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Livre - Page 85

  • Chemin faisant (43)

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    Du rire. - Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:

    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".

    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":

    "Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel"./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs".

    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: "Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement".

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, "impersonnage" fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire :un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: " Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif".

     

    Du bon sens. - J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre "impersonnage". La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont la claire fontaine nous désaltère depuis La Fontaine - en fait bien avant, et bien trop rarement après...

     

    De la liberté. - Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...

  • Chemin faisant (42)

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    Neil's nails. - C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.

    Stonehenge04.jpgOr j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.

     Stonehenge02.jpgThe falling Man. - Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.

    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...

    Stonehenge03.jpgHeureux les purs. - L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.

    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois "capable du ciel"...

     

     

  • L'innocence perdue

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    Une lecture d’Avec les chiens, d’Antoine Jaquier. 

    1.  Lorsque l’enfant disparaît

    La mort d’un enfant constitue, sans doute, la pire épreuve que puissent affronter des parents. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdre un enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou de misère, est une chose, et nul ne songerait à la minimiser.

    Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et le savoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute à l’horreur une dimension d’abjection défiant toute compréhension, voire toute explication.

    L’on s’en tire alors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstre est prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’efface pas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstre aura toujours visage humain.

    Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher du monstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de sa duplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité  en son enfance comme il traitera ses victimes.

     

    2.  Le retour du damné

    Lorsqu’il sort de la prison de la Santé après treize ans de réclusion déduits d’un verdict de perpétuité motivé par les crimes affreux qu’il a commis - trois jeunes garçons massacrés et le dernier qui lui a échappé après des mois de torture -, Gilbert Streum n’a rien d’un homme brisé par ces années, durant lesquelles il a (notamment) accompli des études couronnées par un master en théologie ( !)

    Fringant quadra bien découplé à dégaine à la Sean Penn, il va se terrer vite fait dans la maison héritée de sa grand-mère non sans se pointer régulièrement au Palais de Justice chez le juge d’exécution des peines, en outre contraint de travailler à l’administration d’une laverie automatique, sourire cynique aux lèvres.

    Dès l’annonce de la libération conditionnelle, légalement motivée, de celui qu’on a appelé « l’ogre de Rambouillet » au début des années 2000, une fureur compréhensible saisit les parents des jeunes victimes (la mère du rescapé s’étant suicidée après sa libération), à commencer par Michel Meylan, journaliste suisse d’origine divorcé de la mère du petit Gregory (sic) et remarié depuis lors, chargé de surcroît d’une lourde mission.

    3.  Le pacte des pères

    De fait, treize ans auparavant, à l’instigation de Patrick, avocat d’affaires arriviste qui plaçait tous ses espoirs dans l’avenir de son fils Guillaume, les trois pères des garçons assassinés s’étaient retrouvés pour fomenter un plan de vengeance au cas où la justice, faute de peine capitale, se montrerait trop clémente à l’égard du monstre. 

    Ainsi, par tirage au sort, Michel s’était vu désigné, qui se trouve soudain relancé par Patrick après la libération du tueur. Or, en dépit de son écoeurement et de sa rage, Michel, ayant bel et bien localisé le point de chute de l’assassin de son fils, regimbe à se servir de l’arme que Patrick lui a remis d’autorité, alors que le troisième père, Jesùs Estevez de Tudela, Espagnol et bon chrétien, tente à son tour de l’en dissuader. 

    Du moins Michel finit-il bel et bien par aborder le tueur auquel il propose, contre toute attente, de se raconter dans un livre...

    Parallèlement, mais sans lien avec les pères, apparaît le jeune Julien, rescapé de vingt-trois ans bien décidé, lui aussi, de se venger de son persécuteur.

    4.   L’imbroglio des désirs

    Dès le début du roman,et de façon ensuite plus détaillée, l’auteur s’attache également à l’observation des mères des victimes, jeunes femmes toutes impliquées dans la genèse des crimes au gré de circonstances marquée par la face sombre du désir.

    Comme très fréquemment, les meurtres ont eu pour conséquence d’irrémédiables déchirures entre conjoints,mais ce que les récits entrecroisés dévoilent de la vie des couples étend pour le moins, en amont, le spectre des responsabilités.

    De fait, si Gilbert Streum est le seul à avoir passé la ligne fatale, les femmes qu’il a séduites, et leurs conjoints plus ou moins errants auront (plus ou moins) participé au pire. 

    L’opinion publique se lira d’ailleurs dans les regards jetés sur les malheureux avec la cruauté qu’on connaît : « Ne pouviez-vous pas surveiller votre gosse ? »

    5.  Le syndrome de Stockholm

    Les relations paradoxales, ambigües mais avérées, entre bourreaux et victimes, notamment à propos des prises d’otages de longue durée, se retrouvent dans Avec les chiens sous deux aspects au moins.

    Dans un premier temps, trois mois durant, le petit Julien a été retenu prisonnier dans la cave de Streum, attaché comme un chien ou commis aux travaux du ménage, drillé et dressé avant d’avoir le droit de partager la couche de son maître. Or celui-ci, à Michel, parlera de son pupille avec tendresse, de même que Julien affirmera bien plus tard que Gilbert a été son seul protecteur dans la vie.

    D’autre part, un rapport non moins trouble va se développer entre Michel, en manque d’activités érotiques, et le pervers narcissique Gilbert Streum qui va le déniaiser sur la voie du sado-masochisme et des rencontres via Internet. Par ailleurs, les relations de Streum avec les femmes seront toutes marquées par la violence et la fascination du dominant.

    6.  « Voilà le monde dans lequel nous vivons »

    Si l’on se rappelle que Michel Peiry, dit « le sadique de Romont », a lui-même été abusé avant de commettre ses abominables crimes, le fait que Gilbert Streum ait lui-même été enchaîné à une niche, devant la ferme de son père, avant de traiter ses petites victime de la même façon, n’a rien d’étonnant ni ne saurait pour autant l’excuser. 

    Lucide sur lui-même bien plus que ne l’est le pauvre Michel, Gilbert rappelle à celui-ci que nombre d’enfants maltraités n’ont pas aussi mal tourné que lui – d’ailleurs il se voudra toujours exceptionnel !

    Tellement exceptionnel que l’idée de devenir star médiatique, par le truchement d’un livre, le flatte et lui permettra d’arranger son personnage à sa guise ; et le livre cartonnera au point (ironie de l’auteur) d’inquiéter Michel Houellebecq en train de lancer le sien ! 

    Dans la foulée, la lectrice et le lecteur peut-être innocents (il en reste dans les recoins) auront été bousculés entre diverses séquences chaudes d’un érotisme glacial et d'une écriture un peu figée par les clichés du genre.      

    7.  Réalisme trash et sentiments délicats

    Entré en littérature avec la chronique sombre et poignante d’Ils sont tous morts, évoquant avec puissance la déglingue d’une jeunesse oscillant entre révolte et fuite éperdue dans les paradis artificiels, Antoine Jaquier poursuit, dans Avec les chiens,  son parcours d’écrivain de façon stylistiquement et « vocalement » un peu moins tenue, mais sur une ligne en revanche plus affirmée, bien structurée et bien filée de storyteller. 

    Comme un Philippe Djian ou une Virginie Despentes, toutes proportions gardées pour le moment,  ou, plus près de chez nous, comme  Sacha Després ou Dunia Miralles, Julien Bouissoux ou Quentin Mouron, Antoine Jaquier travaille un matériau social et mental qu’on pourrait dire du « sale aujourd’hui », sur fond de protestation non moralisante (mais nullement amorale non plus), tripalement et affectivement impliquée. 

    Avec un matériau pareil, Antoine Jaquier aurait pu développer un roman de 600 pages. Or le format d'Avec les chiens correspond mieux, assurément, aux moyens actuels de l'auteur, dont l'honnêteté et la trempe humaine vont de pair avec une véritable imagination de romancier.

    Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être parfois un peu plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux, l’Antoine, comme on se l’est dit parfois de certaines phrases d’anthologie signées Maître Djian...

    Mais passons ! Car il y a ici « du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur et quelle belle énergie; enfin,se dit-on en sortant d'Avec les chiens,  quelle chienne de belle vie nous avons quand nous échappons à nos démons !

    Antoine Jaquier, Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p.


    Post Scriptum: à relever, aussi, les illustrations de Caroline Vitelli, d'une vive acuité expressive; et la traduction en verlan du nom du monstre: Streum tout simplement...

     
  • Chemin faisant (38)

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    De fusion en effusion. - On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...

    Poésie de Bonnard.- Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...

    Le regard vivifié. - On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragances en bouquets...

  • Chemin faisant (37)

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    Maisons et jardins. - Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.

    Sheffield17.jpgOr la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...

     

    Sheffield19.jpgDe la conversation. - L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...

    Sheffield21.jpgSheffiels21.jpgCharities & Bookshops.- Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...

  • Chemin faisant (36)

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    Amis occultes . - Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts. Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.

    Madame Bona. - L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !

    Sheffield15.jpgCollines de Sheffield.- Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne...

  • En abîme

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    Comment le Romancier, pris de doute, fut encouragé par ses personnages à finir le chapitre en cours.

    À trois pages de la fin du sixième et avant-dernier chapitre de son ouvrage en chantier, le Romancier douta, autant que certaines lectrices et lecteurs virtuels, de l’opportunité même de l’idée qui avait présidé à la mise en abîme de L’Ouvroir, fiction dans la fiction qui se déconstruisait au fur et à mesure de sa narration. 

    À quoi bon ces complications, se demanda-t-il ? Qu’en a-t-on à fiche de ces jeux de miroirs dans lesquels on se perd ? Et La Berlue n’a-t-elle pas raison de bâiller ? 

    Or, contre toute attente, alertés par Olga qui, toujours fine mouche, presssentait à tout coup ce qui se tramait dans la cervelle un peu fêlée de son géniteur littéraire, les personnages du roman en chantier se concertèrent, soit par SMS soit en voisins conviviaux, de sorte à encourager le Romancier sur sa lancée, sans rien sacrifier de ce qu’ils avaient apprécié de L’Ouvroir en lequel, tous tant qu’ils étaient, exception faite de La Berlue et du Héron pincé, voyaient une épatante variation sur les pouvoirs et les plaisirs de la fiction.

    Le Romancier : - Mais L’Ouvrage de Mémoire ne pèche-t-il pas par pathos et trop longues phrases ? 

    Jonas : - Mais non voyons : vous obligez Nemrod à se regarder en face pour la première fois sans faire de la littérature, malgré ses longues phrases qu’on écoute comme de la musique. Surtout, j’ai commencé de retrouver, dans ce premier petit livre ardent et touchant, l’odeur de mon père. 

    Le Romancier : Le titre du Livre de l’Exercice n’est-il pas un leurre, comme l’a relevé Marion Meunier dans son papier du Quotidien ? Cette peste de Berlue n’a-t-elle pas raison ? Nemrod ne fait-il pas que piller et parodier les meilleurs auteurs de tous les temps et de partout ?

