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Livre - Page 89

  • Dans la main du géant

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    Une lecture de La Divine Comédie (32)

    Chant XXXI. Le puits des géants. Nemrod et Antée, qui dépose les voyageurs au fonds du puits. Samedi saint, 9 avril 1300 entre 3 et 4 heures de l’après-midi.

    Dans une espèce de brouillard fantastique qui n’est ni du jour ni de la nuit, la descente infernale se poursuit pour Dante et Virgile, qui entendent tout à coup le son d’un cor puissant, « si fort qu’il eût couvert le tonnerre même », aussitôt comparé au fameux olifant de Roland à Roncevaux, et qu’un géant tient en bouche avant d’accueillir les compères au bord du puits où la moitié de son corps disparaît.

    Et tout alentour, que de tours ! 

    Plus précisément : autant de géants évoquant les tours de quelque cité médiévale (une allusion en passant est d’ailleurs faite à Montericcione, non loin de Sienne, mais aujourd’hui San Gimignano ferait meilleure image), et c’est du joueur de cor qu’il va s’agir d’abord, en lequel on identifie le très illustre Nemrod, dont les premiers mots adressés aux voyageurs laissent ceux-ci baba tant ils relèvent du volapück à bribes arabo-hébraïques de consonance :« Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Rien de gratuit en cela pour autant, car ce géant-là, Nemrod donc de son nom, tout fort qu’il soit au cor, est désormais condamné à baragouiner: « Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Nemrod en effet, fils de Cham et donc petit-fils de Noé, mais également roi de Babylone et maître chasseur, est surtout l’initiateur du démentiel projet de la Tour de Babel, figure par excellence de l’humaine vanité défiant le divin orgueil. 

    Pour avoir voulu toucher le ciel au pilote monoglotte, Nemrod a fâché celui-ci et préparé la fortune future des écoles de langues. Bref, on achoppe ici à l’un des plus grands mythes erratiques (à ne pas confondre avec les mythes errants) associés aux fondements du langage et des idiomes variés, espéranto compris, que l’humour de Dante résume en une formule dont aucun dantologue ni aucun imam talmudéen ne percera jamais le sens : Raphèl mai amècche zabi almi.  Macché !

    Or passons vite sur le costaud suivant, genre bodybuilder  d’enfer, au nom d’Ephialte et au passé de fort à bras abusant des stéroïdes au point de devenir à lui seul une arme de destruction massive, désormais enchaîné pour lui apprendre à rouler les mécaniques, pour atteindre un autre géant au nom plus familier et prestigieux d’Antée, fils de Neptune et de notre mère la Terre, donc un peu notre demi-frère en plus baraqué et qui va prendre les choses en main au figuré et au propre puisque c’est au creux de sa paume, « tout doucement », que les deux poètes vont descendre dans l’abîme qui dévore Lucifer et Judas…

    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Version bilingue, traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

     

    Peinture: William Blake.

  • Grass le géant, le génie, le gêneur

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    C’est un immense écrivain et un artiste non moins talentueux qui s’est éteint hier à Lübeck en la personne de Günter Grass, à l’âge de 87 ans. Visionnaire de génie, il fut aussi un polémiste redoutable et souvent honni dans son pays. Le Prix Nobel de littérature avait consacré son œuvre en 1999.

    La vie et l’oeuvre de Günter Grass, comme celles d’un Garcia Marquez, son exact contemporain, sont indissociables des tragédies qui ont marqué le XXe siècle. C’est particulièrement évident pour Grass, né à Dantzig le 16 octobre 1927, de parents épiciers mêlant leurs origines germaniques et polonaises. Enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, le jeune Günter fut intégré de force, à 17 ans, dans une division de Waffen-SS sous l’uniforme desquels, sans avoir tiré une balle, il sera fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946. Affirmant n'avoir eu connaissance des horreurs perpétrées par le nazisme qu’à la faveur des révélations du procès de Nuremberg, le jeune homme, également éprouvé par la découverte de drames familiaux (sa mère et sa sœur ayant  été violées par des soldats de l’Armée rouge), tentera de se reconstruire avec ce qu’il dira plus tard « le poidsde la honte ». 

    Après des études d’arts plastiques, Günter Grass  aborda l’écriture avec un premier roman dont la publication, en 1959, lui valut une immédiate célébrité, bientôt mondiale. Considéré comme son chef-d’oeuvre, LeTambour fera l'objet d'une adaptation cinématographique,vingt ans plus tard, par Volker Schlöndorff. Nouveau triomphe mondial :  Palme d'or à Cannes et Oscar du meilleur film étranger à Hollywood.

    Une œuvre profuse

    Si Le Tambour, comme Cent ans de solitude dans l’œuvre deGarcia Marquez, ou La visite de laavieille dame de Friedrich Dürrenmatt, représente le noyau rabelaisien de l’œuvre de Günter Grass, celle-ci connaîtra de multiples autres percées dans les genres les plus divers. 

    Paraboles évoquant la monstruosité de l’Histoire, Le chat et la souris (1961) raconte les tribulations du jeune Mahke, orphelin enrôlé dans les Jeunesse hitlériennes et chef de meute d’une bande de Dantzig, alors que Les années de chien (1965) évoquent une lignée canine dont Prinz, l’un des descendants, est offert à un certain Adolf. À chaque fois, les thèmes de la culpabilité, de la banalisation du mal et de la responsabilité collective réapparaissent sur fond de chaos où survivent des êtres  marginaux, souvent déclassée ou vaincus. 

    Du Turbot, inspiré par une fable médiévale et raillant la prétendue suprématie  des mâles, à La Ratte, marquant le retour d’Oscar le nain à l’ère du nucléaire,  le conteur truculent se fait à la fois moraliste. 

    Mais l’oeuvre de Günter Grass est aussi une vaste chronique, souvent polémique, des année de l’après-guerre allemand, où son expérience de militant de gauche, compagnon de route de Willy Brandt (comme le raconte son Journal de l’escargot) ou, plus récemment, de pacifiste proche des altermondialistes, nourrit un constant débat contradictoire, de la guerre au Vietnam aux temps actuels marquée par la réunification, l’Allemagne d’Angela Merkel ou le sionisme d’Israël, notamment. Enfin un brassage à caractère de plus en plus autobiographique caractérise, toujours à contre-courant, le très controversé et assez brouillon Toute une histoire (1997),  le panoramique et passionnant Mon siècle (1999) ou la poignante remémoration de  Pelures d’oignon (2007), où le vieux lutteur n’en finit pas de ferrailler comme un jeune fou refusant de grandir…

     

    Un Tambour à réveiller les morts

    Plang, pling, pleng, rapatapleng : mais ça va bientôt cesser ce ramdam ? Plus de cinquante ans que ça dure ! Plus de cinquante ans que ce gnome nous tanne la peau de ses baguettes ! Pas moyen de dormir avec ça !

    On était en 1959, on avait fait le ménage en Allemagne, on avait recouvert les ruines d’une belle nappe de propreté, et voici que l’énergumène se pointe avec son Blechtrommel, comme ça se prononce, à nous fixer de ses yeux de  faïence bleue. Et voilà que, vingt ans après, le morveux saute du papier et remet ça sur l’écran : plang, pling, pleng, rapatapleng. 

    Or voici que  le temps passe et que Grass trépasse, mais Oscar n’en démord pas, qui nous fixe avec les yeux de David Bennent. Refus de grandir, et pas demain qu’on vous laissera dormir !

    Et depuis lors, Oscar n’aura pas grandi, ni Günter à ce qu’il semble avec son tapage tous azimuts  à tout casser. 

    Or est-il retombé en enfance en continuant de tout critiquer, de l’Allemagne réunifiée à la politique d’Israël ? Et ses aveux tardifs, et la honte qu’il disait éprouver de ses jeunes années : n’était-ce pas sénilité ? Preuve que tout ce qu’il avait ressassé n’était que battage de tambour ?

    Tous comme un seul alors : haro sur l’enfant demeuré, les Vertueux ont réclamé le silence. Qu’il rende donc son Nobel, hochet pas mérité ! Et qu’il nous fiche enfin la paix. Qu’il nous laisse pioncer du sommeil du Juste.

    Mais rien à faire, quitte à réveiller les morts, Oscar et David, et Günter, et Volker remettent ça : plang, pling, pleng, rapatapleng !

    (Cet article est à paraître dans l'édition de 24 Heures du 14 avril)

     

  • Lecture du monde

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    À propos de l'Atlas d'un homme inquiet de Christoph Ransmayr. LE grand livre de ce printemps. Premières notes au vol... 

     

    Evoquant la  tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui m’évoque toute la Grèce de tous les temps  sous le ciel des Cyclades : DSC_0691.JPG« À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poète anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtiètre de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    °°°   

    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule fameuse:« J’étais là, telle chosem’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de toutson long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes deSéville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissmeent nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et  c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rouge aubord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiéreux où jeme tenais caché »,  « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts »,  « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant del’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe…  

    °°°

    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de Terre de Feu  de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison, ou des tas de comparaisons et de relances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant d’autres  se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant comme aucun autre le projet d’une géopoétique traversant les temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya."

     

    Unknown-3.jpegChristoph Ransmayr. Atlas d'un homme inquiet. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 457p.

     

  • Cabu en Chine

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    Après la Russie et le Japon, Cabu avait sillonné villes et campagnes chinoises avec le journaliste Pierre-Antoine Donnet. Résultat: un passionnant reportage dessiné! Souvenir d’une bonne rencontre, 15 ans avant l’infâme attentat du 7 janvier dernier…

     

    Qu'elle fascine ou qu'elle effraie, la Chine est aujourd'hui le pôle de toutes les curiosités, qu'encourage évidemment sa politique d'ouverture et d'accueil. Après de terribles années, notamment marquées par l'atroce famine de 1958 à 1960 (qui tua quelque 30 millions de personnes) et par les dix années de terreur et de turpitudes de la Révolution culturelle (de 1966 à la mort de Mao), les réformes progressives ordonnées sous le règne de Deng Xiaoping ont permis un extraordinaire essor concrétisé, entre 1979 et 1999, par un taux de croissance moyen de 9,8% par an.

     

    «A l'échelle d'un pays de 1,2 milliard d'habitants, commente Pierre-Antoine Donnet, correspondant de l'AFP à Pékin pendant sept ans, il s'agit d'une dynamique d'une force énorme, unique au monde, que bien peu d'observateurs avaient prévu.» 

     

    Comme on le sait aussi, ce vent de libéralisme ne va pas sans énormes nuisances (construction chaotique, corruption à grande échelle, pollution monstrueuse), et la démocratisation politique n'en est qu'à ses balbutiements dans le dernier pays à maintenir un goulag où croupissent encore de 5 à 10 millions de prisonniers. 

     

    Toutes choses connues dans les grandes lignes mais qui valaient d'être racontées par le détail, comme s'y emploie Cabu dans un passionnant reportage dessiné, réalisé au fil de quatre voyages récents (de 1997 à 1999) avec la complicité précieuse (il parle à la fois japonais et chinois!) de Pierre-Antoine Donnet. 

     

    «Ce qui m'a attiré en Chine, m’explique Cabu, ce sont les gens. Avant même les paysages, parfois magnifiques, les gens m'ont attaché à la Chine et m'y ont fait revenir. J'ai trouvé les Chinois plus drôles et plus chaleureux que les Japonais, et la Chine bien moins triste que la Russie. A chaque fois que je me mettais à dessiner, dans la rue ou n'importe où, je me voyais entouré de Chinois hilares. Pour un dessinateur, le spectacle de la rue est d'ailleurs formidable: un enchevêtrement digne d'un maître à la Dubout! Puis m'a frappé la bonhomie de ce peuple. A Paris par exemple, les encombrements de vélos provoqueraient des empoignades, alors qu'il n'en est rien à Pékin. Aussi, j'ai été sensible au début de démocratisation qui s'opère dans les quartiers, avec des associations qui s'organisent et se défendent, où les femmes jouent souvent un rôle moteur.» 

     

    Le regard d'un reporter

    Si Cabu se défend de voyager «sur note de frais» pour son éditeur ou un journal («ce sont mes vacances, et j'y suis allé avec mon épouse,comme un touriste ordinaire»), il n'en ramène pas moins une matière de forte densité journalistique, alimentée autant par ses contacts sur place que par ses observations et les connaissances de Pierre-Antoine Donnet. 

     

    Tandis que celui-ci expose, posément, les données de la réalité chinoise contemporaine, Cabu «fixe» d'innombrables scènes à la fois vivantes et hautement symboliques, touchant à l'urbanisation à outrance ou au gavage du fils unique (une institution), au chômage (plus de 100 millions de sans-emploi) ou au statut comparé des SDF de Canton (derrière des grilles) ou de Hongkong (à la rue), à la valse matinale ou aux bourses de quartier. 

     

    Nullement bornés à l'anecdote, les dessins de Cabu, accompagnés de brèves notes informatives ou caustiques,valent maintes explications circonstanciées.«Avant de me pointer en Chine, j'avais pris des contacts avec des gens qui puissent m'informer, tel ce Chinois de culture française qui a participé à l'implantation des 71 succursales de Carrefour. Sur place, nous avons rencontré des journalistes et l'institution obligatoire du guide est elle aussi appréciable, qui donne la vision chinoise. L'un d'entre eux était un ancien garde rouge, et sa langue n'a pas tardé à se délier...»

     

    L'argent en cartes

    Jamais attiré lui-même par le maoïsme («je suis bel et bien un soixante-huitard, mais écolo de la première heure»), Cabu constate sans pavoiser que le seul modèle qui fonctionne actuellement en Chine est celui du libéralisme. «On peut être contre, mais il n'empêche que les Chinois reviennent de loin et que c'est un peu facile de leur reprocher de courir après le confort dans lequel nous trônons depuis longtemps. L'ennui, c'est qu'ilss vont sûrement faire toutes les erreurs que nous avons faites...» 

     

    Parallèlement aux intéressants aperçus de Pierre-Antoine Donnet sur l'emballement de l'économie et le fossé croissant séparant la société civile du pouvoir, Cabu relève, en marge d'un dessin figurant le repaire pékinois de la Nomenklatura, que 56 millions de Chinois «seulement» ont leur carte du parti. Et de conclure que «c'est le meilleur viatique pour faire des affaires», en relevant que tous les hôtels de luxe réservés aux étrangers sont dirigés par des militaires, très lancés eux aussi dans le nouveau business...

     

    Les derniers «cocos»

    Un autre dessin de Cabu, représentant deux gradés communistes dans le train de Shanghai à Qufu, renvoie à une rencontre quePierre-Antoine Donnet raconte plaisamment, relevant l'insolence de la «question qui fâche» de Cabu rapport à la démocratisation et au multipartisme, appelantcette réponse : «Dans la situation présente, ce n'est pas possible et il n'y a que le Parti communiste pour diriger la Chine. (...) Personne en Chine ne veut de cela. (...) A mon avis tout à fait personnel, je crois que la démocratie, ce n'est pas pour la Chine.»

     

    «J'ai l'impression que nous avons rencontré là les derniers cocos de Chine», s'exclame Cabu quand on lui rappelle cette rencontre. «On se fait souvent, du peuple chinois, l'image d'une fourmilière, mais je crois que c'est faux. J'ai le sentiment que la Chine a moins été touchée par le communisme que la Russie, et que les Chinois sont moins collectivistes que les Japonais»...

     

    Le commentaire d'un de ses dessins le proclame d'ailleurs au tout début de son livre: 1250 000 000 de Chinois individualistes... 

     

    Couv_47843.jpgCabu et Pierre-Antoine Donnet, Cabu en Chine.Seuil, 235p.

     

    (Cet article a paru le16 juin 2000 dans le quotidien 24 heures)

     

  • Mémoire vive (85)

     

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    À La Désirade ce 1er avril. – Je me dis ce matin que je devrais tout faire en sorte de retrouver et préserver ma belle humeur. Toute forme de hargne à éviter. Question d’hygiène. Bien plutôt pratiquer l’ironie, ou l’humour pince-sans-rire à la Philippe Sollers. Par rapport à un Michel Onfray, ainsi, Philippe Muray parle de « sinistre Homais », tandis que Sollers évoque un « sympathique philosophe », suivez mon regard... 

    Audiberti2.jpgCe samedi 4 avril. – J’étais en train de m’énerver, hier, sur les pages excessivement réductrice de Cosmos consacrées au temps, et plus précisément  à ce que Michel Onfray appelle le « temps mort », lequel serait celui de la société globalement nihiliste dans laquelle nous vivons, lorsque je ne sais quel ange m’a glissé L’Opéra du monde entre les mains, dont quelques pages du Prologue m’ont immédiatement sauté aux yeux par leur extraordinaire plasticité et leur fulgurante intelligence poétique, notamment sur ce thème, précisément, du temps et, plus important encore : sur la confrontation entre science et poésie. C’était la réponse miraculeuse, bonnement inspirée, qu’appelaient les pages si péremptoirement tendancieuses  du « philosophe », qui en arrive à proférer cette ineptie selon laquelle les trois livres du monothéisme constitueraient des écrans dressés entre nous et le monde réel, autant que « la plupart des livres ». Du coup me suis-je attelé à un Dialogue schizo qui me semble, lui aussi, une réponse sensée à ces énormités… 

    Neiges de Pâques

    (Dialogue schizo)

    images.jpegSur la lecture de Cosmos de Michel Onfray. De l’inanité de la pensée binaire. La réponse du poète dans L’Opéra du monde de Jacques Audiberti.

     

    Moi l’autre : - Tu ne le trouves pas grave courageux, JLK,de persévérer dans la lecture de Cosmos ?

    Moi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados ardents, relève de la même nigauderie mégalo.

    Moi l’autre : - Je te trouve sévère ce matin. C’est la neige qui t’énerve ? 

    Moi l’un : - Pas du tout ! D’ailleurs tu te rappelles le constat du poète : « Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe »…

    Moi l’autre : - Tu cites L’opéra du monde de notre cher Audiberti…

    Moi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système.Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne…Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »

    Moi l’autre : - Tu sais L’opéra du monde par cœur ?

    Moi l’un : - Tu crois que je faisais quoi, à douze ans, à l’âge où Michel Onfray lisait la Critique de la raison pure en BD ? Je cultivais mon jardinet candide…  

    Moi l’autre : - Et la suite, puisque aussi bien Onfray parle de notre perception altérée du temps ?

    Moi l’un : - Ah oui, le temps de la campanule et du bambou ! Ses pages délicieuses sur le temps biologique redécouvert par Michel Siffre dans son gouffre. Plutôt intéressant question docu, mais Audiberti prend la tangente irrécupérable : « L’été, nous ne l’apercevons bien qu’à travers la neige. La neige, sous le manteau d’une coutume en forme de loi, nous enseigne que l’hiver cherra comme elle choit pour laisser la place à la petite varice évidente à la guibolle des baigneuses du Mourillon. Pour jouir de l’hiver dans l’hiver et de l’été dans l’été, faudrait être glaçon ou lézard. Nous, nous-qui-sont-l’homme, notre destin, les philosophes s’énervent à nous le seriner, c’est de nous « projeter » sans cesse et de nous attendre,parfois en trépignant, à une courte portée de calendrier. Ainsi n’existons-nous jamais qu’en arrière et en avant »…

    Moi l’autre : - Tout ça tombe pile-poil ! C’est génialement la réponse du poète au prof de philo qui redécouvre qu’il y a plusieurs temps et qui prétend, dans la foulée du géologue faisant l’expérience du non-temps nocturne du gouffre souterrain, découvrir un subconscient biologique reléguant le pauvre Freud à la dimension d’un sondeur de canapés…

    Moi l’un : - De là ton étonnement devant la patience de JLK ?

    Moi l’autre : - Non, je visais plutôt les énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où,après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que« nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que« notre vie, c’est souvent la mort »…

    Moi l’un : - Lieu commun qui se tient, comme Eschyle l’avait dit en revenant du bain…

    Moi l’autre : - À cela près que d'après Onfray l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste », à l’opposé du « temps nihiliste » dominant. Alors le scout de sortir son kit de survie : « Revitaliser le temps passe par un changement de notre mode de présence au monde »…

    Moi l’un : - Là encore, fameuse découverte, qui me rappelle la collection Marabout-Junior rayon « Mieux vivre »…

    Moi l’autre : - Et le pompon des constats : à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous, à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr »…

    Moi l’un : - Bien sûr ! Que n’y avons-nous pensé !

    Moi l’autre : - Je n’ai pas fini, et c’est Michel Onfray qui parle : « Le temps mort nous tue. Dans nos temps nihilistes, l’adolescent prisonnier de l’instant creux va transformer sa vie en juxtaposition d’instants creux jusqu’à ce que la mort emporte ce corps sansâme. »

    Moi l’un : - Je vois le topo : tous ces adolescents aux corps creux sans âme. Et les filles de Lady L. et JLK qui errent présentement entre le temps du Costa Rica (passé minuit à notre midi) ou Khao Lak (l’heure du tchaï des thaïs !), et le petit Maveric prisonnier de son instant nihiliste…

    Moi l’autre : - Et pourtant l’espoir brille encore grâce au plan marketing du philosophe dans le mouroir : « Seule la fidélité au passé nous permet une projection dans l’avenir… »

    Moi l’un : - Eh mais, il se contredit ! Tout à l’heure il balançait la quasi-totalité des livres-écrans aux orties…

    Moi l’autre : - Minute papillon : « Car le passé, c’est la mémoire, donc les choses apprises… »

    Moi l’un : - La poule découvre le couteau suisse multifonctions dans la cour du lycée !

    Moi l’autre : -« … le souvenir des odeurs, des couleurs, des parfums, du rythme des chansons… »

    Moi l’un : - Tagada, tagada, voilà les Dalton !

    Moi l’autre : - «… des chiffres, des lettres, des vertus, des sagesses, des leçons de choses, du nom des fleurs et des nuages, des émotions et des sensations vécues, des étoiles dans le ciel au-dessus de sa tête d’enfant et des anguilles dans la rivière de ses jeunes années, des paroles qui comptent, des habitudes, des voix aimées, des expériences acquises qui constituent autant de petite perceptions emmagasinées dans la matière neuronale : elles nous font être ce que nous sommes comme nous le sommes »…

    Moi l’un : - Ma « matière neuronale » percute ! On est là dans le summum de la phénoménologie poétique à filets pseudo-scientifiques. Quand l’hiver cherra, l’été sera, et l’ANGE pansera ses engelures…

    Moi l’autre : - Tu auras remarqué l’inscription figurant sur le bandeau publicitaire de Cosmos : Vers une sagesse sans morale…

    Moi l’un : - À moins qu’il ne s’agisse du contraire, au vu des citations moralisantes que tu nous as balancées : vers une morale sans sagesse. Mais attendons la suite de la lecture de JLK pour ne pas conclure en précipice…

    Moi l’autre : - Revenons donc plutôt à l’été de L’Opéra dumonde et à la réponse du poète au scientiste…

    Moi l’un : - De mémoire toujours, donc, hardi :« L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse préceleste »…

    Moi l’autre : On en redemande !

    Moi l’un : Donc voici pour nous lancer sur la passerelle  courant de la poésie poétique à la science scientifique telle que, mieux que Michel Onfray, Michel Serres l’a parfois décrite. La mémoire de nos enfances n’est pas tarie, de loin pas : « Certes, le soleil, encore, éclairera des groupes d’éclaireurs à couteau suisse sur le quai des gares, viveles vacances ! ». 

    Mais Audiberti fait la nique au scientiste en renversant l’ordre des préséances, où l’immémoriale incantation se révèle plus neuve ce matin que les compilations computées de poussières d’étoiles. Car « le soleil accrochera une virgule de gaieté à l’angle amer de la bouche d’un spectateur neutral ».

    Moi l’autre : - Encore ! Soyons plus précis !

    Moi l’un : « Dans l’été qui vient par les cactus de l’Arizona, le savant newtonien, polytechnique et bachelier, contraint defignoler toujours davantage son turbin de détective universel, ne peut plus feindre d’ignorer que plus il s’occupe de la matière, sans cesse mesurée et dénombrée par lui par un enfantin scrupule de sécheresse et de probité, plus il s’écarte du centre vivant du problème, dont, cependant, voici qu’il se rapproche, pour autant qu’il en vient à trifouiller une mystérieuse étoffe qui n’est plus la matière du monde, censément objective, mais celle de sa propre énergie mentale (si l’on admet que l’atome la constitue intrinséquement elle aussi ). Un jour d’été (bocks, feuillages verts, jeunes filles) le soleil, le brave vieux soleil des chevauchées et des automobiles, celui de François Pizarre, de Buffalo Bill et de Guy de Maupassant, pénétrera par les grands vasistas corbusiers d’un collegium scientifique »…

    Moi l’autre : - Envoyez la soudure  

    Moi l’un : - Le soleil donc à pleins photons : «Il flattera de sa clarté conservatrice le visage d’un chercheur post-cartésien,ultra-newtonien. Celui-ci vient d’établir la formule mathématique de la valeur expérimentale qui préside à la cohésion d’un quelconque agrégat de molécules (un corps d’homme, un platane, un caillou) ».

    Moi l’autre : - Je remarque au passage que, lorsque Michel Onfray parle de la mort de son père, celui-ci s’élève mystérieusement au-dessus du « quelconque agrégat de molécules »...

    Moi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaired’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée,cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donnerun coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toute fraîche.

    Que lit-il ?

    Benjamin11.jpgANGE.

    Ah ! C’était bien la peine ! C’était bien la peine d’avoir tenu pour obscurantistes et rétrogrades les aquinistes,les dantesques, les mallarmeux et toute la clique latine »…

    Moi l’autre : - On dirait que ton hugolien délirant vient de lire Cosmos et lui fait la nique !

    Moi l’un : - C’est mieux qu’une leçon de catéchisme hédoniste puisque l’érotisme de la langue s’y exerce sans naturisme intellectuel formaté, à bouche d’or que veux-tu. Je continue donc tellement c’est bon : « C’était bien la peine d’avoir sué des milliers de locomotives, d’avoir inventé le kilowatt, d’avoir empesté de pétrole et de broadcasting l’atmosphère des villes et des campagnes pour en arriver, au bout de cette colossale fatigue à travers les gares du Nord et les usines de Billancourt, à se trouver nez à nez avec un vocabulaire qui n’était, semblait-il que des enfants, des vieilles femmes et des décorateurs de gâteauxtrop jolis pour qu’on les mange. L’ange, le djinn et le génie, froufroutant aux grandes salles, bondissant des eaux marbrées, décousant l’écorce des platanes, s’imposent au cartésien qui n’a plus qu’à jeter ses cartes »…

    Moi l’autre : - Mais n’est-ce pas de cela justement que Michel Onfray rêve lui aussi, à sa façon ?

