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Livre - Page 87

  • De la résistance douce

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    Comment Cécile et Chloé, chacune en son campement volant, travaillaient de concert à la réparation du monde.

    Une enfance enchantée n’est pas forcément incompatible avec l’aménagement d’une conduite d’eau en zone de sécheresse, et Cécile, qui avait eu dès se deuxième année, en la personne de Théo, un agréable cheval de promenade à elle seule, transformable selon les jours et les régions en mulet (pour gagner les hauts d’Anniviers) ou en zébu, avait développé, très tôt, la double capacité de se mettre en joie tous les matins à l’appartion du Lapin Blanc que figurait son père en pyjama bleu, et de compatir au sort des malheureux qui n’avaient ni cheval ni terrier plein de victuailles, ni de contes à entendre tous les soirs, mais la misère et la faim dans le monde dit réel.

    Jonas adolescent fut le premier amoureux de Cécile enfant, qui continue de l’aimer comme s’ils n’avaient cessé de s’épouser à travers les années de multiples façons, dans une suite de jeux de rôles dont ils sont restés seuls, avec Chloé et feu Christopher, à connaître les règles.

    Le petit complot de résistance active date d’une première réunion trinitaire à 3400 mètres d’altitude, en plein jour blanc cerné de brouillards, au bord du cratère du volcan au nom d’Irazu, à l’aplomb d’un lac acide vert toxique.

    Les trois initiateurs de cette première conspiration douce, à savoir Cécile et ses amis-pour-la-vie Jonas et Christopher, rejoints par Chloé la nuit suivante sur Skype, revenaient alors d’un pèlerinage au sanctuaire de la Negrita, Vierge noire dont Jonas avait relevé le cousinage avec la Madone balafrée de Czestochowa devant laquelle il s’était inclin. dix ans plus tôt en compagnie d’Olga. Ils avaient ensuite traversé les forêts de brouillards  proches du Cerro de la Muerte afin d’observer le vol de pariade du quetzal que Christopher avait, un peu sentencieusement, donc à l’opposé de son naturel ordinaire », qualifié de « resplendissant oiseau divin des Mayas, des Incas et des Aztèques ».

    Ce langage de guide touristique marquait, plus que de l’ironie, absolument étrangère à la complexion mentale de Christopher, son intention bien plus proifonde, positivement humoristique, de commenter à l’avance ce que l’épaisseur du brouillar annonçait, à savoir l’effacement par la froide grisaille,  des couleurs de l’oiseau dont ils ne verraient ni le vert iridescent du pluamge, ni la gorge écarlate , ni même la pointe de ses plumes rectrices longue comme un bras.

    quetzalbirdglyph.jpgOr, le fait de ne point voir l’oiseau mythique dont les plumes orbnaient le divin Quetzalcoatl, inspirerait précisément les conspirateurs en leur premieère conférence au bord du gouffre où il fut décidé de travailler, désormais et partout, fût-ce dans le plus épais brouillard des circonstances, à la réparation du monde commencée par la restitution, aux choses et aux êtres, de leurs couleurs, à la lutte contre ceux-là, dont un Nitchevo, qui ne voyaient plus que la noirceur de tout, enfin et surtout à la restauration et la préservation d’un temps permettant de voir, de ses simples yeux de mortel, et par exemple du sommet du métaphorique Irrazu, les deux plus grandes mers de l’Atlantico et du Pacifico, et l’entier de la Planète alentour – à réparer elle aussi et peut-être avant tout.

    Et Christopher, entouré de Cécile et Jonas, avait constaté tout haut ce qu’ils pensaient de concert : « À un moment ou à un autre, même ce qu’il y a de plus caché, de plus craintif, se montre, à condition de lui laisser le temps. À un moment ou à un autre, toute chose se manifeste ».

    Compléments documentaires sur les activités mondiales du nouveau mouvement dit de la Résistance douce : Loin de se réduire à ce que ses détracteurs qualifèrent de Sweet Attiude, le mouvement amorcé le 11 septembre 2001 en plein brouillard impropre à la navigation aérienne, sur un volcan du Costa Rica, par Cécile, Jonas et Christopher, peu suspects par ailleurs d’aucune complicité avec aucune faction politique instituée ou défendue par la force, allait se propager en multipliant les alliances, durant les années suivantes, à proportion de la conviction croissante que, merde, « tout ça ne pouvait » pas durer. Jamais borné à la dialectique ancienne des exclusions et autres  trahisons pragmatiques, ledit mouvement, dont Nitchevo le catatrophiste décria trop aigrement l’optimisme-malgré-tout, ne se rangea pas pour autant dans la mouvance mellifluente de l’obsolète New Age, mais préfigura un nouveau dolce stil nuovo dont ce roman en chantier se propose, n’est-ce pas, de défendre et d’illustrer l’esprit…

     

    (Extrait d'un roman en chantier, p.100)

  • Le sens de tout ça

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    Quelques esquisses de réponses à beaucoup de questions de Geneviève Erard, revisitées le jour de mes 68 ans...

     

    - Pourriez-vous évoquer votre enfance et votre adolescence ?

    - L'enfance est un monde. C'est le premier monde. Georges Simenon disait que tout se jouait dans ce qu'on appelle la tendre enfance qui est souvent plus dure qu'on ne le dit. À vrai dire la toute première enfance, même avant la naissance, puis avec le choc terrible de la venue au monde, et ensuite les premiers mois à crier et à gigoter, à tâtonner et à ramper, et les premiers mots - tout ce qui se passe là relève souvent du cauchemar. Mais le dire est difficile, même si les choses de l'enfance et les mots de l'enfance se décantent dans la mémoire et deviennent plus nettes avec le temps.  En 1975 a paru à Lausanne, aux éditions L'Age d'Home, un extraordinaire roman d'un Russe du nom d'Andréi Biély, intitulé Kotik Letaev et revisitant le théâtre fantastique des premier mois d'une enfance, en interrogeant les premiers mots des premières choses aperçues. Pour ma part, j'ai fait cette expérience de ne pouvoir presque rien dire de mon enfance avant la trentaine, lorsqu'une phrase des discours de mon grand-père paternel m'est revenue tout soudain: "Une cigarette tue un lapin, dix cigarettes tuent un cheval". C'est sur ces mots, en effet, que commence mon deuxième live, paru en 1983 à L'Âge d'Homme et intitulé Le pain de coucou. On y trouve les séquences, entre Lausanne et Lucerne, d'une espèce d'Amarcord, où l'enfance est captée à travers les mots et magnifiée. Plus trivialement, c'est le "film" d'une enfance ordinaire, dans une famille de la classe moyenne (père employé, mère au foyer) comptant quatre enfants, dans une maison subventionnée typique de l'immédiat après-guerre, sur les hauts de Lausanne, au bord d'un ruisseau où l'on trouve encore des écrevisses, avec des champs sous nos fenêtres et des forêts tout autour. Je suis revenu sur ce monde-là de la maison, du quartier, de la ville et de toute cette époque des années 50 et suivantes dans un autre livre plus récent, L'enfant prodigue, paru en 2010 et qui parle à la fois, cette fois, de ce qui nous a été transmis en tant qu'enfants et de ce que nous donnons à nos propres enfants qui nous aident à leur tour à redécouvrir le monde. Quant à l'adolescence, j'y vois surtout le passage du corps dépendant au corps conquérant, avec un début de liberté.   C'est à l'adolescence, disons entre dix et treize ans, que je me suis perçu dans ma différence d'individu, avec mes premiers choix personnels et mes premiers refus - mes premières révoltes. Deux signes précis: qu'à treize ans je me suis identifié au héros de Vipère au poing  d'Hervé Bazin, même si ma propre mère n'était en rien un monstre; et que j'ai écrit mon premier article, à quatorze ans, sur le thème du pacifisme et de l'objection de conscience. Quant à avoir de la nostalgie de mon enfance et de mon adolescence: aucune. Ou alors ce serait la nostalgie de toute une époque et, plus généralement de ce qu'on pourrait dire un premier paradis plutôt imaginaire que réel. Je dirai: l'île au Trésor de notre mémoire.

     

    BookJLK15.JPG- Quel est, pour vous, le rapport entre la lecture et l'écriture ?

    - La lecture, au sens très large de la perception, est notre première expérience du monde. J'ai appelé "Lectures du monde" la suite de mes carnets publiés, de 1973 à 2014, représentant aujourd'hui quelque 2000 pages. Or cette pratique a commencé avec la lecture de l'enfant sur les lèvres des effrayants inconnus qui l'entouraient, puis la mère a lu sous la lampe et parfois le père, ainsi de suite. En préambule de mes Passions partagées (carnets de 1973 à 1992), j'ai composé un texte intitulé L'Aventure de lire où je raconte tout ça, sans parler de tout le reste. On lit Cendrars à quinze ans et tout de suite on a envie d'en parler autour de soi, donc on devient critique littéraire et même éditeur. Au collège, vers quinze ans, je me suis passionné pour je ne sais plus quel texte de Ramuz sur lequel j'ai écrit avec un premier bonheur. Puis ce fut l'enthousiasme presque physique à la lecture d'Alexis Zorba, bien avant le film, ainsi de suite, tout ça plutôt à l'écart de l'école. Mais je ne crache pas sur l'école. Au gymnase de la Cité, un Wilfred Schiltknecht nous a fait lire Frisch et Gottfried Keller (Die Leute von Seldwyla), un François Mégros nous a fait lire Pirandello et Dante, un George Anex nous a fait lire Baudelaire et nous a lu des pièces entières de Giraudoux, de Beckett ou d'Anouilh. Ensuite, la grande rencontre pour moi, après mes débuts dans la critique littéraire à La Tribune de Lausanne, en 19769,  et le journalisme culturel, a été celle de Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L'Âge d'Homme, lecteur fabuleux et passeur hors pair.

     

    BookJLK1.JPGBookJLK2.JPGPour l'écriture, j'avais commencé de tenir des carnet en 1965-66 avant et après un voyage en Pologne où, gauchiste déjà déviant, j'ai découvert le socialisme réel et la réalité "pour mémoire" de l'usine à exterminer d'Auschwitz. Puis, à la suite d'un accident de moto, dans la foulée des Autobiographies de Brunon Pomposo de Charles-Albert Cingria, lequel m'avait libéré entretemps du discours marxiste, j'ai écrit un premier récit, en 1973, cristallisant les expérience de ma "folle jeunesse" sous un titre pompeusement romantique tiré de la Sonate d'automne d'Oscar Lubicz-Milosz et suggéré par Dimitri, Ô terrible, terrible jeunesse ! Coeur vide ! En me rappelant ces étapes, je constate que je n'aurai écrit que trois livres en trente ans, avant de passer à la cadence d'au moins un livre sinon deux par an. C'est que, parallèlement, je voyais, en tant que chroniqueur littéraire, les livres inutiles déferler. Or je me pique de n'avoir publié que des livres pour moi marquants, poil aux dents. Donc la lecture et l'écriture seraient deux moments d'une même démarche incluant l'expérience existentielle, l'absorption et l'expression. En perspective cavalière, je constate que mes écrits se partagent entre la chronique continue de mes carnets, deux romans et une vingtaine de nouvelles, plus une kyrielle de proses digressives qui se multiplient à l'envi sur la trame de mes blogs et de Facebook, comme un work in progress sans cesse nourri par de nouvelles lectures, d'autres voyages ou de nouvelles rencontres. Quant à celles-ci, il y en a une seule dont je puisse dire qu'elle a changé ma vie et ce fut celle, un soir dans un bar, de celle que j'appelle ma bonne amie, à qui  tous mes livres sont dédiés.             

     

    Bonnard117.jpg- Qu'est-ce qui fait l'unité de tout ça ? Quel sens ce travail a-t-il au fond pour vous ?

    - Je suis très attentif à ce qu'on pourrait dire le noyau d'une oeuvre. Tous les écrivains (et je pourrais dire les peintres, les musiciens ou les philosophes) que j'aime ou que j'admire gravitent autour d'un noyau. Il en va d'une certaine densité et d'une certaine qualité d'être. Cela ne se mesure pas mais ça se sent, et c'est valable pour des auteurs qui peuvent être diamétralement opposés. Je nourris une double passion, depuis ma vingtaine, pour deux écrivains aussi différents l'un de l'autre que Stansilaw Ignacy Witkiwicz, génie polonais polymorphe à tendance catastrophiste infiniment sensible au poids du monde, et pour Charles-Albert Cingria qui module le chant du monde avec une fantaisie inégalée et non moins de profondeur. Le noyau de l'un et de l'autre sont immédiatement perceptibles, comme le noyau de Schubert, le noyau de Bonnard, le noyau de Walser, le noyau de Tchékhov, ainsi de suite. Pour ma part, quoique me relisant très peu, je sais que tout ce que j'écris, sauf en matière de journalisme purement factuel, se relie au même noyau. Noyau religieux si l'on veut, au sens très large de ce-qui-relie. Plutôt. noyau ontologico-poétique. Noyau sombre, que la présence lumineuse de ma bonne amie adoucit. Noyau de joie, qui me fait léviter malgré moi.       

     

     Viol de l'ange.JPG- Quel regard portez-vous aujourd'hui sur le monde ?

    - Le monde me désespère et m'enchante. En tant que pure incarnation du signe des Gémeaux, j'ai toujours senti la dualité de la réalité, non sans aspirer à la fusion tierce d'une espèce de réalisme poétique.  En art comme en littérature, l'esprit binaire est à mes yeux une impasse, autant que la soumission aux idéologies politiques ou religieuses. Je me suis efforcé, dans un "roman virtuel" fourre-tout intitulé Le viol de l'ange, de concilier mes contraires discursifs et lyriques par le truchement de nombreux personnages incarnant en quelque sorte ma réflexion sur le drôle de monde dans lequel nous vivons, autour du viol et du meurtre d'un enfant. Aujourd'hui, j'en ferais un roman moins littéraire et plus direct, et j'en ai de plus en plus envie, mais en aurai-je la force ? Mon naturel galopant n'est-il pas ailleurs ? On ne peut jurer de rien: c'est parfois le livre qui vient vous chercher et c'est d'ailleurs ce qui m'est arrivé un jour, à Vienne, au café Diglas, quand Le viol de l'ange a commencé de s'écrire à mon corps il est vrai peu défendant...       

     

    BookJLK7.JPG- Que pensez-vous du temps qui passe et de la mort qui nous sépare des autres et nous rapproche toujours plus de nous-mêmes ?

    - Je ne crois pas que le temps puisse se penser: il se vit et nous en captons les effets. La mémoire, qui est la grande affaire de l'écriture telle que je l'entends, n'est pas une matière morte dans laquelle on puise mais une substance vivante que nous portons à plus de réalité en l'accueillant et la revivifiant. La mémoire n'est pas notre passé mais notre futur. Nous sommes des bibliothèques en mouvement, des livres ouvrant leurs ailes comme les anges de la vision proustienne; la littérature n'est pas consommation mais consumation, et la mort, à la lettre, n'existe pas.

     

    Mon vingtième livre, paru à L'Âge d'Homme où j'ai tant reçu, s'intitule L'échappée libre et tels sont ses trois exergues:

    Signé Fiodor Dostoïevski: "Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous."   

     

    Signé Ludwig Hohl: "Celui qui n'a pas vu qu'il est immortel n'a pas droit à la parole."

     

    Signé Marcel Proust: "Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, on l'a vu, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort."

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  • Avatars de l'Auteur-culte

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    Olga déjouait la tyrannie de Nemrod avec élégance.

    Le despotisme de l’homme de lettres est à géométrie variable et multiples ruses pas toujours faciles à déjouer, mais en la matière Nemrod était plutôt du genre massif et matois, non sans panache à l’ancienne.

    Marie, en tout cas, n’avait pas détesté les premiers avatars, d’un véhément romantisme, du jeune émule du comte de Lautréamont oscillant entre la fronde libertaire et l’expressionnisme lyrique à foucades. L’idée d’une carrière lui était alors absolument étrangère et cette pureté se retrouvait dans les premiers manifestes poétiques que représentaient Exacerber l’étincelle ou Foudres viscérales. En outre, le mélange de fraîche forfanterie et de gaucherie rugueuse du lascar, autant que son charme frotté de sauvagerie où Marie flairait aussi la bête d’amour, avaient touché Rachel et même Sam, en dépit de la prévention naturelle de celui-ci à l’encontre des gens de lettres, et la vigueur affirmée et non dogmatique de la révolte de Nemrod, tranchant sur la fade moiteur satisfaite du milieu académique et littéraire de ces années-là, lui avaient acquis d’autres sympathies encore, notamment de Léa et de Théo.

    Quant à l’égomanie de Nemrod, déjà pressante et parfois oppressante, Marie s’y était faite à proportion d’autres aspects du personnage, qui la valorisaient au contraire. Ainsi avait-elle accepté les règles de plus en plus contraignantes de l’organisation quotidienne du poète liée à son Ascèse de Création, exigeant, dès leur installation dans le pavillon en banlieue, une pièce, à lui seul dévolue, pourvue d’une table, des rames d’un certain papier, tout un assortiment de crayons et de plumes, d’encres et de buvards, une rose pour la semaine et des cigares.    

    Tout le temps de leur première cohabitation, Marie se sera chargée de ce qui touchait à la matérielle, dont on peut s’épargner de détailler les nombreux aspects au motif qu’il s’agit là des personnages d’un roman, mais l’amour et l’eau fraîche des premiers temps n’empêcheraient pas, bientôt, les amants de se désaccorder parfois, soit que Marie eût fait le moindre bruit pendant les heures absolument silencieuses qu’exigeait l’Ascèse de Création, soit que Nemrod se fût senti pris à la gorge par l’excessif silence de la page blanche.  

    Quant à Olga, sa force, à la fois instinctive et acquise d’expérience, aura été, d’une part,d’acclimater à sa façon l’orgueil, sinon la vanité, du littérateur, et ensuite de ne jamais se livrer à aucune comparaison ni aucune compétition entre eux.

    Olga se fait une assez haute idée des choses de l’art, mais la pose artiste lui a toujours paru pendable et souvent miteuse, comme elle l’a très clairement signifié à Nemrod chaque fois qu’il donnait dans ce travers.

    Olga ne se considère artiste en aucune façon, quand bien même sa manière, tellement élégante et délicate, de résister au despotisme parfois grossier de Nemrod, relèverait bel et bien d’une sorte d’art de vivre ignoré de beaucoup de prétendus créateurs. Il ne serait pas exagéré de parler, à ce propos, d’un véritable art de la pointe, en matière de diplomatie relationnelle, comparable à celui que nous verrons Jonas pratiquer avec les gens, ou Christopher en sa spécificité rarissime. Telle étant l’aristocratie naturelle observable à tous les étages de la société, à distinguer clairement de tout guindage d’origine ou d’arrivisme, et de toute arrogance écervelée.

    A cet égard, il est indéniable que les rodomontades à la fois irréfléchies, crânes et touchantes, du premier Nemrod des temps de Marie, auront passé grâce à l’humour de Rachel et aux bourrades de Sam, le protégeant de la cuistrerie ambiante, ou de la muflerie, des milieux dont il peinait à se distinguer ; après quoi le soin d’Olga serait d’affiner encore le rustaud.

    L’angoisse de Nemrod, face au Gros Animal que figure la société, tenait en partie à son extraction de fils de terreux. Se voyant lui-même en petit Poitevin de rien du tout fuyant les cours de fermes, il aura dû prendre sur lui, comme on dit, pour s’affirmer plus difficilement, en France snob, que ce ne fut le cas pour Olga débarquant à Cracovie des plaines croûtées de merde sèche de Lipce Reymontovskie.

    Mais le Nemrod fondamental est ailleurs, et l’attachement fidèle, voire inconditionnel, d’Olga à l’auteur de L’Ouvroir, tient à ce qu’elle appelle son Noyau, et peu importe qu’il soit lié à tel ou tel secret : là se trouvant aussi bien le cœur et le moyeu mystérieux du génial faiseur.

    Olga est à peu près seule à avoir parié, malgré ses errances et autres complaisances, pour le meilleur de cet apparent histrion, tenant de l’Arlequin transformiste et du faussaire à double jeu plus profond qu’on ne l’aurait subodoré. Mais Olga s’en est tenue mordicus à cette intuition première selon laquelle il y avait, dans la vie et l’œuvre de Nemrod, ce Noyau d’où partait son cri de saurien préhistorique quand il lâchait son foutre, ou son remerciement au ciel lorsqu’il bouclait une vraie page d’écriture.

