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Livre - Page 87

  • Le Tableau de Théo

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    Comment le bel et bon oncologue fit rire Théo d’entrée de jeu.

    Théo sortit de chez le bel oncologue avec le sourire. Cela le rassurait, après leur premier entretien, de constater que le type qui allait le traiter était non seulement beau mec mais, de toute évidence, bon comme les mecs qu’il aimait.

    Théo avait toujours aimé les beaux et bons garçons (d’où sa tendresse particulière pour Jonas et Christopher), mais attention : son penchant se partageait, à l’exclusion de toute forme de kitsch sensuel, avec les belles et bonnes filles en fleurs de tous âges, à commencer par Cécile et Chloé, qui (soit dit en passant) s’inquiétaient un peu ces jours pour lui, et Léa cela va sans dire, Rachel et toutes celles qu’il aimait ou qui l’aimaient de près ou de loin. 

    Théo et le bel oncologue avaient bien ri en regardant ensemble son Tableau de Rayonnance Magnétique. « Pas loin de l’art des fous ! », avait raillé  le bon type en connaisseur. Et Théo : « Pas trace de conceptuel, rien que du brut ! »

    Théo, de tout temps, s’était méfié des images qui ne fussent point l’objet d’une transmutation quelconque, mais tel n’était pas tout à fait, quoique usiné par une machine, ce Tableau dont ce qu’il révélait avait été identifié et nommé, par l’oncologue hilare, comme Le Mal.

    Le monde actuel est malade, dira plus tard Théo au bel et bon oncologue devenu son ami, de ne pas nommer Le Mal et de ne pas vouloir le traiter, sous quelque forme qu’il se manifeste, alors que tu l’as nommé tout de go avant de me proposer, non sans me faire partager ton rire de défi, de le traiter pour ce qu’il est : notre putain de merde d’ennemi.

    Le Monsieur belge, qui avait passé par là peu de temps auparavant, avait briefé Théo dans les grandes largeurs, non sans rire lui aussi de tout ça entre les lignes de ses courriels, mais pour le moment ce cher ami était aux Antipodes avec ses fils, le drôle repartait en mer, en dépit de ses forces en déclin, aux bons soins de ses lascars, tandis que Théo disposait désormais, à portée de main ou de portable, de ce Vivien qui l’avait enjoint de l’aider, lui, à le traiter en se montrant aussi attentif et réactif au Mal.

    Or cela aussi avait botté Théo : que Vivien fût un mec aussi attentif que réactif, comme le garçon sauvage de quinze ans qu'il était, pendant et après les bombardements, avait appris à l’être à l’école buissonnière de cet illuminé de Gulley Jimson.

    Et cela encore pour en revenir à L’Ouvroir : que Le Mal s’y trouvait également nommé sous ses multiples aspects, comme l’avaient constaté Théo et le Monsieur belge dès leur lecture de L’ouvrage de Mémoire, et ensuite, scanné de façon plus claire et systématique, dans Le Livre de l’Exercice, jusqu’aux pics polémiques du Pilori des Colères où Nemrod, prenait sur lui comme jamais.

    Telle étant en somme la belle et bonne nouvelle à bien prendre dans l’élan combattant : qu’un vieux truqueur, passant pour quel roi déchu de la frime littéraire, aussi désabusé que décati, pût encore s’attraper lui-même par les cheveux, dans sa mare pourrie, et s’en tirer en sept ans et sept livres, après s’être tant payé de mots.

    Or Théo et le Monsieur belge, ses plus ardents détracteurs de naguère, qui l’avaient traité de faiseur dès sa première gloriole indigne à leurs yeux, trouvaient maintenant une nouvelle énergie à reconnaître en lui plus qu’un vil bateleur.

    Le bel et bon rire de Vivien, tout pareillement, ferait du bien à Théo autant que les soins de la belle et bonne Adriana dont les yeux très noirs et les seins bien pleins lui rappelèrent aussitôt ceux de Léa.

    C’est un affreux monde que le monde où Le Mal court, avait constaté Théo dès son premier entretien avec le jeune oncologue à la franche poignée de mains, et Vivien n’avait cessé de le régaler de son rire clair, ensuite,en l’assurant de cela qu’ensemble, les deux, puis avec Adriana aux machines, non moins qu’avec Léa en pensée, ils allaient faire en sorte que le Mal se sente pris de court.

  • Chemin faisant (32)

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    Entre Tchékhov et Simenon. - N'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?

    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétais dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'avait d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifestait autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.

    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle. Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente.

    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté. À cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a bottés le Bantou et moi.

    Park Hotel. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.

    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.

    Brain storming franglais. - Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire. Poil au blair !

  • Chemin faisant (31)

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    Nos anges gardiens. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...

    Passe-temps. - À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...

    Du chaordre. - Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES se pressaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...

    Image JLK: Max le Bantou découvre Lubumbashi du ciel.

  • La Berlue

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    Comment Marion Meunier, courriériste littéraire du Quotidien dite La Berlue, buta sur l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire.

    Dès la première phrase du premier des sept livres constituant L’Ouvroir, intitulé L’Ouvrage de Mémoire, la courriériste littéraire du Quotidien, la fameuse Marion Meunier, dite La Berlue, se posa la question du sous-texte.

    La première phrase en question était celle-ci :« Longtemps je me suis couché de bonne heure », et tout de suite Marion  flaira quelque chose.

    En tant qu’ancienne professeure de lettres modernes qui se piquait d’une spécialisation de dix-huitiémiste, Marion Meunier avait appris à flairer les textes, avant d’interroger le sous-texte ; de surcroît, elle s’était toujours montrée très attentive à l’incipit en tant que « signature anticipée à fonction d’entame », comme elle l’avait écrit dans son mémoire de licence hélas jamais publié.

    Le premier article qu’elle avait réussi à faire placer dans le journal qui deviendrait plus tard Le Populaire, cet indigne tabloïd, mais s’intitulait alors L’Espoir, avant le virage démago de la presse aux ordres du grand capital - son premier papier littéraire, donc, était précisément consacré à l’incipit d’un nouveau roman oublié depuis lors dont le début annonçait la couleur avec un « ça a commencé comme ça » réellement frontal, ainsi qu’elle l’avait pointé.

    Or l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire, avant même que ne soit abordée  la question du sous-texte, posait à  La Berlue le problème du rapport à l’auteur, ce Nemrod revenant qu’elle avait tour à tour défendu et descendu et qu’elle croyait fini depuis des années, mais qui resurgissait avec ce pavé que la Nemrod & Co, son agence littéraire qui avait désormais des parts dans le montage financier du Quotidien, déclarait péremptoirement incontournable.

    Sans avoir les mains liées par des telles contingences seulement commerciales, Marion Meunier se devait en revanche, par rapport à son public de notables de centre gauche et de lettré(e)s, de tenir une position cohérente prenant en compte les multiples paramètres que représentaient évidemment l’Objet en question, mais également la trajectoire d’un auteur aussi largement controversé que reconnu, ainsi que  leurs relations portant sur des années, d’abord marquées par son adhésion plénière, dès la parution de Quelques Petits Riens qu’elle avait été la première à défendre, de même qu’elle avait placé très haut la série de l’Eros Energumène, en lectrice avisée de Donatien de Sade qu’elle était – et restait mordicus -, ensuite par le refroidissement de leurs rapports lié aux questions d’éthique littéraire qu’elle avait clairement posées à la sortie de son Féminaire machiste, dans lequel il faisait d’elle une ancienne conquête ( !) désormais décatie.

    Or Marion se rappelait ce matin, comme de la veille, l’incipit de Quelques Petits Riens, qu’elle avait noté dans l’un de ses carnets de l’époque et qu’elle avait cité in extenso dans  le premier grand papier du Quotidien qu’elle avait consacré à l’opuscule, bien avant son succès à l’internatonal.

    Ainsi commençait donc le premier livre culte du Nemrod des années fastes, bientôt devenu tête de gondole et plus tard intégré dans les programmes scolaires et traduit en trente-trois langues : « La météo nous annonce un risque d’averse dans vingt minutes environ ».

    D’emblée ce ton direct, tout de simplicité vernaculaire et en phase avec les nouveaux modes de communication, avait épaté Marion et ce n’était qu’un début - c’est elle qui l’avait souligné -, puisque incipit signifie que ça commence et qu’ensuite on lirait, cela lui revenait par chaudes bouffées comme l’odeur du pain frais le matin : « On se surprend à marcher au bord du trottoir, comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses »  

    Marion Meunier se le rappelle non sans mélancolie, accentuée par son actuel surpoids, mais la battante en elle a toujours surmonté toute forme de nostalgie suspecte à caractère sourdement réactionnaire, et ce matin il va s’agir d’assurer, tant le retour de Nemrod fait figure d’événement, précédé d’un buzz soigneusement orchestré par la bande d’Olga (meilleure amie-ennemie de Marion depuis des années) et relayé par les réseaux sociaux, à commencer par Facelook, en attendant les appréciations des spécialistes du Pôle des lettres faisant office d’instance de consécration.

    « Longtemps je me suis couché de bonne heure », relisait, pensive, la Berlue encore attablée à sa table de petit-dèje, en camisole XXL griffée Dolce Pagano, et voici qu’elle s’appropriait mieux la formule.

    De fait il y avait longue lurette, déjà, que Nemrod avait disparu de la scène locale et internationale après ses mutltiples errements transgenres, jusque dans la littérature de gare et d’aérogare – elle pensait évidemment à la série combien complaisante de L’Inspecteur Bartleby -, mais Olga Ticonderoga parlait maintenant du « retour avéré d’un génie », et l’Objet était bel et bien là avec ses 2666 pages, sans compter les éloges déjà parus sur le blog de Pascal Ferret (son plus vieil ami-ennemi intime) aussi craint qu’admiré des pontes du Pôle des Lettres  et autres faiseurs d’opinion en matière textuelle et sous-textuelle.

    Génie de Nemrod ? se demandait Marion en vapotant (La Berlue vapotait en effet), mais plus qu’un génie de l’esbroufe et de la provocation, dont le Féminaire marquait le summum machiste voire crypto-fasciste au niveau du non-dit ?  

    La question se posait, ou plus exactement : se poserait sous peu.

    Certes, reconnaissait-elle : génie de la petite forme en ses débuts, génie indéniable en terme de plaisir du texte,comme elle l’avait écrit en comparant la première période nemrodiennne aux écrits publiés à l’enseigne des Editions du Silence, sous la couverture blanche à liseré mauve : génie ouvert à l’Humble et à l’Inaperçu.

    Mais quant à se coucher de bonne heure, l’érotomane pérorant de Féminaire avait décidément piètre mémoire, se dit ensuite Marion in petto et non sans dépit, contente tout de même de sa pointe ironique à l’instant de se rappeler cette fin de nuit, ou plus exactement ce timide commencement de petit jour quand, à son corps peu défendant, elle avait, jeune encore autant que Nemrod l’était, accueilli, dans sa modeste  chambre de doctorante, le poète exacerbé de Je m’écorche où je m’attache qui s’était effondré d’une masse, sur son divan, sans lui accorder un regard ni le moindre bécot.

     
    (Extrait d'un roman en chantier)    


    Peinture: Botero
  • Le médium

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    Comment le Mal explose dans les aquarelles de Christopher.

    On a constaté qu’il y avait du médium en Christopher, dont les paroles jaillissaient soudain en précipité au gré de quelle chimie stupéfiante, en litanies rappelant d’immémoriales psalmodies et autres complaintes, mais alors saturées de faits et chiffres incandescents en instance de déflagration ; et de même ses aquarelles, jusqu’aux plus sereines d’apparence, se trouvaient-elles en butte, de loin en loin, à d’imprévisibles et silencieuses explosions. 

     

    Le Mal était en lui, se dit à l’instant Jonas, mais ce n’était pas que son mal à lui. Le cœur de Christopher exploserait bel et bien à la fin,mais ce qu’il proférait, comme malgré lui, ou ce qui fracassait tout à coup ses féeries polychromes, relevait à l’évidence du Mal à l’œuvre de tout temps et partout.

     

    henry-darger-4.jpgOn voit des enfants bleus dans une lande vert pâle à plusieurs étages, on les sent en paix dans le tendre dégradé d’autres bleus des bleuets et des ancolies, mais la rivière est de sang et l’on devine le mufle d’un bombardier dans la nuée d’un sinistre jaune.  

     

    On voit un sous-bois radieux de clairières et des enfants qui se cachent derrières les troncs blancs évoquant des mosquées, on les sent tout lutins et joyeux, mais ce bonheur est infecté, les troncs dissimulent des escadrons, et Jonas se rappelle alors la sombre mélopée survenue aux lèvres de Christopher, tel jour aux alentours des anciens pavillons du Wienerwald que Rachel leur avait évoqués: « Nous portons les noms oubliés des enfants du Steinhof. Nous étions quatre mille huit cents dans les lits médicalisés du Steinhof. Nous avons été déclarés indignes de vivre et retirés des pavillons du Steinhof. Auparavant nous avions été déclarés utiles à la Science officiellement honorée au Steinhof. Nous faisons partie des huit cents enfant shandicapés qui ont donné leur vie à la la Science au Steinhof. Nous aurons été sept mille cinq cents à mourir au Steinhof. Nous faisons partie des trois mille deux cents pensionnaires du Steinhof déplacés au château de Hartheim pour être traités en conséquence faute de pouvoir l’être au Steinhof ».

     

    Jonas se rappelle, comme d’hier, le bruissement des ailes des milliers de freux venant dormir comme chaque soir dans les arbres du Steinhof, que Christopher et lui avaient fini d’écouter les yeux fermés.

     

    Note relative aux aptitudes divinatoires de feu Christopher :  Treize ans après l’explosion du cœur de Christopher, Jonas ne s’explique pas, plus qu’alors,  d’où son ami tenait les chiffres qu’ilalignait, ni comment il se fait que certaines de ses aquarelles préfigurent maints événements récents, tels les massacres du désert de Sonora ou les décapitations fanatiques au milieu des jardins d’Arabie. Jamais en tout cas, durant toute la période de leur vie commune, Jonas n’aura vu son protégé ouvrir un journal ni lire aucun livre ou prêter la moindre attention à la télé. Quant au Romancier, soupçonné par d’aucuns - dont la courriériste littéraire du Quotidien, dite La Berlue -, de donner dans les voies fumeuses de la parapsychologie ou de la mystique bon marché, il se sera contenté de renvoyer dos à dos les sceptiques ricanants et les naïfs en invoquant les lois non écrites et les droits imprescriptibles de la fiction. Comme le constateront en outre la lectrice et lecteur dans le chapitre suivant, consacré partiellement à la réception de L’Ouvroir , chef-d’œuvre pré-posthume de Nemrod, cette entorse à la vraisemblance fera figure, à titre rétroactif, de conjecture tout à fait recevable.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Image: Eugene Darger.

