UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livre - Page 92

  • Next stop Karloff

    images-29.jpeg

    À propos des séries, fauteuses (parfois) de bon cinéma...

     

    J’ai longtemps nourri le préjugé le plus négatif à l’encontre des séries télévisées, non sans me repaître des épisodes vus et revus de Columbo, entre autre scies franco-allemandes à la Julie Lescaut, Navarro et autres Derrick ou Un cas pour deux, cinématographiquement nulles mais parfois intéressantes du point de vue sociologique, ou bonnement divertissantes. 

     

    frei.jpgCependant  les conseils de Michael Frei chez Karloff, à Lausanne, véritable caverne d’Ali-Baba de la vidéo tous genres confondus jusqu'aux raretés et aux chefs-d'oeuvre, m’ont incité à réviser complètement mon jugement.  

     

    Grand connaisseur du cinéma en tous ses états, le tenancier de Karloff m’a d’abord fait découvrir l’intégrale des saisons de The Wire, très remarquable plongée socio-politique dans les multiples milieux de la ville de Baltimore, avec un regard à la foix acéré et chaleureux qui m’a rappelé celui de Jean-Stéphane Bron dans Cleveland contre Wall Street. 

     

    Ensuite j’ai enchaîné avec Treme, éclairant les retombées socio-économiques et les dégats humains collatéraux d’après l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, la non moins passionnante suite de Borgen, scrutant cette fois la société danoise en focalisant le récit sur la vie intime chahutée par la politique  d’une Premier ministre d'envergure, après quoi ce fut True Detective et ses ciels aussi noirs que ceux de The Killing, pour suivre enfin avec l’intégrale des Soprano, merveille d’humour à froid et peinture savoureuse de la Mafia de Newark en version petite-bourgeoise genre thriller-spaghettis. 

     

    Dans tous les cas de ce qui constitue, sûrement, le dessus du panier du genre, j’ai été saisi par la qualité de scénario et de dialogue de ces séries, leur dimension critique en matière de société ou de politique, l’excellence de leur réalisation et de leur interprétation. Or Michael Frei m’avait bien indiqué le début de cette évolution réellement créatrice, avec les épisodes de Twin Peaks marqués par la patte de David Lynch, plus proches du meilleur cinéma que des séries standardisées que j’ai toujours fuies, entre Urgences et Les Experts ou pire…

    Unknown-7.jpegDans la foulée, ressortant l'autre jour de chez Karloff, c’est avec l’intégrale des enquêtes très britiches de l'inspecteur Barnaby et les séries The Bridge et Broadchurch, entre autres films d’auteurs (James Ivory pour ma bonne amie et Senso de Visconti pour myself) que nous sommes remontés à notre alpe au bord du ciel tels de fringants baudets cinéphages. 

     

    Or il ne m’a pas fallu trois jours pour avaler les sept épisodes de Broadchurch, tout à fait dans la ligne de Twin peaks, mais à l’anglaise, dans le climat côtier du Dorset. Et là encore : surprise. Question filmage en décors naturels, la série se tient mieux plastiquement que le Mr Turner de Mike Leigh. Si le canevas dramatique ressemble fort à celui de Twin Peaks, le développement de l’observation est différent, incluant notamment le rôle de l’ordinateur et des réseaux sociaux dans les relations humaines 

    Après la mort d’un jeune garçon retrouvé au pied des falaises marines, les enquêteurs (un couple aussi intéressant qu’apparemment revêche) font passer un peu tout le monde sur la sellette et c’est l’occasion d’un portrait de groupe remarquable. On y retrouve, comme dans Borgen et The Killing, une critique virulente mais nuancées des médias, notamment en marge d’un véritable lynchage poussant un vieil homme au suicide après d’injustes accusations de pédophilie. 

     

    images-28.jpegEnfin, le dénouement, très inattendu, évite complètement les poncifs relatifs au « monstre » mal-aimé-de-sa-mère-ou-abusé-par-son-père-donc-forcément-pédo, pour inciter à une réflexion moins confortable et sûrement mieux accordée à l’insondable nature humaine. 

     

    Bien entendu, maints ingrédients de la narration relèvent du standard, avec ce que le genre véhicule de téléphoné ou de répétitif. Cela étant, alors même qu'on observe, dans le cinéma actuel, un nivellement de la créativité qui va vers l'esthétique du téléfilm, certaines séries témoignent au contraire de qualités qu'on pourrait dire, sans exagérer, d'un véritable cinéma d'auteur...   

  • Sokourov le contemplatif




    Sokourov50.JPGAlexandre Sokourov en traversée. 10 DVD.

