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Livre - Page 84

  • Chemin faisant (62)

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    La France au coeur. - On sourit en se rappelant la notion quelque peu solennelle de pays réel forgée au début du siècle passé (le XXe siècle, n'est-ce pas...) par  certains nationalistes français, comme si la réalité des choses et des gens devait être requalifiée par les mots de l'idéologie. Or, traverser la France des gens et des choses dans une voiture japonaise, alors  que les Chinois débarquent un peu partout et que les Américains se posent en juges universels sur des bases d'argent, de pouvoir militaire  et de morale à la petite semaine, est une bonne façon de revenir au réel du pays de France à nul autre pareil.


    021.jpgToute une soirée durant, avant-hier à Saint Honoré-les-Bains, nous trouvant seuls clients de l'épatant hôtel de La Noiselée, entre saison de cure et saison de chasse, l'hôtelier chaleureux nous a entretenus, en bon Français, des sempiternels défauts des Français, de sa géniale chatte Fripouille aux mimiques de star de cinéma et qui lui fut dérobée un jour par on ne saura jamais qui, des grandes familles du lieu à la fois divisées entre elles et soudées  par leur commune résistance à toute ingérence étrangère (leur refus d'intégrer un certain François Mitterrand à certaine époque), de la chasse au sanglier ou de la tradition d'accueil des nourrices du Morvan qui explique que tant de Parisiens haut placés restent attachés à ces terres...

    Notre hôte, débarquant de Dijon, n'a pas eu moins de peine à se faire admettre des bourgeois de Saint Honoré que n'importe quel étranger en rencontrerait s'il s'avisait d'affronter les vieilles tribus hôtelières de Zermatt, mais son accueil à lui fait la différence, et sa cuisine aussi, son intelligence de la relation humaine - tout cela qui ne saurait se formater par les temps qui courent.

     

    029.jpgTrou de mémoire. - Le nom de Nevers chante à la mémoire, on se rappelle le nom d'Elle,dans Hiroshima mon amour ou la duchesse aux yeux verts de Dumas, et l'on est d'autant plus étonné de constater, en compulsant le Guide bleu, que nulle allusion, pas la moindre n'est faite au bombardement des Alliés, en juillet 1944, visant les dépôts ferroviaires de la ville  et qui détruisit en bonne partie  la cathédrale Saint Cyr-Sainte Julitte, qui reste aujourd'hui encore en chantier malgré la reconstruction et l'ajout de vitraux contemporains remplaçant les anciens, soufflés, entre autres "dommages collatéraux". Bref, ledit Guide bleu, parfois utile en ceci ou en cela, montre décidément ses limites, ici au bord du déni de mémoire...  

     

    Pierres et terres. -  De la pierre de Bourgogne  au tuffeau d'Anjou dans lequel, le long de la Loire, avant et après Montsoreau se découvrent de ravissants villages à parties troglodytes, l'on effeuille les couleurs du pays réel comme sur un nuancier délicat et changeant, qui se prolonge sur les toits et par la forme des maisons, entre bocage bourguignon, forêts domaniales immenses aux demeures secrètes (on pense au Grand Meaulnes en traversant la Sololgne) et flamboiements dorés des vignes de Seuilly, où révérence s'imposait à La Devinière de l'insupérable Alcofribas Nasier, dit Rabelais. Telle est la France, un peu cafardeuse le soir dans les petits bourgs, à croire que la culture des cafés s'est perdue, et qu'on retrouve bien vivante et gouleyante à l'étape, au bord du Louet, devant telle table gargantueuse à souhait...    034.jpg

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  • Ceux qui en rajoutent

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    Celui qui porte le deuil des cafards qu’il écrase / Celle qui prétend ne pas valoir sa fortune dont elle ne sait d’ailleurs que faire ainsi qu’elle l’explique aux hôtes de son chalet de Gstaad où elle a invité Mère Teresa sans suite / Ceux qui ont le cœur sur la main et le pacemaker à option / Celui qui porte deux smokings au cas où / Celle qui prend son pied dans sa baignoire-sabot / Ceux qui font repeindre leur cercueil en couleurs plus pimpantes / Celui qui va son train-train de marchandise / Celle qui revient de plus loin que ses souvenirs / Ceux qui en remettent une couche genre tampon hygiénique fiscal / Celui qui enterre sa vie de garçon coiffeur sous les mèche de ses victimes à vrai dire consentantes / Celle qui passe la nuit sur le pick-up dont l’aiguille répète son contre-ut en mode ostinato / Ceux qui tuent pour le plaisir de nuire / Celui qui cache son jeu sous les pyjamas de son ex / Celle qui boite bas mais que d’un côté / Ceux qui debout sur le piano font la pige à la montée des arpèges / Celui qui n’en a jamais assez d’en faire trop peu / Celle qui fait plus que son âge de ruine romaine griffée Gucci / Ceux qui sont moins  snobs que leurs sosies / Celui qui a une longueur d’avance sur ses colocs en fin de course / Celle qui se demande ce qu’il y aurait de mieux que le Nobel d’économie pour son neveu Pancrace qui a déjà tout/ Ceux qui prient le Dieu des battants afin d’être accueillis dans son paradis fiscal dont les caissières sont topless, etc.   

  • Chemin faisant (61)

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    LEVER LE CAMP. - On se dit d'abord que tout ça n'a pas de sens. Au réveil, dans la froide lucidité d'avant l'aube, on s'est dit que ça ne rimait à rien de repartir. Et pourquoi faire ? Le froid et la pluie ne sont-ils pas partout pareils, les routes dangereuses, les autoroutes toutes semblables avec leurs aires de rien? Mais à quoi bon ? N'est-on pas ici mieux que partout, entre le feu et les oiseaux, le ciel sur le lac et la première neige sur les monts d'en face ?

    Voilà ce qu'on s'est dit pour commencer, après quoi le jour s'est levé sur les valises toutes bien faites par la Bonne Amie, tout le barda bien arrimé et la roulante du chien Scoop, les sabretaches aux cartes appelant le territoire, et c'était parti - la vie nous reprenait au corps et toutes ses curiosités d'autres lieux et d'autres gens -  c'était le moment, quoi,  de se bouger !

     

    013.jpgHAUTES TERRES. - On n'a pas eu à le regretter. De Dieu quand même que le monde est beau, s'est-on dit ensuite, passé le premier virage de la route dévalant des monts d'où le dernier des crétins arrivant en face à toute blinde nous aura ratés de peu, mais de là-haut déjà se déployait la haute lice flamboyante des vignobles de Lavaux tissée d'or et de pourpre, que nous avons traversée d'une traite de route en autoroute jusqu'au Jura et au-delà tandis que je lisais, pour nous deux, l'étrange histoire de Louisa, dans la nouvelleEmportés d'Alice Munro, première des Open secrets mal traduits par Secrets de polichinelle, où il est question des errances et aberrances de l'amour...

    Entretemps les noms magiques s'étaient succédé le long des autoroutes puis des routes de Bourgogne, et voici que celui de Paray-le-Monial imposait une étape sous les grandes arches romanes fameuses jusqu'à Rome en suite de diverses apparitions ménagées  à Sainte Marie Alacoque par Notre Seigneur lui confiant des messages persos à l'insu de son entourage; puis une autre apparition nous attendait un peu plus loin et plus haut, par delà le flamboiement d'or et de pourpre des vignobles de Pouilly & Fuissé, le long d'une route montueuse débouchant sur les collines du Morvan soudain irradiées par le soleil couchant.

    De Dieu la rivière au premier plan de boue chocolatée, l'irrépressible montée des verts moirés de noir des pacages couturés de haies et semés de petits boeufs blancs du Charolais - de Dieu la beauté de tout ça !

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    MORTE  SAISON .-  Or le jour déclinait, comme la saison, et de fait la saison était au point mort à Saint-Honoré-les-Bains, coeur du Morvan aux belles demeures genre châteaux bourgeois soupirant derrière leurs volets clos ou leurs rideaux à lourdes paupières; et même point de rideaux, point de vitres non plus, rien que du vide cramé sur les hautes parois décaties de l'immense Hôtel du Parc, vaisseau de la Belle Epoque à l'abandon -  mais juste en face se trouvait ce havre de bonne vie à l'enseigne de La Noiselée où nous attendaient une chambre claire et l'hôtelier disert, ancien maton de prison recyclé Maître gourmand. Alors lui, toute la soirée, de nous raconter les lieux et les gens de l'antique station des thermes romains recyclée de génération en génération par les clans locaux se mordant le museau, toute une France de province ressemblant si fort à tous le cantons de notre vieille Europe, et de nous régaler d'escargots bourguignons et de nous arroser de vins des coteaux circonvoisins... 

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  • Chemin faisant (60)

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    Val Verzasca. - L'occidental tourisme avide de clichés moites n'en finit pas d'entretenir les images édulcorées d'un Sud de plaisance alors que le vrai Sud est âpre et noir ardent comme la pierre volcanique de Stromboli, dur comme une tête de mule sarde et aussi impavide que la tarentule ou son exorcisme dansé qu'est la tarentelle.  

    Or on retrouve les reliefs de cette âpreté dans les hautes vallées des Alpes méridionales, du Piémont au Frioul et bien au-delà, et le val Verzasca, plus encore que le val Maggia, en conserve encore quelques traces dans ses hameaux latéraux aux rustici non encore acclimatés, alors que le tout petit et non moins exemplaire musée ethnographique de Sognono, tout au fond du val s'évasant à l'ensoleillement, veille sur la mémoire des lieux sous la garde avisée de Jana la Tchèque...

     

    Balades28.jpgBalades29.jpgPetites gueules noires.-  C'est elle, Jana la Tchèque, quadra mariée en ces lieux depuis une vingtaine d'années et qui connaît, d'expérience, le caractère farouche des habitants du lieu, qui m'a fait visiter les petites salles de la vieille maison de pierre et de bois à trois étages, conservée en l'état de ses diverses pièces (cuisine commune pour deux familles, chambres à coucher mais aussi classe d'école), elle aussi qui, la première, m'a révélé l'existence des spazzacamini, enfants de la misère commis en petits groupes émigrants au ramonage des cheminées - la taille des plus petits favorisant évidemment le nettoyage des conduits les plus étroits - dont témoigne aujourd'hui une exposition en ces murs et toute une littérature.

     

    Balades26.jpgUne autre Suisse. - D'aucuns ne voient de la Suisse que sa façade rutilante et satisfaite, et pas mal de nos compatriotes s'en frottent la panse en invoquant leur seul mérite. Or je n'aurai pas l'hypocrisie de leur cracher dessus, bénéficiant comme tous de notre prospérité récente, mais le souvenir des petits spazzacamini, figures à la Dickens dont on n'a longtemps parlé qu'avec honte tant ils symbolisaient la misère de ces régions, me rappelle que mes grands-pères maternel et paternel, contraints eux aussi à l'émigration, se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l'hôtellerie, comme, me raconte Jana la Tchèque, de nombreux émigrés tessinois ont fait souche en Californie ou ailleurs. Nul folklore avantageux, au demeurant, dans ces remémorations, mais tels furent les faits, qui nuancent l'image d'une Suisse née coiffée... Balades24.jpg

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  • Chemin faisant (59)

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    Una Sapienza - Se faire réveiller par les doigts de la pluie tambourinant sur la tôle d'une caravane à douze euros la nuit   relève du confort si l'on songe qu'il est des pays où il ne pleut jamais et dans lesquels douze euros représentent plus qu'une somme, mais cette musique matinale ne m'a  pas enchanté ce matin que par défaut: c'est en effet que je préfère, en bohème demeuré, cette sorte de bien-être frugal au fade wellness à programme-santé et autres bains de bulles.

    En outre la pluie incite à la lecture, et c'est ainsi que j'ai repris, sous ses pizzicati, celle de L'Université de Rebibbia de Goliarda Sapienza, me replongeant dans l'Italie du peuple et du Padre padrone d'hier soir, du seul côté cependant des femmes.

    Goliarda01.pngGoliarda est une artiste intello de haute volée, fille de grands militants du socialisme historique et elle-même célèbre à un moment donné sur les planches italiennes (elle fut en outre l'assistante de Luchino Visconti), qui s'est fait volontairement foutre en taule en chapardant les bijoux d'une amie friquée, et ce livre magnifique raconte comment, de la dépression où elle s'enfonçait, elle s'est sauvée en se mêlant aux femmes "perdues" de Rebibbia, voleuses ou junkies, meurtrières ou "politiques" liées au terrorisme de la fin des années 70  - telle étant l'université de Rebibbia, prison romaine pour femmes où Goliarda en apprend un bout de plus sur la vie.

     

     Le nom de MORCOTE.- La lecture  et la prison sont de meilleurs refuges, quand il pleut, que les cimetières, mais le nom de MORCOTE m'est alors revenu je ne sais pourquoi, lié à quel souvenir d'enfance, et j'allais y aller ,mais j'ai noté encore cette phrase de Goliarda qui évoque un bonheur d'amitié lui venant en prison: "Le moment le plus beau - qui n'en a fait l'expérience ? c'est quand votre soeur vous passe autour des bras un écheveau de laine souple. On est assise sur le lit et elle commence à enrouler ce fil infini: petit cocon, au début, qui tout doucement, suivant la voix qui raconte, grandit jusqu'à devenir gros et rond comme un soleil"...   

     

    Balades22.jpgFemme de bronze. - Et cela s'est fait comme ça: le temps de mon pèlerinage à Morcote, alors que je m'attardais dans le petit cimetière lacustre à terrasses superposées jouxtant l'église de Sant'Antonio Abate accrochée à la pente: le soleil a fendu la grisaille pour se poser sur cette femme de bronze noir, comme enclose dans son silence compact et doux à la fois, parfaite de forme et comme hors du temps, signée Henry Moore et veillant sur le repos durable de je ne sais quel riche notable du nom de Carlo Bombieri.

    Goliarda Sapienza n'a pas eu droit à si prestigieux hommage, mais la pente de Morcote m'a rappelé celle de Positano cher à son souvenir, et la stèle funéraire élevée à Gaeta, où elle repose, porte cette inscription non moins pure et parfaite: À la mémoire d'une voix libre.