     

    À propos des périodes successives marquant l’évolution de l’œuvre de Nemrod, hétéronymes compris : Pour ce Nemrod fondamental, dont elle se fichait orbitalement que son Noyau relevât de l’essence ou de l’existence, Olga s’était montrée prête à faire la vaisselle et à rincer ses caleçons ou, plus tard, à lancer un plan marketing indispensable à ses livres devenus vendeurs, à dater de Quelques Petits Riens et tout au long de ses périodes successives, de l’érotisme haut de gamme à son fameux Retour au Quotidien, jusqu’à la nébuleuse des hétéronymes. Contrairement à ce qu’il en allait pour Nemrod, le jeu social amusait Olga, qui y associait volontiers ses amis ou Jonas quand il en avait le loisir. Nemrod se disait agoraphobe, tout en se faisant un devoir de rencontrer son public, mais c’était pour son propre agrément à elle, ou celui de la Maréchale l’accompagnant, qu’Olga multiplia les tournées de dédicaces de salons en salons, dès la flambée de Quelques Petits Riens, calant assez de rendez-vous à son auteur pour le retenir en signature, et l’exténuer si possible, pendant qu’elle découvrait, en bonne compagnie, les régions d’abord proches et de plus en plus lointaines, ensuite, au fil des nouvelles traductions du livre-culte, jusqu’en Islande telle fois, avec Cécile, ou avec Rachel à la Foire de Pétersbourg, au Japon ou sur des paquebots à croisières réservés aux seniors. Est-ce à dire qu’ainsi Olga se vengeait, d’une certaine façon, de la tyrannie que Nemrod lui avait bel et bien fait subir parfois ? Ou bien récupérait-elle les dividendes de sa mise initiale ? Mesquines remarques, objectera le romancier d’un ton ferme. Bien plutôt, Olga jouait le jeu. Tirait certes les ficelles, mais se réjouissait aussi loyalement, pour Nemrod, de la reconnaissance de ses livres de plus en plus grand public, du mémorable Féminaire, cent fois réimprimé et traduit, à la série policière de l’Inspecteur Bartleby, sous son premier pseudo de Nancy Dolan, en passant par les « romans durs » de sa période néo-réaliste à la Tchékhov. Pourtant, insistaient les échotiers mal intentionnés et autres critiques envieux, Nemrod n’avait-il pas trahi la cause de la Littérature avec une grande aile ? Foutaises, répondait Olga, et d’ailleurs vous n’en avez que faire, faux derches que vous êtes, qui ne lisez jamais et n’aimez rien.  

    (Extrait d'un roman en chantier, p.82)

    Peinture: Claude Verlinde

  • Autres nuances de gris

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    Le Nemrod érotomane a toujours fait rire Olga.

    Nemrod a cru dominer les femmes. Ses écrits érotiques de la période suivante étaient censés dire quelque chose de décisif à ce propos, signifiant un regain de crânerie dans l’affirmation d’une indépendance phalloïde retrouvée. 

    Les figures du Fouet retenu et de la Fente ignorée devaient alors structurer un nouveau Pacte amoureux, expliquait Nemrod dans le préambule à son Eros furieux, dont les proses libertines rompirent avec la période minimaliste de Quelques Petits Riens - tout cela dont se gaussaient Olga et Marie, puis Rachel et Flora, au fil de très médisants téléphonages. 

    Autant Jonas avait excellé dans son gorillage du Nemrod se targuant d’humilité rurale, puis d’ancestrale sagesse terrienne, à l’époque de Quelques Petits Riens, autant Olga et ses amies s’amusèrent à persifler le néo-libertin assimilant la Femme à la Mort et se proposant conséquemment de la neutraliser par le défi glacial ou, tout au contraire, de l’enculer à cru.

    Nemrod, aux estrades, se grisait de s’entendre proférer des énormités qu’il se figurait subversives en diable, naturellement reçues comme telles par les niaises et les jobards des milieux divers, sans parler des médias qui raffolèrent de ces écarts verbaux, cités jusque dans les tabloïds ou parut une fameuse image de l’écrivain nu sur un rivage torride, entre les filles-chattes Doudou et Suleika, son membre juste flouté        

    Olga et la Maréchale daubèrent sur l’hypocrisie du floutage, de plus en plus répandu en ces années de croissant exhibitionnisme tous-ménages, non sans noter avec satisfaction la colère vive de Nemrod, bonnement piégé par son ostentation.

    Ainsi, comme il s’était trouvé dépassé, après le succès monstre de Quelques Petits Riens et des Eloges du moindre, par le goût, devenu mode, du peu de chose, préludant à l’extension du domaine de l’insignifiance et du n’importe quoi, Nemrod découvrait-il à présent l’écoeurante banalisation de l’interdit et l’acclimatation de ce qu’il vivait encore, lui, à la façon des vrais bicandiers d’un Rabelais.      

    Quoiqu’il en fût, et malgré l’ironie de la situation puisque, aussi bien, et par consentement mutuel, ils ne s’étaient plus touchés depuis des années, Olga continuait d’administrer, à l'enseigne de la florissante firme Nemrod & Co, les biens-fonds et mobiliers de son amant et ami-ennemi littérateur dont le dernier pavé de cette période, intitulé Féminaire, lui gagna soudain un nouveau public très élargi, souvent indigné d’ailleurs, de femmes entre deux âges et,pour ses parties explicitement sado-masochistes, de jeunes filles impatientes d’être ficelées, menottées à quelque radiateur à nuances grises ou même fouettées.         

    Or Nemrod n’avait pas cherché réellement le scandale, Olga le savait, et même Clément Ledoux, si souvent sévère à son égard, convenait de cela que cet auteur par ailleurs si littéraire, n’est-ce pas, semblait fait pour anticiper engouements et tendances sans le vouloir vraiment, à la façon d’une sorte de médium que le succès rattrapait à son corps plus ou moins défendant, suscitant à tout coup la folle la jalousie de ses pairs.

    (Extrait d'un roman en chantier)

    Peinture: Leonor Fini.

  • Quentin Mouron dans la cible

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    À propos de Trois goutte de sang et un nuage de coke, faux vrai thriller socio-policier à double fond poético-philosophique.

     

    Le quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : le Crime et châtiment le Dostoïevski est d’emble cité en exergue, et l’on pense évidemment, en le lisant, à Non, ce pays n’es pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy, ne serait-ce que par l’un de ses deux protagonistes, shérif, se nomme Paul McCarthy… De même l’autre protagoniste, le détective cocaïnomane prénommé Franck, peut-il rappeler divers personnages ambivalents voire pervers du genre, par exemple des films d’un Abel Ferrara. 

    Cependant oublions un instant ces références ( et il y en aura bien d’autres) pour souligner le fait que, d’abord et avant tout, Trois gouttes de sang et un nuage de coke est un roman de Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour. 

    À savoir qu’il est illico marqué par la papatte de Quentin, découlant d’un regard acéré sur le monde et les gens, reconnaissable à une écriture à la fois percutante et ciselée. En outre,comme dans ses trois premiers livres, Quentin Mouron aborde de grand thèmes qui lui tiennent à cœur, à savoir :la dégradation de la société et l’atomisation des individus, la solitude qui en découle et la perte du sens fondant une vie, notamment. 

    De la génération suivant celle de Michel Houellebecq, le jeune auteur (né en 1989) pratique en outre une manière de narration-réflexion lestée de traits critiques voire polémiques, comme dans La Combustion humaine,  qui rappelle à la fois les nouvelles d’un Ballard ou les romans, justement, de Michel Houellebecq. Comme devant, l'on relèvera, ici et là, quelque trait sentencieux frisant la dissertation ou le pédantisme. Péché de youngster, dont il se moque d'ailleurs lui-même...

    Dès la première road-story de Quentin Mouron, intitulée Au point d’effusion des égouts (ce titre faisant allusion à Antonin Artaud), l’évocation d’une traversée panique des States exhalait déjà le mélange de tristesse et de rage d’un très jeune homme aussi poreux que teigneux, dans un récit à l’écriture déjà bien affirmée par ses rythmes et ses sonorités, ses images et ses formules frappées comme des médailles, dans la postérité de Céline. 

    Or on retrouve le regard du jeune routard « cadrant » l’église de Trona, symbole de spiritualité déglinguée, dansl’évocation d’une autre église-bunker, transformée en locatif, ou dans les banlieues sinistres ou socialement sinistrées des alentours de Boston. De même retrouve-t-on l’humanité ordinaire, souvent morne ou déclassées, desdites interzones suburbaines, dans ce nouveau roman qui accentue leur aspect mortifère.

    Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci,premier vrai roman de Quentin, Trois gouttes de sang et un nuage de coke  développe et approfondit la composante« tchékhovienne » de son observation, où la tendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plus acide de la société des simulacres et des masques, sur fond de décadence sociale et culturelle, évidemment liée à la désastreuse vision du monde du néolibéralisme diluant.

    Comme dans son roman canadien,l’auteur campe ici des personnages d’une réelle épaisseur humaine, dégagés de tout manichéisme moralisant mais illustrant bel et bien, de façon diverse, une aspiration à certaine pureté.

    Celle-ci est explicitement revendiquée par Franck le dandy, lecteur du Sâr Péladan (cet extravagant contempteur de la décadence fin de siècle, auteur visionnaire de livres lumineusement illuminés) et patron d’une agence privée, qui rêve de quelque crime gratuit relevant des beaux-arts, en lequel l’auteur, non sans ironie parodique, campe une sorte de meneur de jeu provocateur, qui se sert du grotesque pour mieux renvoyer moralisme et hypocrisie dos à dos. La scène finale, très théâtrale, marquant la confrontation du brave shérif supposé blanc comme neige et  du « privé » jouant les pervers, oscille entre les grimaces de Dürrenmatt et de James Ensor...

     

    Or on se gardera de chercher, dans Trois gouttes de sang et un nuage de coke, la conclusion trop rassurante d’un polar conventionnel, ni non plus l’arrière-plan « théologique » d’un Cormac McCarthy.

    Néanmoins, jouant parfaitement lejeu du thriller socio-criminel, ce roman bref et dense, au scénario bien filé et très intéressant par ses observations et ses digressions, impose une fois deplus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment, l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts d’une époque, non sans ménager des clairières d’immunité propices aux sentiments tendres et à la pensée vivace...

    Quentin Mouron, Trois gouttes de sang et un nuage de coke. La Grande Ourse, 211p.

     

  • Quentin la palpite

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    Au point d'effusion des égouts: Un premier roman qui « arrache ». En vrille étincelante, entre Los Angeles et le bout de nulle part.     

    Quentin Mouron : un nom à retenir, illico et pour plus tard. Presto à cause du premier roman de ce lascar, Vaudois et Canadien de 22 ans, dont la « papatte» d’écrivain pur-sang et la vivacité d’esprit saisissent. Plus exactement: « la palpite », selon l’expression de Louis-Ferdinand Céline dont le jeune auteur rappelle à l’évidence la « petite musique ». À savoir le rythme de la phrase : jazzy, précise, scandée, serrée, teigneuse. Pour parler de quoi ? De la Californie mythique et réelle où il débarque seul à vingt ans, après une enfance de Robinson dans les bois canadiens, avec ses parents. De Los Angeles et de son « ciel plus grand qu’ailleurs ». Du rêve qui se vend et qu’on vous reprend. Des gens qui tricotent leur névrose et « se guettent le cœur ».  Des déserts, de Las Vegas, de la frime et de la déprime, de l’amour aussi. Enfin du retour en Suisse où son entourage pépère lui demande : et maintenant ? Ceci pour la trajectoire trop résumée.

    Alors un livre du genre « sur la route, le retour » ? Absolument pas. On pourrait s’y tromper à la dégaine de Quentin, style rocker ou jeune premier de série télé, mais un masque peut en cacher un autre. Il l’écrit précisément ailleurs: « Je porte toujours deux masques : le premier pour les autres, le second pour moi-même ».

    Or Quentin Mouron n’a rien non plus, pour autant, du phraseur lettreux se complaisant dans les reflets. Dès les premières pages de ce premier récit-roman, ni journal de voyage ni confession, le lecteur est pris par la gueule. L’enjeu est à la fois existentiel et poétiquel. Le récit ne sera pas évasion mais invasion. Tout dans le détail. Le titre, emprunté à Antonin Artaud, dit à la fois le goût et le dégoût du monde. Ramuz disait autrement : « Laissez venir l’immensité des choses ». Et déferlent alors sensations, observations, notations.

    Débarqué par le ciel rouge à Los Angeles, à peine sorti de l’enfance (« j’avais pour moi les sortilèges et les rondeurs, le sourire franc – la gueule d’une pièce »), le narrateur note : « C’est une erreur de chercher l’essence dans l’analyse, postérieurement, « au réveil ». Il faut sentir le soir même, toutes voiles dehors, le vent chaud du désert et l’émotion qui brûle la gorge – le feu du ciel. Et le délire ». Et de se dire alors « pas fait pour les voyages ». Comme il dira plus tard qu’il n’aime pas aimer ! Et de « céder aux anges » en tombant à la renverse. Dans la foulée les sentences cristallisent comme dans Voyage au bout de la nuit : « Quand je joue, je sais pourquoi je joue, quand je vis, je ne sais pas pourquoi je vis ». Et voilà que les personnages défilent. Force de Quentin : le portrait au doux acide. À commencer par le cousin Paul, petit flic humilié, qui vit de « compensations ».  Auquel succède, après une sorte de « trou noir » de vertige fiévreux, la cousine Clara chez laquelle le jeune voyageur va passer plus de temps en plein quartier de Westlake à « blancheur d’hôpital », entre « petites maladies » et « ciel en cage », thérapeutes et gourous. Clara qui accuse son « ex » de toutes les turpitudes érotomanes. Clara qui paraît un soir en voie de se libérer avec son jeune cousin, mais qui rentre brutalement dans l’ordre le lendemain: "Au fond c'est l'habitude du malheur qui nous le rend incontournable". Clara que l’éventuelle vie sexuelle de son cousin fait paniquer. Clara qui lui demande lors d’une séquence un peu folle, le jour de l’anniversaire du garçon, de cesser de se branler. Clara qui finira par s’ouvrir les veines…

    Et Laura, plus tard, dont le prénom rappelle l'amour imaginaire de Pétrarque, en version macdonaldisée. Laura que le narrateur trouve plutôt moche mais que son regarde « profond, troublé, marin », touche  et qu’il finit par aimer follement, à proportion du rejet qu’elle lui oppose. Clara la folle. Laura la froide. Et plus tard, d’abord à Trona, bled perdu dont l'église-container symbolise la déréliction, puis à Las Vegas où il le retrouve, l’inénarrable Norbert, Bavarois à femmes vasectomisé et foireur qui entrainera le narrateur dans une folle bringue sur une musique démente, « une façon de grincement fabuleux qui vous étire le monde – on se voyait en kaléidoscope ». Autant d’évocations, de L. A. à Vegas via Trona qui se constituent en fresque verbale acerbe et hypersensible à la fois, semée de réflexions saisissantes de lucidité et de désarroi mêlés. Lors d’une conversation, Quentin me confiera qu’il a été aussi à l’aise, dans ses lectures, avec San Antonio qu’avec Céline, autant en phase avec Harry Potter qu’avec Madame Bovary, son livre-fétiche dans lequel il partage surtout les douleurs de  Monsieur. Et d’évoquer, aussi, la folie physique qui l’aura pris, en écriture, à l’écoute de John Coltrane !

    Ce n’est pas tout : car Au point d’effusion des égouts s’achève sur une douzaine de pages remarquables, comme assagies du point de vue de la phrase (moins de « célinisme » endiablé…), sur le thème du retour à la normale, pour ne pas dire à la morne norme. Ah vous êtes artiste ! Ah vous écrivez ? Ah vous êtes parti en voyage !? Et maintenant, vous êtes bien avancé ? Et qu’allez vous faire !? Mélancoliques et graves, tendres et sourdement violentes, ces pages  confirment mon sentiment que Quentin Mouron pourrait faire, à l’avenir, de grands livres.  

    Au point d’effusion des égouts marque, déjà, un début éclatant. Avec sa forme étrangement « compactée», comme on le dit d’un fichier d’ordinateur, il requiert une lecture très attentive (nullement fastidieuse au demeurant) qui permet d’en extraire toute la substance. On pense aussi à l’image proustienne de ces fleurs en papier comprimées, qui se déploient en beauté dès lors qu’on les plonge dans l’eau.

    « Je m’aperçois partout », écrit Quentin Mouron en se repassant les images de son périple initiatique. « Chez tous les hommes que je rencontre ». Et d’ajouter : « Les mœurs, c’est la burqa des peuples. Ils sont semblables dessous. Pas identiques. Semblables. Les paumés de Trona avaient mes traits, mes traits aussi à Vancouver, chez les Chinois. Ma gueule à Chicago. Ma pomme à Montréal. Et Phénix, San Diego, Tijuana – ma pomme encore. Je me suis miré jusqu’au fond des déserts. Je me suis aperçu sur les crêtes. Retrouvé dans les grottes. Contemplé sur les lacs. On ne se débarrasse pas du monde en invoquant les moeurs. On ne se débarrasse pas de soi en invoquant le monde ».

    Quentin Mouron. Au point d’effusion des égouts. Préface de Pierre-Yves Lador.  Olivier Morattel, 137p.

     

    (Cet article constitue la version "longue" d'un papier paru le samedi 17 décembre dans le quotidien 24Heures.)

  • Mémoire des ruines

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    Comment Olga dépasse certaine angoisse viscérale.       

    Le premier quart d’heure de chaque jour que vit Olga est plombé, avant l’aube, par une désespérance englobant toutes les sphères de la réalité en tant que telle, jusqu’aux élémentaires particules que nous sommes. Le sentiment dominant de ce moment de noir absolu revient à dire que rien ne vaut plus la peine, que tout est fichu d’avance : qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ainsi que le serinent les écrits du camarade Nitchevo, après quoi le vif lui revient et plus rien ne l’en fera démordre dès l’arrivée de la lumière.  

    La nature de ce mauvais quart d’heure est composite, moins liée qu’on ne pourrait croire à l’état du monde ou à la décrépitude indéniable qui atteint la sexa malgré l’exercice de la barre et son recours à divers cocktails de plantes médicinales, qu’à une conscience plus vertigineuse du néant de toute chose. 

    Olga s’est toujours défendu de prendre sur elle les misères mondiales et plus encore d’affecter l’air miné de celles et ceux qui feignent, en public ou sur Facebook, d’être touchés personnellement par le sort des victimes de tel ou tel conflit stratégiquement entretenu pour telle ou telle raison non avouée (le pétrole, etc.), entre autres séismes forcément injustes impliquant l’aveugle fatalité. Ce n’est pas cynisme de sa part, mais plutôt claire conscience d’un état de fait contre lequel elle, pas plus queThéo, ne peut quoi que ce soit.

    Elle vient de penser à Théo parce que lui seul, dans son proche entourage, partage avec elle la mémoire des ruines.

    Elle se rappelle l’azur translucide de ce jour-là, se reflétant dans les eaux denses du Haut-Lac à la surface duquel se découpaient aussi les sombres créneaux des monts de l’autre rive, lorsque, peu après leur rencontre fortuite à la proue du grand bateau blanc dont elle venait de humer la chaude odeur d’huile des machines, Théo, se penchant vers elle pour abriter, de ses deux grandes mains d’artiste, les siennes en train d’essayer d’allumer une cigarette malgré le vent du large, lui avait dit comme ça, contre toute attente et comme s’ils étaient complices, alors qu’ils se connaissaient à peine du Maldoror et de l’arrière-boutique de la Maréchale, que toute cette splendeur lustrale était faite pour aiguiser, voire exacerber ce qu’on pouvait dire, ou plutôt ce qu’elle et lui pouvaient dire, avait-il précisé de sa voix grave marquée par son traînant accent anglo-batave, la mémoire des ruines.

    L’expression un peu lettreuse avait fait sourire Olga, qui se dit alors qu’un Nemrod eût pu la formuler, même n’ayant pas vraiment connu les ruines, tandis que Théo s’était bel et bien trouvé, et à deux reprises, d’abord à Amsterdam puis à Londres, perdu dans les décombres exhalant l’âcre odeur de brûlé, comme elle-même, sa main dans celle du vieux Boryna, avait vu, de ses yeux vu, la Grande Place de la capitale polonaise réduite à un champ de gravats dont les plus hauts vestiges de murs n’excédaient pas sa taille d’enfant de trois ans. 

    Cependant l’accablement pesant sur Olga au moment de l’éveil, avant l’aube, ne relève pas de ces couches-là de la plus ou moins claire conscience, mais d’une sensation plus récente, physique et plus encore, comparable à une sorte de trou noir existentiel provoquant en elle un irrépressible vertige.

    C’est en elle, c’est une faille en elle qui fonde assurément son extrême et noire lucidité, et cela fait sa vulnérabilité à chaque éveil, qui se retourne ensuite en force à mesure que la lumière rétablit les nuances et détails de tout ce qui constitue ce qu’on appelle « la vie ». 

    La remontée qui s’ensuit marque ce qui pourrait se dire son retour de jeune âge de tous les jours, qui la fait s’entendre avec Cécile et Chloé aussi bien qu’avec Marie ou la Maréchale, ou tout aussi gaiement saluer les oiseaux et les jolis coiffeurs.

    (Extrait d'un  roman en chantier)

    Peinture: Lucian Freud

  • Ceux qui lancent des alertes

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    Celui qui révèle au grand jour que le tyran est un despote / Celle qui met en garde les vierges du Texas contre cet Assange qui aurait violé des Laponnes / Ceux qui lancent des bruits de chiottes dans les couloirs de l'Hospice/ Celui qui estime que la Banque du Vatican n’est pas un oxymore moins performant que  le Marché de l’Art / Celle qui estime Assange et Snowden peu fair-play à l’égard d’ une nation sincèrement désireuse d’arrêter de fumer /  Ceux qui invoquent la Dette chaque fois qu’on évoque Homère l’écrivain aveugle ou Œdipe le boiteux complexé/ Celui qui lance une alerte à la blonde / Celle  qui affole les boussoles en perdant le nord /Ceux qui sont à l’affût des canons / Celui qui rappelle à la cantonade qu’il existe des phoques tropicaux dans le golfe du Mexique / Celle qui en pince pour le phoque moine / Ceux qui lancent le javelot de la critique au front de la Raison crédule / Celui qui sous le nom nordique de Kierkegaard lança l’alerte au Christ trahi par la chrétienté taxée d’insipide limonade et de marivaudage écoeurant / Celle qui détient un solide paquet d’actions de grâce à la banque du Saint-Esprit /  Ceux qui placent leur confiance à un taux nettement en baisse / Celui qui estime que trahir la trahison n’est traître qu’aux yeux des traîtres / Celle qui  planque ses écomnomies dans un chausson aux pommes / Ceux qui ont un bas de haine contre les banquiers / Celui qui entend moraliser les transactions en blanchissant le blanchiment / Celui qui conclut une affaire win-win avec son conseiller fiscal de l’Opus Dei / Celle qui mise sur la valeur Dieu Le Père & Fils / Celle qui se fait coffrer les mains dans le sac / Ceux qui estiment puériles ces attaques  visant le bon vieux Crédit Agricole et Culturel ouvert aux Sports / Celui qui te recommande de profiter de la crise humanitaire / Celle qui relit Alerte à Champignol / Ceux qui n’ont pas de secrets d’Etat pour Maman / Celui  qui va de confession en confessée / Celle qui a dépassé sa cote d’Arlette / Ceux qui  vendent la mèche des chauves qui nous tondent,etc.   