    Alexandre Sokourov est sans doute le plus pur poète des auteurs de cinéma contemporains, dont l’œuvre nous fait entrer dans un espace et un temps particuliers, comme lorsqu’on entre dans l’univers de Proust. Il y faut d’ailleurs la même patience et la même attention, car les films de Sokourov, à commencer par le Journal de guerre en cinq parties intitulé Voix spirituelles, qui amorcera cette lecture de dix films, se déploie en 340 minutes et ne compte à peu près aucune « action ». Pour qui est attentif et sensible, chaque film de Sokourov se révèle cependant d’une densité et d’une richesse sans pareilles, tant du point de vue de la perception de ses multiples thèmes que dans la modulation polyphonique de son expression.
    Poète, Alexandre Sokourov l’est à la fois en musicien de cinéma et en peintre de cinéma : la bande-son est chez lui aussi importante que l’image plan par plan, et la « musique » continue de ceux-ci est simultanément une sorte de suite picturale dont l’extraordinaire beauté, d’une  limpidité toute naturelle, se trouve atteinte – et c’est le grand paradoxe de cette écriture – par les moyens techniques les plus raffinés, où l’image filtrée sublime tout effet comme l’image proustienne la plus sophistiquée sublime le maniérisme. Voix spirituelles en est une première illustration remarquable.
    Sokourov45.jpgLe film date de 1995. Il résulte d’un reportage, tourné en vidéo en 1994, sur la situation des soldats garde-frontières se trouvant sur la frontière du Tadjikistan pour résister aux talibans. Ce conflit « para-afghan » était alors ignoré du public russe, dont l’attention se concentrait sur la Tchétchénie. Les soldats russes ne sont pas, ici, en situation de force impérialiste, mais ils défendent les frontières d’un nouvel Etat indépendant sans moyens. Cela doit être souligné, car Sokourov ne nous éclaire en rien, dans le film, sur les circonstances exactes de la mission des soldats qu’il observe. On pense au Désert des Tartares en assistant à leur longue attente et à leurs errances au bout de nulle partir, dans ces montagnes arides où l’ennemi n’est jamais vu - la seule opération violente se trouvant éludée. La plupart des soldats présents sont très jeunes. Les appelés ne pensent qu’à rentrer chez eux. Avec la grande tendresse qui le caractérise, Sokourov les regarde, les montre en train de ne rien faire, montre leurs visages, montre leurs regards, montre leurs bottes dépareillées, montre leur matériel misérable, saisit des bribes de conversation, regarde une tortue bousculer deux fusils, regarde un criquet poussiéreux escalader un éboulis, regarde les regards troublés par la romance d'une chanteuse passant à la radio, regarde ces garçons écrire des lettres qui mettront trois mois à arriver à destination, regarde les gestes d’amitié de ces types qui partagent tout quelque temps et ne se reverront plus jamais, regarde les cultures abandonnées à cause de la guerre, regarde un petit rapace, entend un mitrailleur mitrailler Dieu sait quoi, regarde ces énormes machins que sont les avions militaires hors d'âge, regarde ce drôle de monde des hommes et recommande chacun à la protection des anges.
    Sokourov78.jpgDans Le rêve d’un soldat, court métrage qui fait pendant aux quatre épisodes « guerriers » du journal, un jeune soldat voit, en rêve, un ange représenté en peinture par je ne sais quel réaliste russe, sous la forme d’une jeune fille aux yeux bandés, assise, l’air accablé, sur un brancard porté par deux adolescents hagards. Cette dernière image, comme saturée de non-dit tragique, renvoie à la sublime première partie du film, constituant une ouverture musicale en trois mouvements.
    On voit d’abord un paysage d’hiver schubertien, une forêt au bord d’un lac gelé, sur fond de montagnes, tandis que Sokourov lui-même évoque la vie d’un type mal fichu, nabot maladif et peu avenant, marqué par une vie de perpétuels déplacements et par toutes les vicissitudes de la vie, du nom de Mozart. Nous entendons un mouvement du Concerto pour piano no 19 et le paysage se transforme imperceptiblement, la forêt s’approchant et la lumière verdissant sous une lance fine de lumière, puis des oiseaux blancs apparaissent, et Messiaen succède à Mozart, dont Sokourov dit que la musique, comme surgie de nulle part, fait penser à un instrument qui s’accorde, puis un feu lointain apparaît dans le paysage, puis ce sont les accords de la 7e Symphonie de Beethoven qui semblent sortir de ceux de Messiaen, et la voix de Sokourov revient à Mozart qu’il nous prie, comme s'il nous écrivait une lettre personnelle,  d’écouter attentivement avant de lire une lettre de la mère de Mozart, souffrant à Paris, à son mari resté à Vienne, peu avant sa mort, et une lettre de Mozart à un ami où il lui raconte les derniers jours de sa mère, reprise par le Seigneur qui en « avait besoin »…
    Or que vient faire ce préambule élégiaque avant les quatre parties suivantes du Journal de guerre, toutes situées sur les hautes terres perdues des confins de l’ancien Empire soviétique ? Chacun trouvera sa réponse…

    Sokourov44.jpgAlexandre Sokourov, Spiritual Voices. 2DVD. Facets Video. Toutes zones. Sous-titres français, anglais, allemand, italien, espagnol.

  • Turner voyant solaire

    images-13.jpeg

     images-9.jpeg

     

     

     

    Unknown-4.jpeg

     

     

    En même temps qu’une nouvelle exposition à la Tate Gallery (Late Turner – painting set free), le film que lui a consacré Mike Leigh, non sans quelques beaux moments, pèche par simplification et grand renfort de clichés. Après la très mémorable mise en perspective de Turner et ses peintres, au Grand Palais, le réalisateur et son interprète principal font dans l’esthétique de téléfilm, à la fois lisse et mal léchée…

     

    Le nom de Turner, immédiatement évocateur de toiles incandescentes où flamboient, en fusions polychromes, des paysages de mer ou de montagne, de terres éthérées ou de ciels irréels, est déjà fort connu en nos contrées et très cher à beaucoup d’amateurs de paysages alpins ou de peinture « explosée » annonçant Monet et l’art non figuratif du XXe siècle. Une importante exposition au Grand Palais, il y a quelques années, sous le titre de Turner et sespeintres, avait largement illusrré les liens du grand peintre anglais avec les maîtres anciens, autant qu’avec ses contemporains.  Ces jours en outre, on découvre le film que Mike Leigh a tiré des dernières années de la vie de Turner, auquel  Timothy Spall prête la dégaine d’un ours mal léché s’exprimant, le plus souvent, par éructations, voire en crachant sur sa toile pour y ajouter de la matière brute…

    images-6.jpeg 

    Avant d’être un précurseur indéniable, précédant le Monet des Nymphéas, les impressionnistes et l’abstraction lyrique américaine,  Turner fut l’un des derniers maîtres européens très nourri d’autres maîtres anciens (de Titien à Poussin ou de Rembrandt à Claude Gellée dit Le Lorrain, son préféré) autant qu’il était attentif à l’art anglais et européen de son temps.