  • Ceux qui défient l'Adversaire

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    Celui qui attaque toujours avec suavité / Celle qui s’intéresse sincèrement à l’infortune des autres / Ceux qui consomment de la mauvaise nouvelle / Celui qui savoure déjà les effets de sa dénonciation à qui-vous-savez /Celle qui était là quand l’arrestation du mauvais payeur basané a enfin eu lieu / Ceux qui demandent au soi-disant artiste comment il a fait pour qu’on parle de lui dans le journal / Celui qui fait son beurre avec du lait en poudre à diluer dans l’eau polluée de ces régions vraiment pas gâtées mais qu’est-ce qu’il y peut dans son bureau de Vevey ? / Celle qui ne pense jamais à mal (dit elle) tout en insistant / Ceux qui ont mal au succès des autres / Celui qui insinue par sous-entendus à lire au second degré / Celle qui envie Serena Williams pour son bronzage intégral / Ceux qui jettent l’eau du bain en se gardant le bébé comme en-cas / Celui qui te taxe de suppôt du démon lorsque tu assimiles ses simagrées de frère-la-vertu aux minauderies de la molle secte des tièdes que le Seigneur dit cracher comme c’est écrit - t’as qu’à lire triton de bénitier / Celle qui te reproche d’exagérer (quand même, quand même) quand tu pointes le diable dans le bénitier de la télé pute / Ceux qui taxent de puritanisme celles qui vomissent le putanisme ambiant / Celui qui est devenu Sex & Sun après avoir été Moon / Ceux qui reconnaissent l’Ennemi à son ricanement / Celui qui ricane dès qu’il entrevoit l’ombre d’une pensée généreuse ou d’un geste désintéressé cachant vous-savez-quoi / Celle qui ricane lorsque sa mère aveugle lui demande de laisser la télé pour le son / Ceux qui vous disent que les sites de cul sur Internet sont l’expression du Malin  - et c’est qu’ils ont l’air d’être très, très documentés/ Celui qui oppose la sérénité de la campanule à Satanas qui va fissa rétro la queue basse / Celle qui se réjouit d’apprendre qu’il y a de la glace en enfer vu qu’au Lavandou ces jours ça canicule grave / Ceux qui ont une pêche d’enfer en matière de péché et ça tombe bien vu que le Seigneur les préfère aux culs-bénits à ce qu’on dit / Celui qui détecte le démon mesquin à cent verstes / Celle qui est si maligne que le Malin se la coince / Ceux qui ont le diable au corps mais à vingt ans (et même bien avant ) c’est ça qu’est bon et même après,etc.

  • Ceux qui mettent tout à plat

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    Celui qui t’explique que la solution de la question est dans la question point barre / Celle qui affirme qu’au niveau du concret tout indique qu’une incinération fait gagner du temps et de l’argent terminé bâton / Ceux qui coupant les cheveux en quatre finissent par se les arracher / Celui qui harnache la réticence et lui plante aux flancs ses étriers argumentaux scientifiquement prouvés / Celle qui n’y va pas par quatre chemins creux telle Tell le héros qu’a fichu sa flèche en pleine pomme du bailli torve / Ceux qui répètent à la commission de surveillance que celui qui a vu voira / Celui qui couche son idée sur le papier qui le réveille la nuit pour lui faire des petits / Celle qui règle la question par la réponse à tout genre Bricoville / Ceux qui choisissent le cercueil à fond plat avec vue sur les allées bien habitées / Celle qui se fait toute petite dans le caveau de famille où ça sent le vieux comme à l’époque / Ceux qui enterrent la star avec ses perruques selon ses volontés de chauve tardive / Celui qui dit après moi le déluge en constatant que les tornades sur Phûket confirment ses prédictions d’opiomane lucide / Celle qui répète en langue inca classique : « Quand volcan fâché volcan cracher sur lama »/ Ceux qui ont travaillé la question tout l’été pendant que la cigale faisait du karaoké mais qui c’est-y qui va déchanter quand elle voudra se réfugier dans le bunker de la fourmilière eh eh / Celui qui prétend que la clim profite aux femmes alors que sa sœur prétend le contraire comme quoi ça discute dans la famille / Celle qui reproche à Jean-Pa d’émettre trop de gaz carbonique quand il la prend à froid / Ceux qui reprochent au railleur de dérailler alors que la fonte des glaciers concerne nos enfants et les enfants de nos enfants et les enfants des familles recomposées si ça se trouve qu’ils survivent avec tous ces avocats buveurs d’eau / Celui qui regrette de ne plus pouvoir laver des ces aquarelles à la Turnerdont les glaciers se vendent encore au Japon / Celle qui estime que sans les Maldives l’océan fera « plus propre » / Ceux qui récusent le droit d’ingérence des ouragans dont les prénoms féminins ne trompent personne / Celui qui propose de mettre la canicule en équations et de convoquer ensuite un congrès d’algébristes fiables / Celle qui ramène la question en termes de genre et propose qu’on discute du féminin de LA crise qui ne procède objectivement (selon son analyse) que de LE dérèglement climatérique / Ceux qui remettent le grabataire à plat vu que ce qu’il dit ne tient pas debout / Celle qui ingambe s’agenouille en pensée devant le Seigneur  dont la posture en croix la fait souffrir de même / Ceux qui font un plat froid de l’Avenir tant il est vrai que la Nature se vengera comme l’a dit le poète : « Ô Nature berce-les chaudement »…      

    Image: Philip Seelen

  • Un poème de cinéma

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    Left Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, a également décroché deux Quartz et un prix de l'Académie à l'enseigne du Prix du cinéma suisse. 

    En point de mire: Dimitri Stapfer, meilleur second rôle de l'année, Denis Jutzeler, chef de la photo graphie et Françoise Nicolet, costumière. Germinal Roaux fête, ce 8 août 2015, ses 40 balais. Bon vol aux sorcières !

     

    3368636374.jpgL'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

     

    2362796499.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers,plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    1251596295.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Le messager

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    Christopher était attentif à la multitude.  

    Le bruit le plus infernal ne dérangeait pas plus Christopher que le silence obtus de certains couloirs administratifs ou bancaires, tant l’immunité lui était naturelle, comme à la fourmi conséquente la capacité de s’abstraire momentanément du Système collectiviste si, pour telle ou telle raison, s’imposait à elle la nécessité de se défendre en tant qu’individu responsable.

     

    Jonas avait transmis à Christopher tout ce qu’il savait des hyménoptèreset des laboratoires pharmaceutiques dirigés par les moines taoïstes à l’époque de l’empereur Qin, lequel avait exigé comme on sait, de ceux-là, l’élaboration d’un élixir d’immortalité fiable, sous peine de mort.   

     

    De son poste d’observation de Brooklyn Heights, autant que sur les Zattere de Venise où Lady Light s’exerçait tôt matin au taï-tchi, au pied des maisons de Naples fleurant le savon cuit des lessives ou le long des quais du Prinsergracht dont nul n’a jamais su dire s’ils montent ou descendent, Christopher, avec ou sans Jonas, proche ou séparé de Lady Light, restait conscient de ce qui, par séparation d’angle, distingue l’Un du Multiple, le chien Chaïm d’Olga ou le bondissant Youpi de Rachel - tous deux tellement vivants et personnels -, de la foule en meute des clebs sans nom qu’on massacre par décret policier, tel jeune soldat unique au monde dont la femme espérait le retour, des milliers de fusiliers ou de fusillés commis à la surveillance passée ou future du Tyran, ou ses victimes.  

      

    Christopher ne se prononça jamais en matière d’organisation sociale ou politique, mais sa lucidité de malade restait d’une acuité extrême, au moins égale à celle de Jonas et plus douloureuse aussi, sans qu’un mot jamais n’en fût dit, tant le sentiment de l’inéluctable et la certitude intime de ce qui l’attendait le prenaient à la gorge quand il oubliait de s’oublier. 

     

    Et dire que ça va m’arriver. Et dire que c’est moi que ça vise. Et dire que c’est moi qui ne sera plus moi. Et dire, Jonas, que je ne serai plus là pour me pleurer avec toi.

     

    Ces deux-là eussent-ils été capables, pour autant, d’infléchir en quoi que ce soit les tendances mortifères de la foultitude ? Hélas on est prié de déchanter, sauf à considérer que c’est ailleurs que CELA se passe. 

     

    Le sable est sans parti, avait écrit le Tout Vieux Monod dans ses carnets, et Sam l’avait recopié à son usage, sur quoi Jonas l’avait transmis à son tour à Christopher qui l’avait répété à Lady Light. 

     

    Une ermite proche de Lady Light, précisément, au nom de Theresa Mancuso, avait noté sur un feuillet : « Ce dont nous avons désespérément besoin, c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».  

     

    C’est pourquoi Christopher, aussi n’en finissait pas de chercher de nouvelles chansons et de laver d’autres aquarelles.

     

    Jamais la réalité telle qu’elle est ne sera réductible à quelque statistique que ce soit, mais Christopher en aura joué comme de comptines ou de mantras, sans penser à bien ni à mal, comme lorsque Léa, à l’harmonium de la chapelle d’Anniviers, changeait de registre en lui souriant avec sa malice particulière de confidente d’éventuelles créatures ailées jamais fatiguées de son jeu de soufflets. 

     

    Reste à savoir de quoi Christopher aura réellement été le messager ? 

     

    Jonas en témoignera : cela fait partie du job que lui a confié le Romancier.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Peinture: Andrea del Sarto

  • Chemin faisant (24)

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    Paradiso. – En langue italienne Paradis se dit Paradiso. En langue italienne le nom du Tessin se dit Ticino. Le nom de Paradis et le nom du Tessin ne riment plus dans la langue  de Berlusconi, où le nom du Dio Denaro rime en revanche avec le mot ladro, désignant le voleur dans la langue de Rousseau.

    Notre paradis de limpidité a été sali dès l’apparition du mot PRIVAT aux rives du lac paradisiaque. Nos élans de petits baigneurs ont été stoppés par ce mot hideux : PRIVAT, qui ne rime pas mieux avec Ticino qu’avec Paradiso.

    Vergogna.jpgDio Denaro. – L’invasion massive a commencé par là. L’invasion massive dont on brandit aujourd’hui la menace en visant le seul straniero, l’étranger, qui ne rime pas toujours avec denaro, l’argent, l’invasion massive n’est pas celle du povero, le pauvre, qui ne rime jamais avec denaro, l’invasion massive est celle-là seule du Dio Denaro, ce dieu de l’argent des nantis se claquemurant derrière le mot hideux de PRIVAT, qui se dit PRIVATO dans la langue de ce stronzo, ce con de Berlusconi. L’invasion massive est celle du PRIVAT qui est plus qu’une légitime limite de vie privée : un mur, et plus qu’un mur : le bunker où se planque le Dio Denaro…

    Putti et putani. – Le nom de Tessin rime désormais avec celui de putain, mais nous sommes tous devenus des putains. Le nom des Ticinesi, les Tessinois qui furent jadis de bravi soldati, selon la chanson, rime avec celui des putti qui sont de petit baigneurs peints dans le lac bleu des cieux voûtés des églises du Tessin, dont le nom rime avec celui de tous les saints…

    Image : l’affiche hideuse du parti populiste UDC.

     

  • Ceux qui n'ont pas que ça à faire

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    Celui qui est overbooké de naissance / Celle qui ne te l’envoie pas dire ou ça se saurait au niveau timing/ Ceux qui maximisent leurs absences / Celui qui gère son burn out à la hausse / Celle qui délègue avant licenciement / Ceux qui se réseautent entre battants / Celui qui pare au plus stressé / Celle qui jette un froid sur la Hotline / Ceux qui sefont de la thune rien qu'à  y penser / Celui qui verrouille ses fenêtres de tir / Celle qui se démarque du manager viré / Ceux qui ont le marketing infus / Celui qui planifie sa retraite vingt ans à l’avance / Celle qui intègre le facteur plus du matériel humain / Ceux qui sont pressés d’en finir toutes affaires cessantes pour initier le tournant / Celui qui te traite de crise climatique au motif que tu les lui chauffes / Celle qui dit à son père pollueur que le système économique dominant et la planète sont en guerre et qui s’entend dire mais oui Naomi / Ceux qui se sont remplis les poches avec les retombées de l’ouragan / Celui qui se fait mal voir de sa belle-mère en pointant le fondamentalisme marchand de son beau-père dont il profite en tant que beau-fils / Celle qui prône le minimum pour tous au club de canasta où ses partenaires du mardi lui donnent raison / Ceux qui constatent que les orignaux du nord de l’Alberta sont en train de disparaître / Celui que déprime  la seule idée que les étoiles de mer soient menacées autant que les chauve-souris du Queensland / Celle qui se retient de pleurer sur la crise climatique vu qu’il faut que chacun économise sur l’eau / Ceux qui citent l’huile de coude au nombre des énergies renouvelables / Celui qui est chargé d’établir le rapport du Congrès où il doit certifier que le Congrès a eu lieu et qu’il y était / Celle qui de sommet en sommet a vu pas mal de palaces internationaux branchés bio / Ceux qui en tant qu’environnementalistes ont fait le tour des environs du Problème / Celui que la fonte des glaciers inquiète moins que le développement des moraines constructibles à court terme / Celle qui constate que le climat des relations entre les évêques psychorigdes et les jolis Brésiliens ne se réchauffe guère / Ceux qui n’y penseront même pas quand ce sera trop tard vu qu’ils n’y seront plus, etc.  

     

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de Tout peut changer, de Naomi Klein)

  • Chemin faisant (23)

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    Nocturnes. - Le banc à la fontaine du bout du village a été repeint, mais une couche de rouge ne suffit pas à effacer notre souvenir des baisers volés aux soirs de l’adolescence, à présent  il fait encore jour, un garçon fou de rap y gravera peut-être demain, au couteau à cran d’arrêt, Ti amo Luisa, mais dès la nuit revenue reprendront les chers murmures de l’adolescence, au paradis des premières sensualités, dans le vol effaré des noctuelles et des chauves-souris…

     

    Le Marseillais. – Il nous était permis, enfants, de tapoter les trois ventres du Marseillais se vantant de tout à nos veillées de la fontaine, mais de ses trois boules il se gardait de nous parler, enfants, alors que notre grand frère en partageait le secret tout en nous enjoignant de tapoter le bedon, faute de bossu sous la main pour nous porter chance – et sur les trois boules notre père concluait : bidon de Marseillais !

     

    Fumetti2.jpegRomances. – Les filles de l’été se repaissaient de feuilletons à l’eau de rose et les garçons  de fumetti, aux filles de l’été nos mères et nos tantes refilaient les derniers numéros de Nous Deux, et toutes cet été-là craquèrent pour les yeux bleus de Jean Sorel en beau meccano  qui en pinçait pour la fille d’un richeto, et l’histoire intitulée L’été fatal finissait par le crash en auto des deux amants après une première et dernière nuit qui faisait rêver les fanciulle de tous les âges - se non è vero è ben trovato...

    Photo JLK : le banc à la fontaine de Scajano, lieu de nos veillées d'enfance et d'adolescemce, 50 ans après...

  • Lecture panoptique (3)

     

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    À propos des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, de Philippe Jaccottet dans Une transaction secrète et d'Annie Dillard en son inépuisable Au présent. Autre révélation du recueil Halte sur le parcours, rassemblant les  poèmes de Samuel Brussell, à découvrir absolument...

    À La Désirade, ce dimanche 2 août. – En reprenant ce matin (il est 5 heures, ma bonne amie dort) la lecture des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, je tombe sur cette page du 11 mars 1916 dont je pourrais contresigner chaque mot, ou peu s’en faut, un siècle plus tard : 

    « La métaphysique vit non parce que les  hommes « ont envie » mais parce que l’âme elle-même est métaphysique.

     

    Vasily_Rozanov.jpgLa métaphysique est soif.

     

    En vérité elle ne tarira pas.

     

    C’est la faim de l’âme. Si l’homme savait tout « jusqu’au bout », il s’approcherait du mur (de sa compétence) et dirait :« Là il y a quelque chose » (derrière le mur).

     

    Si devant lui tout s’éclairait, il s’assiérait et dirait : « je vais attendre ».

     

    L’homme est infini. Son essence même est l’infinitude. Et la métaphysique sert à exprimer cette infinitude.

     

    « Tout est clair ». Il va dire alors : « Eh bien, je veux de l’obscur »

     

    Au contraire tout est sombre. Il va hurler : « J’ai soif de lumière. »

     

    L’homme a soif « d’autre chose ». Inconsciemment. Et c’est de là qu’est née la métaphysique.

     

    « Je veux jeter un coup d’oeil de l’autre côté. »

     

    « Je veux aller jusqu’au bout. »

     

    « Je mourrai. Mais je veux savoir ce qu’il y aura après la mort. »

     

    « Interdit de savoir ? Alors je vais m’efforcer de voir en rêve, d’imaginer, de deviner, d’écrire là-dessus un poème. »

     

    Oui. Des vers. Eux aussi sont métaphysiques. Les vers, le don de la poésie, ont la même origine que la métaphysique.

