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littérature - Page 15

  • Lire ou ne pas lire...

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    Lire ou ne pas lire, telle n'est pas la question,
    par Alonso Quijano

    Ah! Sancho, si tu étais à mes côtés, en ce moment, tu te demanderais qui est le plus fou des deux: ton vieux maître ou le monde. Je sais que je ferais mieux de me taire, puisqu' on me croit mort; d'ailleurs ne célèbre-t-on pas, aujourd'hui, les trois cent nonante-quatre ans de l'enterrement de mon créateur? Oui, le vieux Cervantes mourut le 22 avril 1616, et fut enterré le 23. Je m'en souviens comme si c'était hier. Chose étrange, quelqu'un eut, depuis, la brillante idée de faire de cette date la Journée mondiale du livre. Entends-tu, Sancho? Du livre. C'était bien commode. Notre pauvre Miguel mort depuis tant d'années, on évitait ainsi de lui demander son avis. Personne ne se doutait, sans doute, que je serais encore là, moi, pour pourfendre l'injustice, redresser les torts, et décontenancer les falots de quelque rodomontade bien sentie.
    Sache, Sancho, qu'il n'est en ce monde chose plus étrange que de décréter Journée mondiale du livre celle qui vit disparaître mon – que dis-je, notre – créateur six pieds sous terre. Le livre, un enterrement? Le livre n'est pas une mort, et il n'est pas un seul jour. Regarde autour de toi, Sancho! Voilà les peuples d'Europe cloués au sol une semaine durant. Ils pestent, s'entassent, se résignent ou trépignent, s'avachissent sur des valises. Ils sortent scruter le ciel: rien. De l'azur à perte de vue. Ils croient voir des cendres, ce n'est que de la brume. Une légère brise, qui leur semble murmurer ce nom: Eyjafjallajökull...
    Sancho, as-tu jamais entendu nom plus livresque? Histoire plus chevaleresque? Décidément, tu as raison, je dois être fou à lier. Qu'on m'attache, alors, car j'ai beau plisser des yeux: tout ce que touche mon regard est à lire...


    C'est ici la première d'une suite de chronique d'Alonso Quijano, connu également sous le nom de Don Quichotte de la Manche, auteur indépendant. Il prendra régulièrement la plume sur le blog du Passe-Muraille: http://www.revuelepassemuraille.ch/blog/


    A ne pas manquer:: le numéro 82 du Passe-Muraille, prévu pour la fin mai, sera entièrement dédié à la lecture.

    Aux lectrices et lecteurs qui désireraient publier des textes ou des commentaires sur le blog ou le site du Passe-Muraille, un clic vaut un welcome:
    http://www.revuelepassemuraille.ch

  • Pierre Michon en nos murs

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    La bibliothèque idéale de Pierre Michon; conférence ce soir  à Lausanne
    Comptant au nombre des plus fins prosateurs en langue française du moment, Pierre Michon sera de passage en nos murs ce soir, invité de la Bibliothèque cantonale et universitaire (BCU) qui fête, par la même occasion, la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. En outre, c’est dans le cadre du cycle (cette expression, le « cadre du cycle », devrait ravir Michon !) consacré à la Bibliothèque idéale que l’auteur des fameuses Vies minuscules évoquera la sienne, après Alberto Manguel (en 2005) et François Bon (en 2008).
    Dans un ouvrage récent consacré à Pierre Michon, assorti d’un CD regroupant divers entretiens intéressants (éditions textuel/INA), Agnès Castiglione affirme, en exagérant peut-être un tantinet, que Michon est « l’écrivain de sa génération le plus reconnu par la critique ». Or le fait est que, sans impact notable sur le grand public, si l’on excepte le recueil « culte » des Vies minuscules (disponible en poche), l’auteur de La Grande Beune, d’un mémorable Rimbaud le fils et, l’an dernier, de la merveilleuse évocation d’un tableau du Louvre inventé de toutes pièces (Les Onze, couronné par le Grand Prix du roman de l'Académie française), incarne par excellence le styliste de haut vol, poète et prosateur, qu’on appelait jadis « petit maître » sans intention péjorative. Pratiquant l’érudition joyeuse et tirant mille saveurs des mots, Pierre Michon ne manquera pas d’attirer ce soir une foule choisie de lecteurs impatients de le suivre dans les rayons privilégiés de sa bibliothèque, à la rencontre de Balzac et Faulkner, en passant par Cingria et Rimbaud...

    Lausanne, BCU, Aula du Palais de Rumine, à 19h.

  • Les napperons

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    ...Cette maison c’est l’enfer, se dit-on d’abord: on ne peut plus faire trois pas sans que Maman nous colle un napperon, toute la journée elle est à son crochet, à la moindre remarque ce sont des larmes : vous n’aimez pas mes napperons, je sens que vous avez quelque chose contre mes napperons, vous allez encore faire du chagrin à Maman; et puis, à la longue on devient plus cool, on se dit qu'il y a pire, on fait avec, on peut aussi se dire qu’avec les napperons on échappe aux patins et aux housses, et cela, mon amour, je ne le supporterais pas: les patins et les housses, je serais capable de devenir mauvais, il ne serait pas exclu que je la trucide grave si ta mère nous imposait des patins et des housses...

    Image: Philip Seelen

  • Décadence ou mutation ?


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    À propos de Nabokov et du politiquement incorrect, des femmes qui « s’ » écrivent, et des premiers romans de Philippe Sollers et Sacha Sperling.

    À La Désirade, ce samedi 17 avril. – Bonne conversation du matin avec L. Lui parle de ma (re)lecture d’hier soir, d’Une curieuse solitude, premier roman de Philippe Sollers. Lui dit que cette maturité à 21 ans, cette qualité d’écriture sont rarissimes, quasi inexistantes aujourd’hui au même âge. Puis, à propos de ma lecture parallèle des essais et conférences de Vladimir Nabokov, je lui dis mon sentiment que nous vivons dans un monde grossier et dégénérescent, ce qui la fait se cabrer, non sans raison. Me dit qu’elle en a marre des fossoyeurs qui concluent à la nullité de tout ce qui se fait aujourd’hui. Elle convient du fait que nous stagnons ou régressons à beaucoup d’égards, par effet de masse, tout en préférant se concentrer sur les bonnes choses de ce monde et les bonnes volontés qui s’y manifestent; plutôt qu’une décadence elle ressent la période difficile d’une gestation et d’une mutation, à laquelle il faut participer au lieu de tout pousser au noir. Puis elle retourne à sa lecture de Des femmes « s’ »écrivent, traitant des enjeux d’une identité narrative…
    Jouant l’emmerdeur-qui-interrompt, je lui lis cependant, un moment plus tard, un bout de la préface de John Updike au volume des Littératures de Nabokov, où il est question de cette oscillation entre adhésion et rejet face à notre époque, et de l’attitude la plus souple à adopter entre deux positions d’excès.
    Revenant à Sollers, je me dis aussi que ce début parfait, avec ce beau roman proustien qui fait un peu remake du Diable au corps, manque tout de même de spontanéité et de naturel, de vif et de sauvagerie (le protagoniste à seize ans, l’auteur en a vingt…) et que cela a un côté jeune prodige, avec sentences morales à la française et scènes « à faire » qui vont forcément susciter les applaudissements de la galerie, Mauriac et Aragon en tête. Or, n’est-ce pas trop beau justement ?
    Lorsque je compare ce roman au premier roman de Sacha Sperling, paru l’an dernier sous le titre de Mes illusions donnent sur la cour, je vois bien l’abîme qu’il y a entre la texture de ces deux écrits - cachemire fin et t-shirt débraillé -, et l’intelligence littéraire de Sollers, sa conscience immédiate de participer d’une filiation (on sent la référence proustienne à plein nez, entre autres), son élégance et sa « science » des sentiments, sa perception de l’homosexualité féminine qui renvoie là encore à l’Albertine de Proust - tout cela contraste évidemment avec le langage perdu de Sacha Winter, l’ado de Sperling, ses pauvres phrases ou son lyrisme à l’américaine, notamment. Et pourtant. Pourtant je me dis que le petit barbare d’aujourd’hui m’en dit autant que le fils à papa de 1958 sur sa génération et la société qui l’entoure, et que, comme Bret Easton Ellis aux States, avec Informers ou Less than zero, la réfraction émotive de ses carences, affective mais aussi existentielle, nous secoue plus que les sensations surfines du jeune esthète français.
    Les « littéraires » n’ont pas manqué de faire la moue devant l’aspect si peu « littéraire », justement, du roman de Sperling. Or c’est, par contraste, l’aspect si terriblement « littéraire » d’ Une certaine solitude qui m’en éloignerait plutôt aujourd’hui, à cela près que c’est l’amorce d’une œuvre où celle-ci s’affirme déjà puissamment à de nombreux signes, tandis qu’il est impossible de dire si Sacha Sperling fera vraiment, lui, plus qu’un premier livre significatif…

    Vladimir Nabokov, Littératures. Laffont, coll. Bouquins, 1211p.
    Annemarie Trekker. Des Femmes « s’ »écrivent ; enjeux d’une identité narative.coll Histoire de vie et de formation. L’Harmattan, 231p.
    Philippe Sollers. Une curieuse solitude. Seuil, 1958.
    Sacha Sperling. Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 2009.

    Image: photo de LK.

  • Zone critique

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    Autour de Paul Auster, Henry Bauchau, Patrick Modiano, Michèle Lesbre, Emmanuelle Bayamack-Tam


    Littérature : le direct du jour sur RSR/Espace 2.
    Autour de la table : Louis-Philippe Ruffy (meneur de jeu), Sylvie Tanette (L’Hebdo), Elisabeth Vust (Culturactif) et JLK (24 Heures).
    Rediffusion : dimanche 18 avril, 12h.

    En débat : Invisible de Paul Auster, L’Horizon, de Patrick Modiano ; Le Déluge, d’Henry Bauchau ; Nina par hasard, de Michèle Lesbre ; La Princesse de. d’Emmanuelle Bayamack-Tam.

    L’émission est diffusée tous les jours de 11h – 12h, sur le deuxième programme (culturel) de la Radio Suisse Romande (RSR). Les domaines alternent. C’était aujourd’hui le tour de la littérature. Louis-Philipe Ruffy présente chaque livre dans les grandes lignes avant d’engager le débat. Son regret du jour : pas assez d’étincelles, ses trois invités se montrant massivement d’accord dans le rejet de deux titres (Auster et Bauchau) autant que dans leurs adhésions (Modiano et Bayamack-Tam, avec un bémol négatif pour Lesbre de la part de Sylvie Tanette.)

    Auster2.jpgPaul Auster, Invisible. Actes Sud.
    D’entrée de jeu, LPR introduit le thème de l’auteur qui se répète, ressasse les mêmes thèmes, voire réécrit le même livre. Quid de Paul Auster, dont les derniers livres ont parfois déçu ? JLK craignait le pire, à l’annonce d’un nouveau roman travaillant le thème de l’identité «d’un point de vue philosophique », mais Invisible lui semble renouer avec l’énergie de la fiction et la lisibilité, après deux gros passages à vide, sans convaincre vraiment par sa «déconstruction». EV se montre plus sévère : montage artificiel et incohérent. Nuance le jugement à propos de la jeunesse du protagoniste et de sa relation incestueuse avec sa sœur, mais dans l’ensemble : roman raté. Même déception manifestée par ST, qui évoque toute une catégorie d’auteurs américains bons techniciens mais pauvres de contenu. JLK rappelle pourtant les Philip Roth, Saul Bellow, John Updike et autres Cormac Mc Carthy, qui échappent à ce jugement. Bref, grosse déception…

    Bauchau.jpgHenry Bauchau. Le Déluge. Actes Sud.
    Avec plus de 30 ouvrages (romans, essais, poésie), cet auteur nonagénaire s’est acquis une grande estime. LPR rappelle son passé de psychanalyste, qui se ressent fortement dans cette histoire d’un peintre fou sur les bords, qui a cela de particulier qu’il détruit tout ce qu’il fait par le feu. Or, la psychiatre parisienne qui le coache le confie aux bons soins d’une jeune universitaire rongée par le cancer, qui va aider l’artiste à réaliser son chef-d’oeuvre en y mettant elle-même la main avec l’aide d’un mécanicien rallié à la bonne cause. Convaincant ? Absolument pas ! objecte EV : pas crédible du tout. Trop d’images naïves et trop de grandiloquence. On regrette d’égratigner l’auteur de La Déchirure, mais trop c’est trop ! JLK pleinement d’accord : selon lui le livre le plus kitsch qu’il ait lu depuis longtemps, qui donne une image grotesque du travail d’un artiste. Celui-ci sans intérêt, et les thèmes de la thérapie par l’art et de la création collective sont traités de façon démagogique, sur fond de lyrisme infantile. Vraiment rien à sauver, s’inquiète LPR ? Hélas rien, regrette ST qui daube également sur l’indigence de ce roman aux personnages «complètement improbables».