    Le Monsieur belge : - Pas du tout ! Ou plutôt dirai-je : bien entendu et tant mieux ! Nemrod reprend à son compte d’innombrables vues et pensées modulées par nos semblables depuis toujours et partout, mais il n’y a que notre époque idiote qui parle de marques déposées et de brevets d’exclusivité. Tous tant que nous sommes nous nous sommes couchés de bonne heure en attendant le bécot de Maman, et qui pourrait ne pas dire que rien de ce qui est humain ne lui est étranger, comme Nemrod l’avoue sans citer sa source. Tout cela est du plus revigorant ! 

    Le Romancier : - Et le Niagara des listes du Jardin des Délices ? Cette énumération n’est-elle pas fastidieuse et prétentieuse - n’est-ce pas une pure tautologie que de décrire le monde en le détaillant ?

    Rachel et Léa, d’une voix : - Vous déraillez, mon vieux : nous nous sommes bien amusées, comme au Luna Park. Le Jardin des Délices est le Grand Huit de L’Ouvroir, son train fantôme et son tire-pipes !

    Le Romancier : - Tout de même, Le Pilori des Colères ne frise-t-il pas le code par sa façon de battre en brèche les travers de l’époque et de tourner en bourriques tant de Grandes Têtes Molles ? 

    Le Héron pincé : - Friser le code : vous en avez de bonnes ! Dites plutôt que votre Nemrod remue la gadoue de la plus vile façon ! D’ailleurs il n’a aucun titre académique ! 

    Marie : - Et mon cul, il a un titre, cuistre à bonnet de nuit que tu es ? Moi je te dis que ça : j’ai retrouvé mon Nemrod de vingt piges, couillu et le verbe en flamberge ! Pis que ça : rabelaisant à souhait !

    Le Romancier, un peu faux-cul : - Pourtant Andrea n’a-t-il pas raison quand il reproche à Nemrod de sombrer, avec Le Journal des renoncements, dans le premier degré de la confession…

    Théo : - C’est justement le charme de ces carnets. Nemrod ne se contente plus de plastronner : ils’expose. Je garde d’ailleurs sur moi cette note dont je ferai un double pour mon ami le sémillant oncologue : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ». 

    Nemrod: - Je constate que mon confrère le Romancier ne me donne pas la parole, donc je la prends d’autorité : et que dites-vous donc de ma Colonne de l’Ascète ? Ne l’ai-je pas bien remontée ?  

    La Berlue : - Pour le dire comme ça, j’avoue que tu ne m’as guère étonnée. En fait, et en dernière analyse, tu restes encore terriblement phallo dans ton prétendu détachement… 

    La Maréchale : - Une fois de plus, La Berlue mérite son nom ! Dans le genre bas-bleu barjo, faudra se lever tôt pour trouver mieux !  Mais quel manque de cœur ! Quel manque de fruit et de bête ! Quel manque de tout ! 

    Le Romancier : - Cependant votre papier du Quotidien ne fait pas la moindre allusion, Marion, au dernier livre de l’ouvrage de Nemrod, cette Institution de douceur que je serais tenté, pour ma part, de considérer comme la meilleur part de L’Ouvroir.

    Cécile et Chloé, d’une voix : - 100%d’accord ! On a grave kiffé !

    Le Monsieur belge : - Nos jeunes voyageuses l’entendent, en effet, comme mes fils navigateurs me succédant à la barre. Et qu’y a-t-il de plus beau que ce dernier livre où le père s’en remet au fils ? 

    Lady Light : - Quant à moi j’ai retrouvé, dans cette Institution de douceur, tout ce que Christopher m’a donné jusqu’au dernier jour, dont je sais qu’il l’a reçu aussi de Jonas. 

    La Berlue et le Héron pincé, en aparté mais d’une voix : - Tout ça est d’un pathos et d’un humanisme tellement attardé ! Mais la Littérature y a –t-elle encore la moindre part ?    

    Jonas, tout rêveur : - Comment dire ? Qu’ajouter à ce que mon père me fait dire dans cette espèce de lettre qu’il m’adresse à propos de ce que Christopher et moi lui avons inspiré ? Comment dire ce que je lui dois ? Comment le dire à Marie ? Comment la haine entre-t-elle en nous et comment l’en faire sortir ? Comment le Mal s’en prend-il au monde et comment  l’en extirper ? Comment parler de la douleur ? Comment parler de la douceur ?

    (Extrait d'un roman en chantier, au tourrnant de la page 180)

     
    Image: Escher.
  • Chemin faisant (35)

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    Les yeux ouverts. - L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies, je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Clb international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...

    Gouverneur1.jpgSon Excellence. - Pour le cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi , on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...

    Words, words, words et plus encore. - On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié "Chantons en choeur notre riche diversté / Oui chantons Francophonie et Fraternité", on aura repris comme ça: "Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde", on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'"il faut" que d'"y a qu'à", oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words words, words...

  • Chemin faisant (34)

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    Danses et transes . - Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...

    Prières et grimaces. - À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...

    Fiction noire.- Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...

  • Que la mort n’existe pas

    littérature
     

     

    Les migrations existent.
    La mort n’existe pas!


    (Milos Tsernianski)

    ...C’était une belle nuit d’été, la cathédrale éclairée semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des ombres de la ville, par delà lesquelles, le long des rives du lac argenté, vers les banlieues et, plus loin à l’ouest, au flanc des pentes remontant jusqu’aux crêtes du Jura, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée...

    ... Il y avait trois jours qu’elle reposait dans sa nuit à elle, à respirer tantôt paisiblement et tantôt avec des râles, occupée à cela seulement semblait-il, on aurait dit: concentrée comme, en notre enfance, quand elle se tenait sur un livre ouvert, penchée dans la lumière de la lampe, à nous lire des histoires qui nous emmenaient loin de la maison sans la quitter, nous faisaient peur mais auprès d’elle, nous faisaient rire avec elle qui devait être alors toute jeune et rieuse, et le livre était notre tapis volant à tous, les enfants et les parents, car notre père parfois se tenait lui aussi sous la lampe, et nous traversions le ciel et le temps qui n’existait pas encore...

    ... Trois jours plus tôt je me trouvais dans les couleurs de Montagnola où j’avais retrouvé, le temps d’un instant, cette magie ancienne qu’à tâtons nous recherchons en plein jour dans l’encombrement des choses sans importance, c’était une infime étincelle de couleur dans un tableau nocturne, le minuscule triangle rose d’un fanion à la pointe d’un chapiteau de rien du tout, et les mots de l’écrivain Klingsor à son ami le peintre me revenaient, “ce petit morceau d’étoffe rose tout simple illustre à lui seul la douleur et la résignation du monde et il donne en même temps la note de toute la saine ironie qu’on peut ressentir à propos de la douleur et de la résignation”, et l’écrivain ajoutait à l’adresse de son ami peintre “n’aurais-tu peint que ce fanion-là, ta vie serait justifiée”, et je me tenais là, tout ému et concentré, sous la lampe éclairant le petit tableau du peintre mort depuis longtemps, dans la maison transformée en musée de l’écrivain mort depuis longtemps lui aussi, le nom de Klingsor avait ressuscité la magie, à l’instant rien n’aurait pu l’altérer - rien ne pouvait m’atteindre croyais-je alors même que la magicienne de notre enfance, au même moment, tombée là-bas chez elle, seule et nue, toute disloquée et menue sur le froid des catelles, avait déjà commencé son dernier voyage à notre insu, et c’était comme si le livre se refermait avant la fin de l’histoire...

    ...Elle avait dit que nous pourrions voler de la lampe à l’étoile, le tapis était un Béloutchi, rien que le nom nous faisait rêver, la lampe elle l’avait reçue en cadeau de mariage d’un employé de la fabrique d’ascenseurs dont elle était alors la comptable, c’était une lampe sans valeur mais elle y tenait pour le geste de l’employé qui lui avait dit un jour qu’elle était son rayon de soleil à la caisse, il avait économisé sou par sou, et le tapis aussi datait du mariage, elle n’avait pas su nous dire ce que signifiait Béloutchi et ne savait pas non plus combien de temps durerait le voyage jusqu’à l’étoile, elle nous disait seulement de fermer les yeux pour mieux la voir...

    ... Mais que voyait-elle à présent les yeux fermés, entendait-elle ce que je lui disais en pensée, percevait-elle seulement notre présence, était-elle encore quelqu’un, était-elle encore un peu notre mère, et n’allait-elle pas sortir enfin de cette insensibilité butée que j’avais constatée une fois de plus tout à l’heure dans le fracas de l’hélico se posant sur le toit de l’hôpital, n’allait-elle pas me faire au moins un soupçon de signe si je me mettais à lui raconter à mon tour une histoire ?...

    ...Je me revoyais au milieu des couleurs de cette fin de matinée évoquant le jardin d’avant la Chute, elle était déjà tombée mais je l’ignorais alors, déjà l’ambulance avait fait bouger les rideaux du quartier tandis que les professionnels enchaînaient tous les gestes requis, elle avait déjà passé le seuil de sa maison pour la dernière fois et j’ignorais qu’avait recommencé pour elle la litanie du jamais plus à laquelle notre père nous avait initiés tant d’années auparavant, trois jours plus tôt je me trouvais au milieu de cet Eden lacustre, me réjouissant de la gloire apparemment inaltérable de ce don, mais à l’instant même tout nous était repris...

    ...Les mots m’avaient atteint comme une pluie acide dans l’azur de dépliant publicitaire de cette contrée du Monte Paradiso - son passé culturel, son présent multiculturel, son microclimat, son maxiprofit, et caetera -, les mots transmis par mon Nokia portable dont les ondes avaient coulé leur fiel dans le bleu pur du Sud des Alpes, les mots doucement prononcés par une voix aimée dont le petit écran à cristaux liquides certifiait l’identité - les termes techniques de collapsus cérébral et de coma irréversible qui certifiaient le premier jamais plus entre nous - jamais plus de mots -, les mots traduits aussitôt en vertige et en formules rassurantes (“elle n’aura pas souffert - c’est la fin dont elle rêvait - à présent elle va retrouver son cher ange”), les mots que plus jamais elle ne prononcerait ni n’entendrait...

    ...Jamais plus elle ne lirait d’histoire à aucun enfant de nos enfants devenus grands déjà, mais elle entrait à l’instant elle-même dans l’histoire, déjà les mots m’en venaient dans le silence soudain plombé où je me voyais maintenant faire les gestes décidés quoique désespérés quelque peu de l’orphelin ou presque, je m’étais assis dans les jardins, je m’étais levé, j’aurais aimé casser quelque chose, il fallait que je m’arrache à ces couleurs peintes de l’aquarelliste enjoué, j’avais besoin de vin tueur, tout était truqué, l’affable gardienne du musée me semblait avoir tout à coup des dents noires, et c’était bien ça: j’avais besoin de vin noir et du noir d’un bar où j’attendrais le train de mon retour précipité du sud captieux au noir de la Vérité...

