
    de croquis, de maquettes, d'aquarelles ou d'accessoires que nous glanerons les éléments qui nous ont fait rêver. Ils démontrent
    l'habileté d'un peintre habitué à se consacrer à la recherche du vrai mais qui se joue ici du trompe-l’oeil et de l'éphémère.
    Vernissage le jeudi 5 février 2009 à 18h, spectacle de marionnettes d’Alain et Blaise Recoing à 19h, entrée libre.
    Punch et Judy: spectacle de marionnettes
    Alain Recoing fut à l'origine du deuxième voyage, en Orient, de Thierry Vernet. Ensemble ils ont participé à un échange de
    créations entre marionnettistes indonésiens et parisiens. Cette unique représentation de «Punch et Judy» revisite, avec des
    marionnettes à gaines, ce canevas conçu dans la plus pure tradition anglaise. «Tout, ici, est soi-même et autre chose, d'où la
    distance marionnettique, ce détachement, ce faire-semblant-de-telle-façon-que-ça-se-voit qui confère à cet art son étonnant
    pouvoir poétique.» Th.V Un beau moment permettant de retrouver le castelet créé par Thierry Vernet.

    Vernet34.jpgLIBRAIRIE LE VENT DES ROUTES. Du samedi 28 mars au mercredi 22 avril 2OO9
    www.vdr.ch - Rue des Bains 50 - 1205 Genève - Tél. + 41 22 800 33 81
    Du lundi au vendredi de 9h à 18h30 - samedi 9h à 17h
    Le visage des peintres de ce monde
    Cette librairie de voyage s’inspire du souffle à la fois littéraire et itinérant de l’écrivain genevois Nicolas Bouvier. Il était naturel
    que le café-librairie devienne l’escale de ce voyage artistique autour de l’oeuvre de Thierry Vernet et Floristella Stephani.
    Seront exposées des photos prises par leurs amis, Nicolas Bouvier, Jean Mohr ou Jean Bouvier, le peintre.
    Vernissage le samedi 28 mars 2009 dès 10h
    Mercredi 22 avril dévernissage dès 17h30 en présence de M. François Laut, auteur de «l'oeil qui écrit» biographie
    de Nicolas Bouvier et de Mme Eliane Bouvier, suivi d'une séance de signature.

    THÉÂTRE À LA BIBLIOTHEQUE DES EAUX-VIVES. Le mardi 31 mars à 2Oh3O
    Les Anges du Levant
    Textes: Thierry et Floristella Vernet, adaptation: Jérôme Richer
    Avec une comédienne et un musicien
    Lier lettres de Thierry et journal intime de Floristella, dresser le tableau de deux fameux observateurs du monde, créer des
    ponts entre l’Europe et l’Asie, faire un voyage à travers la pensée de deux amoureux de la vie, voilà l’invitation à laquelle vous
    êtes conviés. Un voyage qui se fera en musique, entrée libre.

    Vernet35.jpgMANOIR DE COLOGNY. Du mardi 24 mars au dimanche 5 avril 2OO9
    4 place du Manoir 1224 Cologny/Genève
    Horaires d'ouverture du lundi au vendredi 15h-19h, samedi et dimanche de 15h à 18h. Visites sur demande 079 337 60 14
    La peinture du monde
    Exposition de peintures issues de collections privées genevoises.
    Thierry Vernet et Floristella Stephani se marient à Ceylan et se fixent à Paris pour vivre leur passion commune: la peinture.
    Installés sur les hauteurs de Belleville à Paris depuis 1958, ils explorent les joies uniques et les aléas d’une création avec la
    rigueur calviniste de suisses exilés. S’interdisant tout jugement sur l’oeuvre de l’autre, ils s’engagent dans une création parallèle
    affrontant ensemble avec patience les difficultés du quotidien. Des amis les encouragent et acquièrent leurs tableaux.
    Cette exposition est donc un double hommage: à leurs oeuvres et à ceux qui les ont aimées.
    On y découvre notamment les peintures de Thierry Vernet de 1954, en Afghanistan, rarement exposées, et laVernet33.jpg magnifique évocation de Café Florian, à Venise, de merveilleuses aquarelles et des dessins de Vernet et de son épouse qui se rejoignent daans leurs épures stylisées.