    Moi l’un : - Ce n’est pas exclu car le garçon n’a pas mauvais fond, juste trop engoncé dans son corps professoral, bridé comme un chapon dans les ficelles médiatiques, abusé par son hubris, sans fibre poétique réelle ni réelle folie frappadingue à la Sloterdijk. Mais là encore attendons la suite du feuilleton.  Je reviens au mystique Acrobate : « Quand l’homme se convaincra, par un beau soir de grands jardins brésiliens, que les événements s’accomplissent au-dedans de sa tête, dans le mystérieux nucléus autour de quoi voltige, avec ses logarithmes et ses générators, comme le huitième électron coronaire du baryum, et qu’il n’est toutefois pour rien dans ce qui se passe en lui, même si ce qui se passe en lui lui revient sur la figure ou sur la poitrine sous la forme de grandes gifles mortelles ou de légions d’honneur, il se couchera dans un peu de douceur et de fraîcheur encore, délaissant générators et logarithmes, pour sommeiller, les yeux ouverts, dans le parfum impérial et séminal des grands baisers d’espéranceet de nouvelle origine.

    Parce qu’enfin il pensera qu’il va mourir»...

    °°°     

    Et voilà pour ce samedi de Pâques. Quant à ce livre inestimable, abordé vingt fois mais jamais empoigné vraiment, j’ai comme l’impression qu’il va m’accompagner tous les jours, et Talent, et Dimanche m’attend, et Monorail et tout Audiberti pêle-mêle,jusqu’à la conclusion de La Vie des gens. Plus que le très incisif mais intermittent HM c’est en effet ma dynamite franco-africaine que ce grand lyrique hugolien à fusées marines et soleils irradiants. Plus que Charles-Albert aussi : plus qu’aucun autre, je crois, dans notre langue.  

    °°°

    Le mépris manifesté par Michel Onfray à l’égard des croyances et autres rites propres à la tradition chrétienne en dit bien plus sur son vide et sa vulgarité que sur tout cela qui lui échappe absolumentet par exemple, ce soir, le mystère de cette nuit, le feu de la nuit mystérieuse durant laquelle le Christ, etc. Le Feu pascal me rappelant alors certaine veillée après l’évocation mystique, par l’abbé Vincent, de l’Arbre de Jessé…

    Pano3.jpgCe 5 avril, dimanche de Pâques. – En écho à un texte évoquant les Pâques de nos enfances, et les dimanches que c’était, l’excellente Jacqueline Thévoz, sur Facebook, se désole du fait que ces dimanches-là n’auront plus jamais cours dans le monde qui est le nôtre, et j’abonde sans abonder vu que je me dis, en mon optimisme increvable, que les Pâques du cœur sont en nous et que leurs dimanches resteront à jamais inaltérables malgré les églises vides et les discours creux des sympathiques fonctionnaires de Dieu à vocation nouvelle de psychothérapeutes plus ou moins lénifiants ou de saintes et de saints, va savoir, aux dimanches de la vie…

        

    Ce lundi 6 avril. – Belle virée aujourd’hui, en compagnie de Snoopy, par les hauts de Morcles, les bains de Lavey (sans le chien) et les corniches encore enneigées de Sonchaux d’où nous assistons à un sunset orangé sur l’immensité bleutée du lac évoquant ce soir un fjord ou une mer intérieure ; et je ne cesse de me dire et de me répéter : chance que, chance que, chance que tout ça ma foi…

    °°° 

    Aymé5.JPGReprenant l’autre jour la lecture du Confort intellectuel de Marcel Aymé, je me suis dit que cela tombait bien alors que j’achoppais à la langue de MichelOnfray dont les expressions pompeuses, autant que les platitudes modulées comme autant de grave constats , ne cessent de plomber un discours d’une jobardise caractérisée.   

    Or la suite de Cosmos, ce soir, me sidère, autant par la muflerie profonde del’auteur à l’égard de tout ceux qui ne pensent pas comme lui, que par la débilité de ses considérations, ici sur Nietzsche dont il dégomme l’approche de Gilles Deleuze avant de proclamer ce que lui entend par volonté de puissance, à prendre alors comme une involontaire profession de foi de mégalomane vitaliste.

    Dans Le confort intellectuel,  Marcel Aymé fait dire à son Monsieur Lepage, prototype de l’honnête homme à la française (style ligne claire, de Stendhal à Léautaud) hostile à toute rhétorique obscure et à toute inflation verbale, qu’une certaine poésie à moulures et grands effets fumigènes  – il vise certain amphigouri des Fleurs du mal, non sans mauvaise foi – a pollué le goût français et fausse encore notre jugement actuel en la matière, au prix de ce qu’il taxe de « malhonnêteté ». Mais la magie de Baudelaire, le génie clair obscur des Fleurs du mal, la musicalité  et la plasticité de cette poésie résistent à la critique, même si celle-ci n’a pas « tout faux ». 

    En revanche, il faudrait un Flaubert pour juger de la malhonnêteté cent fois plus manifeste et pendable de la rhétorique d’un Michel Onfray, dont le Cosmos relève du Grand Sottisier…

    Ce mercredi 8 avril. – En abordant  le nouveau livre de Christoph Ransmayr que m’envoient les éditions Albin Michel, intitulé Atlas d’un homme inquiet et traduit, garantie de haute qualité, par Bernard Kreiss , tout de suite je me suis trouvé en partance pour le bout du monde, dans les creux vertigineux et sur les lames du Pacifique, direction les îles de Pâques. Ensuite j’ai titubé dans la neige plâtrant le rempart de neuf mille kilomètres de Wànli Chang Chén, quelque part entre Jinshanling et Simatai, où j’ai rencontré ce Mr Fox de Swansea qui se livre là-haut à des recherches sur les chants d’oiseaux, puis je me suis retrouvé sous l’araucaria géant surplombant la tombe ouverte du vieux Senhor Herzfeld, constatant que les graines ruisselant des hautes branches sur les amis réunis figuraient une sorte d’éternité. 

     

    ransmayr1delo_foto-20110407132218-87006400_lowres.jpgTout de suite j’ai flairé les espaces et le temps  et les gens d’un grand livre dans lequel, je le pressens, je vais faire ces jours un nouveau voyage sans pareil.

    °°° 

    Christoph Ransmayer dans Atlas d’un homme inquiet,au début de de Cueilleurs d’étoiles :« Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego. Alors qu’à l’instant même il paraissait encore très à l’aise avec son plateau chargé de boissons qu’il portait en équilibre au-dessus de l’épaule, l’homme avait trébuché sur un câble reliant la batterie d’une voiture à un télescope guidé par ordinateur. À présent il était couché dans les débris de verres, des bouteilles et des tasses constituant la commande de clients qui s’étaient subitement avisés qu’il valait mieux sortir que de rester collé au bar, ou qui attendaient déjà dehors depuis des heures, debout entre les voitures ou assis sur des chaises pliantes qu’ils avaient pris soin d’emporter, tous occupés à observer à travers les jumelles, au télescope ou à l’oeil nu le ciel crépusculaire où scintillaient les premières étoiles ».

  • À goûter chez la diva

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    En novembre1985, Teresa Berganza était de passage à Lausanne pour y interpréter le rôle-titre de Didon et Enée de Purcell, dirigé par Michel Corboz, rôle qu’elle avait tenu pour la première fois à la Scala. L’occasion de réaliser un fantasme entêtant : prendre le thé avec une diva…

     

    Il y a les voix qu’on admire, et puis il y a celles qu’on aime. Les voix qui en jettent, comme on dit trivialement, et ces autres qui nous touchent en profondeur, nous troublent ou nous émeuvent. Et nul besoin d’être spécialiste en la matière pour sentir ce qui distingue une Maria Callas de la grande époque, une Mirella Freni ou, dans le registre du Lied, une Janet Baker ou une Kathleen Ferrier de tant d’autres funambules de la vocalise. 

     

    images-6.jpegOr Teresa Berganza nous paraît, aussi, de ces voix qui ont là la fois un cœur et une âme, n’excluant d’ailleurs ni la sensualité ni la candeur ou le naturel. En toute simplicité. Le naturel et la simplicité : voici d’ailleurs les deux qualités dont l’énoncé rendra le mieux compte, en raccourci, du sentiment éprouvé à l’approche de la grande cantatrice espagnole. Tout le contraire de la star sophistiquée que pourraient laisser imaginer certains de ses portraits, ou de la Castafiore envahissante : une petite dame vive et souriante mais sans rien de mielleux, belle assurément quoique sans ostentation de coquetterie à quatre heures de l’après-midi, svelte et souple comme une trapéziste, avec un mélange de bonhomie et de passion contenue, de véhémence et d'enjouement, le tout parfaitement équilibré comme le furent, au reste, la vie et la carrière de l’artiste. 

     

    « Cet équilibre est extrêmement difficile à préserver. Mener de front une vie de femme à part entière, assumer ses responsabilités de mère et faire une carrière artistique représente beaucoup de sacrifices. Tant que mes enfants étaient petits, avec mon premier mari, pianiste lui aussi, nous sommes parvenus à concilier les deux choses. Nous nous déplacions comme des nomades, sans jamais nous séparer. Le soir, par exemple, je chantais au Metropolitan Opera, et ensuite je retrouvais mes enfants. Or ce que je gagnais suffisait tout juste à assurer nos dépenses immédiates de séjour. Et puis, à l’âge de la scolarité, cela s’est encore compliqué... » 

     

    Parée de tous les dons, selon l’expression consacrée, fêtée dès son premier récital, et sollicitée partout depuis une trentaine d’années, Teresa Berganza n’en est pas moins, en dépit de son aisance apparente, une artiste perfectionniste et ne se permettant aucune facilité, qui s’est toujours imposé la plus stricte discipline. 

     

    « Récemment encore, un critique anglais disait à peu près que je n’ai en somme aucun mérite, parce que tout m’a été donné. Mais quelle injustice ! Comme si les dispositions naturelles étaient suffisantes ! » 

     

    Si elle manifeste l’orgueil farouche de ceux qui connaissent leur propre valeur, et qui savent le prix de l’effort, Teresa Berganza est cependant débordante de gratitude envers ceux qui ont guidé ses pas, à commencer par son père. 

     

    « A la maison, la musique a toujours été présente. Mozart et Puccini de préférence. Mon père, qui était très artiste, amoureux de musique et poète, m’emmenait tous les dimanches aux concerts d’une harmonie locale, qui jouait tantôt des airspopulaires et tantôt de la musique classique. En chemin, j’avais alors droit al’évocation merveilleuse des œuvres que nous allions entendre, que mon père transfigurait littéralement en me les racontant, avec une fantaisie et unecapacité d’invention qui ont contribué pour beaucoup à me sensibiliser à la magie de la musique. Ensuite, après le concert, il me faisait retrouver de mémoire, au piano, les thèmes de chaque instrument. Et puis c’est lui aussi qui m’a appris le solfège. Avec une sévérité que ma mère s’efforçait tant soit peu de fléchir. Mais ce fut, en somme, une bonne première école... » 

     

    maria-callas-a-paris_d_1_jpg_720x405_crop_upscale_q95.jpgEt c’est avec la même ferveur que Teresa Berganza parle de sa première rencontre avec la Callas, aux Etats-Unis où, toute jeune encore, elle chantait dans la Médée de Cherubini aux côtés de sa très célèbre aînée. 

     

    « Maria Callas m’a énormément apporté. Elle m’a prise sous sa protection comme unepetite sœur. Elle m’a beaucoup appris, et particulièrement en ce qui concerne l’expression dramatique a l’opéra. Elle fut d’ailleurs la première a jouer vraiment, en grande tragédienne, alors que l’art lyrique était jusque-là si statique et si peu théâtral. Aujourd’hui plus que jamais, je reste convaincue que l’opéra est une forme de théâtre, et que le chanteur doit être comédien aussi. Quant à Maria, elle était, à l’époque où nous nous sommes rencontrées, au faîte de son art. Par la suite, lorsqu’elle a eu toutes ses difficultés personnelles qui ont, je crois, joué un rôle décisif dans son déclin artistique, j’ai souvent regretté, et je me suis reproché même, de ne pouvoir être auprès d’elle et de la soutenir à mon tour. » 

     

    Le temps de ce goûter sans une once de guindage mondain, nous aurons parlé d’un peu tout. Et des enfants d’abord, comme nous venions d’apprendre à la diva qu’une petite Julie nous était née quelques jours plus tôt : « Je vous envie ! La naissance d’un enfant est le plus grand événement qu’on puisse vivre. Pour moi, je n’en ai jamais vécu de plus beau, pas même les quelques vrais instants de grâce qu’il m’a été donné de connaître par la musique en quelque vingt-huit ans de carrière. » 

     

    Et Teresa Berganza de se rappeler le soir où, ayant fait amener sa fille de 3 ans à l’opéra où elle chantait La Cenerentola, l’enfant se mit à pousser des cris de terreuret de protestation lorsque Cendrillon, sur scène, se fait quelque peumolester... ou de se remémorer sa peine à dissimuler le bombement de son fils à naître tandis que, dans la scène pathétique de la mort de Didon, elle était censée s’effondrer de tout son long sur une rampe dangereusement inclinée et la tête en bas ! 

     

    Ou bien encore, toujours à propos de Didon et Enée, qu’on présentait en langue italienne à la Scala de Milan, cet autre souvenir de l’ultime fameux lamento («Remember me ») lui échappant soudain, à la première, dans la version anglaise à la stupéfaction du maestro. « Je tiens beaucoup à ce personnage si bouleversant.Ce que je regrette seulement, c’est que cet opéra soit si court... Mais Purcell incarne à mes yeux la musique dans ce qu’elle a de plus pur. Et puis, je me réjouis de travailler enfin avec Michel Corboz, que j’admire depuis longtemps.» 

     

    Nous avons parlé de son divorce, consommé à une époque où cela ne se faisait guère en Espagne. « Nous devions être le dixième couple à l’oser. Cela m’a beaucoup coûté, car je crois très fort au couple. Mais c’est finalement en chantant Carmen que j’ai trouvé la force de dire, à mon tour, que je n’aimais plus. »

     

    big_13558578_0_360-488.jpgEntière dans ses élans, Teresa Berganza l’est tout autant dans ses rejets. Ainsi parle-t-elle du tournage du Don Juan de Mozart au cinéma, par Joseph Losey et la Gaumont, sans aménité pour la piètre organisation de celle-ci et en riant, un peu de celui-là. Le brave cinéaste n’entendait-il pas lui faire chanter l’air du « Vorrei, non vorrei » en fixant successivement le lit (« vorrei ») et un crucifix accroché au mur (« non vorrei ») en sorte de bien souligner la contrainte morale que signifie la religion...

     

    « C’était inimaginable, n’est-ce pas, et vous pensez si je lui ai obéi ! » 

     

    161556668.jpgEnfin nous avons donné dans la fiction surréaliste: du moment que le soussigné venait de réaliser son rêve secret de rencontrer une diva selon son cœur, Teresa Berganza s’imagina ministre de l'éducation familiale. Pour édicter, aussitôt, l’ordre exécutoire d’initier les enfants à la musique. Avec tout plein de Vivaldi au programme !

     

    « N’est-ce pas la musique la plus réjouissante, pour un enfant !? »

     

    (Cet entretien a paru dans l'édition dominicale de  La Tribune-Le Matin en date du 10 novembre 1985.)

  • L'angoisse de Rachid

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    En octobre 1993, l’écrivain algérien Rachid Mimouni exprimait sa crainte d'être assassiné parmi les siens. Plus de vingt ans après notre rencontre à Paris, ses propos ont une charge tragique redoublée... L'écrivain est mort à Paris en février 1995 d'une hépatite aiguë. Qui a dit que l'Histoire se répétait ?

     

    L’un des plus grands écrivains algériens est aujourd'hui un condamné à mort virtuel. Romancier puissant, passionnément engagé à défendre l'honneur de sa tribu — donc à en fustiger aussi ce qui la déshonore — économiste enseignant à l'Université d'Alger jusqu'à sa démission récente, figure de proue de l'intelligentsia algérienne non alignée, Rachid Mimouni a publié l’an dernier un essai virulent sur la falsification du message coranique par les fanatiques musulmans: De la barbarie en général et de l'intégrisme en particulier. En outre, son dernier roman, La malédiction évoque (notamment) l'invasion de l'hôpital d'Alger par les barbus intégristes, en été 1991, préfigurant les méthodes d'un Etat islamique. Autant de motifs suffisant à désigner cet esprit libre à la vindicte des fanatiques,qui n'en demandent d'ailleurs pas tant. Après l'assassinat d'une quinzaine d'intellectuels algériens, dont plusieurs de ses amis, Rachid Mimouni s'obstine à vivre en plein quartier populaire d'Alger, à la merci des tueurs, mais c'est lors d'un récent passage à Paris que nous l'avons interrogé.

     

    —  Quelle vie menez-vous aujourd'hui?

     

    —  La situation des intellectuels algériens a beaucoup changé depuis le moment où un ensemble de réseaux terroristes a décidé de les abattre l'un après l'autre. Il en résulte une véritable psychose, liée au fait qu'on ne sait pas quelle sera la prochaine cible. Cette angoisse s'accroît du fait que votre entourage vit la même hantise. Mon fils se réveille souvent au milieu de la nuit parce qu'il rêve qu'on m'assassine.

     

    —  L'affaire Rushdie a-t-elle servi d'exemple au FIS

     

    —  Les enjeux n'ont rien de commun. Rushdie a été condamné à mort pour avoir écrit Les versets sataniques. Tandis que les intellectuels algériens sont abattus parce qu'ils défendent, pacifiquement, unprojet de société démocratique et moderne en contradiction absolue avec un Etat islamique.

     

    —  Excluez-vous l'exil? 

     

    —  Il y a déjà plusieurs dizaines d'intellectuels de renom qui ont dû se réfugier à l'étranger ou se cacher. Mais, si tous s'en allaient, ça serait un drame. Au reste, je ne serais pas forcément en sûreté où que je me trouve. 

     

    —  Savez-vous quel groupe particulier vous menace?  

      

    —  Cequi fait toute la difficulté de la situation algérienne, c'est que les terroristes ne sont pas coordonnés. Chaque faction définit sa propre stratégie. Comme les assassinats ne sont pas revendiqués, on ne sait jamais qui a commis le meurtre, sauf rares cas. 

     

    —  Comment avez-vous appris que votre nom figurait sur la liste des condamnés en puissance? 

     

    —  Je l'ai appris à mots couverts par des amis qui vont à la mosquée, et par desmembres des services de sécurité algériens. 

     

    —  Dans quelle mesure pouvez-vous vous protéger? 

     

    —  C'est très problématique, dans la mesure où ces réseaux s'attaquent à n'importe qui. Les intellectuels francophones sont visés en priorité, mais, le but des intégristes étant de régner par la terreur, ils ne cessent de varier leurs cibles. Personne n'est à l'abri. La situation est d'autant plus délicate que nous vivons, pour la plupart, dans des quartiers populaires. 

      

    —  Comment le pouvoir réagit-il à cesattentats?   

     

    —  Très mollement. D'une certaine manière, cela doit bien l'arranger, dans la mesure où nous n'avons cessé de le critiquer. Le jour de l'enterrement de mon ami Tahar Djaout, écrivain important, la télévision lui a consacré dix secondes...

      

    —  Et dans les journaux? 

     

    — Dans les journaux indépendants, la réaction à l'assassinat de Tahar Djaout a été formidable. Mais ailleurs... 

     

    —   L'un des thèmes de La malédiction est la haine fanatique opposant deux frères. L'avez-vous subie vous-même?

      

    —  Il se trouve que mon propre beau-frère est un intégriste pur et dur, et sans doute me liquiderait- il sans état d'âme si cela lui était ordonné. Ma propre mère aussi soutient les islamistes.

      

    —   Le passé, et notamment la guerre, joue un rôle important dans votre livre. Pourquoi cela? 

     

    —   Les drames que nous vivons actuellement ont leurs racines dans le passé. Il y a eu des conflits entre hommes, des rivalités qui ont continué de déterminer la conduite des dirigeants après l'indépendance.On ne comprend rien à la situation présente sans se référer à ces vieuxrèglements de comptes.

     

    —   Quels rapports entretenez- vous avec l'islam?

       

    —  Je suis musulman, et convaincu que l'intégrisme est une falsification de l'islam.Il m'arrive très souvent, avec mes enfants, de constater qu'on leur enseigne des versets tronqués du Coran. C'est en soi une hérésie: le texte sacré ne peut être trafiqué. Or nous avons 46% d'analphabètes. Il suffit de leur asséner des versets sortis de leur contexte pour les manipuler. Prenez le cas du Djihad. On le tient, en Occident, pour une incitation à la lutte contre les non-musulmans. Effectivement, il y a un verset qui dit que le Djihad est permis. Mais les intégristes ne lisent jamais la suite concernant ce même Djihad qui dit: «Vous n'agresserez pas celui qui ne vous a pas agressé, vous épargnerez les femmes et les enfants». En fait, le Djihad, replacé dans son contexte coranique, est un droit à l'autodéfense. Historiquement, cela se comprend très bien car,à l'époque, les musulmans qui avaient dû quitter La Mecque pour Médine étaient sans cesse agressés par les Mecquois, qui levaient des armées pour les attaquer. 

     

    —  Comment voyez-vous l'évolution de la situation? 

     

    —   Il y a deux schémas possibles. Ou il seproduit en Algérie des changements radicaux en termes de direction politique. À ce moment, une nouvelle dynamique pourrait être relancée. Ou nous continuons toujours avec les mêmes. Il y aura donc de plus en plus de déçus qui trouveront refuge dans le mouvement intégriste. Alors ce sera la voie ouverte à unecatastrophe à l'iranienne. 

     

    —  Voyez-vous des hommes nouveaux à même d'apparaître? 

     

    —  Les hommes nouveaux se voient rarement à l'avance. Qui aurait pu penser que ce serait le général de Gaulle qui incarnerait la Résistance?  

     

    —  Attendiez-vous quelque chose des chefs historiques revenus en Algérie avant les élections?

     

    —  J'attendais beaucoup d'un Aït Ahmed, dont j'admire l'intelligence et le sens politique. Hélas! j'ai deux reproches à lui adresser. Le premier est de ne pas être revenu au pays comme un sage, qui aurait pu jouer un rôle décisif en temps utile, mais en chef de parti. Le second est d'être reparti en Suisse. Et je fais les mêmes reproches à Ben Bella. 

     

    —  Quel est le sentiment qui domine aujourd'hui au sein de la société algérienne? 

     

    —   Il y a une grande lassitude par rapport aux gens du pouvoir, qui ne sont plus crédibles. A cela s'ajoute désormais la peur. Les Algériens n'ont plus même le cœur à travailler sous cette chape de plus en plus lourde...

     

  • Neiges de Pâques

     

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    (Dialogue schizo)

     

    Sur la lecture de Cosmos de Michel Onfray. De l’inanité de la pensée binaire. La réponse du poète dans L’Opéra du monde de Jacques Audiberti.

     

    Moi l’autre : - Tu ne le trouves pas grave courageux, JLK, de persévérer dans la lecture de Cosmos ?

     

    thumb_Jean-Louis.Kuffer©Ph_23575F.2.jpgMoi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados, relève de la même nigauderie mégalo. 

    Moi l’autre : - Je te trouve sévère ce matin. C’est la neige qui t’énerve ?

    Moi l’un : - Pas du tout ! D’ailleurs tu te rappelles le constat du poète : « Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe »…

    Moi l’autre : - Tu cites L’opéra du monde de notre cher Audiberti…

    Unknown-2.jpegMoi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système. Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne… Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »

    Moi l’autre : - Tu sais L’opéra du monde par cœur ?

    Moi l’un : - Tu crois que je faisais quoi, à douze ans, à l’âge où Michel Onfray lisait la Critique de la raison pure en BD ? Je cultivais mon jardinet candide…  

    Moi l’autre : - Et la suite, puisque aussi bien Onfray parle de notre perception altérée du temps ?

    Moi l’un : - Ah oui, le temps de la campanule et du bambou ! Ses pages délicieuse sur le temps biologique redécouvert par Michel Siffre dans son gouffre. Plutôt intéressant question docu, mais Audiberti prend la tangente irrécupérable : « L’été, nous ne l’apercevons bien qu’à travers la neige. La neige, sous le manteau d’une coutume en forme de loi, nous enseigne que l’hiver cherra comme elle choit pour laisser la place à la petite varice évidente à la guibolle des baigneuses du Mourillon. Pour jouir de l’hiver dans l’hiver et de l’été dans l’été, faudrait être glaçon ou lézard. Nous, nous-qui-sont-l’homme, notre destin, les philosophes s’énervent à nous le seriner, c’est de nous « projeter » sans cesse et de nous attendre, parfois en trépignant, à une courte portée de calendrier. Ainsi n’existons-nous jamais qu’en arrière et en avant »…

    Moi l’autre : - Tout ça tombe pile-poil ! C’est génialement la réponse du poète au prof de philo qui redécouvre qu’il y a plusieurs temps et qui prétend, dans la foulée du géologue faisant l’expérience du non-temps nocturne du gouffre souterrain, découvrir un subconscient biologique reléguant le pauvre Freud à la dimension d’un sondeur de canapés…

    Moi l’un : - De là ton étonnement devant la patience de JLK ? 

    images.jpegMoi l’autre : - Non, je visais plutôtles énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où, après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que « nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que « notre vie, c’est souvent la mort »… 

    Moi l’un : - Lieu commun qui se tient, comme Eschyle l’avait dit en revenant du bain…

    Moi l’autre : - À cela prêt que d'après Onfray l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste », à l’opposé du « temps nihiliste » dominant. Alors le scout de sortir son kit de survie : « Revitaliser le temps passe par un changement de notre mode de présence au monde »…

    Moi l’un : - Là encore, fameuse découverte, qui me rappelle la collection Marabout-Junior rayon « Mieux vivre »…

    Moi l’autre : - Et le pompon des constats : à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous, à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr »…

    Moi l’un : - Bien sûr ! Que n’y avons-nous pensé ! 

    Moi l’autre : - Je n’ai pas fini, et c’est Michel Onfray qui parle : « Le temps mort nous tue. Dans nos temps nihilistes, l’adolescent prisonnier de l’instant creux va transformer savie en juxtaposition d’instants creux jusqu’à ce que la mort emporte ce corpssans âme. »

     

    Moi l’un : - Je vois le topo :tous ces adolescents aux corps creux sans âme. Et les filles de Lady L. et JLK qui errent présentement entre le temps du Costa Rica (passé minuit à notre midi) ou Khao Lak (l’heure du tchaï des thaïs !), et le petit Maveric prisonnier de son instant nihiliste…

     

    Moi l’autre : - Et pourtant l’espoir brille encore grâce au plan marketing du philosophe dans le mouroir :« Seule la fidélité au passé nous permet une projection dansl’avenir… » 

    Moi l’un : - Eh mais, il se contredit ! Tout à l’heure il balançait la quasi-totalité des livres-écrans aux orties…

    Moi l’autre : -Minute papillon : « Car le passé, c’est la mémoire, donc les choses apprises… » 

    Moi l’un : - La poule découvre lecouteau suisse multifonctions dans la cour du lycée !