    ...La vérité c’était depuis trois jours ce constat répété: elle s’en va tout doucement, c‘est une question d’heures avait dit le médecin le premier soir de son ton sûr, puis les infirmières avaient nuancé: ce sera peut-être l’affaire de jours ou de semaines, on ne sait jamais, elle a l’air solide, ah bon elle allait faire de la natation ce matin-là ? alors ça peut se prolonger, ça dépend du coeur, et puis elle a peut-être besoin de vous faire ses adieux comme ça, donc c’est très bien que vous restiez auprès d’elle à vous relayer, et ne vous gênez pas de lui parler, vous savez, on ne sait jamais ce qu’ils entendent, mais peut-être qu’à un moment donné ce sera mieux de vous retirer pour la laisser prendre le large...

    ...Dans le train de nuit j’avais traversé toutes ces années, le vin s’était fait révélateur des images que secouait le tagadam, aux fenêtres défilaient les défilés de roche noire, il y avait eu les tunnels et chacun sa plongée à pic: en enfance, en Asie extrême des monts et des lunes d’eau, au tam-tam des sens, en Océanie physique et au soleil de minuit des questions métaphysiques, dans la maison de la tribu à chapeau pointu, aux States ou en Russie livresque, ensuite dans les spirales hélicoïdales des souvenances relancées par ce que je voyais défiler aux fenêtres, ainsi des lacs alpins avaient étincelé à ma hauteur, au ciel pendait un glacier blême, et je la revoyais dans le tagadam des images: en tresses sur les photos sépias, en chapeau de fiancée, en blanc marial, en mère, en lectrice de ses enfants, en mère de mères, en lectrice d’enfants de ses enfants - je la revoyais à travers tous les âges et les livres...

    ...Je la revoyais l’autre jour en robe nouvelle et joliment coiffée en jeunesse au milieu des siens pour l’ultime fête à laquelle elle participerait jamais, ce que tous nous ignorions sans ignorer la rechute possible annoncée par diverses alertes, mais rien dans son sourire ne laissait présupposer...

    ...Je nous revoyais autour d’elle, chacun avec son histoire dit ou non-dite, chacun avec ses histoires - mais on ne dit pas tout en famille, chacun chacune ont des griefs, ont des mots ravalés, la pointe de trop de part ou d’autre, on sait ce qu’on sait -, cependant le temps gomme ces grognes et ces rognes, le temps fait balance entre le geste qu’on attendait et celui qu’on n’a pas su faire, on en vient à penser que les Grands Regrets jamais formulés n’étaient peut-être que des chimères après tout, on se retrouve, on parle de tribu pour mieux se sentir liés, je nous revoyais, je les revoyais là-bas dans le salon petit-bourgeois autour d’elle...

    ...Certain soir à La Nouvelle-Orléans je les avais imaginés parcourant l’Orénoque selon leur rêve, certain soir le poids de la solitude m’avait écrasé le coeur de façon telle que plus tard j’imaginerais ce qu’elle-même vivait dans sa maison vide de lui,mais ce soir-là je les voyais ensemble et c’est ensemble qu’à
    l’instant, ici et maintenant, à son chevet donnant sur la nuit peuplée je relis le récit aux deux écritures alternées de leur dernier grand voyage...

    ...En Espagne seul avec lui ce printemps-là, je l’avais senti tous les jours plus en manque d’elle, je les appelais les vieux amoureux, il souriait quoique cerné déjà par les métastases, je l’attendais dans les rochers rouges où nous allions sentir l’Afrique comme il disait en humant le simoun, il acceptait de n’être plus celui qui va devant, nous lisions alors le même grand roman polonais de Ladislas Reymont, Les paysans que nous nous racontions le soir au restau surplombant la mer...

    ...A Sienne ensuite avec eux deux, un an plus tard, le mal ayant encore progressé, je m’étais fait une fête de le saouler sur le Campo, elle protestant pour la forme, lui l’envoyant promener crânement pour tituber ensuite au-dessus de toits, pourtant il me demandait de plus en plus souvent de prendre le volant, bientôt il y aurait un enfant de plus qu’il espérait voir de son vivant, insistait-il, et cela encore dont je me souviens en ce moment précis: qu’au moment où il conduisait je leur lisais les récits de Tchékhov...

    ... Ils avaient rédigé leur journal de voyage à quatre mains, leurs écritures alternant sur le papier ligné du cahier mexicain, il arrivait qu’une main finisse une phrase que l’autre avait laissée en suspens, ils ressentaient ensemble l’immensité de la ville découverte du ciel ou de la forêt vierge, ils étaient arrivés ensemble de leur monde acclimaté et c’était comme s’ils se fussent serrés l’un contre l’autre pour mieux affronter l’inconnu...

    ...Ils ne sont plus que poussière et je les sens plus présents que jamais à l’instant en feuilletant leur premier album: c’est Adam et Eve à la sortie des bureaux...

    ...Et cette nuit-là déjà cette pensée m’avait traversé: que peut-être elle avait déjà rejoint son amoureux ? A grandes enjambées de train j’avais parcouru la nuit sans ignorer déjà que plus jamais je ne la rattraperais, ce matin-là elle était tombée dans le noir mais qui m’empêchait de la croire encore en voyage elle aussi, et que peut-être nous nous étions croisés - que peut-être ils s’étaient déjà retrouvés quelque part, est-ce qu’on sait ?...

    ...Cependant tout allait se précipiter dès l’enfilade souterraine des couloirs de l’hôpital, tout à coup tout se raidissait et tout convergeait, j’avais senti comme une poigne de fer me prendre à la gorge lorsque nous avions longé les panneaux aveugles du service des soins intensifs de la petite enfance, tout à coup il me semblait que le monde se réduisait à cette allée des douleurs des enfants vieillards pris au piège et je peinais à respirer à respirer, puis ce furent les étages et, à celui de la neuro, ce fut ce numéro sur cette porte, ces gens dans le couloir que j’avais vus enfants petits, enfin ce lit, là, seul dans la nuit d’été, ce lit et gisant cette forme un peu cassée et ces cheveux, ces mains crispées...

    ...Cette première nuit il y avait comme une ronde autour d’elle, tous arrivaient de leur vie à son chevet, tous essayaient de réaliser comme on dit, tous se rapprochaient les uns des autres, tous à murmurer quoique sachant que jamais plus elle ne les entendrait, tous à faire comme si en toute sincérité, et ce fut la première nuit...

    ...Alors on se sent un peu plus important d’être vivant, on ne comprend pas bien sur le moment, mais on ressent tellement des choses, on est tout remué, c’est comme un livre achevé et pourtant on continue de lire les yeux fermés ...

    ... Ainsi et toute la nuit je restai seul auprès d’elle, à parler sans mot dire, à l’écouter elle, qui ne faisait que soupirer de temps à autre, à la scruter sans oser penser que peut-être, déjà, ce n’était plus elle tout à fait qui était là...

    ...Est-ce qu’on sait ? Sait-on seulement de quelle poussière d’étoiles et de quel souffle on est tissé ? Saurons-nous jamais si ce que nous croyons être est reconnu quelque part ou si tout n’est qu’illusion et poursuite du vent ?...

    ...Dix jours plus tôt elle était apparue en jolie robe et c’était une image d’elle qui restait du côté de la vie, elle était comme rajeunie, on eût dit qu’elle revivait, mais à présent ce visage abandonné n’étais pas moins elle, et peut-être était-ce ce visage regardant déjà de l’autre côté qui nous disait la vérité ?...

    ...Et dans la nuit j’imaginais chaque lumière allumée sur le livre d’une vie, une page se tournait de notre infime histoire et déjà je sentais de nouvelles lettres d’elle s’inscrire en moi, ou peut-être s’étaient-elles inscrites quand elle me portait, ou peut-être cet imperceptible murmure remontait-il à la veille de nos vies, à l’instant je ne savais pas, je ne savais plus rien, j’étais comme une conque ouverte au murmure de la nuit et c’était d’elle, c’était de nous, c’était des tous ces visages éclairés sous leur lampe et que reliait l’invisible fil des mots, c’était de toute parole que je me tissais et me défaisais au même instant...

    ...Et l’aube s’est levée, la transparente et l’immatérielle de ces journées d’été, et d’autres, et dans le déroulement des jours elle clouée là et nous à venir et aller, une page se tournant après l’autre et nous allant et venant à tourner les pages, et pour elle enfin la dernière venant qu’à la manière d’un aveugle elle déchiffra du bout de ses doigts se crispant un peu sur le drap, et ce fut la nuit en plein jour, ce fut sa nuit éteignant notre jour en plein midi...

    ...Ensuite de quoi c’est ce trou noir dans lequel on est précipité le temps de réaliser, comme on dit, avant les formalités...

    ... On a donc lu son nom écrit en noir dans le journal, et ce n’était même pas un fait divers, mais c’était un nom de toutes les histoires dont on annonçait la disparition, car le nom de mère vient avant tous les noms...

    ...Je l’ai revue en petite reine inca dans une sorte de petit palais vitré, elle avait de petites mains bien jointes comme pour prier, on l’avait joliment arrangée pour l’Eternité...

    ...Et d’autres pages, et la lumière nous revient du côté de la vie, et avec elle le murmure de nos morts à n’en plus finir, nos morts de plus en plus présents...

    ...Je les revois, elle et lui, dans leur jardin, ou bien il regardent à la télé quelque film d’animaux sauvages ou la vie du chaman de Sibérie, ou bien il lisent un livre, chacun le sien, et les pages qu’ils tournent sont comme les pages de notre vie, ils étaient là tout à l’heure et nous n’y serons plus avant longtemps, les enfants...

    ...Une mélancolie radieuse m’habite ce matin, ou c’est le soir, la lumière est blonde et noire comme les blés, il y a sur les champs de la poussière de Bible et des visages dans la forêt, il y a partout des mots qui attendent d’être habités, mais je me tais...

    ...Tu es ici comme une humble fleur au creux d’un mur, tu ne ressens plus rien mais ton parfum est celui de toutes les enfances, ton bonheur d’être toi-même te suffit pour être au centre de l’univers, les migrations existent mais, tu le sais, la mort n’existe pas...

    La Désirade, décembre 2003

    Ce texte constitue la conclusion du livre intitulé Les passions partagées, paru en 2004 chez Bernard Campiche et qui a obtenu le Prix Paul Budry 2005. La gouache a été lavée à la fenêtre du CHUV de Lausanne, au chevet de ma mère agonisante, décédée le 25 août 2002.

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  • Je me souviens...

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    Notes du fils, dans le train du retour de la Casa Hermann Hesse de Montagnola, au Tessin, la nuit du 15 août 2002, après qu’il eut appris que sa mère venait d’être frappée d’une hémorragie cérébrale qui la laisserait sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard…

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison natale, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

    Je me souviens de sa façon de dire pendant la guerre...

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho, la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

    Je me souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...


    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

    Je me souviens de la lampe de chevet que lui avait offert, sur ses patientes économies (une pièce de cent sous après l’autre), un ouvrier de la fabrique d’ascenseurs où elle était comptable, qui l’avait à la bonne.

    Je me souviens de son explication confuse, rapport aux pattes qu’elle suspendait à la lessive: que c'était pour les dames...

    Je me souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté).