     

    L’homme parle. Il semblerait que c’est assez. « Dis tout ce que tu as à dire . »

     

    Soudain il se met à chanter. C’est la métaphysique, l’esprit métaphysique. »

     

    Unknown-2.jpegJe me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans. « Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ, assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, cette page que je viens de lire en est la réponse : à cause de cette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cette musique, en moi, de l’âme du monde.

     

    Dillard.jpgRozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages est incomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus poète que le penseur russe. Mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence, dont Teilhard voyait l’incandescence.  

    Je lisais l’autre jour Une transaction secrète de Philippe Jaccottet, rassemblant les écrits de celui-ci sur les poètes, et là aussi j’ai été saisi par la poésie profonde, vivante, précise, minutieuse, aimante, de ces multiples approches, plus pénétrantes les unes que les autres, qu’il s’agisse des formes sublimées de Maurice Scève ou de la seconde naissance vécue par Hölderlin, de sa rencontre d’Ungaretti ou du retour à la lumière de Rilke, entre tant d’autres modulations de l’expérience poétique ou « métaphysique », jusque chez de supposés matérialistes purs à la Francis Ponge. 

     

    Jaccottet18.jpgIl n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, comme Dimitri s’y empêtrait, alors que Czapski y échappait. 

    Annie Dillard, comme Simone Weil, est une grande voyageuse à tous les sens du terme, mais qu’elle parle sciences naturelles ou tradition hassidique, formation des déserts ou scandale des malformations de naissance, par exemple chez les nains à tête d’oiseau, toujours elle retrouve cette intonation que Rozanov dit métaphysique, où la tendresse le dispute au refus de s’abaisser ou de résoudre les contradictions par la prétendue Raison.

    La platitude de la critique universitaire actuelle, ou l’insane piapia à quoi se réduit de plus en plus le zapping culturel des médias, se reconnaissent à cela : plus trace de poésie, plus d’attention réelle, plus de chaleur, plus d’abandon généreux, plus rien que de l’habileté mécanique et répétitive, plus rien que de l’idéologie maquillée en prétendue science, plus rien que des mots d’ordre de pions policiers ou des formules publicitaires à la retape du tout est fun

    Une page de Philippe Jaccottet, une page d’Annie Dillard, une page de Vassily Rozanov et tout devient plus clair - sans renier l’obscur, tout devient plus réel et lumineux. 

    °°° 

    Et ce soir, descendant en voiture sur Les Avants, avec les chiens, direction le Sapin Président se dressant sur l’autre versant du val suspendu, j’entends, à la radio romande, le correspondant à Jérusalem Charles Enderlin, au seuil de la retraite, parler du présent et de l’avenir probable d’Israël, avec une lucidité pessimiste qui semble exclure l’espérance de deux Etats et présager la probabilité d’un seul pays dans lequel les Palestiniens seront de plus en plus nombreux et voteront tandis que les jeunes Israéliens feront de moins en moins d’armée sous des prétextes de plus en plus religieux, avec une bombe atomique à la cave et la bénédiction des States à la rabbinocratie – enfin cela c’est moi qui l’ajoute...

    Mais j’en reviens à la poésie, à savoir la vraie réalité. Non la poësie éthérée plus ou moins spiritualisante qui a, leplus souvent, détourné la littérature romande de la réalité  réelle, mais à la musique pensante qui traduitle plus-que-réel de notre présence au monde. 

    Unknown-7.jpegRozanov est le grand poète de l’intimité, taxé de pornographie parce qu’il parle du sexe comme personne, d’antisémitims parcequ’il aime le judaïsme comme aucun chrétien, ou d’anti-christianisme pour safaçon d’accuser le Christ d’avoir stérilisé le monde. Rozanov mélange tout enécrivant n’importe où pour s’exprimer plus immédiatement (il écrit parfois surla semelle de ses souliers, au bord de la rue des prostituées), comme AnnieDillard mélange tout, réfléchissant à la nature du Mal en visitant les lieuxsaints de Jérusalem ou s’interrogeant sur l’innocence d’un Dieu qu’on dit compatissant et qui semble plutôtimpuissant à outrance, faible et peut-être divin à proportion de cettefaiblesse. Quant à Philippe Jaccottet, il mélange tout à sa façon plus épurée, lumières de Grignan et baroquisme de Gongora, Thomas Mann en traduction dont les propos sur Nietzsche n'en finissent pas de m'éclairer, le silence Morandi et Mandelstam en résonance... 

    SB-©-M.-Aznavour-200x300.jpgEnfin, de retour à La Désirade et retrouvant ma bonne amie et mes livres, j’ouvre le recueil de poèmes intitulé Halte sur le parcours, après avoir découvert en Samuel Brussell un poète qu’on peut dire aussi « métaphysique » dans ses épiphanies voyageuses, comme un Joseph Brodsky ou un Adam Zagajewski, et dont je recopie ce morceau daté de mars1980, à New York, sous le titre d' À un poète de langue russe.

     

    « Comme la mouche sous le verre, le souvenir

    est prisonnier, l’instant est retenu dans sa 

    valve, immobile. Une rencontre. La neige

    amassée en lourdes plaques sur les briques.

    La flèche de l’île perce les eaux du fleuve.

    J’en ignorais le lieu, vaste cité, l’époque,

    la marque d’une décennie. Baie éclatée, 

    intérieur contenu d’une salle de café.

    Dialogue sur le fil d’une langue commune.

    Villes et fleuves lointains s’ntrelacent. Sonœuvre

    appartient à l’écriture cyrillique,

    sa foi a revêtu les soies des Evangiles.

    D’exil, sa mémoire amplifie les espaces

    vécus, sa propre voix s’insuffle un sonnouveau,

    elle se libère de son parcours, champs demiroirs,

    fouettée, recréée de son propre sujet. »

     

    La découverte d’un poète, chez l’éditeur du Feu noir  de Rozanov (SamuelBrussell est le fondateur des éditions Anatolia), et proche qui plus est de Brodsky que je lisais en novembre dernier sur les Zattere de Venise,  et d’Adam Zagajewski, qui écrit de la poésie comme je l’aimerais et pas autrement – tout cela devrait non seulement m’enchanter mais me surprendre, et puis non, et puis oui puisque tout me surprend et m’enchante dans la présence irradiée de ce dimanche.

    Vassily Rozanov. Dernières feuilles. Editions des Syrtes, préface de Jacques Michaut- Paterno.

    Philippe Jaccottet. Une transaction secrète, Lectures de poésie. Gallimard.

    Annie Dillard. Au présent. Christian Bourgois.

    Samuel Brussell. Halte sur le parcours. La Baconnière, août 2015.

  • Cantique suisse

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    Contre les détracteurs de la Suisse et contre les chauvins à la gomme. Où il est permis de donner à manger au drapeau vu que c'est le 1er août.

     

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre
    : - Je t’ai vu bien colère, tout à l’heure…
    Moi l’un : - Je l’étais furieusement !
    Moi l’autre : - C’est ce journal gratuit, qui mérite plus que jamais ce titre, qui t’a mis dans cet état ? Cette double page déclinant les 20 raisons d’être fier de la Suisse ? Cet étalage de vacuité et de conformisme ?
    Moi l’un : - C’est cela même, compère. Je sais que j’ai tort. Je sais que c’est faire trop de cas de rien, mais c’est plus fort que moi : la bêtise me tue.
    Moi l’autre : - À vrai dire je te comprends. Et d’abord cette fierté…
    Moi l’un : - Tu te rends compte : nous devrions être fiers de notre Heidi, fiers de notre fromage rassembleur, fiers de notre eau si pure et fiers de notre Roger Federer ! Tous ces possessifs m’atterrent. Et ces poncifs ! C’est en somme du Moix à l’envers, mais ça reste aussi réducteur et débile. Le bas bout du chauvinisme.
    Moi l’autre : - Cette idée du « fromage rassembleur » est pire, en fait, que les pires accusations d’Yann Moix. Un véritable autogoal ! Levez-vous mes frères : entonnons l’Hymne à la Gomme ! Mais pourquoi ne pas en rire, compère ?
    Moi l’un : - Parce que cette notion de fierté me semble absolument imbécile et que l’imbécillité ne m’amuse pas.
    Moi l’autre : - C’est vrai qu’on se demande en quoi nous sommes pour quoi que ce soit dans la pureté de « notre » eau ou dans le talent de « notre » Federer.
    Moi l’un : - En fait, dès que la prose de Moix s’est répandue dans les médias, les cris d’orfraie des « bons Suisses » et les appels à l’interdiction de La meute, son livre à paraître, m’ont paru du même tonneau de bêtise…
    Moi l’autre : - Donc tu n’es pas fier d’être Suisse ?
    Moi l’un : - Pas plus que je n’en suis honteux. D’abord parce que je n’y suis pour rien, ensuite parce que je trouve appauvrissant de réduire telle ou telle réalité, infiniment intéressante, mythes compris, à des clichés vidés de toute substance au seul bénéfice de fantasmes vaniteux.
    Moi l’autre : - Quand tu parles de mythe, tu parles de Guillaume Tell ?
    Moi l’un : - Entre autres. Et fabuleux, de quelque origine qu’il soit. Le plus comique, évidemment, serait d’être fier d’un héros importé de Scandinavie. Mais on peut se reconnaître dans la geste importée et réinterprétée, que Schiller l’Allemand célèbre et dont les multiples avatars ont fait florès du Vietnam en Amérique du Sud, comme l’a raconté notre ami Alfred Berchtold. Encore un livre à conseiller au pauvre Moix… également paru chez la mère Zoé.
    Moi l’autre : - À propos de celle-ci, dans la foulée, on pourrait aussi indiquer à Yann Moix la piste des Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg. Dans le genre anti-mythes…
    Moi l’un : - Tout ça pour dire qu’on peut aimer la Suisse et ses habitants sans en être fier pour autant, et trouver sa réalité, son système politique, ses us et coutumes, sa conception du contrat, son expérience multiculturelle et plurilingue, ses artistes et ses écrivains, ses inventeurs et ses clowns, aussi intéressants que les particularités de toutes les régions d’Europe dont elle reste une espèce de laboratoire, sans en être…
    Moi l’autre : - Et Jean Ziegler là-dedans ?
    Moi l’un: - C’est devenu un ami quand j’ai découvert, dans son Bonheur d’être Suisse, combien son combat était lié à la révolte que lui inspirait une certaine Suisse assurément hypocrite, pillarde sous ses dehors vertueux. Il m’est arrivé de critiquer violemment ses positions, je me suis moqué publiquement de son rôle dans la défense du prix Khadafi des droits de l’homme, mais j’aime qu’il me dise que sa grand-mère démocrate était plus révolutionnaire que lui, et j’aime la Suisse qu’il aime, j’aime sa francophilie et ses paradoxes existentiels, entre candomblé et christianisme social, j’aime qu’il baisse le nez quand je lui reproche d’abuser du papier à lettres de l’ONU, comme le faisait avant moi son père colonel, j’aime cet emmerdeur qui a du Guillaume Tell et du Grock en lui, enfin j’aime le rire de paysan bernois de ce fou de Jean…
    Moi l’autre : - Ta passion va d’ailleurs naturellement vers les fous…
    Aloyse.JPGMoi l’un : - De fait, le genre nain de jardin, petite villa bien alignée et désormais pourvue d’un jacuzzi, m’a toujours fait fuir, comme Robert Walser ou Charles-Albert Cingria fuyaient les tea-rooms. Et les plus fous: Adolf Wölffli génie d'art brut, Louis Soutter génie d'art visionnaire, Aloyse et ses gueules d'anges, et Zouc et tant d'autres...
    Moi l’autre : - Mais qu’as-tu contre le wellness pour sembler si colère à la seule évocation du jacuzzi ?
    Moi l’un : - C’est que le jacuzzi est devenu l’emblème de la nouvelle culture, dont la vocation première est de diluer tous les clichés. Je laisse Yann Moix et ses contempteurs savourer cette sauce suave désormais conditionnée en pack mondial payable par paypal…

    Soutter160001.JPGTrois artistes suisses des plus alignés: Adolf Wölfli le schizo, Aloÿse la timbrée et Louis Soutter le siphonné. 

  • Gayoum ben Tell

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    Rafik Ben Salah revisite notre mythe national qu’il « berbérise », avec la bénédiction de l’historien Jean-François Bergier. À relire un 1er août...


    On le sait : Guillaume Tell a fait le tour du monde. Le plus célèbre et (parfois) le plus controversé des Suisses, quant à son origine et à sa réalité historique, incarne par excellence le héros de la liberté et le résistant face à la tyrannie. Or il n’a pas fait qu’inspirer les poètes et les peintres européens : il a franchi les mers et les frontières culturelles, essaimant de Turquie aux Philippines et du Paraguay au Japon. Un formidable aperçu de ses multiples réincarnations fut établi il y a quelques années dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, de l’historien Alfred Berchtold, que son pair Jean-François Bergier avait précédé en 1998 avec un ouvrage plus strictement cadré sur la figure historique.

    C’est à partir de celui-ci que le conteur tunisien (devenu Suisse) Rafik Ben Salah a tiré une « véritable histoire » toute neuve et non moins fantaisiste, mais nullement gratuite. L’origine de notre héros y est située en Berbérie (où pousse la figue et le bois d’arbalète), et c’est un irrépressible Appel qui le fait traverser la Blanchemédiane (Méditerrannée) et remonter l’Erroun (Rhône) à vigoureuses brasses (tel Gargantua) avant d’arriver, comme Zorro, dans les monts et les vaux encaissés de notre Histoire, au pays de Hury (Uri) où les Hab’Zabour (Habsbourg) rustauds et libidineux persécutent les honnêtes Helvètes. A préciser que c’est une Munia d’origine suisse, descendante de l’historien al-Tschudy, qui raconte l’histoire à ses amies arabes dans un sabir irrésistible mêlant dialectes alémaniques et maghrébins…
    « C’est mon ami l’éditeur Slobodan Despot qui m’a donné envie de parler de la Suisse d’une manière décalée», explique Rafik Ben Salah. Dans La mort du Sid, son précédent roman, le personnage de Moudonnia apparaissait déjà, incarnant une Maghrébine d’origine suisse, qui devient ici Munia. «Cette fois, ce sont les femmes qui tiennent le crachoir. Je le leur devais bien, car ce sont elles qui ont rempli mon enfance de leurs contes. Dans les histoires que j’ai entendues, le personnage de Samson se rapprochait un peu de Guillaume Tell par sa capacité de rébellion et sa force invincible. Par ailleurs, notre tradition populaire est attachée au personnage de Goha, qui tourne en dérision l’arrogance ou la bêtise des puissants.»
    Dans La véritable histoire de Gayoum ben Tell, la conteuse Munia qui choque un peu ses interlocutrices arabes par sa propre liberté de pensée et de moeurs, remarque que si Gayoum a quitté la Berbérie, c’est sûrement pour trouver une terre plus tolérante. La malice de l’auteur, qui apparaît lui-même sous le pseudonyme d’Ibn Sallaz, renvoie à son propre exil en Suisse: « De fait, j’ai quitté mon pays pour échapper au triple poids de la tradition, de la religion et de l’oppression politique».
    Lui fera-t-on le reproche, comme un de ses collègues profs, de nous « voler » notre héros national ? Tout au contraire : c’est par affection pour son pays d’adoption que Rafik Ben Salah a imaginé l’histoire de Gayoum, qui vise à illustrer aussi que l’aspiration à la liberté est commune au monde entier. Et la farce ravit les uns et les autres, qu’ils soient Helvètes ou Arabes. Se faisant plus sombre lorsqu’on évoque l’évolution de son pays, Rafik Ben Salah s’exclame : « Bien sûr. Il nous faudrait un Guillaume Tell, mais pour l’instant le régime s’entend à neutraliser en douceur toute opposition ! C’est pourquoi je m’efforce de sensibiliser mes collégiens à leur chance extraordinaire de vivre dans un pays qui a su acclimater les cultes et les cultures les plus divers, dont on ne connaît pas assez l’histoire… »


    7219af71a8e7249e224e7a4e5f6745e1.jpgRafik Ben Salah. La véritable histoire de Gayoum ben Tell. Xénia, 139p.