    Modiano5.jpgPatrick Modiano. L’Horizon. Gallimard.
    Et Modiano, lance LPR en présentant son dernier opus, ne fait-il pas toujours le même livre, comme il l’a reconnu lui-même ? Le fait, d’ailleurs à nuancer en finesse, ne gêne pas ST qui aime tout de Modiano : son univers, sa façon inexplicable de parler si justement de la pluie ou des rues de Paris, son rapport avec le temps, sa mélancolie aussi. Mais qui expliquera pourquoi Modiano nous touche ainsi ? JLK fait remarquer que le charme d’un écrivain ne s’analyse pas plus que la musique de la pluie. Or Modiano a une musique à lui, qu’il module sans monotonie. EV Pleinement d’accord elle aussi. Bref, le quatuor unanime y va de la même chanson : lisez le dernier Modiano…

    Lesbre2.jpgMichèle Lesbre. Nina par hasard. Sabine Wespieser.
    LPR rappelle ensuite le parcours de Michèle Lesbre, du roman noir à quelques romans évoquant finement la condition des femmes sur fond d’usines en difficultés dans le nord de la France. Seule Française autour de la table, ST vibre moins que ses confrères pour ce livre qu’elle trouve un peu gâché par les clichés d’un regard forçant un peu sur l’opposition du noir et du blanc, les gentils d’un côté et les moins gentils de l’autre. EV se montre moins sévère, pour un roman dont elle apprécie la sobriété de la langue et la justesse de l’évocation des relations entre les personnages, malgré leur côté « typé ». JLK plaide lui aussi pour le ton et le climat du roman, qui annonce le tchékhovien Canapé rouge (Nina par hasard est en effet une réédition de 2001), et relève le fait que les clichés sont parfois le fait de la réalité même…

    Bayamack.jpgEmmanuelle Bayamack-Tam. La Princesse de. P.O.L.
    Dernier livre choisi par LPR : un roman assez tortueux, voire scabreux parfois, qui « travaille » les questions de notre relation au corps et à l’identité sexuelle, dans un monde où cela « transite » grave dans le transgenre. Daniel, adopté par un père qui rêvait d’une fille et une mère impatiente de le voir affirmer sa virilité, sera plutôt une fille « dans un corps de macaque ». Réussite ? Pleine réussite pour EV, qui souligne la force expressive de la romancière et sa façon de rendre les émotions du protagoniste. Très bluffante réussite pour JLK, qui ne pensait pas s’intéresser jusqu’au bout à un transformiste camé fou de Julio Iglesias et de Dalida. Et l’opinion, partagée par LPR, l’est aussi sans réserve par ST que le talent de la romancière a subjuguée, notamment capable de « décrire » une fellation à répétition sans complaisance ni vulgarité. Autant dire que c’est « la révélation » du moment pour les critiques réunis sur la Zone…
    L’émission sera retransmise dimanche 18 avril à 12h. sur Espace 2. Podcast également possible sur le site.http://www.rsr.ch/espace-2/zone-critique

  • De l'esprit du conte

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    C’est en commençant de lire les Nouvelles complètes de Nabokov, et plus précisément la première qu’il a publié de son vivant à 22 ans, en 1921, intitulée Le Lutin et racontant la visite à un jeune émigré russe, réfugié à Berlin, d’un pauvre génie des prairies russes chassé de son paradis par la guerre et la révolution, que me vient soudain la réponse à une question que je me pose depuis quelque temps à propos de la nature du roman, ou plus précisément à propos de l’appellation « roman » collée à de plus en plus de livres qui n’en sont pas vraiment – surtout en France. Philippe Sollers en est évidemment un bel exemple, mais également – entre pas mal d’autres – son ami Marcelin Pleynet dont le dernier ouvrage, très remarquable au demeurant, se veut « roman » alors qu’il est essentiellement ce qu’annonce son titre de Chronique vénitienne.
    Or, si j’y reviens, c’est parce que Sollers lui-même y revient avec une insistance parfois impatiente en affirmant et réaffirmant que ce qu’il appelle ses romans en sont de vrais alors qu’ils représentent plutôt, à mes yeux, des chroniques narratives frottées d’autofiction dont le seul personnage dominant est l’Auteur, sauf dans Femmes où le Narrateur (Sollers dédoublé en auteur américain) fait défiler une frise mémorable de figures du temps des trois sexes. Et quelle importance m’objectera-t-on ? Je dirais : l’importance d’un nouveau repérage de l’esprit du conte, précisément, que le romancier Henry James désignait à sa façon par « le cercle magique de la fiction ». À quoi j’ajoute le charme intemporel et magique remontant aux origines du récit (russe en l’occurrence, mais de partout évidemment) et que l’esprit du conte a relancé sous toutes les formes, jusqu’au roman moderne, Proust et Céline compris en dépit du côté chronique de ces deux œuvre sommitales.
    Or, le génie du conte hante-t-il les livres de Philippe Sollers ? Pour ma part, en tout cas, je n’en ai jamais senti la présence. Il y a sûrement du génie dans la vision panoptique de Sollers et dans sa passion fixe pour la littérature et la langue française, mais l’esprit du conte n’y est pas, et pourquoi d’ailleurs lui en faire le reproche ? L’esprit du conte est également absent des Essais de Montaigne et des Pensées de Pascal, qui n’en sont pas moins de formidables écrivains d’écriture…
    Faulkner a parlé, lui aussi, de l’esprit du conte, et son œuvre en vibre de part en part. Mais que se passe-t-il chez Faulkner ? Il se passe que j’y rencontre quantité de personnages qui me font oublier Faulkner, dans un monde qui n’est pas le monde quotidien de Faulkner mais sa transposition mythique, emportés par une force et un souffle captés par Faulkner mais dépassant son intelligence de la chose, comme la force et le souffle de Typhon dépassent l’intelligence de la chose d’un Joseph Conrad pourtant supérieurement intelligent.
    Dans son Portrait du joueur, Philippe Sollers réduit ce qui distingue les romans conventionnels de ses romans à lui à ce qu’on appelle aujourd’hui la story. Mais cette défense pro domo tient-elle la route ? Tout dépend de ce qu’on appelle story, et de ce qu’on entend par roman. Si la story dont parle Sollers est du genre Love story, alors je lui donne pleinement raison, et c’est vrai que le roman contemporain tend de plus en plus à la story genre Love story, à savoir au traitement, sur le mode du roman d’aérogare ou du téléfilm, de présumée grands thèmes, à savoir l’amour, la maladie, la mort, ce genre de trucs. Bien entendu, l’on cherchera vainement, dans le best-seller Love story, la moindre trace de ce qu’on peut dire le génie du conte, également absent de tant de romans contemporains, alors qu’y prospère l’esprit cancanier de ce que Céline appelait, désignant le roman actuel, la « lettre à la petite cousine ».
    En ce qui concerne les livres de Philippe Sollers, dont je veux bien admettre finalement qu’ils soient plus « romans » que les épisodes de sitcoms à quoi se réduisent de plus en plus de prétendus romans contemporains, et que je suis alors tenté d’appeler romans-de-Sollers, instituant un genre en soi, je constate au moins qu’ils valent mieux qu’autant de lettres à la petite cousine et que, par leur savoir immense et leur intelligence, l’enjeu de leur perpétuel débat esthétique ou spirituel, social (dans Femmes) ou poético-métaphysique (dans Une vie divine et dans Les Voyageurs du temps), et qu’ils m’intéressent autant sinon bien plus que nombre de vrais romans actuels même visités par l’esprit du conte.
    Le génie du conte dérange pourtant, plus que jamais, la paroisse littéraire savantasse ou l’église universitaire des derniers jours. Nabokov y est lui-même reclassé « postmoderne » pour qu’il ne soit pas dit qu’il échappe aux réducteurs de textes, mais son lutin a déjà rebondi vers son bois sacré…


    Vladimir Nabokov. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 865p.
    Philippe Sollers, Portrait du joueur. Gallimard,
    312p.

  • Background Zero

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    … Je n’en ai pas parlé à la remise du Prix, je connais trop bien les médias et le milieu littéraire new yorkais, mais il va de soi que je dédie mon Pulitzer à Jonathan Wonder, qui aurait tiré de ce sujet un roman meilleur que le mien, et dont son agent Jerry Strong eût fait un coup éditorial d’une dimension planétaire, ça ne fait pas un pli, en conséquence de quoi c’est avec une certaine mélancolie, malgré le Prix, que je suis venu recueillir sur les lieux où commence et s’achève Background Zero, « le meilleur roman sur les tenants et les aboutissants de l’Attentat », selon l’expression de Larry Prince dans son talk-show, qui aurait appliqué la même formule à Jonathan si celui-ci et Jerry, ce jour-là, ne s’étaient pas attardés au 76e étage de la Tour Nord…

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui ont un secret

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    Celui qui sait qu’elle sait qu’ils savent /Celle qui dit que vos fleurs ont besoin d’oxygène / Ceux qui ont de belles mains / Celui qui me disait préférer un chat à un enfant / Celle qui s’est fait faire un piercing pour faire chier sa prof de piano / Ceux qui font du charme aux buralistes / Celui qu’on surnomme Le Professeur au camping du Lavandou / Celle qui prend tous les matins un long bain / Ceux qui font le tour du quartier au cas où / Celui que rassure le fait que César fut poitrinaire / Celle qui s’accorde une récréation sexuelle par semaine / Ceux qui affirment crânement qu’Homère n’a jamais existé, ni Shakespeare « d’ailleurs » / Celle qui a un poster de Snoopy en dessus de son bidet / Ceux qui sentent de la bouche / Celui qui ne supporte pas l’odeur des curés (dit-il) / Celle que les œillets dépriment / Ceux qui pensent que toute mauvaise action s’inscrit quelque part / Celui qui fait partie d’une société de cruels / Celle qui pense que l’état du linge des Durussel en dit long sur leur couple / Ceux qui se chargent toujours de tout au bal annuel du minigolf / Celui que la musique de Bartok insupporte / Celle qui a osé conseiller à Gilles Deleuze de se couper les ongles / Ceux qui ne font plus que se virer des chèques à Noël / Celui qui a chopé le démon du sexe aux Alcooliques Anonymes / Celle qui propose à Carlo de s’occuper des rangements de l’appart de son père décédé / Ceux qui affirment que tout Ibsen est dans Georges Sand / Celui qui se flatte de la popularité dont il jouit au Bureau des Automobiles / Celle qui pense que les hommes instruits manquent de cœur / Ceux qui marchent dans la brume d’Ostende, etc.

    Image: Floristella Stephani, Ostende, huile sur toile.

  • La fuite de Monsieur Mundus

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    Lecture de Train de nuit pour Lisbonne

    Ce roman démarre en coup de vent comme chez le Simenon des destinées subitement en rupture (dont le premier exemple serait La Fuite de Monsieur Monde), puis on s’immerge à la fois très vite et tout en douceur dans une coulée qui relève d’une autre sorte de poésie existentielle, à la fois enveloppante et cultivée, savante et émouvante, qui évoque le Pereira prétend d’Antonio Tabucchi, et plus encore le Livre de l’intranquillité de Pessoa, d’ailleurs cité dans la foulée.
    La fascination pour la langue portugaise, surgie dans la vie du professeur de langues anciennes Raimund Gregorius, surnommé Mundus ou l’Incroyable, à l’occasion d’une péripétie aussi fulgurante que fortuite (une femme qu’il croise sur le pont de Kirchenfeld, à Berne, dont l’intention ambiguë l’a fait se précipiter à son secours), cette fascination née du mot português coulé des lèvres de la femme, et bientôt relancée par la découverte d’un livre dont les phrases l’envoûtent aussitôt, marque la décision soudaine du brave prof, régulier comme une horloge pendant trente ans, de tout plaquer d’un jour à l’autre pour entamer une nouvelle vie.
    Il y a de l’extravagance apparente dans ce départ, qui laissera sans doute pantois les collègues du cher homme, mais sa décision est si profondément juste que ses vrais amis (à commencer par l’ophtalmologue philosophe qui apaise sa terreur de perdre la vue) autant que ceux qu’il rencontrera dans le train puis à Lisbonne, que tout va s’enchaîner dans une sorte de logique poétique sans faille, jusqu’au premier rebondissement majeur du roman, devant une tombe du Cimetière des Plaisirs. C’est là que Gregorius va trouver la première trace tangible de l’auteur du livre qui l’a poussé à apprendre le portugais en une nuit, un certain Amadeu Almeida Prado dont les proses méditatives, largement citées au fil des pages, étincèlent d’une étrange, mélancolique  lucidité. Alors s’amorce la vraie entrée en matière de ce roman limpide et prenant, dont les magnifiques cent premières pages se lisent d’un souffle…
    medium_Mercier2.jpgPascal Mercier. Train de nuit pour Lisbonne. Traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Maren Sell, 490p.