    Je me souviens de sa lettre indignée à Kaspar Villiger, ministre des finances, à propos du sort réservée aux vieilles personnes dans ce pays de nantis.

    Je me souviens de ses bas opaques.

    Je me souviens de ses larmes.

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort de notre père.

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

    Je me souviens de sa façon de préparer les salaires de nos filles.

    Je me souviens de ses derniers trous de mémoire.

    Je me souviens de sa collection de chèques de voyage.

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

    Je me souviens de leur façon de préparer Noël dans la maison, notre père et elle.

    La mère, de Lucian Freud.

  • Chemin faisant (33)

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    Ceux qui parlent. - Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis à Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu, je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...

    Celles qui oeuvrent. - Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des "y a qu'à" et de "il faut", nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.

    Sous les étoiles. - Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'aura mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire,enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu magique de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse "instance de consécration"...

  • Le Tableau de Théo

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    Comment le bel et bon oncologue fit rire Théo d’entrée de jeu.

    Théo sortit de chez le bel oncologue avec le sourire. Cela le rassurait, après leur premier entretien, de constater que le type qui allait le traiter était non seulement beau mec mais, de toute évidence, bon comme les mecs qu’il aimait.

    Théo avait toujours aimé les beaux et bons garçons (d’où sa tendresse particulière pour Jonas et Christopher), mais attention : son penchant se partageait, à l’exclusion de toute forme de kitsch sensuel, avec les belles et bonnes filles en fleurs de tous âges, à commencer par Cécile et Chloé, qui (soit dit en passant) s’inquiétaient un peu ces jours pour lui, et Léa cela va sans dire, Rachel et toutes celles qu’il aimait ou qui l’aimaient de près ou de loin. 

    Théo et le bel oncologue avaient bien ri en regardant ensemble son Tableau de Rayonnance Magnétique. « Pas loin de l’art des fous ! », avait raillé  le bon type en connaisseur. Et Théo : « Pas trace de conceptuel, rien que du brut ! »

    Théo, de tout temps, s’était méfié des images qui ne fussent point l’objet d’une transmutation quelconque, mais tel n’était pas tout à fait, quoique usiné par une machine, ce Tableau dont ce qu’il révélait avait été identifié et nommé, par l’oncologue hilare, comme Le Mal.

    Le monde actuel est malade, dira plus tard Théo au bel et bon oncologue devenu son ami, de ne pas nommer Le Mal et de ne pas vouloir le traiter, sous quelque forme qu’il se manifeste, alors que tu l’as nommé tout de go avant de me proposer, non sans me faire partager ton rire de défi, de le traiter pour ce qu’il est : notre putain de merde d’ennemi.

    Le Monsieur belge, qui avait passé par là peu de temps auparavant, avait briefé Théo dans les grandes largeurs, non sans rire lui aussi de tout ça entre les lignes de ses courriels, mais pour le moment ce cher ami était aux Antipodes avec ses fils, le drôle repartait en mer, en dépit de ses forces en déclin, aux bons soins de ses lascars, tandis que Théo disposait désormais, à portée de main ou de portable, de ce Vivien qui l’avait enjoint de l’aider, lui, à le traiter en se montrant aussi attentif et réactif au Mal.

    Or cela aussi avait botté Théo : que Vivien fût un mec aussi attentif que réactif, comme le garçon sauvage de quinze ans qu'il était, pendant et après les bombardements, avait appris à l’être à l’école buissonnière de cet illuminé de Gulley Jimson.

    Et cela encore pour en revenir à L’Ouvroir : que Le Mal s’y trouvait également nommé sous ses multiples aspects, comme l’avaient constaté Théo et le Monsieur belge dès leur lecture de L’ouvrage de Mémoire, et ensuite, scanné de façon plus claire et systématique, dans Le Livre de l’Exercice, jusqu’aux pics polémiques du Pilori des Colères où Nemrod, prenait sur lui comme jamais.

    Telle étant en somme la belle et bonne nouvelle à bien prendre dans l’élan combattant : qu’un vieux truqueur, passant pour quel roi déchu de la frime littéraire, aussi désabusé que décati, pût encore s’attraper lui-même par les cheveux, dans sa mare pourrie, et s’en tirer en sept ans et sept livres, après s’être tant payé de mots.

    Or Théo et le Monsieur belge, ses plus ardents détracteurs de naguère, qui l’avaient traité de faiseur dès sa première gloriole indigne à leurs yeux, trouvaient maintenant une nouvelle énergie à reconnaître en lui plus qu’un vil bateleur.

    Le bel et bon rire de Vivien, tout pareillement, ferait du bien à Théo autant que les soins de la belle et bonne Adriana dont les yeux très noirs et les seins bien pleins lui rappelèrent aussitôt ceux de Léa.

    C’est un affreux monde que le monde où Le Mal court, avait constaté Théo dès son premier entretien avec le jeune oncologue à la franche poignée de mains, et Vivien n’avait cessé de le régaler de son rire clair, ensuite,en l’assurant de cela qu’ensemble, les deux, puis avec Adriana aux machines, non moins qu’avec Léa en pensée, ils allaient faire en sorte que le Mal se sente pris de court.

  • Chemin faisant (32)

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    Entre Tchékhov et Simenon. - N'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?

    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétais dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'avait d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifestait autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.

    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle. Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente.

    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté. À cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a bottés le Bantou et moi.

    Park Hotel. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.

    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.

    Brain storming franglais. - Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire. Poil au blair !

  • Chemin faisant (31)

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    Nos anges gardiens. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...

    Passe-temps. - À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...

    Du chaordre. - Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES se pressaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...

    Image JLK: Max le Bantou découvre Lubumbashi du ciel.

  • La Berlue

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    Comment Marion Meunier, courriériste littéraire du Quotidien dite La Berlue, buta sur l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire.

    Dès la première phrase du premier des sept livres constituant L’Ouvroir, intitulé L’Ouvrage de Mémoire, la courriériste littéraire du Quotidien, la fameuse Marion Meunier, dite La Berlue, se posa la question du sous-texte.

    La première phrase en question était celle-ci :« Longtemps je me suis couché de bonne heure », et tout de suite Marion  flaira quelque chose.

    En tant qu’ancienne professeure de lettres modernes qui se piquait d’une spécialisation de dix-huitiémiste, Marion Meunier avait appris à flairer les textes, avant d’interroger le sous-texte ; de surcroît, elle s’était toujours montrée très attentive à l’incipit en tant que « signature anticipée à fonction d’entame », comme elle l’avait écrit dans son mémoire de licence hélas jamais publié.

    Le premier article qu’elle avait réussi à faire placer dans le journal qui deviendrait plus tard Le Populaire, cet indigne tabloïd, mais s’intitulait alors L’Espoir, avant le virage démago de la presse aux ordres du grand capital - son premier papier littéraire, donc, était précisément consacré à l’incipit d’un nouveau roman oublié depuis lors dont le début annonçait la couleur avec un « ça a commencé comme ça » réellement frontal, ainsi qu’elle l’avait pointé.

    Or l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire, avant même que ne soit abordée  la question du sous-texte, posait à  La Berlue le problème du rapport à l’auteur, ce Nemrod revenant qu’elle avait tour à tour défendu et descendu et qu’elle croyait fini depuis des années, mais qui resurgissait avec ce pavé que la Nemrod & Co, son agence littéraire qui avait désormais des parts dans le montage financier du Quotidien, déclarait péremptoirement incontournable.

    Sans avoir les mains liées par des telles contingences seulement commerciales, Marion Meunier se devait en revanche, par rapport à son public de notables de centre gauche et de lettré(e)s, de tenir une position cohérente prenant en compte les multiples paramètres que représentaient évidemment l’Objet en question, mais également la trajectoire d’un auteur aussi largement controversé que reconnu, ainsi que  leurs relations portant sur des années, d’abord marquées par son adhésion plénière, dès la parution de Quelques Petits Riens qu’elle avait été la première à défendre, de même qu’elle avait placé très haut la série de l’Eros Energumène, en lectrice avisée de Donatien de Sade qu’elle était – et restait mordicus -, ensuite par le refroidissement de leurs rapports lié aux questions d’éthique littéraire qu’elle avait clairement posées à la sortie de son Féminaire machiste, dans lequel il faisait d’elle une ancienne conquête ( !) désormais décatie.

    Or Marion se rappelait ce matin, comme de la veille, l’incipit de Quelques Petits Riens, qu’elle avait noté dans l’un de ses carnets de l’époque et qu’elle avait cité in extenso dans  le premier grand papier du Quotidien qu’elle avait consacré à l’opuscule, bien avant son succès à l’internatonal.

    Ainsi commençait donc le premier livre culte du Nemrod des années fastes, bientôt devenu tête de gondole et plus tard intégré dans les programmes scolaires et traduit en trente-trois langues : « La météo nous annonce un risque d’averse dans vingt minutes environ ».

    D’emblée ce ton direct, tout de simplicité vernaculaire et en phase avec les nouveaux modes de communication, avait épaté Marion et ce n’était qu’un début - c’est elle qui l’avait souligné -, puisque incipit signifie que ça commence et qu’ensuite on lirait, cela lui revenait par chaudes bouffées comme l’odeur du pain frais le matin : « On se surprend à marcher au bord du trottoir, comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses »  

    Marion Meunier se le rappelle non sans mélancolie, accentuée par son actuel surpoids, mais la battante en elle a toujours surmonté toute forme de nostalgie suspecte à caractère sourdement réactionnaire, et ce matin il va s’agir d’assurer, tant le retour de Nemrod fait figure d’événement, précédé d’un buzz soigneusement orchestré par la bande d’Olga (meilleure amie-ennemie de Marion depuis des années) et relayé par les réseaux sociaux, à commencer par Facelook, en attendant les appréciations des spécialistes du Pôle des lettres faisant office d’instance de consécration.

    « Longtemps je me suis couché de bonne heure », relisait, pensive, la Berlue encore attablée à sa table de petit-dèje, en camisole XXL griffée Dolce Pagano, et voici qu’elle s’appropriait mieux la formule.

    De fait il y avait longue lurette, déjà, que Nemrod avait disparu de la scène locale et internationale après ses mutltiples errements transgenres, jusque dans la littérature de gare et d’aérogare – elle pensait évidemment à la série combien complaisante de L’Inspecteur Bartleby -, mais Olga Ticonderoga parlait maintenant du « retour avéré d’un génie », et l’Objet était bel et bien là avec ses 2666 pages, sans compter les éloges déjà parus sur le blog de Pascal Ferret (son plus vieil ami-ennemi intime) aussi craint qu’admiré des pontes du Pôle des Lettres  et autres faiseurs d’opinion en matière textuelle et sous-textuelle.

    Génie de Nemrod ? se demandait Marion en vapotant (La Berlue vapotait en effet), mais plus qu’un génie de l’esbroufe et de la provocation, dont le Féminaire marquait le summum machiste voire crypto-fasciste au niveau du non-dit ?  

    La question se posait, ou plus exactement : se poserait sous peu.