     

    Peinture: Friedrich Dürrenmatt

     

  • Ceux qui sont tout sucre

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    Celui qui remercie celle qui l'a félicité d'être de ceux qui se congratulent / Celle qui répond pas de quoi à celui qui lui a dit service après qu'elle l'a remercié de lui sourire sans rien lui demander / Ceux qui bavent de bonté / Celui qui a l'air de s'excuser quand il demande pardon / Celle qui n'ose pas dire au Monsieur belge que le service n'est pas compté à la Buvette des sapins / Ceux qui sourient tellement qu'on leur voit les dents de derrière / Celui qui n'a cessé de répéter faut travailler la première moitié de sa vie et faut profiter la seconde / Celle qui répétait volontiers chez nous c'est chez nous avant l'ouragan venu de l'étranger/ Ceux qui te recommandent de profiter quand tu vas au Biafra / Celui qui a peur de traverser les villages de l'arrière-pays bernois  vu que même le silence a l'air de s'y ennuyer/ Celle qui ouvre une onglerie dans la laiterie désaffectée de Nidau où Robert Walser passa jadis comme un pas grand-chose qu'il était sans qu'on lui lance des pierres ça faut pas toujours exagérer / Ceux qui ont fomenté la ruine de l'onglerie où la Picarde olé olé attire nos ménagères / Celui qui reproche aux sapins jurassiens leur garde-à-vous à la frontière / Celle qui a un gros bobo dans son lit genre ex-rebelle sybarite et qui ronfle / Ceux qui font remarquer au pasteur germanophone récemment installé chez nous qu'on ne dit pas des gens bons mais de bonnes gens / Celui qui n'a pas trouvé de port dans ce pays où les fleuves ne font que passer / Celle qui dit à l'ado fugueur maintenant on te tient / Ceux qui se retrouvent au zoo de Bâle pour un colloque entre hominiens / Celui dont la rêverie au long cours fut amorcée par les portulans de son aïeul Emile par ailleurs placeur au théâtre municipal / Celle qui sanglote au lieudit Les Enfants Noyés dont l'ancien étang a été drainé pour l'extension du parking du bar Aux Âmes Perdues / Ceux qui préfèrent Ernest Hello le mystique à Virginie Despentes la miss toc / Celui qui aura toujours préféré la compagnie de Londubec et Poutillon à celle des profs de philo de centre gauche et autres raseurs genre psys concernés de centre droite / Celle qui s'est sentie exclue des conciliabules de Barabo et Poumani d'où son repli sur le tricot /Ceux qui sont tellement bons qu'on leur voit le coeur brodé sur le tricot, etc.

     

     

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de la  monumentale bio de Jean-Pierre Martin consacrée à Michaux Henri et parue chez Gallimard en 2003).   

  • Celles qui ont du chien

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    Celui que sa cougar tient en laisse dans les coursives du thonier / Celle dont les cheveux roses en jettent dans l'aréopage des gars tout latex / Ceux qui le font dans le caniveau genre néo-bobos socialistes de droite portés sur l'échange des valeurs  avec les potières lectrices de L'Huma / Celui qui lit Demain les chiennes de Démone de la Réunion / Celle qui aboie sans soif / Ceux qui se la jouent hot-dogs entre adultes consentants / Celui qu'on dit le Casanova des boxers bisontins sans raison précise à vrai dire / Celle qui coupe son teckel en deux pour passer la douane de Kennedy Airport / Ceux qui gardent le chien de leur cousine de Sienne / Celui qui a une tête de molosse et une queue de colosse donc peu d'intérêt pour les chercheuses en étude genre /  Celle qui sans vergogne déclare qu'elle a les crocs en débarquant dans le living de Doris la végétarienne lectrice de Jean d'Ormessier / Ceux qui appellent à souper Guillaume et les filles /  Celles qui sont accros à Downton Abbey et déplorent la mort prématurée du beau Pamuk victime du même ictus que le cardinal Daniélou dans une série concurrente / Celui qui lit et relit le fameux roman Celle du baigneur en se demandant ce qu'Ariane peut bien trouver à ce bellâtre de Solal / Celle qui traitée au Monoï se promène nue devant l'étal de tomates qui en pâlissent d'envie / Celles qui ont fait le Kénya et Phuket avant de se retrouver en Haute-Autriche avec ce raseur de Schlemmer lésinant sur le triolisme à la musulmane / Ceux qui étudient la lutte des classes dans les dortoirs de banlieues / Celles qui hésitent à proposer la moralisation des tournantes qui risque de donner des arguments au Front populiste / Celui qui offre un violon à son doberman Salieri qui joue déjà la Kleine NachtMusik sans partition / Celle dont même les chatteries ont du mordant / Ceux dont le roquet Sarko partage les ambitions républicaines et plus si affinités / Celui qui conseille la lecture de Boris Cyrulnik à son barzoï déprimé / Ceux dont le cynisme ne fait que mordre / Celles qui donnent la patte à poussière à qui en voudra, etc.

  • La France que nous aimons

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    Ce matin dans Le Figaro, sur une pleine page, l'historien Jacques Julliard, éditorialiste de Marianne, expose sa conception de l'identité française en réponse aux questions de Vincent Trémolet de Villers. Les lecteurs romands que nous sommes en prennent sympathiquement connaissance à fleur de dunes, avec le port de Sète pour horizon bleuté...

     

    Locarno30.pngSur la langue française: "L'identité française, c'est d'abord une langue, la nôtre. Elle est un signe de ralliement, une culture, un esprit. Je me souviens d'un séjour d'un an aux Etats-Unis. Au retour, quand je suis arrivé à l'aéroport de Montréal, au Québec, et que j'ai entendu parler français dans le haut-parleur, j'ai eu un tel saisissement que je me suis mis à pleurer".

    Proust3.jpgSur la littérature: "L'identité française, ensuite, c'est la littérature. Je m'inquiète qu'elle soit de moins en moins enseignée à l'école. Que les fables de La Fontaine ne soient plus apprises aux enfants. Que Les Châtiments de Victor Hugo prennent la poussière. Et je répète là ce que j'ai écrit dans Marianne: si je devais choisir entre la littérature française et la gauche, si la gauche me donnait l'impression de rompre avec cette nourriture essentielle que sont les livres, je choisirais la littérature. Et ce n'est pas un propos de mandarin. J'ai connu un paysan qui n'avait lu qu'un livre dans sa vie, c'était Les Misérables: il était cultivé.

    Pour Jacques Julliard, l'identité française est aussi une histoire et un territoire, et ne saurait appartenir qu'aux identitaires. 

    SJulliard02.jpgur l'ouverture au monde: "Certes, il y a aujord'hui une désolante tendance identitariste qui fait fi de l'ouverture au monde de notre pays. Cette ouverture que la Révolution a consacrée et qui existait déjà avec certains rois de France. Ce "souci du monde" fat aussi parti de notre identité. Il n'empêche: je ne voispas pourquoi la France serait le seul pays à ne pas avoir droit à une identité"... 

    Cf. Le Figaro du vendredi 5 juin 2015, p.16. 

  • Ceux qui retombent en enfance

     

    recensementCelui qui traite son épouse Frieda à moitié paralysée mais encore assez lucide, 87 ans au compteur, de vieille tomate / Celle qui prétend avoir tenu ses promesses faites à Dieu Le Fils le jour de sa communion solennelle à l’église catholique Saint-Christophe jouxtant les studios de Radio-Lausanne à la grande époque de l’inspecteur Picoche / Ceux qui font les quatre cents coups dans le pavillon Les Poulains de l’Etablissement médico-social Au Point du jour / Celui qui se rappelle l’odeur croupie des bras du ruisseau de la Vuachère au printemps des écrevisses / Celle qui a serré son trousseau dans une certaine malle qu’elle a déclarée maudite après que sa mère Fernand née Roduit eut éconduit son septième prétendant / Ceux qui en venaient au mains au cinéma Bio au temps des westerns à 50 centimes / Celui qui se rappelle assez exactement le sentiment de délivrance qu’il a éprouvé lorsqu’il a ouvert la cage des treize perruches qu’on lui a offertes pour son neuvième anniversaire coïncidant avec l’arrivée des réfugiés hongrois / Celle qui faisait payer vingt centimes à ses enfants quand leur échappait le moindre merde-chier / Ceux qui logeaient une quinzaine de saisonniers italiens dans les anciens poulaillers du domaine / Celui qui a vu l’incendiaire Gavillet de près quand on l’a emmené menotté et penaud après que les gendarmes l’eurent localisé dans le bois de la Scie sur dénonciation du taupier Jolidon/  Celle qui ne supporte plus les provocations verbales de son cousin célibataire et seul parent restant lui lançant à travers la cafétéria de l’Asile de Vieux : « Tu pines ou tu dînes ? » / Ceux qui se gaussent de l’amour des deux vieux gays en n’osant pas les taxer tout haut de vieilles pédales comme au bon vieux temps / Celui qui officiait en tant que placeur au cinéma Le Colisée dans la caisse duquel il prélevait de quoi se payer ses cigares Brissago / Celle qui prétendait qu’il suffirait d’un regard coulé de ses yeux à la Carmen pour faire chuter le nouveau pasteur du quartier probablement puceau et moralisant à l’extrême / Ceux qui se défonçaient au LSD au pied des nouvelles tours de la Cité des Oiseaux avant de se baigner nus dans la piscine entourée de barbelés / Celui qui se souvient très exactement de l’odeur des classes de l’école primaire à chaque rentrée / Celle qui se tordait les chevilles sur ses patins vissés tandis que le bel Alfredo tournait gracieusement autour d’elle sur la glace du petit lac artificiel des hauts de ville/ Ceux qui levaient la tête toutes les fins de samedi après-midi en suivant les évolutions du boulanger Thomas  se livrant à l’acrobatie aérienne à l’aplomb du stade olympique, etc.

     

     

     

  • Save My Soul

     

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    Une intensité réjouissante marquait les derniers échanges d'Olga et Jonas.

    Olga savourait la pulpe bien mûre des griottes dont Théo lui avait laissé la veille un plein sachet, tout en déchiffrant le dernier SMS-fleuve de Jonas.

    Elle lui évoquait tous les jours, depuis quelque temps, les pages nouvelles de L'Ouvroir, comme s'il s'agissait de composants de sa propre vie, et le fils de Nemrod en redemandait, toujours curieux de ce qui sortait de l'atelier paternel en dépit de l'océan qui les séparait au propre et au figuré.

    De son côté, Jonas parlait des gens qu'il avait rencontrés depuis que, par l'entremise de Lady Light, il avait fait la connaissance d'un vieil ami-amant de celle-ci, au surnom de Mister John.

    Une compréhension  éprouvée des gens, saine et toujours sereine de jugement, caractérisait ce Mister John avec lequel il avait fait, sur sa demande, le pèlerinage en divers lieux chers à son souvenir, à commencer par le Broadway Automat et le Radio Music City Hall.

    Un soir qu'ils étaient sortis ensemble, Mister John s'appuyant au bras de Jonas après l'avoir prié de s'accorder à sa marche ralentie par le grand âge, ils s'étaient arrêtés d'un même accord pour se laisser pénétrer par la vision crépusculaire de la rue.

    Jonas la décrivait à Olga dans ce SMS d'un lyrisme urbain assez rare chez lui: "La nuit était tombée et les lumières de Broadway répondaient à toutes nos prières simples. Très haut dans les airs, il y avait de grandes affiches brillamment éclairées représentant des héros ensanglantés, des amants criminels, des monstres et des desperados armés. Les noms des films et des boissons gazeuses, des restaurants et des cigarettes étaient écrits dans un feu d'artifice de lumière, et au loin on distinguait les dernières lueurs du jour au-delà de l'Hudson River. Les immenses buildings à l'est de la ville étaient éclairés et semblaient être la proie des flammes".  

    Pas plus qu'Olga Jonas ne prétendait écrire, ce qui s'appelle écrire, au sens tyrannique où le vivait Nemrod, mais les commodités du système SMS (Save My Soul), entre autres vecteurs pratiques de l'échange  synchrone, lui convenaient dans la mesure où, à n'importe quel moment du jour ou de la nuit, sauf quand il pratiquait ses apnées matinales, le subtil appareillage lui permettait, à fines pressions de ses doigts, d'atteindre Olga ou le mecton de Chloé, dit aussi l'Irlandais, le Monsieur belge à Canberra ou Théo dans son Isba, Cécile à la sortie de sa séance hebdomadaire de Taï-tchi ou Rachel pour évoquer, une fois de plus, feu le vieux Sam éternellement jeune à leur souvenir partagé.

    Le seul nom de l'Hudson avait rappelé à Olga sa propre découverte de Brooklyn Heights, des années auparavant, quand Lady Light avait commencé de perdre la vue, puis elle avait évoqué, dans un SMS aussi développé que le précédent de Jonas,  la très belle séquence de la mort du père, dans L'Ouvroir, révélant une facette de la sensibilité de Nemrod qu'elle avait toujours pressentie mais qui s'exprimait ici de manière si simple et si tendre qu'elle semblait d'une voix jamais entendue, même par Jonas au moment de sa dernière réconciliation d'avec la vieux sanglier. 

    Précisions techniques sur le réseautage des protagonistes du roman en cours: En tant que facilitateur des relations entre ses personnages, le romancier se faiit un plaisir malin de multiplier les arborescences narratives leur permettant de communiquer sans se trouver forcément engagés dans le même épisode. Pour sa part, sans quitter sa table, ou de n'importe quel lieu connecté, fort de son Samsung Galaxy III ou de sa tablette iPad Maxitech, il se plaît à relayer ou relancer les messages intercontinentaux, tels que ceux de Jonas et Olga, mais aussi les communications plus proches, par exemple de Théo et Léa (il est en ville et elle lui demande de lui ramener une botte de radis ou le dernier roman de ce Marcus Goldman dont tout le monde parle), entre autres courriels adressés par les protagonistes du roman. De surcroît, les nouvelles ressources de la narration panoptique auront ouvert une brèche temporelle permettant aux personnages du roman de converser librement avec leurs homologues d'ouvrages parus dans les années ou les siècles passés, n'excluant pas ainsi la rencontre virtuelle d'Olga la cougar et de Julien Sorel au saut du lit, entre cent autres exemples imaginables par la lectrice ou le lecteur. 

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

  • Ceux qui n'en ont rien à foot

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    Celui qui explique que le Sepp va revenir à la maison après que tous ces étrangers ont failli lui contacter la corruption / Celle dont la trisaïeule venait aussi d'Ulrichen où un prêtre italie l'a connue au sens de la Bible et la rejetée ensuite donc voilà qu'elle a dû partir avec la petite alors qu'il faisait son innocent là-bas / Ceux qui estiment que les soucis de la FIFA viennent de tous ces responsables de couleur ceci dit sans vouloir critiquer /  Celui qui déclare dans son article du Temps de ce matin qu'il est injuste, au sens libéral du terme, de sous-entendre que M. Blatter aurait trempé en de certaines eaux malpropres sans avancer le début d'une preuve confirmée par un notaire genevois, alors que les médias bas de gamme et l'opinion publique ne savent rien et se contentent de caqueter au contraire des journaux responsables tel Le Temps  se fiant à des sources semblables à l'eau Valser descendue des alpages d'où vient aussi M. Blatter par ailleurs proche des  actionnaires du titre / Celle qui fait fi des fions fusant sur la FIFA / Ceux qui estiment qu'après le départ de ce vendu de Blatter tout va changer à la FIFA sauf si Le Temps dit le contraire donc on reste attentif / Celui qui rappelle que le Sepp a grimpé là-haut à la force de la poignée en économisant sou par sou et se trouve donc confronté aux jalousies comme l'Administration du téleski d'Ulrichen ainsi est l'homme / Ceux qui insinuent qu'il faut deux Platini pour rouler un Blatter ou le contraire selon les cantons / Celui qui a fait son école de recrue avec un Roger Blatter devenu l'as du badminton dont parle Le Temps dans ses pages économiques / Celle qui a préparé une poésie d'accueil pour le retour de Sepp auquel devrait assister le conseiller fédéral Maurer également intéressé dans les fonds secrets du Qatar / Ceux qui se réjouissent de la victoire de Stan que Rodgère a saluée comme d'un ami, etc.    

  • À propos d'Olga Vsievolodovna

     

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    Ce qu'Olga recherche auprès des chiens et des livres.

    Le sens commun de la Maréchale, autant que les intuitions et la débonnaireté de Clément Ledoux auront toujours valu à la Polonaise, dès son installation au Vieux Quartier, le meilleur accueil qui soit. Avec ceux-là, jamais Olga n'a eu besoin d'affabuler. Au milieu de leurs livres et de leurs chats, elle s'est tout de suite sentie chez elle, et l'amitié gourmande qui s'est développée dans l'arrière-boutique des Fruits d'or lui est un refuge plus précieux que celui d'aucun cénacle à prétention mondaine. Pour ne citer qu'un détail, elle a reconnu, chez le couple déjà bien enveloppé à l'époque, et non moins solidement installé dans les murs cassés de l'ancienne trappe à bouquins séditieux de l'anar Volker, cette qualité de douceur et de rude bonté filtrant par ce qu'elle a aussitôt désigné, chez l'un et chez l'autre, par l'expression, littéralement traduite de sa langue,  des yeux-qui-rient.

    Certains chiens rient aussi, rien qu'avec les yeux, dont Olga se souvient avec une tendresse particulière, comme de certains passages lumineux de certains livres.

    Christopher assis devant elle, au Maldoror, silencieux et souriant absolument, incarnant à la fois l'enfant mystérieux et l'ami secret, diffusait la même sorte d'aura tenant à la fois de l'animal et de l'angélique messager, comme de ses chiens les plus personnels et de quelqes livres.

    Le zoophile n'a rien compris à l'animal, qui entend le soumettre comme un esclave ou comme un objet, sans que l'animal soit supposé le mordre ou lui dire son fait. De même le pédomane abuse-t-il de son pouvoir d'enlaidir, qui fait insulte à la surnaturelle animalité de l'enfant.

    L'enfant, sans désir jamais d'en avoir un à elle, le chien, se multipliant par tous les noms plus ou moins légendaires qu'elle leur a donnés, et les livres, dont tous les titres se réduisent ce matin à celui de L'Ouvroir dont elle va reprendre tout à l'heure la dactylographie des feuillets couverts de l'encre bleue de Nemrod, auront en somme  constitué la trinité profane d'Olga, sans l'empêcher d'apprécier la crème soubise et le pot-au feu de la Maréchale, autant que les SMS-fleuves que Jonas lui envoie jour et nuit de Brooklyn Heights.

    (Extrait d'un roman en chantier)

    Peinture: Stanislaw Ignacy Witkiewicz.

  • Ceux qui restent ouverts

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    Celui qui ne l'ouvre que sur demande ferme / Celle qui impose la fermeture du cercueil en dépit de l'heure tardive / Ceux dont la mer impose le rester-partir / Celui qui reste entrouvert à l'instar de l'huître taoïste / Celle qui se fait un plan bronzage intégral neurones compris / Ceux qui jouent l'Ouverture Nabokov en souvenir de Pnine l'Ancien / Celui qui estime que la morosité est un péché mortel /   Celle qui très imbue d'elle-même en devient imbuvable / Ceux qui se mettent en boîte sans l'ouvrir / Celui qui se livre à une pesée d'intérêt pour toute chose au risque d'en rester tout chose / Celle qui a trouvé refuge sous le petit parapluie bleu du Monsieur belge / Ceux qui cette année-là en Chine lancèrent le "mouvement des parapluies" /  Celui qui s'ouvre au Totalement Autre genre poète Tang sur le quai du métro / Celle qui n'a jamais souscrit à l'indignation à bon marché / Ceux qui a trop l'ouvrir ont la gueule de bois / Celui qui relit La Longue Marche de Simone de Beauvoir pour en vérifier l'insondable stupidité / Celle qui s'ouvrant à la dictature chinoise affirme que le peuple veut ce que veut le régime dans la mesure où le régime veut ce que le peuple veut / Ceux qui se forgent une impunité a posteriori genre Sollers et la Chine maoïste / Celui qui est ouvert au débat en cercle fermé / Celle qui laisse entrevoir la perle de son brillant intellect à l'instar de l'huître agrégée de lettres / Ceux qui votent pour la fermeure des boîtes de Pandore / Celui s'ouvre les veines au figuré donc en restant propre genre Sepp Blatter feignant la repentance mais pas trop / Celle qui ouvre le vasistas sans se demander pourquoi / Ceux qui déclenchent un courant d'air en ouvrant les hostilités / Celui qui ouvre une brèche de silence dans le mur du son / Celle qui va dans le mur de son air décidé de cheffe de projet / Ceux qui menacent les sardines de leur ouvre-boîte en inox / Celui qui traite le goujon de goujat sans preuve tangible / Celle qui prétend que Robbe-Grillet n'était qu'un butor / Ceux qui pratiquent la discussion à femeture-éclair sur le côté au cas où, etc.       