    Moi l’autre : -« … le souvenir des odeurs, des couleurs, des parfums, du rythme des chansons… »

    Moi l’un : - Tagada, tagada, voilà les Dalton !

    Moi l’autre : - « des chiffres, des lettres, des vertus, des sagesses, des leçons de choses, du nom des fleurs et des nuages, des émotions et des sensations vécues, des étoiles dans le ciel au-dessus de sa tête d’enfant et des anguilles dans la rivière des ses jeunes années, des paroles qui comptent, des habitudes, des voix aimées, des expériences acquises qui constituent autant de petite perceptions emmagasinées dans la matière neuronale : elles nous font être ce que nous sommes comme nous le sommes »…

    Moi l’un : - Ma « matière neuronale » percute ! On est là dans le summum de la phénoménologie poétique à filets scientifiques. Quand l’hiver cherra, l’été sera, et l’ANGE pansera ses engelures… 

    Moi l’autre : - Tu auras remarqué l’inscription figurant sur le bandeau publicitaire de Cosmos : Vers une sagesse sans morale…

    Moi l’un : - À moins qu’il ne s’agisse du contraire, au vu des citations moralisantes que tu nous as balancées : vers une morale sans sagesse. Mais attendons la suite de la lecture de JLK pour ne pas conclure en précipice…

    Moi l’autre : - Revenons donc plutôt à l’été de L’Opéra du monde et à la réponse du poète au scientiste…

    Moi l’un : - De mémoire toujours, donc, hardi : « L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse préceleste »…

    Moi l’autre : On en redemande !

    Moi l’un : Donc voici pour nous lancer sur la passerelle  courant de la poésie poétique à la science scientifique telle que, mieux que Michel Onfray, Michel Serres l’a parfois décrite. La mémoire de nos enfances n’est pas tarie,de loin pas : « Certes, le soleil, encore, éclairera des groupes d’éclaireurs à couteau suisse sur le quai des gares, vive lesvacances ! ». Mais Audiberti fait la nique au scientiste en renversant l’ordre des préséances, où l’immémoriale incantation se révèle plus neuve ce matin que les compilations computées de poussières d’étoiles. Car« le soleil accrochera une virgule de gaieté à l’angle amer de la bouche d’un spectateur neutral ». 

    Moi l’autre : - Encore ! Soyons plus précis !

    Moi l’un : - « Dans l’été qui vient par les cactus de l’Arizona, le savant newtonien, polytechnique et bachelier, contraint de fignoler toujours davantage son turbin de détective universel, ne peut plus feindre d’ignorer que plus il s’occupe de la matière, sans cesse mesurée et dénombrée par lui par un enfantin scrupule de sécheresse et de probité, plus il s’écarte du centre vivant du problème, dont,cependant,voici qu’il se rapproche, pour autant qu’il en vient à trifouiller une mystlrieuse étoffe qui n’est plus la matière du monde, censément objective,mais celle de sa propre énergie mentale (si l’on admet que l’atome la constitue intrinséquement elle aussi ). Un jour d’été (bocks, feuillages verts, jeunes filles) le soleil, le brave vieux soleil des chevauchées et des automobiles, celui de François Pizarre, de Buffalo Bill etde Guy de Maupassant, pénétrera par les grands vasistas corbusiers d’un collegium scientifique »…

    Moi l’autre : - Envoyez la soudure !

    Moi l’un : - Le soleil donc à pleins photons : «Il flattera de sa clarté conservatrice le visage d’un chercheur post-cartésien, ultra-newtonien. Celui-ci vient d’établir la formule mathématique de la valeur expérimentale qui préside à la cohésion d’un quelconque agrégat de molécules (un corps d’homme, un platane, uncaillou) ».

     

    Moi l’autre : - Je remarque au passage que, lorsque Michel Onfray parle de la mort de son père, celui-ci s’élève mystérieusement au-dessus du « quelconque agrégat de molécules »...

    Ange.jpgMoi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaire d’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée, cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donner un coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toutefraîche.

    Quelit-il ?

    ANGE.

    Ah ! C’était bien la peine ! C’était bien la peine d’avoir tenu pour obscurantistes et trétrogrades les aquinistes, les dantesques, les mallarmeux et toute la clique latine »…

    Moi l’autre : - On dirait que ton hugolien délirant vient de lire Cosmos et lui fait la nique ! 

    Moi l’un : - C’est mieux qu’une leçon de catéchisme hédoniste puisque l’érotisme de la langue s’y exerce sans naturisme intellectuel formaté, à bouche d’or que veux-tu. Je continue donc tellement c’est bon : « C’était bien la peine d’avoir sué desmilliers de locomotives, d’avoir inventé le kilowatt, d’avoir empesté de pétrole et de broadcasting l’atmosphère des villes et des campagnes pour en arriver, au bout de cette colossale fatigue à travers les gares du Nord et les usines de Billancourt, à se trouver nez à nez avec un vocabulaire qui n’était, semblait-il que des enfants, des vieilles femmes et des décorateurs de gâteaux trop jolis pour qu’on les mange. L’ange, le djinn et le génie, froufroutant aux grandes salles, bondissant des eaux marbrées, décousant l’écorce des platanes, s’imposent au cartésien qui n’a plus qu’à jeter ses cartes »…

    Moi l’autre : - Mais n’est-ce pas de cela justement que Michel Onfray rêve lui aussi, à sa façon ?

    Moi l’un : - Ce n’est pas exclu car le garçon n’a pas mauvais fond, juste trop engoncé dans son corps professoral, bridé comme un chapon dans les ficelles médiatiques, abusé par son hubris, sans fibre poétique réelle ni réelle folie frappadingue à la Sloterdijk. Mais là encore attendons la suite du feuilleton.  Je reviens au mystique Acrobate : « Quand l’homme se convaincra, par un beau soir de grands jardins brésiliens, que les événements s’accomplissent au-dedans de sa tête, dans le mystérieux nucléus autour de quoi voltige, avec ses logarithmes et ses générators, comme le huitième électron coronaire du baryum, et qu’il n’est toutefois pour rien dans ce qui se passe en lui, même si ce qui se passe en lui lui revient sur la figure ou sur la poitrine sous la forme de grandes gifles mortelles ou de légions d’honneur, il se couchera dans un peu de douceur et de fraîcheur encore, délaissant générators et logarithmes, pour sommeiller, les yeux ouverts, dans le parfum impérial et séminal des grands baisers d’espérance et de nouvelle origine.

    Parce qu’enfin il pensera qu’il va mourir»...

    Michel Onfray. Cosmos. Flammarion, 565p. 

    JacquesAudiberti. L’Opéra du monde. Grasset, les Cahiers rouges, 335p.

  • Crucifixions de Dürrenmatt

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    Remarques personnelles sur le motif.

    Dans une série de notes sur le processus de son travail pictural, Friedrich Dürrenmatt explique que, par rapport à ses œuvres littéraires, ses dessins ne constituent pas un « travail annexe » mais les « champs de bataille » où se jouent, par le trait ou la couleur, ses combats, ses expériences et ses défaites d’écrivain.
    Ses propos concernant ses Crucifixions sont particulièrement éclairants en termes de pensée dramaturgique.
    « Dans mes Crucifixions je me suis posé la question dramaturgique: comment puis-je représenter aujourd’hui une crucifixion ? La croix est devenue un symbole, on peut s’en servir aussi bien comme d’un bijou d’ornement, par exemple entre les seins d’une femme. La pensée que la croix fut un jour un instrument de torture s’est perdue.
    Dans ma première Crucifixion, j’essaie, par la danse autour de la croix, de la retransformer en croix, d’en faire l’objet de scandale qu’elle représenta jadis. Dans la deuxième Crucifixion, la croix est remplacée par un instrument de torture encore plus atroce, la roue, et d’autre part ce n’est pas un homme qui est ainsi roué, mais plusieurs ; un seul personnage est crucifié, c’est une femme décapitée et enceinte; un bébé pend de son ventre ouvert. Des rats trottinent autour des échafauds, Dans la troisième Crucifixion, c’est un gros Juif qui est crucifié, ses bras sont taillés à la hache, il est pris d’assaut par les rats. Ces planches ne sont pas nées d’un « goût pour l’horrible » : d’innombrabes humains sont morts d’une manière incomparablement plus horrible que Jésus de Nazareth. Ce qui devrait être notre scandale, ce n’est pas le Dieu crucifié, mais l’homme crucifié. Car la mort – si horrible soit-elle – ne peut jamais être aussi affreuse pour un Dieu que pour un homme. Le Dieu, lui, s’en relèvera… »
    Extrait de Dürrenmatt dessine, pp. 11-12. Editions Buchet-Chastel, 2007.
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    Crucifixion I (Encre, 1939 ou 1942); Crucifixion II (Encre, 1975); Crucifixion III (Encre, 1976) 

     

  • Cosmos au notoscope

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    ONFRAY Michel. Cosmos. Flammarion, 565p.

     

    -      En sous-titre:  une anthologie matérialiste.

    -      Premiertome d'une trilogie intitulé Brève encyclopédie du monde.

    -      Ce premier tome propose une "philosophie de l'histoire".

     

    -      Préface. La mort. Le cosmos nous réunira.

    -      Evoque la mort de son père "dans ses bras".

    -      Né quand son père avait 38 ans.

    -      Donc pas un "père copain".

    -      Un paysan qui vivait au temps de Virgile.

    -      Fils lui-même d'un "père Onfray" qui incarnait la "parole autorisée".

    -      Quant au père de Michel, il parle peu.

    -      Lui apprend "ce que parler veut dire".

    -      Son père entretient, avec la vie, un rapport à la fois païen (paysan) et chrétien de coeur.

    -      Ne l'a jamais vu communier.

    -      Pratique un christianisme de pardon, de bienveillance et de paix, d'indulgence et debonté.

    -      Le christianisme de Jésus et non de Paul.

    -      Connaît parfaitement l'alphabet de la nature.

    -      Raconte le ciel à sonfils.

    -      "Le ciel étoilé offre une leçon de sagesse à qui sait le regarder: s'y perdre, c'est se trouver".

    -      Michel, lui, est très volubile.

    -      "Il n'avait rien, donc il possédait tout".

    -      Son père ne lit pas,n'écoute pas de musique, mais lorsque son fils lui demande où il irait s'il avait unbillet d'avion il lui répond: au pôle nord.

    -      Où son fils l'emmène aussi bienpour ses 80 ans.

    -      Mais "le Nord avait perdu le nord", et le père est un peu déçu par ce que c'est devenu.

    -      Sauf qu'il y rencontre un vieil Inuit, mi-chamane mi-pasteur, qui lui raconte ce que sa vie fut et ce qu'elle est devenue.

    -      Symbole du désastre; ces chiens empalés par les Américains après la déportation des Inuits, pour les dissuader de revenir.

    -      Puis Michel raconte la mort de son père.,un jour de l'Avent.

    -      Et conclut: "Mon père m'a transmis un héritage. Il m'invitait à la rectitude contre les chemins de traverse, à la droiture contre le zigzag, aux leçons de la nature contre les errances de la culture, à la vie debout, à la parole pleine, à la richesse d'une sagesse vécue.

    -      Et cela de très bien: "Il me donnait une force sans nom, une force qui oblige et qui n'autorise pas". (p.21)

    -       

    -       Introduction- une ontologie matérialiste.

    -      Présente Cosmos comme son premier livre,

    -      Il lui a fallu faire son deuil.

    -      Evoque ce que disent les philosophes à ce sujet, d'Epicure à Nietzsche.

    -      Mais la mort est toujours vécue de façon unique, et nul réconfort dans la parole selon laquelle "philosopher c'est apprendre à mourir".

    -      Cite en outre les 500 pages de Jankélévitch sur le sujet, dont aucune réponse n'est à tirer.

    -      Puis envisage la mort de son père sous l'aspect de l'héritage, précisément.

    -      "Transformer une catastrophe en fidélité, voilà ce que propose Cosmos.

    -       

    -       Première partie.

    -       LeTemps - une forme a priori du vivant.

    -      Présente les chapitres à venir.

    -      DansLes Formes liquides du temps, se propose de partir à la recherche du temps perdu depuis 1921, date de naissance de son père, à travers les millésimes d'un champagne.

    -      Invoque alors Bergson et Proust, les synesthésies et les correspondances chères aux poètes.

    -      Invoque aussi l'"intuition de l'instant" selon Bachelard, et cite la "poétique du grenier" ou "le parfum dominical d'un rôti", équivalents de la madeleine de Proust.

    -      Ensuite il va célébrer Les géorgiques de l'âme, en hommage à la terre, la "civilisation" des Tziganes et la culture des jardins.

    -      Parle du jardin comme l'a fait Sollers, comme lieu de convergence de la nature et de la culture.

    -       

    -      1.Les formes liquides du temps

    -      Le temps perçu comme "vitesse de la matière".

    -      Là encore les philosophes ont glosé à n'en plus finir, mais lui voudrait parler d'un temps personnel.

    -      D'où son idée de viser une date précise: celle de l'années de lanaissance de son paternel, 1921.

    -      "J'avais envie de partir à la recherche du temps non pas de façon conceptuelle, nouménale, mais sur le mode nominaliste. Je voulais un temps perdu, et non le temps perdu. Je n'avais pas encore vu mourir ma compagne, sinon j'aurais probablement eu envie de retrouver un temps qui aurait été le nôtre, ici ou là, dans des espaces vécus, dans des lieux arpentés, dans des durées taillées dans le marbre de deux mémoires devenues une".

    -      Au lieu de cela, il part donc de 1921, dont il détaille les événements survenus cette année-là,où il voit une bascule entre deux mondes. (p.36)

    -      Très bien tout cela: naturel et lesté d'émotion vraie.

    -      Evoque ensuite une visite en Champagne, au début2012, avant la mort de sa compagne.

    -      Parle de sa découverte du domaine de Dom Pérignon, et de sa rencontre du maître des lieux,Richard Geoffrey.

    -      Rappelle son livre sur La raison gourmande, dans lequel il parlait des "communautés de principes".

    -      Qu'il trouve par exemple, au XVIIE-XVIIIe, entre Watteau et Vivaldi ou Dom Pérignon, "artistes de la joie".

    -      Le13 décembre, après la mort de son père, MO se rend en Campagne où des amis connaiseurs lui ont préparé une dégustation"biographique", suivant les dates de sa vie et de sa carrière, en remontant le temps, de 1959 à l'année de naissance de son père.

    -      Suivent des pages détaillées sur cette dégustation.

    -      "Le présent de la dégustation fonctionne comme un exercice spirituel".

    -      Mouais.

    -      "Le vin est la preuve de l'existence du corps".

    -      Et c'est parti pour des pages où l'on célèbre les millésimes les yeux au ciel.

    -      Pages rasantes à mon goût...

    -       

    -      2.Les géorgiques de l'âme

    -      "Plus je lis, plus je constate que le dictionnaire constitue le livre des livres".

    -      Où la boutade de Cocteau devient sentence qui se discute...

    -      Et cette autre bourde: "Rien d'obscur ne demeure après consultation du bulletin de naissance sémantique d'un mot"...

    -      Comme si l'étymologie épuisait les polysémies et l'invention poétique multiforme !

    -      Relie ensuite les termes de "culture" et d'"agriculture", non sans pesanteur.

    -      Oppose ensuite la culture du paysan (paganus= païen) et la "folie monothéiste".

    -      Et cette conclusion non moins sentencieuse: "L'intelligence mythologique surpasse en raison le délire théologique".

    -      On ouvre ensuite les Géorgiques de Virgile.

    -      Puis on va consulter Le Théâtred'agriculture et ménage des champs d'Olivier de Serres.

    -      Derechef un côté Bouvardet Pécuchet entre sarcloret et binette...

    -      Où l'on voit "une fois de plus" que l'agriculture "prouve son avance sur la culture"...

    -      Versant idéologique de l'avancée en question:"De Virgile à Olivierde Serres (1539-1619) on passe du "polythéisme amoureux au monothéisme fasciné par la mort"...

    -      La culture est alors pointée comme "l'art d'une contre-nature".

    -      Mais le dépassement de cette situation peut se faire par l'exemple du paysan.

    -      "Lepaysan donne la matrice à toutphilosophe de ce nom. Le penseur des villes n'arrive pas à lacheville du penseur des champs".

    -      GustaveThibon le disait aussi mais de façon bien moins dogmatique, en vrai paysan-philosophe...

    -      MO emprunte l'expression "géorgiquesde l'âme" à Bacon.

    -      D'après lui, la culture "digne de ce nom" doit se constittuer comme un beau jardin.

    -      "Un rapport sain, apaisé, joyeux, courtois avec soi, les autres et le monde".

    -      Et pour compléter cet idyllique tableau: "Dompter l'animal sauvage sans le détruire, le conduire vers la sublimation de ses forces primitives".

    -      On voit Michel Onfray domptant la panthère et poussant la murène à sublimer ses forces primitives...

    -      Alors d'en appeler à la sage éthologie, Jean-Henri Fabre à l'appui, avant Jean-Marie Pelt.

    -      Dixit Bacon: "On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant". 

    -      Où l'on voit que la digue, le pare-avalanche et l'alerte au tsunami relèvent de la désobéissance naturelle...

    -      De l'éthologie, on passe ensuite à la neurobiologie-pour-tous.

    -      "L'imprégnation placentaire est le moment généalogique de l'être".

    -      Et ceci: "La vie intra-utérine offre déjà une possibilité de dressage neuronal".

    -      Parents, préparez le"jardinage neuronal" de Baby !

    -      Et ceci encore: "La culture suppose donc une sollicitation neuronale constituée d'émotions hédonistes".

    -      Et cela retombe dans le manichéisme polémique: "Les invites chrétiennes à détester la Femme pour lui préférer l'Epouse et la Mère, deux figures anti-érotiques par excellence, condamnent toute chair à la mort". (p.71)

    -      Selon lui,la culture urbaine serait essentiellement fauteuse de mal.

    -      Trace une filiation de Diogène à Nietzsche, via Montaigne, qui "pense la nature non comme une matière à détruire mais comme une force à dompter".

    -      Autre simplification relevant de la vulgarisation à bon marché.

    -       

    -       3.Après demain, demain sera hier.

    -      Après la célébration du vin et du jardin, voici celle de la "civilisation tzigane".

    -      Michel Onfray y voit "La tribu des temps préhistoriques",réalisant le même idéal socio-culturel que Raoul Vaneigem prête à l'hommedu néolithique et que la civilisation monothéiste a génocidée...

    -      "Les Tziganes sont ce que nous fûmes" en leur "clarté ontologique" qui est aussi "temps de la chevelure sale en broussaille mais temps de l'authenticité métaphysique". 

    -      Suit une évocation puissamment édifiante de la journée du gadjo, fondamentalement aliéné et voué au nihilisme existentiel, en opposition absolue avec la journée merveilleuse du Tzigane, toute d'équilibre naturel et proche du hérisson son ami.

    -       La "grande et belle civilisation orale tzigane a fleuri pendant des siècles"au gré d'un temps où "lecycle est cycle des cycles".

    -      Et cette phrase d'anthologie du Grand Sottisier Sempiternel: "Ce sont bien sûr les temps de la nature naturante et de la nature naturée".

    -      On grave cela dans le marbre.

    -      Sur quoi l'évocation d'une chasse au hérisson, menée conjointement par un Tzigane authentique (bonus) et un Tzigane inauthentique (malus) nous conduit au summum de cette célébration idéalisée non moins que "libertaire" de la civilisation tzigane ethnocidée par l'abominable chrétienté.(p.95).

    -      Tout cela, après les belles pages du début de Cosmos, fleurant (un peu) la démagogie et la jobardise intellectuelle. Dommage. On espère mieux de la suite...  

    (À suivre...)

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  • Le cosmos jardiné

     

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    À propos de la lecture de Cosmos, "premier livre" de Michel Onfray. 

    Je me trouve assez partagé à la lecture de Cosmos de Michel Onfray, entre l’attention sympathisante que suscite son premier hommage au père disparu, dont il célèbre la noblesse discrète de sage paysan, et l’agacement devant la présentation ronflante de son projet « cosmique », m’évoquant un peu Bouvard et Pécuchet en leur plan de jardiner l’univers. 

    L’auteur parle de son « premier livre » alors qu’il en a publié plus de quatre-vingt, et je le lis en effet comme un premier livre vu que tout ce que j’ai lu jusque-là (ou entendu à la radio) de ce brave prof de philo catapulté penseur médiatique mondial, m’a toujours laissé sur ma faim, à commencer par son si sommaire et péremptoire Traité d’athéologie me rappelant si fâcheusement les écrits non moins simplistes d’un Raoul Vaneigem (auquel il est d’ailleurs dédié) ou le scientiste Pour en finir avec Dieu de Richard Dawkins, tellement moins subtils et pénétrants que La Folie de Dieu d’un Peter Sloterdijk. 

    Cela étant, je tiens à lire Cosmos attentivement, dont les cinquante premières pages me font mieux comprendre pourquoi je vomis, aujourd’hui, le culte hédoniste esthétisant la gastronomie et divinisant les senteurs & saveurs du bon vieux terroir - tout cela qui me semble tellement affecté et, paradoxalement, si dénué de naturel.

    De fait, le long chapitre consacré à la quête « biographique » des millésimes ponctuant la vie et les œuvres de Michel Onfray, au fil d’une dégustation « sublime » entre connaisseurs titrés, m’a déjà semblé d’une complaisance narcissique et d’un pédantisme pseudo-poétique des plus douteux. 

    Ce « parcours » des meilleurs crus de champagne, suivant une remontée du temps qui vise finalement le millésime 1921, date de naissance du père du « philosophe », m’a plutôt assommé par sa surabondance de « notes » gustatives, et d’autant plus que me manquent une langue et un style – la langue et le style d’un Bachelard par exemple; me manquent une musique ou la folie d’une pensée réellement personnelle et originale, me manquent le « fruit » et la « bête » d’un Joseph Delteil puisque, aussi bien, c’est de sensualité pensante qu’il devrait s’agir là. 

    Aussi, la visée cosmique  de Michel Onfray, manque terriblement d’esprit « cosmi-comique », ou plus simplement dit: du moindre humour, et je maintiendrai, pour ma part, ses guillemets au « philosophe » tant qu’il se montrera fondamentalement si prof à la démonstration, pour ne pas dire si pion.  

    Mais il me reste 500 pages en sorte de mieux « apprécier » le ragoût…

     

    Michel Onfray. Cosmos. Flammarion, 568p.

  • Les chemins de la compréhension

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    Flash-back sur une rencontre avec Doris Lessing, en mars 1990.

     

    Doris Lessing compte au nombre des plus grands écrivains anglo-saxons. Souvent citée parmi les nobélisables, elle est néanmoins restée d'une parfaite simplicité. A l'occasion de la parution de son (superbe) dernier roman, «Le cinquième enfant», la romancière était ces jours de passage à Paris. Rencontre.

     

     

    Pétris de chair et de sang, les romans de Doris Lessing puisent leur substance dans la vie de l'écrivain, tout le contraire d'un bas-bleu! De fait, cette petite dame discrète, au beau visage qu'éclaire un regard doux et intense, en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman. 

     

    Ainsi a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre, en Rhodésie raciste, où elle grandit au milieu des plantations de son père et des animaux sauvages (un monde- qu'elle évoque notamment dans ses Nouvelles africaines), et de Salisbury, où elle fit ses débuts de jeune fille au pair, à Londres, où, en 1949, elle émigra avec sonfils Peter après deux divorces et maintes autres tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et du fameux Carnet d'or.

     

    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions de nombreux militants, sans renoncer à son combat contre l'injustice. Récemment encore, elle consacrait un livre-cri, Le vent emporte nos paroles, à la condition tragique du peuple afghan, dont elle a rencontré les réfugiés au Pakistan. Tout en se défendant d'envoyer des «messages» par le truchement de ses romans, Doris Lessing n'en est pas moins de ces écrivains qui travaillent activement, en artistes, au projet d'une terre moins inhumaine. 

     

    Terrible et fascinante histoire que celle du dernier roman de Doris Lessing, Le cinquième enfant, où l'on voit un jeune couple pas comme les autres se trouver subitementconfronté à la nature étrange, pour ne pas dire monstrueuse, de son dernierrejeton, qui tient à la fois du troll et du chef de gang en puissance. 

     

    Primitif et violent, cruel avec les animaux et les autres gosses, le petit Ben est d'abord soustrait à sa mère et placé dans un mouroir pour handicapés mentaux, évoqué en quelques pages insoutenables. Puis c'est le récit de l'impossible acclimatation du garçon, arraché par sa mère à ses oubliettes, et qui ne s'intègre finalement que dans une tribu de hooligans.

     

    D'un thème éminemment actuel - la difficulté persistante d'admettre la moindre déviance - la romancière tire une fable aux résonances profondes, évoquant à la fois le monde clair-obscur des légendes, les ténèbres des souterrains psychiques à la Dostoïevski et les caprices angoissants de la génétique-fiction... 

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    — Comment l'idée de ce roman vous est-elle venue ?

     

    - A vrai dire, il y a plusieursthèmes qui s'entrelacent dans Le cinquième enfant. L'idée du gnome est une vieille hantise de nombreux folklores. La pensée qu'il puisse y avoir, tout près de nous, un tel petit peuple, et que nos routes puissent se croiser, me fascinait depuis longtemps. A ce thème se greffe celui de la régression possible du cerveau humain, qui me paraît également très intéressant. Et puis j'avais envie de parler de cette attitude de certains jeunes gens qui se font, du passé, une image par trop idéalisée. Harriet et David, mes protagonistes, sefigurent qu'il suffit de faire beaucoup d'enfants pour rétablir l'âge d'or dela famille. Cela me paraît une belle illusion. Dans un premier temps, leur grande maison attire en effet un tas de monde. Mais dès que la poisse leur tombe dessus, c'est la débandade...

     

    -Justement, à ce propos, ne faites-vous pas trop peu de cas de la solidarité entre proches? 