  • Le prêtre sans Dieu

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    En lisant Train de nuit pour Lisbonne (2)

    La question «Nous autres hommes, que savons-nous les uns des autres ? », posée dans l’une des pages d’Un orfèvre des mots, le livre posthume d’Amadeu Almeida Prado sur lequel le professeur Gregorius est tombé par hasard à Berne avant d’envoyer valdinguer sa vie habitudinaire de spécialiste des langues anciennes - cette question court comme un fil rouge à travers Train de nuit pour Lisbonne, dont la deuxième partie, intitulée La rencontre, sera marquée, de fait, non seulement par une mais par une série de rencontres, toutes liées à l’enquête du protagoniste sur l’écrivain-médecin disparu dont les mots l’ont immédiatement bouleversé. D’emblée en effet, Gregorius a identifié « un orfèvre des mots dont la passion la plus profonde avait été d’arracher à leur mutisme les expériences silencieuse de la vie humaine ». Et sa folle démarche de constituer la réponse spontanée aux questions existentielles le concernant lui-même : « Etait-il possible que le meilleur chemin pour s’assurer de soi-même passât par la connaissance et la compréhension d’un autre ? Un homme dont la vie s’était écoulée très différemment et avait possédé une tout autre logique que la vôtre ? Comment la curiosité que vous inspirait une autre vie s’accordait-elle avec la conscience que votre propre temps s’écoulait ? »
    La première de ces rencontres est celle d’Adriana, soeur d’Amadeu à l’« incandescence glaciale » et que la ferveur du prof va bientôt apprivoiser au point qu’elle lui ouvrira le sanctuaire du disparu, qu’elle vénère jalousement et dont elle trace un début de portrait. Celui-ci va s’enrichir ensuite auprès du fascinant Joao Eça, vieillard rescapé des chambres de tortures de la police salazariste, qui révèle à Gregorius dans quelles circonstances Amadeu est entré lui-même en résistance – Amadeu qu’il qualifie de « prêtre sans dieu ». Par la suite, poursuivant ses recherches dans les archives d’un journal et auprès de la sœur cadette de Prado, le protagoniste va découvrir, grâce au Père Bartolomeu qui en fut le maître de lycée, quel extraordinaire « aventurier » fut ce « garçon béni » à l’intelligence flamboyante et à l’âme rebelle.
    D’un témoignage à l’autre, avec le constant recoupement des pages tirées du livre d’Amadeu Prado, l’image de celui-ci se modifie et gagne en contrastes et en complexité pour accentuer encore le sentiment de mystère qu’on pourrait dire la substance même du livre de Pascal Mercier, dans laquelle le lecteur s’immerge comme s’il s’agissait d’un grand rêve éveillé. Cette deuxième partie s'achève sur la lecture, dans le lycée désaffecté où Gregorius a tenu à le déchiffrer, parce que c'est là qu'il a été prononcé, du discours final d'Amadeu devant ses professeurs et condisciples, rédigé en latin (p.195-200). Un prodigieux morceau d'anthologie, restituant toute la passion incandescente d'un jeune homme qui a brûlé d'amour pour le Christ et célèbre encore la force poétique de l'Ecriture, avant de se retourner contre la cruauté de la religion et la mauvaise foi de l'Eglise, ici dans ses rapports avec la dictature. D'une éloquence cinglante, quasi cicéronienne, cette invective rebelle concentre toute la révolte d'un garçon dont nous savons déjà quel homme, quel écrivain aussi il deviendra. Or on ne peut se détacher de la lecture de Train de nuit pour Lisbonne, qui est à la fois d'un conteur, d'un philosophe et d'un poète infiniment attachant... 

    Pascal Mercier. Train de nuit pour Lisbonne. Traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Maren Sell, 490p.

  • Les liens secrets


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    À propos du dernier roman de Rose-Marie Pagnard.

    C’est une espèce de rêve éveillé que le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, autant et plus encore que les précédents, tels Dans la forêt la mort s’amuse, Revenez chères images, revenez et Le conservatoire d’amour, où la frontière entre réalité terre à terre et projections imaginaires, personnages apparemment ordinaires et créatures de fantaisie s’estompait déjà sur fond de dramaturgie frottée d’onirisme, parfois au bord du fantastique.
    Or, ces composantes se trouvent encore accentuées dans Le motif du rameau et autres liens invisibles, dont la stylisation « japonaise » accentue le mélange d’étrangeté et de grâce, dans un climat visuel d’une constante proximité avec l’atmosphère des peintures de René Myrha. L’exposition Revenez chères images contribue évidemment à prolonger ce rapprochement à la lecture du roman, mais jamais les thèmes de la romancière (la filiation difficile, l’humiliation, la culpabilité, l’injustice, l’amour et ses ombres de jalousie ou de vertige, ou ses antidotes créateurs) ne s’étaient projetés de manière si plastique, dans une substance à la fois très physique et sublimée, stylisée, en fusion poétique, évoquant à tout moment les « événements » picturaux de Myrha. Tout dans le roman est ainsi comme théâtralisé et comme en suspension, les personnages y courent sur d’invisibles fils de funambules et l’on passe de lieux en lieux et d’une situation à l’autre avec la même fluidité qu’on passe du trivial à l’épuré ou des sentiments les plus délicats aux gestes les plus brusques. Une douce folie préside à ce très étrange opéra visuel où le chant, la danse et les images comptent autant que les mots – mais c’est par les mots que le roman s’arrime bel et bien au sens et à l’intelligible.
    Rien en effet là-dedans de gratuit ou de « surréaliste » au sens d’une bizarrerie que le kitsch trahirait vite : en poète, avançant elle-même sur un fil tendu au-dessus de sa table noire (la même que celle de Ben Ambauen, l’écrivain du roman), elle chorégraphie un drame qui est à la fois une méditation sur les pouvoirs et les devoirs de la littérature – mais venons-en aux faits puisque faits il y a, histoire au moins de rassurer l’éditeur également présent dans le roman (du genre grand plantigrade accroché au réel) et le lecteur en mal d’ « intrigue ».
    Quant aux faits, l’histoire est simple et subtile à la fois. C’est l’histoire d’un amour absolu en proie au relatif, qui se ramifie entre réalité et fiction. Elle se passe dans la tête de Ben et à Tokyo, dans le ciel de la fiction et au cœur du lecteur.
    Un écrivain, auteur de deux romans jusque-là (dont les maîtres revendiqués sont Calvino, Hella Hasse ou Nabokov, notamment) tombe littéralement du ciel sur le lit d’une chambre du château de Bergue, accueilli par la nuit qui lui demande doucement qui il est (« Ben Ambauen, quarante ans, héritier, à votre service ») et pourquoi il s’efforce d’atteindre le jour », à quoi Ben répond : « pour attraper la femme que j’aime ». Plus exactement, comme cette Béatrice, cette Laure, cette Dulcinée idéale se trouve présentement mariée, avec le minuscule juriste Ennry Pinkas (1 mètre cinquante à tout casser), et à Tokyo, pour les affaires de celui-ci, Ben Ambauen va l’ «attraper» en écrivant ce qu’il sait et ne sait pas d’elle. Entretemps le lecteur apprend quel enfant rêveur a été et reste Ben et quel début d’amour poétique et sensuel l’a lié à Ania, elle aussi de l’espèce des enfants songeurs et affabulateurs, que deux personnages hors normes (l’énorme Maman Reinhold et son conjoint bordeline Leonard) ont adoptée et que lui-même à aidée à sortir du Foyer des enfants spéciaux. On comprend dans la foulée que la magie des noms compte plus que le détail anecdotique des faits : tel Foyer des enfants spéciaux dégage ainsi une aura de menace et de mystère qui suffit à marquer le fond de détresse d’Ania – sa part de douleur en constante tension avec sa part de bonheur amoureux. De la même façon, un mélange de malédiction et de grâce marque les autres personnages, à commencer par Ennry que poursuit une injustice faite à son père.
    Le Tokyo de Rose-Marie Pagnard culmine dans le réalisme magique, dont l’étrangeté stylisée des lieux se trouve admirablement ressaisie, entre la gare Shibuya propice à une colère folle d’Ania, et le Musée national aux figures hiératiques, telle pâtisserie Aux douceurs de France ou tel marché, la folle alternance des sentiments d’Ania et d’Ennry, tous deux hypersensibles, jusqu’à l’exacerbation folle. Comme tout ce qui est apparent émane de l’invisible, les liens de celui-ci recomposent un univers où l’attente d’un enfant et sa mort possible, le souci de protéger l’autre et le risque d’empiéter sur sa liberté, la quête de beauté et ses écueils, l’amour et ses ramifications infinies résonnent comme dans la conque translucide d’un conte de partout et de toujours.
    LirePagnard3.JPGRose-Marie Pagnard, Le motif du rameau et autres liens invisibles. Editions Zoé, 220p.

  • Deux coeurs simples

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    Sur L'Annonce, de Marie-Hélène Lafon


    On entre dans ce roman de l’âpre terre du Cantal par sa nuit, telle que la voit Annette, venue du Nord ouvrier pour rejoindre Paul, le paysan de neuf ans son aîné dont elle a découvert la petite annonce chez le coiffeur : « Agriculteur doux, quarante-six ans, cherche jeune femme aimant la campagne »…
    Or cette nuit exhale, dès la première page de L’Annonce, la présence de ce « pays stupéfiant ». Annette la découvre ainsi : « La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait ( …) Elle était grasse de présences aveugles ».
    Avant d’arriver à Fridières avec son jeune fils Eric, c’est dans son Nord non moins âpre, à Bailleul, qu’Annette avait eu le sentiment d’être déjà broyée, « bombardée » par le monde actuel, laminée par une première vie avec Didier le violent, rêvant de recommencer une autre vie ailleurs. Celle-ci serait rude, elle le savait, Paul la lui avait racontée dès leur première entrevue à Nevers, et ce qu’elle découvre dans la maison de Paul : sa redoutable sœur Nicole et les deux grands diables d’oncles qui vivent là, défendant le clan contre l’étrangère et son fiston, lui oppose autant de farouches obstacles. Avec l’appui tenace et patient de Paul, l’ « intruse » va pourtant se rendre utile, bientôt appréciée même par les oncles, au dam de Nicole, vestale jalouse des lieux. Le sourd combat d’un parti contre l’autre, dans la maison divisée entre un « en bas » et un « en haut », et le combat entre l’ancien pays, qu’Annette apprend à aimer et respecter, et le nouveau, qui n’apporte pas que du bon, la place de l’enfant qu’une amitié vive rapproche de la chienne Lola, la vie de la nature et des gens, l’amour peu loquace qui fonde le lien d’Annette et Paul – tout cela est puissamment restitué par Marie-Hélène Lafon dont l’écriture flaubertienne et douce à la fois, précise et voluptueuse, à tout moment surprenante par ses adjectifs et ses tournures, relève du grand art. Sans donner dans le folklore rural, ce très beau roman, déjà récompensé par les libraires français, est l’un des « cadeaux » de cette rentrée.
    Marie-Hélène Lafon. L’Annonce. Buchet-Chastel, 195p.

  • La Suisse des storytellers

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    La littérature alémanique « de pointe » passe par Paris

    Le phénomène n’est pas tout à fait nouveau, mais il s’est fort accentué ces dernières années : c’est désormais par  les éditeurs français que les lecteurs romands découvrent la fine fleur de la littérature alémanique, non sans retard. Trois décennies après la création de la collection CH, censée rapprocher les quatre littératures helvétiques au nom de  la collaboration confédérale, le déclin de ladite collection et d’autres composantes ont complètement changé la donne, à commencer par le potentiel international d’un certain nombre d’auteurs alémaniques de l’après-Frisch&Dürrenmatt, plébiscités en Allemagne autant qu’en Suisse alémanique. À  noter, au passage qu’un auteur alémanique de qualité a plus de chance d’être immédiatement reçu par la critique et le public germanique que son homologue francophone. Par ailleurs, les grands succès se négocient à la Foire de Francfort où les chances des éditeurs romands sont minimes par rapport à la concurrence française.

    C’est ainsi que le Mars de Fritz Zorn nous est arrivé, en 1979, par Gallimard, et que la plupart des auteurs alémaniques de pointe, tels Martin Suter ou Peter Stamm (chez Christian Bourgois), ont suivi la même trajectoire. Bien entendu, le succès d’un livre n’est pas toujours gage de qualité littéraire, mais le fait est que la Suisse n’a pas à rougir des plus de 2 millions d’exemplaires vendus par un Martin Suter. Conteur de grand talent, la « star » de Diogenes est plus qu’un faiseur lisse et son formidable Small World a sans doute marqué un tournant dans la réception international de notre littérature.

    Plus récemment, plusieurs romans alémaniques, tous publiés à Paris, ont connu un retentissement également notable, avant que Matthias Zschokke, publié chez Zoé pour sa part, décroche un Prix Femina très mérité et sans doute lié à cette heureuse mouvance créatrice, éditoriale et médiatique : il s’agit du mémorable Train de nuit pour Lisbonne, de Pascal Mercier, paru en 2006 chez Maren Sell,  du non moins remarquable Un garçon parfait, de Claude Alain Sulzer et, l’an dernier, du somptueux Melnitz de Charles Lewinsky, paru chez Grasset et consacré par divers prix. 

    Tout récemment enfin, c’est aussi via Paris que nous aurons découvert le quadra le plus décoiffant de la nouvelle littérature alémanique, en la personne de Christian Kracht, dont la très savoureuse uchronie, intitulée Je serai alors au soleil et à l’ombre, paraît chez Jacqueline Chambon. L’auteur lui-même fait figure de drôle d’oiseau dans la volière littéraire helvétique : né à Saanen en 1966, il a fait ses études aux Etats-Unis, collaboré au Spiegel pour lequel il fut correspondant en Asie, et vit actuellement en Argentine avec son épouse la cinéaste allemande Frauke Finsterwalder. On ajoutera que le narrateur de son troisième livre, après deux premiers titres (Faserland et 1979)  traduits en quatorze langue, est commissaire politique de la République soviétique de Suisse et qu’il est originaire du Mozambique – excellent camarade confédéré au demeurant !