    Image: les dunes de Cap d'Agde, aquarelle.

     

  • Une énigme

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    …Et qui se demande, je vous le demande, ce que se demande le banc public quand le public s’en va ? Qui se le demande ? Est-ce qu’il y a un public pour ce genre de demandes ? Est-ce que le banc public, entre chien et loup, peut soumettre sa demande à quelque autre public que le chien et le loup ? Des clous ! Il n’y a que le public qui puisse répondre à cette demande, et le public ne reviendra jamais que pour poser son cul sur le banc public sans se demander ce qu’il se demande…
    Image : Philip Seelen

  • La passion de lire

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    Entretien de JLK avec Jean-Michel Olivier

    – Votre livre, Les Passions partagées - lectures du monde, reprend vos carnets de 1973 à 1992. Il s'arrête là où commençait L’Ambassade du papillon qui avait un ton plus politique et polémique. Comment avez-vous conçu ces deux livres ?
    - Le projet des Passions partagées remonte aux années 73-74 et sa forme a cristallisé à ce moment-là, combinant des éléments de carnets personnels et des textes plus élaborés de diverses tonalités, lyrique ou critique, intimiste ou discursive, se rapportant à mes lectures, rencontres et autres expériences formatrices. Cette forme du livre-mulet qui mêle les genres dans une même coulée à valeur de chronique, correspond à mon besoin de concilier des aspects divers voire antagonistes, de ma perception et de mon écriture, oscillant à tout instant entre l’apollinien et le dionysiaque, le cérébral et l’affectif, le nord et le sud, l’ondulatoire et le corpusculaire, ainsi de suite. La forme fragmentaire des Feuilles tombées de Vassily Rozanov, les Greguerias de Ramon Gomez de La Serna ou le Journal de Jules Renard m'ont tenu lieu de références dès ces années-là. Plus récemment, j’ai retrouvé cette forme dans La patience du brûlé de Guido Ceronetti. Je pourrais citer aussi les Journaliers de Marcel Jouhandeau et les carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas, dont les épiphanies familières touchent aux mêmes instants de présence concentrée que j’appelle, pour ma part l’état chantant  dans un des premiers textes de ces Passions. Ce livre existait donc dès 1973 et s'est développé sous de multiples titres, non sans de longues interruptions. Du moins n'ai-je cessé d'y rêver comme à une synthèse poétique de ces années de formation. Quant à L'Ambassade du papillon, il procède d'un simple découpage des carnets que je tiens irrégulièrement depuis 1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais un volume de 200 à 300 pages par année. Bernard Campiche a été le premier à s'intéresser à une publication de ce journal, dont j'ai choisi de retenir initialement sept années (1993-1999) courant entre la fin d'une relation décisive (avec Vladimir Dimitrijevic et L'Age d'Homme) et une nouvelle étape marquée par le développement plus intense de mon travail personnel lié, notamment, à l'amitié et au soutien de Bernard Campiche.
    – Ce qui frappe dans votre livre, c'est cette idée magnifique que la lecture (avant même l'écriture) est ce chemin vers l'autre, cette attention, cette écoute constante, qui est le premier véritable partage. En quoi l'expérience silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et a-t-elle modifié) votre vision du monde ?
    - A vrai dire tout m'est lecture et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres m'ont toujours accompagné partout et continuent d'être de plus en plus présents, mais j’absorbe autant dans un buffet de gare ou en voyage qu’en lisant ou en conversant avec des amis. Ma vision du monde est probablement la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au silence et à la solitude que vous évoquez, mon expérience fondatrice de lecteur du monde date de mes premières balades solitaires dans la forêt passées à mémoriser des poèmes de Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine (mon préféré) ou d’Apollinaire, entre 13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir l'insondable saisissement d'être tel individu et pas un autre. Par la suite, les mots de René Char et de Gustave Roud, vers 18 ans, puis les mots de Charles-Albert Cingria, vers 25 ans, m’ont éveillé à ma propre musique…
    – Votre livre montre que la lecture n'est pas seulement " une pratique jalouse " et élitaire (Mallarmé), mais qu'elle nous ouvre la voie du déchiffrement du monde, et permet de nombreuses rencontres. Les portraits que vous tracez (Gripari, Czapski, Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud) sont révélateurs, à cet égard, par leur empathie vive, leur curiosité, leur précision. Un livre ouvre-t-il nécessairement sur une rencontre ?
    - Tout dépend de ce qu'on appelle rencontre. Avant notre première entrevue, en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait qu’il désirait une rencontre et pas une interview. Et de fait, c’est d’une rencontre que je me souviendrai toujours, ce premier après-midi au Domingo de la rue Michel-Servet, que j’évoque d’ailleurs au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré Haldas dans ses livres plus encore que dans les cafés de Genève ou lors de nos soirées chez nos amis communs, et mes rencontre de Philippe Jaccottet ou de Gustave Roud se réduisent à deux moments de belle présence humaine. Pierre Gripari et Joseph Czapski étaient des amis plus que tel écrivain ou tel artiste, mais leur rencontre a plus compté pour moi que celle de maints écrivains ou artistes. Les quelques portraits que je développe en outre (de Pierre Jean Jouve, Vladimir Volkoff, Patricia Highsmith, Alexandre Zinoviev, notamment) correspondent au relief de chaque personnage en résonance avec la lecture de leurs livres. Si j'avais voulu faire du tourisme littéraire, j'aurais pu en croquer cent autres, mais telle n’était pas du tout mon intention. Ici et là. je me suis laissé aller à parler de la ménagerie littéraire, où l’animal Tournier voisine avec le Sulitzer, auxquels je pourrais ajouter aujourd’hui l’Houellebecq ou le Beigbeder… En fait, et c’est sans exception en ce qui me concerne, je crois avec Proust que le vrai moi de l’écrivain est dans son œuvre et que l’individu nous donne rarement autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs sont de terrifiants égocentriques, et c’est en somme naturel. Pierre Gripari me disait «qu’est foutu celui qui ne se gobe pas » , et je croyais alors qu’il avait tort, mais c’est le contraire que je pense maintenant. Cela n’exclut pas l’attention aux autres ni le partage des passions, mais le fait est que, le plus souvent, l’écrivain est soumis à la loi jamais formulée de «mon verbe contre le tien ». Autant dire que, pour l’essentiel, mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert Cingria qui est mort en 1954, d’Anton Pavlovitch Tchékhov que je n’ai rencontré qu’en rêve en compagnie de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café de Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold Gombrowicz, de Paul Léautaud et de Dino Buzzati, de Flannery O’Connor ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust et de Vladimir Nabokov (dont je garde un Argus bleu dans un sachet de papier pergamin) pour ne citer que les plus proches et les plus constants de mes vrais « amis ».
    - Quelles sont, dans cette perspective, les rencontres les plus importantes de votre vie ?
    - Comme je perçois la réalité de manière symphonique, je ne pourrais dire que telle rencontre a compté plus que telle autre, pas plus que telle partie d’un tableau de Bonnard m’a plus marqué que telle autre d’un tableau de Soutine, ou telle de nos filles m’est plus chère que l’autre. Chaque être qui m’a révélé quelque chose a compté, mais je pense avec Pascal que nous ne formons qu’une personne, alors voilà : on embarque tout le monde dans l’Arche e la nave va…
    - Les Passions partagées, c'est aussi, autour des livres et de la lecture, l'attente de celle qui va partager ET changer votre vie. Quel lien voyez-vous entre la lecture et l'amour ?
    - « Observer c’est aimer », écrivait Cingria, et c’est ainsi que je considère aussi la lecture. Lire est une forme d’amour, de même que l’amour est une méthode de lecture. L’Intime est alors le lien, dont procède une aura plus qu’un discours. S’il y a un peu de musique dans mon livre, cela doit tenir à cette intimité diffusée.
    - Vous montrez encore, en racontant votre long attachement à l'Âge d'Homme, comment l'amitié passe à travers les livres, se développe, mais aussi nous force à questionner les autres. En d'autres termes, à se montrer exigeant face aux autres. La lecture implique-t-elle toujours une éthique ? Et laquelle ?
    - Le caniche bien peigné n’aime rien tant que son biscuit, aussi va-t-il vous filer un beau couplet sur l’éthique. Cela me rappelle les pages édifiantes de Pierre Bourdieu sur l’éthique de l’entretien… rarement on a plus mal parlé de l’écoute de l’autre en prétendant donner la recette de ladite Ecoute super-éthique à base de condescendance magistrale… comme le relevait mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose n’y est plus. Trait d’époque. Mais vous avez raison : la lecture devrait bel et bien impliquer une éthique. Le chien fou revendique le droit à l’erreur, à la paresse, à la déprime, à l’aveuglement, voire à la mauvaise humeur passagère, mais lire c’est aussi relire, et c’est aller contre la paresse et l’inattention, la surdité d’un moment ou l’aveuglement d’un autre. C’est précisément à quoi je tends dans Les passions partagées. Ce qui m’a intéressé, c’est le moment que Peter Handke appelait «de la sensation vraie». Je reprends l’autre jour la lecture d’ In memoriam de Paul Léautaud, et dans l’instant je me retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça, lisant pour la première fois ce terrible récit de la mort d’un père noté au chevet de celui-ci. Fort de ce présent perpétuel de la lecture, j’ai essayé de retrouver, à partir de mes notes du moment, mais parfois vingt ans après, la première « sensation vraie » et sans tricher, donc sous l’égide d’une éthique. Sans tricher, la première lecture de Mars de Fritz Zorn m’a agacé à proportion de l’engouement convenu d’un peu tout le monde. Puis j’ai redécouvert ce livre dans une autre disposition d’esprit, sans tricher non plus. Mais allez, sans tricher : mon œil, parce que toute notation et reprise, toute reconstitution sont mise en scène et rajout. Ou plutôt disons: valeur ajoutée. Donc la «tricherie » serait une composante de l’art, et l’éthique, alors, une espèce de mesure. Mais la mesure de Léautaud exclut-elle la démesure de Dostoïevski ? L’éthique serait finalement question d’attention. Le diable est celui qui disperse, tandis que la poésie unifie. L’éthique consisterait à tendre a toujours plus de clarté et de précision à la pointe, plus d’honnêteté et de sincérité. Souvenir récent : sur la même page du quotidien 24 heures, j’écris pis que pendre de L’économie du ciel de Jacques Chessex, que j’estime un grave péché contre l’éthique littéraire, pour célébrer parallèlement Les Têtes, magnifique suite de portraits du même auteur, publiée à la même époque. Ce n’était pas ménager la chèvre et le chou ou souffler le chaud-froid, mais appliquer la même rigueur à deux livres illustrant respectivement l’égarement et l’accomplissement d’un talent. L’éthique enfin serait un work in progress de tous les jours, question d’obstination et de ferveur.
    – Votre livre s'achève sur un très bel hommage – en forme de requiem – à votre mère. La grande raconteuse d'histoires, la pourvoyeuse de mots, celle qui vous emmenait « loin de la maison sans la quitter ». N'est-ce pas là le premier partage, la première expérience de cette passion que vous défendez à travers tout votre livre ?
    - Mes parents n’étaient pas de grands intellectuels mais ils nous disaient : « Ecoute… » ou bien « regarde ! », et ce fut un premier partage à vie.

    Cet entretien a été publié par la revue Scènes Magazine.

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  • L'Amie de la jeune fille

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    À propos de Lina Bögli, instite bernoise voyageuse autour du monde...

     

    C’est une irrésistible godiche qui écrivait, en février 1897, de passage aux îles Samoa: « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. »
    Lorsqu’elle note cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli a déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec la longue pause d’un séjour à Sydney. L’idée un peu folle de faire le tour du monde en dix ans lui est venue en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet signifiait pour elle une échappatoire au vide de l’existence d’une femme seule. « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. »

    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laisse cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages «sur le terrain ». Ses jugements sont parfois expéditifs, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. 

     

    À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », ni de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, note-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ».

     


    Dans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses de Samoa ou d’Hawaï, elle exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».


    Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit.


    À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» 

     

    À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « paradis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi. 

     

    Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans on petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen,dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain.


    «L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, Lina Bögli achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»

     

    J'avais rédigé le premier jet de ces notes dans un cybercafé de Toronto. Le clavier dont je disposais alors était dépourvu d'accents. On n'y voit rien ici car je les ai rétablis.  Ainsi constate-t-on que tout est perfectible sous la douce férule de l'instite... 

     

  • Sortilèges de l'âge tendre

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    L'univers magique de Fleur Jaeggy

    C’est d’abord l’histoire d’une enfant farouche jamais guérie d’avoir été rejetée par sa mère, et qui cherche, à l’approche de ses seize ans, à mieux connaître son père le temps d’une croisière de quatorze jours sur un bateau battant pavillon yougoslave et portant le nom de Proleterka. Le périple tient un peu du rituel convenu, style “voyage en Grèce, le père et la fille”, accompli en groupe par la Corporation alémanique à laquelle est affilié le père, dernier ressortissant d’une famille d’industriels argoviens du textile dont la ruine est consommée. Du genre taiseux et froid, propre et gris, cet homme atteint en son enfance de vieillissement prématuré (ce que sa fille n’apprendra qu’à son éloge funèbre), marié par sa mère à une femme probablement séduite par sa fortune plus que par lui-même, laquelle épouse ne lui aura jamais fait de plus beau cadeau que de s’en aller, ne sera qu’un père empêché puisque les femmes liguées (mère et grand-mère de l’enfant) décident seules de son droit sur sa fille.

    C’est donc le récit d’une traversée qui a valeur initiatique, puisque l’adolescente y décidera son initiation érotique en s’offrant “sans douceur” à deux hommes de l’équipage, mais aussi, et surtout, c’est un voyage à travers ses souvenirs d’enfance et d’adolescence “guidés” par la figure tutélaire d’Orsola, mère de sa mère à l’”affection glaciale” et, plus amplement (car le récit commence des années après, alors qu’elle a passé la cinquantaine), à travers toute une vie revisitée dans la préoccupation tardive d’accueillir les morts qui “viennent vers nous tardivement”, se rappelant à nous “quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse”.

    Dans une atmosphère magique propre à l’enfance, où les objets et les chambres ont leur existence et leur langage propres (le piano maternel devenant un “cheval aux sabots d’or” dont le son restera à tout jamais “promesse de paroles de mort et de condamnation”, mais auquel elle continuera néanmoins de se confier à l’age adulte), la narration mêle les temps et les âge de la narratrice qui dit tantôt “je” et tantôt se dédouble avec cette “grâce du détachement” propre à certains enfants dont elle fut sans doute.
    Roman des filiations refusées ou contrariées, Proleterka illustre autant les abus de pouvoir sévissant dans les familles que la puissance subversive de l’amour, avec une implacable distinction de la tendresse lucide et du faux semblant incarné par l’affreux “vrai père” biologique se révélant à la toute fin et lui disant la vérité “pour son bien”. Extraordinairement incisive et concentrée, mais aussi nimbée de mystère et de beauté, l’écriture de Fleur Jaeggy est ici, plus que jamais, un remarquable instrument de connaissance et de réfraction “musicale”.

    Un récit fascinant, Les années bienheureuses du châtiment, nous a fait découvrir l’univers empreint de troublante poésie de Fleur Jaeggy, dont un recueil de nouvelles non moins saisissant, La peur du ciel , modulait plus fortement encore les thèmes de l’enfance blessée et de l’expérience du mal, des élans affectifs ou sensuels butant sur les murs du conformisme, dans un climat exacerbé - profondément helvétique par ses multiples connotations, mais sans rien de local - où s’opposent les passions individuelles et les lourdes règles familiales ou sociales. On pensait ainsi à la Suisse de Robert Walser en lisant le premier livre traduit de cet auteur né à Zurich et s’exprimant en italien (Fleur Jaeggy, établie à Milan, est l’épouse du grand éditeur et écrivain Roberto Calasso, fondateur et directeur des éditions Adelphi), comme on se rappelle le Tessin ou la Zurich étouffante de Zorn en lisant Proleterka, dont la substance intime excède évidemment toute désignation ou limite “nationale”. C’est ainsi que, par sa perception de la douleur, autant que par sa révolte contre les accroupissements sociaux, Fleur Jaeggy peut rappeler, à l’exclusion de toute référence religieuse, l’univers “bernanosien” d’une Flannery O’Connor. “Je condamne les religions qui n’ont pas pitié des suicidés”, déclare la protagoniste de Proleterka, dont les parents sont des “suicidés ratés” de père en fils... “je condamne qui condamne. Je condamne le mot pécheur.” Parce que ces mots “entraînent la vengeance” sous couvert de vertu, et que l’enfant en elle refuse que la haine s’exerce “par amour de la vérité” ou “pour son bien”...

    Fleur Jaeggy, Proleterka. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Gallimard, collection Du monde entier, 132p.

    Portrait photographique de Fleur Jaeggy: Gisèle Freund

  • Ceux qui planchent sur le Numéro Zéro

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    Celui qui décide que le briefing de la rédaction se fera désormais debout en regardant vers l’Ouest / Celle qui voit plus large dans le nouvel Open Space / Ceux qui qui se proclament « en phase inventive » au niveau  des accroches pipoles / Celui qui drille la stagiaire lettrée qui lui parle d’Albert Londres avant qu’il lui propose de l’interviewer à condition qu’il y ait une photo possible avec son chien / Celle qui se donne à fond dans le groupe de réflexion sur le côté nuisance des pop corns à l’entracte des multiplexes / Ceux qui relaient la rumeur selon laquelle les SMS seraient toxiques à la longue / Celui qui pour faire jeune en tant que nouveau réd en chef se choisit un jean troué Armani / Celle qui intitule son article « La rage des retraités » sans se soucier des effets collatéraux genre désabonnements des quadras / Ceux qui affirment que les jeunes ne lisent plus ni d’ailleurs eux-mêmes / Celui qui remarque tranquillement que parler de grand professionnalisme à propos du rédacteur en chef adjoint ne fait pas insulte aux typos / Celle qui couche à la rédaction pour s’imprégner de l’ambiance /Celui qui comme le recommande Pierre Bourdieu se penche sur l’Ouvrier ou le Cantonnier en sorte de les libérer de tout complexe d’infériorité avant l’entretien à thème social /  Celle qui rappelle à la nouvelle équipe des jeunes aux dents longues qu’il faut beaucoup d’humilité pour réussir un micro-trottoir / Ceux qui infiltrent les milieux réseautés par la concurrence de centre-droite / Celui qui rappelle volontiers qu’il a « bousculé les parallèles » en tant que reporter sur le terrain /  Celle qui exige une accroche en une pour le nouveau string tendance / Ceux qu’on peut dire de vieux routiers des nouvelles formules, etc.

     

     

    (Cette liste a été jetée dans les marges de Numéro Zéro, le dernier roman d’Umberto Eco,  plutôt décevant au demeurant, paru récemment chez Grasset dans une traduction (médiocre) de Jean-Noël Schifano).


    Image: Philip Seelen

  • Après Shoah, au-delà de la haine

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    Le 8 janvier 1987,dans Le Matin, le sieur JLK revenait sur le film Shoah, de Claude Lanzmann, et sur la polémique qu’il suscita, notamment en Pologne. Un article et un édito qui lui valurent la menace d’une plainte en justice, finalement retirée…

     

    L’article de JLK :

     

    Il faut absolument voir Shoah, le film de Claude Lanzmann consacré au génocide du peuple juif par les nazis. Mais ne pas en tirer que les leçons qui nous arrangent...

     

    J’aimerais témoigner ici, très personnellement, de l’expérience bouleversante qu’a représenté pour moi la première vision de Shoah , au printemps de l’an dernier. Deux soirs de suite, nous sommes « descendus » à Genève, ma compagne et moi, pour assister aux neuf heures de projection du film. La question lassitude ne s’est pas posée une fraction de seconde Et depuis lors, c’est sans doute l’ouvrage cinématographique que nous aurons raconté le plus souvent à nos amis, comme s’il s’agissait d’un événement auquel nous aurions physiquement participé - comme si nous avions vécu Shoah.

     

    Pour l’essentiel, nous savions déjà ce que racontent, en témoignages alternés, les victimes rescapées et les bourreaux (filmés à leur insu par une caméra invisible) qui répondent à Claude Lanzmann. Mais jamais nous n’avions réellement intériorisé cette inimaginable réalité. 

     

    Or c’est, à mes yeux, le premier mérite de Shoah, que de faire entrer en nous ces voix, ces regards et ces visages, dont nous retiendrons longtemps certains des noms. Et cela sans pathos, sans l’appui d’une seule image « insoutenable » ni l’ombre des effets dramatiques à la manière d 'Holocauste

     

    images-7.jpegEn outre, la méthode d’investigation de Claude Lanzmann est aussi exceptionnelle qu’inédite, qui tend a cerner progressivement les faits en faisant se recouper les dépositions. Ainsi, patiemment mis en confiance par l’enquêteur (qui s’est présenté à lui comme un banal chercheur enhistoire), l’ex-SS de Treblinka, Franz Suchomel, va-t-il compléter let émoignage d’Abraham Bomba, coiffeur Juif du camp. Celui-ci, interrogé dans son échoppe, en Israël, mime les gestes avec lesquels, en toute hâte, il rasait les futurs suppliciés. Et celui-là de raconter comment, à l’autre bout de la « chaîne », il réceptionnait les cadavres à la sortie de la chambre à gaz, agglutinés «comme des pommes de terre ».