     

    - Je crains bien que non. Après la publication de mon livre enAngleterre, j'ai reçu de nombreuses lettres de mères d'enfants anormaux qui ont vécu cette situation. Non seulement on leur tournait le dos, mais on les traitait de criminelles! Cela rappelle ces messagers de l'Antiquité qu'on tuait parce qu'ils apportaient de mauvaises nouvelles. Pareillement — et nous en venons au thème principal du roman - le pauvre Ben, qui n'a pas choisi d'être ce qu'il est, ne peut être toléré. Pas plus que, dans d'autres circonstances, l'homosexuel, le Noir ou tout autre individu dérogeant à la norme du groupe dominant.

     

    - Dans un livre récent (Des petits enfers variés), Christine Jordis prétend que vous exaltez la lutte entre la femme et l'homme, celui-ci étant assimilé à l'«ennemi». Qu'en pensez-vous?

     

    - Cela me paraît tout faux. Jamais je n'ai pensé ni écrit cela, même si le conflit entre les sexes est effectivement un de mes thèmes. Mais parler d'«ennemi»! C'est contre la vie! Bien entendu, j'ai toujours lutté pour la reconnaissance de nos droits à l'égalité économique et sociale. Mais décréter la haine de l'homme, ainsi que l'ont fait certaines féministes hystériques des années soixante, c'était se couper de l'a grande majorité des femmes. De même le sectarisme politique a-t-il abouti à l'affaiblissement du mouvement. En ce qui me concerne, je suis incapable d'établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions. Ce qui m'importe, c'est la qualité d'un individu, voilà tout. 

     

    - Pensez-vous que, en dépit de vos observations souvent catastrophiques, la compréhension puisse s'améliorer entre les hommes?

     

    - Je le crois et je l'espère. En tout cas, je m'efforce d'y contribuer. Il me semble très important, en priorité, d'apprendre aux jeunes à comprendre le monde qui les entoure. J'ai été' effarée, dans les meilleurs collèges américains, de constater l'ignorance des gosses. Ils suivent des études très coûteuses et ne savent rien de ce qui se passe dans la société. On en fait des techniciens sans aucun esprit critique, pas le moindre recul par rapport aux médias ou au fonctionnement du pouvoir. Des pions à manipuler! Ils'agit en outre de rompre avec l'horrible philosophie du «chacun pour soi» à laThatcher. La semaine passée, des amis me racontaient que des yuppies, dans un pub, avaient brûlé un billet de dix livres sous le nez d'un mendiant. Je trouve cela révoltant. Mais il y a bien des signes, aussi, qui nous incitent à ne pas désespérer. Suis-je pessimiste? Pas vraiment. Le cinquième enfant paraît trop dur à certains? Mais la réalité est-elle plus tendre? Il ne faut pas se voiler la face devant la souffrance du monde. 

     

    - Si vous étiez une bonne fée dotée d'un pouvoir magique, que donneriez-vous aux hommes de ce temps?

     


    - Je leur donnerais la capacité de faire ce qu'ils doivent faire: ce qu'ils savent qu'ils doivent faire. Car nous savons très bien ce que nous avons à faire pour notre bien et le bien de tous.

     

    Doris Lessing. Le cinquième enfant. Traduit de l’anglais par Marianne Véron. Albin Michel, 230p.

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    Le Prix Nobel de littérature a été attribué Doris Lessing en 2007. Elle est décédée à Londres en 2013. 

  • Du Forum à l'Académie

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    Avec Jacqueline de Romilly, à la veille de son immortelle intronisation, en mars 1989...

    C'est aujourd'hui que Jacqueline de Romilly fait son entrée à l'Académie française. Après Marguerite Yourcenar, l'historienne spécialiste de la Grèce antique est la deuxième femme à prendre place au milieu des Immortels, succédant à l'auteur dramatique André Roussin, dont elle fera l'éloge. A l'occasion de cette consécration, qui coïncide avec la parution d'un nouveau livre «tout public» consacré à l'invention de la liberté par les Grecs, Jacqueline de Romilly nous a reçu à son domicile parisien, au milieu des milliers de livres qui furent, avec sa mère et ses étudiants, les compagnons de toute une existence vouée à l'étude inlassablement émerveillée des Anciens.

    Et voilà: pour une fois, Madame l'académicienne ne sera pas la première ! Elle qui, depuis toujours, collectionne les prix d'excellence, elle qui fut la première femme à entrer au Collège de France et à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, ne sera «que» la deuxième Immortelle, innovant tout au moins en matière vestimentaire. De fait, au contraire de Marguerite Yourcenar, elle a tenu à revêtir un uniforme assorti à celui de ses pairs, l'épée de ceux-ci se trouvant en outre remplacée par un sac à main brodé de fines palmes. Tout cela dont Jacqueline de Romilly parle avec un mélange de gravité coquette et de gaieté malicieuse, sans pontifier le moins du monde... 

    — Que représente pour vous, Jacqueline de Romilly, cette accession à l'Académie française? 

    — Il est certain que je suis très flattée, et très intimidée. Une fois de plus, je vais devoir me tenir bien! Mais, à vrai dire,ce n'est pas complètement nouveau. Figurez-vous qu'en tant que femme, arrivant à une époque où les portes s'ouvraient, j'ai toujours eu à cœur d'en faire un peu plus que mes camarades garçons. Notez que je ne me plains pas: jamais je n'ai subi dans ma carrière, de brimade liée à mon état. Enfin, passons sur les satisfactions frivoles. Car ce qui me réjouit bien plus, dans cette élection, c'est de pouvoir acquérir une nouvelle tribune. Toute ma vie durant, j'ai défendu la culture grecque devant mes étudiants et dans mes livres. A présent, l'audience s'élargit encore. Quelle chance! De surcroît, cette nomination m'a valu de recevoir plus d'un millier de lettres d'anciens élèves qui témoignaient de ce que mon enseignement leur a apporté. C'est une confirmation précieuse, qui justifie finalement. toutes ces années passées à tenter de partager des connaissances et des enthousiasmes. De même ai-je été touchée, récemment, en relisant Thucydide, dont nous préparons une nouvelle édition: j'ai retrouvé mon plaisir tout neuf. Ainsi me suis-je dit que j'avais eu mille fois raison de consacrer tant d'énergie et de temps à l'étude de ce merveilleux auteur.

      — Vous avez passé toute votre vie, ou peu s'en faut, en l'Athènes du Ve siècle d'avant notre ère. Qu'en avez-vous retiré? Et les Grecs de ce temps-là ont-ils encore des choses à nous dire? 

    — Et comment! Vous savez que j'ai formulé quelques petites choses dans un ouvrage intitulé «L'enseignement en détresse», qui va notamment dans le sens d'une revalorisation des études littéraires. Ce que je déplore, c'est que l'enseignement tende strictement à l'utilitaire. Le bac littéraire, en France tout au moins, se trouve dévalorisé, et, dans les études de lettres, la tendance est à négliger la littérature à proprement parler: à savoir les textes et l'observation des finesses de la langue. Je ne dis pas que l'apprentissage des langues anciennes soit une nécessité pour tous: absolument pas. Mais leur étude est d'une grande utilité pour l'approche de toutes les langues. C'est une écolede rigueur dans l'exercice de la pensée. Et puis la Grèce antique est le lieu d'émergence des grandes idées qui ont façonné notre civilisation... 

    — L'idée de liberté... 

    — L'idée et le mot qui surgit dans les œuvres, comme une flamme.C'est cela qui m'a toujours fascinée dans l'approche des textes: ce moment où le terme précis apparaît, traduisant un élan premier, puis se trouve repris, et corrigé, enrichi dans son acception. Ainsi assiste-t-on à une espèce de passionnant débat qui se prolonge d'un auteur à l'autre, en relation directe avec les événements de l'époque, et d'abord avec les conditions de vie. Le fait de l'esclavage est, aussi bien, le terreau sur lequel pousse l'idée de liberté. Aujourd'hui, nombre des expériences faites à cette époque restent à méditer, par exemple sur les limites de la démocratie. Mais il n'y a pas que les idées: l'invention poétique des Grecs est également fondamentale. Par le truchement des grands mythes ancestraux qu'ils ont réanimés dans l'épopée ou le théâtre,ils n'en finissent pas de nourrir notre imaginaire. Ce n'est pas par hasard que des figures comme Prométhée, Anti- gone ou Dionysos continuent de nous parler. Les Grecs avaient le sens de l'essentiel, autant les philosophes que les poètes... 

    — Et dans notre siècle, comment vivez-vous? 

    — J'ai eu la chance d'avoir une grande amie, avec laquelle j'ai vécu pratiquement jusqu'à sa mort, qui n'était autre que ma mère. Après la mort de mon père au front, ma mère m'a prodigué la douceur et la sollicitude nécessaires, dans un climat d'intelligence et de bonne humeur qui m'a tenu lieu d'atmosphère. Ma mère, romancière elle-même, a tout fait pour que je puisse cheminer sur les brisées de mon père, du sien, du père de mon père et du père du sien, tous professeurs... 

    Unknown-7.jpeg— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?

    — Chut ! Secret! Bien entendu que je m'y suis risquée, et pas qu'une fois. Mais n'écrivez rien à ce propos, n'est-ce pas? J'attends d'être à l'Académie. Ensuite, il se pourrait que la grâce me visitât...

      — Mais alors dites-nous, s'il vous plaît, ce que lit une académicienne, le soir, au coin de son bois de lit, pour son seul plaisir? 

    — J'exclus les vivants, cela va sans dire: je ne saurais me compromettre dans une distribution de primes. Et puis le roman contemporain me paraît souvent sinistre. Passons donc. Mes préférés? Je dirai qu'ils sont Anglais, et de préférence humoristes. J'ai un faible certain pour P. G. Wodehouse. Aussi j'aime Racine, «La princesse de Clèves» et Benjamin Constant. Cela fait-il un goût? Je ne sais. Mais reprenons un doigt de whisky, mon bon monsieur...: 

     

    Dans le beau livre, à la fois serein et lyrique, où Jacqueline de Romilly évoque ses pérégrinations de longue date Sur les chemins de Sainte-Victoire, la voix de l'érudite se fait plus intime et familière: «Certes, j'envie  les jeunes. Mais ils n'ont pas tous les privilèges; et ils seront surpris un jour — comme je l'ai été, je l'avoue— de découvrir l'amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu'au seuil de la vieillesse.»

    Depuis lors — et c'est son crève-cœur — un incendie dévastateur a ravagé le paysage tant aimé. Reste la vision du cœur. Reste l'amour du beau du bien et du vrai, qui fait d'Homère et de Platon nos contemporains. 

    Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de liberté, Editions Bernard de Fallois,1989.

     

  • La pige à la mort

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    À propos de L’Empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis. Flash-back en écho à la lecture d'Ô vous soeurs humaines, paru récemment chez Slatkine.

     

    Le choc

    Bruno Richard, beau mec journaliste de son état, en couple avec Marion et en ligne sur Facebook, apprend au tournant de sa quarantaine qu’il est atteint d’un cancer du foie, possiblement opérable sans tarder.

    D’entrée de jeu, cependant, Bruno refuse d’aborder le sujet avec Marion et se cabre à l’idée d’un traitement qui signifierait dégradation physique et perte de dignité. N’empêche que la menace est là, qui le mine : c’est bien « pour lui » et pas un autre, et le lecteur aussi se sent concerné comme il l’a été à la lecture de La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou de Mars de Fritz Zorn, dont il sera d’ailleurs question dans les réflexions de Bruno. 

    Comme le jeune  Dostoïevski à l’approche de l’exécution capitale à laquelle il échappera finalement, ou comme Ivan Illitch au moment où il apprend qu’il va mourir de maladie, Bruno se trouve au pied du mur et confronté à la vie qu’il a menée jusque-là. 

    Au demeurant, son souci n’est pas tant de se demander, comme Ivan Illitch, quelles actions bonnes peuvent justifier son passage sur terre, mais quelle empreinte il a laissée au cœur des femmes qu’il a plus ou moins bien aimées. De là sa décision d’en tenir une espèce de journal rétrospectif, de son enfance aux jours qui lui restent.

     

    D’amoureuses initiations

    S’il y a de « l’homme à femmes » chez Bruno, la remémoration de ses amours n’a rien d’un inventaire à la Don Juan, relevant plutôt d’une ressaisie plus fine et détaillée, n’esquivant ni les malentendus ni les ratés ; une initiation amoureuse progressive où les sentiments propres à chaque âge le disputent aux sensations physiques, ou plus précisément sexuelles, inaugurées en Argentine  à l’adolescence, dans une camionnette malpropre, avec la classique professionnelle.

    Or on peut avoir été dépucelé à treize ans : on n’en reste pas moins un dadais maladroit jusqu’à dix-huit ans et plus, alors que, côté cœur, on a déjà aimé et souffert dès son âge tendre, comme l’illustre ici le premier chapitre dédié à la jolie Yassa, aimée à Lagos par un Bruno de neuf ans et quittée sur de premiers adieux ratés.

    Si les étapes de ces amoureuses initiations sont marquées par autant de prénoms féminins, ceux–ci sont également liés à des lieux du monde que distinguent de forts contrastes, du Nigeria (Yassa) en Argentine (Christina) puis de Berne (Laure, Malika) à New York (Michelle) ou à Fribourg (Marie, Nathalie), Berlin (Linda) ou Genève (Yulia, Caroline, Agnès, etc,) en zigzags existentiels, affectifs ou charnels ponctués de passes dangereuse (avec Yulia et la drogue), d’émouvantes impasses (Nathalie) ou quelques passions vives mais sans lendemains.

     

    Un noyau sensible

    Un thème récurrent de L’empreinte amoureuse est à relever, qu’on pourrait dire le flottement, ou la non-appartenance, le déracinement, le caractère erratique du protagoniste, assez typique en somme d’une génération semblant issue de partout et de nulle part. 

     

    Or ce qui frappe, à la lecture du roman, est à la fois cet apparent éparpillement, naturellement lié au mode de vie cosmopolite des parents de Bruno (le père est diplomate), redoublé par le nomadisme existentiel et affectif du protagoniste, et, à l’inverse, en force centrifuge, le mouvement poussant Bruno à se recentrer régulièrement en fonction d’une espèce de noyau sensible, vibrant et constant.

    Le monde de Bruno est celui des jeunes gens des années 90, lisses d’apparence voire superficiels pour autant qu’on ne gratte pas la trop flatteuse apparence. Bruno lui-même fait figure d’enfant né coiffé, en tout cas aux yeux de son ami Damien, le seul personnage masculin un peu développé, avec lequel il entretient un lien d’amitié-haine dont il finit par se délivrer ; et là encore Bruno rompt une relation déséquilibrée pour préserver son intégrité.

     

    Les miroirs fertiles

    Ce qu’il y a d’intéressant et de littérairement réussi, dans L’empreinte amoureuse, tient au fait que le roman prenne le pas sur la confession, à l’écoute des autres – presque toutes des femmes.

    Bruno pense, ressent, réagit et s’exprime en homme, et c’est le premier mérite de Mélanie Chappuis que d’avoir endossé cette peau, cette cervelle, ce cœur  et ces glandes de mec, mais les portraits des vingt femmes qui se succèdent dans sa vie et le révèlent peu ou prou à lui-même ne sont pas moins bien sentis et détaillés, de Nathalie la cultivée-coincée à Yulia la défoncée, en passant par Caroline l’ardente craignant l’enlisement de la passion (son chagrin d’amour) et Marion-la perle, notamment.   

    Bruno est un vrai personnage de roman, autonome et vivant, à savoir qu’on se fiche complètement de savoir s’il a un « modèle » dans la vie ou s’il constitue une projection « transgenre » de l’auteur. Mais c’est par les autres personnages féminins  qu’il se trouve, aussi, comme révélé et sculpté en ronde-bosse, chaque « empreinte », fût-elle peu flatteuse, contribuant à mieux le définir, y compris à ses propres yeux. 

     

    L'amour plus fort, etc.

    L’excellence de L’empreinte amoureuse tient à la fois à la justesse sans faille de son observation psychologique, au bonheur de ses évocations de lieux, à sa narration claire et fluide et à la qualité rare de ses dialogues, vifs et naturels.

    Mélanie Chappuis pratique l’intelligence du cœur, sans rien jamais de mielleux, mais avec humour discret et fines piques au besoin.

    À diverses reprises, Bruno se demande à quoi tient cette « maladie de vieux » que la vie lui colle à quarante ans, et la question n’est pas plus déplacée que de se demander si le cancer d’une vieille dame est aussi«grave » que celui d’une jolie ado.

    Fritz Zorn a engagé sa « guerre totale » contre une maladie qui était à la fois la maladie d’une famille, et d’une société – d’un état des choses qui l’autorisait ( ?) à  dire que « naturellement » le cancer devait le prendre à la gorge.

    La situation de Bruno est différente, mais pas forcément moins« grave », juste moins significative. Ce qui est sûr, c’est que la fureur désespérée de Zorn participe de son manque d’amour, au double sens du terme, alors que Bruno bascule du côté de la vie au nom de l’amour (cela dit sans nuance sentimentale à la Love story).

    Son travail de mémoire l’y aide autant que la rage aimante de Marion, qui le menace de ne pas venir à son enterrement, et le happy end, qui pourrait sonner trop facilement « positif », s’inscrit assez naturellement dans la « logique », heureuse mais nullement assurée, du choix de Bruno de se battre. Une lettre émouvante, signée Marion, tiendra lieu d'épilogue.

    « Je n’ai pas peur de mourir, dit Bruno tout au début du roman, « j’ai peur d’être malade ». Entre autres belles paroles : « Je n’admets pas d’être diminué devant les gens que j’aime » (…) « Question de dignité, au moins de politesse ».    

    Or l'amour, suggère Mélanie Chappuis, peut faire la pige à la mort, au risque de manquer de « dignité » ou de « politesse »…

     

    Mélanie Chappuis. L’empreinte amoureuse, L'Âge d'Homme, 171p.

  • Houellebecq à reculons

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    Le paradis selon Houellebecq ressemble au meilleur des mondes. Livre important que Les particules élémentaires ? Bien plutôt: symptôme de décomposition. Faute de style, de pensée cohérente, d’éthique et de toute émotion. Et quelle jobardise chez ses laudateurs !  

    Triste première lecture, en octobre 1998, et sinistre première rencontre. La suite fut moins désastreuse...

    Les uns portent aux nues son «roman-culte», les autres l’attaquent pour son écriture délabrée et l’idéologie douteuse qu’il véhiculerait; pépé Nourissier feint d’en être entiché pour rester dans le coup,et Sollers joue les chaperons narquois en sorte de mieux se vendre lui-même. Bref, tout le monde parle du dernier livre de Michel Houellebecq, et du battage médiatique découle un succès de librairie carabiné. Mais encore?

    Cet «événement de la rentrée» n’est-il pas qu’un coup de pub ou qu’un phénomène de mode passager? Or donc, avez- vous vraiment lu Les particules élémentaires et qu’en pensez-vous sincèrement? 

    Pour ce qui nous concerne, avouons que nous en attendions beaucoup. Il y a quatre ans de ça, la lecture d Extension du domaine de la lutte, premier roman parrainé par Maurice Nadeau, nous avait intéressé par son mélange d’acuité observatrice et de mordant satirique, malgré le souffle court de l’auteur et sa morbidité de maniaco-dépressif. 

    Parallèle à celle d’un Vincent Ravalec, l’apparition de Michel Houellebecq réjouissait en tout cas, sur l’arrière-plan ronronnant et nombriliste du roman français actuel, par sa façon d’observer la «dissociété» qui nous entoure et de jouer avec sa «novlangue». Usant volontiers de la provocation, le chroniqueur s’est ensuite affirmé dans la presse dite branchée (surtout Les Inrockuptïbles) en traitant par exemple, à sa façon, le dernier salon de la vidéo porno ou les nouvelles migrations de retraités. 

    Mêlant la satire et l’analyse, Michel Houellebecq se signalait surtout, dans ses Interventions (aujourd’hui réunies, à côté d’entretiens terriblement pontifiants), par un style incisif et un regard panique qu’on eût aimé apprécier sur une plus longue distance. 

     

    Houellebecq (kuffer v1).jpgLes particules élémentaires auraient pu faire l’affaire. Hélas, c’est bien bas qu’on est retombé, jusqu’à n’y pas croire. 

    De fait, l’image du monde qui se dégage de la lecture des Particules élémentaires est globalement ignoble, et son écriture d’une platitude, sa construction d’un manque d’originalité atterrant. Dénué de toute lumière et de toute chaleur, de toute saveur et de toute compassion, l’univers selon Houellebecq, et ses personnages, n’exhalent que laideur et morosité, tristesse et dégoût.

    Il y a pourtant du vrai dans ce sinistre tableau, et notamment dans ses parties satiriques. La description de ce morne ersatz de paradis terrestre que symbolise, par exemple, le camping L’Espace du Possible, où chacun «travaille sur soi» et s’«éclate» à qui mieux mieux, figure bien les ridicules d’une mouvance de l’époque en mal d’accomplissement «à tous les niveaux», de thérapies de groupe en partouzes dans l’eau tiède. De la même façon, les observations de l’auteur sur la sexualité morbide et le sentiment d’inutilité de ses personnages reflètent-elles bel et bien l’état des choses dans une fraction de la société contemporaine. 

    Ce qui ne passe pas, en revanche, tient à la généralisation systématique de multiples jugements verrouillés par un docte discours à prétention philosophico-scientifique. Ainsi, sur le ton du sociologue à patente ou de l’insondable métaphysicien, Houellebecq se livre-t-il à d’invraisemblables simplifications. L’on apprend, par exemple, que pour la quasi-totalité des femmes qui eurent 20 ans aux alentours de 1968, «les années de la maturité furent celles de l’échec, de la masturbation et de la honte».

    Quant aux hommes, d’une manière encore plus générale, ils «sont incapables d’éprouver de l'amour." C'est cependant quand le ver du sexe entre dans le fruit de l'enfant que l'être humaine semble le pire à l’amer Michel, tant il est vrai que «le pré-adolescent est un monstre doublé d’un imbécile». 

    Houellebecq17.jpgLes deux protagonistes des Particules élémentaires, Bruno et Michel, figurent en somme la version (très) dégradée de la vieille paire mythologique d’Apollon et de Dionysos. Le premier ne se réalise que par la sublimation abstraite et l’idée, le second par le sexe.  

    Issus de la même mère (la pire caricature de baba cool qu’on puisse imaginer) et de pères absents et/ou nuls, tous deux trouvent une vague âme sœur qu’ils ne sauront pas aimer avant que la mort ne les en débarrasse.

    L’auteur n’en finit pas de proclamer que «demain sera féminin», mais quelle lamentable représentation des femmes il nous impose! Passons vite sur Bruno, le plus glauque des deux, prof raté, littérateur mal parti et père incapable de rien transmettre à son fils. 

    À côté de ce pauvre drogué du sexe que la mort atroce de sa compagne ne semble pas toucher, Michel, anorexique existentiel, n’a guère plus d’épaisseur humaine, mais le lecteur est prié de croire à son génie prophétique. À la prétendue étude de mœurs de notre misérable époque, au fil de laquelle nous apprenons encore que les serial killers des années 90 sont les enfants naturels des hippies des années 60, s’ajoute de fait le croupion très New Age d’un roman d’anticipation où ledit Michel, biologiste «lucide» (il a repris, n’est-ce pas, le flambeau des physiciens Niels Bohr et Heisenberg) devient le planificateur d’une nouvelle humanité clonée (asexuée, pure enfin de tout désir, et qui plus est immortelle) et l’inspirateur mélancolique (lui-même finissant par «rentrer dans la mer»...) d’une nouvelle religion à base essentiellement scientifique.

    Ainsi l’image de la société tout à fait immonde dans laquelle nous pataugeons, chers sœurs et frères, se dissout-elle finalement dans un nouvel avenir radieux; ainsi le ressentiment fondamental d’un vieil ado mal aimé et mal aimant aboutit-il assez naturellement à cet univers comateux et informe du paradis selon Michel Houellebecq. 

     

    Houellebecq7.jpgL’épreuve de l’oral

    Il est une épreuve plus pénible que la lecture intégrale des Particules élémentaires, et c’est de s’entretenir, même moins d’une heure, avec Michel Houellebecq. En quelque trente ans d’exercice, jamais rencontre, en tout cas, ne nous aura imprégné d’un tel sentiment de malaise. Cela tient-il à l’émanation subtile du génie? Est- ce au contraire l’effet plus insidieux de la prétention du personnage jouant l’égarement du poète éthéré? Du moins aurons-nous pu nous préparer (une heure de retard, ça pose la graine de star) à l’apparition gracile et un peu gauche (feinte gaucherie?) du présumé phénomène, pur esprit sapé style Deschiens, la voix à peine audible, le regard fuyant, répondant à vos questions par des moignons de réponses longuement pensées, mâchées, sucées, dégluties et régurgitées façon mollusque.

    Houellebecq, qui dit volontiers que Shakespeare ou Céline sont des auteurs «surfaits», doit longuement, longuement réfléchir, en se lovant dans les volutes de fumée de sa cigarette, avant de vous répondre, parfois, d’un seul grognement. Mais le brusquez-vous un peu en lui demandant,par exemple, s’il ne pèche pas parfois par schématisme ou si sa propre dépression ne gauchit pas la moindre sa vision de la réalité: alors bondit le petit animal et c’est avec tranchant soudain, avec la morgue de celui qui sait, avec fiel et venin qu’il vous répond que la Science aussi procède par schémas, et que non, qu’il sait qu’il n’exagère pas: qu’il sait que ce qu’il dit est vrai.

    Lorsque vous lui demandez, enfin, bêtement, platement, comme un boy-scout, à quoi il aspire en définitive, c’est avec une sorte d’indulgence pénétrée qu’il vous répond en toute simplicité, mais non sans cet air malin qui ne l’a jamais quitté, style Schopenhauer au talk-show de Lary King sur CNN: «Au fond, je n’aspire à rien.» 

    Chacun le note sur son petit cahier: au fond, voilà, Michel Houellebecq n’aspire à rien... 

     

     

    Houellebecq44.jpgLe style Houellebecq: «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c’est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c’est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, elles se mettent à puer»...

     

    Michel Houellebecq. Interventions. Flammarion, 150 pp. 

    Les particules élémentaires. Flammarion, 394 pp.

    (Cette page sympathique a paru dans l'édition du quotidien 24 Heures du 20 octobre 1998)

  • Contre l'insignifiance

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    La critique de Castoriadis fonde une réflexion stimulante De la politique à la culture, et des comportements individuels aux mouvements collectifs, La Montée de l'insignifiance propose une analyse de la décomposition du «modèle» occidental. Rencontre à Paris, en mai 1996.

     

    Si sombre que soit l'image du monde contemporain qui se dégage de La Montée de l'Insignifiance, le dernier livre publié par Cornélius Castoriadis n'en illustre pas moins l'une des réflexions les plus nécessaires et les plus toniques du moment sûr le monde dans lequel nous vivons. C'est que Castoriadis est des rares penseurs actuels à prendre vraiment au sérieux la décadence de nos sociétés au nom d'une conception de l'autonomie et de la liberté dont l'Occident fut le creuset.