      

    Kracht2.jpgSoviets suisses

    On se régale à la lecture de l’uchronie de Christian Kracht, qui nous transporte, aujourd’hui même, dans une Suisse ravagée par cent ans de guerres entre la République soviéique de Suisse (fondée par Lénine en 1917)  et les puissances fascistes allemandes et anglaises, entre autres belligérants mondiaux. L’Afrique est devenue l’arrière-pays de Neu-Bern, où la fondue se fait à la banane, et le narrateur, commissaire politique originaire du Mozambique est un bon Helvète de la nouvelle tradition, qui impressionne la divisionnaire Favre, lectrice du Y-king. Malgré les vues « humanistes » des Soviets suisses, la guerre va reprendre avec un nouveau bombardement boche du Réduit national, formidable forteresse à la Piranèse. Le protagoniste fuit alors plein sud, vers le Tessin suave et son Afrique natale. Pleine de malice et de trouvailles, cette fable, psychédélique sur les bords (on y croise le peintre Roerich), vaut plus  par sa verve narrative que par ses vues historico-politiques, mais une sorte de rêverie mélancolique s’en dégage, imprégnée de poésie drôle-acide.

    Christian Kracht, Je serai alors au soleil et à l’ombre, Traduit de l’allemand par Gisèle Lanois. Jacqueline Chambon, 142p.

     

    Lewinsky2.jpgLewinsky  genre «noir»

    Deux ans après la révélation de Melnitz, vaste et prenante chronique des tribulations d’une communauté juive dans sa « réserve » suisse, au tournant du XIXe siècle, Charles Lewinsky nous revient avec un ouvrage antérieur, qui obtint un prix Schiller en 2000. Le roman met en scène un étranger qui débarque d’Allemagne  dans un village assoupi de la province française où, après une déception amoureuse, il espère recouvrer sa paix intérieure.

    Dans un univers confiné dont les dimensions sont annoncées dès la première phrase du roman, qui sera la dernière aussi bien  (« Le monde fait mille pas de long »), l’auteur tisse une toile serrée dans laquelle il capte le moindre soupir, le moindre geste des habitants de Courtillon où tous semblent vivre au ralenti et s’observer. Comme on s’en doute, cet environnement ne va pas apaiser l’étranger de passage mais l’impliquer lui-même dans une vie communautaire dont la paix n’est qu’apparence, où le drame couve, et qui lui tend un miroir. Tout l’art de l’auteur tient alors à la progressive implication de personnages très finement dessinés, comme dans Melnitz, au fil d’un roman qui grouille bonnement d’histoires…

    Charles Lewinsky. Un village sans histoires, traduit de l’allemand par Léa Marcou. Grasset, 380p. 

     

    Stamm.jpgPeter Stamm au scalpel

    Peter Stamm s’est fait connaître du lecteur francophone par une suite de romans aussi subtils de psychologie que finement ciselés, du point de vue de l’écriture, qui laissent le souvenir d’une sorte de sismographie des sentiments sur fond de décors et d’atmosphères comptant eux aussi pour beaucoup, où le mal de vivre rôde le plus souvent.

    Les surprises du manque d’amour, pourrait-on dire, sont  au cœur de son dernier ouvrage, d’une âpreté contrastant avec la brillante apparence de son cadre (la bourgeoisie munichoise battante) , où l’on assiste à la rencontre du jeune et bel Alexander, crâne architecte parfaitement accordé à la jeune et belle Sonia, dans une relation problématique avec Iwona, la Polonaise sans papiers et sans qualités saillantes non plus, mais plus fragile et surtout plus vibrante : plus capable simplement d’aimer.

    Par l’acuité de son regard et sa façon de confronter ses personnages, englués dans leur médiocrité sans cesser d’être vaguement attachants, subissant en outre le temps qui passe et les use, Peter Stamm évoque parfois, en plus esthète, les scannages existentiels d’une Patricia Highsmith. Doux et dur à la fois, terrible comme la vie…

    Peter Stamm. Sept ans, traduit de l’allemand par Nicole Roethel. Christian Bourgois, 272p.

     

     

  • Le Temps d'une île perdue

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    Par Damien Personnaz

    Je t'écris d'une île des antipodes que tu détesterais.

    Tu connais mon attirance pour les îles lointaines. Celles qui sentent les embruns, rythmées par les marées, isolées au milieu d'océans insensés où vivent des insulaires reclus.

    Tu ne comprenais pas mon attirance pour ces oasis des mers « Il n'y a rien, là-bas. Pourquoi partir si loin pour ne rien voir?. » Je répliquais « horizons lointains ».

    Car je fais partie de cette secte des adorateurs des îles isolées, ces oasis de terre, au centre de la mer, où le téléphone portable ne passe pas.

    Mais aujourd'hui, je doute. Ma fascination pour ces îles perdues vacille. Je t'écris sur une table bancale balayée par les vents venus de l'Antarctique. C'est l'été austral et il fait froid. Mon aérogramme désuet pompe l'air marin. Un chien orphelin sommeille à mes pieds.

    J'éclate de solitude sur cette île Chatham, à 800 kilomètres à l'est de la Nouvelle-Zélande. Pendant dix jours, les insulaires m'ont snobé, indifférents à ma présence et à mes questions. Tu avais raison: «Pourquoi aller si loin pour ne rien voir? ». Quelle amère ironie, tu ne trouves pas? Je voulais voyager jusque dans les limbes de l'hémisphère sud, dans le sillage des albatros, déterrer le rêve de l'adolescent. Et voilà : c'est réussi.

    C'est vrai, j'ai échangé bribes et banalités avec des anonymes. Je leur ai donné des surnoms. Il a «Yéti, ma logeuse, énorme femme poivre et sel et des jambes grosses comme des jambons. Et puis « Dents jaunes » causant avec sa copine « Foulard mauve », laquelle n'en peut plus de son homme « qui pète au lit et sent le poisson ».

    Ces insulaires ont perdu l'espérance; ils sont d'abord et avant tout profondément seuls, dans l'incapacité de choisir leur travail, leur conjoint, leur destin. Leur liberté se résume à ce dilemme: partir et perdre son âme, rester et écarter ses illusions.

    Ils trouvent la vie rude dans les îles et dure dans les villes. Au moins, ici, ils sont chez eux, claquemurés et rassurés. Ils connaissent les quatre coins de leur repaire et sa kyrielle de rituels. Avec moi, ils pratiquent le jeu du « nous » et des « autres », si fréquent dans les endroits isolés, que ce soit une île ou une vallée reculée de nos cantons.

    Je suis venu frapper à leurs portes. Personne ne m'a ouvert. Les gens d'ici sont écossais de caractère: austères, courtois et indifférents; farouches aussi, à l'image du climat et du paysage.

    Oui, tu détesterais Chatham. Ses plages infinies s'effilochent dans le ciel bas. Le Pacifique ne l'est pas. Des requins blancs irascibles sillonnent ses criques. Des autoroutes de barbelés dégoulinants ceinturent des prés d'herbe jaune piquetés de vaches noires. Son lagon gris s'étiole dans la brume. Je te vois froncer les sourcils: un lagon gris? Oui, à Chatham, le lagon est gris.

    Alors, je ravale mon orgueil et je t'avoue que ma Foi d'adorateur des îles isolées est ébranlée. « Qu'est-ce que je fiche ici? ». Faute d'interlocuteur, j'ai sans cesse posé cette question à mon jumeau dans le rétroviseur de la voiture et dans le miroir de la salle de bain.

    J'ai douté, c'est vrai. Pourtant, je suis heureux d'être dans cette île des confins. Le voyage est un exil provisoire généreux. Faute de gens à qui parler, il m'a donné le Temps.

    Le chien s'ennuie. Je vais aller marcher sur la plage vide. Hormis penser à tous ceux que j'aime, je n'ai que ça à faire. J'ai tout le temps.

    D.P.


    Cette lettre est à paraître sous la rubrique de L'épistole du journal littéraire Le Passe-Muraille, dont la nouvelle livraison, No 81, sort ces jours. On peut rejoindre Damien sur son site personnel: http://ileslointaines.blogs.courrierinternational.com/

  • Ceux qui se la jouent facile

    310119212.JPGCelui qui ne rend jamais les livres / Celle qui regrette l’argent de tous les cadeaux qu’elle fait / Ceux qui n’aiment pas le manioc / Celui qui épile son fils Bob / Celle qui a mangé un chardon / Ceux qui pensent que même un cheveu a son ombre / Celui qui se demande à qui profite l’économie boursière / Celle qui s’envoie des baisers dans le miroir / Ceux qui aiment les mots rares / Celui qui patine dans le peloton / Celle qui fait chaque jour ses longueurs au bocal (dit-elle) / Ceux qui se rappellent qu’on appelait un chat un greffier / Celui qui se tape des gommes sur le lavabo (dit-il) / Celle qui aime faire de la peau de phoque la nuit / Ceux qui se font pincer dans le gyrobus / Celui qui chope un rhume en allant voir le match de son chum / Celle qui se trouve un trop gros pétard / Ceux qui mégotent sur le salaire des employés de couleur / Celui qui naît avec des pieds de chèvre / Celle qui speede à mort sur sa Kawa (dit-elle) / Ceux qui lavent les noyés à la morgue / Celui qui prend un en-cas dans sa valise de commercial / Celle qui demande un vibromasseur pour Noël / Ceux qui oublient leur chien dans la voiture / Celui qui dit que le sida ça fait pas de cadeau / Celle qui rêve de passer au Jeu du Millionnaire / Ceux qui avaient vingt ans en 1967 / Celui qui sait par cœur la composition de la palette de Paul Cézanne / Celle qui gère la déprime de son ami albinos / Ceux qui se mettent la ceinture (disent-ils) / Celui qui a un ticket avec la serveuse de L’Oriental / Ceux qui se font un câlin les dimanches soir sans Julie Lescaut / Celui qui a mangé toute la confiote (dit-elle) / Celle que le repassage rend toujours furieuse (dit-il) / Ceux qui trouvent que la France baisse / Celui qui ne remettra plus jamais les pieds à Vienne / Celle que Brad Pitt a déçue en changeant de meuf / Ceux qui ont renoncé au port des bretelles / Celui qui a rencontré la femme de sa vie dans une épicerie de Guyaquil / Celle qui cultive des asphodèles sur son balcon / Ceux qui ont tout le temps, etc.

    Image JLK: une sculpture de Mario del Sarto, artiste brut de Carrare.

     

  • Entre noirceur et rédemption

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    Entretien avec Eric-Emmanuel Schmitt

    NOUVELLES Concerto à la mémoire d’un ange réunit quatre histoires « à méditer »…

    Le dernier livre d’Eric-Emmanuel Schmitt aborde des questions liées à la perversion criminelle (L’empoisonneuse), au sentiment qu’un homme éprouve d’avoir loupé la relation avec ses enfants (Le retour), au ressentiment lié à une faute de jeunesse (Concerto à la mémoire d’un ange) et aux mensonges privés d‘un couple public (Un amour à l’Elysée). La noirceur humaine y est interrogée autant que les voies de possibles « réparations »

    - Quelle est à vos yeux la source du mal ? Ya –t-il, selon vous, des êtres foncièrement mauvais ?
    - La racine du mal me semble l’égoïsme. En tant qu’êtres biologiques, nous sommes tous égoïstes. Même s’il n’y a pas d’intention de faire le mal, dans l’être humain, le mal radical dont parle Kant est là, jamais désiré comme tel mais soumis à la domination de notre désir et de notre plaisir. Chez mon empoisonneuse, c’est le plaisir de dominer la vie et la compensation de ses frustrations.
    - Quel est l’apport du romancier aux questions que pose le philosophe ?
    - C’est essentiellement l’expression de la complexité. La philosophie procède par axiomes et coule dans le bronzes des principes et des aphorismes. Ce qui m’intéresse dans le roman, c’est la folie de la vie et de ses personnages. Le philosophe pose les têtes de pont d’un début et d’une fin, mais le roman lui-même va où il veut et les personnages donnent le vrai rythme de l’histoire et de l’écriture.
    - Vos personnages émanent-ils parfois de faits divers ?
    - Je suis passionné par tous les aspects du comportement humain, tels qu’ils apparaissent notamment dans les tribunaux, mais je ne sais pas trop d’où sort un personnage de fiction. Je sens juste quand il envahit le terrain et commence d’agir à place. Je me dis qu’il y a une chance que ça soit bon quand l’écriture m’échappe. Or, le travail de l’écrivain consiste à préparer cette grâce que constitue l’arrivée du personnage.
    - A propos de grâce, vous montrez, dans la nouvelle éponyme, qu’un don éclatant peut se transformer en son contraire…
    - Oui, c’est une question que je me pose : quand devenons-nous fils de nous-mêmes ? Cette histoire évoque celle de Caïn et Abel, avec un coupable (Chris, l’ami qui n’a pas secouru son compère accidenté) et une victime (Axel, survivant paralysé), mais il y a un retournement qui fait que la victime peut basculer du côté du mal. Je crois que l’homme mûr est l’enfant du jeune homme. Dans tout le livre apparaît, cependant, le fait que nous pouvons surmonter nos failles par la pensée. Mon empoisonneuse, et le curé arriviste qu’elle manipule, sont trop accrochés à leurs rails pour participer à la moindre rédemption.
    - Croyez-vous à la puissance rédemptrice de la maladie ?
    - Je crois qu’il y a une logique de la maladie mortelle qui humanise souvent les êtres. Cette épreuve morale et l’urgence qui nous fait nous concentrer sur le plus importante qu’il nous reste à vivre, peut en effet nous transformer. Comme on le voit dans Un amour à l’Elysée.
    - Pensez-vous qu’il y ait une justice divine ?
    - Je ne crois pas à la justice divine, pas plus qu’à aucune justice immanente - trop commodes échappatoires. Je crois en Dieu, mais il est caché comme le Dieu de Pascal. Je crois, en revanche à la justice des hommes, à leur liberté, même relative, et à leur responsabilité.
    - Comment vos lecteurs reçoivent-ils vos livres ?
    - C’est variable selon les pays. Aux Etats-Unis, je passe pour l’écrivain européen par excellence, qui pose des questions existentielles ou philosophiques en restant léger et facile à lire. En Allemagne, où mes livres ont un retentissement tout particulier, une tradition de réflexion et de débat se reconnaît dans ce mélange que je propose d’idées incarnées, d’expériences contradictoires et d’interrogations existentielles touchant chacun.