     

    Un mythe?

    D’aucuns ont proposé, à l’occasion de la triste « affaire Paschoud », enseignante lausannoise d’extrême-droite qui avait émis des doutes sur l’ampleur du génocide, de montrer Shoah dans les écoles. Ils avaient mille fois raison. Et probablement eût-il été plus éclairant — et pédagogique — d’inviter alors Mariette Paschoud à s’expliquer clairement sur ses « doutes » en la confrontant aux témoignages sans haine de Simon Srebnik ou de Filip Muller, ou encore à celui de tel haut responsable allemand des trains de la mort, au lieu de la traiter comme une pestiférée. 

     

    Questions

    Enfin il y a, je crois, un bon usage de Shoah, qui ne passe pas forcément par l’adhésion aveugle à toutes les interprétations de Claude Lanzmann. Ce n’est pas, ainsi, entamer l’immense mérite de celui-ci que de poser, à propos de son film, trois questions. 

     

    1. Les juifs furent-ils les seuls à être exterminés par les nazis ? C’est ce qu’on pourrait croire en voyant Shoah. Nous comprenons, évidemment, le point de vue exclusif du réalisateur. Mais une contribution à la connaissance aussi décisive peut-elle être sélective ? Et le massacre des tsiganes, homosexuels et autres « dégénérés» devait-il être passé ici sous complet silence ?

     

      2. L’image des Polonais que reflète Shoah correspond-elle fidèlement à la réalité ? On sait que le film a fait scandale en Pologne, dont les autorités ont protesté avec véhémence. Mais ce que le public occidental ignore, c’est qu’en dépit de sa focalisation tendancieuse, le film de Lanzmann a suscité un débat de fond, comme en témoigne Jean-Charles Szurek dans une étude substantielle ( «L’autreEurope», No 10. Août 1986.  Shoah , de la question juive à la questionpolonaise).

     

    Il en ressort, d’une part, que l’indifférence de la majorité des Polonais au sort des juifs paraît indéniable mais, d’autre part, qu’une nouvelle prise de conscience du problème s’affirme très vivement aujourd’hui, dont Lanzmann ne rend aucunement compte. 

     

     3. L’assimilation du vieil antagonisme entre juifs et chrétiens, et de l’antisémitisme païen de l’idéologie nazie, est- elle légitime ? Et le plan général du film, qui établit une relation linéaire de cause à effet entre l’apparition des ghettos et la solution finale, est-il effectivement défendable ? Ces trois questions ne visent pas, une fois encore, à minimiser la portée de Shoah, mais devraient nous inciter, au-delà de la haine, à tenter de mieux comprendre le processus « opaque et mystérieux » qui a conduit tant d’innocents à la mort.

     

    L’édito de JLK :

     

    images-5.jpegLa spirale du meurtre

     

    Du génocide perpétré par les nazis contre une partie de son peuple, le philosophe Vladimir Jankélévitch parle comme d’un « crime imprescriptible ». Le pardon, selon lui, est mort dans les camps de concentration. 

     

    Et de même Elie Wiesel ou Bernard-Henri Lévy concluent-ils au caractère « absolu » et unique de l’Holocauste. 

     

    Humainement, on peut comprendre le ressentiment à vie de ceux dont les familles ont été décimées ou qui sont descendus, eux-mêmes, dans les cercles de l’enfer hitlérien. En outre, d’un point de vue plus profond, comment ne pas reconnaître la monstruosité fondamentale et sans pareille d’une idéologie niant l’essence humaine de tout un peuple. 

     

    Cela étant, comment ne pas voir, aussi, que cette notion de crime imprescriptible établit une hiérarchie dans l’horreur qui fait peser certains martyrs plus lourd que d’autres.

     

    Et pourquoi les victimes de Lénine, de Staline et de Brejnev (car le goulag n’est pas qu’un cauchemar du passé) seraient-ellesmoins à pleurer que celles d’Hitler ? 

     

    Or, au-delà des compassions sélectives,rappelons-nous, en écoutant les témoignages de ceux qui sont revenus de l’autre bout de la nuit, dans Shoah, rappelons-nous qu’il y a une communion de tous ceux qui souffrent. 

     

    Vomir les juifs en leur imputant la mort du Christ, c’est trahir celui-ci, qui fut le premier à étendre la notion de « peuple élu » à l’humanité tout entière. Et de même que le pardon nous rend plus humains que la loi du talion, de même la considération égale de toute souffrance peut-elle seule nous garder contre la spirale du meurtre….

     

    Contrepoint, ce 22 mai 2015.

    Au lendemain de la parution de ces articles, un tract circulait dans les rues de Lausanne m’attaquant au prétexte que je minimisais le génocide du peuple juif. À lire entre les lignes : JLK crypto-antisémite. Et les auteurs du tract, un Juif d’extrême-gauche et sa femme, de me menacer d’une plainte en justice. En coulisses, je m’attachai à calmer le jeu en expliquant à ces « camarades » qu’ils se trompaient de cible, après quoi nos avocats respectifs convinrent du fait que mes papiers n’étaienten rien ce qu’on les accusait d’être. À la même époque, rencontrant le chasseur de nazis Simon Wiesenthal qui venait de publier ses mémoires, je lui demandai s’il trouvait normal qu’Elise Wiesel se fut opposé à la mention, sur le mémorial de la Shoah à New York, de l’extermination des gitans, homosexuels et autres « sous-hommes » par les nazis. Or Simon Wiesenthal me répondit que non : qu’il trouvait cet « oubli » indéfendable. Encore un crypto-antisémite ?

     

  • Panopticon poétique

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    RANSMAYR Christoph. Atlas d’un homme inquiet. Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 458p.

     

    Au bout du monde

    -     Que les histoires se racontent.

    -     Sur un bateau à destination de Rapa Nui, l'île de Pâques.

    -     Navigationmouvementée. Le Pacifique pas du tout calme.

    -     Tout de suite l’univers physique est très présent.

    -     Un homme « effroyablement maigre » parle au Voyageur.

    -     Evoque le peuple de Rapa Nui, qui a peuplé les îles de milliers de statues de pierre.

    -     Leshabitants étaient sûrs d’être seuls au monde et ne se rappellent pas leurorigine.

    -     Parle un mélange d’anglais, d’espagnol et d’une langue inconnue. L’île est assimilée, à sa découverte, au séjour d’un dieu.

    -     Lequel, Tout Puissant, se nomme Maké-Maké…

    -     Son père est anglais et sa mère Rapa Nui.

    -     Manger lui est très pénible.

    -     Les statues s’appellent moaïs.

    -     Des figures tutélaires d’un culte oublié, qui sont devenues symboles de puissance.

    -     L’homme très maigre estime que la faim a été le destin de ce peuple.

    -     Dont les habitants ont épuisé les richesses naturelles et ont fini par s’entre-dévorer. Avant d’être exploités par les Péruviens dans des mines de guano.

    -     La quête de la faim est assimilée, dit-il, à une quête du corps astral. 

    -     Le Voyageur se concentre ensuite sur la présence des sternes fuligineuses, dont l’homme très maigre dit que ce sont des oiseaux sacrés.

    -     Ils portent des noms étonnants : le puffin de la nativité, le fou masqué ou le pétrel de castro.

    -     La présence des oiseaux sera récurrente dans ce livre.

    -     Le Voyageur-poète y apparaît comme un témoin sensible. « J’étais là, telle chose m’advint ».

    -     Mélange de récit de voyage et d’évocation poétique mais sans fioritures.

     

    -     Chant de territoire. 

    -     Le Voyageur se retrouve sur la muraille de Chine enneigée.

    -     Où il avise la silhouette d’un type s’approchant.

    -     Un Mr Fox anglais de Swansea, ornithologue, qui a vécu avec Hong Kong avec sa femme chinoise et répertorie des chants de territoire des merles.

    -     Classe les chants en fonction des sections de la muraille, chaque territoire ayant samodulation.

    -     Le chant d’une grive marque l’au revoir des deux hommes. 

    -     Une atmosphère étrange et belle se dégage de cette rencontre. La merveille est partout, très ordinaire en somme et prodigue en histoires. 

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    -     Herzfeld

    -     Chaque récit commence par « Je vis »…

    -     « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant »…

    -     Cettefois on est dans l’état fédéral brésilien de Minas Gerais.

    -     On enterre le Senhor Herzfeld.

    -     Dont le Voyageur a fait la connaissance deux jours plus tôt.

    -     Le fils d’un fabricant d’aiguilles à coudre du Brandebourg, exilé à la montée du nazisme.

    -     Herzfeld a commencé à lui raconter sa vie.

    -     Puis est mort la nuit suivante.

    -     L’évocation de la mise en bière du Senhor Herzfeld, et son enterrement, forment le reste de l’histoire.

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    -     Cueilleurs d’étoiles 

    -       Le récit commence par la chute d’un serveur et de son plateau chargé de bouteilles sur une terrasse  jouxtant un café des hauts de San Diego.

    -     Le serveur se retrouve par terre alors que tous alentour scrutent le ciel.

    -     Ila buté sur le câble d’alimentation d’un télescope électronique.

    -     Tous scrutent la Comète. 

    -     Dont le passage coïncide, ce soir-là, avec une éclipse de lune.

    -     Et le serveur, aidé de quelques clients, ramasse les éclats de verre qui sont comme des débris d’étoiles.

    -     Ce pourrait être kitsch, mais non.

    -      

    -     Le pont céleste.

    -     On voit des cônes de pierre noire sur lesquels déferlent des dunes.

    -     Le Voyageur se trouve quelque part au Maroc, dans un lieu dominé par les tumulus mortuaires d’une civilisation disparue.

    -     Là encore, le lien entre un lieu fortement chargé, et le passage des humains, est exprimé avec un mélange de précision et de poésie très singulier.

     

    -     Mort à Séville.

    -     Le dimanche des Rameaux, dans les arènes de Séville, se déroule un dernier combat entre un cavalier porteur de lance et un taureau. 

    -     La suite des figures est marquée par l’hésitation du taureau et  la blessure du cheval, puis du public jaillit la demande de  grâce, d’une voix unique.

    -     L’affrontement est évoqué avec une sorte de solennité, sans un trait de jugement de la part duVoyageur.

    -     C’est très plastique et assez terrifiant.

    -     Et cela finit comme ça doit finir.

    -     Sans que rien n’en soit dit.

     

    -     Fantômes. 

    -     On passe ensuite en Islande, où le Voyageur croit voir des fantômes.

    -     Se trouve là en compagnie d’un photographe, familier des légendes islandaises,nourries par les proscrits relégués dans cet arrière-pays.

    -     Lui raconte celle, saisissante, du bandit à qui le bourreau a coupé une jambe pour l’empêcher de se sauver, et qui a appris a courir en faisant « la roue ». Une roue humaine qui terrifie les passants quand elle leur fonce dessus…

    -     Où il est question de la peur du noir et des « diables de poussière ».

    -      

    -     Extinction d’une ville.

    -     Le Voyageur se retrouve au sud de Sparte. 

    -     Ila été jeté de sa moto par il ne sait quoi.

    -     Puis remarque, dans la nuit, que les lumières de la ville de Kalamata sont éteintes.

    -     Ensuite il rejoint un café en terrasse où il découvre, à la télé, qu’un séisme vient d’avoir lieu dans la région.

    -     Quia provoqué se chute et l’extinction de la ville.

    -     Cela encore raconté sans le moindre pathos. J’étais là, telle chose m’advint. 

    -     Maisrien non plus de froidement objectif là-dedans.

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           À la lisière des terres sauvages.

    -     Dansun asile psy autrichien, une jeune femme s’apprête à faire du feu avec du papier et des copeaux invisibles.

    -     On voit la scène, très développée ensuite.

    -     Sous le regard d’une gardienne dans une cage de verre.

    -     La jeune femme entend une voix qui lui dit : « Tu ne doit pas tetuer »…

    -      

    -     Tentative d’envol.

    -     Au sud de la Nouvelle Zélande,cen terre maorie, le Voyageur observe un jeunealbatros royal en train d’essayer de s’envoler.

    -     L’occasiond’une longue et épique digression sur la vie des albatros, telle que la luiévoque un ancien chauffeur d’autocar devenu ornithologue après la mortaccidentelle de sa femme. 

    -     Formidablerécit ponctué de nouvelles diverses en provenance du monde des humains.

     

    -     Le Paon.

    -     À New Delhi, son chauffeur de taxi lui évoque l’imminente pendaison du meurtrier d’Indira Gandhi.

    -     Une certaine psychose règne, liée àl’attentat qui a provoqué le massacre de milliers de sikhs.

    -     Atmosphère de pogrom.

    -     Le Voyageur veut se rendre au Rajasthan et à Jaïpur.

    -     « Et c’est alors que je vis le paon ».

    -     Une apparition qui rappelle celle du paon de Fellini, dans Amarcord

     

    -     L’attentat.

    -     Le Voyageur se retrouve à Katmandou, dont les frondaisons des arbres sur le boulevard central, sont occupées par des milliers de renards volants.

    -     Plusieurs membres de la famille viennent d’être tués, et le nouveau roi se trouve probablement dans la limousine d’un convoi.

    -     Au moment de l’attentat auquel assiste le Voyageur, une nuée de renards volants obscurcit le ciel. 

    -      Où le Voyageur croit voir un écho significatif aux événements en cours…

     

    -     Attaque aérienne.

    -     On se trouve maintenant sur les hautes terres boliviennes.

    -     Où le Voyageur chemine avec des amis, un biologiste bavarois et sa compagne italienne.

    -     Quand surgissent des chasseurs qui volent en rase-motte au-dessus d’eux, la jeune femme leur lance en espagnol : No pasaran.

    -     Il faut préciser qu’un nouveau dictateur s’est installé en Bolivie. 

    -     Mais le pilote a vu le geste de défi de la jeune femme et fait demi-tour et canarde le trio.

    -     Se non è vero… io ci credo purtoppo.

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    -     Plage sauvage.

    -     Un vieux type au crâne rasé, sur une plage brésilienne, semble rendre un culte privé à une femme dont il tient la photographie près de lui.

    -     Et soudain son parasol s’envole.

    -     Le Voyageur va pour l’aider, mais un jeune homme sort de la forêt et secourt le vieux.

    -     Sur quoi le Voyageur lance « Amen ! Amen ! » à l’océan.

    -     Toutcela toujours étrange et vibrant de présence.

    -      

    -     Homme au bord de larivière

    -     Untype repose en maillot de bain au bord de la Traun, rivière de haute-Autriche.

    -     Quelquesenfants veillent sur son demi-sommeil, claquant des mains pour tuer les taonsqui lui tournent autour.

    -     Les taons morts sont recueillis dans des sachets de feuilles.

    -     Lorsque le type se réveille, il compte les taons et distribue des piécettes à sesgardiens du sommeil.

    -     Etrange et belle scène d’été.

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    -     Le souverain des héros.

    -     Au sommet de l’île d’Ios, dans les Cyclades, le Voyageur découvre les stèles blanches du tombeau d’Homère (92-97) et médite à propos de ce monument au « plus grand poète de l’humanité ».

    -     Il y voit un monument « à la mémoire d’un chœur de conteurs disparus »,tout en évoquant merveilleusement ce lieu que je me rappelle comme de ce jour-là après la baignade… 

     

    -     Un chemin de croix.

    -     Sur la route de Santa Fe, à bord d’une Cadillac bordeaux qu’il a louée, le Voyageur croise une procession entourant un porteur de croix, dont les pèlerins le chassent bientôt à coups de pierre.

    -     Peu après il rencontre un deputy sheriff qui lui explique que ces penitentes procèdent parfois à de véritables crucifixions, parfois fatales au crucifié volontaire,mais absolument illégales… 

     

    -     D’outre-tombe.

    -     À Mexico, le Voyageur observe une petite accordéoniste jouant sur le trottoirdans un entourage de squelettes et de têtes de mort et de cercueils en chocolatmarquant la fête du Jozr des Morts.

    -     Le voyageur se rappelle alors une jeune Indienne sur une fresque, visiblementdestinée à un sacrifice rituel à l’ancienne cruelle façon. (p.104)

    -     Chacunde ces récits se constitue en unité, cristallisé par le regard du Voyageur etplus encore par son art de l’évocation, à la fois réaliste et magique. 

    -     On pense à Werner Herzog, en moins morbide, ou à Sebald, en plus profond. 

     

    -     Déplacement de sépultures

    -     Sur l’Île de Robinson Crusoë, quatre mois après un tsunami.

    -     Un homme s’affaire à mettre de l’ordre dans les tombes dévastées par l’eau.

    -     Le Voyageur se trouve là sur les traces d’Alexandre Selkirk, le boucanier dont s’est inspiré Daniel Defoe. 

    -     Unrécit qui suggère physiquement la mêlée des vivants et des morts.

    -     L’alerte donnée par une petite fille a permis de limiter le nombre de morts en ces lieux.

     

    -     Prise accidentelle

    -     Suit le récit du sauvetage, par un pêcheur de homards furibond, du bateau à bord duquel le Voyageur se trouvait.

    -     Le pêcheur maudit le ciel à cause de sa pêche calamiteuse : Un seul homard dans 59 casiers. 

    -     Mais en arrivant au port, de rage, il remet le homard unique à l’eau…

     

    -     Dans les profondeurs 

    -     Avec d’autres whale watchers, le Voyageur observe une baleine « timide » qui a l’air de rêver au-dessous de lui, son aile reposant sur son baleineau…

    -     Ensuiteil éprouve une vraie terreur lorsque la baleine s’approche de lui. On pense àMoby Dick, au fil d’une évocation de ces immensités marines…

    -      

    -     La reine de la jungle 

    -      Il voit un veau mort dans une clairière d’herbe entourée de jungle.

    -     La chose se passe dans l’Etat fédéral brésilien de Sao Paulo.

    -      Le proprio est un Allemand émigré qui a importé des vaches du Simmental.

    -      La forêt vierge perçu comme une entité vivante que l’Allemand a combattu pendant des années.

    -      Récit de ses tribulations.

    -      Et soudaine apparition d’un anaconda de sept ou huit mètres traversant lentement la route.

    -      Telle étant la reine de la jungle.

    -      Dont un train routier lui fonçant dessus aura probablement brisé les vertèbres, quoique le serpent continue d’avancer… 

     

    -      La transmission

    -      Histoire du batelier Sang, sur le Mékong, dont le fils conduit depuis trois jours le bateau sur lequel se trouve le Voyageur.

    -      Quand il y a un danger, son père lui pose la main sur l’épaule, sans un conseil de plus.

    -      Le fils connaît chaque remous du fleuve par son nom ancien.

    -      L’histoire de Sang recoupe celle des bombardements sur le Laos, dont l’intensité à dépassé ceux de l’Europe à la fin de la guerre.

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    -      L’Adieu

    -      Sur un banc de la place du marché d’un bourg autrichien, un vieil homme, prof retraité et veuf, reste là avec une amie et fait parfois semblant de dormir.

    -      Cette fois pourtant,il peine à se réveiller, jusqu’au moment où l’on constate qu’il ne fait plus semblant du tout.

    -      À la morgue, une larme versée par le Voyageur nous fait comprendre qu’il vient de perdre son père. 

          

    -      Dans l’espace cosmique

    -      Le Voyageur se retrouve couché dans un canot à fond plat, conduit par un Maori dans une sorte de labyrinthe à ciel ouvert.

    -      Puis le canot s’échoue sur un matelas spongieux formé d’insectes morts. 

    -      On retrouve là les sensations à la fois physiques et et quasi métaphysiques évoquées par Coloane ou Sepulveda au contact de la nature sauvage.

     

    -      Drive au Pôle Nord

    -      Récit d’une tout autre tonalité, dont un joueur de golf de l’Illinois est le sujet.

    -      Natif de Riga, il a émigré aux States après la déportation de son père par les Soviétiques.

    -      Débarqué au pôle nord à bord d’un brise-glace atomique, il va tirer dix coups sous le regard interdit du Voyageur, dix balles de golf dans la neige, à proximité du drapeau russe…  

     

    -      Retour au bercail

    -      Le long d’une rivière canadienne, en Ontario, le Voyageur assiste à la remontée problématique des saumons qui vont se heurter à l’obstacle d’une cascade asséchée.

    -      Désignant la« saloperie da cascade », un pêcheur n’en fait pas moins la cueillette de quelques saumons survivants… 

     

    -      Courants contraires

    -      Au Cambodge, le Voyageur assiste au feu d’artifice sur le Mékong, à l’occasion de la fête de l’eau à Phnom Penh, avant d’évoquer les effets de la mousson sur les crues des cours d’eau et des lacs. 

    -      Cette évocation recoupe celle des massacres imputables aux Khmers rouges.

    -      Très remarquable récit là encore.

     

    -      Le travail des anges

    -      Le Voyageur se retrouve à Trebic, près de l’église Saint Martin et non loin du cimetière juif dont s’occupe le vieux Pavlik, ancien instituteur non juif.

    -      Il est là comme un gardien de mémoire, car il est question de désaffecter ce cimetière où reposentplus de 11.000 Juifs.

    -      Il est visiblement marqué par la réflexion selon laquelle les anges du Tout Puissant ont regardé passer les trains de déportés vers les camps d’extermination sans broncher.