    TEMPLE DE SAINT GERVAIS. Du lundi 6 au samedi 11 avril 2OO9
    www.espace-saint-gervais-ch - Rue du Temple et Rue des Terreaux-du-Temple - Tél. + 41 22 345 23 11
    Du lundi au vendredi de 8h30 à 11h30
    Le chemin de croix de Floristella Stephani
    et le via crucis de Franz Liszt
    Protestante de naissance, Floristella Stephani a choisi de devenir catholique. Une de ses oeuvres majeures qui explicite ce
    parcours spirituel est son «Chemin de Croix». Présenté au temple de Saint-Gervais, il sera accompagné de ses textes lus par
    la comédienne Dominique Reymond, nièce de Thierry Vernet, et du Via Crucis de Franz Liszt interprété par: Diego Innocenzi
    et direction, Marie-Camille Vaquie, soprano, Cendrine Carmelt, alto, Ives Josevski, ténor, Florent Blaser, basse.
    Vernissage le lundi 6 avril dès 19h30, concert à 20h
    Concert-lecture lors du vernissage de l’exposition du «Chemin de Croix» de Floristella Stephani.

    Vernet10.JPGBIBLIOTHÈQUE DE GENÈVE. Mardi 21 avril 2OO9
    http://www.ville-ge.ch/bge/actualites/espace-ami-lullin.htm - La salle de conférence Espace Ami Lullin, au rez-de-chaussée.
    Horaire dès 18h15, de 18h30 à 20h, conférences.
    La Bibliothèque de Genève accueille en présence de Madame Barbara Roth, conservateur du Département des manuscrits,
    les conférences d'Alexandra Loumpet-Galitzine et de François Laut.
    L’exil de la création, la création de l’exil
    En choisissant librement parmi les oeuvres de l'exposition, Alexandra Loumpet-Galitzine docteur de l’Université de Paris I,
    interroge le processus de création comme une mise en exil volontaire du monde et de soi.
    L'oeil de l'Autre!
    François Laut, auteur de «L'oeil qui écrit», portrait littéraire de Nicolas Bouvier Ed. Payot, 2008, une biographie saluée par
    la critique, nourrie de leurs échanges, de l’accès qui lui a été accordé aux archives Bouvier et notamment à sa correspondance
    avec le peintre Thierry Vernet.

    COLLÈGE & ÉCOLE DE COMMERCE NICOLAS BOUVIER. Du jeudi 19 mars au vendredi 3O avril 2OO9
    60, rue de Saint-Jean - 1203 Genève - Tél. +41 22 546 22 00
    Du lundi à vendredi de 7h30 à 18h30

    ECOLE DE CULTURE GÉNÉRALE HENRY-DUNANT. Du jeudi 7 mai au vendredi 3O juin 2OO9
    20, av. Edmond-Vaucher - 1203 Genève - Tél. +41 22 388 59 00
    Du lundi à vendredi de 7h30 à 18h30
    avec la participation du
    COLLEGE POUR ADULTES ALICE-RIVAZ (COPAD)
    Un nouvel usage du monde
    http://wwwedu.ge.ch/po/bouvier/
    Exposition de travaux d’élèves réalisés durant les cours d’arts visuels autour de l'oeuvre de Floristella Stephani et Thierry Vernet.
    Deux équipes d’enseignants en arts visuels s’associent dans ce projet pédagogique. Les élèves assisteront aux divers événements
    organisés lors de cet hommage aux deux peintres. La découverte de l’univers de ces créateurs et la confrontation avec
    leurs oeuvres, leur démarche artistique, leur regard sur le monde, constituera pour chacun des étudiants le point de départ
    d’une recherche personnelle, puis d’un travail de réinterprétation et de création en dessin, peinture ou photo.
    L’exposition présentera au public un florilège de ces réalisations.
    Vernissage à CEC Nicolas Bouvier le jeudi 19 mars 2009 dès 17h, à l'espace d'exposition.
    Vernissage à ECG Henry-Dunant le jeudi 7 mai 2009 à 17h, dans le hall principal.