     

    Formé,dès l’âge de quatorze ans, aux préceptes de l’art et au métier dans les ateliers de la Royal Academy de Londres, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) concilia très tôt une conscience vive de l’importance de la tradition, et la préservation de sa vision artistique personnelle. Celle-ci supposait une autonomie financière dont Turner, fils de petites gens, ne disposait pas. L’époque n’étant plus aux grands mécénats de l’Eglise, de l’Etat ou des princes, le jeune artiste compensa son éducation sommaire et son manque d’appuis sociaux par un travail effréné qui lui valut la reconnaissance de la Royal Academy, attachée à la méritocratie, relayée par une exploitation commerciale adéquate de son métier. 

     

    images-8.jpeg« Il avait la passion de l’art (…) et il avait la passion beaucoup plus commune de l’argent », note un biographe. Et David Solkin, maître d’œuvre du catalogue de l’exposition du Grand Palais, de préciser : « La clé du succès économique de Turner résidait  dans son empressement et sa capacité à produire un éventail étonnamment vaste de biens artistiques de grande qualité ». Ces données « triviales», liées au marché artistique de l’époque et à la furieuse concurrence qui y régnait, sont d’autant plus intéressantes qu’elles révèlent un Turner à multiples faces, immensément ambitieux et non moins attaché au perfectionnement de son métier, curieux du travail des autres (il pleure en découvrant le tableau d’un rival qu’il craint de ne pouvoir égaler) et aspirant à égaler les plus grands : il voudra par testament que son legs  à la National Gallery permette à ses plus beaux tableaux d’être accrochés près de ceux de Claude Lorrain...

      

    images-16.jpegCaptivante par ses rapprochements, l’exposition Turner et ses peintres montrait autant les admirations du maître anglais que l’affirmation de sa propre vision. L’exercice était passionnant, prouvant à quel point un paysage, loin d’être la seule représentation de la nature, est à la fois pensée et point de vue. Des Italiens classiques  aux Flamands « quotidiens », des Français néoclassiques aux Suisses romantiques, Turner enjambe les frontières et les siècles en quête de « sa » vision. Celle-ci tend à se dépouiller de toute « littérature » pour aller vers le chant pur de la couleur et des énergies formelles, mais tirer Turner vers « nous » est peut-êtreexcessif. Le maître ancien était plein lui aussi d’une frémissante jeunesse, comme en témoignent ses merveilleuses aquarelles sans âge, et le pur voyant n’existerait pas sans la double patience de la pensée et de l’art.

     

    images-14.jpegUne réduction sans souffle

    Pour qui a les yeux pleins de Turner, autant de sa fabuleuse collection d’aquarelles que de ses toiles immenses, de plus en plus dégagées des « sujets » historiques ou mythologiques et de plus en plus dévolues à la peinture-peinture dont un Rothko ou un Music seront les derniers grands « musiciens », le passage de l’art pictural au cinéma, ou plus précisément au film de Mike Leigh consacré à M. Turner, m’évoque le transit de la vision poétique à ce qu’on pourrait dire une sorte de voyeurisme « médiatique ». 

     

    Réaliste au premier degré, flatteur quant à l’image et terriblement schématique dans son approche des êtres et des œuvres, le film démarre plutôt bien, avec une évocation sympathique des relations liant Turner fils et son paternel barbier l’aidant volontiers à l’atelier. Dès la première séquence d’avant le générique, à renfort de filtres propices au sfumato, la « turnerisation » de l’image donne le ton que d’innombrables panoramiques vont relancer au fil du film, sans surprise à part quelques paysages saisissants en eux-mêmes : falaises blanches tombant à pic dans le noir magma marin ou hautes terres semées de lacs blêmes. D’emblée aussi, le parti pris de forcer sur le côté brut de décoffrage du protagoniste (et de son père pas moins plantigrade), flanqué d’une servante à la fois soumise et vaguement sournoise, ramène l’artiste de génie aux dimensions d’un ronchon chipotant sur le prix du pigment chez son marchand de couleurs italien (forcément voleur) ou se faisant houspiller comme le dernier des nuls par la maritorne en charge de ses deux filles. Mais ce rustre à gueule de chien a aussi une âme et un cœur : ainsi reconnaît-il l’air de La mort de Didon de Purcell quand la fille d’un comte de sa connaissance l’esquisse au piano, et le voilà qui pleure au bordel où l’accueille une jeune beauté qui a l’âge de sa fille abandonnée… 

     

    images-15.jpegCela pour quelques traits anecdotiques, auxquels s’ajoute, pour le meilleur, la rencontre tardive du peintre vieillissant et d’une veuve Booth sensible et bonne, qui l’accueille et le protège. Le meilleur du film est peut-être à chercher, d’ailleurs, dans cette dimension d’humanité à la Dickens, où la bonté prime sur l’intelligence ou le brillant social. 