    Nouvelles
    du monde
    L’art de la nouvelle est exigeant, qui convient au dramaturge exercé au dialogue et à la construction claire et ramassée. Concision, netteté, tranchant : le scalpel du philosophe isole des situations qui évoquent le magma des tabloïds, que le narrateur étoffe. Le recueil s’ouvre sur le portrait grinçant d’une empoisonneuse de province, avec un épisode carabiné de corruption de confesseur, digne d’Hitchcock. Les deux nouvelles centrales touchent à des questions plus intimes et fines, où le manque d’amour (Le retour) et le repentir refusé (Concerto à la mémoire d’un ange) résonnent en profondeur. La dernière nouvelle nous invite à l’Elysée, où l’auteur raille les coulisses du pouvoir et se risque pourtant à situer une belle histoire d’amour. Tout cela parfois un peu « téléphoné », mais ne faisons pas la trop fine bouche…

    Eric-Emmanuel Schmitt. Concerto à la mémoire d’un ange. Albin Michel, 229p.

    En dates

    1960 Naissance à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône)
    1980-85 Ecole normale supérieure. Agrégé de philo.
    1989 Expérience mystique dans le désert. Décisive pour son entrée en écriture.
    1991 Première pièce, La nuit de Valognes.
    1994 Trois Molière pour Le visiteur.
    2000-2001 La pièce Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran fait un tabac. En prose, L’Evangile selon Pilate, et La part de l’autre (uchronie autour d’Hitler) sont bien reçus par la critique et le public.
    2002 Oscar et la dame en rose. Schmitt s’installe à Bruxelles.

    2006 Odette Toulemonde et autres histoires. L’adaptation au cinéma sort en 2007.
    Grand Prix du théâtre de l’Académie française.
    2010 L’œuvre d’Eric-Emmanuel Schmitt est traduite en 43 langues. Le total de ses ventes s’élève à 11 millions d’exemplaires.



     

  • En sept lettres vives

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    Un livre fraternel de Pascal Rebetez

    L’art épistolaire est souvent apprécié pour le naturel et la spontanéité qu’il suppose, et cela vaut pour les correspondances les plus « écrites » autant que pour celles qui furent rédigées « en courant ». Le genre peut d’ailleurs se traiter comme tel, «à froid», et garder tout son intérêt, lié naturellement au contenu et au ton de la lettre. La meilleure preuve en est donnée par Pascal Rebetez, quinqua en crise affective qui, pour son seizième livre, rassemble sept textes «commandés» par la Radio suisse romande – Espace 2, plus précisément sept lettres dont on se moque à vrai dire de savoir si elles ont bel et bien été envoyées et reçues, tant elles sont substantielles et vivantes à la fois – tant elles sonnent juste à tout coup.
    Leurs destinataires (l’ex-compagne de l’auteur, un enfant à venir, sa mère, sa fille, un ami artiste, son père et un voleur qui lui a fauché un tableau) déterminent à la fois le ton et le contenu de chacune de ces missives, toutes accordées par le même besoin de vérité sans fard. Les circonstances et le décor dans lesquels chaque lettre a été écrite comptent aussi beaucoup. Les mots à vif de la première, à la femme perdue, écrits à Hanoi City, sont à la fois aiguisés et relativisés par le décor du Vietnam toujours plombé par le souvenir de la guerre, comme l’évocation du même lieu fera contraste avec celle du petit monde propre-en-ordre de la mère qu’il dit « championne du monde de l’assurance, du contrôle de l’hygiène et des bonnes manières ». Au passage, on notera que la vivacité assez « rosse » de la lettre à la mère est tempérée par la grande tendresse du fils, largement partagée à l’endroit du paternel défunt ou de sa fille danseuse à laquelle il écrit depuis le festival du film de Locarno.
    Sans peser jamais, Pascal Rebetez se livre beaucoup, dans ces lettres lestées d’expérience existentielle, qui ont à la fois valeur d’autoportrait et de messages à ses frères humains. De fait, c’est avec autant de gravité tendre qu’il s’adresse au « petit dragon » qui fera bientôt de lui un grand-père en dépit de sa dégaine d’éternel gamin, qu’à son père le Jurassien frondeur en lequel il reconnaît sa propre fibre rebelle. La singulière dernière lettre à l’anonyme voleur d’une œuvre d’art (volée…), marque d’humour et de dérision cette quête du présent-passé que l’écriture ressaisit comme elle peut, sans trop savoir si elle sera vraiment reçue. Bouteille à la mer... Tu vois ce que je veux dire de ce qui n’a pas (tout à fait) disparu ?

    Pascal Rebetez. Je t’écris pour voir. Editions de L’Hèbe, 153p.

  • Les ailleurs d'Olivier Rolin

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    Dans Bakou, derniers jours, l’écrivain voyageur revisite, avec mélancolie et malice, le lieu de sa mort annoncée.

     

    Olivier Rolin revient-il de l’enfer ? De quel cul du monde nous arrive-t-il avec sa dégaine de damné ? Et quels sont donc ces « derniers jours » qu’annonce le titre de son nouveau récit déjà plombé par le nom de Bakou, sur la couverture duquel l’écrivain baroudeur s’est photographié lui-même devant une porte close, mal rasé et mal fringué, l’air de porter le poids du monde et de nous le reprocher avec son air de catastrophe ?

    À l’air du look et des images «cultes», cette mise en scène pourrait faire conclure à la « posture » complaisante, genre Rimbaud au Harrar ou Camus à la sèche, encore accentuée par les divers portraits de Rolin insérés dans le livre, en Afghanistan ou au bord de la mer des Khazars et même en boxer dans sa chambre d’hôtel, à 62 balais, « pas si mal ! » selon lui.  Or, on ne lui en fera pas le reproche dans la mesure où la démarche  de ce récit s’inscrit dans un retour sur soi de l’homme vieillissant qui reste, avec un grain de sel, extraordinairement poreux et curieux de tout. Olivier Rolin a « payé », pourrait-on dire d’une formule. Il a beaucoup vécu et bourlingué, beaucoup lu et rencontré ses semblables, beaucoup écrit là-dessus. Dans tous ses livres, en outre, la part de l’Histoire intervient à tout moment, comme dans les premières pages consacrées ici à Bakou qui le font évoquer la « frise de têtes coupées » ponctuant les régimes successifs de cette ville très convoités, ou les menés de révolutionnaire-gangster du jeune Staline qui lui inspirent une sympathie accordée à ses propres souvenirs de leader gauchiste.  De la même façon, la lecture du monde, très nourrie de bouquins,  passe par maintes rencontres significatives, comme celle de la jeune Sabina qui rêve de devenir businesswoman en Suisse ou de l’ancien officier de l’Armée rouge qui semble avoir a perdu son âme en Afghanistan. Or, on peut rappeler, en passant, que Rolin a sillonné le monde, aussi, au titre de grand reporter.

    Cela étant, c’est bel et bien une idée d’écrivain jouant avec la fiction qui est à l’origine de son retour à Bakou. Ayant en effet imaginé, dans un récit (Suite à l’hôtel Crystal) datant de 2004, qu’il se suiciderait en 2009 dans un hôtel de la capitale mondiale du pétrole, d’une balle de pistolet Makarov 9mm, l’écrivain y revient six ans après sa première escale. Hélas (ou tant mieux ?), l’Hôtel au nom presque mythique (Apchéron, au lieu d’Achéron, le fleuve infernal) a disparu et le fameux suicide différé « pour de vrai », au jour même où un forcené perpétue un massacre dans une université – et le réel de revenir au galop !

    Jeu d’ailleurs constant que celui de la réalité et de la fiction, dans ce livre lesté de mélancolie autant que d’humour, où l’écrivain revisite certains de ses livres, comme L’Invention du monde (Seuil, 1993) où il s’était donné pour contrainte de raconter la planète en la même journée d’équinoxe printanière du 21 mars 1989. Au passage, il rappellle que Guy Debord, qui disait qu'on ne peut bien écrire que si l'on a bien lu et bien vécu avant cela, n'a pas raté, lui son suicide. Et de se contenter d'ajouter avec un clin d'oeil: "Moi, j'ai vieilli"...

     

    Manière noire

    Si la mode des « étonnants voyageurs » sacrifie parfois l’écriture à l’anecdote plus ou moins exotique, Olivier Rolin fait partie, comme un Nicolas Bouvier, de la catégorie des stylistes, avec un ton et une poésie à lui. Sa patte unique marque autant ses récits de pérégrinations (En Russie, La Havane, Voyage à l’Est) que ses roman, dès Phénomène futur (son premier livre, en 1983) jusqu’à Un chasseur de lions (2008) en passant par Bar des flots noirs ou Port-Soudan, entre autres.

    Comment qualifier le style de Rolin ? Par un mélange de vigueur épique et de lyrisme, d’acuité concrète et de solidité presque rocailleuse dans l’usage des mots, à quoi s'ajoutent de constantes pépites d'érudition joyeuse, le tout baignant  dans une sensualité à pointes d'angoisse. Il y a chez lui du poète, autant dans ses descriptions très détaillées  de lieux construits (dès les premières pages de Bakou, la ville est physiquement là, avec ses vieux quartiers et ses horizons industriels décatis) que dans celle qu’il consacre à la nature.  On pense en outre, à la lecture de son dernier livre, qu’il émaille de photos en noir et blanc à la manière du grand écrivain allemand  W.G. Sebald, à la « manière noire » chers à certains graveurs, qui tire une beauté souvent inattendue de visions rebutantes au premier regard.

    Voir Bakou et mourir ? "Ce qui serait vraiment mourir (...), ce serait de comprendre soudain qu'on n'a pas fait d'oeuvre - que tout ça, tous ces jours, ces nuits sous la lampe, ces miliers de pages, c'est rien, pour rien"...

    Rolin02.jpgOlivier Rolin, Bakou, derniers jours. Seuil, collection Fiction & Cie, 173p.  

     

     

     

     

     

  • Les fioles

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    Mademoiselle me les désigne sur la terrasse du Grand Hôtel de Berg am See, là où son Rainer Maria s’en venait lézarder.
    A ce propos j’ai du mal à comprendre qu’elle en ait pincé pour ce furet déprimé, mais il devait avoir un truc à lui, ça je soupçonne.
    Quant aux lascars qu’elle me charge de rabattre dans le cabinet aux fioles, elle les choisit d’un oeil plus que sûr, et c’est là que tu vois la salope, mais enfin tu sais ce que je pense d’un peu toutes.
    Cela dit ce que j’en pense n’a pas de poids à côté de son argument massue, soit cent francs suisses au donneur et la moitié pour mes colles.
    La situation étant ce qu’elle est même en ces lieux à milliards, je les amène facile, d’autant que la rumeur s’est répandue et que c’est quand même autre chose que le sang à la Croix-Rouge avec la spécialiste qui te trouve pas la veine.
    Quand ils s’y mettent derrière le paravent, je leur raconte ce qu’elle fait des fioles et ça les épate. La rumeur fait état d’une espèce de vampire, mais c’est du charre. Je leur garantis qu’elle n’en a qu’au parfum de la chose; et j’en ai la preuve, vu que c’est moi, les fioles, qui les rince.


    Peinture: Leonor Fini

  • Schubert

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    Il/elle écrit à elle/il que son absence lui manque plus que jamais ce soir mais que tout à l’heure il y aura Schubert entre eux. Elle/il lui avait dit que Schubert était le musicien d’entre tous qui lui avait donné le sentiment d’écrire spécialement pour elle/il, et c’est dans ce sentiment qu’il/elle se remet toujours au piano en pensant à elle/il, plus précisément : qu’il joue pour elle/il, depuis sa disparition.

    JLK : aquarelle d’après un motif de Stéphane Zaech

  • Le cabinet du Maître


    Le Maître nous reçoit dans un cabinet d’une blancheur aveuglante et nous fait nous déshabiller devant son assistante Blumlisalp en simple culotte. Lui-même ne porte qu’une vareuse de l’ancien régime, mais sa longue barbe grise dissimule peut-être quelque symbole de son pouvoir.