    Tandis que les uns papotent sur «la fin de l'Histoire» et que les autres jabotent sur «le retour de Dieu», Castoriadis, lui, nous confronte à la réalité que notre société de lobbies et de hobbies cherche à se dissimuler dans sa poursuite effrénée de toujours plus de jouissances, d'argent et de pouvoir.

    Or loin de se complaire dans le catastrophisme, Castoriadis poursuit un travail de critique et d'autocritique éminemment créateur, nourri par une expérience de longue date.

    De fait, c'est à 12 ans (!) que ce Grec d'origine a découvert la philosophie et le marxisme. Affilié aux Jeunesses communistes illégales dès sa quinzième année, sous la dictature de Metaxas, il ne tarda à rompre avec le communisme stalinien pour rallier le trotskisme, duquel il se sépara en 1948, trois ans après son installation en France, pour fonder (avec Edgar Morin) le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui durèrent jusque vers les années 1966- 1967.

    Historien et économiste, sociologue et psychanalyste, Cornélius Castoriadis a publié de nombreux ouvrages dans lesquels il a notamment étudié les rapports entre les blocs Est-Ouest et décrit la société bureaucratique soviétique, avant de parcourir Les Carrefours du Labyrinthe en franc-tireur de la pensée. 

    —  Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise l'époque dans laquelle nous vivons?   

     

    Unknown-3.jpeg—  La meilleure réponse que je puisse vous donner tient dans le titre de mon livre: c'est une montée générale de l'insignifiance, marquée par la généralisation du conformisme, le manque de créativité dans tous les domaines, le collage, l'éclectisme, le plagiat, et enfin et surtout l'apathie des gens. 

    —  Quels ont les facteurs de ce que vous appelez le «délabrement de l'Occident»?   

    —  Il y a une foule de facteurs, mais auxquels nese réduit pas le noyau de la question. Les facteurs sont l'épuisement dumouvement ouvrier puis du mouvement révolutionnaire, fonction d'une énormedéception, autant à l'égard du stalinisme que de la social-démocratie. C'est leconsumérisme généralisé et le retrait de chacun dans sa sphère privée. C'estsans doute aussi l'usure d'une culture et d'une civilisation, signifiée parl'usure du langage. Mais cela, précisément, renvoie au noyau dur nonexplicable. D. y a eu plusieurs époques dans l'Histoire où l'on croyait quetout avait été dit et que le langage était épuisé, avant qu'une nouvelle époquecréatrice ne revivifie précisément le langage. Prenez la poésie française à lafin du XVIIIe. On dirait qu'elle se borne à l'imitation anémique de la poésieclassique, et puis survient l'explosion romantique qui prouve que beaucoup dechoses essentielles n'avaient pas encore été dites. Je crois qu'il en va demême aujourd'hui. A vrai dire, il est tout aussi difficile d'expliquer ladécadence d'une culture que son émergence. 

    —  La sphère privée que vous évoquez paraît envahir l'univers des médias, à grand renfort de confessions publiques. Qu'en pensez-vous?

    —  Ce n'est pas le vrai privé: c'est un privé confectionné. Le vrai privé est autre chose. A la limite, c'est précisément ce qui ne ne veut pas se dire. C'est cette racine d'obscurité et d'authenticité que nous portons en nous. Et c'est cela même qu'on ne pourra jamais restituer dans une émission de télévision. Ce qui s'y déploie n'est qu'un simulacre, un déballage vide de sens. 

    —  Pensez-vous que la division interne de la société à deux vitesses puisse engendrer un mouvement social?

    — Pour le moment, c'est plutôt le contraire qu'on observe. Tous les dysfonctionnements, tous les mécontentements, tous les excréments de la société se trouvent repoussés et comprimés dans un 15- 20% dela société représentant la catégorie des exclus (chômeurs, immigrés, Noirs auxEtats-Unis), avec pour corollaire la peur du reste de la société de tomber dans cette marge, qui incite les gens à se tenir tranquilles. La minorité des exclus n'est pas suffisamment puissante pour que sa révolte puisse secouer la société. Le mouvement se borne ainsi à des phénomènes d'anomie et d'anarchie, dans nos banlieues ou dans les centres des villes aux Etats-Unis, qui ne se politise pas et ne peut constituer une force historique. Or je crains que cette situation ne dure...

    —  Que pensez-vous du rôle des intellectuels dans la seconde moitié de ce siècle?

    —  Dans la deuxième moitié du siècle, le rôle prédominant des intellectuels a été, hélas, celui de compagnons de route du stalinisme puis du tiers-mondisme. Sartre en a été l'exemple le plus caractéristique et le plus attristant. Après 68, le rôle essentiel de la plupart des philosophes et des intellectuels a été d'accompagner le mouvement de privatisation et de le justifier par des positions du genre de celles des structuralistes, à savoir qu'il n'y a rien à faire, que tout est pouvoir, que l'opposition au pouvoir est elle aussi pouvoir — ainsi que l'a incarné un Foucault. Tout cela a joué un rôle très négatif. 

    —  Que faire contre la décomposition?

    —  Travailler. Elucider. Essayer de faire comprendre. Mais l'effort personnel ne suffit pas: on ne peut pas se substituer à un mouvement social. Il faut donc espérer qu'il y aura un mouvement de redressement... 

     

    Un sens à retrouver

    Contrairement à ce qui fut claironné au moment de l'implosion du bloc communiste, cette fin de siècle ne sera pas marquée par la «victoire de l'Occident». Parler de «fin de l'Histoire» paraît aussi indécent, face aux tragédies qui se jouent dans le monde, que de s'illusionner à propos de la suprématie de la «démocratie». 

    Bien plus que celle-ci, c'est la société de consommation qui triomphe aujourd'hui, tandis que se grippent les mécanismes de l'autonomie en matière de politique et de culture, de vie collective et d'épanouissement personnel. Tel est du moins le constat de Cornélius Castoriadis: que l'Occident est en phase de décomposition.La politique y devient lieu de spectacle et de corruption. Les syndicats se muent en lobbies. 

    La démocratie est manipulée par une oligarchie libérale qui gère des libertés «essentiellement défensives» visant à la seule préservation du bien-être. Le foyer atomisé se replie sur son téléviseur. L'individu perd les repères qui donnent un sens à sa vie et le relient à la communauté.

    Laquelle communauté ne sait plus ce qui la fonde, n'était le «non-sens de l'augmentation indéfinie de la consommation».Etourdie par les médias, éblouie par les succès du commerce culturel, cette société se croit très ouverte et très créatrice, alors que sa culture ne fait le plus souvent que reproduire des poncifs avant-gardistes d'avant 1930 ou de se complaire dans le muséisme.

    Obsédée par les idées de progrès et de nouveauté, fuyant l'idée de la mort autant que la nécessité de s'auto-limiter, la culture occidentale montre sa décrépitude dans son incapacité à produire de grandes œuvres réellement novatrices en résonance avec l'imaginaire collectif. 

    Or c'est au nom de la vraie démocratie, qui engage l'individu et la communauté dans un équilibre économique et écologique exigeant le partage et l'auto-limitation, et c'est au nom de l'imagination créatrice que Cornélius Castoriadis se montre si sévère, opposant au nihilisme jouisseur une exigence fondée sur le respect de ce qu'il y a en l'homme de plus signifiant. 

     

    Cornélius Castoriadis, La Montée de l'Insignifiance. Seuil, 241 p.

     

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)
    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant souvent le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante. C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard en un siècle de massacres de masse…

    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre...

    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…

    Dante. La Divine ComédieL'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis. 

  • Le sage fou du désert

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    Théodore Monod plaide pour l’hominisation de notre espèce. S'il a presque l'âge du siècle, le merveilleux «fou du désert» n'a rien perdu de sa fougue idéaliste.

    Savant naturaliste aux multiples curiosités, militant du pacifisme et de l'écologie - ainsi parlait-il en mars 1996.

     

    Il est certains individus dont l'expérience et le rayonnement ont de quoi rendre confiance en l'humanité, et tel est, assurément, un Théodore Monod. A 92 ans, ce scientifique de vieille souche protestante et d'immense famille oscillant entre la science et le pastorat, qui commença d'écrire gravement à 9 ans («Que la foi soit mon toit, que la bonté soit mon rez-de-chaussée»...), accomplit sa cinquième à Lausanne en 1913 («Jesuis très ému quand j'entends de la musique», écrit-il alors), édicta les 10 commandements du parfait voyageur à 12 ans, puis traversa le siècle et les guerres, les déserts de sable (toujours hyper vivants à ses yeux) et d'eau (sa passion pour les crustacés) en passant par tous les avatars d'une existence d'infatigable observateur de la Création — ce supervivant, selon l'expression de Chesterton, cumule les expériences du Muséum (où il enseigna dès 1922) et des «méharées», du botaniste ou du géologue, du patriarche familial ou du citoyen luttant contre la folie guerrière dont il prit conscience en son adolescence.

    —  Quels sont  les «défis» du siècle prochain auxquels nous devrons faire face.

    images-3.jpeg—  Rassurez-vous, je ne vais pas jouer les devins! Ce qui m'intéresse en priorité, c'est l'état actuel du monde, qu'il s'agit de considérer avec lucidité. Plutôt que de faire des prédictions oiseuses, je vais m'efforcer de retracer les grandes lignes de l'aventure humaine pour mieux éclairer l'ère nouvelle que nous vivons. Le changement de millénaire ne signifie pas grand-chose à mes yeux. Je crois en revanche qu'une nouvelle ère, l'ère atomique, a commencé le 6 août 1945, qui fait suite à l'ère chrétienne. Ce qui la caractérise est que, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, les armes sont capables d'atteindre une population dans son héritage biologique. C'est en quoi j'estime l'arme nucléaire proprement diabolique.

    —  L'homme ne tire-t-il aucun enseignement de ses expériences?

    —  Il n'y a visiblement de progrès que technique et matériel. Vous voyez bien que, depuis 2000 ans, l'homme n'a pas fait la moindre avancée du point de vue moral. Mais attention: je parle des sociétés, et non de tel ou tel individu. Le bipède se considère évidemment comme le roi de la Création, et dès la Genèse vous lisez des phrases terribles posant l'homme en «terreur des êtres vivants». Or, cette attitude risque fort de lui être fatale. La nature ne le regrettera probablement pas... 

    —  Par où commence alors ce que vous appelez l'«hominisation»?

    images-5.jpeg—   Par le respect de la vie. Notez que je ne fais pas de la nature une idylle: le respect n'est pas la soumission béate, mais il vise à la préservation d'équilibres sans lesquels on court à la catastrophe. Or la religion du profit nous menace du pire. 

    —  Comment considérez-vous, vous qui avez votre passeport de citoyen du monde, l'actuelle tendance à la mondialisation?

    —  Tout dépend de ce qu'on entend par là! Un gouvernement mondial au nom de la fraternité humaine, ou une Europe fédérée en fonction d'un projet commun, sont évidemment synonymes d'espérance. Mais tant que le dieu reste l'argent, comme nous le voyons dans le monde actuel, je crains que le pessimisme soit de mise.

    —  Qu'est-ce pour vous que la résurrection?

    —   C'est un grand mystère dont je ne puis pas dire grand chose. Je suis sûr qu'il s'est passé, alors, quelque chose. Quoi? Je n'en sais rien. Mais voyez donc: en terme d'ères, l'Histoire a basculé à ce moment- là. Je puis vous dire que la résurrection est une espérance. Bon. Mais formuler une certitude: certes non. Je ne sais pas, et je revendique d'ailleurs cet aveu d'ignorance: je crois que nous avons le droit, aussi, de nous taire. Lorsqu'il allait quitter ce bas monde, le philosophe Thoreau, contemplatif des forêts, répondit à son entourage, qui le pressait de dire quelque chose à propos de l'après: «Un monde à la fois!» » Ce dont je puis témoigner en revanche, moi le protestant libéral, c'est ce que je tiens pour essentiel: et c'est alors le Sermon sur la montagne, par opposition à ce qui me paraît accessoire, de querelles théologiques stériles en guerres justifiées par la religion. 

     

    La véritable saga que constitue la vie de Théodore Monod a été racontée par Nicole Vray dans une volumineuse biographie intitulée Monsieur Monod, Scientifique, Voyageur et Protestant, publiée chez Actes Sud.

     

  • Continent Cendrars

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    À propos de l’édition critique du bourlingueur en 15 volumes, dirigée par Claude Leroy. 

    Plus de quarante ans après la mort de Blaise Cendrars (1887- 1961), l'œuvre de celui que le grand romancier américain John Dos Passos appelait l' «Homère du Transsibérien» n'a pas cessé de rayonner, fascinant chaque nouvelle génération par la modernité de son langage et de ses mythes, l'extraordinaire variété de ses curiosités et de ses inventions, la densité épique et poétique de ses livres, ses personnages et ses paysages géographiques ou oniriques, son énergie et sa verve anti-conventions. 

     

    De fait, la première remarque qui s'impose à réception des volumes inaugurant cette collection intitulée «Tout autour d'aujourd'hui», pour reprendre une formule de Cendrars lui-même, est que cette édition critique sans précédent ne «pèse» ni par l'excessive qualité du papier (nous le disons sans dépit, préférant la vraie passion de lire à l'élitisme bibliophilique), ni non plus par un appareils cientifique trop envahissant. A l'heure où se prépare une intégrale de Ramuz qui fleure déjà le gouffre à subventions et le train blindé de gloses, on salue ici la brigade légère...

     

    cendrars2.gifUn guide avisé

    Claude Leroy, professeur à l'Université Paris X-Nanterre et très compétent explorateur du continent Cendrars, n'a rien pour sa part du cuistre pesant ou jargonnant et la solution qu'il a choisie, d'introduire chaque volume par une préface, de laisser vivre et chanter le texte et de renvoyer en queue de convoi un dossier commun de notes et notices, nous paraît satisfaisante. 

     

    L'idée de reproduire les illustrations, ou même les couvertures d'éditions originales (celle par exemple du Panama, signée Raoul Dufy en 1918), est également bienvenue, même si la mise en page ou la reproduction pourraient être parfois plus soignées. Or l'important est ici, on l'aura compris, dans le texte et sa substance, à l'approche desquels Claude Leroy fait office de guide avisé. 

     

    Par-delà les clichés

    Dès la préface du premier volume, consacré aux Poésies complètes, enrichies de 41 poèmes inédits, Claude Leroy resitue très clairement Biaise Cendrars dans  les grandes lignes de sa personnalité paradoxale, qui «échappe à la saisie en se surexposant». Lui qu'on a souvent pris pour un écrivain de l'aventure était probablement plus encore un aventurier de l'écriture, dont le projet de «disparaître» en tant que porteur d'un nom lié à une filiation (un certain Freddy Sauser, fils d'un homme d'affaires de La Chaux- de-Fonds, etc.) pour se faire porte-nom ou prête-nom poétique de l'humanité multiple, comme les anonymes bâtisseurs de cathédrales, Cendrars au nom de braises et de cendres, Protée et phénix à la fois, jamais installé et vivant la poésie autant qu'il l'écrivait. Si maints aspects de la légende de Cendrars, que lui-même forgea souvent, correspondent bel et bien à une réalité, sa prétendue mythomanie cède le pas à un projet d'écriture qui va bien au-delà de l'affabulation superficielle et se nourrit, par ailleurs, d'une existence hors du commun, loin des conforts lettreux. 

    Après avoir rappelé l'importance des années d'apprentissage de Biaise Cendrars, jeune poète bilingue qui fonda à Paris une revue franco-allemande en 1912 {Les Hommes nouveaux), fréquenta les anarchistes russes et européens tout en publiant des textes dans les revues de Berlin, Claude Leroy souligne l'importance cruciale, dans la vie du poète,de la guerre où il laissa une main. 

    «Cette blessure est à l'origine, dans sa vie comme dans son œuvre, d'un tournant dont la portée est restée longtemps énigmatique, relève Leroy. Au cours de l'été 1917, cette blessure de mort s'est renversée en blessure de vie...» 

    Cette transmutation des données existentielles en composantes poétiques, l'œuvre entier de Cendrars en témoigne à travers ses périodes successives, de l'époque des poèmes (1912-1924) à celle des romans (1925- 1929), ou de ses écrits journalistiques(1931-1940) aux chroniques assimilables à des Mémoires (1945-1949). 

    Cendrars16.jpgQu'il fasse flamber son nom une première fois avec ses mystiques Pâques ou qu'il nous entraîne dans ses grandes stances épiques du Transsibérien, qu'il brasse et brise et reconstruise le langage contemporain du «profond aujourd'hui» en poète moderne qui ne s'est jamais affilié pour autant à aucun «isme» esthétique ou politique, qu'il rêve de révolutionner l'art cinématographique, raconte sa guerre, nous emmène une fois de plus au bout du monde (par exemple à Sao Paùlo du Brésil, dans ses Feuilles de route inédites, où «seuls comptent cet appétit furieux cette confiance absolue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur cette spéculation qui font construire dix maisons par heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands petits nord sud égyptien yankee cubiste»), se reconnaisse foudroyé, renaisse ensuite en poète de la main gauche et nous laisse finalement en compagnie de Moravagine,de Dan Yack et de tant d'autres incarnations de son moi multiple — toujours Cendrars fait poésie de tout, dans l'orientation supérieure d'une cosmogonie poétique que le premier vers du Panama préfigure et concentre sous un rayon lustral: "Ce matin est le premier jour du monde"...

     

    Blaise Cendrars. «Tout autour d'aujourd'hui». Volume I: Poésies complètes, avec 41 poèmes inédits. Textesprésentés et annotés par Claude Leroy. Denoël, 430 pp. Volume 2: L'or, suivi deRhum et de L'argent. Textes présentés et annotés par Claude Leroy. Denoël, 356pp. Volume 3: Hollywood La Mecque du cinéma; L'ABC du cinéma et Une nuit dansla forêt. Textes présentés et annotés par Francis Vanoye. Denoël, 232 pp.

     

    (Cet article a paru dans le quotidien 24Heures, le 11 décembre 2001)

  • Mémoire vive (84)

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    À La Désirade, ce mardi 17 mars. – Au réveil (5 heures du matin) je me dis que je devrais renoncer à ce qui, dans mon roman, reste trop littéraire, trop précieux ou trop recherché. Pierre Gripari, dès mon premier livre, m’avait reproché certaine obscurité, et je crois qu’il avait raison même si, dans sa postface, Dimitri relevait que cette obscurité était le « sceau du poète ». 

    De son côté, Nancy Huston, qui avait beaucoup aimé L’Ambassade du papillon, trouvait Le viol de l’ange par trop écrit, concluant au fameux words, words, words qui m’a chiffonné sur le moment, mais elle aussi avait raison. Donc je vais relire les cinquante premières pages de La vie des gens et tâcher de chausser des lunettes à la Léautaud ou à la Marcel Aymé, bons conseillers en la matière. 

    simenon15.JPGAu demeurant, je me garderai de sabrer jusqu’à l’automutilation, vu que mon écriture aime les mots et que tout le monde ne peut être Simenon. C’est à vrai dire affaire d’équilibre. À propos de Simenon, je me rappelle que Colette ne lui passait rien quand il se montrait trop « littéraire », elle si soucieuse de mots choisis et de beau style. Du moins avait-elle compris le génie très particulier de ce romancier, exprimant le plus avec le moins d’adjectifs et de mots non usuels.

    °°°

    La série historico-politique documentaire consacrée par Oliver Stone à L’histoire jamais racontée des Etats-Unis est d’une virulence critique à vrai dire sidérante, pourtant étayée par des documents irréfutables  et structurée avec plus de sérieux , me semble-t-il  que les brûlots d’un Michael Moore. Qui aime l’Amérique ne peut qu’apprécier cette descente en flammes de l’américanisme primaire.

    °°°

    En une journée, j’aurai un peu avancé sur la révision de mon roman, vu un épisode (JFK : au bord du gouffre) de la grande série documentaire d’Oliver Stone consacrée à L’histoire jamais racontée des States, composé une liste, revu Pas de printemps pour Marnie d’Hitchcock que Truffaut taxait de « grand film malade », lu trente pages (tout à fait excellentes) du nouveau roman de Mélanie Chappuis intitulé L’empreinte amoureuse, et repris mon portrait de Lady L. que je vais beaucoup avancer ces prochains temps non sans reprendre ma série de 100 Cervins – tout cela sans cesser de trier et de classer les quelque 1000 livres qui s’empilaient pêle-mêle dans un placard de mon antre… 

    °°° 

    Il s’agit à présent d’envisager le roman sous l’aspect de l’exercice. Ecrire le roman signifiera donc s’exercer à penser en situation  et à trouver la forme adéquate de chaque sentiment et de chaque idée portés par les personnages, chacun à sa façon.

    °°°

    Toujours très impressionné par la série documentaire d’Oliver Stone, dont j’ai regardé tout à l’heure la suite avec les épisodes de la guerre au Vietnam, du règne désastreux de Nixon et de la suite non moins lamentable des présidences de Reagan et de la triste paire des Bush père et fils. 

    °°°

    Unknown-1.jpegComme j’ai assez peu d’estime pour les quadras actuels (je sais bien que c’est un préjugé, mais je leur préfère réellement les trentenaires), et que les romans « sur » le cancer me rebutent a priori, c’est un peu à reculons que j’ai entrepris la lecture de L’Empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis, qui m’a retourné, comme on dit, en moins de vingt pages. 

     

    Tout de suite, en effet, j’ai été touché par la justesse du ton et la finesse des observations portées sur sa vie par le narrateur, qui vient d’apprendre que son foie est atteint par le cancer et qu’une opération s’impose, à quoi il se refuse absolument dans un premier temps, au dam de sa compagne Marion et de ses amis, refusant de se voir « traité » et voué à une déchéance juste ralentie avant sa fin annoncée de toute façon. Plutôt que de confier son sort aux médecins, il entreprend alors de rédiger une espèce de journal rétrospectif de ses amours, dès son enfance au Nigeria (son père diplomate étant en poste à Lagos), au fil duquel défilent les figures très variées des femmes qui l’auront peu à peu révélé à lui-même et dont il se demande ce que, de son côté, il leur a laissé – quelle empreinte amoureuse leur est restée de lui.    

    Le thème de l’ « homme pris au piège », selon l’expression de Chestov parlant de La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, chef-d’oeuvre du genre, repris par Kurosawa dans le génial Ikiru (Vivre), a nourri toute une littérature, et notamment « autour »  du cancer, notamment avec le fameux Mars de Fritz Zorn, puis du sida avec Hervé Guibert, mais il est moins question, dans L’Empreinte amoureuse, de la menace possiblement mortelle qui plane sur Bruno, que de ce qu’aura été sa vie jusque-là, en attendant d’envisager ce qu’elle pourrait être encore, par-delà ce qu’on pourrait dire une conversion intérieure « du côté de la vie ». 

    La grande réussite de ce livre tient à sa limpidité et à sa parfaite honnêteté, à son incarnation très saine et très ondoyante à la fois, sensible et sensuelle, de ce Bruno souvent flottant, suivant ses parents d’un pays à l’autre (d’Argentine à Berne via New York) avant de vivre très librement au fil de ses études, de Berlin à Genève ou ailleurs, aimant beaucoup  mais s’attachant difficilement jusqu’à sa rencontre de Marion.

    Il y a du « héros de notre temps » chez ce quadra sympa que la romancière n’idéalise pas plus qu’elle ne le juge, dont le regard sur sa vie gagne bel et bien en densité sous l’effet de l’urgence et au fil de retrouvailles diversement vécues. Comme chez une Alice Munro, le roman de Mélanie Chappuis interroge en somme « ce que nous sommes devenus », sans amertume ni flatterie – avec une sorte de compréhension amicale. L’écriture très nette et fluide, les dialogues naturels et justes, la qualité des sentiments reliant tous les personnages (et jusqu’au ratage d’une amitié, avec un Damien plein de ressentiment), l’approche sans pathos d’une réalité dernière que nous nous masquons trop souvent, font de ce roman, où la tendresse le dispute à un bon sourire d’humour, un livre qui rompt avec la platitude ordinaire ou les effets de style. Mais j’aurai encore pas mal à en dire…           

    Proust2.jpgÀ La Désirade, ce vendredi 20 mars. - Circulant en voiture, je me passe et me repasse la lecture du Temps retrouvé par Michael Lonsdale. Régal que l'interminable et irrésistible pastiche de Goncourt évoquant les Verdurin, après l'évocation des ridicules du milieu mondain commentant la guerre et ses opérations du point de vue du GQG. On ne relève pas assez le comique de Proust, notamment dans sa façon de singer les rombières et les imbéciles. Quelle énergie prodigieuse chez cet éternel maladif, et quelles pointes, mais aussi quelles incomparables aquarelles paysagères ou affectives, et quelle mélancolie, quelle poésie ouvrant leurs clairières dans l’immense murmure pénombreux... 

    ***

    J'ai passé beaucoup de temps, ce derniers jours, profitant du séjour de Lady L. à Amsterdam, pour faire de l'ordre dans le capharnaüm de mon antre, notamment en sortant, d'un placard, quelque mille livres empilés et donc non identifiables, que je vais reclasser dans un nouveau système de bibliothèques. J'ai vociféré, hier soir, contre la firme Interio où j'ai acheté un élément de bibliothèque blanche, aux montants et rayons très pesants, que je croyais  donc solides, mais qui ont cassé au fur et à mesure du montage, me sont tombés dessus, ont refusé d'être cloués et m'ont tellement enragé que j'ai tout jeté par la fenêtre dans la neige d'en bas, après minuit. 120 francs de foutus. Après quoi je me suis rabattu, ce matin, sur le bas de gamme franchouille de la firme Conforama, où j'ai trouvé exactement ce qu'il me fallait: 5 bookcases fabriqués en Malaisie, que j'ai montés ricrac et qui me permettront de bien ranger, comme sur un fil,  mes foutus rossignols

    BookJLK17.JPGÀ La Désirade, ce samedi 21 mars. - Je poursuis ce matin le premier jet de ces carnets dans la maquette à pages blanches des Passions partagées, où j'avais rédigé, au Ball Pentel Fine Point, quelque 150 pages, laissant vides les 250 autres. Cela me fait tout drôle de retomber sur des notes de 2004, à commencer par celle-ci, datant du 12 mars: "Revenir sur les attentats de Madrid. Aujourd'hui l'on parle des islamistes plus que de l'ETA. Mais si c'était la même chose ? Même mouvements de la haine, j'entends: fondés sur des mécanismes huilé par la haine. Or je ne me sens pas habilité à en juger, sans défendre en rien le terrorisme, même s'il découle d'une sorte de logique. De fait il est logique que les damnés de la terre se soulèvent, mais il me semble que les terroristes trahissent ceux-ci en choisissant les armes des oppresseurs, sans parler de la psychologie du terroriste nous ramenant aux Démons de Dostoïevski. Logique du serpent qui se mord la queue."