     

    S’il « turnerise » son image à l’excès, avec apparitions réelles de navires ou de locomotives qui fumeront ensuite sur la toile Mike Leigh tend par ailleurs à aligner les poncifs véristes, évoquant quelque téléfilm reproduisant les clichés d’un Hogarth. De son travail effectif de grand imagier commercialisant ses gravures pour subsister, de ses relations professionnelles ou sociales, de l’expérience qu’il a acquise au cours de ses voyages en Europe, presque rien ne subsiste ici que des scènes caricaturales, avec ses amis peintres ou dans le salon des Ruskin, dont le pauvre John est réduit au format d’un fils à papa phraseur. Une seule allusion à son approche géniale de la couleur, alimentée par toutes les sources de l’expérience et de la connaissance, se réduit ici à la rencontre d’une physicienne pratiquant une expérience de spectrographie à laquelle le bon public ne comprendra rien. Bien entendu, l’on n’aurait pas la cuistrerie de regretter le fait que Mike Leigh n’éclaire en rien la démarche picturale de Turner, mais réduire la vision poético-spirituelle de celui-ci au final « le soleil est Dieu », précédant l’expiration de l’artiste, est tout de même un peu court.

     

    Bref, ce Mr. Turner est à voir comme une sorte d’évocation, à la fois superficielle et parfois sympathique, d’une œuvre juste effleurée par l’œil et par la story émincée, mais hélas jamais plus profondément. Cela ne mange pas de pain, comme on dit, mais ça ne nourrit guère non plus… 

     

  • Ceux qui résistent au pire

    3168181803.jpg

     

    Celui qui reprend le train-train en marche / Celle qui se met au chinois pour ne pas se noyer dans la masse / Ceux qui chaque jour font plus ample connaissance avec eux-mêmes et c’est un monde / Celui qui ne se baigne jamais dans la même eau vu que maman saumon lui a appris les bons plans / Celle qui la boucle quand elle entend telle ou tel se déclarer rebelle à l’émission Tous différents / Ceux qui n’ont connu Simone Weil que par les silences ponctuant ses écrits par ailleurs peu bavards / Celui qui se demande à quoi ressemblera celle qu’on appelle la Lolita du hard porno dans deux ou trois ans / Celle qui a vieilli entre le début et la fin du tournage pour des motifs de production foireuse / Ceux qui ne se sont pas senti vieillir vu qu’ils sont morts juste avant / Celui que certains adverbes ne finissent pas d’interloquer/ Celle qui se demande ce qu’il y avait avant le langage en tout cas elle ne se le rappelle que par les pieds / Ceux dont la vie circule autant que les personnages de Marc Levy mais sans plus / Celui qui ne sait pas ce qu’il perd en ne lisant pas les romans d’aérogare ni moi non plus d’ailleurs /Celle qui va faire une thèse sur Guillaume Musso pour montrer ce que c’est nul et tout ça / Ceux qui reprochent aux moines de fuir la réalité alors qu’il serait si simple de brancher la wi-fi sur le couvent de style roman cité par le Routard / Celui qui ne sait plus comment redescendre de sa colonne de stylite vu qu’il a perdu la clef USB / Celle qui reste sensible à la Fantaisie jusque dans les situations les plus terre à terre qu’elle déclare volontiers « ciel à ciel » / Ceux qui ont la nostalgie des beaux gestes de leur tante Asphodèle dite aussi la diva des divans / Celui qui se rappelle les sampans de son enfance / Celle qui change de chapeau comme d’opinion donc pas souvent au prix où est l’opinion au jour d’aujourd’hui / Ceux qui sont attentifs à ce qui se passe sur le théâtre des opérations dont il y a toujours un coup de pub à tirer genre BHL assistant au nettoyage de Gaza à la télé du Sheraton  / Celui qui reproche encore à Debord d’avoir forcé sur le Dubonnet / Celle qui se lâche sur le divan du Monsieur à tête de nœud / Ceux qui demandent à l’éminente critique littéraire à jupon gris et mine assortie de tout leur dire à propos du dernier roman paru chez Minuit après quoi tout le monde se sent plus digne d’exister ça c’est sûr Aglaé / Celui qui sent comme un froid chaque fois qu’il entend chevroter l’éminente critique littéraire à jupon gris et mine assortie à la fameuse émission Restons entre nous de la chaîne confidentielle / Celle qu’on appelle l’évaporée  en dépit de ses pieds sur terre qui sentent le vieux/ Ceux qui ont plus de respect pour certains djihadistes que pour certaines hyènes médiatiques / Celui qui se douche à l’eau de pluie après le débat télévisé qui-nous-concerne-tous / Celle qui parie pour la Qualité avec un grand cul /Ceux qui disent qu’il n’y a plus rien pour qu’on remarque qu’il y a quand même eux / Celui qui a trente millions d’amis sur Facebook mais qu’un seul fox à qui il peut tout dire allez viens Snoopy on va faire un tour en forêt / Celle qui se demande où se tapit l’âme du théologien qui vient d’affirmer à la télé que les chiens n’ont pas le sens du sacré / Ceux qui se mettent à l’écoute du chien genre 78 tours de La Voix de son maître reproduisant les abois énervés du Führer / Celui et celle qui ont eu la sacrée chance de partager pendant 13 ans la vie du scottish Fellow dont l’âme se repaît présentement de saucisses virtuelles / Celle qui déborde d’optimisme sans le montrer à celles qui « positivent » faute de mieux / Ceux qui ne se sentent pas coupables de ne pas culpabiliser / Celui qui relit Un petit bout de femme de Kafka dont un ami lui a dit une fois (au Jardin des Plantes de Paris, en été 74, alors que l’okapi pissait gravement sous le soleil martelant) que cette insupportable personne représentait le Dieu jaloux de l’AncienTestament dont nul ne dit plus qu’il avait à l’origine une épouse attentive qu’il a trop fait chier / Celle qui appelle Bon Dieu l’inventeur du trou noir / Ceux qui trouvent la vie tellement intéressante qu’ils en redemandent quitte à en baver un max un jour sur deux et parfois plus selon les conditions de la météo ou de la configuration géo-stratégique, etc.                