    Blumlisalp nous propose de faire le test de Roczak, mais nous déclinons poliment. Le Maître nous promet qu’il va nous faire parler et que nous aprendrons, de gré ou de force, à gérer notre sexualité. Pourtant c’est lui qui baisse les yeux lorsque nous l’affrontons du regard. Nous sommes jeunes et c’est un vioque: voilà pour les faits.

    Lorsque je lui dis que nous aimons faire ça dans les clochers, il le note dans son registre d’un air satisfait de poule tombant sur un couteau. Il note sûrement: rêve du clocher, rêve du battant, mais avec Wanda nous n’en avons rien à secouer. C’est pourtant clair: la morale bourgeoise, nous, ça nous gonfle.

    Enfin nous retrouvons nos vêtements soigneusement pliés dans les dépendances de la propriété. Nous avons hâte de nous en aller. Au même instant une foule en délire nous acclame car Wanda me le réclame, ce soir, à l’italienne.

  • Secrétaire particulier

    - Moi je ne pense qu’à ça, dit la femme très en chair en reprenant un sablé, je ne pense qu’à cette petite chose innocente, et le yorkshire Lula la mordille en roulant ses yeux de chauve-souris; et la femme dévisage, l’un après l’autre, les gigolos assis autour de la piste de danse. Celui-ci je l’ai goûté, me dit-elle: pouah. Celui-là aussi, et cet autre, je les ai tous essayés mais aucun ne m’allait, aucun d’eux ne m’a jamais donné tant de plaisir que Lula.

    Elle fait des mamours à cette espèce de chose osseuse et criseuse et me fait bien sentir que je ne suis qu’un scribe payé par elle pour arranger sa biographie, et pourtant je la sens qui s’abandonne.

    De toute façon je contrôle la situation. Que demander de plus ? J’ai maintenant la belle Eva Carlson pour moi seul. Elle croit me dominer alors qu’elle incarne à mes yeux le rêve réalisé. Elle ignore que j’ai d’elle la plus fantastique collection de photos de sa mythique paire de nichons.

  • Entre douleurs et merveilles

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    Rencontre de Rose-Marie Pagnard, romancière.

    Il y a ces jours une lumière magique, sur ces hauts enneigés des Franches Montagnes, qui a quelque chose d’épuré et de transparent évoquant étrangement le Japon. On y est à la fois bien sur cette terre jurassienne, dans une grande maison de belle pierre grise dont les larges fenêtres, jadis propices aux fines finitions de l’horlogerie, s’ouvrent sur le pâturage au bord du ciel; et cependant, comme dans le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, qui oscille entre sortilèges montagnards et Japon de rêve, on sent ici des fantaisies et des métamorphoses possibles à tous les étages. La grange de naguère en est le symbole, devenue lumineux atelier, où sont nés d’étranges tableaux qui peuplent la maison de figures de rêves poétiques et fantastiques à la fois, signés René Myrha, né Pagnard, conjoint de la romancière.
    Or, l’une de ces toiles ouvre son jaune éclatant à la lumière zénithale tout en rappelant le deuil de l’enfant perdu, qu’un portrait de belle jeune fille remémore également au-dessus de la grande table noire à écrire. Ainsi, des résonances se multiplient-elles dans ce havre, d’une double vie créatrice en symbiose. Comme dans l’actuelle exposition en double hommage, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, où les mots de l’écrivain et les visions de l’artiste s’appellent et se répondent. Comme dans la vie de Rose-Marie Pagnard, où le clair et l’obscur, le limpide et le mystérieux s’entremêlent.

    La vie de Rose-Marie elle-même a été marquée, de naissance, par ce mélange de lumière et d’ombre. Troisième enfant survivant après deux petits frères morts en très bas âge, elle fut un cadeau pour ses parents, simples gens à Delémont. Devenue très âgée, sa mère lui racontera toujours ses rêves mêlés de souvenirs hantés par des enfants en danger, ayant vu passer en outre le cercueil de son père fauché par la grippe espagnole; et Rose-Marie aussi commencera, très tôt, de raconter des histoires mêlant angoisses et merveilles, sur fond de musique.
    Car la musique, si présente dans les livres de Rose-Marie Pagnard, fut une des passions de ses jeunes années, avant l’écriture. La danse l’attira d’abord, dont elle négocia des cours en proposant à sa maîtresse de réciter des poèmes (notamment de La Fontaine ou Prévert) aux autres élèves, en guise d’écolage. « Cela me semblait merveilleux de pouvoir ainsi créer de la beauté rien que par la grâce du mouvement»; et le violon ensuite, à l’imitation de sa mère, dans le petit orchestre du collège. C’est d’ailleurs au temps du collège qu’elle a commencé de lire, « un peu tout », puis à écrire, « surtout des poèmes ».
    Mais voici, à dix-huit ans, que l’enfance s’achève alors que la vie lui offre un double cadeau : l’Amour et l’Enfant. Avec René Pagnard, Myrha pour l’art (du nom d’une rue de Montmartre), et l’enfant Cléo, on s’installe à Bâle, où l’artiste déjà reconnu pourra s’épanouir. De son côté, Rose-Marie aime son rôle de mère, relancé l’année suivante avec Géraldine. Et dès ce moment-là, aussi, Le Démocrate lui propose une chronique bâloise quotidienne, qu’elle va assumer dix ans durant. En phase avec « son » peintre, elle participe à l’intense vie culturelle bâloise, écume les galeries et se fait une culture «sauvage ». La littérature l’attirant de plus en plus, elle parle de livres dans ses chroniques, comme elle le fera des années durant dans l’hebdo Coopération et le quotidien Le Temps, où elle distillera son goût pour les auteurs du Nord profond.
    Et l’écriture là-dedans ? Elle émanera de la vie même, de ses questions, de ses douleurs, de ses cadeaux aussi. En 1985 paraît un premier recueil de nouvelles, Séduire, dit-elle, que suivront une dizaine de romans, dont La Période Fernandez, Prix Dentan 1988, plein du fantôme de l’immense Borges, et Dans la forêt, la mort s’amuse, prix Schiller 1999. En perspective cavalière, aujourd’hui : une dizaine de titres qui suffisent à donner le ton, la musique, la douce folie d’un univers fascinant, qui vit et vibre, exorcise le poids du monde et en célèbre les beautés et les liens profonds…


    Dates de Rose-Marie Pagnard
    1943 Naissance à Delémont, le 16 septembre.
    1961 Rencontre de René Myrha, artiste peintre.
    1963 Naissance de Cléo. Installation à Bâle. Début d’une collaboration au Démocrate, pour des chroniques quotidienne qui dureront dix ans.
    1964 Naissance de Géraldine.
    1985. Premier livre, Séduire, dit-elle, nouvelles, à L’Aire.
    1988. La Période Fernandez, roman, chez Actes Sud. Prix Dentan.
    1992. Mort de Cléo.
    2005. Revenez chères images, revenez, aux éditions du Rocher. Prix de littérature du canton de Berne.

    Vient de paraître : Le Motif du rameau, et autres liens invisibles. Roman. Zoé, 2010, 219p.

    Une importante exposition marque la rencontre des œuvres de Rose-Marie-Pagnard et de René Myrha, au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, jusqu’au 16 mai 2010. Les oeuvres récentes de René Myrha sont également exposées à la Galerie Dietesheim, dans le vieux bourg de Neuchâtel.

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  • Un très léger vertige


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    Par Rose-Marie Pagnard

    Il faut savoir que tout homme voué à un art particulier (le poète, le musicien, le fildefériste jongleur, pour ne citer que ceux-là parmi la troupe étrange des rêveurs et des chercheurs) peut à chaque instant se trouver abandonné par l’étincelle intérieure, être privé de son sixième sens ascendant et vital.
    L’homme – un peintre – que nous voyons marcher en direction du Grand Théâtre vivait précisément un de ces états privatifs. Et cela au moment où, dans ce théâtre, on attendait de sa part une invention, un décor à couper le souffle ! Un décor qui envelopperait comme un gant de lumière l’interprétation d’une histoire et ferait de celle-ci un spectacle… programmé, par une conjuration diabolique, à une date si rapprochée que le peintre, le temps d’un vertige, s’imagina que cette date était déjà passée, que les prodiges qu’on avait exigés de lui s’étaient depuis longtemps détachés de leurs rôles et que, tels des oiseaux rappelé au-delà de la ligne théâtrale des cintres, ils avaient atteint un point de non-retour, un statut de choses faites et approuvées ! En vérité, la tâche était devant lui et elle attendait. Des images-choc, du réel ! avait insisté le metteur en scène (un ancien facteur brouillé avec le mystère des lettres et tombé sous la tyrannie du réel .

    Sous le ciel gonflé, repoussant sur la ville sa lumière avide d’images animées, les passants mordaient dans de larges tartines de viande rouge. Des guêpes oscillaient parmi les étalages de raisin fraîchement cueilli, affairées comme si elles aussi devaient produire sur le champ quelque chose, extirper de l’air une forme, des couleurs, un système complet et irrationnel de correspondances mentales, des architectures cosmiques expérimentales. Des enfants plongés dans la manipulation de petits jeux électroniques bloquaient les passages des galeries marchandes, obligeant la foule à des ralentissements précautionneux. Le peintre avançait dans le labyrinthe des rues, sans parvenir à formuler en lui aucune pensée en rapport avec sa tâche. La nécessité (l’urgence !) de prendre son envol poétique se heurtait à la réalité ambiante qui, par toutes sortes de parodies de créations rapides, semblait vouloir le maintenir fermement sur terre.

    Il s’égara, traversa des vapeurs d’un blanc verdâtre et se trouve soudain dans le parc municipal, parmi les arbres. Levant les yeux, il vit leurs superstructures d’un vert profond dériver imperceptiblement, s’éloigner millimètre par millimètres, voguant vers une destination secrète, vers un monde sans doute apparenté aux songes – mais ceux-ci encore si faibles, embryonnaires avec leurs minuscules plumets d’or !

    Comme il se remettait en marche, il sentit une vive douleur dans le talon gauche, la sensation d’une aiguille dans la chair. Je vais enlever ma chaussure et me reposer, pensa-t-il, et au même instant une petite chaise enfouie sous la couronne gigantesque d’un orme lui fit signe.

    Il avait lustré les verres de ses lunettes (sa vue s’étant un peu voilée dans l’ombre de l’arbre) et s’était assis, quand subitement son imagination s’éveilla. Et tandis qu’au-dessus de sa tête le cerveau de l’arbre bruissait d’un incessant dialogue neuronal et chimique, il se représenta le théâtre et se figura qu’il y entrait, et le voilà qui arrive sur la scène, se déchausse et se met à voler. Un prodige ? Impossible ! dit le réaliste que nous savons. Le peintre étouffe un rire dans son écharpe rouge, maintenant il voit point par point dans son esprit le décor à construire, l’étincelle s’est remise à briller.

    Il survole la scène où des hommes s’activent, certains écrivent, d’autres dessinent ou cherchent une phrase musicale. (Certains se sont débarrassés de la raison comme d’un vieil accessoire, dans les coulisses.) Nous ignorons le sens de notre tâche et poursuivons notre tâche avec ardeur, semblent-ils dire, chacun pour soi. Un chœur (cinq jardiniers portant des scies à moteur) traverse l’ombre scintillante de la scène : taillons du neuf, du neuf et du vert ! Le peintre approuve, il voit tant d’images nouvelles ! Peut-être ces images sont-elles très proches de la musique ? Il a vraiment l’air de battre la mesure de son pied déchaussé, assis sur cette petite chaise, dans l’axe du monde ».

    Ce texte constitue l’ouverture de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, Numéro 81, à paraître fin mars.

    La peinture illustrant ce texte est une oeuvre de René Myrha. Une importante exposition se tient actuellement au Musée d'Art et d'Histoire de Neuchâtel, intitulée Revenez chères images ! et marquant la confrontation des deux conjoints, avec les mots de la romancière et les images du peintre. Les oeuvres récentes de celui-ci sont présentées, en outre, à la Galerie Dietesheim de Neuchâtel.

  • Sollers sans aveu

    Philippe Sollers admirable, imbuvable, insaisissable, ambigu, inaperçu, mouvant - Sollers22.jpgémouvant ?

    Dialogue schizo


    En marge de la lecture de Discours parfait, de Passion fixe et des Voyageurs du temps. Approximations et contrepoints.