     

    Goliarda Sapienza. L'Université de Rebibbia. Traduit de l'italien par Nathalie Castagné. Le Tripode, 2013, 220p.

     

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  • Chemin faisant (58)

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    Ma cabane au Canada . - De Lugano, dont la façade monégasque de place d'affaires me rebute de plus en plus, je m'impatientais de m'éloigner, et le nom de GANDRIA s'est alors imposé à mon attention, me rappelant la proche côte italienne qu'on longe en arrivant des Grisons, sa route calamiteuse et ses hôtels décatis campés tout au bord du lac, mais c'est avec un nouvel étonnement, tout de même, que j'ai passé, ce soir, du front de lac outrageusement luxueux de Castagnola et ses palaces aux obscurs petits bourgs italiens d'après la frontière, semblant réellement d'un autre monde, vingt ou quarante ans en arrière, mais immédiatement plus à mon goût,plus vivants et vibrants.

    Hélas j'arrivais trop tard pour y trouver encore une chambre libre, mais j'avisai alors le nom quasiment effacé, sur un placard de bois vermoulu, de CAMPEGGIO SAN ROCCO, aussi me lançai-je dans la remontée improbable d'une pente à n'en plus finir serpentant entre murs de vignes et jardins suspendus, riant sous cape de pouvoir étrenner ainsi ma tente à arceaux et sardines d'opérette acquise pour l'occase, grimpant et grimpant encore à bientôt cinq cents mètres à l'aplomb du lac, n'y croyant plus au moment de déboucher sur un système de terrasses comme en trouve en Valais ou à Bali, toute dévolues au camping; et déjà le plus souriant jeune barbu m'accueillait et me proposait, plutôt qu'un carré d'herbe pour ma tente à arceaux, vu le mauvais temps qui s'annonçait: une caravane à 12 euros la nuit pourvue d'une véranda de bois à pampres de vigne et luminaires automatiques - bref le paradiso subito...   

     

    Padre padrone. - Et déjà j'étais prié à souper: dès qu'installé, le jeune barbu, fils du propriétaire des lieux, m'avait proposé de partager le repas du soir avec les rares résidents de ce début d'automne, et voici que, d'autorité, son père proprio des lieux, Gian Carlo de son prénom, octogénaire fort en gueule et en gestes, me sommait de prendre place à ses côtés pour ne plus me lâcher de la soirée.

    Quatre heures durant, ensuite, je me suis régalé d'humanité comme dans aucun cinq étoiles. De pappardelle maison, bien sûr, et de chasse de saison, arrosés de Nero d'Avola, mais surtout de parlerie fraternelle avec ce vieux conquérant de l'inutile me racontant son équipée d'ado de quatorze ans au Piz Badile, ses virées avec le jeune gang de varappeurs dont Walter Bonatti était le plus talentueux et le plus fou, sa jeunesse au temps du Duce (son irrésistible imitation des discours du Duce), ses transhumances de son Milan natal à ces hautes terres - et la Madre se taisait à ses côtés, le Figlio parlait à une autre table  avec deux belles, et deux Bâlois, attachés à ces lieux heureux depuis des lustres, nous avaient rejoints pour refaire le monde en langue alternée de Dante et de Goethe...

     

    Balades14.jpgE la nave va... - Un jour me disais-je, en regagnant ma capite à tâtons, un peu titubant, aussi cuité que vanné mais heureux quelque part, un jour j'amènerai Lady L. en ce lieu, tout en pensant: ou peut-être que non. Peut-être que si, me disais-je, car elle partage ton goût de la simplicité et du bon naturel, mais comment ne pas se dire, aussi, que ce quelque part est partout ? Or je lui avais déjà dit ce soir-là, débarquant à San Rocco, à elle qui se trouvait pour lors aux Amériques parmi les siens: je lui avais dit par SMS que j'avais trouvé là le lieu des lieux. Mais va: je te connais, je nous connais, nous avons déjà notre cabane au Canada - e la nave va...         

     

     

     

     

  • Chemin faisant (57)

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    Alchimie des noms. - L'idée d'aller au hasard, sans but précis, après avoir quitté ce coeur présumé de la Suisse mythique, avec l'envie tout de même de retrouver certains lieux d'élection personnelle, du côté de l'Engadine où la lumière est si limpide, là-bas où le Nord le cède au Sud,  entre Sils-Maria et Soglio dans le val Bregaglia - cette idée, ou plus exactement ce sentiment ne pouvait pas ne pas céder à l'appel des noms, et le premier fut celui de Maderanertal, signalé à l'échappée de la funeste autoroute du Gothard où je m'étais engagé très imprudemment.

    J'écris bien: la funeste autoroute du Gothard pour ce que cette voie de l'actuel grégarisme impose: pare-chocs contre pare-chocs, camions de brutes et tunnels asphyxiants, et cette évidence odieuse que le consentement est obligatoire à l'exclusion de toute alternative. De quoi se flinguer s'il n'y avait pas sur l'autoradio les voix en alternance de Rossini et de Michael Lonsdale lisant La Recherche, ou de Billie Holiday ou de Lightning Hopkins - et tout soudain la tangente ouverte par le nom de WASSEN et cette autre promesse éventuelle du MADERANERTAL...  

     

    Balades03.jpgAu val farouche.- Il y avait de quoi s'étonner, sans doute, de ce que, parallèlement à la funeste autoroute du Gothard dont l'encombrement vaudrait des heures d'attente à ceux qui s'y agglutinaient, sinuait la plus aimable route nationale, fluide comme une onde, où je me lançai donc  avec allégresse jusqu'au pied des roides premières pentes où zigzaguait, presque à la verticale, la route latérale du fameux Maderanertal annoncé. J'écris fameux non sans ironie, sachant le val farouche absolument ignoré de la horde autoroutière, accessible en circulation alternée tant sa route vertigineuse est étroite, défiant tout croisement et entrecoupée de minces galeries donnant sur le vide, mais accédant finalement à la merveille d'un val suspendu largement ouvert à l'azur.

    Or progressant le long de cette corniche taillée en pleine roche, je me rappelai les mots du bailli Gessler, au début du Guillaume Tell de mon compère René Zahd, maudissant "cette nature sauvage faite pour les ours". Et je me  dis alors  que l'étranger, pas plus que le bailli autrichien, ne comprendrait jamais vraiment la Suisse profonde  sans être monté, loin des banques et des kiosques à chocolat, jusqu'au cirque solaire de Derborence par la sombre faille qui y conduit, ou sans entrevoir au moins une fois, comme l'a déploré le vilain Gessler, "ces montagnes qui tombent à pic dans des lacs sournois, ces brumes qui cachent les dangers", mais aussi ces hauts gazons où l'on se sent mieux "capable du ciel"...

     

    Vernet11.JPGCrépuscule sur Olivone. - Le jour déclinant, quelques heures plus tard, deux autres noms m'ont détourné de la route des Grisons que j'avais rejointe par le col de l'Oberalp, du LUKMANIER et d'OLIVONE. Et là, c'était le souvenir des deux autres amis, le peintre Thierry Vernet et sa conjointe Floristella, qui m'a fait aller plutôt vers ce col accédant au Tessin, et cette fois encore, comme à chaque fois que mon regard se tourne vers leurs tableaux, il me sembla communier  avec ces si chers disparus. D'abord avec les verts, prodigieusement intenses, pour ainsi dire irlandais, des pentes septentrionales du Lukmanier - et la je m'arrêtai à Baselgia, dont le nom chantait aussi dans mon souvenir, lié au titre de quelque toile de l'un de nos deux amis artistes, pour y visiter une chapelle à lumière d'éternité. Ensuite, par delà le col, les pins succédant aux sapins, avec la lente et sublime descente vers Olivone où je savais retrouver le décor, à la fois épuré et flamboyant en ses couleurs, de celui des tableaux de Thierry que j'ai toujours préféré dans son mélange de contemplation et de fulgurance, évoquant le crépuscule en incendie de couleurs...     

     

     

  • Suter casse la banque

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    Le grand retour de Martin Suter avec Montecristo, thriller financier aux personnage très bien campés, sur un thème combien actuel. 

    Prévoyez quelques heures de lecture non-stop pour le nouveau roman de Martin Suter, que vous ne lâcherez plus après vous y être lancé !

    On retrouve en effet, avec Montecristo, le romancier formidable de Small World, premier roman évoquant les vertiges psychiques de la maladie d'Alzheimer, qui  a révélé l’auteur en 1998, lequel, depuis lors, a acquis la maestria d’un grand pro de la narration populaire,au bon sens du terme, mais avec des variations d'intensité. 

    Ainsi, la récente série policière liée à l’inspecteur Allmen ne m’avait pas vraiment convaincu en dépit de ses attraits variés, un peu trop fabriquée à mon goût. Avec Le Cuisinier, déjà, j’avais un peu regretté de ne pas retrouver le vivacité d’observation parfois grinçante des titres précédents, de La Face cachée de la lune  au Dernier des Weinfeldt, en passant par Un ami parfait, notamment. 

    Or Montecristo nous ramène au plus acéré de l'observation des mécanismes sociaux, psychologiques et financiers du monde actuel, dans un roman aux rebondissements constants et aux personnages finement détaillés.

    Sur fond de crise financière mondiale, où deux des plus grands établissements bancaires suisses vacillent au bord de l’abîme, non sans impliquer évidemment la Banque nationale elle-même, Martin Suter imagine les séquelles d'une double bavure monumentale, liée d’une part aux actions à hauts risques d’un brillant trader, et d’autres part, à la solution désespérée (et hautement illicite) que les banquiers imaginent afin de combler le trou de plusieurs milliards creusé par les menées de cet aventurier de la finance.

    Montecristo est un thriller sans faille, qui revisite la Suisse au-dessus de tout soupçon du camarade Jean Ziegler dans la foulée d’un journaliste vidéaste cachetonnant dans la télé people tout en rêvant de tourner un vrai film dont le scénar s’inspire du roman fameux de Dumas, impliquant un jeune Helvète piégé enThaïlande pour possession de drogue glissée par des tiers dans ses bagages.

    Parallèlement, le protagoniste se découvre par hasard en possession de deux billets de 100 francs suisses absolument identiques, qui l’engagent dans une investigation aux implications énormes.

    Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo  tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias et le cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur (on sait qu’il fut un chroniqueur économique pertinent voire mordant avant de passer au roman), la qualité de sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement de ses personnages, enfin la swisstouch de son univers qui relance les fables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour avec, en l’occurrence, une Marina plus qu’avenante…

    Bref, c’est de la toute belle ouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante… 

    images.jpgMartin Suter, Montecristo. Traduit de l’allemand par Olivier Manonni. Christian Bourgois, 337p.  

  • Lectures de l'éléphant

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    Firme JLK. Lectures de septembre / octobre 2015.

     

    Dante. La Divine Comédie Le Purgatoire.GF.

     

    Proust, LeTemps retrouvé. Laffont / Bouquins.

     

    Swift. Voyages de Gulliver. Folio.

     

    Jules Renard. Oeuvres. Pléiade.

     

    Paul Morand. Nouvelles complètes I, Pléiade.

     

    John Cheever. Collected Stories. E-book.

     

    Peter Sloterdijk. Tu dois changer ta vie. Maren Sell / Libella.

     

    Naami Klein. Tout peut changer. Actes Sud.

     

    René Girard, Les feux de l’envie. Grasset.

     

    Pierre Boncenne. Le parapluie de Simon Leys. Rey.

     

    Simon Leys. Ecrits sur la Chine. Laffont /Bouquins. 

     

    Martin Amis. La zone d’intérêt. Calmann-Lévy.

     

    Patrick Roegiers. L’autre Simenon. Grasset.

     

    Amélie Nothomb. Le crime du comte Neville. Albin Michel.

     

    Joël Dicker. Le Livre des Baltimore. De Fallois.

     

    Martin Suter. Montecristo. Bourgois.

     

    Boualem Sansal. 2084. Gallimard.

     

    Charles Dantzig. Histoire de l’amour et de la haine. Grasset.

     

    Jacques Vallotton. Jusqu’au bout des apparences. L’Aire.

     

    Toni Morrison. Délivrances. Bourgois.

     

    David Grossman. Un cheval entre dans un bar. Seuil.

     

  • Chemin faisant (56)

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    Seelisberg, ce 13 septembre 2013. - Du sentier sinuant au bord du ciel on voit, trois cent mètres plus bas, la petite prairie au tendre vert inclinée vers le lac qu'on appelle Rütli (plutôt Grütli en Suisse romande) et qui symbolise géographiquement et sentimentalement le mythe fondateur helvétique. L'eau de cette partie la plus méridionale du lac des Quatre-Cantons paraît de là-haut d'un vert sombre tendant au noir, sur lequel les bateaux tracent des sillons argentés. Or j'ai beau me sentir peu porté à l'extase patriotique convenue : la magie du lieu ne me saisit pas moins par sa pureté sauvage échappant aux chromos  touristiques. Le lieu n'a rien à vrai dire de pittoresque: il est mythique.

    La seule fois que j'étais monté au Rütli, il y a quelques années, depuis le débarcadère, c'était pour y assister à une représentation du Guillaume Tell de Schiller, dans une mise en scène au goût du temps. Des voix conservatrices avaient crié au scandale avant même le spectacle réalisé, qui plus était, par des "étrangers", mais la pièce en sortait au contraire épurée et touchant mieux à l'universalité de la légende. Et la nuit d'été, comme suspendue hors du temps, avait magnifié le souffle du verbe accordé à la magie du lieu.    

    Tell.jpgTel est Tell. - Je ne pouvais mieux tomber que sur l'hôtel Tell de Seelisberg pour y passer la nuit, ayant à lire la dernière pièce de mon cher compère René Zahnd, précisément consacrée à Guillaume Tell. La coïncidence était épatante, et d'autant plus que René, dont la dernière pièce jouée, Bab et Sane - dialogue savoureux de deux gardiens de la villa lausannoise de Mobutu, qui a beaucoup tourné en nos contrées et en Afrique -,  a toujours cultivé le goût libertaire des personnages hors normes (d'Annemarie Schwarzenbach à Thomas Sankara) dont Tell est une sorte de parangon.

