À La Désirade, ce samedi 18 avril. – « Cela m’a fait plaisir de parler avec toi en vrai », m’a dit l’autre jour François Bon, après un long téléphone matinal, et j’en suis resté tout songeur. Quelques instants plus tôt, je lui avais demandé si l’énorme travail qu’il consacre à ses sites et ses blogs du Tiers.livre, de Remue.net et, désormais de Publie.net où il a déjà publié 200 livres numériques, entre autres travaux et vacations multiples aux quatre coins de la francophonie (il revenait justement du Québec) ne lui prenait pas trop de temps qu’il pourrait consacrer à son travail perso, mais je n’ai pas été trop étonné de l’entendre me répondre que tout ça faisait partie, désormais, de son travail perso, comme je le ressens moi-même, sans m’investir autant que lui sur la Toile, mais avec la même propension qui a toujours été la mienne à considérer mes activités variées de lecteur et de critique littéraire, de journaliste culturel et d’auteur comme un tout organique poussant ensemble.
Trois niveaux d’écriture
Il y a des années que j’ai fait mienne la distinction de Jacques Audiberti (dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier) entre ces trois instances de l’écriture qu’incarneraient respectivement l’ écriveur (usant de la langue comme d’un simple outil de communication, dans un article de pure information ou un rapport factuel quelconque), l’écrivant (marquant une relation plus personnelle et cultivée avec la langue, mais sans prétention littéraire particulière, et qui peut cependant receler de plus hautes qualités d’expression que maints écrits d’auteurs, enfin l’écrivain qui s’arrogerait une espèce de droit de cuissage sur le langage, le travaillant à sa guise et touchant parfois, dans le meilleurs des cas, cette « langue dans la langue » qu’est en somme le style – et non pas tant le « beau style » au sens académique, qui serait aussi celui de l’écrivant, mais le style organiquement accordé à un souffle et un rythme qu’on retrouve de Rabelais à Céline et de Proust à Thomas Bernhard entre mille autres…
Pratiques éprouvées
Pratiquant, en alternance ou simultanément, ces trois niveaux d’écriture depuis que je me mêle de journalisme (j’’ai écrit mon premier papier à quatorze ans, dans le journal d’un mouvement de jeunesse, sur le thème du pacifisme), de critique littéraire (ma première chronique a paru en 1969 dans La Tribune de Lausanne, portant sur Les Courtisanes de Michel Bernard) et de littérature pure, je n’en mesure pas moins à l’expression ou à l’inflexion près ce qui ressortit à l’un ou à l’autre. D’aucuns, notamment dans les cercles académiques du milieu littéraire romand, m’ont reproché ce côté touche-à-tout indigne d’un Véritable Écrivain ne se consacrant qu’à Son Œuvre, n’est-ce pas ? mais ils n’ont pas idée, ces chers bonnets de nuit, de ce que ce type d’absorption peut représenter d'enrichissant aussi pour l’élaboration d’un travail littéraire.
Nouveaux tumultes
Il en va de même, aujourd’hui, pour l’usage de nos blogs et autres vecteurs virtuels. C’est par ceux-ci que j’ai rencontré François Bon et une kyrielle de gens intéressants, auteurs ou lecteurs, qui m’ont plus ou moins accompagné dans une nouvelle pratique de l’écriture qui, loin d’exclure l’expérience accumulée, la revivifie parfois de manière stupéfiante, dont le meilleur exemple à ce jour est Tumulte de François Bon, précisément.
Dix ans avant Tumulte, j’ai composé un roman que j’ai longtemps intitulé Roman virtuel, ensuite devenu Le viol de l’ange, alors que j’ignorais tout des virtualités réelles de la Toile. Mais depuis ma quatorzième année, lorsque des barres d’habitation sont sorties de terre dans l’immédiate proximité du quartier de notre enfance au bord des champs et des bois, le choc provoqué par la vision, la nuit, de ces milliers de fenêtres scintillant d'autant de vies, m’a fait basculer dans cet univers tumultueux d’une nouvelle perception simultanéiste de l’espace/temps : tout à coup la ville était là, le Grand Labyrinthe dont la Toile est un autre avatar, et qui bouscule tous nos codes de réception et d’émission, si j’ose parler en machine...