    Flora06.JPGCRÉATIONS EN 2O1O
    Pièce de théâtre > Sur les textes de Thierry Vernet et Floristella Stephani, un travail de Jérôme Richer, metteur en scène
    et comédien.
    Publication > Rédigée par Alexandra Loumpet-Galitzine, anthropologue et écrivain, une publication articulée à la fois
    autour des thématiques de l’exposition: une saison autour de l’oeuvre de Floristella Stephani et Thierry Vernet et d’extraits
    choisis de leurs oeuvres.
    Film > Une palette à quatre mains, création d'Hélène Faucherre, réalisatrice à la TSR
    Âmes généreuses, Floristella Stephani et Thierry Venet ont transmis leur vision artistique à travers leurs oeuvres et leurs
    écrits, mais ils ont aussi laissé des traces dans les coeurs de ceux et celles qui les ont côtoyés.

    SOUSCRIPTION 2OO9* 2O1O**
    IMPRESSION DES DESSINS DE L'USAGE DU MONDE.
    5O tirages typographiques numérotés dont 1O folios sur papier cuve
    AFFICHE* > Une saison avec Floristella Stephani et Thierry Vernet
    AFFICHE DES PANNEAUX > de Francis Renevey Atelier Nomade
    MAGASINE VOYAGER* > les cahiers de l'Atelier Nomade N°5, Un voyage d'artiste, numéro spécial Vernet
    DVD** > Une palette à quatre mains du film d'Hélène Faucherre, Réalisatrice à la TSR
    PUBLICATION** > D'Alexandra Loumpet-Galitzine, anthropologue et écrivain.
    ASSOCIATION «A LA DÉCOUVERTE DE L'OEUVRE DES PEINTRES
    FLORISTELLA STEPHANI ET THIERRY VERNET»: 4DOP:FS_TV
    Cotisation annuelle ordinaire Frs 30.- / cotisation annuelle de soutien Frs 200.- / dons
    Compte postfinance No: 10-712838-7 / Pour les paiements en provenance de l’étranger IBAN CH87 0900 0000 1071 28387


    Toutes les informations sur le site www.thierry-vernet.org


    Images: grand format: Thierry Vernet, Vufflens-la-Ville; Java, Café Florian; Floristella Stephani, Moustapha.
    Flora02.JPG