    Certes, reconnaissait-elle : génie de la petite forme en ses débuts, génie indéniable en terme de plaisir du texte,comme elle l’avait écrit en comparant la première période nemrodiennne aux écrits publiés à l’enseigne des Editions du Silence, sous la couverture blanche à liseré mauve : génie ouvert à l’Humble et à l’Inaperçu.

    Mais quant à se coucher de bonne heure, l’érotomane pérorant de Féminaire avait décidément piètre mémoire, se dit ensuite Marion in petto et non sans dépit, contente tout de même de sa pointe ironique à l’instant de se rappeler cette fin de nuit, ou plus exactement ce timide commencement de petit jour quand, à son corps peu défendant, elle avait, jeune encore autant que Nemrod l’était, accueilli, dans sa modeste  chambre de doctorante, le poète exacerbé de Je m’écorche où je m’attache qui s’était effondré d’une masse, sur son divan, sans lui accorder un regard ni le moindre bécot.

     
    (Extrait d'un roman en chantier)    


    Peinture: Botero
  • Le médium

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    Comment le Mal explose dans les aquarelles de Christopher.

    On a constaté qu’il y avait du médium en Christopher, dont les paroles jaillissaient soudain en précipité au gré de quelle chimie stupéfiante, en litanies rappelant d’immémoriales psalmodies et autres complaintes, mais alors saturées de faits et chiffres incandescents en instance de déflagration ; et de même ses aquarelles, jusqu’aux plus sereines d’apparence, se trouvaient-elles en butte, de loin en loin, à d’imprévisibles et silencieuses explosions. 

     

    Le Mal était en lui, se dit à l’instant Jonas, mais ce n’était pas que son mal à lui. Le cœur de Christopher exploserait bel et bien à la fin,mais ce qu’il proférait, comme malgré lui, ou ce qui fracassait tout à coup ses féeries polychromes, relevait à l’évidence du Mal à l’œuvre de tout temps et partout.

     

    henry-darger-4.jpgOn voit des enfants bleus dans une lande vert pâle à plusieurs étages, on les sent en paix dans le tendre dégradé d’autres bleus des bleuets et des ancolies, mais la rivière est de sang et l’on devine le mufle d’un bombardier dans la nuée d’un sinistre jaune.  

     

    On voit un sous-bois radieux de clairières et des enfants qui se cachent derrières les troncs blancs évoquant des mosquées, on les sent tout lutins et joyeux, mais ce bonheur est infecté, les troncs dissimulent des escadrons, et Jonas se rappelle alors la sombre mélopée survenue aux lèvres de Christopher, tel jour aux alentours des anciens pavillons du Wienerwald que Rachel leur avait évoqués: « Nous portons les noms oubliés des enfants du Steinhof. Nous étions quatre mille huit cents dans les lits médicalisés du Steinhof. Nous avons été déclarés indignes de vivre et retirés des pavillons du Steinhof. Auparavant nous avions été déclarés utiles à la Science officiellement honorée au Steinhof. Nous faisons partie des huit cents enfant shandicapés qui ont donné leur vie à la la Science au Steinhof. Nous aurons été sept mille cinq cents à mourir au Steinhof. Nous faisons partie des trois mille deux cents pensionnaires du Steinhof déplacés au château de Hartheim pour être traités en conséquence faute de pouvoir l’être au Steinhof ».

     

    Jonas se rappelle, comme d’hier, le bruissement des ailes des milliers de freux venant dormir comme chaque soir dans les arbres du Steinhof, que Christopher et lui avaient fini d’écouter les yeux fermés.

     

    Note relative aux aptitudes divinatoires de feu Christopher :  Treize ans après l’explosion du cœur de Christopher, Jonas ne s’explique pas, plus qu’alors,  d’où son ami tenait les chiffres qu’ilalignait, ni comment il se fait que certaines de ses aquarelles préfigurent maints événements récents, tels les massacres du désert de Sonora ou les décapitations fanatiques au milieu des jardins d’Arabie. Jamais en tout cas, durant toute la période de leur vie commune, Jonas n’aura vu son protégé ouvrir un journal ni lire aucun livre ou prêter la moindre attention à la télé. Quant au Romancier, soupçonné par d’aucuns - dont la courriériste littéraire du Quotidien, dite La Berlue -, de donner dans les voies fumeuses de la parapsychologie ou de la mystique bon marché, il se sera contenté de renvoyer dos à dos les sceptiques ricanants et les naïfs en invoquant les lois non écrites et les droits imprescriptibles de la fiction. Comme le constateront en outre la lectrice et lecteur dans le chapitre suivant, consacré partiellement à la réception de L’Ouvroir , chef-d’œuvre pré-posthume de Nemrod, cette entorse à la vraisemblance fera figure, à titre rétroactif, de conjecture tout à fait recevable.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Image: Eugene Darger.

  • Ceux qui défient l'Adversaire

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    Celui qui attaque toujours avec suavité / Celle qui s’intéresse sincèrement à l’infortune des autres / Ceux qui consomment de la mauvaise nouvelle / Celui qui savoure déjà les effets de sa dénonciation à qui-vous-savez /Celle qui était là quand l’arrestation du mauvais payeur basané a enfin eu lieu / Ceux qui demandent au soi-disant artiste comment il a fait pour qu’on parle de lui dans le journal / Celui qui fait son beurre avec du lait en poudre à diluer dans l’eau polluée de ces régions vraiment pas gâtées mais qu’est-ce qu’il y peut dans son bureau de Vevey ? / Celle qui ne pense jamais à mal (dit elle) tout en insistant / Ceux qui ont mal au succès des autres / Celui qui insinue par sous-entendus à lire au second degré / Celle qui envie Serena Williams pour son bronzage intégral / Ceux qui jettent l’eau du bain en se gardant le bébé comme en-cas / Celui qui te taxe de suppôt du démon lorsque tu assimiles ses simagrées de frère-la-vertu aux minauderies de la molle secte des tièdes que le Seigneur dit cracher comme c’est écrit - t’as qu’à lire triton de bénitier / Celle qui te reproche d’exagérer (quand même, quand même) quand tu pointes le diable dans le bénitier de la télé pute / Ceux qui taxent de puritanisme celles qui vomissent le putanisme ambiant / Celui qui est devenu Sex & Sun après avoir été Moon / Ceux qui reconnaissent l’Ennemi à son ricanement / Celui qui ricane dès qu’il entrevoit l’ombre d’une pensée généreuse ou d’un geste désintéressé cachant vous-savez-quoi / Celle qui ricane lorsque sa mère aveugle lui demande de laisser la télé pour le son / Ceux qui vous disent que les sites de cul sur Internet sont l’expression du Malin  - et c’est qu’ils ont l’air d’être très, très documentés/ Celui qui oppose la sérénité de la campanule à Satanas qui va fissa rétro la queue basse / Celle qui se réjouit d’apprendre qu’il y a de la glace en enfer vu qu’au Lavandou ces jours ça canicule grave / Ceux qui ont une pêche d’enfer en matière de péché et ça tombe bien vu que le Seigneur les préfère aux culs-bénits à ce qu’on dit / Celui qui détecte le démon mesquin à cent verstes / Celle qui est si maligne que le Malin se la coince / Ceux qui ont le diable au corps mais à vingt ans (et même bien avant ) c’est ça qu’est bon et même après,etc.

  • Ceux qui mettent tout à plat

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    Celui qui t’explique que la solution de la question est dans la question point barre / Celle qui affirme qu’au niveau du concret tout indique qu’une incinération fait gagner du temps et de l’argent terminé bâton / Ceux qui coupant les cheveux en quatre finissent par se les arracher / Celui qui harnache la réticence et lui plante aux flancs ses étriers argumentaux scientifiquement prouvés / Celle qui n’y va pas par quatre chemins creux telle Tell le héros qu’a fichu sa flèche en pleine pomme du bailli torve / Ceux qui répètent à la commission de surveillance que celui qui a vu voira / Celui qui couche son idée sur le papier qui le réveille la nuit pour lui faire des petits / Celle qui règle la question par la réponse à tout genre Bricoville / Ceux qui choisissent le cercueil à fond plat avec vue sur les allées bien habitées / Celle qui se fait toute petite dans le caveau de famille où ça sent le vieux comme à l’époque / Ceux qui enterrent la star avec ses perruques selon ses volontés de chauve tardive / Celui qui dit après moi le déluge en constatant que les tornades sur Phûket confirment ses prédictions d’opiomane lucide / Celle qui répète en langue inca classique : « Quand volcan fâché volcan cracher sur lama »/ Ceux qui ont travaillé la question tout l’été pendant que la cigale faisait du karaoké mais qui c’est-y qui va déchanter quand elle voudra se réfugier dans le bunker de la fourmilière eh eh / Celui qui prétend que la clim profite aux femmes alors que sa sœur prétend le contraire comme quoi ça discute dans la famille / Celle qui reproche à Jean-Pa d’émettre trop de gaz carbonique quand il la prend à froid / Ceux qui reprochent au railleur de dérailler alors que la fonte des glaciers concerne nos enfants et les enfants de nos enfants et les enfants des familles recomposées si ça se trouve qu’ils survivent avec tous ces avocats buveurs d’eau / Celui qui regrette de ne plus pouvoir laver des ces aquarelles à la Turnerdont les glaciers se vendent encore au Japon / Celle qui estime que sans les Maldives l’océan fera « plus propre » / Ceux qui récusent le droit d’ingérence des ouragans dont les prénoms féminins ne trompent personne / Celui qui propose de mettre la canicule en équations et de convoquer ensuite un congrès d’algébristes fiables / Celle qui ramène la question en termes de genre et propose qu’on discute du féminin de LA crise qui ne procède objectivement (selon son analyse) que de LE dérèglement climatérique / Ceux qui remettent le grabataire à plat vu que ce qu’il dit ne tient pas debout / Celle qui ingambe s’agenouille en pensée devant le Seigneur  dont la posture en croix la fait souffrir de même / Ceux qui font un plat froid de l’Avenir tant il est vrai que la Nature se vengera comme l’a dit le poète : « Ô Nature berce-les chaudement »…      

    Image: Philip Seelen

  • Un poème de cinéma

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    Left Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, a également décroché deux Quartz et un prix de l'Académie à l'enseigne du Prix du cinéma suisse. 

    En point de mire: Dimitri Stapfer, meilleur second rôle de l'année, Denis Jutzeler, chef de la photo graphie et Françoise Nicolet, costumière. Germinal Roaux fête, ce 8 août 2015, ses 40 balais. Bon vol aux sorcières !

     

    3368636374.jpgL'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

     

    2362796499.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers,plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    1251596295.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Le messager

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    Christopher était attentif à la multitude.  

    Le bruit le plus infernal ne dérangeait pas plus Christopher que le silence obtus de certains couloirs administratifs ou bancaires, tant l’immunité lui était naturelle, comme à la fourmi conséquente la capacité de s’abstraire momentanément du Système collectiviste si, pour telle ou telle raison, s’imposait à elle la nécessité de se défendre en tant qu’individu responsable.