     

    -      Dans la forêt de colonnes

    -      Devant la citerne géante de Yerebatan, en la basilique souterraine de Justinien, au milieu de la forêt des colonnes, le Voyageur observe le curieux manège d’un visiteur qui s’immerge après avoir jeté une pièce dans l’eau, qu’il entreprend ensuite deretourner.

    -      Scène étrange en ce lieu, comme beaucoup d’autres scènes de ce livre en d’autres lieux… 

     

    -      La beauté des  ténèbres

    -      Le Voyageur se décrit lui-même en train de scruter, avec ses instruments d’astronomie, la galaxiespirale de la Chevelure de Bérénice, qui a mis quelque 44 millions d’annéespour arriver du fond de l’espace à cet observatoire pseudo de Haute-Autriche.

    -      La séquence est assezvertigineuse, finalement traversée par le cri d’une chouette hulotte rappelant  que le ciel communique avec la terre…

     

    -      Tombé du ciel nocturne

    -      À Jaipur cette fois,du toit en terrasse de l’hôtel dit Le Palais des Vents, le Voyageur assiste àl’envol de milliers de cerfs-volants à l’occasion de la fin de l’hiver.

    -      Le récit de la chute d’une roussette, blessée par l’armature aiguisée d’un cerf-volant, corse le récit de manière significative, comme l’épisode des renards volants…

     

    -      Le pianiste

    -      Il y a du conte très plastique, à la japonaise, dans cet épisode faisant intervenir un très petit pianiste, assis comme un enfant à un grand piano, tandis que l’air extérieur vibre au chant des cigales.

    -      Le reste se ressent plus qu’il ne se décrit, comme souvent au fil de ces pages subtiles, à la fois réalistes et irréelles. 

    -       

    -      La chance et l’océan calme

    -      Le Voyageur, dans un quartier populaire de Valparaiso, observe un type qui lui semble un vendeur de billets de loteries au vu du collier de tickets qu’il porte autour du cou. 

    -      Or ces billets ne sont pas à vendre mais représentent la collection des billets non gagnants rassemblés par le type en question.

    -      Tout cela sur fond de réalité chilienne non détaillée au demeurant…

     

    -      Les règles du paradis

    -      Suit le plus long récit du livre, de presque vingt pages, évoquant la saga fameuse des révoltés du Bounty, alors que le Voyageur se trouve sur l’île perdue de Pitcairn où les mutins ont fini par débarquer et crever après moult tribulations.

    -      L’on en apprend plus sur l’aventure de Fletcher Christian et de ceux qui l’ont assisté, puis le Voyageur interroge certains des descendants des forbans et se balade le long des falaises à-pic del’île.

    -     Il y a là-dedans unmélange de souffle épique et de sauvagerie où les fantasmes paradisiaques  à la Rousseau en prennent un rude coup. 

    -     Tout cela très fort, toujours inattendu et intéressant, d’une expression limpide et comme nimbée d’étrangeté ou de mystère. 

    L'on est ici à mi-parcours de ce livre sans pareil.

     

    La face cachée du salut

    -      L’apparition d’un gilet de sauvetage rouge, au bord d’un champ d’épaves de l’Océan indien, prélude à l’évocation du drame qui a coûté la vie à l’équipage d’un cotre disparu. Dont l’épave seule, intacte, réapparaît ensuite. Geste rituel d’une Hindoue versant de l’eau du Gange dans l’eau où reposent les noyés.

    Le non-mort.

    -      Ensuite on se retrouve sur la Place Rouge, à Moscou, où sept couples de jeunes mariés attendent de se pointer dans le mausolée de Lénine.

    -      Diverses considérations devant la dépouille irréelle du révolutionnaire devenu dictateur.  

    -      Visiteurs au Parlement.

    -      Après la visite à la momie russe, le Voyageur observe un vieux type, pieds nus, dans la file des curieux se pressant à l’entrée du Reichstag de Berlin.

    -        Les pieds nus de l’original intriguent une petite fille et mettent en évidence, sans peser,  l’aspect étrange voire absurde de cetteprocession.

     

    Nu dans l’ombre

    -      De nombreux récits du recueil ont une connotation politique. Sans discours à ce propos.

    -      Ici, c’est un homme nu, dans la cours d’une prison psychiatrique, à l'époque de la Grèce des colonels.

    -      Le cri du type déchire et signifie, sans besoin d’autre commentaire. 

    -      Cependant la scène est minutieusement détaillée, avec quelque chose de très oppressant.   

    jaipur03.jpgUn requin dans le désert

    -      Sur une route côtière de la mer Rouge, le Voyageur remarque un arbre couvert de petits fanions, lui rappelant les drapeaux de prière tibétains. Mais la comparaison s’arrête là car ces chiffons n’ont rien de sacré.

    -      Puis on se retrouve au marché aux poissons d’Al Hudaydah, et ensuite sur les lieux d’un accident de triporteur dont le conducteur débite le requin qu’il transportait, qu'il revend aux badauds.

    -      Sang

    -      Le Voyageur se remémore son enfance en Autriche, après le massacre, par la police, d’un garçon sauvage du lieu.

    -      Ivre, le lascar avait profané un monument aux morts de la guerre, et les anciens combattants l’ont dénoncé. 

    -      Le Voyageur était alors enfant de chœur, et il évoque le drame à la manière d’un Thomas Bernhardd ans ses récits de faits divers.

    -      Les traces de sang dans l’église ont marqué la mémoire du narrateur.

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    -      Arche de lumière

    -      Le Voyageur se retrouve à Sydney où il observe l’ascension de l’arche gigantesque du HarbourBridge, par un type dont il croit qu’il va se suicider.

    -      Puis la ville est frappée par une panne d’électricité géante.

    -      Il croit voir« la phase terminale d’un chemin de vie ».

    -      Mais c’est comme uneerreur d’optique, ou comme une façon d’accommoder la vision, fréquente chez CR.   

    -      Seconde naissance

    -       À bord d’un brise-glace russe à l’arrêt sur labanquise, un pilote d’hélico convie ingénieurs et matelots à fêter sa seconde naissance après le crash de son appareil.

    -      Cela se passe vingt ans après le récit de la découverte de la Terre François-Joseph, que CR aévoquée dans Les effrois de la glace etdes ténèbres.

    -      Très belle évocation d’une ourse polaire et de ses petits (p.274)      

    -      Le dieu de glace.

    -      Le Voyageur évoque le désarroi d’un petit garçon qui voit fondre la tête d’un bonhomme de neige conservé dans un congélateur.

    -      La scène se passe devant un manoir du comté de Cork.

    -      Le père et le fils finissent par éclater de rire à la vision de la tête fondue. 

    -      On n’en saisit pas moins l’importance magique  de cette tête de neige…

    -      Le prêcheur.

    -      Se la jouant Jésus et les marchands du temple, un prêcheur invective les petits commerçants ukrainiens et caucasiens dont les cahutes envahissent la pelouse du grand stade du Dixième anniversaire, construit en mémoire du soulèvement de Varsovie.  

    -      La scène est assez emblématique, typique de la Polognes de la fin des années 80.

    -      Je me rappelle une manifestation patriotique monstre dans le même stade, pendant les années de plomb.  

    -      Un photographe.

    -      Un cantonnier en train de creuser une fouille, devant une maison bleu pâle de la ville dominicaine de Puerto Plata, est prié par une dame de la prendre en photo avec deux types.

    -      Une pancarte vient d’être posée devant la maison, annonçant l’ouverture d’un cabinet d’hypnotiseur.

    -      Le cantonnier, après avoir tenu l’appareil de photo en ses mains, se dit que peut-être sa vie auraitpu être tout autre… 

    -      Là encore, la banalitéd’une scène se charge d’étrangeté et de sens plus profond.    

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    -      Pacifico, Atlantico.

    -      Le Voyageur se retrouve à 3400 mètres d’altitude, juste au-dessous du cratère de l’Irazu, le volcan le plus dangereux du Costa Rica.

    -      Il se trouve là dans l’espoir de voir l’oiseau quetzal, mais le brouillard est au rendez-vous.

    -      Il est aussi question du pèlerinage à la Vierge noire, la Negrita.  

    -      Love in vain.

    -      Dans une clairière de la mangrove, sur la côte est de Sumatra, le Voyageur surprend une scène un peu surréaliste de karaoké sans public, dont le chanteur (aveugle) interprète un tube des Rolling Stones, 

    -       Comme à chaque fois, ce n’est jamais le pittoresque qui est recherché par le Voyageur, mais l’étrangeté, le mystère, la magie d’une situation où nature et culture ne cessent de s’interpénétrer. (p.300)

     

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     (À suivre)

     

  • Nabokov l'enchanteur

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    Flash-back sur deux livres illustrant les débuts éblouissants et l'apogée de l'immense écrivain russo-américain: «La Vénitienne» et la réédition de trois chefs-d'œuvre. Une fête de la sensibilité, de l'humour et de l'intelligence nourrie d'expérience. Retour en février 1991.

     

    Il est certains êtres qu'une grâce particulière semble avoir touchés, en cela qu'ils continuent de diffuser, malgré les pires avanies, comme une aura qui nous évoque la lumière mythique du paradis terrestre.

     

    Et tel est Vladimir Nabokov en ses premiers écrits de 1921 à1928, dont les merveilleuses bigarrures nous rappellent ce matin du monde où nous étions poulain dans une prairie lustrale. Autant dire que nous hennissons d'enthousiasme à telle lecture, tout en sachant que ce monde nous a été arraché. Et de même une nostalgie lancinante mêle-t-elle son ombre aux diaprures irisées des pages du jeune exilé qui reflètent son enfance heureuse, avant que deux fanatiques d'extrême-droite n'assassinent son père, très respectable ministre libéral, avant la Grande Guerre, avant la Révolution, avant le Déluge en somme. 

     

    De Nabokov, on se fait souvent une idée sommaire, liée à la gloire sulfureuse de Lolita ou au prodigieux numéro du vieux magicien sarcastique improvisant génialement sur le plateau d'Apostrophes en sirotant un chaste thé. Quand on saura que ledit breuvage était en fait un solide whisky planqué dans une théière, et quel'improvisateur ne faisait que lire des fiches soigneusement établies, y aura-t-il de quoi conclure à la mystification? 

     

    Nabokov7.jpgOui et non. Car s'il est vrai que celle-ci est un thème nabokovien par excellence, il n'en est pas moins certain que l'art et ses beaux reflets sont plus «réels» aux yeux de Nabokov que le tout-venant du quotidien. C'est d'ailleurs le thème de La Vénitienne, la plus importante de ces nouvelles de jeunesse, qui évoque l'amour fou d'un vilain jeune homme pour une femme à la fois réelle et figurée sur un tableau. 

     

    «L'art est un miracle permanent», écrivait en outre le jeune Nabokov dans l'un des deux brefs essais reproduits au début du recueil. 

     

     Est-ce àdire que Nabokov méprise la simple vie et lui préfère les sublimités esthétiques? Le prétendre serait ne rien voir de l'extraordinaire effort d'absorption qui prélude dans son œuvre à la transfiguration poétique. 

     

    Cynique, Nabokov? Sans doute sa superbe orgueilleuse en a-t-elle effarouché plus d'un (à commencer par Nina Berberova, qui le décrit ences premières années 'd'exil dans C'estmoi qui souligne), et les grands romans de la maturité n'ont cessé demultiplier les écrans en trompe-l'oeil. 

     

    Or c'est le premier intérêt de ces écrits de jeunesse que de nous révéler un Nabokov d'avant la légende, certes monstrueusement doué mais à la fois très émotif (la romantique évocation d'un amour de jeunesse comme amplifié en effusion cosmique par la soif de tout sentir du jeune écrivain, dans la magnifique nouvelle intitulée Bruits), très vite en possession de presque tous ses moyens mais laissant voir, par certaines failles de ses masques, des blessures inguérissables. 

     

    Sous les sarcasmes gogoliens du dandy errant de Zermatt à Berlin ou de Nice à Londres, sachons alors redécouvrir la voix d'un homme qui eut la classe de ne jamais pleurnicher après avoir tout perdu. Il est significatif que la première nouvelle russe publiée par Nabokov, en sa 22e année, raconte les tribulations d'un lutin chassé de la forêt russe par «un arpenteur insensé» et se transformant en «homme comme il faut». Lui faisant écho, l'histoire fabuleuse du dragon resurgissant dans une banlieue industrielle et devenant l'enjeu d'une absurde campagne publicitaire signale le même thème d'un désenchantement essentiel lié aux séismes de la guerre et de la Révolution.

     

    Certes Nabokov en voulait férocement aux communistes, et trois nouvelles en témoignent assez dans ces pages. Ainsi le marchand de tabac en exil d'Ici on parle russe se venge- t-il en séquestrant un agent du Guépéou dans sa baignoire, après un procès privé en bonne et due forme, tandis que le coiffeur, dans Le rasoir, hésite à trancher la gorge du «bouffon triste» quis'est pointé chez lui par hasard et en lequel on identifie Lénine. 

     

    Mais la nostalgie de Vladimir Nabokov ne se limite pas à la patrie perdue, où n'importe quel faiseur peut désormais faire figure d'écrivain national s'il se plie aux directives du pouvoir (un terrible Conte de Noël), ni non plus à une civilisation qu'il a vue se décomposer après que la deuxième tuerie du siècle l'eut chassé en Amérique. Lui qui a chanté comme personne la verdeur de l'amour se nourrit aux sources d'un exil fondamental lié à la condition humaine. Ainsi les reflets de paradis qui scintillent dans son œuvre font-ils allusion au monde enchanté de son enfance, lequel n'est lui-même que le reflet d'un matin primordial, imaginaire et donc plus-que-réel.

     

    Vladimir Nabokov. La Vénitienne et autres nouvelles. Traduction du russe de Bernard Kreise et del 'anglais de Gilles Barbedette. Gallimard, 208 p. 

     

    Le DonLolita et Pnine. Réédition de trois chefs-d'œuvre de Nabokov en collectionBiblos. Gallimard, 1040 p.

  • Mémoire vive (87)

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    À La Désirade, ce jeudi 30 avril. – De terribles nouvelles nous arrivent, jour après jour, du Népal où le séisme et ses répliques auraient fait plus de 7000 morts et des dizaines de milliers de blessés, mais qu’en dire ? Des rescapés suisses se plaignent de n’avoir pas été pris en charge assez rapidement par les services officiels de la Confédération, alors que l’ambassadeur en place et son équipe se démenaient au mieux, mais comment en juger à distance ? 

    Chaque année aligne, à côté des guerres imputables aux hommes seuls, ses catastrophes naturelles, et c’est chaque fois la même émotion, aux degrés variables selon de multiples critères, mais là encore qu’en dire; et n’est-ce pas une autre platitude que de se le demander ? 

    Dans l’immédiat, cependant, nous nous inquiétons de savoir si notre voisine Maritou, en retraite spirituelle du côté de Katmandou, est bien rentrée avant la tragédie, et si l’hôpital de Lukla, fondé par sa sœur, la célèbre guide de montagne paraplégique, a échappé à la destruction ? 

    °°°

    Critiquer les médias, quand on en a été ou qu’on en est encore tant soit peu, revient plus ou moins, prétend-on,  à « cracher dans la soupe », formule de protection qui n’interdit aucune critique d’autres milieux de la part desdits médias. 

    Le chic est d’y célébrer un Karl Kraus, grand contempteur de la fausse parole médiatique, mais en Autriche et au début du siècle, donc ça passe ; en revanche un Philippe Muray sera plus suspect, dûment taxé de réactionnaire jusqu’à sa mort, après quoi la récupération se fera, comme celle d’un Guy Debord.

    Même remarque, évidemment, à propos des milieux littéraires ou universitaires, où le ton pincé, la prétendue solidarité ou la prétendue objectivité scientifique tiennent lieu de censure ou, plus exactement, d’autocensure...

    °°°

    11156295_10206492068847349_3024960367690975455_n.jpgOn ne veut pas le voir, mais je le constate en rééditant sur la Toile, ces jours, des papiers que j’ai égrenés durant ces trois ou quatre dernières décennies dans les journaux auxquels j’ai collaboré : que les rubriques consacrées à la culture, et plus précisément à la littérature, en Suisse romande, se sont dégradées, affadies, étiolées, sous l’effet du conformisme et de l’acquiescement au culte croissant du grand nombre et de la facilité, et ce qui me frappe est la rapidité avec laquelle tout cela s’est produit. 

     La vraie critique littéraire ou la vraie chronique personnelle, argumentées et personnelles, sont pratiquement en voie de disparition au profit du papier vite bricolé et conforme à la tendance dictée par la boucle médiatique, dans une forme de plus en plus proche de la note zappée, voir du buzz. 

    À ce nivellement correspond l’effondrement des jugements fiables, au bénéfice d’opinions de moins en moins fondées, relevant du on-dit et relayées par les réseaux sociaux devenus le haut-lieu du caquetage.  

    °°°

    Ce 1e mai. - On a dit beaucoup de bien du film TaxiTéhéran, du réalisateur iranien Jafar Panahi, qui a même décroché l’ Ours d’or au festival de Berlin, mais c’est avec une perplexité partagée que nous sommes sortis ce soir du cinéma, avec Julie, tant ce faux documentaire relève du second degré voire du message codé. 

    Certains commentateurs se sont pâmés devant la réalisation, alors qu’elle me semble relever d’un minimalisme juste bon à flatter les cinéphiles, à cela s’ajoutant la représentation du cinéaste par lui-même, genre mise en abîme, à la limite de la complaisance. 

    On veut bien que ce traitement « par défaut » d’une situation soumise à un totalitarisme larvé relève d’une ruse subtile, et notamment en exposant les interdits pesant sur le cinéma iranien par le truchement d’une crâne petite fille qui se met à filmer le filmeur en rappelant à celui-ci les conditions auxquelles doit se soumettre un film « commercialisable » en Iran, mais nous n’en sommes pas moins restés sur notre faim, faute de substance en rapport avec ce que vivent les Iraniens, dont un autre film tourné il y a quelques années de manière clandestine, par une jeune réalisatrice, dans un taxi de Téhéran ( !), rendait compte de façon plus explicite et percutante. 

    Mais bon : il semble qu’on ait célébré le réalisateur en danger plus que son ouvrage, et le fait que les censeurs du cinéma iranien y trouvent un caractère encore trop subversif en dit plus long que le film lui-même… 

    °°°

    Recyclant un entretien avec Jacques Mercanton, je tombe d’accord avec ce qu’il me disait sur la « culture de masse », relevant selon lui de l’impossibilité même. De fait, je le crois aussi, il ne peut y avoir que de la sous-culture ou que de l’inculture de masse, toute masse ne pouvant que diluer les particularités d’une culture de qualité. C’est valable, me semble-t-il, autant pour les régimes totalitaires que pour la société de consommation.

    °°°

    David-James-Poissant.jpgLa critique américaine a situé les nouvelles du jeune David James Poissant dans la filiation de Raymond Carver et de Tchekhov, mais je demandais à voir, et le fait est que les meilleures des onze nouvelles du recueil intitulé Le Paradis des animaux méritent autant d’attention que d’éloges, même si le rapprochement avec les deux auteurs (surtout Tchekhov) se discute. 

    Ce qui est sûr, au demeurant, c’est que ce jeune auteur a son univers propre, avec ses personnages cabossés et une manière bien à lui, âpre et chaleureuse à la fois, de filtrer les émotions et de peser où ça fait mal

    En outre il y a, là-dedans une charge symbolique et une intensité poétique assez rares chez les auteurs de cette génération. L’observation rappelle en effet celle d’un Carver ou d’un John Cheever, ou encore, du point de vue des relations entre pères et fils, aux premières nouvelles de Bret Esaton Ellis traduites sous le titre de Zombies. 

    Quant à Tchekhov, on l’invoque désormais dès qu’un auteur fait preuve d’empathie ou qu’une atmosphère se nimbe de mélancolie bluesy. Carver a été dit le « Tchekhov américain », et l’on a remis ça pour Alice Munro…

    °°°

    Unknown-1.jpegC’est un bonheur immédiat et sans mélange que nous vaut la lecture du Saint-Loup de Philippe Berthier, relevant de l’approche littéraire la plus généreuse et la plus pénétrante, appuyée par d’innombrables citations opportunes, entre autres mises en rapport, d’un personnage majeur de la Recherche proustienne dont on apprend illico, par l’auteur, qu’il a été positivement « oublié » par les auteurs du récent Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, à savoir Jean-Paul et Raphaël Enthoven, qui ne lui accordent pas une entrée…

     

    À l’opposé de certains proustologues ou proustolâtres, qui n’en finissent pas de chipoter sur l’identification ou la non-identification du Narrateur et de Marcel (cité trois fois par ce prénom dans le texte), Philippe Berthier prend tranquillement le parti de dire que Marcel le Proust et Marcel le Narrateur lui parlent de la même voix - même si le Narrateur est la cristallisation de trente-six Marcel divers et même changeants à travers le temps - et qu’autant que les deux avatars de l’écrivain et de la personne, le touche le personnage de Saint-Loup composé, lui-même, de plusieurs « modèles » et se transformant radicalement du début de la Recherche au Temps retrouvé.   

    Dans un long passage mémorable du Temps retrouvé, le Narrareur se livre à une méditation très révélatrice sur les rapports entretenus par le romancier avec la « vie réelle » et avec les personnages qu’il « tire » de celle-ci, au gré d’opérations « transformistes » dont la seule justification finale est l’œuvre, sans considération de ce que pourront ressentir les personnes « épinglées » comme des papillons ou victimes de ce qu’ils taxeront peut-être de méchanceté ou de plus profonde cruauté – plusieurs amis de Proust ont ainsi poussé de hauts cris ou l’ont fui à jamais... 