  • Ceux qui tournent en rond

    Amarres.jpgCelui qui sourit sous cape quand il entend dire de lui qu’il suit un Chemin / Celle qui s’obstine à avancer dans la nuit noire au fond de laquelle elle croit savoir une fourmi noire sur une pierre noire / Ceux qui tapent sur le ciel à coups de masse en espérant voir de l’autre côté / Celui qui avance sans même penser que qui n’avance pas recule / Celle qui dit en fixant la dame en noir dans le miroir : pense te voir ! / Ceux qui s’arrêtent un instant pour constater que les vagues océaniques effritent les coraux puis reprennent leur chemin le long des falaises de Pitcairn dangereuses par brouillard/ Celui qui sait que le sable noir procède de la lave et non de la bave du taureau qui n'atteint point la blanche palombe / Celle qui suivrait volontiers les gazelles de Gobi si elle avait des ailes / Ceux qui découvrent un rhinocéros du tertiaire dans les sables du désert dont les tempêtes provoquent de l’électricité statique comme chacun sait / Celui qui aappris par le télescope spatial Hubble qu’il y a environ neuf galaxies par être humain soit quatre vingts milliards de galaxies abritant au moins cent milliards de soleils/ Celle qui rappelle à sa sœur Suzanne faiseuse de chichis que la Voie Lactée contient quatre cent milliards de soleils / Ceux qui estiment que chaque grain de sable contient un Bouddha et chaque Bouddha un désert vivant / Celui qui découvre ce matin que les Troyens avaient la plus haute idée de leur personne avant de disparaître comme nous disparaîtrons après trois p'tits tours et puis s’en vont / Celle qui se dit « en recherche » même quand elle trouve le temps long /Ceux qui se tiennent chaud sur terre comme au ciel quand il fait beau / Celui qui va d’un bon pas Dieu sait sûrement pas où / Celle qui a branché son GPS sur éternité avec arrêt buffet à la Closerie des lilas / Ceux qui font un enfant dans le dos à l’éternel retour, etc.

     

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui dramatisent

     

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    Celui qui affirme que tout est fichu au dam de sa bicyclette lui répondant qu’il parle pour lui / Celle qui voit de l’orage dans le désespoir quand sa vieillesse ennemie menace de lui filer un alexandrin / Ceux qui font des montagnes noires avec des souris blanches / Celui qui te reproche de le noircir sur Facebook sans comprendre ce qu’est un compliment déguisé / Celle qui voit partout des étrangers dans l’abri souterrain /  Ceux qui prétendent que rien n’a jamais été pire faute d’avoir lu Juvénal qui voyait la Rome de son temps plus glauque que le Bronx à Babylone / Celui qui prétend que la vie au Néolithique était plus douce avec les dinos apprivoisés et les glaciers à la crème / Celle qui à la première pluie succédant aux canicules se voit déjà la mousson sur le jardin / Ceux qui se livrent à des concours de la pire nouvelle avant l’heure du karaoké / Celui qui lit du Cioran à doses homéopathiques / Celle qui pense que les Chinois reniflent parce qu’elle a le rhume / Ceux qui annoncent l’invasion des Russes en fin d’après-midi / Celui qui annonce son décès probable à ses jolies employées en précisant que ce n’est pas grave / Celle qui ne voit pas le piano trépigner dans son paddock sans quelque inquiétude typique des  âmes sensibles / Ceux qui pensent qu’avec l’évolution les femmes arabes vont porter le bouc / Celui qui pensant au pire est souvent déçu en bien / Celle qui a la folie des glandeurs / Ceux qui qu’on traite de Cassandre et qui le prennent si mal qu’ils en tirent les plus sombres prédictions / Celui qui intitule Your Happy End son nouveau centre funéraire tout confort / Celle qui rappelle à son neveu William qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Ceux qui ne font pas un tram de leur désir,etc.  

    Peinture: Basquiat.

  • L'enfant mystérieux

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    Tous les personnages de ce roman ont connu Christopher, soit pour l’avoir rencontré, soit pour en avoir entendu parler par les précédents. Les premiers seuls savent de quoi ils parlent, et d’abord parce que la première question qu’ils se sont posée en sa présence muette les renvoyait à eux-mêmes.

    « Qui es-tu, toi qui me regardes ? » était, de fait, la première question que Christopher posait de son seul regard à quiconque se trouvait pour la première fois en sa présence, et dans cette seule présence se dissolvait toute réponse.

    Simplement Christopher regardait la personne qui se trouvait devant lui, et la personne s’identifiait elle-même et, le plus souvent, se souriait intérieurement tout en se demandant qui était Christopher ?

    Est-ce à dire que Christopher fût une sorte d’angélique illuminé ou de passager inspiré des interzones ? Chacun en décidera à sa guise.

    Cécile aura surtout apprécié le voyageur attentif et le conteur à dormir debout ; Chloé, le tendre aquarelliste des sentiments ; Léa et Rachel, le compatissant ; Olga, le seul lecteur, avec Jonas, qui eût jamais lu en elle – chacune et chacun le décrivant à sa ressemblance.

    Jonas, qui avait mémorisé des milliers de sentences utiles ou belles, et qui fut à maints égards l’instituteur de Christopher, comme le vieux Sam avait été le sien, trouva cependant en Christopher une mémoire plus profonde et pénétrante que la sienne, essentiellement constituée d’empilements de faits dont la superposition des strates irradiait.

    Comme s’il parlait en langue, à la manière des prophètes anciens et très barbus, Christopher, par exemple assis à la terrasse ensoleillée de chez Hans en Grietje, non loin du grand musée rose irradié par la lumière de Van Rijn et compagnie, les yeux mi-clos et souriant à Jonas qui avait tenu, cette année-là, à lui montrer le bleu de Delft et le brun de certain café amstellodamois, avait murmuré d’une traite : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Seize millions d’entre nous vivent au Caire. Douze millions gagnent leur vie en pêchant à bord d’une petite embarcation. Sept millions et demi d’entre nous sont ouïghours. Un million d’entre nous travaillent à bord de chalutiers frigorifiques. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour »...

    (Extrait d'un roman en chantier)

    Peinture: Rembrandt, autoportrait.

  • Ceux qu'on embrigade

     

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    Celui qui se croit élu / Celle qui se dit sœur même de ses cousins et autres voisins afghans / Ceux qui excluent celles qui n’adhèrent pas à leur Système Ouvert / Celui qui n’use de la philosophie qu’avec modération /Celle qui ne dit pas aux médias où elle trouve la source de son salut / Ceux qui disent salut j’tai vu au marchand d’orviétan / Celui qui a un nez spécial lui permettant de flairer les idéologies foireuses / Celle qui a plus d’amis morts que vivants / Ceux qui ont plus d’amis sur Facebook qu’en réalité / Celui qui attend trop de l’amitié pour diviniser celle-ci / Celle qui estime que parler de Michel Onfray comme d’un ami de la sagesse lui est aussi difficile que de partager un os avec 30 millions d’amis / Celle qui ne partirait pas en vacances avec Alain Badiou sauf s’il se désiste au dernier moment / Ceux qui distinguent nettement le Dieu des poètes (genre Goethe sei Gott, ou l’inverse) et celui des philosophes (Also sprach Spinoza) sans se prononcer sur l’arrivée de Godot même après l’entracte / Celui qui passe de l’aquarelle à l’huile sans en faire une salade / Celle qui invite les témoins de Genova à partager la projection de ses diapos de Venise / Ceux qui hésitent entre Donald Trump et Trump Donald en se demandant qui va bluffer qui / Celui qui affirme que la barque est pleine sans préciser qui baisera le mousse / Celle qui prône l’érection d’un mur autour du pays en insistant sur la notion d’érection / Ceux qui se demandent ce qu’on fera de tous ces Noirs et autres pédés quand on ne sera plus qu’entre nous avec nos piolets et autres tricots / Celui qui a porté sa croix dans toutes les sectes avant de s’exclure lui-même / Celle qui serait restée fidèle au pasteur Schlumpf si celui-ci n’avait pas exclu la communion pendant le ramadan / Ceux qui redoutent la pénétrante verte masquée de noir / Celui qui descend dans la rue pour clamer qu’il n’en est pas / Celle qui porterait volontiers la Croix si l’on passait au modèle balsa / Ceux qui le 1eroctobre prochain se précipiteront en librairie pour acheter le nouveau Dicker et le dire le soir sur Facebook qu’on sache qu’ils sont les premiers même s’ils n’ont pas le temps de le lire avant le Goncourt et tout ça / Celui qui en revient aux fondamentaux du parti consistant à penser comme lui / Celle qui critique son ex passé dans le clan des extrémistes du parti dont elle incarne déjà la droite de la droite – et ça faisait déjà problème au lit / Ceux qui en restent à la position du missionnaire décriée par les sodomixtes sociaux-démocrates du parti / Celui qui annote le papier recyclé du dernier pavé de Naomi Klein / Ceux qui disent tous la même chose mais ne changent pas forcément d’avis en même temps prouvant que la liberté d’opinion est garantie dans les cantons de l’Ouest / Celui qui partage l’opinion de son pitbull  comme le montre sa queue quand il est content/ Celle qui défile avec les tricoteuses sans fil / Ceux qui observent Dieu au télescope de la science chrétienne ou au microscope vu que l’infini a deux bouts / Celui qui raille le téléphérique qui pète un câble au défi de la tradition moniste / Celle qui fait secte à part dans le dortoir des unanimistes / Ceux qui ont vu décliner le soleil de Moon, etc.

  • Ceux qui voient plus loin

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    Celui qui observe les fourmis et les Chinois avec la même attention soutenue quoique non dénuée de préjugés tenaces / Celle qui se sent plus grande de s’incliner devant le Christ Pantocrator / Ceux qui vénèrent plus qu’ils n’admirent / Celui qui considère l’admiration comme une forme de libération « par le haut » / Celle qui tance la jeune fille maussade selon laquelle l’admiration n’est qu’une séquelle bourgeoise de l’élitisme féodal à dominante machiste / Ceux qui ne respectent que celles qui les encensent / Celui qui admire Friedrich Nietzsche en dépit de son indéniable déficit d’ordre atthlétique / Celle  qui estime que la beauté relève du divin ainsi que le pensaient le dandy Oscar Wilde et l’extravagant excursionniste Nietzsche découvrant la Basse Engadine / Ceux qui redoublent de fausse modestie lorsqu’on les flatte et font la gueule quand on les rabaisse / Celui qui est tellement borné qu’il ne voit pas le ruban de la route se déroulant là-bas dans la plaine d’Ombrie et là-haut sur les crêtes siennoises où ce soir on sifflera un dolcetto sur quelque terrasse éclairée par le dernier soleil / Celle qui admire ce Roger Federer qu’on dit pourtant piètre violoncelliste / Ceux qui affirment qu’il suffit de fouiller les strates de livres pour que surgissent des nuages de poussière donc on ne touche pas au rayon / Celui qui t’explique que si tu comprends de quoi il s’agit quand on parle de Dieu cela signale le fait que ce n’est pas de Dieu qu’il s’agit / Celle qui pense que le temps est un accident comparable à la mise au point de la montre à usage surtout masculin dite l’oignon /Ceux qui estiment tantôt que la vie humaine relève du sacré et tantôtqu’elle est essentiellement insignifiante mais pas en même temps ni au même endroit / Celui qui par impatience a tué Archimède au moment où celui-ci demandait un peu plus de temps pour finir sa démonstration illustrée par divers cercles tracés dans le sable / Celle qui note ce matin que dans toutes les terres arables nous faisons pousser du grain sur les tombes / Ceux qui estiment que le monde n’est pas achevé et qu’il incombe aux hommes de s’y coller non sans penser aussi (comme un Teilhard, n’est-ce pas) que le monde matériel se dissout sur les bords et devient translucide en vertu du fait que les choses sont le prolongement incandescent de l’être divin – du moins sur les bords, etc.  
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui se font une raison

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    Celui qui a fini par admettre que ses 59 épouses ne pensent pas toutes comme lui / Celle qui fait avec son conjoint déraisonnant en matière de gestion des affects pulsionnels / Ceux qui se sont adaptés aux mœurs des terribles Yahoos / Celui qui cogite dans l’Ergosum commun / Celle qui sait que le cœur a parfois des raisins de la colère / Ceux dont le tort tue la carapace de l’Autre / Celui qui met une majuscule à l’Autre en sorte de ne pas le rater / Celle qui estime que c’est à cause de la Raison que l’Être Suprême a pris la grosse tête / Ceux qui invoquent le Siècle des Lumières sans bien le situer par rapport à la mode des pattes d’éléphant / Celui qui fait des folies pour de bonnes raisons / Celle qui qui te dit chéri soyons fous et te gronde si tu balances son portable dans la lagune / Ceux qui apprenant qu’il n’y a pas de réseau dans le désert de Gobi décident de faire retraite ailleurs/ Celui qui admet qu’il est richissime et décide enfin d’assumer / Celle qui n’est ni belle ni fortunée mais dont le cœur est tout à son Rodrigue / Ceux qui ont le cœur sur la main sans trop savoir qu’en faire avec ce sang qui pisse /Celui qui naît avec trois balloches qui plus tard lui serviront peut-être en Bourse / Celle qui estime que les gens déraisonnables n’ont pas leur place dans ses goûters priés où l’on aime citer Kant / Ceux qui savent que le cœur a ses raisons malgré le défaut de Blaise Pascal au ventricule gauche / Celui qui dit toujours  y a pas de raison et s’en prend quand même plein la lampe / Celle qui a eu plusieurs fois raison en 33 ans de mariage mais personne dira qu’elle a eu tort le reste du temps ce serait franchement mesquin /Ceux qui pensent qu’en ce qui concerne la mort y a qu’à prendre le risque sinon tu deviens fou / Celui qui se demande s’il restera connecté après / Celle qui a perdu la raison au parc Montsouris où de vieux chats l’ont recueillie / Ceux qui ont pour la vieille Raison Pure des égards dus aux faibles d’esprit sur l’âge, etc.     

  • Lecture panoptique (1)

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    De la porosité. Lire et écrire. Sur Max Dorra et Proust. Le Cheval rouge, chef-d’œuvre d’Eugenio Corti. Regard sur la rentrée
    Notes de 2007 et de 2008.