  • Le fluide de Tanguy Viel

    Tanguy.jpg

    En lisant Insoupçonnable, en 2006.
    Cela fait toujours du bien de se tremper dans une écriture neuve, surtout à ce moment où la nature se réveille et que tout repousse ; et c’est de fait dans le ruissellement de la fonte des neiges, faisant déborder les torrents des pentes alentour que jai lu le dernier roman de Tanguy Viel, le premier que je découvre pour ma part, dont la fraîcheur du style m’a régalé – jusqu’à ce que l’auteur dit, en fin de récit, de tout ce qui rouille : « Le port continuait de rouiller. Les entrepôts rouillaient. Les tôles rouillaient. Les bateaux rouillaient. La mer rouillait. Même les hommes, les quelques égarés qui continuaient de remuer la poussière des quais, on ne savait déjà plus si le soleil, le sel, l’iode, ou simplement le reflet de la rouille partout, on ne savait plus ce qui avait cramoisi leur peau ».
    Mais l’or ne rouille pas, me disais-je en lisant cette page d’Insoupçonnable, ni le noir ni la paille du chapeau panama qui joue là-dedans le rôle d’objet-pivot autour duquel tourne le deal fatal final : ta femme contre mon silence, deux cents balles pour le chapeau et tu coupes à perpète…
    C’est l’histoire de deux faux frère et sœur fauchés (Sam et Lise) et de deux vrai faux frères friqués (Henri et Edouard) qui se cherchent et se trouvent.
    Sam et Lise vivent dans l’insouciance qui rouille à la longue de la vie facile plus ou moins décheuse, à laquelle un million d’euros de plus (ou mieux : un million de dollars) ajouterait un lustre plus durable.
    Or tant qu’à se faire du cinéma, la story est vite filée (sur l’idée de Lise) au conditionnel des sales gosses : tu serais mon frère plutôt que mon mec, j’épouserais Henri pour son blé et je serais kidnappée, Henri cracherait le million par amour de moi et ensuite tous les deux on file aux îles ou à Fargo se la faire belle, le scénar de rêve.
    Cela tient évidemment par l’astuce filée de bout en bout, sans être vraiment un polar, disons plutôt roman noir mental, ou plus ouvert par l’écriture et la puissance d’évocation : suspense poétique.
    Il y a en effet une poésie très singulière dans la vision autant que dans l’écriture de Tanguy Viel, et c’est ce qui m’enchante bien plus encore que les trouvailles dont le livre regorge.
    Celles-ci n’ont rien de gratuit au demeurant : les variations sur le golf (« Il est toujours plus dur de putter en descente qu’en montée ») ou la « valse épuisée » de Chostakovitch, même les phrases plus ostensiblement trouvées (« Je peux vous dire, même sur cinq cents mètres, c’est quelque chose de conduire une Jaguar avec un commissaire-priseur dans le coffre » ou « Mais ce n’est pas ma faute si ce sont les vieux qui sont riches ») ne se ressentent pas d’une recherche d’effets mais se fondent dans la coulée du texte bien fluide et pourtant en étrange, hagard et souriant suspens, comme d’une rêve éveillé.

    Tanguy Viel. Insoupçonnable. Minuit, 2006.

     

  • Matricule 2000

    Lucia44.jpg
    Trois ans de Carnets de JLK. De l'écriture et de la lecture sur la Toile. Notes en chemin... 

    A La Désirade, ce samedi 7 février 2009. – La nuit tombe sur la montagne enneigée, on se dirait hors du temps, et les mots qui me viennent à l’instant voudraient refléter la sérénité d’une soirée d’hiver au coin du feu, auprès de personnes aimées – ma bonne amie et son frère. Celui-ci, sous le nom de Philip Seelen, est devenu familier ces derniers mois des lecteurs de ces Carnets de JLK, notamment du fait de la série Panopticon, contrepoint d’images et de brefs textes, inspirés par celles-là, que nous filons tous les jours à quatre mains. Si j’évoque la sérénité de notre petit clan, ma bonne amie, que j’appelle aussi Lady L., en est la première inspiratrice en dépit des charges qu’elle assume dans sa profession de formatrice d’enseignants, spécialisée dans la recherche en matière de récits de vie. Notre vie commune se poursuit en harmonie depuis 27 ans, étroitement associée à celle de nos deux filles Sophie Cécile et Julie Loyse. Je note cela en toute transparence sans me préoccuper du fait que ces mots peuvent être lus n’importe où et par n’importe qui, à commencer par les 500 lecteurs réguliers de ce blog, qui furent 938 le 21 janvier, à consulter 4223 pages en un jour, et 1078 le 28 janvier, à consulter 11091 pages, sans que je n’aie la moindre idée de ce qui, ces jours-là, m’a valu cette attention – je préfère d’ailleurs ne pas le savoir…
    Ce qui m’importe, en revanche, est la continuité parfaitement régulière de ces consultations, en légère baisse le samedi. J’y vois comme une marque de curiosité soutenue et peut-être de confiance, parfois même d’amitié, manifestées par quelques signes. Dès l’ouverture de ce blog, en juin 2005, j’ai eu la bonne surprise de voir se constituer un réseau de lecteurs, parfois à visages découverts, marqué par de vrais échanges ici et là prolongés sous forme de publications ou d’articles de ma part. C’est ainsi que j’’ai publié, dans le journal littéraire que je dirige, à l’enseigne du Passe-Muraille, des textes de Raymond Alcovère, de Joël Perino, d'Hubert Simard, de Frédérique Hirsch-Noir, puis de Bruno Pellegrino ou de Pascal Janovjak, notamment, et j’ai présenté, dans le journal 24 Heures dont je suis le mercenaire, quelques livres de ces complices, tels Christian Cottet-Emard, Alina Reyes, Raymond Alcovère, Jean-Jacques Nuel, ou Bona Mangangu, plus récemment François Bon, entre autres.