Hic et nunc on the blog
Nous sommes le samedi 18 avril 2009. Je viens de prendre ces notes provoquées par une expression de François Bon, l’autre jour au téléphone, remarquant que nous nous parlions « en vrai ». J’ai rencontré François le temps d’un soir, à Lausanne, et nous nous sommes un peu observés, tous deux à la fois ouverts et un peu timides, comme des ours au coin d’un bois. De le rencontrer « en vrai » ne m’a pas révélé un autre François qu’en lisant Tumulte ou en découvrant sa dernière note sur Andrzej Stasiuk, que je venais pour ma part de découvrir et d’aimer dès les première pages de Fado. Mais c'est vrai que la vie en vrai nous importe... Voilà pour le tissage de la toile…
Et cela qui en procède aussi: vient de paraître mon dix-septième livre, Riches Heures, que j’ai sous-intitulé Blog-Notes 2005-2008 à dessein. L’écriture de cet ouvrage ne diffère en rien de celle de mes carnets précédents, mais sa respiration a souvent été marquée par les échanges de mon blog. Bientôt paraîtra le prochain livre de François Bon, qui raconte le tumulte «en vrai» d’un colloque d’écrivains saisi par la panique à la suite d’une alerte terroriste dans un building mahousse de Montréal. Vient aussi de paraître le numéro 77 du Passe-Muraille, journal littéraire qui accueille plusieurs auteurs rencontrés « en ligne », tel Pascal Janovjak, mon ami cher de Ramallah, et Jalel El Gharbi, déjà connu des visiteurs de ce blog. Dans la foulée, vient également de paraître un substantiel recueil de Fragments désordonnés, carnets de lecture du compère Joseph Vebret, aux éditions romandes de L’Hèbe - encore un passionné de lecture en quête de sens existentiel, que nous aurons rencontré sur la Toile et qui signe en même temps un roman, Car la nuit sera blanche et noire, coédité en Suisse par le même éditeur.
E la nave va… va falloir ramasser les feuilles mortes d’après la neige… va falloir vivre « en vrai » avant de se reconnecter pour tâcher de dire mieux que tout ça procède à vrai dire du réel et du vrai… salut le Tumulte de la vie qui s’écrit…
Image: Philip Seelen
Commentaires
NOTRE TUMULTE EN VRAI, lu hier dès sa parution, et relu.
Aimé ; et ceci : " mes activités variées (...) comme un tout organique POUSSANT ensemble / Salut le tumulte de la vie qui s'écrit..."
Merci de nous apprendre le livre à venir de François.
Commandé bien sûr, par mon libraire, "Riches Heures".
On espère les feuilles mortes d'après la neige, ramassées "en vrai"...
Salutations respectueusement chaleureuses aux Résidents de La Désirade.
Merci Michèle. Merci d'être dans notre train à tous. Trans-Books-Express. Du cendrier à l'étoile...
Je comprends et partage votre hésitation au sujet de l'emploi d'"en vrai" à propos d'un coup de fil. On voit très exactement de quoi cet "en vrai" là veut se distinguer (il y parvient parfaitement) mais on sait pour les pratiquer aussi que les échanges sur la toile, la connaissance, l'amitié parfois auxquelles ces échanges nous consuisent, ne sont pas moins vraies. J'ai le même "problème" (ça n'empêche personne de dormir, même pas moi) quand l'explication m'impose de distinguer les ateliers d'écriture "en ligne" et les ateliers d'écriture, heu... en vrai ? En présentiel ? En dur ?
...Parce que la langue bascule en même temps que nos pratiques et que dans ce basculement elle est dans "l'essentiel" de son rôle. Ce que nous appelons (et il faudra bientôt penser à mettre ce verbe-là à l'imparfait) virtuel, confronté à nos pratiques, à notre friction au monde, dirait François, a donc changé de statut et c'est fait aussi un moment du vrai, à part entière.
Est-ce que Maupassant s'est posé la question de savoir si ses bouts de papier remis à la hâte au coursier impatient du Gaulois ou de Gil blas étaient vrais ou virtuels ? C'est bien possible, après tout...Le reste a fait le reste jusqu'à nous et au-delà.
Cette anecdote transmise par François, je la raconte ici de mémoire et je sais bien qu'il ne m'en voudra pas si j'écorne un peu le "réellement vécu". Le fondamental sera sauf : Un ami lui rend visite, un ami qu'il n'a pas vu depuis bien longtemps et qui habite loin. Dans ce cas-là, on s'installe, on boit un coup et on a tellement de choses à se raconter qu'on sait pas par où commencer, que la conversation est d'abord décousue, tant on a de retard à vouloir rattraper. Là, non. François savait tout de son ami et l'ami savait tout de lui, du cheminement, des préoccupations du moment etc. Comme s'ils s'étaient vus la veille. En amont, était le vrai d'internet.
Et moi, ce matin, qu'est-ce que je fous là à écrire chez Jean-Louis ?
C'est simple : Je suis passé chez Feuilly qui reprend un vieux débat entre nous, qui le peaufine grâce aux apports qu'il a lus ici, vers où je m'empresse d'aller et où je retrouve François et Michèle, deux ami(es), tandis qu'un autre ami, un grand ami, a mis là une photo et me dit par mail privé que lors de notre toute proche rencontre à Paris, en "vrai", il m'apportera le bouquin de JLK, mais que c'est une surprise et que je n'aurais qu'à faire le surpris...
Elle est pas belle la vie sur nos réseaux ?