    En ce qui concerne Saint-Loup, le personnage a été inspiré à Proust par divers de ses amis, mais l’important n’est pas tant là, car Robert occupe une place tout à fait singulière et privilégiée, dans le cercle des proches de Marcel, incarnant à la fois un mentor, tout au moins au début de leurs relations, un objet de fascination sociale et esthétique, mais aussi une sorte d’ami unique qui ne deviendra jamais vraiment un amant :l’incarnation de la beauté et de la noblesse, de la France chevaleresque et du courage, de la séduction sous l’aspect d’un « homme à femmes » et de la complexité quand Marcel découvrira les nouvelles mœurs (jamais avouées) deson ami. 

    L’amitié selon Proust : c’est un des thèmes abordés par l’auteur, et avec toutes les nuances et la lucidité requises ; et l’homosexualité, bien entendu, avec une compréhension de ce qui échappait complètement au pauvre Gide : à savoir que le déni de Marcel, qui s’offusque bruyamment de ce qu’on puisse le taxer de pédérastie, autant que la morgue avec laquelle Saint-Loup répond à Marcel quand celui-ci le sonde à ce propos, jurant que ce ne sont pas « des choses dont il a le moindre souci », ne procèdent ni de la peur conformiste du jugement bourgeois, ni non plus du refus de tout simple coming out, mais du refus orgueilleux d’être classé et réduit à cela, soumis à cette détermination stricte et au sempiternel jugement moral ou social, sans parler de la vision proustienne des homosexualités, aussi complexe, paradoxale voire délirante que la vision des juifs selon Céline…

    °°°

    Ce que je ne supporte pas, et de moins en moins, ce sont les généralités : « Moi je n’ai rien contre les étrangers,mais… » ; « enfin les Juifs, tu sais quand même… » ;  « d’ailleurs les homos, faut les comprendre, pourtant… » ; « et de toute façon, on est bien d’accord, les femmes… » ; « mais tu ne vas pas nier que les Grecs et le travail… » 

    °°°

    S’agissant des séries télévisées, il est intéressant, par delà les situations standard, les clichés et les redites, de relever ici ou là tel trait original ou telle trouvaille, ou, comme dans Breaking bad, le développement d’un grand thème (le mal commis au nom du bien) tel qu’il pourrait être traité dans un roman.

    °°° 

    Philippe-Sollers-photo-Sophie-Zhang-artpress-fevrier14.jpgEn (re)lisant Femmes de Philippe Sollers, je me dis que ce n’est pas vraiment un roman mais une espèce de chronique-essai avec quelque chose du plaidoyer pro domo de quelqu’un qui n’a de cesse de se situer au-dessus des autres et de tout, affichant cyniquement son je m’en foutisme et s’en félicitant à tel point que rien ne devrait pouvoir l’atteindre. 

    Posture décidément trop confortable à mon goût, sans parler des développements sur les femmes et l’établissement fatal, n’est-ce pas, d’un matriarcat mondial, qui me semble relever du délire, voire de la fumisterie.

    °°°

    On a pu croire, à un moment donné, que le sociologisme, en matière de littérature (dans le sillage de Pierre Bourdieu) représentait l’expression par excellence de l’esprit philistin en matière de critique littéraire, et le fait est que cette forme de positivisme pachydermique, consistant à faire découvrir autant de couteaux à autant de poules dans la basse-cour du royaume des Lettres, n’a pas fini de nous mettre en joie par ses façons d’arpenter le Champ à la manière de Bouvard et Pécuchet.         

    Mais comment ne pas s’incliner, plus bas encore, devant les recherches exquises et combien enrichissantes pour ses sectateurs subventionées, menées au nom de la génétique littéraire, apothéose de la bricole et de la broutille.

    JedemTierchen sein Plaisirchen, remarquait jadis notre sage Grossmutter ;jawohl : à chaque bestiole sa babiole ; et c’est donc avec indugence qu’il s’agit de considérer les chercheurs de nos facs de lettres et autres pôles de compétence adonnés à la classification scientifique des encres et papiers utilisés par tel auteur (ou telle auteure ou autrice) et à la description non moins méticuleuse de chaque étape et de chaque état de chaque chantier et de chaque campagne d’écriture ponctués d’autant de séquences suspensives (absorption de telle tisane  ou décompensation sur Youporn) de l’écrivant (à distinguer de l’écriveur) dont sera rappelé la marque des bretelles ou des jarretelles au moment de l’ascèse de création…   

    °°°

    Ceci de Philippe Sollers, dans Femmes, qui me semble crânement filé : « Il y a un syndrome de l’écrivain comme il y en a eu un du prêtre…Très différent de celui de la vedette du show-business… Plus essentiel, viscéral, osseux… Portant sur le nerf de base, sur la fabrique tissée du revers… En compétition directe avecle four matriciel…Aucune mère ne s’y trompe…Pas plus celle de Sophocle qu’une autre…Toutes les oeuvres importantes sont des traces de cette lutte acharnée…Pour parvenir à l’air libre, naître, sortir loin au-delà de la naissance physique ; parler quand même par de la la parole injectée…Montrer qu’on n’est pas né comme ça, pour faire nombre, qu’on ne meurt pas dans l’arithmétique dictée…Que ça se sache au moins, le crime d’exister ; que ça se marque et remarque… Pour un bout de temps…Pour l’éternité »… »

    Mais oui, mais oui, et ça a beau suinter son freudisme, on se dit : et s’il y avait du vrai « quand même » ? Cependant on s’interroge aussitôt sur la « fabrique tissée du revers », et le « crime d’exister » fait sourire les tribus d’hier sur les îles et d’aujourd’hui dans les campagnes acculturées - enfin quoi, littérature quand tu nous étreins…

    °°°       

    2706627136.jpgIl y a les livres possibles, et ils sont légion, mais plus rares sont les livres vrais.        

    Or Le silence des chysanthèmes du compère Bertrand Redonnet représente, à mes yeux, le type même du livre à la fois nécessaire et vrai, mais non moins décalé, au meilleur sens du terme, ou disons : décentré par rapport au vortex médiatico-littéraire, d’une vérité qu’on pourrait dire hors du temps et de partout en dépit de son ancrage très précis dans une époque (entre les années 50 et nos jours) et une terre particulière (les âpres campagnes de l’Ouest français ouvertes sur l’océan) que le jeune Bertrand a connu en tant que petit prolo de ferme.

    « Redonnet tout le monde s’en fout », clame la 4de couverture par manière d’anti-publicité ressentimentale, et l’on pourrait dire aussi pour consoler l’auteur, que de Jules Renard, de Louis Guilloux, de Raymond Guérin ou de Fred Deux, auxquels il est plus ou moins apparenté, « tout le monde » n’a guère plus à foutre. 

    Or je lis ceci qui sonne immédiatement vrai à mes portugaises vaudoises : « Mes paradis perdus sont tous habités par le sifflement effarouché des merles, les pinsons et leurs nids de lichen, les mésanges acrobates, les crêpes sucrées de février, les alexandrins romantiques des leçons de récitation et le triangle des grands oiseaux sauvages, sublimes bohémiens du déclin des jours qui traversaient le ciel de novembre à l’heuremême où, dans les cours de ferme, un couteau rutilant tranchant l’artère d’un gros goret ». 

    Ou je lis cela qui remue ma prime adolescence :« J’étais le pâtre de l’été et le silence des champs et le bleu du ciel sur lequel tournoyaient les cossardes, séduisaient mon âme d’enfant. Une âme de solitaire, ou plutôt une âme de sauvage qui se plaisait à louer la solitude tant je me délectais déjà des strophes de Lamartine et de Musset, faisant miens leurs chants sublimatoires de la lune et de la nature et tout enclin à vivre les mélancolies jouissives de l’esseulé ».

    Et cela encore : « Au pays de mes enfances, monde d’avant le faux monde, des couvrailles aux métives, le paysan était un jardinier dont les bras ne creusaient la terre que pour la survie de son clan, tapi dans deux pièces chauffées par le bois, par lui chaque hiver prélevé sur ses bois. Le pain contre le blé, le vin contre la vigne et l’eau au fond du puits ».

    Et cela aussi : «Moi, j’aimais mon monde. C’était un monde où il manquait tellement de choses que tous les rêves y étaient permis. Il suffisait d’ouvrir des portes et des livres, d’écouter les arbres lutter avec le vent, de marcher pieds nus dans la rivière, de savoir jouer avec la lumière des champs et la pénombre des bois. Il suffisait d’avoir le goût du jeu. Un jeu qui ne s’achetait pas encore dans les vitrines surchargées d’inutilités,un jeu dont la qualité s’inventait et qui ne se mesurait pas à l’aune du porte-monnaie ».

    Et ce n’est que le début du récit d’un rejeton mal coifféd’une grande fratrie paysanne sans le sol, mère révoltée mais confiante en l’école laïque et dotée d’une voix de chanteuse de cabaret, père aux abonnés absents que le fils réinventera à sa façon, De Gaulle à la radio sur l’Algérie, meule de foin à laquelle le garçon fout le feu pour marquer sa présence, et le salut par l’instituteur et les livres, le savoir qui libère et la vie rugueuse qui s’ensuivra…

    Unknown-8 2.jpegSacré Redonnet ! Bien sûr qu’on se fout de toi, mais je te revaudrai ça vu que ton livre, là, je ne vais pas le lâcher de si tôt…

     

    °°°

    Je me tiens, depuis quelque temps, au seuil du Purgatoire de Dante. Non pas que j’hésite ou que je regimbe : c’est juste que j’attends d’être prêt. L’Enfer n’a été qu’une étape, et la pire, mais c’est souvent à ces visions dites « dantesques » qu’on en reste, comme le remarque d’ailleurs Victor Hugo, qui voit surtout le Dante justicier : «  Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on était bien de l’enfer, mais on n’est plus du ciel ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poëme devient heureux, il ennuie ». 

    Or je voudrais faire le pari contraire : que Dante n’a fait que passer, et qu’à présent il s’agit de se dépasser…  

     

    °°°      

    Unknown.jpegAyant découvert la richesse et les qualités, tout à fait insoupçonnées, du point de vue de l’art de la narration ou du dialogue, des meilleures séries télévisées, de The Wire à Breaking bad, ou de Borgen à Six feet under, en passant par Luther, les Soprano ou Twin Peaks, c’est en pays de connaissance que je me suis retrouvé à la lecture de Belleville Shanghai Express , dernier roman de Philippe Lafitte, qui emprunte à l’esthétique et à la stylisation du genre sans cesser de faire de la (bonne) littérature, en professionnel du scénario et en écrivain à part entière. 

    Evoquant le travail du protagoniste, un jeune photographe « métis » de père vietnamien et de mère française, l’on apprend que ce Vincent, autodidacte, a quelque chose d’intense et de fiévreux et que c’est un réfractaire. « Quelqu’un qui s’est déjà frotté au réel » et qui a « une dimension sociale » dans sa pratique. Ce qu’on pourrait dire, aussi, du travail de Philippe Lafitte. 

    À son cinquième roman, tous différents les uns des autres et pourtant marqués par une patte commune et plus encore par un regard, à la fois aigu et décalé, d’une plasticité sensuelle lisse mais d’une frémissante sensibilité, Philippe Lafitte, mieux que ne l’a fait un Djian dans ses sitcoms, construit le « pilote » de ce qui pourrait faire une série française combinant l’atmosphère « asiatique » des abords de Ménilmontant et l’atmosphère « occidentale » de la mégapole chinoise. 

    Personnage représentatif du youngster flottant entre deux cultures, ses potes (Jef et Karim) et sa grand-mère malade nostalgique de Saïgon, sa mère Marie-Paule et son oncle tenancier du restau Chez Qiang proche de la station de métro Couronnes, Vincent se la joue Cartier-Bresson en cadrant choses de la vie et gens qui passent,  jusqu’au jour où ELLE lui apparaît.  

    Or Line, fille de Monsieur Li, lui-même issu des campagnes chinoises et parvenu au top de la respectabilité locale en qualité d’homme d’affaires, est en principe soumise aux règles de son paternel et, plus sournoises, de son cousin voyou mafieux sur les bords. On vise donc le schéma Roméo et Juliette sur fond de rivalités asiates et de préjugés sociaux, mais tout l’art de Philippe Lafitte est d’enchaîner les plans sans peser, avec la grâce féline de la jeune femme se rêvant top model et tombant, à Shanghai, surun os.  

    C’est fin et bien filé, avec de belles lumières dans les mots et les images composées de Paris ou de Shanghai; les situations ont quelque chose de« téléphoné » mais c’est en somme le genre qui veut ça, et l’écriture, les dialogues, la découpe des séquences, le crayonné des portraits : tout fonctionne...      

    °°°       

    Toujours dans le genre série, on passe du meilleur au pire avec ce sous-produit de daube molle que représente la pathétique suite de saisons réunies sous le titre d’After par la jeune Texane Anna Todd, qui est à Barbra Cartland ce que la lavasse de fast food est à la guimauve britiche. 

    Le feuilleton en question, évoquant les relations de Tessa, étudiante fadasse en mal d’encanaillement  et d’un mauvais garçon de pacotille, le craquant Hardin, a été testé sur le smartphone d’Anna, aussitôt boosté sur la Toile (plus d’un milliard de téléchargements sur le site Wattpad) et recyclé sous forme de pavé broché aux bons soins du grand éditeur américain Simon & Schuster, dans la nouvelle catégorie des sex-sellers -Anna étant en train de plancher sur le casting du film à venir.

    Ce qui m’a tout de même éberlué, dans la présentation très complaisante qui a été faite d’After dans les colonnes de 24 Heures, c’est l’absence totale d’aucun recul critique impliquant le contenu du livre, dont le seul fait qu’il « cartonne » plus que Michel Houellebecq était relevé. 

    Mais je tenais à en savoir plus, estimant, comme Philippe Muray, que ces phénomènes d’inculture grégaire ont quelque chose de significatif, et je me suis donc procuré la chose pour vérifier ce qu’annonçait de toute évidence la simple photo de la pauvre Anna : à savoir l’expression même de la plus insondable stupidité.

    Tout de même une chose m’a fasciné dans la vie de Tessa,et c’est sa façon de tout planifier, du choix des panties qu’elle portera demain à la couleur du vernis à ongles prévu pour le surlendemain.  Je n’ai donc perdu ni mon argent ni mon temps... 

    Question sexe, les ligues de vertu américaines auront été rassurées de constater que Tessa ne dispose un condom sur le hardon de Hardin qu’au-delà de la 400e page de la première saison, au cours d’une scène riche en adjectifs tumescents et autres superlatifs extatiques. Et c’est ainsi qu’Allah débande…        

    °°°      

    talk4w.pngA la Désirade, ce dimanche 17 mai. – En recopiant/collant, sur la Toile, les petites chroniques que j’ai égrenées dans Le Matin entre octobre et novembre 1987,au fil du tour du monde que j’ai eu la chance de faire dans le sillage de l’Orchestre de la Suisse Romande, je constate que j’avais oublié maints détails de nos pérégrinations, que ces notes m’ont permis de ressusciter. C’est ainsique j’ai pour ainsi dire revécu divers épisodes effacés de ce voyage, que mespauvres mots ont fixé dans des conditions souvent compliquées par le décalage horaire ou nos constants déplacement, sans compter les obligations de présence liées à la tournée. Du moins suis-je assez content, à relire ces notes dictées au téléphone (nous ne disposions pas encore de liaisons Internet) à notre chèreArlette ou à quelque autre secrétaire de veille nocturne, de leur trouver un certain ton personnel et une tenue passable.

    °°°      

    BookJLK8.JPGDans une lettre détaillée qu’elle m’envoie après sa lecture du Viol de l’ange, mon occulte amie Giovanna B., jamais rencontrée que sur Facebook mais qui m’a déjà envoyé d’excellents biscuits milanais en 3D, me gratifie d’une vraie recension, à la fois sensible et intelligente, précise et sans complaisance (elle a eu quelque peine à traverser les premiers fourrés de ma selva oscura) où elle série d’excellentes observations touchant à la construction arborescente du roman et à ses personnages, au drame rapprochant les protagonistes et au journal du tueur, au crescendo de l’émotion et aux échappées de la troisièmes partie, sans compter divers aspects de la thématique (le viol et le suicide, l’homosexualité et les rencontres salvatrices) qui m’ont remis en mémoire de nombreuses séquence du livre que j’avais oubliées. Or ce qui me touche particulièrement est que Gio s’implique personnellement dans cette lecture et fait ainsi revivre ce livre ailleurs que dans mon oublieuse mémoire… 

    °°°         

    Christoph Ransmayr dans le préambule de La montagne volante :« Depuis que la plupart des poètes ont pris congé de la langue versifiée et recourent, à la place des vers, à des rythmes libres et à une phrase flottante articulée en strophes, le malentendu s’est fait jour ici et là, qui veut que tout texte constitué de phrases flottantes, donc de lignes d’inégales longueur, relève de la poésie. C’est faux. La phrase flottante – ou mieux : la phrase volante – est libre et n’appartient pas seulement auxpoètes. »

    Or Christoph Ransmayr est bel et bien un poète, qui fait ensuite voler ses phrases sur 350 pages envoûtantes :

     

    « Je mourus

    à 6840 mètres au-dessus du niveau de la mer

    le quatre mai de l’année du Cheval.

    Le lieu de ma mort

    se situait au pied d’une aiguille rocheuse caparaçonnée

    de glace où j’avais survécu une nuit à couvert du vent.

    La température à l’heure de ma mort

    était de moins trente degrés Celsius

    et je vis la vapeur

    de mon dernier souffle se cristalliser

    et disparaître en fumée dans la crépuscule du matin. »

  • Ceux qui vident leur sac

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    Celui qui a trop à dire de peur que ça se sache / Celle qui se retient de parler au répondeur cancanier / Ceux qui en ont gros sur le sac de patates / Celui qui va TOUT DIRE dans son roman ça c’est sûr et le monde en tremble déjà touche du bois mon pauvre toi / Celle qui avait un pied humain dans son sac Vuitton et ça n’a pas passé à la douane de Narita / Ceux qui ont fourré toutes leurs emmerdes dans le même sac dont le poids a été jugé excessif par le syndicat des porteurs / Celui qui se planque dans le vide-poche / Celle qui se retrouve dans le vide-ordures de l’immeuble C8 de la Cité des Bosquets au motif qu’elle a dépassé la date de préemption en sa qualité de barquette d’asperges oubliée dans le congèle des intellos du 17e/ Celui qui n’a rien à dire à l’inspecteur Barnaby qui d’ailleurs ne comprend pas le suédois / Celle qui va se lâcher à l’interrogatoire du sergent Troy qui l’a chopée la main dans le sac / Ceux qui se disent frères de sac et de corde à sauter / Celui qui a entendu dire que les Japonais ne révèlent que le 17% de ce qu’ils savent et je précise : les journalistes japonais, et encore : le 83% des journalistes japonais /  Celle qui ne mettra dans son sac vide que le dernier roman de Marc Levy qui ne pèse pas lourd comme on sait / Ceux qui ont le cœur lourd et pas de sac de couchage/ Celui qui retrouve son dentier dans le sac de l’aspirateur performant / Celle qui a échappé au sac de Rome piégé par le beau maffioso à ce qu’ont révélé les médias / Ceux qui ont désamorcé l’imbécile qui faisait le sac dans le parc Monceau   / Celui qui est prié de faire son sac dans l’heure après qu’il a transgressé la règle de l’Entreprise où chacun garde ce qu’il en sait pour soi / Celle qui observe en souriant sardoniquement la mise à sac du squat des skaters qu’elle a toujours snobés en sa qualité de rouleuse de patins / Ceux qui ont tout dit au Padre Muto qui afini par cafter à Radio-Vatican qui en a fait un buzz d’enfer, etc. 

     

    Image: Philip Seelen

  • Avec notre bon souvenir...

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    Unknown-6.jpeghaiku02.jpgimages-8.jpegAlikGriffin_Santa_Monica_Pier_HDR_s.jpgLe 22 novembre 1987, le sieur JLK tirait le bilan du tour du monde de l'Orchestre de la Suisse romande qu'il avait eu l'heur d'accompagner, plus de vingt jours durant, du Japon en Californie, en chroniqueur musicalement à peu près inculte du Matin. 

    L'invitation de l'OSR relevait de l'expérience humaine et du témoignage, sur la vie d'un orchestre et son premier retour au Japon, tout au souvenir du grand Ansermet, plus que du rapport mélomaniaque ou de la claque publicitaire...  

    C’est une belle aventure qui s’est achevée jeudi dernier avec le retour de l’Orchestre de la Suisse romande en ses pénates. Or s’impose, en premier lieu, de dire l’immense mérite de tous les artisans de cette réussite, du maestro Armin Jordan aux garçons d’orchestre, en passant par les organisateurs, Ron Golan en tête, qui ont surmonté moult difficultés considérables, pour finir avec les musiciens de l’orchestre, parfois soumis à de très rudes efforts physiques, et qui n’en ont jamais laissé rien paraître, ou presque.