     

    Jonas avait transmis à Christopher tout ce qu’il savait des hyménoptèreset des laboratoires pharmaceutiques dirigés par les moines taoïstes à l’époque de l’empereur Qin, lequel avait exigé comme on sait, de ceux-là, l’élaboration d’un élixir d’immortalité fiable, sous peine de mort.   

     

    De son poste d’observation de Brooklyn Heights, autant que sur les Zattere de Venise où Lady Light s’exerçait tôt matin au taï-tchi, au pied des maisons de Naples fleurant le savon cuit des lessives ou le long des quais du Prinsergracht dont nul n’a jamais su dire s’ils montent ou descendent, Christopher, avec ou sans Jonas, proche ou séparé de Lady Light, restait conscient de ce qui, par séparation d’angle, distingue l’Un du Multiple, le chien Chaïm d’Olga ou le bondissant Youpi de Rachel - tous deux tellement vivants et personnels -, de la foule en meute des clebs sans nom qu’on massacre par décret policier, tel jeune soldat unique au monde dont la femme espérait le retour, des milliers de fusiliers ou de fusillés commis à la surveillance passée ou future du Tyran, ou ses victimes.  

      

    Christopher ne se prononça jamais en matière d’organisation sociale ou politique, mais sa lucidité de malade restait d’une acuité extrême, au moins égale à celle de Jonas et plus douloureuse aussi, sans qu’un mot jamais n’en fût dit, tant le sentiment de l’inéluctable et la certitude intime de ce qui l’attendait le prenaient à la gorge quand il oubliait de s’oublier. 

     

    Et dire que ça va m’arriver. Et dire que c’est moi que ça vise. Et dire que c’est moi qui ne sera plus moi. Et dire, Jonas, que je ne serai plus là pour me pleurer avec toi.

     

    Ces deux-là eussent-ils été capables, pour autant, d’infléchir en quoi que ce soit les tendances mortifères de la foultitude ? Hélas on est prié de déchanter, sauf à considérer que c’est ailleurs que CELA se passe. 

     

    Le sable est sans parti, avait écrit le Tout Vieux Monod dans ses carnets, et Sam l’avait recopié à son usage, sur quoi Jonas l’avait transmis à son tour à Christopher qui l’avait répété à Lady Light. 

     

    Une ermite proche de Lady Light, précisément, au nom de Theresa Mancuso, avait noté sur un feuillet : « Ce dont nous avons désespérément besoin, c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».  

     

    C’est pourquoi Christopher, aussi n’en finissait pas de chercher de nouvelles chansons et de laver d’autres aquarelles.

     

    Jamais la réalité telle qu’elle est ne sera réductible à quelque statistique que ce soit, mais Christopher en aura joué comme de comptines ou de mantras, sans penser à bien ni à mal, comme lorsque Léa, à l’harmonium de la chapelle d’Anniviers, changeait de registre en lui souriant avec sa malice particulière de confidente d’éventuelles créatures ailées jamais fatiguées de son jeu de soufflets. 

     

    Reste à savoir de quoi Christopher aura réellement été le messager ? 

     

    Jonas en témoignera : cela fait partie du job que lui a confié le Romancier.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Peinture: Andrea del Sarto

  • Chemin faisant (24)

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    Paradiso. – En langue italienne Paradis se dit Paradiso. En langue italienne le nom du Tessin se dit Ticino. Le nom de Paradis et le nom du Tessin ne riment plus dans la langue  de Berlusconi, où le nom du Dio Denaro rime en revanche avec le mot ladro, désignant le voleur dans la langue de Rousseau.

    Notre paradis de limpidité a été sali dès l’apparition du mot PRIVAT aux rives du lac paradisiaque. Nos élans de petits baigneurs ont été stoppés par ce mot hideux : PRIVAT, qui ne rime pas mieux avec Ticino qu’avec Paradiso.

    Vergogna.jpgDio Denaro. – L’invasion massive a commencé par là. L’invasion massive dont on brandit aujourd’hui la menace en visant le seul straniero, l’étranger, qui ne rime pas toujours avec denaro, l’argent, l’invasion massive n’est pas celle du povero, le pauvre, qui ne rime jamais avec denaro, l’invasion massive est celle-là seule du Dio Denaro, ce dieu de l’argent des nantis se claquemurant derrière le mot hideux de PRIVAT, qui se dit PRIVATO dans la langue de ce stronzo, ce con de Berlusconi. L’invasion massive est celle du PRIVAT qui est plus qu’une légitime limite de vie privée : un mur, et plus qu’un mur : le bunker où se planque le Dio Denaro…

    Putti et putani. – Le nom de Tessin rime désormais avec celui de putain, mais nous sommes tous devenus des putains. Le nom des Ticinesi, les Tessinois qui furent jadis de bravi soldati, selon la chanson, rime avec celui des putti qui sont de petit baigneurs peints dans le lac bleu des cieux voûtés des églises du Tessin, dont le nom rime avec celui de tous les saints…

    Image : l’affiche hideuse du parti populiste UDC.

     

  • Ceux qui n'ont pas que ça à faire

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    Celui qui est overbooké de naissance / Celle qui ne te l’envoie pas dire ou ça se saurait au niveau timing/ Ceux qui maximisent leurs absences / Celui qui gère son burn out à la hausse / Celle qui délègue avant licenciement / Ceux qui se réseautent entre battants / Celui qui pare au plus stressé / Celle qui jette un froid sur la Hotline / Ceux qui sefont de la thune rien qu'à  y penser / Celui qui verrouille ses fenêtres de tir / Celle qui se démarque du manager viré / Ceux qui ont le marketing infus / Celui qui planifie sa retraite vingt ans à l’avance / Celle qui intègre le facteur plus du matériel humain / Ceux qui sont pressés d’en finir toutes affaires cessantes pour initier le tournant / Celui qui te traite de crise climatique au motif que tu les lui chauffes / Celle qui dit à son père pollueur que le système économique dominant et la planète sont en guerre et qui s’entend dire mais oui Naomi / Ceux qui se sont remplis les poches avec les retombées de l’ouragan / Celui qui se fait mal voir de sa belle-mère en pointant le fondamentalisme marchand de son beau-père dont il profite en tant que beau-fils / Celle qui prône le minimum pour tous au club de canasta où ses partenaires du mardi lui donnent raison / Ceux qui constatent que les orignaux du nord de l’Alberta sont en train de disparaître / Celui que déprime  la seule idée que les étoiles de mer soient menacées autant que les chauve-souris du Queensland / Celle qui se retient de pleurer sur la crise climatique vu qu’il faut que chacun économise sur l’eau / Ceux qui citent l’huile de coude au nombre des énergies renouvelables / Celui qui est chargé d’établir le rapport du Congrès où il doit certifier que le Congrès a eu lieu et qu’il y était / Celle qui de sommet en sommet a vu pas mal de palaces internationaux branchés bio / Ceux qui en tant qu’environnementalistes ont fait le tour des environs du Problème / Celui que la fonte des glaciers inquiète moins que le développement des moraines constructibles à court terme / Celle qui constate que le climat des relations entre les évêques psychorigdes et les jolis Brésiliens ne se réchauffe guère / Ceux qui n’y penseront même pas quand ce sera trop tard vu qu’ils n’y seront plus, etc.  

     

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de Tout peut changer, de Naomi Klein)

  • Chemin faisant (23)

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    Nocturnes. - Le banc à la fontaine du bout du village a été repeint, mais une couche de rouge ne suffit pas à effacer notre souvenir des baisers volés aux soirs de l’adolescence, à présent  il fait encore jour, un garçon fou de rap y gravera peut-être demain, au couteau à cran d’arrêt, Ti amo Luisa, mais dès la nuit revenue reprendront les chers murmures de l’adolescence, au paradis des premières sensualités, dans le vol effaré des noctuelles et des chauves-souris…

     

    Le Marseillais. – Il nous était permis, enfants, de tapoter les trois ventres du Marseillais se vantant de tout à nos veillées de la fontaine, mais de ses trois boules il se gardait de nous parler, enfants, alors que notre grand frère en partageait le secret tout en nous enjoignant de tapoter le bedon, faute de bossu sous la main pour nous porter chance – et sur les trois boules notre père concluait : bidon de Marseillais !

     

    Fumetti2.jpegRomances. – Les filles de l’été se repaissaient de feuilletons à l’eau de rose et les garçons  de fumetti, aux filles de l’été nos mères et nos tantes refilaient les derniers numéros de Nous Deux, et toutes cet été-là craquèrent pour les yeux bleus de Jean Sorel en beau meccano  qui en pinçait pour la fille d’un richeto, et l’histoire intitulée L’été fatal finissait par le crash en auto des deux amants après une première et dernière nuit qui faisait rêver les fanciulle de tous les âges - se non è vero è ben trovato...

    Photo JLK : le banc à la fontaine de Scajano, lieu de nos veillées d'enfance et d'adolescemce, 50 ans après...

  • Lecture panoptique (3)

     

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    À propos des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, de Philippe Jaccottet dans Une transaction secrète et d'Annie Dillard en son inépuisable Au présent. Autre révélation du recueil Halte sur le parcours, rassemblant les  poèmes de Samuel Brussell, à découvrir absolument...

    À La Désirade, ce dimanche 2 août. – En reprenant ce matin (il est 5 heures, ma bonne amie dort) la lecture des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, je tombe sur cette page du 11 mars 1916 dont je pourrais contresigner chaque mot, ou peu s’en faut, un siècle plus tard : 

    « La métaphysique vit non parce que les  hommes « ont envie » mais parce que l’âme elle-même est métaphysique.

     

    Vasily_Rozanov.jpgLa métaphysique est soif.

     

    En vérité elle ne tarira pas.

     

    C’est la faim de l’âme. Si l’homme savait tout « jusqu’au bout », il s’approcherait du mur (de sa compétence) et dirait :« Là il y a quelque chose » (derrière le mur).

     

    Si devant lui tout s’éclairait, il s’assiérait et dirait : « je vais attendre ».

     

    L’homme est infini. Son essence même est l’infinitude. Et la métaphysique sert à exprimer cette infinitude.

     

    « Tout est clair ». Il va dire alors : « Eh bien, je veux de l’obscur »

     

    Au contraire tout est sombre. Il va hurler : « J’ai soif de lumière. »

     

    L’homme a soif « d’autre chose ». Inconsciemment. Et c’est de là qu’est née la métaphysique.

     

    « Je veux jeter un coup d’oeil de l’autre côté. »

     

    « Je veux aller jusqu’au bout. »

     

    « Je mourrai. Mais je veux savoir ce qu’il y aura après la mort. »

     

    « Interdit de savoir ? Alors je vais m’efforcer de voir en rêve, d’imaginer, de deviner, d’écrire là-dessus un poème. »

     

    Oui. Des vers. Eux aussi sont métaphysiques. Les vers, le don de la poésie, ont la même origine que la métaphysique.

     

    L’homme parle. Il semblerait que c’est assez. « Dis tout ce que tu as à dire . »

     

    Soudain il se met à chanter. C’est la métaphysique, l’esprit métaphysique. »

     

    Unknown-2.jpegJe me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans. « Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ, assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, cette page que je viens de lire en est la réponse : à cause de cette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cette musique, en moi, de l’âme du monde.