    Bon4.jpgRemue.net & Co
    François Bon, avec son formidable réseau virtuel, tant à l’enseigne de Remue.net que du Tiers.livre ou de Publie.net, représente à mes yeux l’illustration la plus remarquable de la mutation profonde que peut signifier l’écriture ou la publication en ligne, par un nouveau vecteur arborescent. Fort peu porté, à l’origine sur les nouvelles technologies, j’ai trouvé initialement, dans la pratique du blog, la prolongation des carnets que je tiens depuis une quarantaine d’année, et qui ont fait l’objet de deux publications substantielles (L’Ambassade du papillon, 1993-1999, et Les Passions partagées, 1973-1992), et, d’autre part, l’occasion de déployer mes activités de passeur de littérature ou de chroniqueur en matière de théâtre ou de cinéma.
    De plus en plus, cependant, le support du blog me semble lui-même induire de nouvelles pratiques, et c’est ainsi que trois nouvelles arborescences, au moins, se sont développées sur ces Carnets de JLK au fil des mois : je veux parler des 150 lettres que j’ai échangées à ce jour avec Pascal13.jpgPascal Janovjak, écrivain franco-suisse établi à Ramallah, et qui constituent après un an, sous le titre de Lettres par-dessus les murs, un livre virtuel de plus de 300 pages ; de la série déjà citée du Panopticon, comptant déjà plus de 200 séquences, et de plus récentes méditations poétiques modulées sous le titre de Pensées de l’aube, qui me sont comme une hygiène spirituelle quotidienne.

    Du blog au livre

    Le passage du blog au livre n’est pas, à mes yeux, un transit obligatoire, mais je me réjouis de publier, sous peu, un ouvrage de 280 pages, sous le titre de Riches Heures, constitué de textes tous publiés en ce lieu, à paraître aux éditions L’Age d’Homme à l’instigation de mon ami Jean-Michel Olivier. Par ailleurs, je suis reconnaissant à François Bon d’avoir établi, sans que je ne lui demande rien, un recueil de mes listes sous le titre de Ceux qui songent avant l’aube, à l’enseigne de Publie.net, avec une belle couverture de Philippe de Jonckhere. Ces nouvelles procédures d’édition feront-elles florès demain ? Je n’en sais rien mais n’y suis nullement rétif, quoique préférant toujours un livre de papier à un e-book dernier cri, et me réjouissant comme au premier jour de voir paraître un livre ordinaire…
    N’empêche : une société est en train d’en remplacer une autre. Hier encore, je parlais avec le jeune nonagénaire René de Obaldia de la société littéraire que nous avons connue et qui est en train de disparaître. Le vieil académicien au regard vif s’étonnait de ce que les noms de Max Jacob, d’Oscar de Lubicz-Milosz ou d’Audiberti me disent encore quelque chose (!), mais à l’opposé de ceux-là qui retirent l’échelle derrière eux, comme il en est tant aujourd’hui à marmonner leur « après nous le déluge », je me suis réjoui de l’entendre parier pour de nouvelles formes tout en concluant à la fin d’une ère.
    Georges Nivat évoque, dans soin dernier livre, Vivre en Russe, l’importance cruciale des blogs dans la nouvelle Russie, et le niveau élevé de leurs réseaux en matière littéraire. De la même façon, j’entendais parler l’autre jour, à la radio, du rôle décisif de la blogosphère iranienne en matière de débat démocratique - sans parler de la galaxie Obama...
    Dans cette optique de l’échange vivifiant, je regrette pour ma part de ne pas consacrer assez de temps aux blogs de qualité qui constellent la toile francophone, dont François Bon ou Christine Genin  (http://blog.lignesdefuite.fr/) ont établi d’utiles répertoires. Les lecteurs de ces Carnets de JLK connaissent déjà, sans doute, ceux que j’ai cités en Liens, du passeur de poésie Jalel El-Gharbi à Eric Poindron en son Cabinet de curiosités ou de Feuilly à Soulef, d’Alain Bagnoud à Jean-Michel Olivier et à bien d’autres dont la liste (incomplète) figure ci-contre.
    Le Labyrinthe ne cesse de jeter de nouvelles allées et l'Arborescence de nouvelles relations entre scripteurs et lecteurs. Or l’attention et la présence, mais aussi les réactions de ceux-ci sont autant de viatiques et de pierres d’achoppement pour ceux-là dans le Work in progress. Bref, à «mes» 500, parmi lesquels je distingue de plus en plus de visages amis, je dis une fois de plus ce soir, ma vive reconnaissance. E la nave va…