    A La Désirade, ce 15 mars 2007. - La pratique consistant à lire plusieurs livres à la fois, qui est la mienne depuis toujours et se combine avec une lecture du monde incluant la musique et le cinéma, les rencontres, les voyages, les songeries en forêt ou en ville, les escales à ma rédaction ou dans les cafés, le théâtre et les expositions, les courriels d’amis, les interférences quotidiennes de ce blog et j’en passe, me semble correspondre de mieux en mieux avec la perception simultanéiste de notre époque.
    Ainsi, le même jour, ai-je lu le passage de Sodome et Gomorrhe où Charlus séduit Morel en l’humiliant tandis que Marcel sarcle amoureusement le terrain de sa jalousie à venir, tout en regardant d’un œil, sur le PC qui recueille ces notes, le film de Raoul Ruiz intitulé Le temps retrouvé (avec un John Malkovitch magistralement blond hystérique dans le rôle de Charlus) et en poursuivant la lecture du livre si pénétrant et stimulant de Max Dorra (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?) qui parle, précisément, d’un passage de La recherche sur l’humiliation de Saniette par les Verdurin et, plus généralement, sur ceux qui se taisent par opposition à ceux qui la ramènent – Gide racontant ses conversations avec le brillantissime Valéry, et moi me rappelant tous ces moments de timidité ou de patauderie à crever en société : « Un individu, soudain, écrit Max Dorra, ne reçoit plus de récompenses. Aucune gratification. Il trouve en face de lui, quand il se hasarde à dire quelques mots, des mimiques figées ou réprobatrices, agacées ou méprisantes. Un silence. L’absence de tout sourire. » Et ce terrible cri de nous tous actuellement, et nos femmes et les gosses des banlieues, qui demandent simplement à être reconnus...
    Le langage et « l’être du sens », au lieu du « sens de l’être », se trouve au cœur du livre de Max Dorra, et dans ses multiples manifestations, approché de multiples façons dans ce livre combien étrange et familier, à la fois savant et fraternel, parfois décousu en apparence mais cousu par-dessous si l’on peut dire, lié ensemble comme est liée ensemble notre aperception du monde.
    Ce matin j’avais aux jambes une foutue lourdeur de plomb, problèmes de circulation du voyageur en avion (le rêve que je revenais d'un musée du Cachalot en Nouvelle-Zélande), risque réitéré de thrombose (la dernière carabinée en revenant du Canada) et sensation d’aphasie, sur quoi je déchiffre les pages que Max Dorra consacre précisément à ladite aphasie, avant de me replonger dans le récit littéralement plombé de l’anéantissement de la paysannerie russe par Staline incessamment justifié par une langue de plomb. On ne sortira pas de ces mises en rapport. Pourtant il importe d’en éviter la propension diluante ou nivelante. Tout n’est pas dans tout quand le corps se réveille…
    Max Dorra précise enfin : « La vraie vie est un mixage improbable, déconcertant ». Et plus tard on parlera, je le pressens, de musique et de politique, que les Chinois et les Grecs associaient…


    Corti2.JPGA La Désirade, ce samedi 19 juillet 2008. – Lire et écrire en même temps, lire plusieurs livres à la fois alors qu’on travaille soi-même sur un manuscrit requérant la plus grande concentration, relève bonnement de l’acrobatie. Je ne devrais, ces jours, faire qu’écrire mon Enfant prodigue où j’entends, une fois de plus, cristalliser une matière de mémoire dans un flux d’écriture que je vis comme je ne l’ai jamais vécu, mais deux heures à peine d’écriture, le matin, me vident, et toute la journée reste à « lire », j’entends : déménager 10.000 livres de l’appart citadin à la montagne où nous nous installons, faucher l’herbe de la prairie, répondre gentiment à une lettre insultante, puis revenir aux lectures en train, et ce sera chaque fois un monde.
    Je lis ainsi, depuis plus d’un mois, l’un des plus beaux livres qui aient été publiés ces dernières années, qui rappelle à la fois La guerre et la paix de Tolstoï et Vie et destin de Vassili Grossman, pas moins. Le titre en est Le Cheval rouge, de l’auteur italien Eugenio Corti. L’Age d’Homme en a publié la traduction, signée Françoise Lantieri, en 1996. Brouillé que j’étais avec L’Age d’Homme en ces années, j’ai passé à côté de ce chef-d’œuvre dont la lecture transporte très loin de la vacuité et de la vulgarité ambiantes, dans un univers rappelant celui des nos aïeux, à la fois anachronique et hyper-présent. La lecture de la première partie du Cheval rouge, vaste chronique de la tragique campagne des Italiens sur le front russe, dans les années 41-43, bouleverse à la fois par la réalité historique révélée en l’occurrence, et par l’implication humaine, charnelle et spirituelle, de quelques destinées particulières. L’on y découvre plusieurs Italies, dont certaines ne sont en rien soumises au fascisme, comme cette Brianza catholique des protagonistes engagés, à vingt ans, dans cette mêlée affreuse. Ladite Brianza, paysanne et pieuse, m’a rappelé à maints égards cette civilisation alpine et chrétienne dont nous sommes les derniers rejetons. L’intervention constante de l’auteur, se pointant comme le cher Hitchcock au coin de l'écran pour amener tel ou tel commentaire en rapport avec nos temps troublés, ajoute quelque chose d’un peu agaçant, au début, dans le ton édifiant, puis impose une perspective à longue vue sur les valeurs essentielles fondant la société dont émanent Ambrogio, Stefano ou Manno, entre autres, qui vivent et meurent parfois sous nos yeux, loin de leurs familles et de leurs premières amours. C’est un livre infiniment prenant que Le cheval rouge. Il faudrait ne lire que Le cheval rouge trois semaines durant. J’en ai déjà vingt pages de notes et je ne suis qu’à la moitié de ses 972 pages. Mais voici qu’affluent les premiers des 676 romans de la rentrée… Devoir et curiosité du critique patenté : on palpe, on flaire, tiens un nouveau Fleischer à L’Infini, ah le dernier Angot, eh mais Pajak remet ça, et ça mord : tu commences de lire L’étrange beauté du monde et quelque chose se passe de rare et de vital : un type dit sa vérité, humour et sincérité rehaussés par les images dessinées de sa crénom de bonne femme, et voilà : toute la fin de soirée y passe, c’est un bonheur mais ça n’avancera ni ta lecture du Cheval rouge ni la suite de tes annotations sur Le commencement d’un monde de Jean-Claude Guillebaud…
    Amiel.JPGPremière impression, le lendemain, du Marché des amants de Christine Angot, entamé les pieds dans l’eau ? Va-t-on vers un nouvel épisode de la lettre à la petite cousine dont parlait l’affreux Céline ? De Marc qu’elle découvre à Bruno dont elle s’est un peu fatiguée mais qui est plus beau que Marc, lequel hésite la moindre avant de partir en Corse avec les siens, le feuilleton se dessine mais c’est la phrase, surtout, qui me scotche. La phrase d’Angot se délie et le dialogue a la pêche. Ecriture électrique. Bon, mais là faut regagner la ville pour faire ses adieux à sa grande petite fille qui se tire un mois en Colombie…
    Et ce matin, au lieu de reprendre Angot, c’est avec Sylvie Germain que le flaireur de rentrée poursuit après avoir écrit trois nouvelles pages de son propre écrit. L’inaperçu, donc: tout de suite ça s’incarne et nous entraîne. Tout de suite l'incongruité du romanesque pur y va de son mentir vrai et ça sonne vrai. Tout de suite on est dans le coup. Donc je vais alterner Corti et Guillebaud, Angot et Germain, mais à l’instant va falloir installer, sur leurs nouveaux rayons, 200 premiers sacs à commission de la Migros pleins des bouquins montés de la ville à La Désirade, et tant de revenants, de reprends-moi, de m’as-tu donc oublié ? Mais bonjour mon cher Amiel, veuillez prendre place ! Eh mais Haldas qu’a failli crever son sac en papier tant il en a publiés ? Et ce joli coffret bleu (Ecrits de Gustave Roud) et ce fabuleux recueil relié de la revue Aujourd’hui des compères Ramuz et compagnie. Par ici ! Et par là Cendrars : profond aujourd’hui !

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient.
    Eugenio Corti. Le cheval rouge. L’Age d’Homme.

  • De l'OVNI et des ruminations paroissiales

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    À propos du prétendu renouveau de la littérature romande et de ceux qui freinent à la montée. Flash back sur Soyons médiocres d'Etienne Barilier, en attendant le nouveau roman de Joel Dicker, Le Livre des Baltimore... De ceux qui manient l'éteignoir dans les cercles de la bienséance littéraire, entre facs de lettres et médias paresseux...

     

    La rose bleue. - La paroisse littéraire romande longtemps adonnée à la culture de la rose bleue,entre autres produits du jardin local acclimatés sous la double férule centenaire du Pasteur et du Professeur, s'est trouvée déstabilisée ces derniers temps par un phénomène échappant à sa passion du conformisme: à savoir l'irruption imprévue de quelques jeunes auteurs diversement atypiques, à commencer par Quentin Mouron et Joël Dicker, aussitôt comparés à des OVNI.

    Les médias locaux, surtout attentifs à l'écume des jours et, en ce qui concerne les livres, à "ce qui cartonne", selon l'élégante expression, ont fait largement écho à ces apparitions, quitte à y voir un "renouveau" de la littérature romande, formule aussi vide que vendeuse et menteuse. Dans la foulée, les hiérarques de la paroisse ne pouvaient pas ne pas commenter et juger en tant qu'instance de légitimation du littérairement correct. C'est ainsi qu'on a lu, dans L'Hebdo,  les profondes considérations du Révérend Maggetti relatives au phénoménal succès de  La vérité sur l'affaire Quebert de Joël Dicker, réduit à un coup de marketing.

    C'est à ce malotru de Friedrich Dürrenmatt que nous devons l'image de la rose  bleue pour qualifier la littérature romande ou, plus exactement, la poésie ou, plus précisément encore: l'âme romande. Le cliché est naturellement réducteur mais, comme tout cliché, il contient une part de vérité. À savoir que le milieu littéraire romand, fortement marqué par le calvinisme et le complexe d'Amiel dit de la "noix creuse", tissé de feinte modestie et de sainte aspiration à la pureté, n'aime rien tant que ce qui est sensible et délicat, comme le pétale de la rose ordinairement rose, mais plus encore très rare et donc très précieux comme l'est, trempé dans une décoction de délectation maussade, le pétale bleu de la rose en question, qui est à la rose rose ce que le cheval bleu de Gustave Roud est à la noire locomotive de Cendrars.     

    Roud0002.JPGJe sais bien que la prose de Gustave Roud vaut  mieux que la rose bleue, mais on a compris que ce n'est pas La Chose qui est visée ici, comme l'avait bien perçu Dürrenmatt  le malappris, que l'ambiance pieuse et vénérante qui entoure La Chose dans  les réunions vespérales et les lectures en plein air de la paroisse littéraire romande.

    Dans un essai intitulé Soyons médiocres et qui fit grincerquelques dents à sa parution (en 1989) malgré la consigne d'indifférence compassée, Etienne Barilier a fort bien décrit cette ambiance   de la paroisse littéraire romande, mais plus encore à saisi l'esprit d'auto-flagellation et de suspicion portée à tout ce qui déroge à cette semblance d'humilité sur fond de vanité maussade: "Ce qui est indéfini devient infini, le vague devient l'illimité, l'asexué l'angélique, l'évanescent l'immatériel, l'informe le père de toute forme". D'où le culte des plaquettes qui ne disent rien et la méfiance envers tout auteur qui écrirait "trop", dont Barilier était en ces années le parangon.  

    Toutes choses perpétuées par le fameux Centre de Rumination des Langueurs Romandes (comme Barilier surnommait le Centre de Recherches sur les Lettres Romandes, aujourd'hui dirigé par le Révérend susnommé)

    On imagine alors les tremblements effarouchés de la chère paroisse littéraire romande à l'apparition de Joël Dicker et de ses 700 pages "américaines", ou devant les impertinences médiatiques de ce freluquet de Quentin dont on annonce déjà le troisième livre - et vous verrez quel...

    Or c'est précisément de ces instances paroissiales, aussi languides que jalouses de leur pouvoir docte, qu'a émané le jugement, relayé par les médias, selon lequel ces jeunes gens seraient des OVNI et pas simplement des écrivains dont les mérites respectifs peuvent se discuter mais qui n'en sont pas moins des auteurs méritant considération en tant que tels, quel que soit leur succès.

     

    LJotterand4.jpg'illusion ruminée. - Un effort méritoire a été accompli, récemment, par le jeune lettreux Daniel Vuataz, en sorte de rappeler les mérites d'une autre "institution" locale qui fit date en nos contrées et au-delà, sous le titre de Gazette littéraire. Avec un enthousiasme légèrement myope, notre ami Vuataz va jusqu'à parler d'"âge d'or de la presse culturelle romande" à propos de cette publication certes estimable mais qui ne touchait guère qu'une élite bourgeoise et ses marges plus ou moins contestataires. La Gazette littéraire de Franck Jotterand était un excellent journal que les amateurs romands de littérature aimaient bien retrouver malgré ses côtés (j'avais vingt ans et des poussières quand je le lisais) un peu snobs. Cela étant, sa disparition n'est pas que l'affaire d'un règlement de comptes à caractère politique, tel que le décrit Daniel Vuataz sur la base de documents qui en disent long sur la pleutrerie des interlocuteurs de Jotterand: elle procède aussi de la fin d'une société lettrée et de l'épuisement d'une formule journalistique que d'autres publications comparables, comme les Nouvelles littéraires à Paris, ont su remodeler, avec d'autres moyens évidemment.

    Là-dessus, j'ai été à la fois admiratif et sceptique au moment d'apprendre que Daniel Vuataz entendait relancer une nouvelle Gazette littéraire, alors même que la société cultivée dont émanait la Littéraire de Jotterand disparaît bonnement aujourd'hui. L'essai de "nouvelle formule", vendue avec l'ouvrage de Daniel Vuataz, montre d'ailleurs le décalage complet entre une certaine tenue extérieure réhabilitée ( comme s'y emploie le bi-mensuel La Cité de Fabio Lo Verso) et des contenus plutôt conventionnels, doctes ou assez plats en matière de création littéraire. Cher Daniel, ce n'est pas en ruminant qu'on va faire avancer La Chose: c'est en s'abreuvant aux sources neuves !  Au demeurant, il va de soi que je serais le premier à saluer une initiative novatrice et généreuse qui tendrait à revivifier ou recentrer la lecture et l'écriture, en Suisse romande,  dans une optique moins grégaire. Pourtant l'observation directe, et quotidienne, de l'évolution des médias me porte à penser que ce n'est plus "là" que ça se passe alors qu'explosent les champs d'expérience et d'expression.

     

    Ceux qui freinent à la montée. - "A-t-on jamais vu ça, un écrivain qui prétend mordre sur le réel, et parfois mordre ce monde ?" , se demandait Barilier dans Soyons médiocres. Or c'est la question qui continue de se poser devant les ruminations grincheuses de la paroisse littéraire romande. Pour ma part, j'ai été passionné par des nombreux aspects des romans de Dicker et de Mouron, à des degrés évidemment variés, qui touchent à la réalité contemporaine et sollicitent notre réflexion.

    Or ce qui frape, dans la réception de ces livres par les diacres et autres soeurs visitantes de la paroisse littéraire romande, c'est leur incapacité manifeste à entrer en matière sur "le fond", pour n'achopper qu'à des épiphènomènes sociologiques ou publicitaires. Ainsi le Révérend Maggetti a-t-il remis ça dans le numéro Zéro de la fameuse Littéraire en gestation, en décrivant une année littéraire romande 2012 bonnement vidée de tout autre contenu que celui du commerce en gros et du marketing supposé tout-puissant

    Pour qui s'intéresse à La Chose, à savoir la substance signifiée et signifiante réelle d'un ouvrage, la lecture de La vérité sur l'affaire Harry Quebert, autant que celle des deux premier romans de Quentin Mouron, ressortit pourtant bel et bien à un intérêt littéraire identifiable, comme il en va de la lecture de L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier, qu'on pourrait dire un OVNI au même titre que le fut Le bel obèse de Claude Delarue, formidable évocation de la fin de Marlon Brando passée aussi inaperçue à Paris qu'en Suisse romande.

    À propos de Paris, on aura été frappé, dans la foulée, de voir  à quel point, défrisés par les effets collatéraux de la publication des romans de Jean-Michel Olivier et de Joël Dicker, consacrés par des grands prix, nos commentateurs médiatiques ou universitaires  se sont montrés cauteleux, voire serviles, dans leurs commentaires.        

    Si la définition romande d'un livre paraît, désormais, de plus en plus problématique, l'appellation d'OVNI devrait désormais se porter à tout ce qui, une fois de plus, déroge à la passion du conformisme de ceux qui freinent à la montée, selon l'expression de mon ami Thierry Vernet. Mais là encore, on pourrait retourner le "compliment". Les ouvrages personnels de Daniel Maggetti ne sont-ils pas, eux aussi, des OVNI, au même titre que l'excellent 39, rue de Berne, du jeune Camerounais Max Lobe, ou de La Nuit du Lausannois Frédéric Jaccaud, thriller apocalyptique peu dans la ligne de la 5e Promenade du rêveur solitaire ?