     

    Dillard.jpgRozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages est incomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus poète que le penseur russe. Mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence, dont Teilhard voyait l’incandescence.  

    Je lisais l’autre jour Une transaction secrète de Philippe Jaccottet, rassemblant les écrits de celui-ci sur les poètes, et là aussi j’ai été saisi par la poésie profonde, vivante, précise, minutieuse, aimante, de ces multiples approches, plus pénétrantes les unes que les autres, qu’il s’agisse des formes sublimées de Maurice Scève ou de la seconde naissance vécue par Hölderlin, de sa rencontre d’Ungaretti ou du retour à la lumière de Rilke, entre tant d’autres modulations de l’expérience poétique ou « métaphysique », jusque chez de supposés matérialistes purs à la Francis Ponge. 

     

    Jaccottet18.jpgIl n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, comme Dimitri s’y empêtrait, alors que Czapski y échappait. 

    Annie Dillard, comme Simone Weil, est une grande voyageuse à tous les sens du terme, mais qu’elle parle sciences naturelles ou tradition hassidique, formation des déserts ou scandale des malformations de naissance, par exemple chez les nains à tête d’oiseau, toujours elle retrouve cette intonation que Rozanov dit métaphysique, où la tendresse le dispute au refus de s’abaisser ou de résoudre les contradictions par la prétendue Raison.

    La platitude de la critique universitaire actuelle, ou l’insane piapia à quoi se réduit de plus en plus le zapping culturel des médias, se reconnaissent à cela : plus trace de poésie, plus d’attention réelle, plus de chaleur, plus d’abandon généreux, plus rien que de l’habileté mécanique et répétitive, plus rien que de l’idéologie maquillée en prétendue science, plus rien que des mots d’ordre de pions policiers ou des formules publicitaires à la retape du tout est fun

    Une page de Philippe Jaccottet, une page d’Annie Dillard, une page de Vassily Rozanov et tout devient plus clair - sans renier l’obscur, tout devient plus réel et lumineux. 

    °°° 

    Et ce soir, descendant en voiture sur Les Avants, avec les chiens, direction le Sapin Président se dressant sur l’autre versant du val suspendu, j’entends, à la radio romande, le correspondant à Jérusalem Charles Enderlin, au seuil de la retraite, parler du présent et de l’avenir probable d’Israël, avec une lucidité pessimiste qui semble exclure l’espérance de deux Etats et présager la probabilité d’un seul pays dans lequel les Palestiniens seront de plus en plus nombreux et voteront tandis que les jeunes Israéliens feront de moins en moins d’armée sous des prétextes de plus en plus religieux, avec une bombe atomique à la cave et la bénédiction des States à la rabbinocratie – enfin cela c’est moi qui l’ajoute...

    Mais j’en reviens à la poésie, à savoir la vraie réalité. Non la poësie éthérée plus ou moins spiritualisante qui a, leplus souvent, détourné la littérature romande de la réalité  réelle, mais à la musique pensante qui traduitle plus-que-réel de notre présence au monde. 

    Unknown-7.jpegRozanov est le grand poète de l’intimité, taxé de pornographie parce qu’il parle du sexe comme personne, d’antisémitims parcequ’il aime le judaïsme comme aucun chrétien, ou d’anti-christianisme pour safaçon d’accuser le Christ d’avoir stérilisé le monde. Rozanov mélange tout enécrivant n’importe où pour s’exprimer plus immédiatement (il écrit parfois surla semelle de ses souliers, au bord de la rue des prostituées), comme AnnieDillard mélange tout, réfléchissant à la nature du Mal en visitant les lieuxsaints de Jérusalem ou s’interrogeant sur l’innocence d’un Dieu qu’on dit compatissant et qui semble plutôtimpuissant à outrance, faible et peut-être divin à proportion de cettefaiblesse. Quant à Philippe Jaccottet, il mélange tout à sa façon plus épurée, lumières de Grignan et baroquisme de Gongora, Thomas Mann en traduction dont les propos sur Nietzsche n'en finissent pas de m'éclairer, le silence Morandi et Mandelstam en résonance... 

    SB-©-M.-Aznavour-200x300.jpgEnfin, de retour à La Désirade et retrouvant ma bonne amie et mes livres, j’ouvre le recueil de poèmes intitulé Halte sur le parcours, après avoir découvert en Samuel Brussell un poète qu’on peut dire aussi « métaphysique » dans ses épiphanies voyageuses, comme un Joseph Brodsky ou un Adam Zagajewski, et dont je recopie ce morceau daté de mars1980, à New York, sous le titre d' À un poète de langue russe.

     

    « Comme la mouche sous le verre, le souvenir

    est prisonnier, l’instant est retenu dans sa 

    valve, immobile. Une rencontre. La neige

    amassée en lourdes plaques sur les briques.

    La flèche de l’île perce les eaux du fleuve.

    J’en ignorais le lieu, vaste cité, l’époque,

    la marque d’une décennie. Baie éclatée, 

    intérieur contenu d’une salle de café.

    Dialogue sur le fil d’une langue commune.

    Villes et fleuves lointains s’ntrelacent. Sonœuvre

    appartient à l’écriture cyrillique,

    sa foi a revêtu les soies des Evangiles.

    D’exil, sa mémoire amplifie les espaces

    vécus, sa propre voix s’insuffle un sonnouveau,

    elle se libère de son parcours, champs demiroirs,

    fouettée, recréée de son propre sujet. »

     

    La découverte d’un poète, chez l’éditeur du Feu noir  de Rozanov (SamuelBrussell est le fondateur des éditions Anatolia), et proche qui plus est de Brodsky que je lisais en novembre dernier sur les Zattere de Venise,  et d’Adam Zagajewski, qui écrit de la poésie comme je l’aimerais et pas autrement – tout cela devrait non seulement m’enchanter mais me surprendre, et puis non, et puis oui puisque tout me surprend et m’enchante dans la présence irradiée de ce dimanche.

    Vassily Rozanov. Dernières feuilles. Editions des Syrtes, préface de Jacques Michaut- Paterno.

    Philippe Jaccottet. Une transaction secrète, Lectures de poésie. Gallimard.

    Annie Dillard. Au présent. Christian Bourgois.

    Samuel Brussell. Halte sur le parcours. La Baconnière, août 2015.

  • Cantique suisse

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    Contre les détracteurs de la Suisse et contre les chauvins à la gomme. Où il est permis de donner à manger au drapeau vu que c'est le 1er août.

     

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre
    : - Je t’ai vu bien colère, tout à l’heure…
    Moi l’un : - Je l’étais furieusement !
    Moi l’autre : - C’est ce journal gratuit, qui mérite plus que jamais ce titre, qui t’a mis dans cet état ? Cette double page déclinant les 20 raisons d’être fier de la Suisse ? Cet étalage de vacuité et de conformisme ?
    Moi l’un : - C’est cela même, compère. Je sais que j’ai tort. Je sais que c’est faire trop de cas de rien, mais c’est plus fort que moi : la bêtise me tue.
    Moi l’autre : - À vrai dire je te comprends. Et d’abord cette fierté…
    Moi l’un : - Tu te rends compte : nous devrions être fiers de notre Heidi, fiers de notre fromage rassembleur, fiers de notre eau si pure et fiers de notre Roger Federer ! Tous ces possessifs m’atterrent. Et ces poncifs ! C’est en somme du Moix à l’envers, mais ça reste aussi réducteur et débile. Le bas bout du chauvinisme.
    Moi l’autre : - Cette idée du « fromage rassembleur » est pire, en fait, que les pires accusations d’Yann Moix. Un véritable autogoal ! Levez-vous mes frères : entonnons l’Hymne à la Gomme ! Mais pourquoi ne pas en rire, compère ?
    Moi l’un : - Parce que cette notion de fierté me semble absolument imbécile et que l’imbécillité ne m’amuse pas.
    Moi l’autre : - C’est vrai qu’on se demande en quoi nous sommes pour quoi que ce soit dans la pureté de « notre » eau ou dans le talent de « notre » Federer.
    Moi l’un : - En fait, dès que la prose de Moix s’est répandue dans les médias, les cris d’orfraie des « bons Suisses » et les appels à l’interdiction de La meute, son livre à paraître, m’ont paru du même tonneau de bêtise…
    Moi l’autre : - Donc tu n’es pas fier d’être Suisse ?
    Moi l’un : - Pas plus que je n’en suis honteux. D’abord parce que je n’y suis pour rien, ensuite parce que je trouve appauvrissant de réduire telle ou telle réalité, infiniment intéressante, mythes compris, à des clichés vidés de toute substance au seul bénéfice de fantasmes vaniteux.
    Moi l’autre : - Quand tu parles de mythe, tu parles de Guillaume Tell ?
    Moi l’un : - Entre autres. Et fabuleux, de quelque origine qu’il soit. Le plus comique, évidemment, serait d’être fier d’un héros importé de Scandinavie. Mais on peut se reconnaître dans la geste importée et réinterprétée, que Schiller l’Allemand célèbre et dont les multiples avatars ont fait florès du Vietnam en Amérique du Sud, comme l’a raconté notre ami Alfred Berchtold. Encore un livre à conseiller au pauvre Moix… également paru chez la mère Zoé.
    Moi l’autre : - À propos de celle-ci, dans la foulée, on pourrait aussi indiquer à Yann Moix la piste des Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg. Dans le genre anti-mythes…
    Moi l’un : - Tout ça pour dire qu’on peut aimer la Suisse et ses habitants sans en être fier pour autant, et trouver sa réalité, son système politique, ses us et coutumes, sa conception du contrat, son expérience multiculturelle et plurilingue, ses artistes et ses écrivains, ses inventeurs et ses clowns, aussi intéressants que les particularités de toutes les régions d’Europe dont elle reste une espèce de laboratoire, sans en être…
    Moi l’autre : - Et Jean Ziegler là-dedans ?
    Moi l’un: - C’est devenu un ami quand j’ai découvert, dans son Bonheur d’être Suisse, combien son combat était lié à la révolte que lui inspirait une certaine Suisse assurément hypocrite, pillarde sous ses dehors vertueux. Il m’est arrivé de critiquer violemment ses positions, je me suis moqué publiquement de son rôle dans la défense du prix Khadafi des droits de l’homme, mais j’aime qu’il me dise que sa grand-mère démocrate était plus révolutionnaire que lui, et j’aime la Suisse qu’il aime, j’aime sa francophilie et ses paradoxes existentiels, entre candomblé et christianisme social, j’aime qu’il baisse le nez quand je lui reproche d’abuser du papier à lettres de l’ONU, comme le faisait avant moi son père colonel, j’aime cet emmerdeur qui a du Guillaume Tell et du Grock en lui, enfin j’aime le rire de paysan bernois de ce fou de Jean…
    Moi l’autre : - Ta passion va d’ailleurs naturellement vers les fous…
    Aloyse.JPGMoi l’un : - De fait, le genre nain de jardin, petite villa bien alignée et désormais pourvue d’un jacuzzi, m’a toujours fait fuir, comme Robert Walser ou Charles-Albert Cingria fuyaient les tea-rooms. Et les plus fous: Adolf Wölffli génie d'art brut, Louis Soutter génie d'art visionnaire, Aloyse et ses gueules d'anges, et Zouc et tant d'autres...
    Moi l’autre : - Mais qu’as-tu contre le wellness pour sembler si colère à la seule évocation du jacuzzi ?
    Moi l’un : - C’est que le jacuzzi est devenu l’emblème de la nouvelle culture, dont la vocation première est de diluer tous les clichés. Je laisse Yann Moix et ses contempteurs savourer cette sauce suave désormais conditionnée en pack mondial payable par paypal…

    Soutter160001.JPGTrois artistes suisses des plus alignés: Adolf Wölfli le schizo, Aloÿse la timbrée et Louis Soutter le siphonné. 