    Lisant donc cette nouvelle pièce, j'ai été heureux d'y retrouver un coureur des cimes sans bretelles suissaudes "typiques", chasseur sans terres bondissant sur les crêtes au dam de ses dames épouse et mère, m'évoquant la figure du contrebandier Farinet de Ramuz ou l'homme des bois de Dürrenmatt. D'ailleurs René me l'a confirmé par SMS après que je lui ai balancé mes premières impressions: "G voulu en faire une espèce de chaman"...

    En outre la story de notre héros national d'improbable origine est bien là avec sa galerie de fameux personnages, du bailli Gessler flanqué d'un ange de noir conseil, soumettant la piétaille locale à sa férule tyrannique, aux Confédérés ligués sagement ou sauvagement selon leur âge, en passant par les femmes dont les choeurs modulent les peines et la révolte.  

     

    Balades06.jpgLe miel du gourou. - Le lieudit Seelisberg désigne la montagne au petit lac dont on découvre en effet, dans un sorte d'écrin de verdure bleutée, les eaux absolument limpides qui accueillent, comme dans l'orbe parfait d'un miroir, le reflet dédoublé des monts alentour et du ciel. D'une parfaite sérénité, l'endroit porte naturellement au recueillement.

    Mais c'est l'invite à une autre forme d'élévation spirituelle qui se matérialise, à quelque distance de là, au lieudit Sonnenberg (montagne du soleil), sous la forme d'un bâtiment tenant à la fois de l'ancien palace alpestre (ce qu'il fut en effet) et du temple New Age à dorures, à l'enseigne de la Méditation Transcendantale de l'illustrissime Maharishi Maesh Yogi.

    Hélas, comme je restais encore sous le charme du petit lac magique, je n'ai fait que passer dans le hall d'entrée de cet établissement m'évoquant une sorte de clinique de luxe (une affiche voyante y annonce 24 Heures de bien-être par jour à grand renfort d'Ayurveda) ou de centre de congrès occultes. Du moins me suis-je  incliné, respectueusement, devant l'effigie du feu gourou, non sans emporter l'utile documentation consacrée à la commercialisation mondiale de son miel védique, garant de longue vie et de paix entre les peuples. À ma connaissance, ledit miel védique, Maharishi Honey, n'est pas encore coté en Bourse. On peut cependant commander son pot sur le site www.MaharishiHoney.com...MaharishiHoney.jpgMaharishi.png

  • Chemin faisant (55)

    Angelito1.jpg

     

      Gatsby. - Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsby pour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges.  Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.

    Cela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie odieuse propre aux mères américaines et à leurs clones n'a rien de commun  avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux voire affreux.

     

    L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette punaise de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.

    Le prétendu romantisme glamour des années 20 aux States est évidemment une foutaise, et particulièrement au cinéma, et plus précisément encore dans le film Gatsy le magnifique de Baz Luhrmann, mais sous l'or cosmétique dont on a pommadé le visage plébéien de Leonardo di Caprio se perçoit néanmoins un rien de frémissement angélique qui se retrouve ici et là dans les regards de Daisy ou dans le rien de folie ou de délicatesse échappant à l'écrasement de la machine hollywoodienne dont on se rappelle en passant qu'elle a laissé le poète crever comme un chien.

     

    Angetombé.jpgLes agités. - L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange -  ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater comme on dit.

    Les Anges de la télé  figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les meufs et les mecs "élus" sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien et dans l'immédiat je saluais avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabila changeant de culotte à vue, je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure  avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ  - bref je cherchais à ces zombies programmés une issue en les imaginant revenus dans leur banlieue ou leurs nouveaux meubles ou leurs sanglots subits de lucidité:  je souhaitais secrètement a Nabila & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des cadres putes de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...

     

    Ange.jpgMessagers.-   La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.

    L'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. Imagine donc Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur...

     Yes, Baby: l'incarnation de la douceur est la marque de l'ange...    

     

     

  • Ceux qui se fuient

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    Celui qui n’a jamais été à l’aise avec plus de 3 personnes à table en vertu de quoi ses 3333 amis sur Facebook sont bienvenus sur son porte-avions à cabines séparées / Celle qui change de sujet dès qu’on ne parle pas d’elle / Ceux qui fuient l’alcool dans l’eau plate / Celui qui publie son journal intime pour mieux égarer les indiscrets / Celle qui demande à son patient quand il cessera de se fuir lui-même alors qu’elle-même se réjouit de voir les talons de ce blaireau pour se retrouver là où elle sait ne devoir plus aucun putain de compte à rendre à quiconque / Ceux qui ont fui la zone de combats pour se retrouver dans la file de voitures coincées au portail sud du tunnel du Gotthard où ça craint aux retours de vacances en territoires occupés /Celui qui aimerait TOUT noter de ce qu’il vit dont TOUS n’ont à vrai dire que foutre / Celle qui est entrée nue dans le char d’assaut de Père comme quoi les fantasmes de la jeune fille actuelle valent ceux de l’ancienne mijaurée / Ceux qui se demandent si le Marc Dutroux qu’ils ont rencontré jadis à Vesoul et le même que celui qui tient le premier violon  dans l’Orchestre du Vatican de passage à Outreau / Celui qui a connu cette Christine Angot qui écrivait à l’époque des romances à sensation et qu’on dit aujourd’hui stewardesse sur Air Amnesia / Celle qui s’est fendue de toute une autofiction pour expliquer pourquoi elle a décidé d’arrêter d’écrire à l’instar d’un Marc-Edouard Nabe dont personne ne parle plus non plus/ Ceux qui se cachent pour écrire à la convenance notoire des paparazzi et autres profs de lettres envieux /Celle qui écrit comme on se jette du haut dela Tour Eiffel (301 m.) explique-t-elle à la Tour d’Argent au mec du Monde dont elle ne sait pas qu’il va lui laisser l’addition ce rat immonde / Ceux qui fuient la rumeur par le vasistas du n’importe quoi donnant sur le container des invendus, etc.

    Numériser 20.jpeg 

    Images : gouaches jetées sur les carnets de JLK, en 1996.   

     

  • Chemin faisant (53)

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    L'appel du bleu.-

    Il y avait hier, tout en bas du ciel de tôle faisant rideau de fer sur les vagues noires remontant jusqu'aux dunes de Marseillan, comme une lande de bleu très bleu là-bas vers l'horizon montueux de la lointaine Côte vermeille, et tout de suite le nom de Collioure m'est revenu avec les mots du coloriste irradiant que fut Matisse ce fauve été-là de juillet-août 1905, nous enjoignant d'y aller dans la foulée: "Il n'y a pas en France de ciel plus bleu que celui de Collioure. Je n'ai qu'à fermer les volets de ma chambre et j'ai toutes les couleurs de la Méditerranée chez moi".

    Le temps suspendu. - Le temps d'y rouler je nous ai lu, à haute voix, les cinquante premières pages du nouveau roman de Martin Suter, intitulé Le temps, le temps et ressaisissant, dans un climat d'inquiétante étrangeté parano, la confrontation de deux voisins vis-à-vis s'épiant l'un l'autre avec méfiance après avoir vécu le même choc de la perte prématurée de leur compagne; le plus âgé développant toute une théorie sur le fait que le temps ne passe pas en réalité, et toute une conduite d'exorcisme pour en conjurer les trop évidentes conséquences.
    images.jpegOr parcourant, ensuite, le dédale de la forteresse séculaire du Château royal dominant le port de Collioure, je me suis rappelé les derniers jours d'Antonio Machado et de sa mère, dans un petit hôtel où leur exode aboutit en février 1939, dans les conditions les plus précaires (le poète et son frère José se prêtant leur seul pantalon encore présentable pour apparaître en public...) et le climat de désespoir que Pablo Neruda évoque dans un hommage: "La guerre civile - et incivile - d'Espagne agonisait de cette manière: des gens à demi prisonniers étaient entassés dans des forteresses quand ils ne s'amoncelaient pas pour dormir à même le sable. L'exode avait brisé le coeur du plus grand des poètes, don Antonio Machado. Ce coeur avait cessé de battre à peine franchies les Pyrénées. Des soldats de la République, dans leurs uniformes en lambeaux, avaient porté son cercueil au cimetière de Collioure. C'est là que cet Andalou qui avait chanté comme aucunautre les campagnes de Castille repose encore".

    derain andre collioure.jpgCouleurs de Collioure. - Et dans le même petit livre racontant Les derniers jours d'Antonio Machado, publié par Jacques Issorel aux éditions Mare Nostrum en 2002, avec toute une série de témoignages sur les circonstances de cette triste et noble fin dégagée de ses fables posthumes, le poète Gumersind Gomila ajoute ces mots défiant le temps qui passe, devant la première humble tombe que remplacerait plus tard un monument plus solennel : "Surl a pierre tombale bien déserte, / sans aucune date ni aucun nom, / toute blanche, en marbre, / la lune se plaît car elle luit. / Et elle vit pour toi la lune claire / et chaque étoile vit pour toi, / et tout respire la poésie /comme si ta parole se répandait".


    L'incomparable bleu et toutes les couleurs de Collioure ont inspiré les peintres, ainsi que le rappellent les murs du bar des Templiers, couverts de tableaux, et l'on pense évidement à Signac qui en fut le premier découvreur, à Derain, à Gauguin et plus encore à Matisse pressentant lui-même le génie de Cézanne, mais c'est encore le poète Gomila qui dit cela si bien de ses mots simples et clairs: "La barque repose sur la plage, / les viles sèchent et les filets; /là-haut, là-haut, une mouette chante la vie et la clarté" (...) "Que dit le rossignol qui passe /et reprend haleine, posé sur la croix ? / Il dit que la vie est belle, belle, /comme un profil de Liberté. / Il dit à ceux qui ne peuvent plus le voir / que le ciel est bleu et bleue la mer ..."

  • Chemin faisant (52)

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    Faits et fiction. - La pluie sur la mer nous ramène à tout coup en librairie, et l'escapade s'imposait d'autant plus, ce matin, que la fiction et les faits se conjuguaient pour accentuer le poids du ciel: j'avais entrepris la lecture du Chinois de Henning Manckell, dont les premières pages ruissellent du sang de dix-neuf innocents massacrés dans le même petit bled enneigé du nord de la Suède plombé par le froid, et ma bonne amie suivait, sur son Mac, la diffusion de la conférence de presse donnée par la police et les autorités lausannoises après l'odieux assassinat de la jeune Marie par un tueur imprudemment relâché dans la nature malgré une première condamnation pour meurtre. 

    Bref, la perspective d'une virée à Sète, même par temps moche, nous souriait d'autant plus que nous aimons la cité de Brassens et de Valéry depuis tant d'années que nous y revenons, attirés aussi par la Nouvelle Librairie Sétoise et ses tenanciers de haute compétence, où nous avons déjà claqué des fortunes ...

    Daisyl'enjôleuse. - Sur la route longeant les eaux du bassin de Thau, aussi puantes que la conscience d'un Méchant, nous avons souri de concert, ma bonne amie et moi, tandis que je lui faisais la lecture de Daisy Miller, la nouvelle de Henry James qui se situe - je ne me le rappelais pas - dans notre bonne petite ville lémanique de Vevey, et commence plus précisément dans les jardins de l'hôtel des Trois Couronnes où, il y a dix ans déjà, nous aurons fêté nos vingt ans de vie commune. Après les trente première pages affreuses du Chinois, celles de l'immense romancier faisaient irradier le charme piquant de la jeune Américaine, non sans nous amuser quand elle désigne "là-haut" les tours du château de Chillon famous in the World, évidemment invisible des jardins en question. Mais la fiction a de ses droits, n'est-ce pas...

    Gloire aux libraires. - Lorsqu'on établira enfin une Carte du Tendre des meilleures librairies littéraires francophones, entre La Liseuse de Françoise Berclaz à Sion, La Librairie de Sylviane Friederich à Morges et leurs homologues de Besançon à Bordeaux ou Manosque, entre trente-trois autres, on aura garde d'oublier la Nouvelle Librairie Sétoise qui nous émerveille, à chaque fois, par l'excellence de son fonds, de son choix de parutions récentes et des conseils de ses passeurs.
    Nous n'étions pas là depuis cinq minutes, cette fois, que la patronne du lieu me racontait le nouveau roman de Martin Suter, Le temps, le temps, paru ces jours chez Bourgois, après que je lui eus raconté La Nuit de Frédéric Jaccaud; et moins d'une heure plus tard nous repartions avec les entretiens de Françoise Jaunin (ma chère ex-collègue de 24Heures) avec Pierre Soulages, le commentaire du Balcon de Genet par Alain Badiou (Pornographie du temps présent), les deux derniers romans d'Amin Maalouf (Les désorientés) et d'Andrea Camilleri (L'âge du doute), une enquête historique de Tidian N'diaye sur le néo-colonialisme chinois en Afrique (Le jaune et le noir) propre à compléter la fiction de Manckell sur le même thème, plus Superman est arabe et C'est ça la mort de Donald Westlake pour ma bonne amie, et pour moi le dernier album de Fred (Le train où vont les choses) afin de renouer avec l'inoubliable Philémon, le texte testamentaire de Stig Dagerman (Notre besoin de consolation est impossible à rassasier), plus encore Le parti pris des animaux de Jean-Christophe Bailly qui sonde, comme le souligne l'auteur, l'"énigmatique du vivant" et dont le titre d'un des essais fait écho méditatif à la lecture de La nuit de Frédéric Jaccaud, tragiquement pétri de ce thème: "les animaux conjuguent les verbes en silence"...