    Or ce que j'écrivais en 2004 reste plus que jamais actuel après les attentats de janvier et le massacre du Bardo de cette semaine. Enfin je note que, sur les 70 pages précédentes, j'avais transcrit mes entretiens avec Amos Oz (le 25 février à Paris,à propos d'Une histoire d'amour et de ténèbres), de Jean-Claude Carrière et d'Henri Godard (à propos d'Une grande génération et de son édition de Céline à La Pléiade), à coté des notes relatives à une quinzaine d'autres livres. 

    °°°

    L'idée m'est venue, ces derniers jours, de compléter mes carnets de Mémoire vive, courant sans discontinuer de 1973 à 2015, par une série de notes de mémoire que je pourrais intituler Retour amont, titre d'un recueil de René Char que je vénérais autour de mes dix-huit ans, et qui remonterait jusqu'en 1966, date de mes premiers poèmes également  « très Char » - comme l'avait relevé Georges Anex auquel je les avais soumis - et des notes consignées sur deux cahiers acquis à Cracovie et marqués POLSKI.          

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    Je lis ce matin, dans Marianne, que Manuel Valls reproche à Michel Onfray de se référer à Alain de Benoist, essayiste de droite qu'il dit préférer, quand il a raison, à un BHL estimé dans son tort. Cela nous ramène à l'énormité caractéristique des aveuglements idéologiques volontaires de notre génération, quand on affirmait qu'il valait mieux avoir tort avec Jean-Paul Sartre que raison avec Raymond Aron...

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    Dans L'Obs de la même semaine, à propos du même sujet, une dame Pia Quelque Chose, qui interroge à son tour le même Michel Onfray, évoque la"droite trouble" à laquelle participerait Benoist. Fichtre ! J'aimerais bien savoir comment on distingue une droite "trouble" d'une droite claire  ! Et qu'en est-il de la gauche de L'Obs ? Est-elle donc si limpide ?  Pour sa part, Onfray remet les pendules à l'heure avec aplomb et justesse, relevant le fait qu'il en a vu d'autres et me donnant très envie de lire son pavé de Cosmos...                 

    Ce qu'attendant je vais revenir à son journal, qui m'a un peu raccommodé avec cet essayiste pléthorique à l'écriture par trop plate à mon goût, quoique beaucoup moins "trouble" que celle d'un Bernard-Henri Lévy...

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    images-4.jpegLouis Calaferte dans ses carnets de Situation, en 1991, alors âgé de 63 ans, trois avant le grand départ qu’il pressent plus ou moins dans sa carcasse  mal en point : « Plus question pour moi de jardiner, à demi impotent que je suis sur mes deux cannes – toute cette beauté printanière m’est tristesse».

    Ce qui ne l’empêche pas de noter joliment le lendemain : « La petite pluie serrée grignotait le gravier » .

    Mais quelques jours plus tard : «À voir une fois encore toutes ces beauté du printemps, le regret de devoir disparaître à un épais goût d’amertume ».

    Or j’aimerais ne jamais céder à cette aigre tristesse, même s’il n’est pas de jour où ma carcasse à moi ne grince un peu plus aux jointures, douleurs jambaires et fatigues croissantes, crampes nocturnes et palpitations dès que trop d’alcool dans le sang, souffle en baisse et pertes d’équilibre sur les pavés urbains, déclinant sourdingue et plus capable de rien lire sans lunettes - mais je me rappelle la joie de mon père au jardin alors qu’il en était à  sa énième opération, s’excusant presque de tomber mais restant debout d’humeur et de regard, sans se plaindre jamais. Mon père est mort à 68 ans. Je l'aime toujours, mais j'aimerais bien, aussi,  lui survivre un peu... 

     

    Louis Calaferte : « Toute cette jeunesse en allée… »

    Et moi : « Mais non, vieux con : toute cette enfance qui revient »…  

     

  • Miss you kids

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    …Nous sans les enfants on s’ennuie, c’est vrai qu’ils sont chiants et demi les enfants, les petits qu’un rien fait crier et les ados cons qui se tamponnent, et les grands qui sont encore plus cons que leur enfants et leurs ados, mais ce qu’on se fait chier sans les enfants fous de joie et les ados qui se bécotent et les grands qui retombent au bon temps où ils étaient de vrais enfants chiants et demi…

    Image : Philip Seelen

  • Mémoire vive (82)

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    Des digressions qui émaillent Les misérables, la suite de chapitres consacrée au couvent de femmes du Petit-Picpus, en plein Paris, est particulièrement savoureuse, et notamment quand Hugo s’attarde à l’évocation haute en couleurs d’une centenaire au parler picard qui fut « du monde » avant la révolution. :« Une autre fois, la centenaire racontait des histoires. Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le cédaient pas aux mousquetaires, mais c’était le dix-huitième siècle. Elle contait la coutume champenoise, et bourguignonne des quatre vins avant la révolution. Quand un grand personnage, un maréchal de France, un prince, un duc et pair, traversait une ville de Bourgogne ou de Champagne, le corps de ville venait le haranguer et lui présentait quatre gondoles d’argent dans lesquelles on avait versé de quatre vins différents. Sur le premier gobelet on lisait cette inscription : vin de singe, sur le deuxième : vin de lion, sur le troisième : vin de mouton,sur le quatrième : vin de cochon. Ces quatre légendes exprimaient les quatre degrés que descend l’ivrogne: la première ivresse, celle qui égaye, la deuxième, celle qui irrite ; la troisième, celle qui hébète ; la dernière enfin, celle qui abrutit »...  

    À Le Désirade, ce samedi 7 mars. -  Bonne conversation ce matin avec lady L., à propos des possibles malentendus liés au nouveau type de communication instaurée sur la Toile et par les réseaux sociaux. Elle toujours sur la réserve, ne tenant guère à s’exposer hors du cercle des très proches, et moi beaucoup plus impliqué, en bête de langage que je suis, prioritairement attentif à la communication et à ses limites, ses faux semblants, ses effusions plus ou moins illusoires, ses dérives et ses  délires, ses complicités réelles ou factices, ses pièges, ses impasses et parfois ses réels échanges.

    Comme il y a dix ans que je tisse ma toile virtuelle, depuis Hotmail.com et son forum littéraire où je sévissais sous le nom de Livia, concierge lettrée de la rue des Comédiens, à Bruxelles, je suis pas mal rompu à cet exercice qui n’est en somme que ce qu’on veut qu’il soit.

     J’en ai, personnellement, très vite évalué les limites,surtout au contact des  pédant(e)s de la République des pions à la française et de quelques taré(e)s caractérisés, mais les virtualités de l’instrument n’ont cessé de se développer, avec l’ouverture de mon blog perso  et sur Facebook, jusqu’à devenir une espèce d’orgue verbal aux multiples registres.

     

    De mon activité sur la Toile procède, en outre le développement à la fois kaléidoscopique et panoptique de mes carnets, dont la conception, la structure et la distribution des contenus et des signifiants n’ont cessé de cristalliser en nouvelles formes à travers les années.

     

    En postface à l’Esquisse d’un troisième journal de Max Frisch, Peter von Matt rappelle que, dès les années 1940, Frisch a composé un Journal dont la visée concertée et la forme se distinguent du processus ordinaire des journaux intimes : « Il s’agit d’une composition rigoureusement structurée, de textes de réflexion et de narration, dont les liens tissent unréseau de thèmes et de motifs récurrents. Un « Journal », au sens où l’entend cet autreur, n’est donc pas la somme des notes quotidiennes que l’on prend en plus de son travail d’écrivain, mais un résultat de la volonté artistique au sens le plus strict. En tant que forme littéraire, il a une valeur identique à celle du roman, du récit, de la pièce de théâtre. Il y a toujours eu aussi chez Frisch des notes ordinaires de l’autre espèce, jetées en passant sur le papier, mais il ne les a jamais jugées dignes d’être publiées ».

     

    Cette question de la publication n’est pas à négliger. À tout moment ainsi, il convient de se demander ce qui « mérite » d’être livré à l'attention d’autrui, ce qui doit rester « privé », et ce qui relève de la corbeille.    

      

    °°°

     

    11043353_10206181992455633_601554381733059667_o.jpgNous retrouvons cet après-midi le lac encore gelé de Joux, la vallée  suspendue et ses assez moches villages agro-industriels, enfin la librairie à l’enseigne de La pensée sauvage  où,régulièrement, j’échange des centaines de livres arrachés au corpus invasif de mes bibliothèque contre deux ou trois ou treize ou trente-trois rossignols. 

     

    Ainsi, contre vingt sacs, représentant à peu près 500 livres, distraits de mes trois antres aux rayons surchargées de plus de 20.000 bouquins aurai-je choisi, cette fois, les pamphlets antisémites de Céline dont la rareté explique le prix – mais je tenais une bonne fois à m’en faire une idée sur pièce -, une anthologie de la poésie contemporaine éditée à la Guilde par Jean Paulhan et Dominique Aury (avec l’adjonction d’une brochure des « dissidents » Eluard et Aragon, qui chipotèrent à l’idée de se trouver inclus dans une édition dirigée par le patron point assez communiste de la NRF), une édition de1958 de Mon premier livre aux images délicieusement désuètes et dont l’idéologie helvétiste module les thèmes familiaux et patriotiques de notre enfance (à la lettre N on voit un Nègre en pagne bleu clair décent…), un autre monument rare de notre culture populaire intitulé Le Testament de Jean-Louiset recueillant mille recettes de tisanes médicinales, onguents et autres remèdes de nos aïeux ; une évocation de Paris signée Victor Hugo et parue dans la collection de l’Oiselier que j’aime bien compléter, enfin un recueil de poèmes de Claire Krähenbühl intitulé La table des liens, pour retrouver une voix proche. Ma bonne amie, pour sa part, aura jeté son modeste dévolu sur un album photographique de belle qualité, consacré à un renardeau et qu’elle entend offrir à un enfant de notre connaissance. Tout cela sans la moindre prétention bibliophilique, cela va sans dire, dans notre goût simplet du moment…

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    Philippe Sollers dans L’école du mystère : « Tu ne trembles pas, carcasse, mais tu tremblerais peut-être si tu savais où je te conduis. J’aime cette poussière qui meconstitue et qui écrit. Qu’elle en soit capable reste quand même un mystère ».

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    L’un des thèmes récurrents, quoique non explicite, de mon roman en chantier, La Vie des gens, pourrait être dit la quête d’une immunité sensible et spirituelle dans le froid glacial de la société contemporaine, et j’aime en repérer les lieux possibles, comme cette librairie à l’écart, au bord de ce lac gelé, à l’enseigne de La Pensée sauvage, qui relève à la fois du sanctuaire de l’écrit mais sans prétention de luxe, et du cabinet de curiosité. Y revenant je trouve cette Prière des morts en langue inconnue, sur une longue bande de peau de chèvre ;et sans un mot je salue la présence de Shitao dont François Cheng célèbre la mémoire. 

    10923700_10206182002495884_7322055301947565034_o.jpgLe maître de céans me présente sa balance à opium, qui me fait penser à deux poètes passés par les fumées, Michaux et Cocteau, puis je retrouve la série d’Amadou qui enchanta nos enfances - toute une paroi dévolue là derrière à la mémoire de nos enfances et qui jamais n’oubliera de rajeunir tant Bibi Fricotin et les  Pieds Nickelés restent d’attaque, les Filou Boys ou Bécassine campant avec les scouts. Et partout de quoi s’échapper de la platitude et du bilan mortifère, partout où se retrouver…     

     

    Enfin ces mots de La Maison de verre d’Odilon-Jean Périer dans ce livre rouge et or que j’emporterai au prix de 25francs :

     

    « À la limite de la lumière et de l’ombre

    Je remue un trésor plus fuyant que le sable

    Je cherche ma chanson parmi les bruits du monde

    Je cherche mon amour au milieu des miracles »…

     

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    Henri Michaux à propos de la Lettreau père de Franz Kafka : « Dans ce texte, d’ailleurs capital, lemanque d’insoumission m’éberlueu et m’indigne ». 

     

    À la Désirade,ce dimanche 8 mars. –  En traitant ce matin le tas de journaux et d’hebdos que j’ai mis decôté depuis le début de l’année, je me dis comme tant d’autresfois :  à quoi bon ? tout en continuant de trier et de découper ce qui m’intéressera d’une façon ou del’autre. Par ailleurs, les événements de janvier ont suscité de très nombreux écrits à chaud, parfois intéressants. À notre retour d’Espagne, j’ai constaté que mes anciens camarades de 24 Heures avaient  assuré et même plus, notamment notre correspondant à Paris, Xavier Alonso alias El Jefito, qui a su tenir la bonne distance à la fois empathique et lucide. En revanche m’a sidéré, et crescendo, la violence et, parfois, la vulgarité (surtout chez certaines femmes idéologues excitées  et certains vieux notables fachos à la coule) qui s’est bientôt déchaînée sur les blogs et les forums de droite plus ou moins extrême, dont la plateforme de Boulevard Voltaire  où j’ai copié/collé divers appels à lahaine raciale concluant à la stigmatisation des musulmans de France au titre d’ennemis de l’intérieur. Or c’est le moment, je crois, d’être attentif à ce genre de détails d’époque, dont le roman de Michel Houellebecq manque décidément.

     

    Quant à mon obstination à accumuler les coupures et autres documents de mémoire dont j’aurai rarement, à vrai dire, fait un usage conséquent, elle remonte à plus de cinquante ans puisque cela m’a pris le lendemain de la mort de Kennedy (j’avais seize ans et je me trouvais au théâtre de Beaulieu au moment où la terrible nouvelle a été annoncée aprèsle tomber de rideau, et je me rappelle comme d’hier l’abattement général des gens quittant la salle…), et repris ensuite en mai 68, à l’entrée des chars russes à Prague, à la chute de Saïgon puis à celle du mur de Berlin, après le 11 septembre et en maintes autres occasions, de l’élection de Barack Obama aux printemps arabes et jusqu’aux attentats  des 7 et 9 janvierdernier.  

    Cependant je me demande, finalement, si le contenu de ces milliers de coupures n’est pas moins important que le seul geste de retenir, ou d’essayer de retenir, de découper des bouts de temps, de plier et de trier des moments marquants de notre histoire collective, quitte à revivre des moments non moins précieux de notre histoire personnelle ?

     

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    Céline3.jpgAprès cinquante pages de L’école des cadavres, je cale et me demande si vraiment je vais m’infliger beaucoup plus de ces éructations contre les « youtres », la France pourrie, la démocratie moisie, l’Amérique encore pire et les Soviets encore plus pires  d’ailleurs engendrés par les youtres, et le serpent de la haine de se mordre la queue.

     

    Le cher Guillemin me fait sourire, rétrospectivement parlant, quand, dans sa causere télévisée, il « sauve » les pamphlets de Céline au nom de la littérature, n ‘est-ce pas, en arguant que jamais l’écrivain n’a dénoncé de juif ni confié aucun article aux journaux de la Collaboration, puis en mettant son délire sur le compte du génie égaré voyant du juif partout. Même argument chez un Marc-Edouard Nabe : on ne touche pas au génie.

     

    Bien entendu c’est la rioule, mais je n’aime pas tant. C’est d’entrée la chtite musique jazzy sur l’air de la sirène, et ensuite que ça expectore à tout-vat !

    D’abord le Tout Gros Amalgame sur le mortel dentier mondial : « Allons tout de suite au fond des chose Les Démocraties veulent la guerre. Les Démocraties auront la guerre finalement. Démocratie=Masses aryennes domestiquées, rançonnées, vinaigrées, divisées, muflisées, ahuries par les Juifs au saccage, hypnotisées, dépersonnalisées, dressées aux haines absurdes, fratricides. Perclues, affolées par la propagande infernale youtre : Radio, Ciné, Presse, Loges, fripouillages électoiraux,marxistes, socialistes, larocquistes, vingt cinquième-heuristes, tout ce qu’il vous plaira, mais en définitive : conjuration juive, sa trapie juive, tyrannie gangrenante juive ».

     

    Et la machine est lancée qui va bientôt embrayer à l’exclamative :« Oyez cartel ! Fienteuse Rivalerie ! Bourbilleux stylophores ! Ergotoplasmes des 82.000 paroisses ! Maisons Culturiphages des 188.000 ghettos rédactorigènes ! Détergez-vous l’eschare !Grignotez-vous la croûte et poignez-vous horrible ! Le jour de bander enfin nous arrive ! »

     

    Et comment dire alors ? Je dirai que cette rioule ne me fait pas rire tant je la sens dressée « aux haines absurdes », tout le contraire du Michaux de La Marche dans le tunnel, à la même époque, qui disait sa haine de la guerre en poète moins intoxiqué d’idéologie rance.

     

    Cela étant, le Ferdine ne dit pas là-dedans que des conneries, de loin pas, mais l’ennui est que, dès qu’on serait prêt d’abonder, par exemple surl ’indéniable racisme de la première tribu juive, dans le sens de l’emporté Fulminator,on se sentirait à son tour emporté et le délire  rebondirait comme aujourd’hui entre néo-déments idéologues de l’un et l’autre bord.  

     

    Quant à censurer les pamphlets de Céline, j’y reste absolument opposé, et d’autant plus que sa Correspondance a trouvé sa place dans La Pléiade, qui contient des morceaux aussi gratinés que la page 114 de L’école des cadavres dont je tiens en mains la 27e édition, parue en 1938 et qui fut donc, en ces temps admirables, un franc succès de librairie :  « La religion judaïque est une religion raciste, ou pour mieux dire un fanatisme méticuleux, méthodique, anti-aryen, pseudo-raciste. Dès que le racisme ne fonctionne plus à sens unique,c’est-à-dire dans le sens juif, au bénéfice des Juifs, toute la juiverie instantanément se dresse, monte au pétard,  jette feux et flammes, déclare le truc abominable, exorbitant, très criminel »…

     

    Tout cela qui me rappelle un entretien avec l’ami Pierre Gripari, pour l’hebdo Construire (sous-titré « journal du capital à but social», que la rédactrice en chef m’avait prié de censurer au motif que l’énergumène traitait le Dieu de l’Ancien Testament d’« ordure nazie » et le Christ de « fiote sentimentale »… 

     

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    Ne plus trop aller vers, mais accueillir ça oui : volontiers…

     

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    L’idée me vient que Théo, le peintre de mon roman, né en 1939 à Amsterdam et partageant la vie de Léa, née dans les hauts d’Annivers en 1945 – ils ont donc une guerre entre eux -, serait doté d’un pouvoir romanesque spécial lui permettant de rencontrer les morts dans le labyrinthe de ses rêves. Ma conversation de la nuit dernière avec Robert Walser, dans une auberge des hauts de Hundwil, est à l’origine de cet artifice narratif dont je vais probablement faire quelque chose... 

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    À l’enseigne du cynisme mondialisé, trois pages sont consacrées, dans le dernier numéro de L’Obs, au motard extrémiste Alexandre Zaldostanov, « ange noir de Poutine » fan de MadMax  dont les dehors de nazi à la russe me semblent bien compléter le tableau du dictateur russe à dégaine de serpent et menées de tueur d’Etat. Dans le droit fil du KGB dont il est issu, le Poutine encanaillé, court sur pattes mais d’autant plus crâne, montre bien sa vulgarité fondamentale dans ce nouveau style rock SM de la culture macho tous azimuts où les bikers Hell’s Angels et les Yakuzas japonais roulent les mécaniques en ligne comme autant d’escadrons de la mort.

    Путин_и_Хирург.jpgRécemment encore, Zaldostanov en appelait à l’extermination des opposants, dont le plus flamboyant, Boris Nemtsov, vient aussi bien d’être abattu en pleine rue, comme le fut Anna Politovskaïa, assassinée en 2006. Dans la manif géante anti-Maïdan de février dernier, à Moscou, Zaldostanov avait lancé le cri de guerre « Tous des pédés ! », qui situe assez exactement le niveau mental de ce taré et de ses Loups de la nuit. 

    Sur quoi l’on se demande, après avoir lu sa dernière chronique pro-russe du Matin-Dimanche, quand enfin Slobodan Despot va se mettre à la moto et se faire tatouer..

     

    Dans L’ Esquisse de son trosième journal, qu’il a repris en 1981 après l’achat d’un loft à New York, Max Frisch exprime aussitôt ses sentiments violemment contradictoires à l’encontre de l’Amérique de Reagan («  I LOVE IT / I HATE IT / I LOVE IT / I Don’t KNOW / I LOVE IT »), en affirmant que les USA le font « gerber » (j’aurais plutôt traduit par « vomir », question de génération), cela me ramenant à ce que j’éprouvais l’autre soir en sortant de la projection d’American Sniper, film crédité de pacifisme par certains critiques alors qu’il relance l’idéologie nationaliste armée la plus chauvine et dédaigneuse des autres nations. 

    Que dirait le pauvre Max s’il revenait en tram bleu sur notre planète orange pour apprendre ce qui s’est passé à New York dix ans après sa mort ? sans parler de la relance impérialiste de Bush et mêmed’Obama ?

    En 1981, il écrit « Ce qu’attendent nos amis américains : un miracle ! Ils veulent être à la fois redoutés et aimés. Si nous n’y parvenons pas, ils considèrent cela comme de l’anti-américanisme ».

     

    Or aujourd’hui, je serais curieux de savoir ce que dirait Frisch d’ un film tel qu’American Sniper, exaltant le fait d’armes le plus vil (la cible traitée à trois cents mètres de distance, et 300 morts au palmarès du sniper) enréduisant l’adversaire à une horde de sauvages ? Lui qui aimait assez lesStates pour les critiquer, durement, ne sacrifierait sûremenet pas son senscritique au mol consentement actuel qui feint de trouver du pacifisme dans ledernier « film culte «  de ce bon vieux Clint si sympa n’est-ce pas…   

     

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    Unknown-6.jpegTu m’énerves, Jean Ziegler, tu me gonfles  avec tes dénonciations tous azimuts à n’en plus finir, tu me gonfles et d’autant plus que tout te donne de plus en plus raison, à croire que les banquiers actuels ont lu La Suisse lave plus blanc et tâchent de faire encore mieux ! Et voilà : nous avions à peine fini d’avaler de travers Destruction massive, que tu remets ça avec la réédition de Retournez les fusils, augmentée d’une préface qui actualise les nouvelles avancées des prédateurs - non mais tu ne vas donc jamais nous laisserprofiter du panorama, sacré Jean Ziegler, mon ami, dont je suis très humblement très fier de partager la colère et l’amour de la vie…  

     

    À La Désirade, ce mercredi 11 mars .- « Sacré Dany ! » me disais-je hier soir en regardant, à la télé, l’espèce de road-reportage réalisé par Cohn-Bendit à bord d’un camping-car joliment tagué à l’effigie du footballeur mythique Socrates,à travers le Brésil tout secoué de haine-amour pour « sa » coupe dumonde. 

    Sacré bougre de juif allemand de notre jeunesse, dont l’œil vif et malicieux de frondeur est resté le même, à passé 70 balais, qu’au temps des barricades du Quartier latin !

     

    653086-daniel-cohn-bendit-au-bresil.jpgOui, c’était touchant, et même réconfortant, malgré sa nostalgie et certaine mélancolie même, liée à la déprime fameuse des militants, de retrouver ce vieux gauchiste pur et doux et de le voir rencontrer ses anciens amis et, bien au-delà des scies complaisantes genre ancien combattant, de se mettre à l’écoute de telle jeune Indienne guarani défendant les droits de sa tribu ou telle activiste lumineuse du Mouvement pour la terre, entre autres figures du foot ou de la politique. 

    Dans la foulée, on aura remarqué le contraste entre son évidente déception, devant le Brésil actuel où les avancées des dernières décennies on tété suivies de retours en arrière, alors que ses camarades plaident plutôt pour la patience sans désarmer. 

    Mais quel beau témoignage, quoi qu’il en soit, fût-ce sous les dehors d’une opération médiatique, et quelle fidélité, comparable à celle d’un Jean Ziegler, chez cet increvable résistant qui n’a pas besoin de se dire CHARLIE pour rester fidèle à la Cause de sa vie... 

  • Ceux qui écrivent de LONGUES PHRASES

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    Celui qui s'est longtemps couché de bonheur au motif que sa mère bossant la nuit à l'aciérie voisine ne pouvait le border avant l'heure où elle pointait là-bas et donc alors qu'elle avait déjà pris sa place dans la chaîne lui à peine sa bougie éteinte n'avait pas encore pu se dire "je m'endors" qu'il pionçait déjà pour être réveillé plus tard par l'idée qu'il ferait bien à présent de s'endormir alors que son esprit flottait encore dans le livre que Maman avait emprunté pour lui à la bibliothèque du syndicat et c'était par étrange osmose comme s'il était lui-même un objet ou un personnage du roman par elle conseillé qu'il devenait par exemple cette petite madeleine qu'il émiettait dans la soupe au gruau vespérale ou ce fier ouvrier sidérurgiste au torse luisant de sueur contre lequel son imagination déposait sa joue empourprée tandis que les écailles du sommeil pesaient de nouveau sur ses yeux et voici que les joues de l'oreiller se substituaient au torse de l'ouvrier et que sonnait minuit et que Maman prenait la pause à la cafète et que lui s'imprégnait de l'immobilité des choses et du silence au point de devenir chose lui-même et silence même duquel naissait bientôt la mélancolique mélodie d'une espèce de sonate ouvrière qui était celle-là même que Maman entendait là-bas dans l'usine aux voussures de cathédrale et aux vitraux violets qu'enflammait la pourpre des grands feux et voilà que le branle était donné à sa mémoire et que les images affluaient de sorte que loin de se trouver séparé plus longtemps de Maman celle-ci sortait en imagination comme Eve naquit d'une côte d'Adam chez lui née d'une fausse position de sa cuisse et son corps de petit prolétaire sentait par la seule évocation diaprés du corps de Maman à sa chaîne la chaleur lui revenir et c'était alors qu'il se réveillait pour écrire tout exactement comme il l'avait ressenti dès le début de son endormissement le récit qu'il ferait lire à Maman à son retour des ateliers après quoi tout comme exactement il s'en souviendrait plus tard celle qu'il aimait lui dirait bonsoir tandis que le jour se lèverait, etc. 

  • Un plaidoyer salutaire

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    À la Désirade,ce mardi 17 février. – J'ai reçu de matin, des éditions Albin Michel, cePlaidoyer pour la fraternité du philosophe Abdennour Bidar, auteur de L'islam sans soumission et d'une remarquable Lettre ouverte au monde musulman largement diffusée.