    Image JLK: Le quai des Zattere, à Venise, au soleil levant.

  • Ceux qui restent confiants

    1412631324.jpg

     

    Celui qui ne voit partout que simulacre ou presque / Celle qui constate la dévastation d’un peu tout sans lâcher son tricot / Ceux qui en reviennent aux Misérables pour faire un bout de chemin avec l’évêque Bienvenu ce bon type / Celui qui n’en peut plus de dire qu’il n’en peut mais / Celle qui te dit que tout est foutu sans préciser sur quoi le funiculaire arrive et voilà qu’elle remonte la pente / Ceux qui ont échappé au tsunami mais pas à la télé / Celui qui change la déco de sa hutte pour être invité à l’émission La maison des exclus / Celle qu’on prend au sérieux parce que Soral le gauchiste ne la fait pas rire / Ceux qui chantent a cappella pour cause de grève des instrumentistes / Celui qui déclare tes listes tirées par les cheveux en sorte de te culpabiliser de n’être point chauve à son instar / Celle qui déclare sur Facebook qu’on l’attend sur Meetic et que cette fois c’est du concret / Ceux qui estiment les joytoys de Jeff Koons moins juteux à long terme que les aquarelles d’Hitler au niveau investissement / Celui dont l’enfance a été bercée par les messages cryptés de Radio-Londres genre J’aime les femmes en bleu je répète J’aime les femmes en bleu / Celle qui lit l’Evangile en croix / Ceux qui sont fiers en découvrant la Paradeplatz de Zurich-City au motif qu’ils y ont bâti au Monopoly des immeubles qui leur rapportent encore au jour d’aujourd’hui / Celui qui a eu l’enfance privilégiée de ceux dont les parents ne s’occupent pas sans cesser depayer les pots cassés, eh, eh / Celle qui a complètement intégré la révolution freudienne et couche désormais avec son ombre en laissant la lumière allumée / Ceux qui ont sur leur table de nuit le zob de Jeff Koons en polystirène expansé qui se dresse quand on lui parle affaires / Celle qui trouve ludique tout ce que tu trouves merdique / Ceux qui vous reprochent votre manque d’écoute dans les conversations de tea-room du séminaire australien de Sophie Calle / Celui qui reste optimiste au fond si tu cherches bien /Celle qui reste indignée malgré tous ceux qui jouent à l’être / Ceux qui sentant venir l’hiver nucléaire s’envoient des smileys,etc.   

  • Ceux qui tournent la page

    518310.jpeg

     Celui qui fort de son titre de Président de la Confédération helvétique responsable du Département militaire fédéral affirme à Pékin qu’il faut maintenant tirer un trait sur cette affaire de Tiananmen qui regarde les Chinois avec lesquels il faut se donner la main pour des affaires win-win / Celle qui te regarde de travers quand tu lui fais observer que son « grand Bond en avant » a été marqué par une famine durant laquelle quarante millions de personnes périrent / Ceux qui sont bien payés pour oublier / Celui qui revient sans cesse sur ce qui cloche dans le monde mais on sait ce que sont les bipolaires aujourd’hui donc il faudrait qu'il consulte celui-là / Celle qui constate que la frénésie de consommation a remplacé la frénésie de contestation et se demande ce qui a changé pour le paysan des plaines ou des hauts plateaux / Ceux qui choquent leurs amis libéraux de centre gauche ou droite en mettant les dictateurs léninistes et les potentats fascistes dans le même sac / Celui qui rappelle à ses étudiants de Canberra que le pouvoir chinois faisant obstruction à la réception du prix Nobel de la paix 2010 attribué à Liu Xiaobo avait un antécédent historique lorsque les nazis empêchèrent Carl von Ossietzky de se rendre à Oslo en 1935 / Celle qui subit le harcèlement de son dentiste arménien lui rappelant que la Shoah n’est qu’un écran de fumée visant à faire oublier son génocide à lui / Ceux qui parlent Travail de Mémoire non sans préférences sélectives / Celui qui  t’a reproché de n’être pas maoïste en 1972 sur le même ton qu’il t’aurait reproché de n’être pas fasciste en 1936 / Celle qui citant Alain Badiou rappelle qu’«il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler » après quoi elle reprend un peu de ragout de Tibétain macéré dans son potage à la Mao additionné de piment Pol Pot / Ceux qui ne se rappellent pas bien la différence entre la Garde blanche et les Khmers rouges ou les Escadrons noirs vu qu’ils sont daltoniens et qu’ils estiment avec le camarade populiste suisse Ueli Maurer que c’est le moment de tourner la page et de penser à l’Avenir en termes de win-win, etc.    

     

    suisse.jpgmasacre-tiananmen.jpg(Cette liste a été jetée dans les marges du Studio de l’inutilité de Simon Leys (Flammarion,2014), et plus précisément en lisant les essais  intitulés Anatomie d’une dictature post-totalitaire, sur la Chine actuelle, et Le génocide cambodgien)

  • Mémoire vive (60)

     

    302840196.png

    Guido Ceronetti dans Le silence du corps :« La caresse vient comme le vent, elle ouvre un volet, mais elle n’entre pas si la fenêtre est fermée ».                     