    Moi l’autre : - Et alors ? Toujours épaté par la (re) lecture de Sollers ?
    Moi l’un : - De plus en plus… et de moins en moins : de plus en plus intéressé, mais de moins en moins ébloui, je dirai, ce qui est bon signe je crois. Je l’ai dit et répété : c’est un merveilleux lecteur et c’est par celui-ci, via La guerre du goût et Eloge de l’infini que j’y suis revenu. Une vie divine est une lecture de Nietzsche qui flamboie de prose heureuse. Aussi, je l'apprécie en crescendo parce que le Sollers prosateur lumineux et fluide du tout début juvénile repique depuis Femmes et ses successives défrocations, que le Sollers écrivain heureux frondeur solipsiste s’épanouit dans sa nature, que le Sollers poseur jamais posé ne cesse de rebondir ailleurs et de bonifier, mais cet étourdissant phraseur aux vrais moments de grâce ne me comble jamais vraiment tout à fait pour autant, je dirai comme Rousseau ou comme Genet, Rimbaud me comblent, et c’est probablement bon signe…
    Moi l’autre : - Mais en quoi donc ?
    Moi l’un : - En cela que ce très et trop brillant sujet n’est pas intéressant à mes yeux pour sa virtuosité et son érudition ni même par sa maestria de styliste autant dire : pour ses performances. C’est sa faiblesse qui m’intéresse, et cela fait signe vers une oeuvre à venir. J’attends la folie. J’attends la faille. J’attends la première maladresse du tireur qui se dit d’élite et nous en met plein la vue. J’attends le premier aveu du faraud jeune homme – car il reste l’éternel jeune homme que Dieu doit casser – ou rien ne se passera. Mais le Destin l’attend comme le cheval de Nietzsche, ou tout cela n’aura jamais été que littérature presque d'imitation. Tandis que si ça casse, c’est là que l’on verra vraiment à qui on a affaire. Pour le moment il croit qu'il met en plein dans la cible, il jette tous ses feu, il est au milieu du milieu, il a tout compris, tout prévu, Jésus l’a pressenti, Dante l’annonçait, Nietzsche et Rimbaud le portent en avant : il rutile, c’est le Paon qui s’aime tant qu’il s’est inventé une aura supplémentaire d’opprobre et de malédiction, il est honni, aussi vilipendé que Maistre, Céline et Artaud réunis, c’est le fils à maman absolu.
    Moi l’autre : - Comme tu y vas…
    Moi l’un : - J’y vais un peu au bluff, mais s’agissant d’un personnage qui ne fait que bluffer, disons que je reste dans le ton.
    Moi l’autre : - Et que veux-tu dire alors ? Que te manque-t-il chez lui ?
    Moi l’un : - Une seule chose, une seule : l’émotion. Je ne parle pas de l’émotion esthétique ou de toutes les formes d’intuition les plus délicates. Je parle de l’émotion. Je parle du cœur. Je parle du regard sur autrui. Je ne parle pas de la Schwärmerei qui lui fait horreur après Nietzsche, d’un sentimentalisme baveux, mais je parle de l’émotion. Je parle de la faiblesse, et pas seulement de la faiblesse de Maman (Ma Maman), mais de la faiblesse. J’ouvre l’horrible Bloy et la voilà : la femme pauvre, la femme qui pleure, c’est ça qui me manque chez Sollers. Aucune charité. Aucun pleur.
    Moi l’autre : - Il va te ressortir la névrose du christianisme…
    Moi l’un : - C’est ça : qu’il la sorte, je l’emmerde.
    Moi l’autre : - Il va te traiter de fiote protestante.
    Moi l’un : - Il aura tout à fait raison, je viens de donner à la Croix-Rouge pour Haïti.
    Moi l’autre : - Enfin tu arrêterais de le lire pour autant ?
    Moi l’un : - Absolument pas : au contraire, je suis très curieux de le voir évoluer encore. On pourrait être surpris. Peut-être va-t-il être atteint un jour dans sa chair ? Je ne le lui souhaite pas, mais ça compte. Il est pour l’heure heureux et ravi de faire des jaloux, trônant dans son corps, mais demain ? Et puis il y rossignol : il ya tout de même tout ce qu’il y a chez lui d’une musique vivante et sans cesse renouvelée, qui n’est pas rien. Je l’ai dit et le répète : c’est un passeur vivifiant. C'est un putain d'écrivain...
    Moi l’autre : - Tu le crois croyant ?
    Moi l’un : - Je ne sais pas. Je m’en fous autant que lui. C’est une affaire top secrète. Je crois qu’il a le sens du secret du monde mais encore trop d’orgueil. Il se croit au parfum suprême – d’où la gnose. Mais est-ce qu’on sait ? En attendant, il est d’une prétention qui lui fait du tort. Et puis cette histoire d'Eglise, de Fille aînée, cette vaticanerie carnavalesque tu sais combien l'huguenot guenilleux que je suis la vénère...
    Moi l’autre : - Mais enfin c’est un écrivain.
    Moi l’un : - C’est un écrivain. Et de plus en plus. Et là plus de triche ni de pose : c’est l’enfant Sollers ingénu qui bondit à travers le jardin en s’exclamant : je sais lire, je sais lire ! C'est la merveille de lire et d'écrire ! Et hier je notais ce qu'il écrivait hier matin comme demain: que la lumière fait signe. Mais surtout ça qu'il me racontait l'autre jour: à trois ans courant vers sa mère: Je sais lire ! Je sais lire !
    Moi l’autre : - My God mais tu as les larmes aux zyeux…
    Moi l’un : C’est l’émotion, qu’est-ce que tu veux…

  • Le mentir vrai de Régis Jauffret

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    Régis Jauffret revisite l’affaire Stern en se coulant dans la peau de la meurtrière. Paradoxalement, la fiction sonne ici plus vrai que les faits étalés.

    Il y a tout juste cinq ans de ça, le 1er mars 2005, le richissime banquier Edouard Stern, figure du gotha international, fut retrouvé mort à Genève, le corps gainé d’une combinaison de latex, ligoté et criblé de quatre balles. Identifiée comme la coupable de ce meurtre sordide en milieu chic, Cécile Brossard, «secrétaire sexuelle» quadra du milliardaire, fut jugée et condamnée à 8ans et demi de prison. Elle en sort ces jours…
    Au procès assistait le romancier français Régis Jauffret (déjà connu pour une œuvre noire, notamment marquée par Clémence Picot, Asiles de fous - Prix Femina 2005 - ou Microfictions), qui en rendit compte dans Le Nouvel Observateur, comme l’avait fait Emmanuel Carrère, lui aussi romancier de premier rang, d’un autre procès mémorable, du faux médecin mythomane Jean-Claude Romand qui massacra sa famille.
    Or le rapprochement lance évidemment la question: en quoi le roman permet-il d’aller «plus loin» que le seul reportage? Avec L’Adversaire (Gallimard 2002), Carrère avait répondu par une véritable immersion dans le milieu fréquenté par le tueur, qu’il avait approché personnellement. Tout autre est la démarche de Régis Jauffret, qui se coule littéralement dans le personnage de la criminelle (jamais nommée, pas plus que Stern) dont il raconte les tribulations au fil de la longue fugue, jusqu’en Australie, qui suit immédiatement son meurtre avant qu’elle ne se livre à la police. Dans la foulée, on revit une aventure passionnelle immédiatement marquée par la personnalité très ambivalente du banquier, mélange de dominateur cynique passionné d’armes et de fils à maman blessé se pelotonnant auprès de sa maîtresse en lui confessant sa «peur des loups». Le mari, aussi malin que falot, admet que sa conjointe devienne son «chéquier vivant» avec son rival qui l’humilie, mais la relation triangulaire se complique encore avec les enfants du banquier que la double vie glauque de leur père traumatisera. La narratrice les comprend d’autant mieux que sa propre enfance a été une horreur, violée qu’elle fut à 12 ans par un ami de sa mère et terrorisée par un père violent et lubrique.
    Au demeurant il y eut aussi de beaux moments dans cette passion, représentant plus qu’une banale relation tarifée. «Il était le seul homme à m’avoir à ce point voulue», remarque-t-elle ainsi, et lui dit à un moment donné qu’il aimerait un enfant d’elle, puis lui offre 1 million en guise de «bébé» de substitution, dont il lui refuse finalement la garde. Et les coups, les cadeaux, la goujaterie d’alterner: «Il exigeait que je le maltraite. C’était un ordre. Une prérogative de son pouvoir absolu. De la dominatrice, il a toujours été le maître.»
    Dans son préambule, Régis Jauffret affirme que «la fiction éclaire comme une torche», mais aussi que «la fiction ment». Le romancier fait parfois violence à la logique pour fouiller la déraison humaine. Il en résulte un roman net et cinglant, qui n’excuse personne mais diffuse une réelle empathie - non sentimentale.

    Obscure passion
    De quel droit Régis Jauffret parle-t-il au nom de la meurtrière qui crache son histoire dans Sévère? Pas un instant on ne se le demande en commençant de lire ce récit mené à la cravache. «Je l’ai rencontré un soir de printemps» sonne comme «il était une fois», et c’est parti pour le conte noir. Onze lignes sèches pour dire comment tout s’est précipité après que le banquier a repris le million de dollars que sa maîtresse lui a extorqué: «Je l’ai abattu d’une balle entre les deux yeux. Il est tombé de la chaise où je l’avais attaché. Il respirait encore. Je l’ai achevé. Je suis allée prendre une douche…»
    Schlague des mots. Cela s’est-il passé exactement comme ça? On s’en fout. Régis Jauffret a suivi tout le procès Stern, dont il connaît les détails, mais ici, le fait divers devient mythe. Pas trace du voyeurisme moralisant des médias. On croit cette femme: dure pour en avoir bavé dès l’enfance, et qui rêve encore du prince charmant, richissime pauvre type, dominateur et perdu. Et la vie de s’en mêler: l’obscur de la passion humaine, la société et ses embrouilles…
    Le noir a toujours marqué les romans de Régis Jauffret, parfois jusqu’au morbide. Or, curieusement, le plus saturé de réalité «réelle» d’entre eux, le plus limpide aussi, sonne le plus vrai, grâce à la fiction…

    Régis Jauffret, Sévère. Seuil, 160p.

  • Au Lecteur

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    Un échange de ce matin, avec Fabien Dubois de Nevers...

    [ Je me suis toujours demandé à qui s’adressaient les écrivains – tous ceux qui depuis bien longtemps font profession d’écrire. Ont-ils la prétention de s’adresser au monde entier et à l’humanité toute entière et à travers le temps ? Cela n’est-il pas quelque part un peu délirant ? Se sont-il jamais posé la question ? Aussi… ]

    Le problème que je dois résoudre ou contourner est bien celui-là : à qui donc est-ce que je m'adresse ? Qui es-tu, cher lecteur ? Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère...

    Je m'adresse à toi qui est là présent pour moi, toi l'être semblable qui toujours me surprend, toi qui me dépasses par ta différence : toi qui est à l'image et à la ressemblance de la présence intérieure qui me questionne.

    Car c'est bien toi qui est là présent pour moi, et non moi qui suis là pour toi : je ne t'apparais que sous la forme d'un livre, je ne suis donc pas à proprement parler une personne, je ne suis qu'un peu d'encre sur du papier. Moi-même, je ne suis pas véritablement là, ma seule existence, c'est-à-dire ma seule présence devant toi, ma seule conscience, c'est toi qui me la donne. Tu me lis donc je vis.

    Tu es désormais ma seule incarnation ici-bas et c'est pour cela que je souffre de ne pas être lu et compris. Je rêve d'être lu et relu afin que celui qui me lit atteigne à la substantifique moelle que la présence qui est en moi a la prétention de vouloir exprimer. Cher lecteur, comprends-tu bien ce que j'entends par là et sauras-tu lire entre les lignes pour me comprendre ? Sauras-tu déceler entre les détritus les lueurs que j'aurais réussi, malgré tout, malgré Moi, à laisser apparaître ? Car en disant cela, je ne me vante pas d'être profond (lire entre les lignes... n'importe quoi !) ni d'être riche en moelle (pour qui se prend-t-il ?) ; j'ai simplement vu quelque chose de grand et de beau que j'aimerais essayer d'exprimer, et c'est parce que je doute fort d'y arriver que je suppose qu'il te faudra peut-être plusieurs lectures, pour que tu parviennes à y lire ce que je n'aurai pas réussi à écrire.

    C'est donc toi qui fait tout le travail et tu me fais aussi vivre au sens propre du terme (de cette absence, je souffre aussi) car c'est toi qui m'achètes et ainsi tu me nourris, tu paies mon loyer et mes impôts. C'est donc justice de rendre l'avantage au lecteur.

    Gloire au lecteur ! Honte à l'auteur qui se sucre au passage !

    Fabien Dubois.

    Lecteur89.jpgJLK: Que la lecture est une rencontre...

    À mes yeux, cher Fabien, c'est beaucoup plus simple - donc infiniment plus subtil et compliqué, comme la vie, une pomme ou la pomme de Cézanne, le jardin d'à côté ou le Paradis de Dante. Bien entendu il n'y a de livres dignes d'être lu que les Personnes, car les livres sont des personnes ou ne sont rien. Pas des personnages de plateau de télé mais des personnes uniques et irremplaçables qu'on reconnaît à un grain de voix ou à un rythme de leur parler/écrire. Tout écrivain qui ne se prend pas pour Homère, les yeux fermés et en se foutant de la caméra, ne fera rien. Un écrivain qui ne se prend pas pour la Nature entière ne fera rien. Un écrivain qui se demande s'il va être lu ne fera rien. Quant à la question de savoir si le plus imporrtant est l'Auteur, le Lecteur, le Tier inclus ou tutti altri, c'est de la faribole. L'important est le miracle d'une rencontre, dont se dégage une énergie inouïe. Je suis en train, cher Fabien, de lire les nouvelles complètes de Flannery O'Connor, qui riait toute seule en se lisant et trouvait ses nouvelles formidables. Moi aussi je les trouve formidable, comme tant d'autres. Mais à qui apartiennent-elles ? Elle découlent du regard délirant porté par une femme pétrie d'humanité et de poésie, à qui on ne la faisait pas. Tu es l'un de ses personnages, Dutroux en est un autre, un Nègre aux tempes blanches portant un saphir à son doigt, un gosse mal embouché et son aïeul impatient de lui faire détester les Noirs, Silvio Berlusconi à plat ventre devant une bimbo en string, le frère Marie-Maximilien dans son cloître plein de chats et de gueux, ma bonne amie et nos deux filles et les lascars qui nous les ont volées, Pascal, la dépouille de Nabokov hisant sous mes fenêtres, tutti quanti.
    Il faut s'arracher absolument à la pensée binaire - spécialité française, et s'exercer à l'humour de la vie, via Shakespeare (qui était-ce seulement ?), et à la merveille tissée d'épouvante. Ah mais quel beau jours se lève ! Quelle belle journée à lire, à tous les sens que tu voudras !