  • Chemin faisant (51)

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    Le grand nocturne. -

    Je m'étais représenté JDD sombre et plus ou moins dément à la lecture d' Invention des autres jours, son premier opus paru chez Attila, nos échanges initiaux avaient confirmé cette impression d'avoir affaire à un type bizarre, accentuée par la découverte de ses photos de farouche lycanthrope, et pourtant c'est un compère très doux, très tendre paternel de deux très beaux enfants et très bon compagnon de sa gracieuse moitié comédienne et danseuse, que nous avons rencontré l'an dernier à Montpellier avec les siens devenus, depuis lors, nos amis sûrs.
    DUPUY02.jpgAutant dire que ce fut une fête, hier, de retrouver le charmant quatuor, de se balader ensemble par les ruelles (rues des Soeurs noires, rue des Rêves et autres venelles bien nommées) du vieux Montpellier avant d'assister de loin, en les murs d'Aigues-Mortes, aux mouvements de la Bataille des Nations rassemblant la fine fleur mondiale des jeunes croisés médiévalisants pour des combats de "full contact en armures", enfin de nous retrouver sur le pont de l'Adelante du frère de JDD, à l'estacade de Port Camargue, à parler voiles latines et cinéma américain tandis que la nuit se faisait et que JDD nous dédicaçait son dernier livre paru la veille...

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    Hacker du nord
    . - Le hasard me fait lire, ce matin de tramontane glaciale, deux livres qui évoquent, avec le même souci d'objectivité pour ainsi dire hyperrréaliste, la ville-monde en ses derniers avatars. Sous le pseudo d'Emile Dajan, notre ami Jean-Daniel Dupuy, alias JDD, investit, dans Zoneapolis, l'univers des grandes surfaces commerciales en lesquelles il voit la résurgence des forteresses de jadis, qui seraient à la fois des temples et des mausolées du présent où Tout se trouve à la fois à portée de main et comme dérobé. "Car dans ce Marché Supérieur, tous les échantillons peuvent être emportés. Mais Tout est illusion. Car Tout est à vendre. Aqueuse est la pisse et le désir se nourrit de son manque".

    Or ce "manque" se retrouve illico dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, vaste contre-utopie nocturne située dans la ville-monde la plus au nord d'une Europe à bout de souffle et de sève, dont les moroses autochtones survivent à côté de hordes de viveurs débarqués des pays voisins pour s'éclater dans les boîtes de cette espèce de Babylone jouxtant la banquise.
    Il me plaît alors de lire, au sud des parapets européens où, le soir, de prétendus libertins se massent dans la mousse de maussades parties, ces deux livres lucides et purs dont la manière noire tranche d'avec la grisaille ambiante à nuances convenues.

    Couleurs du noir. - Dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, un certain Aleksy Linden, progammeur-compileur aussi virtuose que misantrope, qui a rêvé de changer le monde, les lois de la physique, les règles sociétales et la combinatoire des nébuleuses, se coupe bientôt de ses semblables pour se claquemurer dans le virtuel, survivant matériellement du commerce de ses bricolages informatiques et se complaisant finalement à "traquer sa propre trace, en alimentant lui-même des rumeurs à son sujet sur les forums".
    Soulages.jpgOn ne fait pas mieux dans le noir constat impliquant, à la fois l'aliénation contemporaine à son point d'auto-anéantissement, et l'exorcisme de sa représentation. Telle est d'ailleurs la vertu de la manière noire, en littérature, qui force le regard à raviver son désir de couleur, n'était-ce qu'en découvrant les nuances du noir - comme dans la peinture de Soulages, très présent ces jours à Montpellier en attendant l'ouverture de son musée. Retour par conséquent au spectre tonifiant des couleurs de la vie à quoi nous renvoient, subrepticement, les révélations du noir...

    Emile Dajan (alias Jean-Daniel Dupuy). Zoneapolis. Editions Appendices, collection Littérature urbaine. Illustrations de Georges Boulard.


    Frédéric Jaccaud. La Nuit. Gallimard, Série Noire, 450p.

  • Chemin faisant (50)

    Ciel01.png Ciels de mer.-

    Les ciels de mer sont à peindre en ces jours changeants. Les grands nuages blancs comme amoncelés, présages d'été, du côté de l'arrière-pays des Corbières, semblent attendre on ne sait quoi, pas menaçants mais non moins présents, immobiles, faits pour être peints à la gouache plus qu'à l'aquarelle; ou alors celle-ci bien plastique, bien à-plat dans les blancs arrondis du cumulus affirmé, ensuite avec des nuances de gris qui feraient pressentir le possible mouvement prochain. On connaît les ciels bretons de Boudin, mais je ne sais aucun peintre de ciels languedociens chargés de grands nuages barrant ainsi le ciel de terre vers les Pyrénées, tout autrement évidemment qu'en Beauce, à Combrai ou dans l'arrière-pays vaudois - et moins encore de metteur en scène pictural de ce qui se prépare à l'instant de l'autre côté, tandis que la tramontane se lève sur les dunes dans le ciel, là-bas, vers le mont Saint-Clair, au-dessus de Sète. Ciel02.jpgEnsuite on a donc découvert, comme un fait accompli, ce ciel noir du soir à traînées oranges virant au rouge sombre par imperceptibles pression de doigts invisibles. Le photographe allait pour sauter sur son appareil, non sans pressentir que rien ne serait retenu à temps de cette apparition de lourdes panses d'ânesses groupées et vues de dessous, et leurs veines de sang - tout ce magma d'un instant presque dramatique au-dessus d'un deuxième arrière-ciel encore très bleu presque doucereux, pour ainsi dire pervenche, que le peintre éventuel tâchera de se rappeler alors que le tableau se fait bientôt noir... Blues02.jpg

     

    Blues hors d'âge. - Au coeur de la nuit marine il y eut, plus tard, sur un écran de laptop parmi d'autres, cette remontée dans le temps à trois accords et douze mesures du blues noir redécouvert dans les sixties par les youngsters britiches qui feraient revivre les fameuses bandes plus ou moins occultées, aux States d'après-guerre, des BB. King et autres Muddy Waters. Or j'ai repensé, toutes proportions gardées s'entend, à notre belle aventure récente des parrains et poulains littéraires en découvrant, dans ses grandes largeurs et langueurs cinglantes, ce film de Mike Figgis rassemblant, quarante ans après, les jeunes bluesmen anglais de naguère à la John Mayall, Eric Clapton, Tom Jones ou Van Morrison, et ces mythes survivants qu'ils avaient contribué à ramener à la lumière, tels Otis Redding ou Nina Simone. Ce que je me dis alors c'est qu'un écrivain de 20 ou de 120 ans ne m'intéresse vraiment qu'à proportion de la goutte de miel noir qu'il y a dans ce qu'il écrit, que je reconnais comme celle précisément, de ce qu'on appelle le blues. Toutes et tous, à la fin de Red White & Blues, ils s'ingénient, d'ailleurs, à dire ce qu'est pour eux le blues au fond du fond: disons la vérité dite vraiment de la vraie vie, ou le feeling le plus pur, la rage et la mélancolie mêlées, le malheur exorcisé, le quotidien qu'on transfigure - enfin quoi l'émotion filtrée par trois accords et sur douze mesures que cherchait à sa façon le bluesman destroy par excellence qu'était ce sale type de Céline.. Blues07.jpg

     

    De la grâce. - Enfin ce même soir m'est arrivée, par courriel côtier des hauts de Toulon, cette bonne missive d'un des rares scribes bluesy de mes âges, auteur d'ailleurs du roman Blues et de cantilènes aux mémoires de Miles ou de Billie Holiday, tout récemment de la formidable Saison sabbatique et qui, en notre jeune temps, fut l'un des seuls storytellers de moins de trente ans à m'enchanter durablement avec Le Buffet de la Gare et La couleur orange, plus tard avec ses incomparables récits des Jours de vin et de roses - ce sacré bougre de compère au nom d'Alain Gerber qui me dit ce soir que, peut-être, le blues serait une espèce de grâce donnée en partage à qui veut bien la recevoir et la faire rayonner...

  • Chemin faisant (49)

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    Partance
    . -

    À la fin le bleu commençait à nous manquer: nous devenions maussades autant que des Hyperboréens, et ça ne s'arrangeait pas ces derniers jours: donc nous sommes partis ce matin à dix heures de nos monts transis où les premiers narcisses perçaient timidement dans le brouillard glacé, et nous sommes arrivés au Cap d'Agde à six heures du soir, par grand beau.
    Un épisode à la Tati m'a vu trépigner devant la porte de notre studio 59 du Bloc D de l'Héliopole où nous revenons chaque année depuis 25 ans, m'acharnant avec les deux clefs sur la serrure alors que la porte était restée ouverte, juste rétive à l'accueil. Mais voilà, nous y étions: un double éclat de rire a donc marqué notre arrivée et notre belle humeur retrouvée...


    Kramer.jpgLa vie des gens.
    - Quant à la descente, elle s'est faite en glissade par les autoroutes, le soleil nous rejoignant à la hauteur d'Orange, comme son nom l'indique; et du coup nous avons été requinqués alors que je lisais à haute voix, à ma bonne amie conduisant la Jazz selon la tradition, le dernier roman de Pascale Kramer (Gloria) qui nous a tout de suite scotchés.

    J'ai manqué Pascale dimanche au Salon du Livre tellement j'étais mal fichu, j'ai passé à côté de ses deux romans précédents, dont L'implacable brutalité du réveil est paraît-il un très beau livre; elle croit peut-être que je lui fais la gueule alors qu'il n'en est rien, enfin bref: la vie est comme ça et c'est d'ailleurs pourquoi j'aime les livres de Pascale qui disent cela à leur façon unique: les gens dans la vie sont comme ça...

    heliopolis.jpgHeliopolis. - Si nous revenons depuis tant d'années en ces lieux plus ou moins futuristes (en tout cas architecturalement, style Metropolis méditerranéenne middle class française des années 60) et décatis sur les bords, c'est essentiellement pour la mer immédiate et les vingt bornes de dunes qu'on peut suivre à pied jusqu'à la plage sétoise chère à Brassens, les alvéoles locatives bon marché dans l'immense amphithéâtre ouvert sur la Grande Bleue, l'interdiction faite à toute circulation automobile sous nos terrasses et les commerces à trois pas.
    Guère intégristes en matière de naturisme, nous n'avons pas pour autant détesté la liberté de vivre à poil aux âge où nos chairs s'épanouissaient encore, nos petites filles n'ont pas été effarouchées de voir "toutes ces saucisses", selon l'expression de Number Two, puis les années ont passé, la pudeur des jeunotes s'est développée, les "libertins" ont débarqué avec leur fric et leur ostentation sexuelle fauteuse parfois de conflits ouverts sur les plages, le climat des lieux s'est un peu gâté quelque temps mais le bon naturel des gens, la mer, les dunes et la Librairie sétoise, les moules du Grau d'Agde et la France profonde du Cantal et du Midi libre ont concouru à entretenir notre fidélité et notre plaisir débonnaire à la revenance. Bref, nous allons passer vingt jours de plus à l'héliopole, ma bonne amie a pris ses livres et j'ai pris les miens à lire plus celui que j'ai en route, notre matos de dessinage et d'aquarelle, nos vieilles osses et nos coeurs indéfectiblement accordés...

  • L'amour au jardin

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    Clotilde et Jonas partageaient leur point de vue.

    La donnée est belle et bonne, qu’on appelle simplement le monde, mais ça se discute.

    L’on constate en effet, chez la créature humaine souvent considérée comme le Top de l’évolution, des malformations de naissance qu’on ne saurait dire belles ni bonnes et qu’aucun dieu ne saurait assumer sans passer pour artisan foutraque.

    Deux exemples suffiront à illustrer pareils couacs, sous les espèces du nain à tête d’oiseau et de l’enfant sirénomèle ; d’autres entorses à la présumée beauté du monde, autant qu’à son émouvante bonté, sont documentées et peuvent être obtenues sur demande.

    En revanche on partage l’engouement sincère que suscitent tel splendide jeune fille en fleur férue de paléontologie et tel fringant garçon diplômé en astrophysique. À cette paire admirable a d’ailleurs été consacré une romance qui a cartonné, comme l’ont relevé de concert Le Quotidien et Le Populaire, et la série télévisée suivra la traduction de l’original dans toutes les langues ayant accès à l’actuel Marché.       

    La question du point de vue entre donc, de toute évidence, en ligne de compte, inspirant les questions qui forcément peuvent déranger : D’où parlez-vous ? Quel est le pitch de votre programme ? Pour ou contre l’évolution selon Darwin et consorts  ? Comment vous positionnez-vous par rapport à la Théorie du remplacement durable ?

    Et le débat de se trouver relancé après avoir été, ainsi, mieux contextualisé.

    Quant au point de vue de Clotilde et Jonas, il variait selon les données dites objectives de la réalité en tant que telle, mais également en fonction de leurs intuitions conjuguées.

    C’est en effet par l’intuition que ces deux-là s’étaient reconnus après qu’ils se furent rencontrés à l’initiative du Romancier.        

    Le roman en voie d’achèvement ne dit pas où et comment les chemins de l’une et de l’autre se sont croisés tel ou tel jour, pas plus qu’il n’a exposé un nombre incalculable de faits et de situations vécus antérieurement par Jonas, entre sa seizième année (marquée par l’accident cérébral fatal à son mentor) et son séjour chez Lady Light à Brooklyn Heights ; et les « blancs » de la bio passée de Clotilde sont encore plus abondants.

    Soit dit en passant alors, et pour ne citer que les pièces manquantes du puzzle de la vie de Jonas, un autre roman pourrait illustrer ses expériences de tout jeune naturaliste dans les Beskides et de chanteur de cabaret à Cracovie, sa rencontre de tel illustre violoncelliste au pied du mur effondré de Berlin ou ses tentatives de retrouver son père disparu signalé dans les hauteurs de Kaboul, sans parler de ses recherches ultérieures relatives à certains calligraphes opposants, au service du Monsieur belge - interdit de séjour en Chine collectiviste -, ou de sa participation plus tardive aux diverses Assoces engageant les compétences respectives de Cécile et Chloé, notamment…  

    Telles étant les limites de ce roman parvenu maintenant à sa pénultième page : de n’évoquer le monde et les gensqu’en quelques touches.

    Or ce qui compte tout de même, pour en revenir à Clotilde et Jonas, tient au fait qu’il y ait autant d’éléments dit masculins (donc plutôt yang) en celle-là, que de composantes féminines (franchement yin) chez celui-ci, le tout formant une paire complémentaire quoique tissée des contradictions du vivant, dont la qualité la mieux partagée reste l’attention vive aux choses et aux êtres animés.