    Amorcé dans l'urgence le 12 janvier 2015, ce texte d'intervention, que j’ai lu en une heure, devrait être distribué largement dans toutes les écoles et les bibliothèques. Je reviendrai sur son contenu mais j’en retiens, ce soir, trois citations importantes :

     

    « Tout ce qui monte converge, disait Teilhard de Chardin. Cette invitation supérieure à répondre au mal par le bien est le point de convergence de toutes les sagesses de l’humanité, qu’elles soient religieuse ou profanes. On l’appelle communément la règle d’or humaniste, présente sous des formes diverses aussi bien dans le bouddhisme, l’hindouisme, le confucianisme, que dans les monothéismes et les philosophies ou les morales athées. Ce n’est pas seulement « : Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. » Ce serait trop peu ! C’est : « Fais à autrui tout le bien que tu voudrais qu’il te fasse. »

     

    °°°

    « La France doit donner aux musulmans des lieux de savoir, des lieux de culture…au lieu de chercher encore et toujours à leur donner des chefs religieux comme ceux du Conseil français du culte musulman ! Quand donc arrêtera-t-on de considérer les musulmans de France comme un troupeau gardé par des bergers – des gardiens du culte ! Même si l’urgence est de s’assurer de la formation des imams à nos valeurs, de marginaliser voire de réprimer ceux qui racontent n’importe quoi dans leurs prêches du vendredi en contradiction avec ces valeurs, le problème de fond est au-delà. Beaucoup de nos concitoyens de culture musulmane cherchent à élaborer un rapport libre à leur culture, à leur religion – et non pas à être sempiternellement encadrés par des clercs, même éclairés. Ils en ont assez des prêchi-prêcha ! »

     

    °°°

    Je suis croyant. Mais je ne crois pas plus ni moins en un Dieu qui serait celui des musulmans que celui des juifs, des chrétiens ou des hindous. Je crois que tous les chemins mènent à l’homme – c’est-à-dire au divin en l’homme, en tout être humain, et là on n’est pas très loin de la fraternité. Je crois en philosophe et en mystique, c’est-à-dire en étant critique à l’égard de la religion au nom d’une expérience intérieure. Une expérience spirituelle à la profondeur de laquelle la religion conduit rarement, et dont trop souvent elle prétend pourtant détenir lemonopole. Je n’ai rien contre l’athéisme parce que j’ai rencontré des athées plus mystiques que bien des croyants.

     

    Unknown-4.jpegAbdennour Bidar.Plaidoyer pour la fraternité. Albin Michel, 106p.

     

    Nota Bene : ce Plaidoyer, contient un hommage fraternel ( !) à l’essayiste érudit et poète Abdelwahab Meddeb, animateur pendant des années de l’émision Cultures d’islam sur France Culture. Abdennour Bidar en est le successeur après la mort du grand passeur Meddeb dont il faut lire, absolument, La Maladie de l’islam et les Contre-prêches, parus au Seuil..

  • Je ne suis pas MUSULMAN

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    Flash-back sur une rencontre et un entretien avec Rafik Ben Salah, en 2011

    Le dernier roman  de l’écrivain tunisien établi à Moudon, en dessus de Lausanne,   évoque, sous les dehors d'une truculence débridéede conteur,  les terribles caves de Ben Ali.  L’auteur a vécu le  printemps arabe avec espoir, mais reste vigilant. Nous l'avons accompagné en Tunisie en juillet dernier...

     « Je suis écoeuré par l’islamisme ! », s’exclame Rafik Ben Salah dès que nous lançons la conversation sur les bouleversements récents du monde arabo-musulman, qu’il a suivis jour après jour. « Ce qui me frappe, d’ailleurs, c’est que la plupart des fanatiques que je rencontre ne connaissent pas le Coran. Moi je l’ai lu de A à Z, et j’ose dire que je ne suis pas musulman. Je l’ai dit, adolescent, à ma mère analphabète, lorsque j’ai refusé la première fois de célébrer le ramadan. Ce qu’elle a accepté, pourvu que je me cache, et c’est ainsi que, pleine de bons sens,  elle m’a nourri à l’insu des autres. Cela étant, dire qu’on n’est pas musulman continue de choquer. L’an dernier, ainsi, dans une université de Tunis, j’ai senti le froid glacial et même réprobateur qu’a provoqué cette affirmation claire et nette, de ma part, chez des lettrés évolués qui ne sont pas plus religieux que moi. Comme si cela faisait de moi un traître !»  
            Rafik7.jpgÀ cette table du Major Davel, à Cully, où il a écrit une partie des Caves du Minustaire, Rafik Ben Salah voit aussi rouge que la couverture de son douzième livre : un roman truculent d’apparence où le conteur satirique s’en donne à cœur joie, mais  dans lequel la dictature de Ben Ali est montrée, par le détail, dans sa férocité mafieuse. Ses sœurs et frères restés au pays doutaient d’ailleurs, il y a quelques mois, qu’il puisse jamais y remettre les pieds. Mais le vent de l’Histoire a tout chamboulé et voici que le rebelle de la première heure, plusieurs fois menacé de mort pour ses écrits, se sent rejoint et conforté par la jeunesse tunisienne. « Ce qui me réjouit surtout, c’est que les religieux ne sont pour rien dans ce mouvement d’émancipation ! Reste à espérer que celui-ci ne soit pas récupéré».  Pour le vérifier sur le terrain, l’écrivain a déjà en poche son billet d’avion pour Tunis le 24 juillet prochain, jour des élections… »
    Les coups au bâton d’âne
    Sa révolte, Rafik Ben Salah l’a vécue dans sa chair. Né en 1948 à Moknine – dont l’étymologie du nom évoque un pays de collines, comme celle de Moudon ! -, il fut battu tout au long de son enfance par un père instituteur ne tolérant pas la moindre contestation. Aîné de dix enfants, donc supposé donner le bon exemple, le turbulent garçon n’en faisait qu’à sa tête.  Châtié un jour par son maître d’école pour un devoir mal fait, roué de coups au bâton d’âne, rentré en sang à la maison et soigné par sa mère, il reçut ensuite triple volée supplémentaire de la main du père, auquel il en aura toujours voulu, autant qu’à la religion justifiant cette violence.
    Autre expérience douloureuse : l’internat de mille garçons dans lequel il fut placé de 11 à 14 ans, où il dit avoir découvert tous les aspects de la bassesse humaine; et le lycée huppé de Sadiki où il fut ensuite casé, par souci disciplinaire, ne lui laisse pas un meilleur souvenir.
    « Tout était interdit dans notre jeunesse, sauf aux gosses de riches. Nous écoutions Europe 1 et savions bien ce qui se passait dans le monde, mais interdiction de recevoir le téléphone d’une fille, interdiction de sortir, interdiction de tout… ce qui me forçait à sortir le soir par la fenêtre pour me réfugier dans les bars italiens où je retrouvais mes copains… »
    Autant dire que le mouvement de contestation de la fin des années 60 ne pouvait trouver meilleur adepte que le jeune Rafik, qui assista cependant personnellement, à l’université, à la sévère  mise en garde du Président Bourguiba: « La politique, c’est moi, et vous êtes là pour étudier ! »
    Mais la politique, chez les Ben Salah, avait un relent particulier. Ce qu’il faut préciser, alors, c’est que l’étudiant Rafik est le neveu d’une des grande figures de la politique tunisienne de l’époque, en la personne d’Ahmed Ben Salah, qui mena une politique agricole de type socialiste vouée à une croissante opposition, jusqu’à sa disgrâce, en 1970, sa condamnation à dix ans de prison, son évasion, l’exil et le retour tardif au pays. Or ledit ministre, sans faveurs particulières, aidera du moins son neveu à obtenir une bourse d’étude de cinéma à Paris, à l’époque même où l’IDHEC suspendait son activité pour cause de Révolution – et la bourse de lui passer également sous le nez…
    Trois mois durant, tout neveu de ministre qu’il était, « prenant sur lui » avec fierté, l’étudiant allait donc manger de la vache enragée jusqu’au coup de pouce d’un ambassadeur qui l’aida  à s’inscrire à une école de journalisme parallèlement à des études de Lettres en Sorbonne – son rêve tellement inaccessible que, présentant son premier travail de séminaire, le brillant sujet, follement impressionné, en tomba dans les pommes !  


    RaFIK4.jpg« La peur de ma vie »…
    Fort d’une licence de lettres et d’un diplôme de journalisme, mais bien plus riche, encore, d’une expérience humaine exceptionnelle, nourrie par la révolte autant que par l’amour des gens et de la vie, Rafik Ben Salah a débarqué sur les rives du Léman en 1972 où il commença d'enseigner, et c'est par la lecture de Ramuz que fut satisfait, une première fois, son besoin d'intégration. « J'ai trouvé, en Ramuz, un frère humain dont l'approche des êtres et l'écriture, aussi simple qu'essentielle, m'a profondément touché. Grâce à Ramuz, je ne me suis jamais senti seul dans mon exil, et depuis lors je n'ai cessé de le faire lire. » 
    Pour autant, il n’a jamais rompu non plus avec sa culture d’origine, dès son premier récit intitulé Retour d’exil, qui lui valut un premier prix et dont son père ne lui dit pas un mot. C’est qu’il y exprimait, notamment, la vie difficile faite aux femmes en pays musulmans, et la misère sexuelle plus largement partagée. « Tu ne devais pas parler de ça aux étrangers ! », lui reprochera son oncle proscrit de passage à Lausanne : « Tu n’avais pas le droit ! » 
    Or cette conquête de  la liberté individuelle semble aujourd’hui encore, à l’écrivain, loin d’être acquise. Un épisode de sa vie récente, entre beaucoup d’autres, l’illustre violemment. Invité  à l’université de Mulhouse à un colloque sur la peur, et amorçant son exposé par l’affirmation que la religion musulmane est fondée sur la peur, il fut immédiatement interrompu par les hurlements d’un doctorant syrien flanqué de deux femmes voilées, qui le traita de « salaud » et de « traître » avant d’être circonvenu et tenu en respect par les hôtes de l’écrivain.
    « Je n’en ai pas dormi », confie-t-il aujourd’hui comme si cette explosion de violence avait fait remonter en lui une peur ancienne exorcisée par des années de lutte personnelle, d’exil, de partage avec son ex, ses deux fils Hakim et Nessim et les élèves auxquels il s’efforce de transmettre ce qui l’a aidé à devenir lui-même…        
    Rafik Ben Salah. Les Caves du Minustaire. L’Age d’Homme, 220p

  • Virée à La Pensée sauvage

     

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    Les amateurs de balades et de livres feront coup double à cette adresse. Philippe Jaussy, qui vous attend dans sa librairie, a l’enseigne de La Pensée sauvage, sise le long du quai du lac de Joux, au  Pont, est toujours tout sourire...

     

    11034476_10206181992415632_5671133040319950793_o.jpgOr le sourire, assez malicieux, de ce libraire pas tout a fait comme les autres, traduit bien la nature a la fois débonnaire et indépendante  de celui qui vous proposera rituellement un café avant de vous confier que ce qui l’enchante particulierement, dans sa librairie spacieuse aux fenêtres donnant sur le lac et le ciel, c’est qu’il peut y venir à pied depuis le chalet isolé des hauts du Pont qu’il a retapé naguère et ou il vit avec Martine et leurs deux enfants, Philémon et Lucille.

     

    Gagner son lieu de travail à pied: voila qui convient joliment a un bipède qui a toujours préferé la qualité de vie à la course à la réussite, dès ses débuts de fils de petit artisan de l’Ouest lausannois fourvoyé dans un premier apprentissage, parti a l’aventure avec un pote au tournant de sa vingtième année (long périple en Afrique du nord ou il a fait des rencontres inoubliables) avant de revenir au pays pour y survivre de petits boulots. Le lascar avait 18 ans en mai 68, mais il dit s'être toujours senti plus a l’aise avec les “bandits” de la banlieue lausanoise de Renens, qui se retrouvaient au bar Le Pam-Pam,  qu’avec les intellos gauchistes lausannois, même s’il lui arriva de participer à l’une ou l’autre manif des annees 70-80.

     

    10553935_10206182024736440_2074342683153929901_o-1.jpgSans vocation particulière, Philippe  Jaussy est venu aux livres... par la lecture, se lancant d’abord, à la vingtaine, dans les Oeuvres complètes de Freud, avant d’explorer... les explorateurs de l’anthropologie, tel Claude Levy-Strauss auquel il a emprunté le beau titre de Pensée sauvage. Auprès d’une “bonne amie” libraire, il développa ensuite son goût naturel pour la lecture, répondit en 1981 a une offre des éditions Delachaux et Niestlé, s’y sentit a l’aise  avec les fameux “naturalistes”  Paul Géroudet ou Robert Hainard, puis devint représentant de la maison de distribution SNL, en complicité avec l’editeur Michel Moret avec lequel il  lanca, en 1991,  la Foire aux livres de Romainmôtier, drainant chaque année des milliers de lecteurs au week-end du Jeûne federal, et dont il est désormais le cheville ouvrière avec une equipe de bénévoles.  Au fil des années, ce qui n’etait qu’un stock personnel modeste, encombrant  le chalet familial de cartons  à bananes plus ou moins appreciés par Madame Jaussy, est ainsi devenu un fonds de quelque 100.000 livres...  

     

    10530503_10206182013656163_4447301014815987793_o.jpg“Ce qu’on trouve dans ma librairie est un peu a mon image”, précise le Combier d’adoption. Et d’énumerer ses domaines de prédilection, à commencer par toutes les théories philosophiques ou spirituelles par le truchement desquelles l’homme a essayé de répondre aux questions éternelles, et la littérature évidemment,  mais les récits de voyages ou les livres traitant de nature sont tout aussi chers a l’ancien sauvegon des bords de la Venoge, alors que notre anar humaniste regarde d’un peu plus loin les ouvrages, combien plus “vendeurs”, traitant de santé ou de developpement personnel...

    Rien pour autant du “foutoir” dans cette Pensee sauvage, où voisinent, bien rangés, les éditions rares, comme la fascinante serie des gravures de Louis Agassiz, les tirages sur grand papier  d’auteurs de nos régions ou de France voisine, entre autres curiosités à n’en plus finir, revues, journaux d’époque, bandes dessinées de collection et cartes postales. 

    Or on remarquera que les prix du bouquiniste  ne sont jamais forcés. “J’essaie d’etre juste, pas tant en fonction des cotations du marché qu’au vu de l’objet, de sa rareté mais aussi de mon désir de satisfaire une clientèle qui n’est pas forcément fortunée. Cela dit, le plouc qui entrerait chez moi avec ses grands sabots, me reprocherait de vendre “trois cents balles un vieux rossignol”  dont il ne verrait pas la valeur faute de connaissance, risquerait d’être mal recu”, lance enfin notre chineur de qualité qu’on devine, selon la devise fameuse, bon mais pas poire...

     

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    Ma pioche du jour:

     

    Mon premier livre.  Payot, 1958.

     

    Le Testament de Jean-Louis. Véritable Trésor médical du Foyer. Plantes et maladies; recette utiles pour tous; remèdes naturels. Epuisé et recherché.

     

    Louis-Ferdinand Céline. L'école des cadavres. Denoël, 1938.

     

    Louis-Ferdinand Céline. Les beaux draps. Nouvelles Editions françaises, 1941. 

     

    Victor Hugo, Paris. Photographies d'Henrot. Aux Portes de France, collection de l'oiselier,1947.

     

    Claire Krähenbühl. La Table des liens. Editions de L'Aire. 

     

    Jean Paulhan et Dominique Aury, Poètes d'aujourd'hui. Avec une brochure ajoutée aux noms de Louis Aragon et Paul Eduard. Guilde du Livre 1947.

     

    Infos:Penseesauvage@gmail.com 

  • Mémoire vive (80)

     

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    Gustave Thibon à propos de l'ère du vide: «Un monde qui devient de plus en plus irréel à mesure qu'il s'évapore en pur spectacle, qu'il n'existe que pour être vu». 

    °°° 

    À La Désirade, ce jeudi 5 mars. – En collationnant ce matin les pages de mes carnets accumulées depuis novembre dernier et reprises (avec les coupures qui s’imposent) dans Mémoire vive, je constate que le tapuscrit de ce work in progress compte aujourd’hui plus de 500 pages, que je pourrais étendre à 1000 pages d’ici au 14 juin 2017, jour de mon 70e anniversaire sous le signe des Gémaux, incluant alors 50 ans d’écriture continue puisque j’ai entrepris la rédaction régulière de ce journal intime / extime en 1966-67, dans mes cahiers Polska ramenés de Cracovie, donc l’année de nos vingt ans.

    Cet ensemble, dont j’ai déjà publié cinq volumes représentant plus de 2000 pages et que j’ai qualifié de « lectures du monde » aura été, parallèlement à mes diverses tentatives en matière de narration et de fiction,comme une base continue dont tous le fragments, apparemment épars, sont liés au même noyau et à la même voix.

    BookJLK15.JPGOr, au fur et à mesure des publications, après le première tranche quasi brute de L’Ambassade du papillon, recouvrant les années 1993 à 1999 et dont la courbe « romanesque » va de ma rupture d’avec Dimitri à l’amitié folle du loup, la forme de ces carnets n’a cessé d’évoluer, vers l’extime et la cristallisation de notations poétiques ou satiriques brèves, pour aboutir aux constellations kaléidoscopiques de Riches Heures (2009),  Chemins de traverse (2012) et L’échappée libre ( 2014).

     

    Depuis 2005, donc ça va faire 10 ans, mon blog des Carnets de JLK, comptant ce matin 4257 textes, a été le lieu de multiples modulations nouvelles, du point de vue de l’écriture, incluant proses brèves et gloses littéraires ou cinématographiques, notes de voyage et fragments panoptiques de toute sorte, dialogues ou extraits de travaux en chantier. Tout cela sans beaucoup d’effort et de moins en moins : juste pour le plaisir, l’intérêt de la Chose (intérêt tout égoïste mais volontiers partagé avec quelques-uns) et le bénéfice à la fois éthique et esthétique d’une notation scrupuleuse évitant, sinon les redites, du moins la répétition de comportements imbéciles observés sur soi autant que chez les autres…

     

    (Soir) – Retrouvé tout à l’heure, au Major Davel de Cully, le compère JCB, mon camarade à l’armée d'il y a quarante ans de ça. Svelte sexa aux cheveux blancs, dont je retrouve illico un tic rigolo et qui me paraît cuit par l’age  sans être recuit. Je verrais assez son portrait par un maître rhénan, avec un habit noir et un lacet de cuir sur chemise de lin. Le vélo l’a gardé en forme à ce qu’il semble. Actuellement avec une troisième femme et deux filles quadras. Conversation soutenue et nourrie. Lui ai dédicacé Les bonnes dames en lui détaillant plus précisément les caractères de mes vieilles fées aux cœurs de petites filles. La discussion, après divers thèmes dont mon amitié brisée avec RG et mes démêlés avec Maître Jacques, a porté sur la mort, notamment à propos de la biopsie qu’on m’a prescrite ce matin. Lui voit la chose sereinement, comme un passage vers autre chose. Pour ma part, je considère essentiellement la résurrection de chaque aube nouvelle, de plus en plus étranger à ce que croient savoir les théologues et les croyants ordinaires. Enfin remonté à La Désirade sous un clair de lune que je n’ai pas envie de qualifier de « magique » vu que l’usage actuel de cet adjectif le réduit au toc publicitaire.

    °°°    

    Louis Calaferte : « J’ai soixante-trois ans – et j’ai un impérieux besoin de la douceur de l’amour ». Ou ceci que je partage aussi :« J’ai une force intérieure. J’ai une force d’âme. Je dois l’utiliser. C’est une affaire entre Dieu et moi ». Et cela de prémonitoire en1991 : « Ce sont les guerres de religion qui troubleront le XXIe siècle ». 

    °°°

    À la Désirade, ce vendredi 7 mars. – Basta cosi, me suis-je dit à la première heure de ce matin, après avoir regardé le dernier des douze épisodes de la série Gomorra, d’après les écrits de Roberto Saviano. Basta ! Assez de cette violence qui prétend dénoncer le crime et la corruption en reproduisant ladite violence, poussée à l’extrême, non sans composantes fascinantes voire délétères, où toute pensée se réduit finalement à des conclusions douteuses puisque le discours selon lequel le crime ne paie pas (ici la mort atroce de quelques très jeunes gens) paie bel et bien la série en question et son exploitation...

     

    Mais aussi : quel aperçu désespérant (et combien terrifiant de précision) de la misère sociale et morale dans ces villes-mondes pourries par la drogue et les « facilités » offertes aux jeunes sans travail ni espoir par le crime organisé. Plus que jamais : le serpent qui se mord la queue, sempiternel cercle vicieux de la course au profit et de l’enrichissement des plus riches au dam des plus pauvres. Ma basta ! me disent les mésanges et les piafs accourant ce matin au McDo de La Désirade…  

    °°° 

    Numériser 4.jpegEl domingo 6 de marzo 1927, a las nueve de la mañana, Gabriel Garcia Marquez naciò en Aracataca, pesando cuatro kilos doscientos gramos. Desde el principio, y para augurarle un futuro inmejorable, el abuelo coronel Marquez empezó a llamar al niño « Napoleoncito »…

     

    °°° 

    Malgré les nids à poussière, il vaut parfois la peine de s’attarder dans les greniers mémoriaux de certains hommes de lettres bien encaqués dans leur époque, comme Robert Sabatier le fut dans l’espèce de province parisienne que représente le milieu littéraire du second demi-siècle dans les 650 pages de cesMémoires  relevant du bottin semi-mondain autant que de la chronique poncée d’un romancier-poète moyen très adulé du bonhomme public pour des raisons simples (le sentimentalisme un peu misérabiliste enrobant des récits d’enfance dopés à l’émerveillement, célébrant avant l’heure les « petits riens » genre allumettes suédoises, noisettes sauvages et autres sucettes à la menthe…), auquel son pair Alain Bosquet, plus teigneux,  reprochait de manquer d’ennemis.

     

    C’était un patelin fumeur de pipe que le « père d’Olivier », il y avait chez lui de l’artisan appliqué (comme il le relève à propos de Simenon dans un  paragraphe d’une rare platitude) et du percheron de la plume, ses poèmes m’ont toujours paru composés à la machine à coudre et je reste vraiment sur ma faim après cette morne énumération de dîners littéraires et de salons du livre, de réunions de jurés (il siégeait quand même à l’Académie Goncourt, mais pas une ligne mémorable ne saille de ses souvenirs au  mol imparfait) et  autres invitations en France ou dans lemonde. On apprend là qu’il a voté pour Jacques Chessex - qui écrit des poèmes comme lui donc ne doit pas être le mauvais bougre… -, mais pas un mot sur L’Ogre, et quand il salue le Goncourt de 1987 à Tahar Ben Jelloun, alors qu’il avait voté pour Guy Hocqenghem (ouf !), c’est avec un salamalec d’une pertinence critique relative : « Le lauréat a l’étoffe d’un grand écrivain : il le prouvera par ses prochaines œuvres ». Ah bon ?

    Bref, alors que la moindre page du Journal de Jules Renard (qu’il cite en passant non sans reprocher à l’auteur d’être trop peste), de Léautaud ou de Jouhandeau, et jusqu’à Matthieu Galey aux mémorables croquis et portraits, ne cessent de retenir l’attention par leurpâte humaine ou leurs coups de patte, le pauvre Sabatier rase et endort sans nous apprendre rien de neuf ou de vif sur ce milieu auquel il ne cesse de se flatter, mine de rien, d’appartenir.

    Mais là je m’y retrouve, dans la mesure où ce que j’ai connu dudit milieu m’a toujours paru factice et guindé, surtout dans ces eaux stagnantes des antichambres éditoriales et des restaus chics style Lipp ou Lasserre, où j’ai été invité bien des fois mais n’y serais jamais allé de mon propre gré, préférant mes chemins de traverse et quelques vraies gens dans les recoins du Lucernaire ou de la brasserie Chartier, entre autres lieux  plus louchement allurés… 

    °°°

    images-12.jpegOn pense à la Chasse aux vieux de Dino Buzzati en suivant les menées terrifiantes des voyous napolitains de l’épisode intitulé Tueurs nés, dans la série Gomorra, à cela près qu’on a passé ici, et de loin, le cap du conflit de générations momentané, pour atteindre le fond de l’abjection, où des enfants encore frais sont entraînés dans une course à la mort par des ados prolongés  et pervertis, le plus souvent camés et ne pensant qu’à s’éclater. Du moins cela est-il montré sans dorer la pilule, sur fond de décombres, et l’on ose espérer que, loin d’attirer nos belles jeunesses dans ce cercle infernal, l’abomination de celui-ci les fasse s’en détourner. Ma basta si !

     

    °°°

     

    Unknown-14.jpegDans la journée, enfin, je me suis senti tout requinqué par la lecture d’un entretien remarquable, paru dans 24Heures, où le juriste palestinien Sami Aldeeb Abu-Sahlieh, spécialiste des droits arabe et musulman, répond au compère Federico à propos des limites de la compatibilité de la Lettre coranique avec le contexte social et juridique démocratique. Après les écrits d’Abdelwahab Meddeb et d’Abdennour Bidar, et recoupant en somme le témoignage du jeune Waleed El-Husseini, l’on trouve ici une nouvelle expression de la raison et de l’honnêteté intellectuelle, opposée aux arguties dilatoires des imams autant qu’au rejet haineux des anti-musulmans.  

     

    °°°

    Sami AldeebAbu-Sahlieh : « Le Coran impose au musulman le devoir d’obéir à la loi de Dieu, qu’il considère dans tous les cas supérieure à la loi de l’Etat. Il ne peut choisir les normes à appliquer comme vous choisissez votre repas à la carte (verset 2: 85). Le droit musulman est un tout: à prendre ou à laisser.On peut laisser tomber un certain nombre de normes en cas de faiblesse ou de contrainte, mais le musulman se sentira toujours coupable de ne pas appliquer l’ensemble des normes islamiques. Dès que l’occasion se présente, il revient à l’intégralité du texte et des pratiques. A moins d’abandonner totalement l’islam pour ne pas vivre dans une situation de schizophrénie. De ce fait, il ya un mouvement d’athéisme sans précédent parmi les musulmans. Remarquez que même les musulmans modérés ne céderont que très rarement sur certains principesqui sont pourtant contraires aux droits de l’homme, comme en matière de mariages mixtes ou de cimetières. C’est cela qui empêche la bonne intégration des musulmans dans la société occidentale. »

     

  • La vérité sur le Coran

     

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    À lire absolument,  dans l'édition de 24 Heures de ce 6 mars 2015: l'entretien de Sami Aldeeb Abu-Sahlieh, spécialiste du droit arabe et musulman et grand connaisseur du Coran, avec Federico Camponovo. 