    °°°          

    À La Désirade, ce dimanche 23 novembre 2014. –  En retrouvant ma bonne amie, notre maison au bord du ciel et ma table de travail, je me dis, après Venise, que je suis au top du privilège en dépit de mes difficultés de souffle et de circulation me rappelant que j’ai l’âge de mon père en sa dernière année de vie. Céline aussi avait 67 ans quand il a rendu les armes, après une existence évidemment mille fois plus éreintante que la mienne, où il a brûlé sa grande carcasse et ses cartouches sur tous les fronts de la guerre et de la médecine, des livres et de l’hygiénisme idéologique mal barré. J’aurai fait douze ans de plus que mon pauvre frère, personnage de roman, du pur Simenon.  Notre Grossvater de Lucerne a été le record de la famille : il faudra que je vérifie le chiffre exact, mais pas loin de 90. Aucune précision de ce côté dans le cahier noir de ma mère. Mais nous avons tout ça quelque part dans notre capharnaüm, que j’ai d’ailleurs décidé de mettre en ordre ces prochains jours. Ce qu’attendant  je note que Cendrars est mort à 74 ans, comme Maître Jacques, Cingria à 71 ans, Bouvier à 68 ans et Czapski à 97 ans…

    °°°

    Guido Ceronetti, citant Joubert : « Le pathétique outré est pour les hommes une source funeste d’endurcissements », et d’enchaîner :« Depuis deux cents ans de folles images de la souffrance sont lancées par tous les moyens sur les foules afin de déchaîner leur capacité d’en produire de pires. Les guerres et les révolutions de ce siècle sont en grande partie l’effet de « tableaux » de la souffrance humaine capables d’exciter l’inhumanité la plus complète. Une photographie vue un matin dans le journal peut faire surgir du néant un chef fanatique de tueurs ». 

    Exactement ce qui se passe avec les images abjectes de décapitations dont se repaissent ces jours certains yeux avides.

     

    °°° 

    4307056.image.jpegCe lundi 24 novembre. – Je me trouvais dans ma soupente de la Calcina, la semaine dernière à Venise,  lorsque le compère Philippe Dubath m’a appelé pour me dire qu’il aimerait faire mon portrait pour la DER de 24 Heures, et j’ai plus ou moins fait l’étonné alors que le responsable de la rubrique culturelle me l’avait promis, sans que je ne lui demande rien d’ailleurs ; même que je lui avais dit de ne surtout pas se sentir mal à l’aise du fait que le journal n’ait pas consacré une ligne à la publication de L’échappée belle, livre évidemment très littéraire et d’un genre peu vendeur ; et d’ailleurs ce serait sûrement le dernier recueil de mes carnets à paraître de mon vivant, à présent je n’avais plus envie que de fiction ou d’essais sans implication trop intime, mais Jean insistait quand même et je n’allais pas faire le difficile, donc nous avons pris rendez-vous avec l’ami Dubath de retour d’Afrique qui avait surtout envie de me faire parler de la vie qui va et des temps qui courent. 

     

    Or, comme nous nous étions déjà livrés à cet exercice, dont il avait tiré une page très généreuse à mon départ en retraite, notre rencontre de cet après-midi aux Trois-Couronnes de Vevey n’a été que la suite de notre conversation, lancée par des questions précises liées à ma condition de présumé retraité, à notre façon d’assumer notre liberté avec Lady L., à ce que représente toujours pour moi la lecture et l’écriture, assez loin de la vie littéraire tout ça (et tant mieux) et plutôt en phase avec la vie actuelle, Venise et les enfants, notre grand voyage de l’an dernier et les aléas de l'existence. 

     

    Philippe-Dubath_small.jpgPhilippe revenait lui-même de Tanzanie où il s’est livré à sa passion d’imagier de la nature, je lui ai dit combien je me sens ces temps en phase avec le titre du livre de Théodore Monod, Révérence à la vie, dans lequel j’avais noté ce que je tenais à lui dire, j’ai tâché de ne pas être trop sentencieux et assez nuancé dans mes réponse à des questions délicates (où en es-tu de ta vie, es-tu optimiste quant au devenir du monde, crois-tu en Dieu, penses-tu à la mort ?, etc), puis je l’ai emmené à la ruelle du Lac jeter un œil sur ma cambuse veveysane où il a pensé que ce serait bien que mon portrait photographique soit réalisé avec le fauteuil Chesterfield de cuir vert que j’ai ramassé un soir dans la rue…

     

    Au cours de la conversation, mon confrère m’a demandé pourquoi, somme toute, j’écrivais, si c’était pour la gloire ? À quoi je lui ai répondu que pas du tout, avant de me reprendre pour préciser que, bien sûr, tout écrivain rêve d’être lu, et si possible de plus de trois pelés. Je lui ai dit aussi que j’étais très content pour un Joël Dicker de son phénoménal succès, que je n’ai jamais recherché pour ma part - sinon j’aurais fait d’autres livres ; je lui ai dit que je me sentais tout à fait étranger à l’actuelle mentalité Star Ac, faite de compétition à tout crin,  mais à présent que j’y repense je me dis que la gloire, pour moi, ce serait, au lieu de « cartonner » le temps d’une ou deux saisons,  d’être lu avec attention et reconnaissance par quelques lecteurs, dans dix ou cent ans, comme nous cultivons la mémoire de tel ou tel auteur peut-être méconnu de son vivant mais qui survit alors que tant de gloires d’un jour sont oubliées – tout cela très relatif évidemment, et je m’en balance à vrai dire – ma joie d’écrire fait seule foi pour moi.   

     

    °°°

     

    Jules Renard : « Il faut écrire comme on parle, si on parle bien ».

     

    °°°

    Panopticon99992.jpgL’image du serpent qui se mord la queue me semble la plus appropriée à l’actuelle montée aux extrêmes de la violence, marquée par la folie meurtrière des jeunes djihadistes débarquant en Syrie d’un peu partout et dont les motivations relèvent, de toute évidence, du mimétisme violent plus que de l’engagement politique ou religieux. La religion qui rend fou à bon dos. Dans son dossier de cette semaine, l’hebdomadaire Marianne accrédite pour ainsi dire, notamment par la voix de Jean-François Kahn, la théorie selon laquelle les monothéismes sont fauteurs de guerre. Il y a naturellement de ça, c’est la face sombre des monothéismes et Jean Soler l’a bien montré dans La violence monothéiste, mais il y a aussi leur face claire.