  • Gayoum ben Tell

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    Rafik Ben Salah revisite notre mythe national qu’il « berbérise », avec la bénédiction de l’historien Jean-François Bergier. À relire un 1er août...


    On le sait : Guillaume Tell a fait le tour du monde. Le plus célèbre et (parfois) le plus controversé des Suisses, quant à son origine et à sa réalité historique, incarne par excellence le héros de la liberté et le résistant face à la tyrannie. Or il n’a pas fait qu’inspirer les poètes et les peintres européens : il a franchi les mers et les frontières culturelles, essaimant de Turquie aux Philippines et du Paraguay au Japon. Un formidable aperçu de ses multiples réincarnations fut établi il y a quelques années dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, de l’historien Alfred Berchtold, que son pair Jean-François Bergier avait précédé en 1998 avec un ouvrage plus strictement cadré sur la figure historique.

    C’est à partir de celui-ci que le conteur tunisien (devenu Suisse) Rafik Ben Salah a tiré une « véritable histoire » toute neuve et non moins fantaisiste, mais nullement gratuite. L’origine de notre héros y est située en Berbérie (où pousse la figue et le bois d’arbalète), et c’est un irrépressible Appel qui le fait traverser la Blanchemédiane (Méditerrannée) et remonter l’Erroun (Rhône) à vigoureuses brasses (tel Gargantua) avant d’arriver, comme Zorro, dans les monts et les vaux encaissés de notre Histoire, au pays de Hury (Uri) où les Hab’Zabour (Habsbourg) rustauds et libidineux persécutent les honnêtes Helvètes. A préciser que c’est une Munia d’origine suisse, descendante de l’historien al-Tschudy, qui raconte l’histoire à ses amies arabes dans un sabir irrésistible mêlant dialectes alémaniques et maghrébins…
    « C’est mon ami l’éditeur Slobodan Despot qui m’a donné envie de parler de la Suisse d’une manière décalée», explique Rafik Ben Salah. Dans La mort du Sid, son précédent roman, le personnage de Moudonnia apparaissait déjà, incarnant une Maghrébine d’origine suisse, qui devient ici Munia. «Cette fois, ce sont les femmes qui tiennent le crachoir. Je le leur devais bien, car ce sont elles qui ont rempli mon enfance de leurs contes. Dans les histoires que j’ai entendues, le personnage de Samson se rapprochait un peu de Guillaume Tell par sa capacité de rébellion et sa force invincible. Par ailleurs, notre tradition populaire est attachée au personnage de Goha, qui tourne en dérision l’arrogance ou la bêtise des puissants.»
    Dans La véritable histoire de Gayoum ben Tell, la conteuse Munia qui choque un peu ses interlocutrices arabes par sa propre liberté de pensée et de moeurs, remarque que si Gayoum a quitté la Berbérie, c’est sûrement pour trouver une terre plus tolérante. La malice de l’auteur, qui apparaît lui-même sous le pseudonyme d’Ibn Sallaz, renvoie à son propre exil en Suisse: « De fait, j’ai quitté mon pays pour échapper au triple poids de la tradition, de la religion et de l’oppression politique».
    Lui fera-t-on le reproche, comme un de ses collègues profs, de nous « voler » notre héros national ? Tout au contraire : c’est par affection pour son pays d’adoption que Rafik Ben Salah a imaginé l’histoire de Gayoum, qui vise à illustrer aussi que l’aspiration à la liberté est commune au monde entier. Et la farce ravit les uns et les autres, qu’ils soient Helvètes ou Arabes. Se faisant plus sombre lorsqu’on évoque l’évolution de son pays, Rafik Ben Salah s’exclame : « Bien sûr. Il nous faudrait un Guillaume Tell, mais pour l’instant le régime s’entend à neutraliser en douceur toute opposition ! C’est pourquoi je m’efforce de sensibiliser mes collégiens à leur chance extraordinaire de vivre dans un pays qui a su acclimater les cultes et les cultures les plus divers, dont on ne connaît pas assez l’histoire… »


    7219af71a8e7249e224e7a4e5f6745e1.jpgRafik Ben Salah. La véritable histoire de Gayoum ben Tell. Xénia, 139p.


  • Ceux qui tournent en rond

    Amarres.jpgCelui qui sourit sous cape quand il entend dire de lui qu’il suit un Chemin / Celle qui s’obstine à avancer dans la nuit noire au fond de laquelle elle croit savoir une fourmi noire sur une pierre noire / Ceux qui tapent sur le ciel à coups de masse en espérant voir de l’autre côté / Celui qui avance sans même penser que qui n’avance pas recule / Celle qui dit en fixant la dame en noir dans le miroir : pense te voir ! / Ceux qui s’arrêtent un instant pour constater que les vagues océaniques effritent les coraux puis reprennent leur chemin le long des falaises de Pitcairn dangereuses par brouillard/ Celui qui sait que le sable noir procède de la lave et non de la bave du taureau qui n'atteint point la blanche palombe / Celle qui suivrait volontiers les gazelles de Gobi si elle avait des ailes / Ceux qui découvrent un rhinocéros du tertiaire dans les sables du désert dont les tempêtes provoquent de l’électricité statique comme chacun sait / Celui qui aappris par le télescope spatial Hubble qu’il y a environ neuf galaxies par être humain soit quatre vingts milliards de galaxies abritant au moins cent milliards de soleils/ Celle qui rappelle à sa sœur Suzanne faiseuse de chichis que la Voie Lactée contient quatre cent milliards de soleils / Ceux qui estiment que chaque grain de sable contient un Bouddha et chaque Bouddha un désert vivant / Celui qui découvre ce matin que les Troyens avaient la plus haute idée de leur personne avant de disparaître comme nous disparaîtrons après trois p'tits tours et puis s’en vont / Celle qui se dit « en recherche » même quand elle trouve le temps long /Ceux qui se tiennent chaud sur terre comme au ciel quand il fait beau / Celui qui va d’un bon pas Dieu sait sûrement pas où / Celle qui a branché son GPS sur éternité avec arrêt buffet à la Closerie des lilas / Ceux qui font un enfant dans le dos à l’éternel retour, etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui dramatisent

     

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    Celui qui affirme que tout est fichu au dam de sa bicyclette lui répondant qu’il parle pour lui / Celle qui voit de l’orage dans le désespoir quand sa vieillesse ennemie menace de lui filer un alexandrin / Ceux qui font des montagnes noires avec des souris blanches / Celui qui te reproche de le noircir sur Facebook sans comprendre ce qu’est un compliment déguisé / Celle qui voit partout des étrangers dans l’abri souterrain /  Ceux qui prétendent que rien n’a jamais été pire faute d’avoir lu Juvénal qui voyait la Rome de son temps plus glauque que le Bronx à Babylone / Celui qui prétend que la vie au Néolithique était plus douce avec les dinos apprivoisés et les glaciers à la crème / Celle qui à la première pluie succédant aux canicules se voit déjà la mousson sur le jardin / Ceux qui se livrent à des concours de la pire nouvelle avant l’heure du karaoké / Celui qui lit du Cioran à doses homéopathiques / Celle qui pense que les Chinois reniflent parce qu’elle a le rhume / Ceux qui annoncent l’invasion des Russes en fin d’après-midi / Celui qui annonce son décès probable à ses jolies employées en précisant que ce n’est pas grave / Celle qui ne voit pas le piano trépigner dans son paddock sans quelque inquiétude typique des  âmes sensibles / Ceux qui pensent qu’avec l’évolution les femmes arabes vont porter le bouc / Celui qui pensant au pire est souvent déçu en bien / Celle qui a la folie des glandeurs / Ceux qui qu’on traite de Cassandre et qui le prennent si mal qu’ils en tirent les plus sombres prédictions / Celui qui intitule Your Happy End son nouveau centre funéraire tout confort / Celle qui rappelle à son neveu William qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Ceux qui ne font pas un tram de leur désir,etc.  

    Peinture: Basquiat.

  • L'enfant mystérieux

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    Tous les personnages de ce roman ont connu Christopher, soit pour l’avoir rencontré, soit pour en avoir entendu parler par les précédents. Les premiers seuls savent de quoi ils parlent, et d’abord parce que la première question qu’ils se sont posée en sa présence muette les renvoyait à eux-mêmes.

    « Qui es-tu, toi qui me regardes ? » était, de fait, la première question que Christopher posait de son seul regard à quiconque se trouvait pour la première fois en sa présence, et dans cette seule présence se dissolvait toute réponse.

    Simplement Christopher regardait la personne qui se trouvait devant lui, et la personne s’identifiait elle-même et, le plus souvent, se souriait intérieurement tout en se demandant qui était Christopher ?

    Est-ce à dire que Christopher fût une sorte d’angélique illuminé ou de passager inspiré des interzones ? Chacun en décidera à sa guise.

    Cécile aura surtout apprécié le voyageur attentif et le conteur à dormir debout ; Chloé, le tendre aquarelliste des sentiments ; Léa et Rachel, le compatissant ; Olga, le seul lecteur, avec Jonas, qui eût jamais lu en elle – chacune et chacun le décrivant à sa ressemblance.

    Jonas, qui avait mémorisé des milliers de sentences utiles ou belles, et qui fut à maints égards l’instituteur de Christopher, comme le vieux Sam avait été le sien, trouva cependant en Christopher une mémoire plus profonde et pénétrante que la sienne, essentiellement constituée d’empilements de faits dont la superposition des strates irradiait.

    Comme s’il parlait en langue, à la manière des prophètes anciens et très barbus, Christopher, par exemple assis à la terrasse ensoleillée de chez Hans en Grietje, non loin du grand musée rose irradié par la lumière de Van Rijn et compagnie, les yeux mi-clos et souriant à Jonas qui avait tenu, cette année-là, à lui montrer le bleu de Delft et le brun de certain café amstellodamois, avait murmuré d’une traite : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Seize millions d’entre nous vivent au Caire. Douze millions gagnent leur vie en pêchant à bord d’une petite embarcation. Sept millions et demi d’entre nous sont ouïghours. Un million d’entre nous travaillent à bord de chalutiers frigorifiques. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour »...

    (Extrait d'un roman en chantier)

    Peinture: Rembrandt, autoportrait.