    Lecteur3.jpgEric Poindron:

    Cher Fabien,
    Courageux de prendre ainsi la plume et de s'interroger. Je partage le beau commentaire de l'ami JLK...

  • Du jamais vu !

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    Au jour de la mise en vente de La Meute de Yann Moix, ce 25 février, Pascal Vandenberghe directeur général de Payot Librairie, exprime publiquement ce qu'il pense de ce livre, pourquoi il le vendra sans le mettre en avant et comment il "recyclera" les bénéfices de cette vente.

    Fallait-il en parler ? Après l’émotion suscitée, tout d’abord par la publication d’extraits du livre de Yann Moix, La Meute, sur le site de la revue française La Règle du Jeu, ensuite par l’interview que l’auteur a accordée au Matin le 2 février, fallait-il revenir sur ce sujet à quelques jours de la parution du livre, au risque de lui faire une publicité supplémentaire malvenue ? N’est-ce pas lui accorder plus de visibilité qu’il n’en mérite, et participer ainsi à la volonté de l’auteur de faire parler de lui ? « Il faut que les hommes fassent du bruit, à quelque prix que ce soit - peu importe le danger d’une opinion, si elle rend son auteur célèbre », écrivait Chateaubriand dans son Essai sur les révolutions.
    Certes, nous aurions pu choisir de ne pas nous exprimer sur ce sujet. Mais de nombreux lecteurs nous ont interrogés : allons-nous vendre ce livre ? Si oui, pourquoi ? Et, pour certains, il a paru choquant que Payot puisse gagner de l’argent avec ses ventes. C’est afin de clarifier les choses que nous affichons aujourd’hui notre position.

    Des lecteurs adultes et responsables
    Oui, ce livre sera en vente dans les librairies Payot : notre mission est de favoriser l’accès à tous les livres pour tous les lecteurs. Nous considérons les lecteurs comme adultes et responsables, et capables de se faire une opinion par eux-mêmes. Nous n’avons ni à pratiquer la censure, ni à nous substituerà la loi : si un livre n’est pas interdit, sur quelle base nous arrogerions-nous le droit de nous constituer en directeurs des consciences ? Le mettre ainsi à disposition de nos clients ne signifie pas pourautant en partager les thèses. C’est donner à chacun la possibilité de se faire sa propre opinion, en ayant accès au texte dans son intégralité. Dédramatiser n’est pas minimiser La lecture de l’intégralité du texte permet d’une part de remettre les choses dans leur contexte, d’autre part de vérifier dans quelle mesure les soi-disant « extraits » publiés sur le site de La Règle du Jeu se retrouvent bien in extenso dans la version finale publiée. Le livre de Yann Moix comporte 266 pages et est constitué de 26 chapitres, dont un seul est consacré à la Suisse. S’il est bien titré « Jehais la Suisse », sa teneur en est toutefois beaucoup moins virulente que ce qui a été publié le 31 janvier. Yann Moix y tient bien des propos virulents contre la Suisse, mais pas contre les Suisses, contrairement à ce que son interview au Matin pouvait laisser penser. Les propos restent critiques, mais l’injure et l’insulte directes sont nettement atténuées dans le livre. Il termine le chapitre (pp. 218 et 219) en reconnaissant avoir volontairement provoqué un buzz de façon à prouver ses dires sur ce qu’il appelle « la meute ». Tout cela serait donc simple provocation destinée à faire réagir. On doit reconnaître que, de ce côté-là, ce fut réussi.
    Mais on ne peut pas en dire autant du livre lui-même : la lecture des vingt-cinq autres chapitres est édifiante. Car le chapitre 22 consacré à la Suisse n’est ni plus ni moins crédible que le reste : l’ensemble est affligeant d’interprétations historiques erronées, de distorsions de la réalité, d’arguments contestables, de conclusions fallacieuses. Si Yann Moix s’érige en avocat de Roman Polanski, alors ce dernier est bien mal défendu !
    Le rôle de prescripteur du libraire
    Par principe, nous ne critiquons jamais un livre négativement. En règle générale, nous choisissons de défendre et promouvoir les livres que nous avons aimés ou trouvés intéressants, mais nous n’attaquons pas ceux que nous n’aimons pas : ceci est du ressort des critiques littéraires. La Meute constitue donc bel et bien une exception, la critique négative étant justifiée par la provocation stupide et déplacée de l’auteur, son dénigrement outrancier de la Suisse dans sa « campagne de promotion ». Cela méritait, à nos yeux, une prise de position sans ambiguïté.
    Gagner de l’argent avec ce livre ? Vendre ce livre ne signifie pas pour autant en faire la promotion, ni accepter de gagner de l’argent avec lui. S’il sera bien en vente dans les librairies Payot, il ne bénéficiera d’aucune mise en avant : ni vitrine, ni piles sur les tables. Il sera simplement présent dans le rayon « Actualité », accompagné de ce communiqué de presse. Par ailleurs, nous avons décidé de reverser la totalité des marges dégagées par les ventes de ce livre à une fondation de notre choix, en l’occurrence la Fondation Théodora (www.theodora.org), dont la vocation est d’apporter aux enfants hospitalisés un peu de rêve dans leur quotidien de petits malades.


    Pascal VANDENBERGHE
    Directeur général de Payot Librairie.

    Commentaire de JLK: Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, la prise de position de Pascal Vandenberghe a déjà suscité diverses réactions, pas toutes favorables. On dira probablement: courage. Courage d'un professionnel de la librairie qui ose prendre parti dans un débat public à propos d'un produit qu'il est censé vendre les yeux fermés, au garde-à-vous devant l'éditeur et le distributeur. On connaît Pascal Vandenberghe: le type du patron de librairie actif et réactif, qui défend le livre avec passion et compétence. Mais on pourra se dire aussi: complaisance, politiquement correcte, à l'égard d'un public enfiévré par la critique d'un auteur en mal de publicité. On a lu les propos provocateurs, voire imbéciles, d'Yann Moix dans les médias. D'aucuns ont même parlé d'interdire La meute à la vente. On en a jugé avant même d'avoir lu La Meute. Pas touche à la Suisse ! On croit rêver. Or, voici que Pascal Vandenberghe nous dit que La Meute n'est pas qu'une insulte à la Suisse (d'ailleurs moins pire qu'on ne pouvait s'y attendre au vu des propos débiles de l'auteur) mais également une injure faite à l'honnêteté intellectuelle. Ah bon ? Et ce délit mériterait qu'on mette le livre au pilori, ou disons au semi-pilori ? Mais n'est-ce pas ouvrir, du même coup, la voie à une nouvelle forme de censure prescriptive ? La mise en garde de Pascal Vandenberghe relève du jamais vu, à notre connaissance, et mérite pour le moins débat. Quant au produit des marges bénéficiaires reversé à une bonne oeuvre, disons gentiment qu'elle fait sourire. À qui seront versées demain les marges bénéficiaires des livres jugés comme des "crimes" contre l'humanité. À qui profitera demain la vente admise-refusée de Mein Kampf ? Aux victimes du génocide ?   

  • Ceux qui visent haut


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    Celui qui ne voit de tragique que Le Tragique AOC de la Tragédie Grecque et si possible en VO / Celle qui prétend n’enseigner que les Tout Grands et si possible à un public dûment épuré / Ceux qui parlent de « clients » en désignant leurs élèves de l’ancien Collège classique rebaptisé Unité d’Enseignement B4 / Celui qui décrie l’élitisme de l’enseignante Z. par ailleurs catho fan de Benoît XVI non mais tu rêves ? / Celle qui dit avoir beaucoup appris en matière de politique et de caractère humain à lire les pièces de Shakespeare (William) / Ceux qui vocifèrent à la cafétéria du Département Littérature à propos des Lettres de Céline que les uns refusent de voir figurer dans les rayons libre accès de la Biblio et que les autres proposent de faire lire à une commission ad hoc mais qu’aucun n’a vraiment lues jusque-là sauf ce facho de Muri / Celui qui préfère le paysan Louison qui te récite par cœur des tripotées de fables de La Fontaine aux spécialistes dix-septiémistes pratiquant le tourisme international des Colloques & Congrès / Celle qui se sait trop coquine pour devenir sainte mais assez courageuse pour faire une martyre potable malgré les injonctions de sa mère qui lui fait valoir qu’une fille de 10 ans est en âge de balancer ces fariboles aux orties et de penser Avenir / Ceux qui se font fait un programme de dépassement de leur lascivité naturelle et en deviennent indistinctement meilleurs ou pires tant les Voies du Seigneur sont impénétrables en ces matières à moins qu’ « Il » ne s’en fiche pas mal au fond du fond / Celle qui s’excuse de n’avoir pas lu Freud / Ceux qui cherchent un équivalent homo de la légende de Roméo et Juliette dont la structure thématique mène forcément à du feuilleton genre Love Story / Celui qui kiffe Nicolas Ray tout en sachant que c’est de la daube molle / Celle qui n’attache aucune importance à son habillement et qui se révèle d’une élégance folle aux douches de la Piscine de Pontoise / Ceux qui attendent assez impatiemment le Coming Out de la professeure Z. dont le mystère total de la vie intime fait problème au niveau de la transparence collégiale, etc.

  • Un geste partagé pour les Haïtiens


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    Afin de faire bon accueil aux Histoires cueillies pour Haïti

    « Parfois la terre est si meurtrie / qu’y poussent seulement des cris », note Carole Zalberg dans Veillées d’âmes, sous le titre d’Un cauchemar, immédiatement suivi d’Un geste évoquant « la déclaration rêvée : /il s’approcherait de lui/ après des nuits et des nuits / à regarder sa solitude laide / et il dirait : « Je vous aide ».
    Depuis le 20 janvier 2010, des nuits et des nuits ont passé, mais le cauchemar continue pour beaucoup, que le geste de ce livre à vingt voix voudrait conjurer à sa façon par des mots - ces pauvres mots, le meilleur de nous aussi, qui disent à leurs multiples façon la fraternité et l’espoir, le poids du monde et le chant du monde, comme d'un seul qui écrirait pour se faire le scribe de tous, selon la belle image d’Arnauld Pontier.
    Le malheur frappe à l’aveugle et se mêle à toutes nos heures, et nous sommes frappés quand les autres le sont, au nom de la ressemblance humaine, mais celle-ci même veut que toutes les voix réunies ici fassent usages de toutes les couleurs de la parole humaine et pulsent à tous les rythmes, comme la syncope poétique de Garp scande que « l’horreur gronde ronge /trépigne et piétine / s’acharne sculpte et grave /L’Enfer à l’échelle de Richter », autant de voix de nos contrées ou de là-bas (avec JP Christophe Malitte qui ce 12 janvier-là se promenait « du côté de la caserne Dessalines ») tandis que Thierry Desaules rappelle qu’il y en aura pour tout le monde au Mégastore mondialisé entre Fashion Week et Suffering Week...
    Dans la foulée d’un autre Jesus, Bernadette Marie-Orgeval retient « un cri dans la gorge », Mathieu Cupelin se demande ce qu’il arrivera au Petit Prince du port, tandis que Jean-Noël Sciarini nous remémore ce qui arriva un autre jour au petit Josue parmi les soldats, en cette même terre d’Haïti...
    Ils sont, ainsi, une vingtaine à avoir répondu à l’invite de Jean-Noël Sciarini, précisément, pour la réalisation de ce recueil d'Histoires cueillies pour Haïti, dont les mots sont comme aiguisés par le drame à la fois lointain et proche, sans commisération larmoyante. Bref, le gest collectif est à partager maintenant plus largementl, pour les Haïtiens.

    Histoires cueillies pour Haïti a été réalisé à l’enseigne de TheBookEdition.com., à l’initiative de Jean-Noël Sciarini. Y ont participé Ãnanda Safo / Carole Zalberg / Arnauld Pontier / Barbara Israël / Caroline Capossela / g@rp / JP Christopher Malitte / Maïa Brami / Jean-Louis Kuffer / Christine Féret-Fleury / Valérie Zenatti / Arnaud Huber / Thibaut de Saint-Pol / Rodolphe Massé / Thierry Desaules / Bernadette Marie-Orgeval / Mathieu Cupelin / Patrick Bénard / Jean-Noël Sciarini / Max Monnehay.

    Le meilleur de moyen de commander l'ouvrage est de passer par ce lien :
    http://www.thebookedition.com/histoires-cueillies-pour-haiti-collectif-p-33937.html
    A partir de ce lien, la possibilité s'offre de commander l'ouvrage soit en PDF (téléchargeable directement sur son ordinateur), soit en version physique.