    L’observation du scarabée ou du triton, sous l’influence de Samuel son mentor, aura été la première expérience consommant la franche opposition de Jonas aux discours et aux gesticulations télévisées d’un Nemrod pontifiant et se payant de mots.     

    En outre, Jonas est ce type dont le bon naturel inné, relancé par une longanimité de plus lente acquisition, découle de ses observations d’après nature, de nombreux voyages sur le terrain et de la pratique assidue et non sentimentale des gens.

    On est prié de ne pas emmerder Jonas avec trop de piapia médiatique ou trop d’opinions jutées et n’engageant à rien, recommande Clotilde aux visiteurs non avertis du jardin – Clotilde qui campe, en tout cas à cet égard, sur les mêmes positions que son conjoint.

    Clotilde est un cadeau que le Romancier a fait à Jonas pour le remercier d’exister, comme se le disent entre eux les amis de Facelook. Il n’est pas interdit de voir en elle, à plus de trente-cinq ans de moins, un autre avatar réfracté de la compagne du Romancier, compte non tenu de sa pratique virtuose des cinq nages et de sa connaissance en matière de philologie qui lui permettra de traiter les manuscrits inédits de Lady Light, avec le soutien appréciable de cette autre experte polyglotte et fine mouche qu’est notoirement Cécile.

     

    Dernière élégie de Christopher : Je suis l’enfant mystérieux qui veille en chacun de vous. Je resterai le lien entre chacun de vous. Je suis celui qui vous éveille et vous retient en vos rêves. Je suis celui qui vous fait mal de voir souffrir le plus petit animal. Je suis la somme de vos regrets et l’origine de vos espérances retrouvées. Je suis l’image de la pureté et celui qui vous délivre de son image frelatée. Je suis votre candeur et votre nostalgie. Je suis votre fragilité et votre énergie. Je suis sans peur et vous êtes ma vie.

     

    Clotilde et Jonas se tiennent volontiers au jardin.

    Dans le jardin de la Maison sous le lierre, Clotilde et Jonas accoutument de se livrer à l’activité qui les aide le mieux, de loin en loin, à se ressourcer, selon l’expression des magazines de santé, que le terme à la fois vague et précis de rêverie suffit à désigner pour le moment.

    Car le moment aussi est déterminant, autant que le point de vue.

    Du point de vue du jardin où se tiennent à l’instant Jonas et Clotilde, bien après les disparitions successives et pleurées du Monsieur belge et de Clément Ledoux, de la Maréchale emboîtant bientôt le pas à son cher sanglier, et de Pascal Ferret s’effondrant sur le pavé du Vieux Quartier, en attendant les derniers pas de danse d’Olga et de Théo, Clotilde et Jonas font désormais figure d’Anciens auprès desquels le petit quatuor formé par Cécile et son Florestan mal rasé, Chloé et son pétillant Irlandais, aime revenir encore et encore entre autres cousins et jeunes amis, tels Aymeric et Parfait, sans oublier le Marquis à la mélancolie d’enfant jamais guérie et Léa n’en finissant plus de moduler son chant secret au pianola.

    Et ceci pour terminer : que Jonas et Clotilde aiment décidément LE faire, encore et encore, là-bas au fond du jardin sous le lierre, plus que jamais soumis à l’institution de douceur. 

    À La Désirade, ce 29 août 2015.    

    (Extrait d'un roman achevé)

     

    Image: Philip Seelen

  • Chemin faisant (48)

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    Dans le métro.
    -

    Je ne me lasse pas, dans le métro parisien, de regarder les gens. Pour échapper à l'effet de masse et de presse découlant évidemment du surnombre en mouvement brownien, je concentre mon regard sur les visages et les mains. Hier ainsi, sur le trajet de la banlieue nord, les mains se faisaient de plus en calleuses ou gercées, et les visages de plus en plus arabes ou africains; et comme il y avait plus de jeunots que de jeunotes, et de moins en moins mélangés, je me suis rappelé la psalmodie de Grand Corps Malade sur le thème de Roméo kiffe Juliette, après quoi j'ai remarqué de plus en plus de visages de mères en soucis.


    Dans le TGV.- Autant que les longs vols, que j'exècre, les trajets solo en TGV m'ont toujours semblé coupés du temps, voire de la vie. L'homme du TGV, à portable et calculette, est à mes yeux l'incarnation par excellence du zombie de fourmilière humaine; cependant un livre, un voisinage moins nul, ou l'alcool aident plus ou moins à passer d'une rive à l'autre de ce fleuve de vide.
    Or l'alcool m'étant interdit ces jours pour excès de médics, je me suis replongé, le temps de mon retour de Paris, dans les récits de Tchékhov et, plus précisément, dans la terrible nouvelle intitulé Volodia, tandis que ma très jeune et jolie et blonde et fine voisine soupirait, à la lecture de Closer, sur un reportage consacré à la mort de Gérald au premier jour de tournage de l'imbécile série de Koh-Lanta.
    C'est entendu: nous pleurons tous Gérald Babin, mais son pauvre sort sera bientôt liquidé par pertes et profits sur l'autel vénal des simulacres d'évasion, alors que le coup de feu qui met fin volontaire à la vie de Volodia, jeunot de dix-sept ans succombant au désespoir, retentira à jamais dans la nuit de nos mémoires.



    Le train des Russes.
    - De Montreux, jadis station lacustre pour Anglais, à l'Oberland bernois idyllique où tant de Russes de renom ont passé, deTolstoï ou Tourgieniev à Nabokov brandissant son filet à papillons, le train préalpin qui me ramène à notre nid d'aigle figure au soir une volière de perruches hispaniques ou latino-américaines regagnant leurs pensionnats de haut renom. Toutes terroriseraient mon pauvre Volodia.

    Nul mieux que Tchékhov n'a dit, comme dans cette nouvelle, le désarroi d'un garçon sensible se sachant laid, maladroit, humilié par sa mère volage et servile, ensuite pour ainsi dire violé par la coquette à laquelle il a osé avouer son impudent amour - nul n'a mieux suggéré le désespoir d'un garçon taxé de "vilain canard" par la dinde qui vient de s'offrir à lui, nul n'a décrit en si peu de pages le dégoût éprouvé par un coeur tendre pour le monde immonde des futiles - mais voici que j'aperçois quelqu'un que j'aime là-bas sur le quai, et c'est, ma parole, une dame au petit chien...

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Par parenthèse

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    Le Romancier ouvrit encore une parenthèse.

    À quelques pages de la fin de son ouvrage en chantier, le Romancier se demanda à quoi diable il avait voulu en venir : ce que signifiait au fond cette espèce de fiction dans laquelle il s’était lancé à tâtons et ce qu’il répondrait, à sa lectrice ou à son lecteur qui lui demanderaient, au jeu tellement attendu de l’identification : des noms !

    De fait, l’ère de Facelook et des lanceurs d’alertes se caractérisait par un besoin massif d’identification : il lui fallait des noms.

    Or qui était Olga, lui demanderait-on ? Qui y avait-il derrière Nemrod le faiseur génial et le Monsieur belge ? Et le récit reposait-il sur une base réelle ? Dans quelle mesure se référait-il à des faits avérés ?

    Depuis quelque temps, celle qui avait partagé la vie du Romancier trente-trois ans durant s’était mise à peindre des parapluies. 

    Et pourquoi cela ? Pourquoi le chiffre 33 à ce moment-là ? Et dans quelle mesure la compagne en question avait-elle inspiré le personnage de Léa ? Et Théo n’était-il pas une part de lui-même ?

    À Bernard Pivert – enfin sortait un nom ! -, le Top Animateur de la fameuse émission de télé-réalité littéraire auquel il se plairait à répondre, imaginairement, dans son bain moussant, le Romancier préciserait que les chiffres 33 et 2066 avaient certes une signification numérologique précise dans sa mythologie personnelle, sans pouvoir les divulguer en public ; cependant il ajouterait, pour la human touch, que la vocation de douceur du personnage de Jonas découlait assurément de la personnalité de son propre père, ce que Bernard Pivert était à même d’apprécier en humaniste bon enfant qu'il était indéniablement.

    Or l’un des thèmes essentiels du roman en train de s’achever se trouvait bel et bien là, songeait encore le Romancier : dans la modulation incarnée de cette qualité rare, et non moins supérieure, que représentait à ses yeux la douceur, et dans ce qu’on aurait pu dire aussi la quête d’immunité des personnages.

    La bouquinerie de Clément Ledoux, l’Isba de Théo, la dernière demeure de Lady Light à Brooklyn Heights, une terrasse ensoleillée au coin de l’amstellodamoise Nieuwe Spiegelstraat, les Zattere de Venise ou le Café Florianska de Cracovie, la Datcha de Lea ou la Maison sous le lierre de Sam et Rachel, enfin les cabanes dans les arbres de Jonas, représentaient autant de lieux de protection dans lesquels la lectrice et le lecteur étaient supposés trouver eux aussi quelque répit.

    Pour ce qui concernait Christopher, le Romancier regimbait quelque peu à citer ses sources, sauf la plus simple et la plus limpide, mais la plus occultement obscure aussi, qu’il empruntait (encore un nom !) à l’illuminé Ruysbroeck, dit aussi l’Admirable : « Ah la distance est grande entre l’Ami secret et l’Enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses et mesurées, mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas ».

     Lui évoquant un personnage du nouveau roman du jeune Marcus Goldman, wonderboy de la dernière rentrée, Olga lui avait parlé tout récemment de cet adolescent dont la maladie dégénérative, dans son milieu de battants richissimes à l’américaine, était censée tirer des larmes à la lectrice et au lecteur par contraste avec l’euphorie ambiante, et la pertinente non moins que perfide agente littéraire de préciser : « c’est tellement téléphoné que ça m’a consternée, après les brillants débuts de Markie, mais ce sera du moins le succés multimondial assuré ! »

    Or Christopher venait d’ailleurs. Peut-être du souvenir d’un compère canadien du Romancier, dont l’explosion du coeur était programmée, et qui en avait fait lui-même un écrit déchirant ? Peut-être du premier enfant défunt qu’il avait vu dans la chapelle ardente installée par les siens, dans la maison jouxtant celle de son enfance, dont la pâleur du petit visage lui avait semblé irradier ?

    Pour sa part, jamais le Romancier n’avait visé, d’aucune façon, ce succès stupide et vulgaire qui déclenchait désormais, à l’exponentiel, le délire des caquets au pinacle des comparaisons et des giclées de dinars. Tout modestement, le Romancier s’estimait incomparable, si tant est qu’il fût seulement romancier. 

    Non moins récemment d’ailleurs, la romancière à succès Amélie Flocon, qui l’avait toujours amusé, venait de publier son énième best assuré, dans lequel elle prouvait en revanche, non sans malice et réelle noblese, patte de style et finesse d’esprit, que la notoriété multimondiale n’avait en rien entamé ce qu’il y avait en elle d’incomparable.

    La parenthèse ne se refermerait donc pas sur ses doutes ni sur aucune espèce de désillusion, tant il savait qu’un Nemrod, après les errances les plus stupides et vulgaires, autant qu’un Marcus, dans la fleur de l’âge avide d’être aimée, ou qu’une Olga,revenue de sa passion de cougar pour les affaires, faisaient partie d’un jeu auquel il avait participé lui-même tant soit peu quoique son indolence naturelle, autant que sa clairvoyance héritée d’une mère terrienne, le portassent à se tenir à l’écart.

    Mais L’Ouvroir, voulait-on savoir enfin, n’était-il pas l’oeuvre du Romancier lui-même ? Et que penser donc de ce geste orgueilleux, limite arrogant, qui le faisait à l’instant fermer cette parenthèse ?  

    Complément sur la rentrée littéraire de cette année-là :  Un buzz d'enfer avait précédé la parution du nouveau roman de Marcus Goldman, que personne n’avait encore eu en mains mais que tous déjà trouvaient formidable, à l’instar de son auteur et au dam de quelques esprits chagrins qui avaient décrié le golden boy dès son premier best-seller annoncé, sans le lire pour autant. Si l’agente littéraire Olga Vsievolodovna Ticonderoga avait été interrogée à propos de celui qu’elle appelait familièrement Markie, elle eût froncé le sourcil et murmuré « peut mieux faire » non sans pointer in petto la kyrielle de poncifs faits pour plaire dans ce nouvel ouvrage surfant sur le succès du précédent, où le jeune écrivain plein d’énergie et d’inventivité narrative avait cédé le pas à un faiseur de bonne volée flattant les foules en leur balançant ce qu’elles attendaient : du glamour frelaté. Mais Olga se tint coi, estimant que le bas âge et le besoin d’être aimé de Marcus pouvaient expliquer sa complaisance, de la même étoffe que celle de Nemrod au temps de sa gloire passée. Quant aux 665 autres romans de la même rentrée, ils se trouvaient non moins adulés d’avance et considérés comme « à lire absolument » par la critique désormais alignée, à quelques exceptions près, sur les mots d’ordre des commerciaux et des publicitaires

    (Extrait d'un roman, cinq pages avant son point final)

    Image: Philippe Seelen

             

  • Chemin faisant (47)

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    INCIPIT. - Je me trouvais tout à l'heure à la cafète du Louisiane quand, ouvrant à peine ce livre intitulé Séismes, son incipit me cloue: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Cloué, je te dis. À deux tables de là, dans l'espèce de couloir malcommode de la caféte du lieu mythique (mais oui, tu te rappelles: Henry Miller y a baisé tant et plus et Cossery y a défunté après des années à se momifier au sixième), le couple classique des intellos américains mal dans leurs vieilles peaux maugréait je ne sais quoi sous l'effigie en bas-relief plâtreux de je ne sais quel fondateur évoquant à la fois le profil de JFK et ceux de Scott Fitzgerald ou d'Hemingway jeune, et j'en reviens à l'humour noir si juste de ce constat fleurant le réalisme terrien de nos cantons: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Déjà les exergues du nouveau livre de Jérôme Meizoz m'avaient épaté. De Zouc: "Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main". Et de Maurice Chappaz: "L'encre est la partie imaginaire du sang". Mais là, page 7 de Séismes, la chose, dont je n'attendais pas vraiment le foudroiement (j'aime bien Meizoz quand il échappe à son carcan d'universitaire bourdieusard bon teint, sans attendre de lui le feu du ciel, en tout cas jusque-là), j'ai pris ma fine pointe Ball Pentel et j'ai recopié dans mon carnet Paperblanks Black Maroccan format bréviaire: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l'aube pour le travail, je l'entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. Puis il criait un nom d'enfant, le mien, par la cage d'escalier, pour que l'école ne soit pas manquée. L'appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu'il signait d'un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l'appartement jusqu'au soir".
    Ah mais ça: je ne pensais pas vraiment lire du Meizoz à Paris, ou alors dans le TGV du retour, demain serait bien assez tôt ! Et puis non: c'est avec Jérôme que je me suis résolu à prendre le métro tout à l'heure direction pas de direction, peut-être Saint-Denis ou Montrouge, peut-être les Buttes-Chaumont ou peut-être place Paul Verlaine où, une après-midi d'il y a bien des années, je lisais Les Palmiers sauvages de Faulkner quand il s'est mis à pleuvoir d'énormes gouttes dont le livre, j'te jure, garde la trace de la sainte onction...