Et qui me dirait que cette vie-là n'est pas vraie se verrait traiter gentiment de jean-foutre
Amitiés à tous et toutes
Tu peux changer mon c en s à c'est fait, enlever mon "s" à n'aurais et mettre une majuscule à Blas, Jean-Louis ?
Oui, ça fait beaucoup, mais mon clavier va plus vite que ma vieille tête chenue...et il est anglo-saxon, en plus, lui...Le pauvre !
Cher vieux,
L'année dernière au festival de Locarno, je tombe sur un type perdu de vue depuis nos séances enfumées des jeunesses progressistes, en 1967, ou d'un cours suivi flanc à flanc (et mortel, sur Husserl), que j'aimais beaucoup. Un dissident avant la lettre, à commencer par la rupture devant un début de trotskysme auquel je ne comprenais rien moi-même (soit dit en passant, José Bové porte un t-shirt sur lequel est inscrit: "Piolétaires de tous les pays unissez-vous" qui me rappelle mes grimpes de l'époque), et que j'aimais pour sa façon d'observer les gens et sa malise anarchisante.
Quelques années après, ayant publié sous anonyme une chronique remarquable de la vie d'une communauté, sous le titre de Mao cosmique, j'ai rendu compte,moi vendu la presse bourgeoise, de l'ouvrage en citant son nom - il m'en a voulu (pardon Claude...).
Or à la sortie du film de Fernand Melgar, La Forteresse, auquel il a très activement participé, Claude Muret, scénariste des Petits Fugues, film "culte" de nos conttrées, vient vers moi l'an dernier à Locarno et me dit qu'il me connaît mieux que je ne crois, ayant lu mes volumes de Carnets et me suivant ici à la trace sur mon blog.
Ah mais, salut Claude, dis, tu peux me filer ton numéro de Phone, Fernand me l'avais transmis mais je l'ai paumé - qu'on se revoie "en vrai" une de ces quatre, disons après le Salon...
Sur quoi, camarade Bertrand, merci de nous préparer une page du prochain Passe-Muraille (c'est bientôt juin, faut te les sortir du cul..) sur Andrzej Stasiuk... Toi seul peut faire ça. Tu ne seras payé qu'en bouquins. Ca te va ?
Becos a Todos
Ça me va comme Jean sur Jeanne (ceci dit, à Mauzé sur le Mignon, en Deux-Sèvres, le Mauzé dont parle Maupassant dans "Ce cochon de Morin", j'avais un ami, Jean, dont la femme s'appelait Jeanne et il avait horreur que je dise ça à tout bout de champ, d'où j'ai déduit que, au fond des grands draps blancs eh ben..bref, ça ne nous regarde pas, hein ?....)
Donc, ça me va comme Paul sur Pauline même sans promesse d'émoluments...mais des livres, là, c'est autre chose...
Je te parlerai de Biały Kruk...Le corbac, comme dit François, originaire, comme moi, du Poitou-Charentes, presque aussi beau que la Suisse et la Pologne réunies.
Amitié
Merci Bertrand. Au journal, quand nous avions encore des maquettistes de métier, l'un d'eux, Picson, disait quand nous lui demandions si le papier n'était pas trop long pour l'espace prévu: "Cela rentre comme le papa dans la maman"...
Merci pour Stasiuk. Je viendrai t'apporter la charrette de bouquins "même". Ici, d'une chose qu'on va faire soi-même, on dit "même". Il va ça faire "même". Je me réjouis de découvrir ainsi ton plat pays. On poussera, j'espère, une pointe jusque dans les Carpates de Stasiuk... Philip sera du voyage je parie...Ce qu'il dit, dans Fado, de Bulatovic, m'a rappelé la rencontre de celui-ci dans le smog alcoolisé de la Maison des écrivains de Belgrade, en 1987. On m'avait présenté comme un critique du journal Le Matin. C'était l'époque du Matin de Paris. Moi je travaillais au Matin de Lausanne, qu'on appelle aujourd'hui Le Tapin, pour sa mutation inexorable de tabloïd de très bas étage. Mais j'ai laissé Bulatovic me faire une cour d'enfer... Sa mort prématurée m'a peiné... Et l'évocation du kitsch balkanique via le portrait d'Arkan, par Stasiuk, m'a porté au surcomble du ravissement...
Voilà qui serait (et qui sera) une belle brochette Kuffer-Seelen-Redonnet aux portes des Russies, puis au pied des Carpates...Je verrai bien ça pour l'automne avant que le mercure ne devienne trop dépressif !
Sinon vous passerez l'hiver en ma chaumière. Il n'y a pas de grain à y moudre mais du bois à fendre !
N'ai pas lu Fado mais ne saurais tarder après ma courte incursion en pays de France, dont je n'ai pas foulé le sol depuis que le gesticulant ersatz d'Adolph Thiers en a pris le guidon....
Dis-moi aussi date limite pour envoi du texte.
Dans 4 jours je saute dans le bus !
Amitié