     

    Une pluie de publications, un enseignement dispensé à travers l’Europe entière, des conférences – la dernière, il y a quelques semaines, devant la Société vaudoise de théologie –, une vie consacrée à l’étude du droit arabe et musulman. 

    Né en 1949 à Zababdeh, près de Jénine en Cisjordanie, Sami Aldeeb Abu-Sahlieh est un juriste qui n’a pas peur de ses convictions. A ses yeux, le Coran, qu’il a notamment traduit en français en classant les sourates par ordre chronologique, porte en lui les germes de la violence. Rencontre dans la maison de Saint-Sulpice où il vit avec son épouse.

     

    Depuis les événements tragiques du mois de janvier, la plupart des discours officiels tendent à disculper l’islam de cette violence. Vous soutenez la thèse contraire. Pourquoi?

     

    Les fondements du droit musulman, qui a pour première source le Coran et qui est la matière que j’enseigne, sont la clé pour comprendre ce que l’islam est devenu. Le Coran a été révélé de 610 à 622 à La Mecque, et de 622 à 632 à Médine. Si le Coran de La Mecque peut être qualifié de plus ou moins pacifique, le Coran de Médine est par contre un texte qui accompagne le nouvel Etat islamique guerrier, qui vise à s’étendre par la conviction ou, à défaut, par l’épée. Tant que les gens sont d’accord de se convertir à l’islam, il n’y a pas de problème. Mais ceux qui refusent de le faire de bon gré ont le choix entre le paiement du tribut en état d’humiliation ou l’épée s’ils sont monothéistes, ou simplement l’épée s’ils sont polythéistes (verset 9:29). C’est ce qu’applique Daech dans les territoires qu’elle domine, allant jusqu’à enterrer vivants des centaines de Yézidtes (enfants, femmes, hommes et vieillards) considérés comme polythéistes pour avoir refusé de se convertir à l’islam. Cette doctrine est valide en tout temps et en tout lieu tant que les musulmans ont le pouvoir de la mettre en pratique. Le Coran dit aux musulmans de n’appeler à la paix qu’en état de faiblesse (verset 47: 35). La doctrine de Daech se trouve même dans les livres juridiques d’Averroès, pourtant considéré à tort comme un philosophe éclairé par les Occidentaux.

     

    En France et ailleurs, il est plus facile de se moquer du christianisme que de l’islam. Comment l’expliquez-vous?

     

    L’Occident a intégré dans son système de pensée la liberté d’expression pour faire face aux excès de l’Eglise et des autorités politiques inféodées à cette dernière. Face à l’islam, l’Occident préfère se taire, soit par peur de la réaction de la communauté musulmane, soit parce qu’il ignore le danger que représente l’islam. Il y a donc un manque de discernement de la part des autorités politiques occidentales. Si vous diagnostiquez un danger de façon erronée, vous payerez toujours la facture de votre mauvais diagnostic en subissant des conséquences que vous n’avez pas prévues. Imaginez ce qu’a coûté la traque de deux individus par des milliers de soldats et de policiers après la fusillade meurtrière contre Charlie Hebdo!

     

    Vous ne croyez pas à la possibilité de vivre ensemble?

     

    La vie est un combat continuel et désespéré, bien sûr, mais j’ai envie de vous répondre qu’il est presque trop tard. Je ne pense pas que nous disposions du personnel politique capable d’avoir le courage et les facultés de raisonnement nécessaires en pareilles circonstances. Prenons à nouveau l’exemple de la France: depuis plusieurs semaines, il y a des arrestations pratiquement tous les jours, sur l’ensemble du territoire, apparemment parce que l’on s’est aperçu qu’il y avait un péril. Nous sommes donc fondés de poser une simple question aux autorités: où étiez-vous avant, et que faisiez-vous?

     

    Comment devraient se comporter nos démocraties avec les musulmans qui décident d’y vivre sans les comprendre?

     

    Il faut leur expliquer que leur système de pensée ne correspond pas au nôtre. Je prends un exemple imagé: si la reine d’Angleterre vient en visite officielle en France, on ne peut en aucune manière permettre à son chauffeur de conduire à gauche, quelsue soient la sympathie et le respect que l’on puisse éprouver pour le monarque. Ce serait un grave danger pour elle et pour les autres. L’exemple routier est choisi à dessein: à Paris, il existe des rues qui sont bloquées à l’heure de la prière. Comment peut-on le tolérer? On nous rebat les oreilles avec l’intégration: mais comment voulez-vous intégrer quelqu’un qui affirme que jamais il ne permettra à sa fille d’épouser un chrétien, alors même que les liens du sang sont la meilleure voie pour une véritable intégration? Et comment voulez-vous intégrer quelqu’un qui refuse d’être enterré avec des mécréants, qui veut être séparé d’eux jusque dans la mort?

     

    Mais les musulmans scrupuleusement orthodoxes peuvent être également des citoyens loyaux de pays majoritairement non musulmans, non?

     

    Le Coran impose au musulman le devoir d’obéir à la loi de Dieu, qu’il considère dans tous les cas supérieure à la loi de l’Etat. Il ne peut choisir les normes à appliquer comme vous choisissez votre repas à la carte (verset 2: 85). Le droit musulman est un tout: à prendre ou à laisser. On peut laisser tomber un certain nombre de normes en cas de faiblesse ou de contrainte, mais le musulman se sentira toujours coupable de ne pas appliquer l’ensemble des normes islamiques. Dès que l’occasion se présente, il revient à l’intégralité du texte et des pratiques. A moins d’abandonner totalement l’islam pour ne pas vivre dans une situation de schizophrénie. De ce fait, il y a un mouvement d’athéisme sans précédent parmi les musulmans. Remarquez que même les musulmans modérés ne céderont que très rarement sur certains principes qui sont pourtant contraires aux droits de l’homme, comme en matière de mariages mixtes ou de cimetières. C’est cela qui empêche la bonne intégration des musulmans dans la société occidentale.

    Considérez-vous donc que l’islam est incompatible avec nos lois?

    Abdel Fattah al-Sissi, président de l’Egypte, pays musulman, ne dit pas autre chose quand il affirme qu’avec les normes musulmanes il est impossible de construire une société. Le droit musulman, dont la première source, je le répète, est le Coran, n’est pas compatible avec la modernité, avec la vie en commun. Stricto sensu, c’est une religion de conflits permanents. C’est bien la raison pour laquelle le président Al-Sissi, dans un discours prononcé au cœur de la mosquée Al-Azhar, l’une des plus anciennes universités islamiques, a sommé les imams de revoir l’ensemble de l’enseignement religieux.

     

    Vous recommandez également que les imams et leurs prêches soient surveillés. Pour quelle raison?

     

    Parce que les prêches des imams sont contrôlés dans tous les pays arabes, mais pas chez nous! En Egypte, par exemple, les textes des prêches des imams leur sont distribués par l’Etat. Les musulmans ne disposent pas d’autorité principale, à l’instar des catholiques, c’est donc à l’Etat de veiller au grain. Il faudrait aussi que les imams soient formés: aujourd’hui, il y a autant d’imams que de mosquées et donc d’opinions diverses qui échappent à tout contrôle. Savez-vous que, sur le territoire français, la moitié des appareils de brouillage sont achetés par les mosquées, afin d’empêcher l’enregistrement de ce qui se dit à l’intérieur?

     

    Un débat sur la reconnaissance de la communauté musulmane a lieu dans le canton de Vaud. Quel est votre point de vue?

     

    Je suis opposé à la reconnaissance de n’importe quelle communauté. Chacun est libre de constituer la communauté qu’il désire, selon les normes du Code civil, et c’est bien suffisant. En reconnaissant une communauté, on prend le risque de devoir reconnaître son droit: que fera-t-on si la communauté musulmane, un jour, demande que garçons et filles soient séparés dans les écoles? Une société moderne doit se garder d’accorder des passe-droits.

     

    Le modèle laïque est-il une solution?

     

    Il n’y en a pas d’autre, ne serait-ce que parce que tous les pays qui ont une gouvernance à composante religieuse sont politiquement faibles et exposés à d’incessants conflits.

     

    La France a aboli le délit de blasphème et Charlie Hebdo en a fait son fonds de commerce. Comprenez-vous que les rescapés de la tuerie aient tenu à caricaturer à nouveau Mahomet dans le premier numéro?

     

    Il ne s’agissait pas d’une caricature à proprement parler, c’était juste un dessin représentant le Prophète. Charlie Hebdo aurait fait ça ou autre chose, le résultat aurait été le même. Dernièrement, un journal palestinien a mis une ampoule allumée en couverture, et le président Abbas a ordonné une enquête afin d’établir si l’intention de la rédaction était de représenter Mahomet.

     

    Avec les thèses qui sont les vôtres, ne craignez-vous pas pour votre vie?

     

    On me pose souvent cette question, et je réponds toujours que je n’éprouve de haine pour personne. Je mets tous les prophètes dans le même sac, et tous les livres sacrés sont pour moi de sacrés livres. Je vois les musulmans comme des victimes, des prisonniers, auxquels je dis qu’ils ne devraient avoir peur de moi que si je leur mentais, parce que seule la vérité les sauvera. C’est le discours que je tiens depuis toujours à mes étudiants: il faut s’aimer les uns les autres, mais cela ne veut pas dire qu’il faut en faire de même avec les idées. (24 heures)

     

  • Ceux qui ont l'air dans la lune

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    Celui qui veille la convalescente / Celle qui fait la sieste dans la chambre bleue / Ceux qui gardent les yeux ouverts dans la pénombre / Celui qui entend le cliquetis des sabots sur le marbre blanc du quai de l'île de Hvar /Celle qui retrouve ses amies du Cercle des brodeuses éclectiques / Ceux qui jouent aux Dames en invoquant la domination masculine en matière de théologie dogmatique / Celui qui se prépare à Carnaval / Celle qui rêve à 15 heures qu'elle est morte et se réveille vivante à l'heure du goûter / Ceux qui s'enfilent entre les draps des heures paresseuses /Celui qui relit les récits de Tchekhov dans le square ombragé / Celle qui reçoit à 14 heures le Monsieur posé / Ceux qui ont gardé leurs vieux mocassins / Celui qui effeuille l'effeuilleuse / Celle qui de rage te jette un cil / Ceux qui ont l'âme rouillée et le coeur genre poisson sec / Celui qui ne connaît bien de Menton que son cimetière à monuments Art Nouveau / Celle qui s'attarde au reposoir avec le garçon aux joues orangées et lèvres pulpeuses d'abricot humain / Ceux qui se dandinent dans le couloir des juges / Celui qui lit Une vie de Maupassant en se curant les dents au moyen d'une tige de rotin dite ndongo ndongo / Celle qui se dit que sa vie est un jeu d'échecs dont elle est la Reine en attente du Cavalier puisque le Roi s'est fait coffrer pour blanchiment d'argent / Ceux qui écrivent des lettres aux gens / Celui qui évite tout rassemblement de plus de deux personnes / Celle qui voit une étoile dans son absinthe / Ceux qui dans le TGV se racontent des histoires de Q / Celui qu'un ange protège / Celle qui offre un train miniature à son conjoint retraité des postes / Ceux qui jouent à chat perché entre chiens perdus / Celui qui a tué une fois pour toutes / Celle qui entreprend des démarches concernant la vie après la mort et tout ça / Ceux qui pensent que leur vie est sur écoutes / Celui qui pense que la douleur est un mystère / Celle qui croit que la poésie est un mystère / Ceux qui savent que le mystère de la poésie soigne le mystère de la douleur, etc.

  • Mémoire vive (79)

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    On écrit un roman en l’écrivant, me dis-je sans  craindre du tout la lapalissade, car il est vrai que la chose se fait une phrase et une page après l’autre où chaque phrase et chaque page nouvelles découlent d’une expérience à tout coup surprenante. C’est ainsi que j’ai écrit Le viol de l’ange, à la fois à tâtons et dans une sorte de transe lucide relancée chaque matin, encore à fleur de subconscient et sous fine lame de surconscience. A tout coup et dans le mouvement: cette révélation de chaque nouvelle phrase et de chaque nouvelle page.

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    Le roman comme une grande rêverie modulée par des personnages aimables, au double sens du terme, qui soient à la fois des sentiments et des pensées incarnées. 

    Jonas serait ainsi l'incarnation du fils échappant à la tyrannie suave de son père écrivain à succès assez typique du pervers narcissique, en somme l'opposé du rejeton ressentimental de la Lettre au père de Kafka. 

    Nemrod est le type du littérateur qui se paie de mots, touchant un public qui n'attend en somme que ça: qu'on dore la pilule. Or, dès son enfance, Jonas voit clair, soutenu par les regards entendus du vieux Sam jamais dupe des simulacres, de Rachel également revenue de loin, autant que de Marie qui voit de près le double jeu de son conjoint despotique se la jouant très humble et très incompris sur les estrades et lui ramenant ses camisoles à laver entre deux cavalcades. Le roman se promenant alors comme une loupe sur ce petit monde - le roman comme science parallèle.

    La peinture de Théo, et plus précisément le portrait de Léa auquel il travaille à ce moment-là, brasse l'histoire de Léa et l'histoire du portrait des origines à ces derniers jours, dans la synchronie de l'Oeil convaincu que ce qu'il voit le regarde, aussi son histoire à lui se mêle-t-elle à ce brassage, où les portraits antérieurs de Jonas et de Christopher marquent d'autres étapes. Or cela me tient lieu de repère tandis que je traque le visage de Lady L. qui a passé par tous les états de l'approche sans dessin (je ne dessine qu'avec les couleurs et de strate en strate) qui l'ont fait ressembler à une pomme crue puis à une pomme cuite, à une ado bronzée puis à un humoriste célèbre (le nom de Franck Bosc lui est venu pour me scier), mais ce matin j'ai ses yeux pervenche bruns-gris-vert-bleu et la bouche viendra dans la journée, enfin on peut rêver - formule idiote.

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    Henri Michaux à propos de ce thème récurrent du grand langage oublié qui m'a souvent fait songer: "Le désir, l'appel et le mirage d'une vraie langue directe subsistent encore en moi malgré tout."

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    Les mystiques vaticinent « en langue » et le poète  tâtonne de sa canne blanche de sourcier.  

     °°°

    Unknown-4.jpegJe reviens à Michaux depuis ma seizième année, comme le kangourou, à petits sauts parfois latéraux ou rétrospectifs, rarement attardés mais vifs viatiques, bons pour la poche. Georges Anex nous lisait Plume le samedi matin. C'était entrer dans un monde parallèle plus dense que le monde à la fenêtre (les arbres de la cour de la Cité comme sous une loupe où les hannetons processionnaient tels de petits moines espagnols à pèlerines brunes et palpeurs cherchant Dieu), et je me souviens d'avoir relevé le défi que nous lançait le même prof, familier de Charles-Albert Cingria et de Gustave Roud, en nous proposant d'ahurissants thèmes de composition française tirés de Face aux verrous - j'ai dû garder ma copie  quelque part qui a eu droit à une prime à l'audace, mais j'hésite sur le titre, où il était question de Rolls-Royce... 

    En y cherchant je trouve d'autres perles: "Comme on détesterait moins les hommes s'ils ne portaient pas tous figures", ou "Ne pas se laisser condamner à défaire les chignons de bronze", ou "New York vu par un chien doit se baisser", ou "Les jeunes consciences ont leplumage raide et le vol bruyant", et ceci que je me répète à chaque éveil:"Le matin, quand on est abeille, pas d'histoires, faut aller butiner". 

    Fausses sentences et vraie semblance de sagesse.

     °°°

    Le roman est à avancer tout ensemble, tous les chapitres se tirant-poussant les uns les autres en synchronie polyphonique.

     

    Simenon4.jpgÀ La Désirade, ce samedi 28 février. -   En faisant tout à l’heure mes 30 kilomètres de home-cycle sur place alors que le soleil descendait sur le lac, j’ai regardé Le chien jaune de Simenon, adapté au ciné par Claude Barma, avec Jean Richard dans le rôle de Maigret. Vraiment pas mal, dans un noir/blanc tantôt velouté et tantôt plus bitumé rendant bien le climat portuaire (à Boulogne-sur-mer) de cet épisode plombé par le portrait de groupe de deux abjects personnages, ratés et salauds, en contraste avec deux braves jeunes gens mal barrés mais finalement « sauvés » par le commissaire.  Toujours le bon vieux préjugé du fils d’Henriette, contre les bourgeois et pour les braves gens. 

     

    Ensuite, en prime time, nous aurons subi les vingt premières minutes d’une nouvelle série de la télé romande, intitulée Station Horizon et se la jouant western bike-movie sur fond de montagnes valaisannes. Or, autant le découpage du Maigret, ses personnages et son dialogue sont reconstruits dans l’esprit du romancier, avec autant d’intelligence narrative que de sensibilité, autant le feuilleton romand défaille illico par manque de psychologie, accumulant les clichés et les références-poncifs sans aucun ancrage crédible. Le Route 66 relookée bas-Valais avec ses ringards à catogans et ses bimbos genre cousines texanes de Bonnie Raitt, non mais ! Et le geste fatal du youngster aux yeux farouches versant le contenu de son demi sur la rude botte du dur de dur le regardant de haut : rien que du déjà-vu…

     

    À croire que, dans ce pays où il y a tant de matériau  social, ou bonnement humain, à travailler, l’on soit infoutu d’imaginer autre chose que du copié-collé pseudo-ricain et platement nostalgique (la séquence supérieurement idiote où l’ex-taulard biker barbu explique à  une petite-fille que de son temps on voyait des films en plein air sans forcément regarder l’écran tu-comprends-petite-ouais-je-comprends), et que je te colle une affiche de La fureur de vivre en arrière-plan etque je te sorte ma musique à bouche pour musique à boucher le trou de tout ce vide…  

    Le cher Nicolas Bideau, toujours à la pointe du marketing culturel  disait il y a peu son désir de séries suisses cartonnant dans la foulées de Borgen, et c’est vrai - Jean-Stéphane Bron l’a prouvé avec Le génie helvétique,avant le formidable docu-fiction qu’il a réalisé avec Cleveland contre Wall street – que la Suisse pourrait être le décorde séries aussi crédibles que The Wire,genre docu, ou que Breaking bad, dans l’exploration des zones grises ou graves de notre admirable pays, si tant est que des scénaristes et des dialoguistes (et des producteurs et peut-être même une industrie chocolatière du cinéma suisse ) surgissent contre toute attente, ce qui manque un peu même à Zurich où, à ma connaissnace, le mémorable Grounding de Michael Steiner n’a pas eu de suite…

     

    Unknown-7.jpegÀ L’Atelier, ce dimanche 1er mars. – En finissant de préparer les vingt sacs de livres que je vais apporter prochainement à la Pensée sauvage, impatient de faire un peu de place dans mon capharnaüm sans me résoudre facilement à me séparer de tant d’ouvrages que probablement je ne lirai jamais dans ce qui me reste de vie et que j’estime cependant faire partie du corps de ma bibliothèque, je ne cesse de retomber sur tel ou tel rossignol que je cherchais récemment, tels ces écrits terriblement fumeux  de l’Internationale situationniste et, moins daté, La société du spectacle de Guy Debord, l’essai sur la religion d’Albert Caraco, les carnets de Louis Calaferte et l’édition anglaise complète des nouvelles de William Trevor; ou alors j’en retrouve d’autres pas censés se trouver ici et qui semblaient m’attendre, telles ces Folies françaises de Sollers que j’ai failli racheter faut de le retrouver alors que je voulais y comparer l’inceste père-fille avec le non moins sulfureux inceste frère-et-sœur de L’école du mystère. Sur quoi je retrouve, aussi, le dialogue de Sollers avec le « journaliste transcendantal » Maurice Clavel, intitulé Délivrance et remontant aux lendemains de Mai 68, où l’ex-hégélien-ex-mao de Tel Quel en découd (assez amicalement à vrai dire) avec le kantien du Nouvel Obs’ rappelant qu’il avait senti venir (et espéré) le vent frondeur ; ou enfin Nabes’Dream, le premier volume pléthorique du journal intime de Marc-Edouard Nabe dans lequel il est souvent question de ses compères foireux de Hara-Kiri et Charlie-Hebdo… 

    °°°

    Pour le Vocabillard : le verbe Solutionnementer, procéder à la solutionnementation de la problématique. Ne se disant qu’en envisageant tous les niveaux du contexte au plan du cadre. Ou ceci encore : Psycholérapeute, porteur du psycholéra.

    Ou encore : Sensuline, médicament qui fait palpiter les vierges. 

    °°°

    Ado66.jpgEntre autres propositions recevables d’une contre-folie d’époque,  glanées dans L’Ecole du mystère : « Entrer dans le noir nocturne des arbres, pour mieux voir leur vert les matins d’été. Être assis négligemment au bord de la fosse qu’on a fait creuser pour vous enterrer, et là, surprise dans le film, allumer une cigarette. Être somnambule très tôt, noter ses rêves,s’endormir n’importe où en trois minutes, Être sourd quand il faut. Mais rester attentif au moindre changement d’accent dans les mots. Être familier de toutes les fenêtres et de toutes les portes. Garder son enfance au bout des doigts, mystère de la foi ».

     °°°

    Vernet.jpgEn novembre dernier, sur les Zattere de Venise, sorti de l’église dai Gesuati, je m’étais assis à la terrasse ensoleillée quand Sollers a passé, massif et concentré, pour s’enfiler dans la trattoria dont il parle dans Médium, son roman précédent. Le roman continuait en somme. Et je lis à l’instant dans L’école du mystère : « Quel roman, mes enfants! Une divinité sans nom se balade sur les océans en choisissant ses fidèles. Ca ne se mérite pas, c’est gratuit, seule une attention soutenue suffit. Soudain, la voici. Rien n’est changé, mais tout change ».

    Je souligne : « Seule une attention soutenue suffit »...

     

    Ziegler02.jpgÀ La Désirade, ce lundi 2 mars. – Des jours sans. Plus aucune énergie. Manque aussi de motivationet d’aucune stimulation après un quart d’heure confronté à la cata mondiale filtrée par les journaux et les médias. Hier soir repris la lecture de Retournez les fusils de Jean Ziegler, mon gâte-sauce préféré, qui nous enjoint de « choisir notre camp », ce qui va de soi, mais la politique et la philosophie ne me suffisent pas à certains moments. Besoin de souffles plus vitaux. Alors Théo revient à Rembrandt, à Soutine et à Cézanne, et je reprends Révérence à la vie du vieux Monod qui me disait, un soir au téléphone, que l’avenir selon lui était aux scarabées vu que l’homme avait tout gâché.

     

    Et c’est vrai que l’Art et la Poésie sont plus forts que la force. Ainsi,cet après-midi, captant par hasard, en voiture, l’émission Vertigo, j’entends le sculpteur Yves Dana parle de ses dialogues avec la pierre. Discours parfait: l'intelligence sensible au bout des doigts.

     

    °°°

    Et puis tant d’amours nous soutiennent, au sens multiple de nos très proches et de quelques amis choisis - or voici le nouveau tapuscrit de Max le Bantou qui m’enchante par sa façon de vocaliser la mémoire d’une merveilleuse vieillarde se rappelant l’enfantement à douleurs de l’Indépendance. 

     Unknown-3.jpegEt les chers disparus qui la ramènent en se faufilant de livres en livres. Ainsi aurai-je repris ce matin la lecture de la monumentale bio de Michaux par Jean-Pierre Martin, vraiment surprenante et par sa matière et par sa façon très personnelle de restituer celle-ci, intéressante aussi par la quantité des détails concrets ou cocasses, à tout le moins révélateurs, notamment sur l’enfance verrouillée et l’arrière-plan familial – ce matin aussi les lettres de guerre du grand frangin Marcel aux siens, avec ses affectuosités à Poussy. Vraiment très bien d’imaginer que le cher HM ait pu se trouver surnommé Poussy en ces années plus ou moins tendres.

     

    °°° 

    Louis Calaferte dans Situation, carnets de 1991 : « Je suis faiblesse dans ce monde de vainqueurs ». Ou ceci à méditer : « Les enfants sont d’abord attentifs à leur sécurité morale ». À distinguer autant de la morale moralisante que de l’immoralisme. Ou ceci encore : « La poésie, c’est la Joie intérieure, la Force à l’état pur, la Violence de Dieu ». Rien à voir, en effet, avec la poétisation poétique des poètes poétisant en cénacles subventionnés et se remerciant mutuellement d’exister.

    Ou cela enfin : « Les doigts entendent » et, cité deTertullien et me faisant tomber des nues: « Les Tables de la Loi nesont pas écrites dans la pierre mais dans la nature ».

     

    Ainsi valait-il la peine de « faire avec » ce « jour sans »… 

     

    À La Désirade, ce mercredi 4 mars. – Jour blanc. Toutes les heures à disposition. Tâcher dene pas dévier de la Voie. Commencé par la pensée du roman, à propos de Théo.Tâcher de mener à bien sa première traversée de la chair, à propos du portraitde Léa. Ce qu’il aimerait en saisir et les obstacles. Ce qu’il endure dans sachair à lui en proie au crabe, où la sourde doulouprogresse – grande fatigue ce matin. Et ce qu’il voit de Léa. Le plus difficilequi l’attend sera d’en capter l’aura. Risposta col tempo. Ne pas citer cependant le nom de Giorgione. Je voudraisun roman pure de toute référence explicite.

     

    °°°

    images-2 2.jpegCeci de troublant dans Meursault contre-enquête, à propos de L’étranger de Camus, par la voix du vieil Haroun : « Le succès de ce livre est encore intact, à en croire ton enthousiasme, mais je le répète, je pense qu’il s’agit d’une terrible arnaque. Après l’Indépendance, plus je lisais les livres de ton héros, plus j’avais l’impression d’écraser mon visage sur la vitre d’une salle de fête où ni ma mère ni moi n’étions conviés. Tout s’est passé sans nous. Il n’y a pas trace de notre deuil et de ce qu’il advint de nous par la suite. Rien de rien, l’ami ! Le monde entier assiste éternellement au même meurtre en plein soleil, personne n’a rien vu et personne ne nous a vu nous éloigner. Quand même ! Il y a de quoi se permettre un peu de colère,non ? Si seulement ton héros s’était contenté de s'en vanter sans aller jusqu’à en faire un livre ! Il y en avait des milliers à comme lui, à cette époque, mais c’est son talent qui rendit son crime parfait ».

     

    Est-ce dire que Kamel Daoud confonde, par la voix de son vieux témoin, l’Auteur et son meurtrier ? Pas vraiment et pourtant, pourtant, on est troublé. Et vous, où étiez-vous à  quatorze heures cejour-là ?