    Lectures du monde. - Le métro parisien est l'idéal salon de lecture roulant de tournure populaire, qui réduit à néant le préjugé selon lequel plus personne ne lit. Tout le monde lit au contraire dans le métro, j'veux dire: le métro parisien , et la preuve ce matin c'est que je dérange deux voyageuses en train de lire Joël Dicker pour continuer de lire Meizoz. Et tout de suite, d'Odéon à Châtelet, je me retrouve, à lire Séismes, dans la situation précise où, une autre année, je m'étais trouvé, dans une carrée de la rue de Lille que m'avait prêtée mon ami Tonio, alias Antonin Moeri, à lire Le Laitier de Peter Bichsel qui, subitement, m'avait ramené la voix de mon grand-père paternel dont les litanies allaient devenir un livre. De la même façon, les séquences de la remémoration des années d'enfance de Meizoz, dans un monde à peine moins archaïque que celui de mon Grossvater, ont commencé de se déployer comme une espèce d'Amarcord valaisan dont se détachait précisément un avatar de la Gradisca sous les traits d'une belle plante se pointant à la messe avec ses fourrures de crâneuse - mais voici qu'à Châtelet il fallait changer de rame...

    Chiens d'Algériens. - Jérôme Meizoz a encore vu, dans le Valais de son enfance, comment on traitait les Ritals et autres "saisonniers", mais son récit évoquant les débuts de la télé fait aussi apparaître un certain politicien (j'ai cru reconnaître le compère Jean Ziegler) qui martèle à la lucarne que la Suisse est une espèce de coffre-fort enterré aux multiples ramifications souterraines, et j'aime la façon dont son village cerné d'industrie (il y a un immense mur de barrage au béton bouchant le ciel d'un côté) prend peu à peu sociale consistance sans peser. Une frise de personnages relance tout autrement le Portrait des Valaisans de Chappaz, les détails intimes foisonnent et résonnent comme chez Fellini (avec la chair qui s'éveille et les filles qui rôdent au bord du Rhône), et comme pour accompagner ma lecture je vois Paris se transformer sur la ligne de Saint-Denis, et tout soudain l'idée me vient d'un pèlerinage au Cimetière des chiens, donc je sors à La Fourche, je switche sur la ligne de Gennevilliers, je descends à Mairie de Clichy, je m'engage sur le boulevard Jean Jaurès présenté come "apôtre de la paix", je poursuis à pied sur le pont enjambant la Seine et là que vois-je à mi-fleuve: cette inscription de mémoire qui me scie le coeur, rappelant qu'ici des manifestants pacifiques furent jetés au fleuve le 17 octobre 1961.
    Quant au Cimetière des chiens c'est un poème, et d'abord le poème des noms, à commencer par celui de Barry dont le considérable monument de granit se dresse à l'entrée de l'inénarrable nécropole et me ramène aux chanoines valaisans qui se sont efforcés de dresser, aussi Jérôme Meizoz. On n'oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Pour ma part, je me rappelle cette anecdote rapportée par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s'y reprend à deux fois car l'animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment à l'eau qu'il tombe à l'eau avec le chien, qui le sauve...

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  • Femme à la fenêtre

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    Léa, pendant ce temps, faisait des patiences en regardant la télé.

    Ce fut grâce à Léa, même indirectement, que Théo ne sombra point dans la fureur iconoclaste.

    Léa, de fait, ne semblait altérée en rien, ni d’esprit ni de cœur, par les heures et les soirées entières qu’elle passait devant la télé sans cesser de fredonner des airs sottovoce.

    Théo n’avait jamais été effleuré, connaissant sa Léa, par la crainte qu’il pût y avoir là quelque signe de ramollissement ou quelque présage de sénilité. Nullement : Léa se gavait littéralement de séries et autres comédies dites de situation, Léa passait des heures et des soirées à regarder cuisiner des cuisiniers et jardiner des jardiniers, sans en être affectée apparemment.

    Or, tout interloqué qu’il fût, se rappelant la Léa qu’on ne pouvait arracher à son harmonium à souffflets ou à son pianola, Théo ne pouvait que constater la permamente et profonde tranquillité de celle qui, à ses yeux d’essoufflé récurrent au bilan notoirement aggravé depuis peu, n’avait de vice à vue que de fumer comme une alignée de cheminées.

    Comme l’avait remarqué Cécile, qui ne pensait pas autrement en la matière que son cher père, chair de sa chair, Théo se trouvait au bord d’exploser de colère quand, évoquant le Mal mondialisé, le Mal d’argent et d’envie délétère, le Mal d’écrasement ou de ressentiment, le Mal de stupidité ou le Mal de vulgarité, il s’entendait répondre par Léa que cela, n’est-ce pas, avait toujours existé et toujours existerait.

    Pourtant Théo se retenait de tempêter et d’agonir Léa car il sentait et savait, en son tréfonds, qu’elle ne disait cela que pour mieux résister au Mal en question, et plus au tréfonds encore que ce n’était le cas pour le rêveur qu’il était.

    Un jour, d’ailleurs, Léa le lui avait balancé comme ça, après que Théo lui eut rendu compte des dernières délibérations du Shadow Cabinet : « C’est tout à fait ça, mon cœur, et c’est pourquoi nous vous aimons tant, bande de rêveurs ».

    Léa, regardant les films d’animaux, ou les concours de cuisiniers ou de jardiniers, n’en continuait pas moins, Théo l’avait remarqué, de fredonner en même temps tel ou tel air qu’elle reprenait le matin ou enmatinée sur son harmonium ou son pianola.

    Léa aurait-elle pu s’exhiber elle-même à la télé en train de cuisiner ou de jardiner ? Loin de là : Léa se défendait de toute stupidité autant que de toute vulgarité sans apparente difficulté, peut-être immunisée par son secret.

    À vrai dire Théo se sentait un peu dépassé. Quelque chose de Léa lui échappait et lui résistait, lui semblait-il, sans en concevoir pour autant de réel tourment, comme l’impassibilité souriante de Clotilde, quand elle avait posé pour lui, l’avait dépassé quelque part.

    Or Léa, la lectrice et le lecteur l’auront remarqué - mais le Romancier y insiste un peu lourdement -, n’aura cessé, quoique regardant la télé à soirées faites et sans laisser de côté ses jeux de patience, de s’activer à la préparation de repas exquis pour les habitants de la Datcha ou ses hôtes de passage, sans parler des fleurs des allées et des humeurs de ses filles à gérer, comme elle le répétait par manière de raillerie, les comptes à boucler à chaque fin de cycle lunaire et les boxers de Théo à repasser, les escaliers de pierre à récurer et ceux de bois à cirer, - autant de multiples activités aussi concrètes que discrètes qu’elle reprochait parfois à Théo, autant qu’à tout ce ramassis de rêveurs, de ne point assez reconnaître et louer sur les toits, tout ce job et ces croix à porter au nom de l’éternelle féminité célébrée les yeux au ciel  - pourtant Léa n’en poursuivait pas moins sa rêverie à elle, chère Léa fille de Gaïa, chair de la chair de ses filles et du Romancier, chère mère virtuelle, non moins que très réelle, des sempiternelles douleurs – chère Léa fumant sa clope et crevant d’humeur tendre en douceur.

    (Extrait d'un roman en voie d'achèvement)

    Peinture: Henri Matisse
  • Chemin faisant (46)

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    Lecture omnibus. - Cela nous barbait un peu, avec ma bonne amie, de nous taper 120 bornes pour une heure de lecture à Sion, mais le devoir amical nous appelait, et peut-être les mots du poète nous charmeraient-ils comme la dernière fois ? Cette fois-là nous avions éprouvé ce bonheur rare et précieux de découvrir, à la Ferme-Asile sédunoise de la Promenade des Pêcheurs, style ancienne grange retapée en centre culturel, une vraie nouvelle voix modulée par les premiers mots publiés de Pierre-André Milhit, dans son Inventaire des lunes déniché par notre ami Pascal Rebetez. Or, le patron, découvreur à ses heures, des éditions d'autre part, avait remis ça en nous promettant du meilleur. Donc on ne pouvait manquer à l'amitié et à la poésie en invoquant les risques de tempête et de neige en paquets aggravés par la perspective de chaîner la Japonaise dans la nuit et le froid...
    Milhit.jpgTant qu'à lire j'ai ajouté, au menu du Teatro Comico où Pierre-André Milhit allait nous donner un premier aperçu oral de La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, la lecture ambulante, partagée avec ma bonne amie chauffeure, de l'Histoire d'une femme libre de Françoise Giroud, que j'étais censé commenter à Zone critique avant de me retirer de cette émission, et du Temps des tempêtes d'Anne Cuneo, programmé à la même enseigne - mais cette double mise en bouche nous a laissés sur notre faim. D'où notre escale ultérieure à La Liseuse, épatante librairie littéraire prospérant aux bons soins de Françoise Berclaz, digne fille de l'écrivain Maurice Zermatten, où ma bonne amie a pêché le dernier Camilleri tandis que je profitais de rattraper mon retard en achetant les Modernes catacombes de Régis Debray et le dernier roman de Pascal Kramer. Sur quoi nous avons rejoint notre ami Pascal tout tousseux, mais toujours vaillant, au Teatro Comico où le poète et son compère Métrailler, au tuba, allaient nous faire passer une heure bleue.

    Cheval.jpgComme une magie. - Moi quand j'entends ça je tombe, et je suis content de constater que ma bonne amie tombe de concert. Le poète a la dégaine d'un croquant valaisan à moustache qui aurait juste enlevé ses bottes pour se présenter en scène, le Métrailler tubiste a la mine d'un lunaire souriant sur sa planète, et voici ce qu'on entend: "on ne promène pas son cheval / comme on promène un chien/ un landau ou un aïeul / il y a de la déférence / il y a du respect / on aère son cheval comme du linge propre / la rumba des sabots sur la route / le naseau qui fume la peau qui vibre / le crottin pour les jardins /et la mémoire de Lascaux / on ne dit rien du syndicat des chevaux"...
    Donc je tombe quand j'entends ça. J'entends de là notre vieux voisin moustachu de la Rouvraie de notre enfance ronchonner dans son jardin contre "ces Italiens" et répandre sur ses carreaux le crottin des chevaux remontés du marché par la route d'en haut; j'entends la rumba des sabots sur le pavé du Boulevard Saint-Germain, cet autre jour où tout un escadron accompagnait au Panthéon le cercueil du nègre Dumas; et la "mémoire de Lascaux", je ne vous dis pas...

    Sirènes.jpgMinutes heureuses. -Il y a du trouvère à la plombette chez ce poète-là: il grappille les trouvailles et nous en barbouille. Ce poète a un sens aujourd'hui plutôt rare de la ritournelle, pas loin d'un Chappaz ou d'un Prévert dans les onzains de sa Garde-barrière - et voici quatre p'tits tours et s'en va: "ta peau est un émerveillement / sur l'autel des matins doux / ta peau est une corbeille de fruits / sur la table des jours de fête", c'est simple comme bonjour et voilà l'envoi: "elle dit que la mémoire tient de l'imprimerie"...

  • Chemin faisant (46)

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    Faire la trace. - La neige étant revenue en abondance, je suis reparti sur mes raquettes de trappiste destination l'alpage supérieur, avec le chien Snoopy ondulant comme une otarie à papattes dans la profonde; et tout aussitôt me sont revenus plein de souvenirs de traces sur la Haute Route.
    grimpejlk29.jpgAinsi je nous revois remonter les altitudes de Zermatt au col du Mont-Brûlé, cette année-là. La neige portant bien il nous semblait avoir des ailes en dépit de nos sacs de sherpas, et nous y fûmes en cinq ou six heures; mais l'année suivante, brassant une couche fraîche nous arrivant aux genoux, chacun des lascars ne faisant que cinquante ou cent pas avant de se faire relayer, c'est à la nuit, après douze heures de marche que nous étions parvenus là-haut dans la clarté lunaire, laquelle avait donné à notre folle descente sur les tuiles de vent, droit sur le glacier d'Arolla, des allures de surf halluciné d'une folle griserie. Nous avions vingt ans et voici que, neuf lustres plus tard, Snoopy me dépasse crânement pour faire la trace devant moi comme, à mes quatorze ans, sur d'autres cimes, j'avais été prié par mon père de passer devant...

    Chemins26K.jpgNous avons laissé l'isba en contrebas et nous trouvions à présent tout seuls au-dessus des Vénérables, comme nous appelons les sapins immenses à dégaine ces jours de formidables moines à capuches immaculées, et du coup je me suis retrouvé dans la magie de cet autre monde des esprits sans âge et des âmes murmurantes dont la nature est le berceau, l'écrin ou le cercueil, on ne sait trop - le temple, enfin quoi l'église surnaturelle des premiers et des derniers jours où l'on s'agenouille debout...