     

    Or lisant Le Califat du sang d’AlexandreAdler, je vois bien que la dérive des extrémistes, qui se massacrent d’ailleurs entre eux, n’a pas plus à voir avec l’islam (quoique…) que les purges staliniennes n’avaient à voir avec la théorie marxiste (quoique…) même si les justifications des uns et des autres se réclament de la même« pureté » et se retrouvent dans la même fuite en avant dopée par le goût du sang et l’appât du fric. 

     

    °°°

    Gregorio Marañon dans Soledad y Libertad : «Aucun de nos remèdes, à nous pauvres médecins, n’a le pouvoir merveilleux d’une main de femme qui se pose sur un front douloureux ». 

     

    °°°

    Ce jeudi 27 novembre. – Je me demandais comment Philippe Dubath allait reconstruire notre longues conversation de l’autre jour, et c’est avec soulagement que j’ai découvert la DER de 24 Heures ce matin, avec un portrait photographique de Chantal Dervey  qui me fait un peu vieux chien grave (ma bonne amie va encore soupirer), mais j’assume, et un texte amical mais sans lèche, joliment évocateur de la vie que nous menons, Lady L. et moi, à cela s’ajoutant un sourire en passant à nos « filles merveilleuses ». J’aime bien, pour garder un peu de distance, que Dubath relève ma « vraie fausse modestie », et ne suis pas fâché que divers thèmes « profonds » aient passé à l’as, comme on dit. Ce qui est sûr, c’est que je m’y reconnais dans les grandes largeurs et que je suis reconnaissant à mon confrère d’avoir si bien rendu le ton de notre échange.            

    °°°

    PaintJLK19.JPGA la question de Philippe Dubath me demandant si je croyais en Dieu, j’ai répondu que ce qui m’importe n’est pas d’y répondre mais de savoir si Dieu croit en moi ; et ce n’était pas une boutade. Or  répondre à une telle question m’est absolument impossible en termes conventionnels, à moi qui ne me reconnais pas plus athée que croyant au sens où on l’entend à l’ordinaire. J’ai bien évoqué l’ « Esprit universel » auquel se réfère un Théodore Monod, mais cette expression, trop vague à mon sens, ne rend pas le son à la fois intime et cosmique de ce que j’entends au fond par « Dieu », que je pourrais dire la partie de moi qui ressuscite tous les matins et me fait croire qu’il y a en la vie quelque chose de divin. Or ce n’est pas tant par orgueil que je refuse de me dire croyant, donc du bon bord, ou athée, donc de l’autre non moins bon bord, mais par simple honnêteté.   

     

    À La Désirade, ce samedi 29 novembre. – Le paysage est ces jours, en fin de journée, d’une indescriptible beauté. Ce soir encore la mer de brouillard coupe littéralement« le monde » en deux. Et jamais l’expression n’a été aussi juste : la mer de brouillard.

     

    °°°

    Jules Renard : « La poésie m’a sauvé de l’infecte maladie de la rosserie ».

  • Celles qui se sentent seules

    Indermaur154.jpeg

     

    Celui qui relit parfois le cahier noir où sa mère a épanché sa douleur / Celle qui a trouvé la vie bien dure après sa mort / Ceux qui disent : tu verras quand je serai plus là / Celui qui reçoit un SMS de sa cousine qui lui dit que la vie lui va bien / Celle qui a trop de tendresse en elle pour n’être pas mélancolique à ses heures / Ceux qui estiment que la mélancolie est contre-productive dans une société qui gagne /  Celui qui ne pense à elle que lorsqu’il s’oublie / Celle qui enrage de n’être point reconnue à la supérette / Ceux qui vont à selle à l’insu de celles qui vont à Sceaux /  Celui qui va voir celle qui soupire à l’hosto/ Celle qui demande à Monsieur Duflon : monsieur Duflon serons-nous sage ce soir ? / Ceux qui attendent les résultats des exas / Celui qui angoisse à l’idée que son fils ne lui ramène pas de bons résultats de l’hosto / Celle qui n’a jamais pris « c’te affaire » très au sérieux sauf au moment ou l’Fernand la soulevait de terre / Ceux qui répandent le bruit selon lequel les Suisses mangeraient du chat et du chien en sorte de maintenir l’équilibre budgétaire et tout ça / Celui qui a toujours été ému par le reflet des femmes seules dans le grand miroir du Café de la Paix / Celle qui se rappelle au bon souvenir du postier muet / Ceux qui pensent toujours à Maman au moment de le faire et ensuite plus tellement / Celui qu’on dit le Tony Soprano des cantons de l’Est /Celle qui aimait bien le côté fils de garagiste d’Eddy Mitchell mais elle est hélas décédée / Ceux qui ont de l’humour à revendre sans en faire commerce / Celui qui a deux sœurs et donc deux beaux-frères mais pas forcément la meilleure entente entre les belles-mères respectives quoique ça dépend / Celle qui eût aimé se faire enterrer les pieds devant mais la famille a finalement opté pour l’urne placée à côté de ses trophées de championne de ping-pong / Ceux qui n’écoutent même pas celles qui se taisent, etc.

     

    Peinture: Robert Indermaur

  • Portrait de JLK

     topelement.jpg

    Un homme qui ne s'arrêtera jamais d'écrire

     

    par Philippe DubathPhilippe-Dubath_small.jpg

     

    On s’engage dans la rue du Lac à Vevey, côté Hôtel de Ville, on emprunte brièvement une venelle presque napolitaine qui mène sur le quai, on pousse une porte à gauche, on gravit quelques étages sans ascenseur, on se croit dans le vieux Paris. Jean-Louis Kuffer sort sa clé et nous voilà dans ce qu’il appelle sa chambre cambuse.