    Images: Lucienne K: Le feu dans la neige. Philip Seelen: Neige à La Désirade.

    Panopticon662.jpg

     

  • Matricule 1500

    1099928227.JPG
    Confession d’une note prise en avril 2008, relue  à l’instant d'annoncer le Matricule 2000...

    Je suis la mille cinq centième note de ce blog. Je n’y suis pour rien ni ne sais diable ce que je vais dire, et je me demande si celui qui me prend le sait lui-même ? Je le sens bien songeur à l’instant. Je sens qu’il pense à ceux qui sont en train de me lire, se demandant visiblement qui ils sont et ce qu’ils ont à faire de moi, donc de lui qui nous prend à peu près tous les jours, nous les notes de ce blog, avec la conscience claire qu’il nous expose à la vue de tous ces regards occultes.
    Le fait d’être lue quelques instants après avoir été prise devrait m’être indifférent, étant la mille cinq centième et n’ayant que ça à faire à ce qu’il semble (c’est du moins ce que celui qui me prend à l’air de penser, mais allez savoir avec lui…), et pourtant je sens à la fois que mon rôle est de faire date, en tant que chiffre rond, et j’apprécie que celui qui me prend me considère maintenant (il vient d’esquisser un sourire) avec une sorte de tendresse.
    Je dois alors préciser, capable que je suis tout de même d’entrevoir ma propre origine, que cette tendresse englobe, dans l’esprit de celui qui me prend, tous ceux qui prennent la peine de nous lire, nous les notes de ce blog, qu’ils acquiescent à ce que nous exprimons ou qu’ils le réprouvent. Ce qu’ils apprécient chez nous, ce qu’ils attendent ou ce qu’ils trouvent est un peu mystérieux, mais celui qui me prend ne s’en inquiète pas trop. Ainsi que, la nuit du 5 janvier dernier, pas moins de 8700 pages aient été scrutées par eux l’intrigue certes, mais qu’en dire et qu’en penser ? C’est ce qu’il ne saurait exprimer par mon truchement. En fait, il ne se soucie que de s’exprimer sur ce qu’il aime ou qui l’intéresse, sans chercher à plaire ou à capter l’attention. Les visiteurs fidèles de ces Carnets de JLK sont environ 500-700 par jour. Lorsqu'un thème dont on parle est abordé, ils sont jusqu'à 900, jamais plus à ce jour, d'ailleurs 1000 n'est jamais que deux fois 500 et JLK est trop indolent ou trop snob (?) pour aller à la pêche aux voix. Le compteur de ce blog affichait 1495 visiteurs au 30 juin 2005, premier mois de son entrée en lice. En avril 2008, il en a recensé 18774. Tels sont les progrès de la course aux sacs. 
    Voilà : c’est noté, j’étais la mille cinq centième, j’ai fait mon tour de piste et je cède ma place à la mille cinq cent et unième. On sent le printemps, me fait dire celui qui me prend, et cela encore: qu'il a les crocs. Cela sent la neige et le bœuf à la ficelle, par conséquent bonsoir. Il vous salue bien amicalement, tous tant que vous êtes à me lire à l’instant, salut les gens et merci la vie…

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