    Chemins26G.jpgDouce effraction. - Depuis que j'ai découvert où l'Armailli planque la grande clef de l'alpage supérieur, j'aime bien y faire escale en douce hors saison, ni vu ni connu, parfois à lancer un feu dans la petite cuisine au lit de fer et à la table de vieux bois lustré, mais cette fois juste en passant non sans prendre connaissance des derniers rapports écrits de l'Armailli, sur les feuillets qu'il annote et constituent en somme son journal d'estivage réduit aux plus simples expressions: Monté le 6 juin, pas beau. Réparé la clôture d'en haut. Fauché derrière. Remonté le 15 avec le troupeau. Fauché les orties. Remis la fontaine en ordre - ce genre de choses. Chemins26r.jpg

    Chemins26C.jpgChemins26s.jpgSurtout j'aime regarder les objets de l'Armailli, pas bien beaux à part quelques cuillers de bois sculpté. Je l'imagine fumant son tabac gris en maugréant, comme la seule fois où nous nous sommes rencontrés devant l'isba, le farouche devant se demander quel hurluberlu j'étais pour transformer ainsi une étable en bibliothèque et la peindre en rouge de surcroît. Je regarde ses vieux bouquins du Fleuve noir, ou ce recueil des Anecdotes alpines de Charles Gos dont la poussière me dit qu'il n'a plus été lu depuis des années. Je m'amuse à déchiffrer, sur la porte intérieure de l'armoire à vaisselle, cette coupure jaune d'un article signé Tip Top et prodiguant moult Bons Conseils sur la cuisson des macaronis ou la façon de nettoyer les taches de graisse. Je me demande qui a cloué, sur une poutre jouxtant la porte du chalet, cette frise de prières tibétaines imprimées sur des banderoles d'indienne déchirées par le vent et le temps ? Enfin je me dis que ce que je fais-là de bien indiscret, tous les écrivains devraient le faire: soulever le toit de chaque maison, regarder ce qu'il y a dedans, observer la vie des gens, partager tout ça...

    Le roman des objets. - Ceux-là sont des imbéciles: cet écrivain, ce cinéaste, ce critique sans entrailles, qui prétendent que la Suisse n'offre aucune prise à l'invention romanesque. J'imagine un Simenon découvrant ici les objets de l'Armailli, ou Tchékhov qui disait pouvoir écrire un récit à partir d'un cendrier. Ramon Gomez de La Serna rêvait d'écrire un roman dont les personnages seraient des objets. Ce que François Bon a fait à sa façon, racontant à la fois les siens, le monde d'un garage ou d'un atelier, son propre apprentissage et se passions de jeunesse, la Russie ou le rock à travers des ustensile ou des outils, dans son Autobiographie des objets. Tout un monde à raconter, qu'il suffit de tirer de la pénombre de cette prétendu banalité. Toute une vie à ressusciter...

  • Aux Fruits d'or

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    J’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa bouquinerie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’aura appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans, que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le rabbi Iéshouah n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les éteignoirs ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.   

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

  • Au bout du jardin

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    Le Monsieur belge se demandait, ce jour-là, s’il arriverait au bout de son jardin ?

     

    Quant au Monsieur belge, il n’a pas à chercher Midi à quatorze heures de l’autre côté du monde, puisqu’il y est.

     

    Le Monsieur belge a toujours eu le sentiment de détenir un secret, sans savoir lequel ; toujours il a eu l’intime conviction d’être protégé, sans en chercher le pourquoi. C’est comme ça, s’est-il souvent dit, non sans se moquer de la platitude du constat.

     

    Mais le voici revenir à la fenêtre de sa maison de Canberra pour constater que, d’une part, le monde semble s’être rétréci depuis quelque temps, et que d’autre part il a gagné en immensité.

     

    Depuis quelque temps en effet, le bout du jardin de sa maison de Canberra s’est comme éloigné, au point qu’il met plus de temps à l’atteindre, alors qu’il lui semble aussi qu’il lui suffirait de penser qu’il y est pour y être.

     

    Le Monsieur belge se demande à présent si jamais il retrouvera ses belles foulées de jadis. Ainsi se rappelle-t-il les enjambées qu’il faisait, cette année-là, en traversant, avec ses étudiants, la grande place de la capitale chinoise où, peu après, d’autres jeunes gens se firent massacrer.

     

    À l’instant il suffirait au Monsieur belge de tendre la main pour atteindre son exemplaires des Entretiens du Maître, dont la traduction lui a valu quelque célébrité, mais ce geste ne lui semble à vrai dire d’aucune nécessité alors que ses grands fils viennent de le rejoindre pour l’entourer de leur bonté ; le Monsieur belge est alors frappé, même saisi par l’extrême beauté de ses deux fils.

     

    En écrivant cela, le Romancier ne peut que songer, de son côté, à l’extrême beauté de ses deux filles, dont les filles de Léa et Théo sont le reflet dans son roman en chantier.

     

    La beauté est toute de ce monde, se répète à l’instant le Monsieur belge sans trouver d’autres mots que le Romancier traduirait, s’il avait jamais été initié à cet art parfait, par un unique trait de pinceau.

     

    En souriant alors à ses fils et aux quelques amis venus lui fermer les yeux, le Monsieur belge dit simplement en citant le Maître malicieux : « Mes amis, vous croyez que je vous cache quelque chose ? Je ne vous cache rien. Tout ce que je fais, je vous le montre. Je suis comme ça »… 

     

     

    (Extrait d'un roman en chantier, p.200)

  • Chemin faisant (45)

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    Aux Cheminots. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"
    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive (1) consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...

    ZieglerFils.jpgDe la filiation. - Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.
    Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...


    Les nègres blancs. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages.Zap001.png Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, qui a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean,ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...



    (1) Destruction massive est désormais disponible en poche, Point Seuil.

  • Chemin faisant (44)


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    De l'autre côté. - L'idée de revenir ce matin de Genève à La Désirade par l'autre rive m'est venue comme, ça, sans raison claire. Ou peut-être était-ce l'envie de me retrouver un moment en France, après le théâtre de la veille ? Ou plus inconsciemment, quelque chose de vivant m'attirait de l'autre côté, comme notre chère K. le disait quand elle prenait le bateau. Ou peut-être aussi, dans la suite de l'enregistrement que je m'étais passé en voiture à l'aller, d'Albertine disparue lu par le comédien Denis Podalydès, qui module si subtilement, avec quelle douceur et quelle force, les moindres inflexions de cette incroyable symphonie mentale qu'on redécouvre plus ample encore à l'écoute; ou peut-être redoutais-je simplement les encombrements matinaux de l'autoroute ? La veille j'avais assisté au Poche, en fin d'après-midi, à la générale de la nouvelle pièce de Dominique Ziegler consacrée à Jean Jaurès, dont la force expressive crescendo m'avais aiguisé l'esprit et réchauffé le coeur; et c'est donc l'esprit et le coeur accordés que j'avais rejoint mon compère Max le Bantou à La Trappe des Pâquis pour une nouvelle soirée à n'en plus finir de nous raconter nos choses de la vie. Je lui ai aussi raconté le formidable Jaurès, il m'a parlé de ses lectures récentes et de ses projets d'écriture - et jouant une fois de plus son ange gardien il m'a dissuadé de reprendre le volant après nos agapes, j'ai vrillé un clin d'oeil aux dames en vitrines après l'avoir quitté à l'angle de la rue de Berne, enfin je suis allé lire un bout du Journal de Lars Norèn dans une mansarde de l'Hôtel Capitole; et ce matin je me suis réveillé comme à l'étranger.
    Or je me disais tout à l'heure, sur la route de l'ubac lémanique, que l'esprit de mon nouveau livre en chantier tendait, précisément, à ce passage de l'autre côté, tandis que, m'accompagnant en voiture, le Narrateur, éperdu à l'idée qu'Albertine pût ne pas revenir, et recevant soudain le fameux message où elle lui dit tranquillement qu'elle le pourrait bien, lui fait cette réponse travestissant son plus vif désir en feinte indifférence et en froideur exprimant exactement le contraire de ce qu'il ressent crainte de perdre la face et la main, si l'on peut dire - et tout à coup le nom d'Excenevex m'a frappé...

    Chemins10.jpgLe nom d'Excenevex. - Le seul nom d'Excenevex en lettres blanches sur fond bleu, ou en lettre noires sur fond blanc, m'avait immédiatement paru étrange et bizarrement attirant lorsqu'il nous était apparu pour la première fois, à l'été 1961, à mon ami allemand T. et à moi, tous deux âgés de quatorze ans et accomplissant alors le tour du lac à vélo, sur la bord de la route que nous parcourions en direction de Thonon ou peut-être avant cela: sur la carte ou nous avions tracé notre itinéraire de je ne sais plus combien de jours. Or ce nom d'Excenevex, moins encore que ceux de Locum ou de Novel, que nous découvririons plus tard, ne ressemblait à rien, et moins que tout aux noms de la rive romande. Mais ce nom se chargea ces jours-là d'une magie nouvelle, liée au site lacustre, encadré d'une pinède et déployant de vraies dunes - chose unique à ma connaissance sur le pourtour du lac Léman, où nous décidâmes d'établir notre campement et où nous vécûmes ce que je crois les plus belles heures de ce périple adolescent. Cependant est-ce bien sûr ? N'ai-je pas magnifié ce souvenir si lointain ? Est-ce possible que ce lieu de notre bonheur estival se soit pareillement dégradé ? C'est ce que je me suis demandé ce matin en découvrant ces lieux devenus affreux, les dunes réduites à la grève la plus mesquine et souillée de déchets, une méchante pelouse reliant désormais le lac et la pinède, et l'ancien camping plus ou moins sauvage remplacé par un camp de concentration balnéaire à baraques identiques et tout entouré de clôtures - pourquoi pas des miradors tant qu'on y était ? Or à peine m'étais-je parqué sur une aire de stationnement absolument déserte qu'un policier m'abordait pour me faire observer que je me trouvais en zone privée et que j'étais prié de garer mon véhicule sur cette autre aire de stationnement déserte, là-bas. J'ai obtempéré tout en racontant mon souvenir au flic, et mon pèlerinage, et j'eus droit alors, au moins, à une espèce de sourire...


    Chemins05.jpgUne certaine ondulation. - Dans la foulée j'avais un autre pèlerinage à accomplir, à la basilique de Thonon-les-Bains où notre chère K., mère de ma bonne amie et bonne dame elle-même s'il en fut, ne manquait jamais d'allumer un cierge en dépit de sa mécréance. Thonon respire la bonne province française même en morte saison (j'ai fredonné la chanson de Georges Chelon en gagnant le petit port de Rives en funiculaire), et je me suis rappelé ce que la vieille dame disait à propos de l'autre rive qu'elle, Hollandaise éprise des vastes ciels, aimait à gagner presque chaque semaine au motif supplémentaire que la vie sociale à la française, les rues, les boutiques, le marché et les gens, ondulent d'une manière moins ordonnée et prévisible qu'en Suisse trop propre et trop en ordre. Je suis donc entré dans la basilique dédiée à Saint-François de Sales, j'ai allumé mon cierge, je suis resté quelques temps à m'adoucir le regard aux couleurs de l'émouvant chemin de croix de Maurice Denis, puis j'ai regagné la rue qui ondule, je suis entré dans un bar populaire bien ondulant et j'ai regardé les gens onduler...

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  • Un combat singulier

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    Avec Mal tiempo, David Fauquemberg nous plonge dans le grand jeu de la boxe sous l’angle du bilan existentiel. Michel Déon l'a aimé !

     

    C’est un livre à la fois puissant et très sensible, dense et intense que Mal tiempo  de David Fauquemberg, deuxième roman de l’auteur du mémorable Nullarbor, gratifié du Prix Nicolas Bouvier en 2007 et désormais disponible en Folio. Elliptique et percutant, combinant admirablement les lignes narratives du double drame intérieur vécu par un jeune champion cubain du genre indomptable et par le narrateur, dit le Francés, boxeur amateur trentenaire en passe de laisser tomber The Game, et d’une plongée dans les univers imbriqués de la boxe et de la vie cubaine dont l’arrière-plan social et politique se trouve ressaisi à fines touches précises et combien significatives aussi. On peut ne rien connaître à la boxe, ni ne s’y intéresser particulièrement : aussitôt on est pris, embarqué dès la première page par le premier combat qui est aussi le dernier du narrateur méchamment démoli par un truqueur ; et c’est dans cette mêlée brutale, de l’intérieur de la boxe pourrait-on dire, que s’amorce le récit du Francés à double valeur de quête existentielle et de reportage au sens le plus noble du terme, dans un temps qui est cependant essentiellement le temps d’un roman et avec une frise de personnages campés avec vigueur.

    La première partie de Mal tiempo évoque le séjour à Cuba d’un groupe de boxeurs français, aux fins d’entraînement des meilleurs éléments de la relève, auquel le Francés hispanophone est convié comme pair et interprète, alors même qu’il se sent proche de « décrocher ». Les accompagne aussi l’imposant Rouslan, vieux coach d’origine russe qui a guidé les pas du narrateur, en lequel il a reconnu un type régulier.  Côté cubain, dès l’arrivée sur l’île, c’est un autre mentor aussi probe qu’exigeant qui apparaît ensuite en la personne de Sarbelio Marquez, entraîneur des jeunes Cubains dont l’un d’eux, colosse solitaire et farouche du nom de Yoangel Corto, se trouve bientôt remarqué et recherché par le Francés, gratifié plus tard du titre amical de « socio » en signe de reconnaissance. Plus encore: Corto révélera son arrière-monde personnel à l’étranger attentif, l’origine filiale de sa révolte douloureuse et l’humiliation qui l’a fait user une première fois de sa terrible force naturelle, avant la boxe, son rapport avec le dieu-tonnerre de la tradition yoruba et la grotte secrète où il se ressource, son père artiste vaguement dégénéré et l’absence de sa mère, le quartier de misère d’où il sort et les filles dont il change comme de chemise au scandale de sa grand-mère le couvant amoureusement du regard – tout cela très vivant et frémissant, contrastant avec les sévères galères, les cris et les coups de l’entraînement.