    Quentin04.jpgDans La combustion humaine, prochain roman encore inédit de Quentin Mouron, il est question d'un éditeur passionné de Proust et complètement désabusé, s'agissant de la création contemporaine, qui se targue pourtant de savoir quand "il y a littérature". Ce roman hirsute à l'urgence indéniable, traitant (notamment) de notre implication dans les nouvelles relations établies par les réseaux sociaux - l'on y trouve un formidable gorillage de Facebook, soit dit en passant -, fera peut-être figure d'OVNI aux yeux de nos chers paroissiens. Affaire à suivre. En ce qui me concerne, j'ai balancé -  sur Facebook évidemment ! mon verdict pontifical à Quentin à propos de son tapuscrit lu en moins de deux heures: "Il y a littérature"...

  • Ceux qui prennent langue

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    Celui qui excelle dans le volapück / Celle qui traduit ses sentiments en allemand du nord genre on-ne-souffre-pas-quand-on-est-Prusienne / Ceux qui estiment la poésie intraduisible sauf la chinoise / Celui qui parle en morse d’une cellule à l’autre avec sous-titres pour les malentendants revêches / Celle qui effeuille le biloba de Babel / Ceux qui ont rencontré Dieu dans le désert et lui ont trouvé mauvaise mine / Celui qui respecte toutes les religions y compris les oreillons de sa petite dernière / Celle qui se dit à l’écoute de l’Autre sans s’aviser de cela que son Appareil n’est point branché eh eh / Ceux qui font une conférence sur Dieu avec diapositives / Celui qui prend son air de pasteur quand il balance ses vannes de curé / Celle dont on voit l’âme au fond des yeux quand elle les ferme / Ceux qui parlent comme le furieux Esdras quand il a dit comme ça au peuple élu : maintenant salut, on arrête de se mélanger / Celui qui pratique l’épuration ethnique au niveau des SMS / Celle qui a toujours été PC et tombe raide amoureuse de ce Romeo qui ne jure que par Mac / Ceux qui minaudent à  l’émission Santo subito / Celui qui est situationiste selon les opportunités sinon ça se discute / Celle qui possède sept langues et une Clio gris métallisé système Hybrid / Ceux qui ne s’injurient qu’en patois génois autrement dit sans gêne / Celui qui remplit sa gourde de bourdes à l’oued de Babel / Celle qui a  la langue bien pendue et laisse traîner ses oreilles entre les draps / Ceux qui tirent la langue à  Monsieur Berlitz / Celui qui a hésité entre l’ourdou et l’hindi avant de s’inscrire au cours de fox-trot / Celle qui dit « tu cause tu causes » au prophète vociférant « en langue » à l’émission Que du hallal / Ceux qui affirment que le message de l’Unique ne se délivre qu’ « en langue » au motf de quoi ceux qui l’ont entendu la coupent à  tous les autres ou la main si qu’ils ont volé ou la tête si qu’ils ont réfléchi, etc.

  • Joël Dicker fenòmeno mundial

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    En décembre 2013, nous nous trouvions en Espagne, une année après la parution du roman à succès de Joël Dicker. Flash back en attendant Le Livre des Baltimore, à paraître le 1er octobre 2015. 

    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, gratifié du Grand prix du roman de l'Académie française, du prix Goncourt des lycéens et du prix du meilleur livre de l'année selon le magazine Lire, connaît en Espagne sa 5e édition. Sa première phrase était: "Tout le monde parlait du livre". Une manière de prophétie qui s'est accomplie par le succès mondial du roman, traduit en 33 langues. Justo Navarro: "La novela de Joël Dicker pertenece a ese tipo de literatura que genera literatura, es decir, que invita a continuar inventado novelas. Su simplicidad es solo aparente, y de eso trata el caso Quebert: de la costumbre humana de simular, fingir y mentir". Or voici ce que j'en écrivais en juin 2012, après une première lecture immédiatement enthousiaste...

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    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme.

     

     

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille. D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     

     

    Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.

     

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel desOrigines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ? Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il faudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.

     

    Fallois.jpgCe qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans une expérience assez longue d'éditeur,on croit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, va certainement étonnenr tout le monde".

     

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p.

  • Aragon revisité

    Aragon.jpgUn essai de Daniel Bougnoux (censuré !) et un nouveau volume de La Pléiade ravivent la mémoire du grand écrivain controversé.

    Louis Aragon (1897-1982) fut le plus adulé et le plus conspué des poètes français du XXe siècle, tantôt taxé de magicien du verbe et de chantre de l'amour, tantôt de propagandiste du totalitarisme et de délateur. En 1984 parut un pamphlet d'une virulence extrême, intitulé Un nouveau cadavre Aragon et signé Paul Morelle. L'ouvrage, méchamment injuste dans ses jugements littéraires (la poésie y étant notamment réduite à zéro), entendait faire pièce aux génuflexions convenues qui avaient salué la mort de l'écrivain.

    Or voici paraître un nouvel essai, beaucoup plus nuancé, tant dans son approche de l'oeuvre qu'à l'évocation d'une personnalité complexe voire tortueuse, et qui a pourtant été tronqué d'un chapitre entier ! L'auteur, Daniel Bougnoux, est un connaisseur avéré de l'oeuvre d'Aragon, dont il a dirigé l'édition dans la Pléiade. Seulement voilà: au titre du "mélange des genres", il y évoquait un épisode digne de la cage aux folles, où le vieil homme se la jouait Drag Queen. C'était compter sans la vigilance du gardien du temple. Ainsi Jean Ristat, exécuteur testamentaire d'Aragon, imposa-t-il le caviardage de ce chapitre "privé" aux éditions Gallimard.

    Au demeurant, l'homosexualité affichée du "fou d'Elsa", après la mort de celle-ci, aura toujours été une composante de la personnalité d'Aragon, du moins à en croire Daniel Bougnoux qui compare ses relations avec André Breton à celles qui unirent-opposèrent Verlaine et Rimbaud. Plus exactement, Breton aurait joué le mentor viril du jeune Aragon, charmeur de génie ruant ensuite dans les brancards pour s'affirmer "contre" son ami.

    Ces composantes personnelles - même importantes en cela qu'elles éclairent les positions du poète par rapport au "père" symbolique que serait pour lui le Parti, autant que sa relation de couple avec Elsa - ne sont pourtant qu'un des aspects de l'approche détaillée de l'oeuvre ressaisie ici dans sa progression. Le travail de l'écrivain - titanesque et tenant parfois de la graphomanie compulsive -, la façon du romancier-poète de tout transformer en roman afin d'exorciser ses failles (Aragon fut souvent des plus sévères avec lui-même), et ses rapports avec la terrible histoire du XXe siècle nous le rendent aujourd'hui plus proche, infiniment, que lors de sa dernière apparition télévisée sous son masque de "menteur vrai"...

    Daniel Bougnoux. Aragon, la confusion des genres.Gallimard, coll. L'un et l'autre, 202p.

    Aragon2.jpgLouis Aragon. Oeuvres romanesques V. La Pléiade, 1537p.

  • Cabinet de curiosités

     

    Grenouilles, araignées et lampisterie ferroviaire...

    Grenouille3.jpgOù peut-on voir, sans abuser de substances hallucinogènes, une grenouille chevaucher crânement un écureuil ? On ne le peut, à notre connaissance, qu’au musée du vieil Estavayer, installé dans la vénérable Maison du Dîme bâtie par Humbert de Savoie au XVe siècle. Véritable cabinet de curiosités que ce petit musée dont le joyeux défaut de rigueur scientifique, aux normes actuelles, est compensé par la variété prodigieuse des choses à y découvrir en moins d’une heure. A savoir plus précisément : une collection d’armes et une lampisterie des chemins de fer fédéraux, la reconstitution d’une cuisine du XVIIe siècle et le legs d’un amateur de toiles d’araignées mises sous verre ou intégrées dans une série de composition picturales abstraites. Au passage on remarquera tel casse-tête des îles de Samoa ou telle inscription, vestige de nos wagons de jadis : « Il n’est permis de fumer qu’avec le consentement de tous les voyageurs »…

    Grenouilles2.jpgCeci relevé, l’attraction principale du musée d’Estavayer-le-Lac est évidemment l’extraordinaire collection des grenouilles naturalisées du lieutenant François-Léodegard-Dominique Perrier (1813-1860), dont on sait peut de choses sinon qu’il servit dans les légions helvétiques du Saint-Siège et consacra sa retraite désarmée, de 1849 à sa mort, à la composition de saynètes (les joueurs de cartes, le banquet électoral, la ferme, la classe d’école, l’amoureux pris sur le fait, etc.) rassemblant 108 grenouilles aux attitudes anthropomorphes et aux expressions d’une saisissante justesse. Déposé entre 1925 et 1930 au musée par le collectionneur Louis Ellgass, ce merveilleux ensemble a été documenté par le poète érudit Frédéric Wandelère qui écrit justement : « Il y a là, en fait, un petit chef d’œuvre de naïveté minutieuse, d’art brut, dont le charme s’amplifie de détail en détail»…

    On comprend, dès lorsGrenouilles.jpg, que près de 20.000 visiteurs affluent chaque année au « musée des grenouilles d’Estavayer-le-Lac, ainsi que le précise son gardien à l’accueil des plus débonnaires…  

    Estavayer-le-Lac, lundi à dimanche, 10h.12h, 14h-17h. Fermé du 15 au 17 août. A 60km de Lausanne, par Yverdon-les-Bains.

     

  • Un Pierrot lunaire

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    Souvenir de Pierre Versins

    La première image qui me revient de Pierre Versins est aussi la dernière de nos relations personnelles suivies. Nous sommes quelques amis qui sortons d’un café lausannois, un soir de l’automne 1972 où nous avons passé la soirée à fêter la parution de L’Encyclopédie. Il y a là Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, l’éditeur de L’Age d’Homme assez visionnaire et assez fou pour avoir cautionné et mené à bien cette entreprise; il y a Richard Aeschlimann, le disciple de la première heure et le dessinateur des lettrines de l’ouvrage; il y a probablement d’autres gens que j’oublie, c’est le moment de se quitter, et c’est alors, je le reverrai toujours, qu’après une dernière poignée de mains Pierre Versins, son énorme somme sous le bras, s’éloigne tout seul dans la rue déserte, Pierrot lunaire en duffle-coat titubant un peu sous le poids du livre de sa vie ; et je me rappelle très précisément le regard échangé alors avec nos amis, comme si nous assistions à une scène relevant déjà de la Légende…

    Je crois avoir revu Pierre Versins une ou deux fois depuis lors, mais n’en suis même pas sûr. En tout cas, nous n’avons gardé aucun contact personnel. Je n’ai eu des nouvelles de lui, de loin en loin, que par tel ou tel ami commun, jusqu’à l’annonce de sa mort, qui m’a paru presque irréelle, comme chaque fois qu’il en va de gens perdus depuis longtemps de vue, tandis que la présence de Versins m’est presque palpable à chaque fois que je me replonge dans la lecture de L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction , à l’aventure de laquelle j’eus la chance de participer en dernière ligne.
    C’est un peu fortuitement, du fait de ma disponibilité, que je fus en effet appelé, durant les trois derniers mois de course-composition que représenta la finition de l’ouvrage, à servir à Pierre Versins de secrétaire-lecteur-rédacteur. Je ne connaissais à peu près rien à la science fiction lorsque je me suis pointé le premier jour à Rovray, où il vivait alors dans une petite ferme retapée surplombant les vagues douces d’un paysage roulant vers le lac de Neuchâtel et le Jura bleuté. Tout de suite, néanmoins, je me sentis à l’aise dans cette espèce d’arche de livres campée en promontoire au-dessus des blés et des prés. J’arrivais tôt matin sur ma bécane, nous prenions le café, puis nous nous installions dans une longue salle haute tapissée de livres où Versins me dictait ses articles en marchant de long en large. Ses énoncés se donnaient en général d’une coulée, à partir de petites fiches soigneusement établies et classées dans un monumental fichier dont il sortait les documents nécessaires au moyen d’une longue aiguille. Il lui arrivait, aussi, de me confier un livre à lire et à résumer à sa place. Se fiant à mes goûts littéraires, il me chargea même de la rédaction de certains articles, comme celui que je commis sur l’un de mes dieux de l’époque, le génial contre-utopiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz.
    Bien entendu, le travail à l’ Enyclopédie était entrecoupé de nombreux intermèdes, avec ou sans café, durant lesquels je fis plus ample connaissance avec notre homme et son entourage - il y avait là une jeune femme lunatique et son enfant, ainsi qu’un chat tricolore aux humeurs vénusiennes.
    Pierre Versins se disait anarchiste, revendiquant la liberté d’esprit frondeuse de Pierre Larousse ou du pamphlétaire Paul-Louis Courrier. L’opposition aux pouvoirs établis, politiques ou religieux, lui semblait un devoir, comme il en allait de la libération des moeurs. Au quotidien, il incarnait cependant l’homme le plus épris d’ordre méthodique que j’aie jamais rencontré. L’organisation de sa bibliothèque et de ses collections était établie dans sa tête aussi strictement que dans les faits. Rien ne l’irritait plus que de ne pas trouver sa gomme à la place qui lui était dévolue, et, à certaine heure pile de l’après-midi, le voici qui se levait comme un petit automate de carillon pour se rendre à la poste voisine, laquelle ouvrait sept minutes plus tard et dont il revenait avec son courrier et les nouveaux jeux d’épreuves à corriger aussitôt.
    Lorsqu’il fit très chaud cet été-là, après avoir tombé la chemise, Pierre Versins me demanda la permission de travailler tout nu, ce qu’il répéta quelques jours. Je n’avais rien alors, pour ma part, contre le nudisme, que j’avais pratiqué dans ma période hippie sur une île plus très vierge, pourtant je déclinai poliment lorsqu’il me proposa de l’imiter. J’avais vingt-cinq ans et le besoin de s’affranchir des conventions me semblait, déjà, une sorte de lieu commun. Surtout, la dactylographie à cul nu me semblait malcommode.
    Au demeurant je sentais, derrière ce personnage d’un Versins en rupture ostensible de conformité, un homme dont la passion pour l’utopie et la conjecture rationnelle, selon son expression sourcilleuse (pas question en effet de dévier dans le fantastique ou la magie sylvestre), venait de bien plus profond, comme pour faire pièce au chaos du monde qui avait failli l’engloutir.
    Je n’ai pas connu Pierre Versins bien longtemps, mais je crois avoir compris son besoin d’ordre et de raison, de femme et de maison, un jour que, le bras découvert sur son tatouage-matricule de déporté, il m’expliqua qu’il devait probablement son salut à son vrai nom de Chamson, qui en faisait d'ailleurs un proche parent du romancier André Chamson. Au camp de concentration où il avait abouti, seuls les individus dont les noms commençaient par les premières lettres de l’alphabet échappèrent, de fait, à l’empoisonnement général qui frappa tous les viennent-ensuite. Son nom eût-il commencé par la lettre V que l’infection l’eût tué lui aussi. Peut-on croire à quelque ordre ou à quelque justice après cela ? Et qui pourrait arguer que ce fut pur hasard si le miraculé Chamson-Versins, revenu des enfers nazis, en vint à nourrir une passion pour les autres mondes, les utopies réparatrices ou l’ « homme-qui-peut-tout », dans un sanatorium suisse propre en ordre ?
    On n’a plus tout à fait conscience, aujourd’hui, sauf parmi ceux qui ont connu Pierre Versins à cette époque ou ont pratiqué et continuent d’explorer L’ Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, de la valeur absolument unique de ce livre. Sans doute n’est-il pas sans défauts, ne serait-ce que par l’absence persistante de tout index, et probablement date-t-il aux yeux des amateurs actuels de science fiction. Récemment encore, en le consultant à propos de Philip K. Dick, j’ai été surpris, et même déçu, de trouver un article si peu consistant à propos d’un auteur de cette envergure, et les griefs pourraient s’accumuler contre les choix, les préférences ou les partis pris de Versins. Mais inversement, c’est aussi par ses choix, ses préférences et ses partis pris que cet ouvrage reste unique et irremplaçable. Plus encore, c’est par ce qui tisse la culture particulière de Versins, mélange d’érudition classique et populaire, de monomanie bibliophilique et de curiosités tous azimuts que cet ouvrage demeure un monument absolument singulier. Enfin, et pour rendre hommage à l’écrivain - car Pierre Versins fut écrivain dans ce livre bien plus, à mes yeux, que dans aucun autre de ses écrits publiés -, je dirai que c’est par son ton que se distingue cette somme critique et polémique, qui est à la fois un prodigieux labyrinthe d’idées et d’histoires.
    A l’instant je revois le petit homme, ce soir-là, disparaissant au coin de la rue avec, sous le bras, ce qui fut et reste le livre de sa vie. Je me repasse cette image avec un serrement de coeur mêlé de reconnaissance, en essayant de me représenter, en deça des riches heures de Rovray, le chemin de cet homme revenu du bout de la nuit comme un enfant perdu…

    Post scriptum

    Pour mémoire, je me dois de rappeler que Pierre Versins est l’auteur de la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature universelle. En voici la citation complète :
    « Il venait de Céphée. Il s’appelait Dupond ».