    Qu’on n’imagine pas, à cet égard, que ce premier tour du monde de l’OSR fut tous les jours une partie de plaisir pour la plupart des membres de l’orchestre. Si tous n’auront pas subi, avec la même intensité, les redoutables effets du « jet lag », du moins les fatigues liées aux interminables déplacements furent-elles largement partagées. À quoi s’ajoutent les conditions parfois défavorables,  tenant à la qualité du public public ou à l’acoustique des salles dans lesquelles tel ou tel concert se sera déroulé, aux Etats-Unis notamment. 

    olivier-rivaux-par-Alcala.jpgLes plus résistants, dans la foulée, n’auront certes pas manqué de consacrer le peu de temps que leur laissait ce marathon (dix-sept concerts en une vingtaine de jours) a la découverte d’un peu de Japon ou d’un soupçon de Californie. Mais il en est d’autres qui se sont sentis réduits à l’état de «bêtes de concerts», frustrés de l’enrichissement qu’aurait pu signifier un tel voyage dans des conditions moins soumises aux lois de la rentabilité... 

    Au demeurant, le fait même de la tournée est généralement apprécié, qui représente l’occasion, pour les musiciens, d’apprendre à mieux se connaître et de jouer ensemble dans des conditions plus stimulantes qu’à l’ordinaire. Dans cette perspective, l’observateur non initié que je suis aura pu évaluer l’importance, pour l’orchestre, de l’acoustique de chaque salle et de la qualité du public.  

    IMG_8959_HDR_11x18_Tom Ginn_ps2_sm.jpgNul hasard, ainsi, que les meilleurs concerts de la tournée aient été le premier de la série japonaise, à Matsudo, devant un parterre de lycéennes enthousiastes, et les deux derniers à Tokyo, dans d’admirables salles bondées d’un public rappelant le chef jusqu’à sept ou huit fois. 

    Cela étant, à l’exception du concert un peu terne de Torrance, dans une salle sonnant médiocrement et garnie d’un public quasiment grossier, jamais je n’aurai ressenti, pour ma part, le moindre sentiment de lassitude routinière,et moins que jamais à l’écoute du énième Boléro, magnifiquement enlevé pour la, clôture du dernier concert de San Francisco. 

    Privilège exceptionnel, soit dit en passant, que celui du Béotien côtoyant quotidiennement la tribu protéiforme de l’orchestre et découvrant, au-delà des particularités et des différences, le même amour de la musique et le même sérieux, enfin le même respect amical pour le sachem Armin Jordan. 

    Kremer_Argerich_230880103.jpgEt quelle fête, aussi, que d’entrer progressivement dans la substance vive de la musique en détaillant, un peu mieux chaque soir, l’étoffe sonore de telle partie des cordes ou la rutilance de telle sonnerie de cuivres, tel éblouissant dialogue du piano de Martha Argerich et du basson de Roger Birnstingl, ou tel formidable soulèvement d’ensemble de tous les registres soudain empoignés comme une pâte fluide et vigoureuse à la fois, enfin quelle leçon que d’assister au work in progress du chef avouant, sans fausse modestie, son insatisfaction (pour la symphonie de Brahms par exemple) ou ses doutes...

    Inoubliable souvenir de l’émotion nous prenant à la gorge dès la première mesure du concerto de Sibelius où retentit la voix lancinante, fragile et fougueuse à la fois, du violon de Gidon Kremer. 

    Souvenir d’une fin de soirée passée dans une cave à jazz du quartier chinois de San Francisco, avec le hautboïste Bernard Schenkel. 

    Souvenir d’une journée merveilleuse en compagnie des violonistes Monique Westphal et Hans Reichenbach, à revisiter pour la deuxième fois le fabuleux Musée Norton Simon de Pasadena. 

    downtown-san-francisco-ariane-moshayedi.jpgSouvenir d’une nuit à refaire le monde et à comparer les mérites de l’Europe et de l’Amérique, avec l’ami Kevin Brady et sa dulcinée, avant le lever du soleil sur le Pacifique. 

     

    Et tant d’autres bons et beaux moments, qu’il vaudrait mieux dire en musique... 

    jordan_armin.jpgLe bilan du Maestro

    Il est, sans doute, de plus grandes stars de la baguette que lui. Mais yen a-t-il beaucoup qui, dans leur orchestre, suscitent autant de fraternelle estime qu’Armin Jordan? 

    Un Ansermet ou un Sawallisch ont assurément marqué les musiciens de l’OSR. Cependant, Armin Jordan incarne actuellement l’homme qu’il faut à l’Orchestre de la Suisse romande, avec sa sensibilité tout en finesse, sa psychologie, son exigence, son engagement personnel très impressionnant et ses vertus de medium et de catalyseur. 

    « Je ne suis pas une vedette qui sesoucie d’abord de sa carrière. Ce qui m’importe avant tout, c’est de travailler le plus possible avec le même orchestre, car je crois que c’est ainsi qu’on peut vraiment progresser. Ce qui me gêne actuellement, c’est que qu’avec la multiplication des moyens de communication on dispose de références qui fondent de véritables préjugés musicaux. On croit qu’il faut jouer Brahms comme ceci, parce que telle est la perfection. Et pour la même raison, les orchestres se mettent tous à jouer de la même façon. 

    En ce qui me concerne, ce n’est pas tant de l’interprétation que je me soucie que de la sonorité de l’orchestre. Le son d’un orchestre, c’est en somme sa « voix » propre, la signature de sa personnalité. Et c’est ce que je me suis efforcé de travailler particulièrement pour cette tournée. Plus qu’une affaire de prestige ou de renommée, la tournée m’apparaît comme l’occasion d’un bilan. »

    Après le dernier concert de San Francisco, mardi dernier, Armin Jordan s’est fait acclamer, debout, par ses musiciens. De son côté, il tient à leur rendre hommage pour la qualité de leurs prestations. 

    « J’ai la chance d’avoir bénéficié du rajeunissement considérable de l’orchestre, ces dernières années. A l’heure qu’il est, nous avons une équipe remarquable de jeunes solistes dont l’enthousiasme est stimulant. Le métier de musicien d’orchestre a un aspect très physique qu’on oublie parfois. D’où l’usure inévitable. Mais je crois que nous pouvons être contents de l’état actuel de l’OSR, sans tomber dans l’autosatisfaction. »

     

    (La suite de ces chroniques a paru dans Le Matin, entre le 16 octobre et le 22 novembre 1987).

  • Mémoire des invisibles

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    Dans Les invisibles, paru en 1992, Alexandre Soljenitsyne, mémorialiste providentiel des martyrs du communisme achève de raconter la guerre secrète qui aboutit à la publication de L'archipel du goulag. Une chronique souvent poignante, aux figures inoubliables.

     

     

    Les convulsions du postcommunisme tendent à faire oublier, aux têtes de linottes occidentales, ce que fut le régime politique et social le plus désastreux du siècle, que d'aucuns se prennent déjà à regretter. Or, les mémoires se rafraîchiront à la lecture du nouveau livre formidablement tonique d'Alexandre Soljenitsyne, où l'on assiste au combat souterrain de héros anonymes tous voués à la défense de la même cause: faire connaître au monde la vérité sur le goulag et en finir avec Léviathan. 

     

    Si l'ouvrage relève d'abord du témoignage historique, c'est souvent avec l'intensité d'un thriller qu'il nous captive. Nous y rencontrons de magnifiques personnages, surtout féminins, qui nous revigorent par la fougue et le désintéressement de leur engagement. Des lendemains de la mort de Staline à la nouvelle glaciation du sinistre Brejnev, nous revivons, au jour le jour, le combat d'un écrivain contraint de planquer à mesure tous ses papiers et de multiplier ses ruses de Sioux pour survivre. 

     

    De fait, celui qui a résolu de rendre voix aux millions de victimes muettes du goulag a mis au point une stratégie qui implique plus d'une centaine de personnes éparpillées aux quatre coins de Moscou et des steppes, jusqu'en Estonie, en Autriche, aux Etats- Unis, en Suède et à Paris. Ainsi a-t-il pu réunir, et préserver de la destruction, les archives de son immense mémorial-réquisitoire. L'archipel du goulag nous fut-il parvenu sans cette prodigieuse organisation clandestine? Rien n'est moins sûr! Et comment ne pas penser que la face de l'Histoire en eût été changée?

     

    Nous savions déjà, pour avoir lu Le chêne et le veau (Seuil, 1975),qu'Alexandre Soljenitsyne a mené son combat souterrain en véritable chef de guerre. Mais des visages et des noms manquaient encore à tous ceux qui l'ont aidé et dont il ne pouvait parler tant que cela représentait un danger pour eux. Ecrit, à chaud durant l'exil zurichois de l'écrivain (le manuscrit est daté de 1974-1975), le livre bouillonne de lave existentielle. 

     

    Aussitôt y apparaissent de vrais personnages de romans, tel Nikolaï Ivanovitch Zoubov qui avait 22 ans à la Révolution, a passé par les camps et montre des talents exceptionnels pour la conspiration. Ainsi fabrique-t-il des caissettes à double fond dont Soljenitysne se servira pendant des années pour planquer les minuscules feuillets de ses manuscrits. D'abord très isolé, luttant contre le cancer puis en butte aux déboires de son premier mariage (sa femme conçoit une véritable phobie jalouse à l'égard de L'archipel), Soljenitsyne trouve peu à peu des soutiens auprès d'anciens zeks qui s'enthousiasment pour ses premiers écrits, parfois imprudemment. Ainsi l'engouement insouciant de l'un d'eux provoque-t-il, en 1965, une première descente dramatique du KGB. Mais le réseau de la «Cause» est déjà solidement ramifié, jusqu'en Estonie où, deux hivers durant (65-66 et 66- 67) Soljenitsyne va travailler d'arrache-pied, produisant jusqu'à vingt-cinq pages par jour du manuscrit de L'archipel...

     

     

    Répartis par cercles concentriques et s'ignorant les uns les autres, les membres du réseau clandestin ont pour point commun le même dévouement et le même courage: «Tous ne pensaient qu'à une chose: casser la gueule au pouvoir en place.» Les plus belles figures du mouvement sont des femmes. Telle Elizaveta Denissovna Vioronianskaia, dite Queen Elisabeth, ou encore Kiou, qui vit dans un antre putride à la Dostoïevski et dont l'imprudence (elle note tout dans son journal) lui vaudra une horrible fin — sans doute a-t-elle été «suicidée» par le KGB —, provoquant la publication en catastrophe de L'archipel du goulag. Telle aussi Lioucha Tchoukovskaïa, inappréciable chef de réseau et Paganini de la dactylographie, mais se chamaillant avec l'écrivain qu'elle estime prendre des positions trop droitières dans «Août 14». Telle encore Natalia Stoliarova, fille de déporté et de terroriste (sa mère a fomenté un attentat contre Stolypine), qui se dévoue sans compter et dont l'écrivain cite une lettre bouleversante. 

     

    Une ferveur partagée 

     

    Telle enfin la bienfaisante Alia, de vingt ans la cadette de l'écrivain et qui va s'identifier à son œuvre avant de devenir sa seconde épouse. Et tant d'autres figures, des Estoniens que Soljenitsyne chérit particulièrement, aux étrangers qui à Paris (Nikita Struve), à Zurich (l'avocat Fritz Heeb) ou à Vienne (la traductrice Lisa Markstein) assurent sa base logistique, ou à ces «gamins de Russie» qui se vouent à la diffusion de L'archipel du goulag en URSS, sous le manteau. 

     

    Sans doute est-ce parce qu'il est croyant que Soljenitsyne accentue le côté miraculeux de sa victoire. Mais aussi, l'on relèvera comme une sorte de faiblesse étrange dans le comportementdu KGB à son égard. Lui-même remarque d'ailleurs qu'avec lui «ils ont toujours été comme paralysés, ils ont toujours manqué de jugeote et de célérité dans les réactions les plus simples, les plus élémentaires». 

     

    Notons enfin, pour ceux qui se sont fait de Soljenitsyne l'image d'une espèce d'ayatollah revêche, que son témoignage, d'une constante équité, nous touche au contraire par sa grande humanité. Généralissime menant sa bataille avec un soin sourcilleux du moindre détail (mais il en allait d'une mission surhumaine et de la vie de ceux qui l'aidaient!), Alexandre Soljenitsyne n'en apparaît pas moins ici, pourl'essentiel, comme un homme qui, autant que ses «invisibles», fait honneur à notre pauvre espèce et nous rend confiance. . . „ 

     

    Alexandre Soljenitsyne. Les invisibles. Traduit du russe par Anne Kichilov. Fayard, 307p.

  • Borgeaud l'oiseleur

     

    topelement.jpgEn 1997 paraissait, sous le titre alléchant de Mille Feuilles, le premier de quatre tomes réunissant les proses éparses (sur la vie, Paris, peintres, romanciers, hauts lieux et riches heures) de l'écrivain, décédé en décembre 1998. 

     «  L’ écriture est un art d'oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l'infini», écrivait Charles-Albert Cingria, dont on pourrait reprendre la belle définition pour qualifier la démarche de Georges Borgeaud, lequel fut son compère occasionnel et représente assurément son plus évident héritier littéraire. Tous deux partagent en effet, en catholiques gourmands, le goût et l'art du grappillage heureux dans les vignes du monde, tous deux sont de merveilleux causeurs que nourrissent indifféremment les plus simples choses dela vie ou les livres, les oeuvres d'art, le génie des lieux ou les minutes heureuses de notre déambulation terrestre. 

    L'œuvre de Cingria fut peut-être plus foncièrement originale que celle de Georges Borgeaud, apte à ravir en revanche un plus large éventail de lecteurs. Ceux-ci connaissent évidemment ces «classiques» que figurent Le Préau (Gallimard, 1952), La Vaisselle des Evêques(Gallimard,1959) ou Le Voyage à l'Etranger (Grasset, 1974), relevant de la fiction autobiographique, mais peut-être est-ce ailleurs que le meilleur de l'art de la digression propre à Borgeaud aura cristallisé: dans les chroniques d'Italiques (L'Age d'Homme, 1969) ou dans Le Soleil sur Aubiac (Grasset, 1986), et enfin dans la kyrielle de textes éparpillés de journaux en revues que la Bibliothèque des Arts, par les soins de Martine Daulte, a entrepris de réunir en quatre volumes dont le premier vient de paraître. 

    images-21.jpegParlant de lui-même dans le Dictionnaire de Jérôme Garcin, où les auteurs étaient appelés à consigner leur propre bilan posthume, Georges Borgeaud notait ceci de bien significatif: «Il avait taillé la flûte dont il jouait dans le concert littéraire dans un roseau des marais de la mémoire d'où il tirait la substance de ses partitions et de ses thèmes parmi lesquels les plus obstinés: l'éloge de la solitude et du silence, de l'indépendance absolue, du vagabondage de l'esprit et du corps.» Et de se comparer au merle «dont le jabot ne contient que de brèves, mélancoliques et répétitives variations sur un ton mineur où l'amour, bien entendu, trouve ses notes mais aussi les accents de la peur, dela colère, de la protestation et les roulades de la moquerie et du rire». 

    Le chant et l'effusion 

    AVT_Georges-Borgeaud_7564.jpegC'est encore d'oiseaux qu'il est question dans la préface de Frédéric Wandelère, collectionneur d'appeaux comme l'est aussi l'écrivain,qui rappelle que le protagoniste du Préau s'appelle Passereau et souligne la récurrence du thème dans ces chroniques, de merles en buses et jusqu'au crapaud-flûte que le contemplatif du Lot écoute la nuit dans son pigeonnier.

     

    À Paris, c'est un merle qui annonce dès février le printempsà Borgeaud dans les frondaisons du cimetière de Montparnasse qu'il voit, de sesfenêtres, s'étendre sous la lune comme «une ville sainte de livre d'heures», etle préfacier note alors: «Le merle est un de ces autres passereaux, qui chanteinvisible au-dessus des tombes et se tait quand le regard, porté par desjumelles, le touche. Il marque un de ces moments d'effusion silencieuse quifont tout le prix de ces textes.» Ceux-ci sont très variés et constituent, avecles beaux (parfois très beaux) dessins de Pierre Boncompain, non seulement un recueil des écrits que Borgeaud a publiés en un peu moins de vingt ans (de 1950à 1969) à diverses enseignes (N.R.F., Gazette de Lausanne, NouvellesLittéraires, etc.), mais une sorte de florilège du goût et de chronique nonchalante ponctuée de pointes admirables. 

     

    Comme toute une famille sensible rassemblée par Jean Paulhan, Georges Borgeaud était capable d'élever le genre du libre propos (sur quelque sujet que ce fût: les escargots, les emballages, les anges, la lumière de Vermeer ou la passion des étudiants d'Urbino pour Brigitte Bardot) à un niveau qui nous les conserve jusqu'aujourd'hui en parfait état de fraîcheur. La culture n'est jamais ici brillance extérieure mais élément d'un tout vivant, sédimentation d'expériences et de sentiments éprouvés, mille-feuilles du cœur et de l'âme. Cingria, lui encore, disait qu'«observer c'est aimer»... 

    Ramuz.jpgOr Borgeaud aime beaucoup en détaillant ce qui requiert sa curiosité sous sa loupe d'enfant demeuré: sa visite à «un certain» Ramuz, le dortoir de collège catholique qu'il revisite pour évoquer la crainte romande du bonheur des corps, la balade inspirée (par quelques fioles partagées avec Jacques Chessex) qu'il restitue dans L'Embouchure aux buses, ses belles approches de peintres (Soulages et de Staël, en particulier), ou ses méditations plus personnelles, composent un ensemble frémissant d'intelligence sensible et d'alacrité cocasse, truffé de ces adjectifs inattendus ou de ces trouvailles (ces poules qui traversent le blé en herbe «comme des sampans»...) auxquels on reconnaît l'art de l'oiseleur.J

    Georges Borgeaud. Mille Feuilles, tome I. Textes réunispar Martine Daulte. Préface de Frédéric Wandelère. Dessins de PierreBoncompain. La Bibliothèques des Arts, 284 p.

  • Les fruits d'or de l'âge

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    En automne 1995, Nathalie Sarraute, avant son entrée dans La Pléiade, alerte encore malgré ses 95 ans, et comme adoucie, évoquait un Ici où la fausse parole se dissout dans une sorte de sourire entendu.

     

    Il faut lire Nathalie Sarraute en fermant un peu les yeux,comme pour discerner ces motifs incorporés dans les images à trois dimensions qu'on découvre soudain avec un mélange de surprise enfantine et de légervertige. 

     

    Plus exactement, c'est avec son oreille intérieure qu'il faut accommoder en l'occurrence, pour mieux entendre et mieux «situer» les multiples voix qui murmurent, s'appellent et se répondent dans cette nouvelle chambre pleine d'échos de la vaste maison Sarraute.

     

    Dans Enfance, il ya quelques années, Nathalie Sarraute avait grappillé, au fond de sa mémoire, tout un semis de «petits bouts de quelque chose d'encore vivant». Or un peu de temps a passé encore et voilà qu'Ici nul n'a plus même d'âge ni de souvenirs biographiques, comme si l'on avait rejoint l'œuf primordial qui serait à la fois germe de pure présence ou bulle de verbe à sa source, voire encore vaisseau spatial. 

     

    images-11.jpegLe trou noir 

     

    Avant la reprise du chuchotis chamailleux qui tisse la trame vocale de tout son théâtre, c'est tout de même par l'espèce de trou noir de la mémoire défaillante que Nathalie Sarraute nous fait guigner. 

     

    Même si le vertige du mot qui manque ou du nom qu'on cherche (je l'ai sur la langue, tenez) se vit à tout âge, l'on sent Ici que cette perte se charge d'un autre sens et comme accepté, dans cette espèce de brume fatale que forme «l'haleine de l'absence irréparable, de la disparition». 

     

    Or plutôt qu'un reniflement d'apitoiement sur soi, c'est quelque chose d'allègre qui se perçoit à l'évocation de cet Ici tout vibrant de présence où ne signifie plus «rien d'autre qu'exister». 

     

    Ici devrait «rester pur de toute parole», mais il va de soi que cela grenouille encore «un max» de tous les côtés où se perpétue le mouvement brownien des mots agités comme des «lutins curieux, excités, impatients», mots-emblèmes portés comme de petits drapeaux ou mots-banderilles qu'on fiche dans le cuir de l'autre aux arènes de la controverse, mots-pulsion ou mots-gestion, mots-devoir ou mots-savoir à n'en plus pouvoir tant qu'à la fin ils «vous pompent l'air». 

     

    Formules-clôtures Ici serait en somme le lieu d'un regard circulaire à la fois paisible et sérieux,sur la petite chaise peinarde au bord du gouffre aux deux infinis. Mais bientôt ce serait reparti pour démêler ce qui «se construit sous les mots», de nouveau l'on se sentirait le besoin de démanteler les obstacles du malentendu ou du malécouté, et toutes ces formules-clôtures dont le «bourdonnement continu produit comme un assoupissement», toutes ces expressions sonnant le creux et construisant autour de nous une façon de réalité virtuelle, toute cette fausse parole usantet abusant des mots-drame (ce mot Malheur dont tant se servent aujourd'hui pour conforter leur image de grands humanitaires) dans le bruit du siècle. Tout cela que Sarraute détaillait déjà dans Les Fruits d'or, délectable gorillage de la moutonnerie culturelle et littéraire.

     

    Ici ne serait plus enfin que «ce petit creux d'où déborde, se répand une délicate, apaisante,rassurante gaieté», non du tout lieu d'euphorie ou d'évasion mais de conscience aiguisée en pointe de diamant d'âme pure et dans le ciel il y aurait l'étincelante écharpe de mots du père Pascal, vous savez, «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie», que traînerait un joli bimoteur, et vous essaieriez de vous rappeler les couleurs, les saveurs de la vie en cherchant vos mots... 

     

    sarraute-n1.gifNathalie Sarraute: Ici, Gallimard, 182 pages.