    La question du sens de la boxe se pose déjà au fil de cette première partie de Mal tiempo, qui renvoie incidemment à la question du sens de l’art ou du sens du travail humain. Cette question se pose notamment pour Corto, qui évoque précisément, à un moment donné, la question de l’art, et qui ne semble pas attacher à la notion de victoire le même sens que les autres. La bascule de la première partie dans la trivialité, après une victoire de Corto qui le laisse comme impatienté, dans une boîte à cul où son honneur bafoué le force une fois de plus à corriger un touriste imbécile qui l’a provoqué, débouche sur un retour à la mesquinerie face à laquelle le jeune révolté ne peut mais. Surdoué mais insoumis à l’ordre établi, selon lequel un touriste même taré reste sacré, Corto sera jeté pour un temps, le temps que ses pairs champions cèdent aux sirènes étrangères et que le sport national s’en ressente au point qu’on le rappelle…

    À la question pure du sens de la boxe, que Yoangel et le Francés se posent chacun à sa façon, succèdent  alors, dans la seconde partie de Mal tiempo, deux ans plus tard, les questions plus troubles et tordues des enjeux commerciaux et nationaux de la boxe, dans un contexte de « marché » plus ouvert, à Port of Spain où, deux ans plus tard, le narrateur va retrouver son « socio ».

    Or celui-ci a changé, constate-t-il, même si Corto, plus fort que jamais, se trouve capable de terrasser tous ses adversaires. Comme une réserve mélancolique s’est emparée de lui, que le Francés comprend. Alors même qu’on attend que le champion humilié par les bureaucrates prenne sa revanche, le voici risquer de passer pour traître en retenant sa force. La fin du roman, qui frustrera le lecteur avide de conclusion, et donc de victoire, rappelle les refus de ces autres « dissidents » que sont un Bartleby ou un Schweyk. Or du vrai combat on aura compris, sans démonstration explicite pour autant, que seuls Corto et son « socio » savent l’issue…

    Tout cela est passionnant, mais on n’aura rien dit sans ajouter que ce roman, qu’on dirait écrit par tous les côtés à la fois, comme sculpté dans la matière verbale, comme filmé par les mots (alors qu’il n’est en rien conçu « pour le film » comme tant de feuilletons habiles), vaut par son écriture à la fois dégraissée, elliptique, précise et rapide, mais non sans diffusion lyrique et sans ouvertures constantes à la rêverie ou à l’arrêt méditatif. On avait compris, avec Nullarbor, qu’il faudrait désormais compter avec David Fauquemberg. Mal tiempo le confirme en beauté…    

    LireFauquemberg09.JPGDavid Fauqemberg. Mal Tiempo. Fayard, 280p.  

     

     

     

     

    Boxe2.jpgL'Auteur sur le ring, dialogue.

     

     

     

    - Quelle  a été la genèse de Mal Tiempo ?

    - Bien avant d'avoir terminé Nullarbor, j'avais écrit une première version de la scène d'ouverture, mais je suis incapable de travailler sur deux textes en parallèle avec la même intensité... Et puis il y avait le titre, Mal Tiempo. Il me venait d'une expression souvent entendue à Cuba, et pour cause : Al Mal tiempo Buena Cara - Faire bonne figure au mauvais temps ("Contre mauvaise fortune, bon coeur"), ou, comme je l'entends : "Sourire à l'adversité". Bref, j'avais cette idée d'adversité, et aussi l'idée de tempo, de rythme. Tout le roman est parti de là. Le narrateur à contretemps (autre interprétation possible du titre), et le boxeur cubain qui impose son tempo, domine le temps.

    Au départ, j'avais deux envies : écrire Cuba, et écrire la boxe. Cuba étant la meilleure école de boxe au monde, et comme j'avais eu l'occasion de voir de près les boxeurs de là-bas, ces deux projets se sont fondus l'un dans l'autre pour n'en faire plus qu'un. La boxe me permettait d'entrer différemment dans Cuba, par les banlieues des petites villes, par les hommes tels qu'ils vivent; Cuba m'offrait une boxe différente, plus proche du "noble art" que la boxe professionnelle qu'on voit aujourd'hui à la télévision. Cuba, c'est une certaine idée de la boxe : l'amateurisme (le sport professionnel est interdit par le régime), le respect de l'autre, presque une ascèse, et puis le STYLE ! Pour un amateur de boxe, voir combattre les Cubains est un régal, une émotion esthétique - le sens du rythme, la technique réduite à l'essentiel, sans fioritures, la force et la souplesse. Les grands champions cubains, surtout Felix Savon (trois fois champion olympique des lourds), sont d'une classe à part.

    En outre, le Cuba qui m’intéressait dépasse et de beaucoup la seule réalité du dernier demi-siècle : c'est un Cuba plus profond (on le voit dans la scène de la grotte), le Cuba des campagnes, car la culture de l'île est essentiellement paysanne - la musique, l'amour de la terre, la pesanteur des croyances populaires - indiennes, yorubas, etc. Mon héros, Yoangel Corto, est constitué de tout cela. Il en tire une force un peu surnaturelle, et surtout une certaine rigueur morale, l'attachement à des principes, une armature.

    Boxe3.jpg-   Quels rapports personnels entretenez-vous avec la boxe ?

    - J'ai toujours été fasciné par la boxe, par l'extrême simplicité du dispositif, par sa frontalité, son intensité extrême, ce mélange unique de confusion (on est toujours dépassé par le combat) et de maîtrise - le bon boxeur, c'est celui qui impose sa maîtrise dans la confusion, sa maîtrise du corps, bien sûr, mais avant tout du temps. La boxe m'intéresse depuis longtemps comme matière littéraire, il y a quelque chose dans ce duel à l'état pur, dans cette violence domestiquée, dans ces changements de rythme incessants qui me donnait envie d'écrire - et puis l'idée que derrière la technique, le résultat, il y a deux hommes avec leurs intentions, leur histoire, leur vision de l'adversité. La boxe, je l'ai pratiquée en amateur, intensément, dans ma vingtaine. Mais j'étais un lourd trop léger, je n'avais pas vraiment LE truc. Au demeurant, le fait de connaître la boxe de l'intérieur, d'avoir goûté au ring, m'a certainement aidé dans l'écriture de Mal tiempo, car ce que je voulais faire n'avait rien à voir avec un hommage à la boxe, ni avec un roman qui se serait servi de la boxe comme d'un simple prétexte. Je voulais être sur le ring, et que le lecteur sente la boxe, sa dureté, ses odeurs, ses bruits...

     

    - Le personnage de Corto relève-t-il de votre pure imagination ?

    - Question délicate. Qu'est-ce qui ne relève pas de mon imagination ? J'ai l'impression que ma perception du monde est, en majeure partie, imagination. Mais le pouvoir majeur de l'imagination, pour moi, n'est pas de l'ordre de la création, ni de l'invention. Son pouvoir, c'est surtout de recombiner les faits après coup, de réorganiser, de poétiser. Mais elle est incapable de créer à partir de rien. On imagine parce qu'on a vu, senti, vécu, et à partir de cela. Donc la notion même d'imagination "pure" m'est incompréhensible. Enfin...

    Yoangel Corto n'existe que dans Mal tiempo. Son histoire n'appartient qu'à lui, je n'ai rencontré personne qui ait vécu cela, parlé comme cela, pris de telles décisions. Comme boxeur, il ressemble à certains champions : Savon le Cubain (la posture, le rythme, la fougue), Monzon l'Argentin (la fausse raideur, l'absolue confiance en soi, l'impression qu'il a déjà broyé l'autre avant même de combattre, et ce masque terrifiant d'impassibilité), etc. L'homme, lui, s'est construit naturellement, inspiré bien sûr de rencontres que j'ai pu faire à Cuba, d'histoires entendues, de choses vues. Mais j'insiste : Corto s'est imposé de lui-même dans ce récit, l'a pris à son compte, a dicté les choix narratifs. 

    -   Comment avez-vous travaillé ?

    - Mon titre en main, et deux ou trois idées sur là où je voulais aller, je me suis lancé dans ce roman sans "réfléchir", au sens où je voulais me laisser guider par le rythme, par la phrase. J'avais le narrateur, un "je" fatigué, sans réelle intériorité, sorte de caméra sensorielle qui, connaissant la boxe, emmenait le lecteur au ras des choses. Et puis, en chemin, j'ai rencontré Yoangel, qui s'est littéralement emparé du récit - pas le genre à se laisser dicter ses actes et ses paroles, ce Corto... J'ai beaucoup fonctionné par scènes, c'est-à-dire qu'une fois que les deux personnages ont commencé à se dessiner, à imposer leur personnalité, j'avais une phrase de dialogue, une décision, une action de l'un ou de l'autre qui venait, et à partir de là une scène s'imposait. C'était très instinctif, absolument pas cérébral ni construit, et pourtant les dialogues, les scènes ont commencé à se répondre, fonctionnant par touches successives, par sédimentation.

    J'ai eu la chance, au bout d'une année de travail, d'obtenir une résidence dans le sud-ouest de la France, à Lombez, deux mois dans un village paumé, à la fin de l'automne, à ne faire que ça - ruminer, écrire, relire, ruminer, réécrire... Je crois que le roman y a gagné en densité, en intensité. Après, comme toujours, c'est une affaire de réécritures...

    - Que vous appris l’écriture de ce livre ?

    - Mon dieu... D'abord, j'ai l'impression d'être allé plus loin dans l'intensité, dans la densité, de m'être approché de ce que je recherche en écriture - le sujet s'y prêtait, je le savais, encore fallait-il tenir la distance et maîtriser au mieux la confusion, comme en boxe. Je crois que j'ai appris à faire davantage confiance au romanesque, au fait que l'action seule, les dialogues, les ambiances portent en eux tout le sens d'une histoire, si on écoute ses personnages et qu'on les laisse vivre. Pas de discours, des voix, des émotions, des sensations.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le Grand Voyage

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    Jonas et Clotilde s’embarquèrent sur  le Humpty Bounty

    L’appareillage du voilier Humpty Bounty, qui devait faire route jusqu’aux Antipodes via les îles de Pâques et Pitcairn, les Samoa et tutti quanti, fut essentiellement du ressort du Romancier, qui installa sa commanderie dans le capharnaüm de ses bibliothèques, ou inversement selon les points de vue du Panopticon.

     

    Tel un fulminant Achab en son arche accueillant force gens de toutes espèces et force animaux de poil ou de corne et de plume ou de perle, jusqu’aux poids-plumes, le Romancier attaqua les vingt dernières pages de son roman en chantier où tout ce qui n’avait pas été dit jusque-là ne le serait guère plus, hélas, il le savait - hélas ou tant mieux se disaient, pour leur part, la lectrice et le lecteur.

     

    L'imminent Voyage sera conçu selon la vieille story qui ne peut être que vraie puisqu'elle est belle, murmure le Romancier en se connectant simultanément aux terminaux des Machines et du pont arrière où Clotilde et Jonas saluent les gens venus en nombre saluer leur départ: du tohu-bohu de l’océan,  en sept jours, surgira le monde, et la Lumière sera, mais au commencement les mots compteront plus que les choses.

     

    Le Premier Chant, après le primal cri déchirant le rideau de chair, reste à ce jour une énigme que nulle entourloupe scientiste n’avère, se répète un peu sentencieusement le Romancier.

     

    D'ailleurs regardez-moi: créateur de quoi ? Le puzzle est antérieur et dès lors il n'est question que de montage. Les cosmogonies  relèvent du jeu d'enfance, et nous ne sommes là que pour faire passer le message et ses messagers. D’où la présence à bord du fantôme du Tout Vieux Monod et du très jeune Aymeric Le Féal, promu vigie privilégiée des temps à venir. 

     

    Au demeurant, le poème sera la seule réponse à sa propre question, son propre accord, sa propre contradiction et sa seule envolée voyageuse, au défi des ricanants et des éteignoirs.

     

    Sur la table de la Commanderie du Humpty Bounty se distinguent un dictionnaire de rimes et divers objets usuels, crayons de couleurs et fragments de papyrus numérisés de marque Empedocles, entre autres encyclopédies illustrées traitant de Tout l’Univers

     

    Le puzzle est antérieur, mais subsiste le privilège, accordé à la poétique divinité, toute descendance confondue, de nommer les noms et de citer les choses à l'Appel. Ainsi de l’Elohîm clamant crânement: « La terre gazonnera du gazon! ».

     

    Dès lors qu'on multiplie les naissances par le Verbe, autant s'en donner à corps joie, et telle est en effet l'allégresse du Romancier relançant le scénar des Sept Jours et se préparant subconsciemment au plaisir des recréations.

     

    Un désordre absolu prélude à toute composition soumise à la quadruple règle del'harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique. La note sensible cherche longtemps à se résoudre en sa tonique, mais il n’y a pas le feu disaient les bons maître de Tout Temps, et le Tout Vieux Monod opine derechef, de même que le Marquis et le Monsieur belge, sages d’entre tous les fous.

     

    Nous requérons l'asile des quatre vents et de l'éternelle glossolalie du merle matinal, marmonne encore le Romancier auquel Olga vient de faire servir un nouveau Drink de son invention par son boy Aymeric. Nous revendiquons notre statut d'intermittents du poème. Nous exigeons la relève des haies écologiques outrageusement éradiquées par des bureaucrates infoutus de voir n'était-ce que l’ornithologique commodité du bocage - et ne parlons pas de sa grâce !

     

    Bref, on va sur Midi et la Table est mise dans la commune et conviviale cantine de l’arche à dimensions de ville flottante, et voici voleter les doigts du Creator sur le clavier de Mac le Nomade.

     

    Un voeu venu d'ailleurs a donc fait dévier ses mains de la prière au poème, et voilà lancée la première incantation du Grand Voyage : l’encre est levée !

     

    Contrepoint inquiétant sur l’état de santé du Monsieur belge:Le souci de Jonas était, après le passage de le la Ligne du Humpty Bounty, d’arriver à temps aux Antipodes. Sans doute le Shadow Cabinet pouvait-il maintenant s’entretenir en réseau par vidéo-séances, mais les dernières apparitions de leur vieil ange érudit tout émacié et blanchi  l’avaient ému aux larmes, au point de relancer son impatience de le serrer dans ses bras . L’âge venant, Jonas constatait aussi bien que sa sensibilité tendait à s’exacerber. Or fallait il s’en inquiéter ? Tel n’était certes pas le sentiment de Clotilde, qui ne lui en était que plus attachée.