  • Ceux qui (ne) manquent (pas) d'humour

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    Celui qui reprend confiance en la vie avec un grand V (comme Voiture ou Viandox) en apprenant à la télé de sa cellule de prison que Madame Lepilon domiciliée à Vesoul a gagné le super frigo à quatre portes modèle Cathédrale /Celle qui n’a pas trouvé très américain le crachat lancé à la face de la statue de bois et l’effondrement de celle-ci quand le Président des Etats-Unis se sentant coupable a voulu éponger sa salive au front de Notre Seigneur ainsi que le relate le 32e épisode de la série House of Cards / Ceux que rien ne déride mieux que la lecture de Derrida dans les chantiers de déconstruction sécurisés selon les normes / Celui qui levant les yeux voit un piano lui tomber dessus et le tabouret et la tasse de macchiato et George Clooney pour encaisser le chèque de la pub / Celle qui n’a pas de raison de trouver la vie d’un comique achevé au point que ça l’achève en effet / Ceux qui sont sensibles à l’aspect farce de leur incarcération dans la même cellule que le maniaque à la serpe Chicken Junior et l’incendiaire des mosquées Ali Ben Harram / Celui dont le rire sonne aussi faux que le sourire / Celle qui a appelé son chat Bandit pour lui laisser au moins une chance / Ceux qui prétendent que les chats de la prison de Falconer ont des âmes de greffiers / Celui qui sait d’expérience que la conscience d’un mangeur d’opium anticipe sa libération intérieure mais va donc trouver du pavot sous le pavé d’Alcatraz / Celle qui finira sa vie à l’ombre si Johnny n’ouvre pas les portes du pénitencier / Ceux qui font une distinction nette entre l’humour du désespoir et le comique de l’espérance / Celui qui sait (à l’école on apprend quand même deux ou trois trucs, faut pas charrier) que les insectes et les mollusques ont en eux la prescience de la Blessure possible / Celle qui a toujours été à l’écoute des caporaux sourds de la Grande Muette / Ceux qui rappellent à ses habitants solvables que la « Maison de l’Être » a des fenêtres dont il faut « faire les vitres » quand on n’y voit plus clair, etc.

    Image: Philip Seelen.

  • Mémoire vive (89)

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    Jean Dubuffet: "La notion de culture, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, essentiellement publicitaire, se trouve naturellement portée à affectionner les oeuvres les plus lourdement simplificatrices pour ce qu'elles se prêtent mieux aux mécanismes de la publicité, puis à transporter peu à peu le principe de valeur des oeuvres à leur valeur publicitaire".

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    Les séries télévisées telles que House of cards ou Abbey Downton relèvent plus, me semble-t-il, du grand artisanat que de l’art. Ou alors d’une sorte d’art collectif tel qu’il s’en produisait dans les ateliers des siècles passés, sans signature unique. Ceci noté, le travail que suppose la fabrication d’une série comme Abbey Downton mérite autant de considération, sinon bien plus, que le bâclage de tant de romans contemporains.

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    Unknown-1.jpegLe problème de la critique littéraire de type universitaire, et notamment en Suisse romande, c’est qu’elle est le fait de types, ou de typesses, qui n’ont rien vécu, ou qui ne laissent rien filtrer de ce qu’ils ont (un peu) vécu dans leur approche et leur interprétation des textes.

    Or ces gens-là, corsetés dans leurs préjugés moraux ou scientistes, tout ficelés dans leurs bretelles théoriques ou leurs jarretelles pratiques, prétendent non seulement sonder le tréfonds du sous-texte et détailler ses moindres composants génétiques (le problème essentiel de la couleur de l’encre et de la marque du laptop), au détriment croissant du contenu patent ou latent du texte, sans parler de l’éventuellevisée de l’auteur, mais montrer, subventions à l’appui (dans l’accumulation capitale desquelles il excellent en tant que chercheurs), qu’ils en savent infiniment plus que l’autrice Une telle ou l’auteur Untel.

    Rabelais les avait joliment épinglés du temps des sorbonnicoles et autres sorbonnagres, et Molière a renchéri contre les savantasses de son siècle, mais on s’étonne que la saine moquerie se fasse sirare en nos temps de prétendue liberté d’esprit et de prétendue dérision d’un peu tout. Hélas, où sont les jeunes insolents qui renoueraient, même en Suisseromande, avec la verve irrespectueuse des sieurs Burnier et Rambaud dans leur mémorable Roland Barthes sans peine ou dans La Farce des choses ?

    Or le constat devrait stimuler le désir de pallier ce manque, dans la foulée d’autres entrepreneurs de démolition, de Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs, à Karl Kraus en son effort de dénazification avant la lettre de la langue allemande. On cherche satiristes et pasticheurs ! Les offres sont à envoyer au Centre de Rumination sur les Langueurs Romandes à droite quand vous sortez de l’autoroute

    Ce qu’attendant nous nous résignons à prendre connaissance, bientôt, du nouvel essai de décryptage socio-linguistique des sieurs Maggetti et Meizoz, qui planchent ces jours sur un inédit rare des Mémoires de Jacques Mercanton évoquant sa dernière virée dans les bars de go-go boys de Pattaya, à la veille de ses 80 ans…

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    pic061205-cheever100.jpgIl y a une espèce de douce folie dans les nouvelles de John Cheever, qui me convient à merveille car c’est ainsi, aussi, que je ressens la vie, toujours extravagante sur les bords et tirant de là son irrésistible comique. On voit cela, mieux que dans ses récits des années 30-40, marqués par un réalisme social plus âpre, dans les nouvelles de la maturité, et notamment dans le recueil du Déjeuner e famille, telles Clancy dans la tour de Babel et La chasteté de Clarissa. De fait, le personnage de Clancy est véritablement une figure du comique universel, qu’on pourrait dire l’ahuri révélateur ou le confondant imbécile.

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    Il y a du Chinois chez le jeune Américain Christopher, protagoniste défunt du cinquième chapitre de mon roman, et de la figure christique aussi, du côté d’Aliocha Karamazov. Le personnage sait qu’il est promis à mourir jeune, il en tire une tristesse particulière – tristesse pour la vie plus que pour lui, mais aucun ressentiment. Pour l’essentiel, c’est cependant une présence radieuse.

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    Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais et avec autant de constant étonnement que de plaisir : voilà ce que je peux dire de la progression de mon roman, que se partagent la rigueur de la pensée et la fantaisie inattendue. Ainsi du développement d’aujourd’hui sur la notion de ricanement, qui me semble importante, me venant à la fois de mon observation en certain lieu (plus précisément à la rédaction, avec ce cher B. figurant le ricanant perpétuel) et du souvenir du Docteur Faustus de Thomas Mann, pour lequel le ricanement est le signe du démon.

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    despres_BIG.jpgAchevé ce matin la lecture de La petite galère de Sacha Desprès. Vraiment très bien, et qui me surprend d’autant plus que le thème des banlieues fait aujourd’hui alterner, presque automatiquement, colères feintes et trémolos convenus. Or il y a là quelque chose de vécu du dedans, et j’y reconnais du vrai en dépit du regard parfois étroit de la vision modulée, donnant par exemple à penser que tous les mecs sont des salauds.

    On ne fera jamais de très bons romans avec de tels préjugés, mais le plus salaud des mecs en question, type de pervers narcissique aggravé, est un début de bon personnage de roman. Sacha Desprès ne dore pas la pilule, et c’est déjà bien – elle me semble partager l’honnêteté teigneuse d’autres jeunes écrivains qui m’intéressent, à commencer par Quentin Mouron et Antoine Jaquier -, et je trouve son roman, certes moins ample et clinquant que le Vernon Subtex de Virginie Despentes, plus intéressant que celui-ci par le détail de l’observation (on a vite fait le tour du trou à rats branché du dernier protagoniste chômeur-loser de Despentes) et surtout plus étoffé du point de vue affectif, bien plus engagé et révélateur de gouffres dans sa façon de sonder la détresse ordinaire.

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    Unknown-3.jpegJ’ai repris ce soir les lettres de Simon Leys à Pierre Boncenne, qui sont aussi constamment pertinentes que tout ce qui a été publié par ce très grand Monsieur. Qu’il parle des livres qu’il est en train de lire ou des idées de Jean-François Revel, pour lequel il a beaucoup d’admiration, de Simone Weil (et de Gustave Thibon à propos de celle-ci) ou de navigation en mer (avec sesfils), du dernier recueil de nouvelles d’Alice Munro dont il relève la profondeempathie à la Tchékhov - mais un fonds de tristesse qui le gêne -,  des bateleurs de l’intelligentsia parisienne (il ne manque pas une occasion de brocarder joyeusement l’inénarrable BHL) ou, par effet de contraste, du courage intellectuel d’un Orwell et de divers contempteurs de la Révolution culturelle chinoise, dont il aura été le précurseur et le plus vaillant adversaire dans le domaine francophone, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, me semble toujours sensé, naturel , jamais pédant, joyeusement lui-même.

    Ce dimanche 21 juin. –  À la veille du 67eanniversaire de Lady L., nous avons passé, ce dimanche, une bien bonne journée familiale en compagnie de nos filles et de leurs lascars. Pas une fausse note. Au lieu du repas gastro que nous envisagions, nous nous sommes « contentés » d’une table simple mais riche, arrosée de bons vins. Et que demander de plus ?

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    Simon Leys, à propos du génocide cambodgien: "Après son dernier voyage, Gulliver ne supporte plus l'odeur humaine, et pour pouvoir respirer, va se réfugier dans l'écurie auprès des chevaux" 

     

    76096850.jpgCe lundi 22 juin. –  Pendant que L.était en ville avec des amis, j’ai regardé tout à l’heure Les Amours imaginaires de Xavier Dolan, évoquant les relations triangulaires, à la fois explicites, dans leur mimétisme, et pas moins épineuses, nouées entre une paire d’amis des deux sexes et un très beau jeune blond, genre Adonis, mais stupide à l’évidence.

    La fascination, purement physique, exercée par le blond sur la jeune femme, plutôt du genre intello, et son ami, visiblement homo, m’a rappelé notre jeunesse et ses errances sensuelles ou affectives, notamment « autour » de l’Apollon qu’incarnait alors P. C. dont tout le monde, filles et garçons, tombait plus ou moins amoureux, jusqu’au jour où, après moult épisodes au cours desquels sa nature profonde de gigolo a pu se donner libre cours, il s’est caché sous une barbe et s’est lancé dans le commerce ethno.

    À part l’intérêt de cette thématique, le film m’a impressionné par l’originalité de son écriture, son lyrisme et ses étonnantes ellipses formelles ou narratives.

    Xavier Dolan est vraiment un auteur, probablement de l’étoffe des grands. C’est un peintre de cinéma dont les plans se distribuent de façon très musicale, avec un constant jeu de contrepoint, et c’est également un acteur d’une sensibilité extrême, comme je l’avais déjà remarqué dans Tom à la ferme et J’ai tué ma mère.

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    Simon Leys en 2004 : « Si le président Bush est réélu en novembre, je me demande si on ne devrait pas commencer à étudier sérieusement les possibilités d’émigrer sur une autre planète ».

    À La Désirade, ce jeudi 25 juin. – J’ai décidé aujourd’hui, cracra, de passer la semaine prochaine à Amsterdam, où j’écrirai le chapitre de La Vie des gens consacré à Christopher, intitulé L’ami secret. Ce sera l’occasion de voir quelques maîtres anciens et de me balader entre jardins et cafés bruns. J’y ai commis l’un de mes premiers reportages, en 1970, à l’époque des provos et des fumigations de cannabis au Paradiso ; nous y sommes revenus par deux fois avec Lady L., la première avec nos filles et la seconde en pèlerinage de mémoire sur les traces de la mère de ma bonne amie; et cette fois je penserai à la jeunesse de Théo, mon peintre de La vie des gens, qui aurait pu y rencontrer Hugo Claus ou Pieter Defesche, et à Christopher qui y a retrouvé Jonas - tout cela sous le signe de la rêverie possiblement féconde…

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    J’arrive au bout du quatrième chapitre de La Vie des gens, au tournant de la page120, comme je l’avais prévu. Le cinquième chapitre, que je rédigerai  entièrement à Amsterdam, sera tout entier consacré à Christopher, dans une tonalité très douce et très limpide, le protagoniste ayant quelque chose d’une être angélique, à la fois très intense de présence, et plus exactement d’un révélateur. Je voudrais me garder de l’idéaliser mais en faire, sans donner dans la suavité non plus, l’incarnation de la douceur. Christopher est mort en 2002, à la veille de sa vingtième année. On ne sait pas de quoi il est mort mais on ne tarde à sentir, puis à savoir, qu’il n’était pas fait pour vivre.

    À La Désirade, ce samedi 27 juin. - Hier soir avec le sémillant S***, de passage à Lausanne, pour une soirée amicale où nous avons beaucoup parlé, d’abord de la fameuse Histoire de la littérature en Suisse romande, qu’il a justement critiquée dans une chronique récente du Temps, puis d’un peu tout, et pas mal ri dans la foulée.

    C’est un joyeux compère très cultivé et même érudit en certains domaines inattendus (le vaudeville français et l’opérette, notamment),qui pratique l’anglais (comme je lui parle de Jane Austen , il m’apprend qu’il a consacré à celle-ci un travail de diplôme universitaire) aussi bien que l’espagnol et le catalan (il est établi à Sitges où il s’est trouvé un logis dont les voisins tolèrent ses vocalises de baryton lyrique) et je lui trouve la classe de ceux qui se sont faits seuls non sans probables galères variées. 

    Ce que j’aime bien, aussi, malgré nos accointances familières, c’est que nous maintenons entre nous une certaine distance, et nous voussoyant, conformément à ce que René Girard appelle la médiation externe, gage de relation ouverte aux passions partagées, par opposition à la médiation interne fauteuse de mimétisme plus ou moins pesant.

    Avant de le rejoindre sur la terrasse de L’Evêché,  un tour dans la Cité et jusqu’aux Escaliers du Marché m’a plutôt déprimé, tant mon cher Vieux Quartier est devenu lisse et policé, pour ne pas dire mortifère avec, pour symbole de cette désolation : une boutique d’onglerie à la place de l’ancienne librairie anar de Claude Frochaux; et partout, absolument à chaque porte, lemême digicode d’entrée…

    En descendant en ville, j’ai pris en outre connaissance,par la radio de la voiture, du carnage qui s’est déroulé sur la plage d’un hôtel de Sousse, où un djihadiste a mitraillé une trentaine de touristes, avant de se faire descendre. Le matin même, un salafiste avait décapité un chef d’entreprise dans la région de Lyon, et la journée aura été marquée, aussi, par l’attentat-suicide d’un djihadiste dans une mosquée chiite du Koweit. Mais que dire de « tout ça » ?

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    En suivant l’actualité de Grèce, d’Espagne, de Tunisie et de tous les lieux dont « on parle » ces jours, je ne cesse de penser à « tout le reste », à ceux dont on ne parle pas, à tous ceux qui vivent « trop bien » ou qui « en bavent », puis je me dis que « penser » à tout ça n’a aucun sens sans passer par le détail que se partagent « le Diable » et « Le Bon Dieu »…

    De fait, de ces événements dont « tout le monde parle », on ne sait trop que dire. Que puis-je dire du Califat par exemple ? Pierre a-t-il raison d’incriminer surtout la faute des Ricains, qui auraient suscité les réactions en chaîne du terrorisme islamiste pour mieux maintenir leur hégémonie ? Ou Paul voit-il plus clair en pointant l’instrumentalisation, par les puissances fondées sur l’exploitation parasitaire du pétrole, des masses fanatisées à quoi l’on réduit abusivement l’Oumma ? Qu’est-ce au juste qu’un islamiste ? Et qu’est-ce qu’une démocratie qui   s’accommode des pires dictatures au seul motif qu’elles lui profitent ? Et que dire de l’Afrique ? Et le maire musulman de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb, qui a conseillé aux djihadistes de « foutre le camp » après les attentats de janvierdernier, a-t-il lu Soumission ?

    Dans l’immédiat, je me dis que je vais relire, avec les artères et les neurones de mon âge, L’Homme apparaît au quaternaire de Max Frisch…

     

    10620533_10205549268517930_4735917869854262153_n.jpgGeneva Airport, Ce 30 juin. - Ma bonne amie vient de me rappeler, au téléphone, que nous fêtons aujourd’hui les 33 ans de notre mariage. Je le note en attendant, assis en face d’un jeune Syrien, à l’aire de départ A2 del’aéroport de Genève, l’avion pour Amsterdam où je vais passer quatre jours que je dirai de repérages pour mon roman.

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    51a514e790b652016db443ae14a19d63.jpgArrivé à Amsterdam, j’ai pris mes quartiers sous les toits de l’hôtel The Poet, dans une chambre vraiment exiguë du quatrième étage, avec une espèce de caisse rustique en guise de table. Cela devient un peu la règle des réservations par Internet que d’obtenir les chambres les plus moches à prix réduit. Mais enfin,comme l’endroit a quand même quelque chose de gentiment bohème, avec son imposte donnant sur les toits, et que je me trouve ici à cent mètres du Rijks, à trois cent mètres du Stedelijk et à un kilomètre du Vondelpark, je n’ai pas pensé, pas plus qu’à Venise en novembre dernier, à réclamer une autre chambre avec de vraies fenêtres et une vraie table, mais j’y songerai la prochaine fois à Cracovie.

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    Il m’est arrivé ce soir ce que je m’étais juré d’éviter : à savoir égarer ou me laisser voler ma tablette i-Pad, et voilà : il a suffi de cinq minutes d’inattention pour que, m’étant arrêté sur un banc afin de me repasser le dernières images que je venais de capter, je laisse l’objet sur ce banc après avoir remis de l’ordre dans ma sacoche ; et voici que j’ai dû me lever, marcher cent mètres et m’apercevoir soudain de mon étourderie, mais au retour : plus rien. Et moi qui me pose en chantre de l’Attention…

    Surtout, je regrette d’avoir perdu les nombreuses images que j’ai captées au Vondelpark, merveilleusement animé en cette fin d’après-midi estivale. Mais bon, voilà : ça m’apprendra.

    Matisse18.JPGAmsterdam,ce 2 juillet.- On ne s'y attendait pas, mais alors vraiment pas. On était là pour autre chose, et rien que pour ça. On était en train d'écrire quelque chose qui avait à voir avec cette ville et sesgens, donc on s'en imprégnait du matin au soir, le long des canaux et par les ruelles; on était ailleurs tout en étant bien là, on était tout à sa rêverie et les mots du roman venaient tout seuls, on avait passé deux heures avec un ami sans être sûr de cela qu'il ne fût pas un personnage de papier comme les autres, et les pages se tournaient, les séquences nouvelles s'ajoutaient aux précédentes sans qu'on eût le sentiment d'y être pour quelque chose tant la rêverie était dense, quand celle-ci soudain, loin de s'interrompre pour autant, changea de nature et de texture, la musique intérieure devenant couleur pure et joie partagée, comme fléchée par l'annonce: OASIS DE MATISSE.

    Cela ne se passe pas n'importe où, dans la fantasmagorie d'un rêveur éveillé, mais ici, de telle à telle date, au musée d'art contemporain Stedelijk, tout à côté de Van Gogh et de Van Rijn. Or, comme on ne s'y attendait pas on a été saisi, ravi, non pas distrait mais enlevé d'un souffle frais à la touffeur caniculaire et rendu à la plénitude de ce cantique visuel, bonheur terrestre et sensuel, bonheur céleste et intemporel de la couleur et de la ligne de Matisse.

    Matisse l'écrit de sa main: La fraîcheur de l'instinct. Matisse l'écrit d'une main sûre et légère à lafois: "Si je crois en Dieu ? Oui, quand je travaille. Quand je suis soumis et modeste, je me sens tellement aidé par quelqu'un qui me fait faire des choses qui me surprennent. Pourtant je ne me sens envers lui aucune reconnaissance car c'est comme si je me trouvais devant un prestidigitateur. »

    Enfin l'oasis est partout: prestidigitateur lui aussi, mais la magie de Matisse est la moins spécieuse quisoit car c'est une joie et un simple bonheur.

     

    invasions-barbares-2003-08-g.jpgAmsterdam,ce 3 juillet.- Il y a des jours où le poids du monde se trouve conjuré par le chant du monde, et c’est ce que je me dis ce soir après avoir accompagné, avec son fils et ses amis, un amoureux de la vie jusqu’au seuil de la mort, là-bas au bord d’un lac, quelque part au Québec, je ne sais pas en quelle année, et c’est comme ça qu’un matin de mars 1983 nous aurons accompagné notre père, présent autour de lui de l’aube à la nuit où il nous quitta.

    Il a fait bien lourd, aujourd’hui, sur Amsterdam, et j’avais commencé la journée au milieu de ceux qui nous aidé à supporter le poids du monde en se faisant sourciers de beauté. J’étais au Rijksmuseum au milieu des vivants n’en finissant pas de s’émerveiller de ce que n’en finissent pas de nous dire les défunts enlumineurs de la vie, des pénombres dorées de Rembrandt aux douceurs indicibles des ciels de Vermeer ou de Ruysdael, et malgré tout le poids de la culture je me sentais léger, et plus léger encore lorsque, dans une salle voûtée, un peu en retrait, dédiée aux visiteurs cherchant un peu de silence et de tranquillité, je tombai sur ces centaines de petits dessins ou de coloriages affichés, comme une mosaïque en triptyque, tous réalisés par des enfants et des ados d’un peu partout et s’inspirant tous des peintures des maîtres anciens. Merveille !

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    Et merveille aussi, que le film de Denys Arcand intitulé Les invasions barbares, chant d’amour et d’amitié marquant lesretrouvailles tardives et d’abord rudes, puis en crescendo de tendresse, d’un père en fin de vie et de son fils rassemblant, autour du vieux jouisseur mal embouché, ses maîtresses et ses amis dont la tribu évoque toute une génération, ses révoltes et ses illusions, son culte parfois imbécile des« ismes » et ce qui reste plus important que tout ça : le chant du monde par delà le poids du monde…

     

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    Paul Valéry. « Le premier mouvement des uns est de consulter les livres ;le premier mouvement des autres est de regarder les choses ».

     

    SloterdijkPV.jpgÀ La Désirade, ce mardi 7 juillet. –Fraîcheur matinale bienvenue. Je renoue avec une pensée active à la reprise de Tu dois changer ta vie, de Peter Sloterdijk, à propos de « la religion » et de l’immense malentendu qu’elle représente aujourd’hui.

    Mais de quoi s’agit-il au juste ?  Que représente exactement la réalité englobée par le concept de religion ? Qu’est-ce exactement que « la religion » et qu’est-ce exactement que « la foi » ? Quel sens cela a-t-il eu dans ma vie et qu’en est-il aujourd’hui, en dehors d’une réflexion constante sur les thèmes relevant de la« spiritualité » ? Pourquoi ai-je, à portée de main, toute unebibliothèque consacrée à « la religion », à cette « personne » fictive qu’on appelle « Dieu », à la personne probablement historique prénommée Yéshouah, et représentée, sous le nom du Christ des douleurs ou du Pantocrator, sous toute formes picturales ou sculpturales, en gisant, en crucifié, distribuant des renoncules ou des dragées aux enfants ? À quoi « tout cela » rime-t-il nom de Dieu ?

    Dans La folie de Dieu, Sloterdijk a déjà déblayé le terrain dans son état actuel, sur fond de mouvements de masse et de « retours » divers au religieux. Dans Tu dois changer ta vie, il reprend la question à la racine en émettant un premier doute sur l’existence même de « la religion » en tant que telle, qui ne fait question « scientifique » que depuis lemilieu du XIXe siècle. 

    Et de renvoyer aussi aux dernières pages d’Ecce Homo, de Nietzsche, qu’il estime le tréfonds d’un puits d’où pourrait rejaillir une eau vive – mais tous les termes de « religion », de « spiritualité », de « foi » et consorts seraient à reconsidérer, voire à renommer dans une « langue alternative ».

    Pour ma part, c’est sous l’angle du roman, au sens large où notre vie participe d’une fiction en train de se développer, que j’aimerais y revenir. Roman familial d’abord. Roman de formation ensuite. Roman d’éducation sentimentale. Roman d’idées. Roman de l’expérience complexe, modulée par des personnages, comme je l’ai fait dans Le viol de l’ange e comme j’y reviens avec La vie des gens.

    Question roman familial, qu’en était-il de « la religion » pour mes parents nés, respectivement, protestant (mon père vomissait par ailleurs les fastes du Vatican) et catholique (notre mère) de la mouvance des vieux-catholiques, récusant le dogme de l’infaillibilité papale ?

    Christ8.jpgD’où ma grand-mère paternelle, très prude, tenait-elle son puritanisme de Vaudoise, née Vuillemin, et son recours sentencieux aux « paroles » bibliques, tirées surtout de l’Ancien Testament, style vanité des vanités ? Et que signifiait concrètement le ralliement de mon grand-père maternel à la secte adventiste ? Pourquoi telle de mes nièces, qui ne va jamais au culte, a-t-elle décidé avec son jules de se marier à l’église, répétant à trois reprises son entrée avec son père sur le thème de la Marche Nuptiale ? Est-il toujours important de se rendre « au culte » ou « à la messe » pour des foyers suisses décidés aujourd’hui d’ aller de l’avant  ?

    Autant de questions que je voudrais relancer en romancier, en multipliant les épisodes illustrant une réalité des plus variées, représentant autant de possibles stories

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    Jean Dubuffet : « L’homme de culture est aussi éloigné de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action ».

     

    À La Désirade, ce mercredi 8 juillet. - C’était la fin de la journée sur une petite place d’Amsterdam, il y a exactement une semaine. Quelques heures auparavant, j’avais pris mes quartiers dans une soupente plus ou moins bohème de l’hôtel The Poet, à cent mètres derrière les jardins du Rijkksmuseum, puis j’avais fait une longue balade le long des canaux, du côté de Rembrandtsplein, retrouvant immédiatement le réflexed’attention vive du piéton en cette ville où, à tout moment un ou douze ou centdouze cyclistes risquent surgissent on ne sait d’où en zigzaguant, avant de revenir au Vondelpark dans lequel s’était réunie la plus joyeusement indolentedes foules estivales, mille enfants et milles amoureux, musiciens et flâneurs,un vrai bonheur du soir dont j’avais capté quantité d’images au moyen de matablette magique i-Pad Mac le Nomade.

    Or, la nuit venant, je m’étais retrouvé dans un autre quartier, cherchant une terrasse où lire et écrire en abreuvant mon frère l’âne par la même occasion ; et je continuais de me recommander la plus vive attention à l’égard du vélocipédiste à tout coup inattendu, non sans me rappeler aussi, in petto de faire gaffe à mes affaires,entièrement contenues dans une sacoche utilitaire, tablette comprise. 

    Unknown.jpegMais voici qu’à un moment donné me reposant sur un banc circulaire, l’envie me prit de revoir mes images de la journée, toutes captées par Mac le Nomade contenant,en outre, la copie des 120 premières pages d’un roman en chantier que je venais précisément continuer en ces lieux à cause d’un de ses personnages, sans compter les milliers de pages de mes carnets, une douzaine de livres enregistrés et j’en passe.

     

    Bref,une voix ne cessait de me répéter depuis le début de ma balade : gaffe à Mac le Nomade. Et voilà que je dépose l’objet sur le banc, me lève pour lire jene sais quoi sur une affiche, avise les terrasses éclairées de l’autre côté de la rue, manque de me faire écraser par trois cyclistes, reviens un peu hagard au banc récupérer ma sacoche, et là se commet peut-être l’Acte Manqué fameux, bref je reprends ma sacoche en laissant l’objet-que-je-ne-dois-surtout-pas-oublier sur le banc, etc.

    Je fais ensuite cent mètres dans une direction, et quelque chose me tarabuste le subconscient, puis je traverse la route et fais cent mètres en retour, et tout à coup j’ouvre ma sacoche, j’en fouille les poches, et ce que je constate m’hérisse soudain le poil.

    Donc je reviens au banc où je me rappelle que je me suis arrêté, sans y retrouver évidemment l’objet. Je refais cent mètres d’un côté, puis de l’autre, je tourne en rond, j’enquête auprès des serveuses et serveurs des terrasses d’en face, mais rien de rien : l’objet n’y est pas plus que là-bas. Alors, parano, j’imagine qu’un cycliste,peut-être mortifié de ne m’avoir pas renversé, l’aura repéré et s’en sera vite emparé. Sait-on jamais avec les cyclistes d’Amsterdam ?   

    Puis je reviens à la raison : le même jour ont eu lieu mille événements terribles de par le monde, et la perte d’un objet, même précieux pour moi, ne va pas me désespérer. Du moins suis-je vexé. Et je me dis, alors, tout simplement :le con.

     C’était il y a une semaine. Le travail que j’avais prévu d’avancer dans ma soupente de l’hôtel The Poet n’a aucunement pâti de la perte dema tablette, se poursuivant sur mon vieux PC, mais j’avais mis une croix sur l’espoir de retrouver celle-là, non sans revenir trois fois à l’Office des objets trouvés, où l’on m’en fit voir d’autres. Ainsi donc, il y avait encore des brave gens de par les rues d’Amsterdam, qui recueillaient les tablettes égarées. Mais retrouver Mac le Nomade ?

    1780757_466473153475483_1997072136_n.jpgEt voilà qu’une semaine après, un appel d’Amsterdam m’annonce la bonne nouvelle par la voix d’une jeune femme, au prénom d’Aimée, qui nous apprend (Lady L. m’a relayé pour la communication détaillée en anglais) qu’elle a découvert Mac le Nomade abandonné sur ce banc-là, tout à côté de son logis, et qu’il lui a fait la même impression qu’un petit chien abandonné. Ainsi l'a-t-elle recueilli...

    Chère Aimée sensible au sort des petits chiens ! Et quel bonheur d’apprendre, dans la foulée, que c’est cette Aimée cosmopolite, cheffe d’entreprise et spécialiste de la méditation et du yoga, très attentive ( !) à la bonne maintenance physique et psychique de sa prochaine et de son prochain, qui aura restauré ma confiance parfois défaillante en l’humanité.

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    Paul Valéry :« Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».