    C’est l’un des mondes du journaliste et écrivain dont les lecteurs de 24 heures ont apprécié les fines chroniques littéraires et culturelles pendant des décennies. Ici, il cajole et redécouvre des milliers de livres qu’il aime: «La Collection Blanche de Gallimard, toute une bibliothèque anglo-américaine, une paroi de philosophie et spiritualité, un rayon important de journaux intimes et autres carnets de voyage, les Œuvres complètes numérotées de Ramuz chez Mermod.»

    Grâce à ces quelques mètres carrés haut perchés où il vient de temps en temps travailler, c’est-à-dire penser, réfléchir, noter, écrire, trier les livres qu’il transmet à un libraire de la vallée de Joux, Kuffer a redécouvert le charme de Vevey. «Une ville comme je les aime, avec une ambiance, une vie, ce que je ne ressens pas dans d’autres villes de Suisse où je me surprends à avoir froid.»

    Lucy69.jpgLe deuxième monde de Kuffer, jeune retraité, c’est son chalet du vallon de Villard où il poursuit une existence de curiosité, d’écriture, de lecture, et de complicité avec Lucienne, son épouse depuis trente-deux ans. «Un mois avant de la rencontrer, jamais je n’aurais pensé pouvoir cohabiter avec quelqu’un. Et là, nous avons eu deux filles merveilleuses, nous vivons ici, nous partons en voyage, dans une sérénité que j’apprécie chaque jour. Et puis, quel bonheur de vivre dans ce vallon depuis bientôt vingt ans. Se lever le matin et voir ce paysage, c’est un privilège!»

    «Je me sens plus jeune que quand j’avais 20 ans. De plus en plus disponible au monde»

    L’endroit serait idéal pour vivre une retraite tranquille à écouter le chant des oiseaux et à lire devant le feu de cheminée. Mais Jean-Louis Kuffer est un homme actif qui vit au présent. «Je me sens plus jeune que quand j’avais 20 ans. De plus en plus disponible et ouvert au monde, de plus en plus sensible à la beauté de la nature, des gens, des enfants, de la vie.» Il ne se perd pas pour autant dans l’euphorie: «Ce serait de la complaisance à l’égard du monde, de la folie religieuse, des pouvoirs tyranniques, des atteintes graves à la nature.»

    Le troisième monde de Kuffer, c’est… le monde, justement. Il voyage. Il regarde. Il observe. Il rentre de dix jours à Venise où il a logé dans une pension discrète pour passer pas mal d’heures à écrire son prochain livre – titre prévu: La vie des gens – alors que le dernier – L’échappée libre, sorti au printemps à l’Age d’Homme – est encore tout frais. Il écrit depuis toujours, il écrira toujours. Mais pourquoi, pour la gloire? «Pas du tout. Quoique je sois un peu hypocrite en disant cela. S’ils ne pensaient pas à une gloire possible, ceux qui écrivent garderaient leurs œuvres pour eux, ne publieraient rien!»

    10645011_10205323833802203_2889712044793673932_n.jpgPas de retraite pour l'écriture

    Mais alors, pourquoi avoir écrit autant de livres, autant d’articles dans les journaux, et continuer encore? «S’il y avait une retraite pour l’écriture, si c’était fini comme ça, tout à coup, pour une raison d’âge, ce serait terrible. J’écris parce que j’aime écrire. J’avais expliqué lors du dernier Salon du livre qu’écrire m’est aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain. Ça vaut la peine de vivre, ça vaut la peine de transmettre.»

    Il n’est pas près de s’arrêter, l’écrivain qui se définit comme un homme en retrait, mais pas à la retraite. Car, après un temps de méfiance, il s’est mis à apprécier Facebook, les blogs, Internet en général, et même Skype qui lui a permis de dialoguer récemment avec Lucienne qui se trouvait au Cambodge. «Tous ces instruments offrent un fabuleux accès à la communication. Il faut quand même se protéger. Un couteau peut servir à couper du pain ou à tuer le voisin. Mais j’ai un ami chinois à Florence que je n’ai jamais vu; un autre, en France, un érudit que je voyais comme un savant âgé, mais dont je viens d’apprendre qu’il a 15 ans!»

    Blog à succès

    302779900.jpgQuand il évoque son blog, où l’on peut se régaler de récits de voyage et de découvertes de livres, Kuffer dit avec une vraie fausse modestie souriante: «Mon blog a reçu 26 872 visites en octobre 2014, soit entre 866 et 1040 visiteurs par jour. On y découvre 4169 articles. Ce qui n’a aucune importance.»

    L’important est ailleurs, dans les détails de la vie. Tiens, celui-ci, ramené par Kuffer de Venise: «J’y ai beaucoup entendu les gens chanter dans la rue, spontanément. Des jeunes surtout. J’étais heureux de saisir ainsi leur voix, leur réjouissance, leur gratitude envers la vie. On ne chante plus assez. Moi, je chante.» 

    (LA DER de 24 heures, le 27 novembre 2014)

  • Mémoire vive (59)

    Salute22 033.jpg

     

    Le Tasse : « De la mer le limon a recouvert le lit / Le sol fertilisé est devenu culture / On croirait voir l’Egypte en ce coin de nature / Qui n’était que rivage au navigant hardi ».

     

    °°°

    Venise, à  La Calcina, ce samedi 22 novembre.- Il est six heures du matin, le jour se lève et je pense à mon séjour prenant fin aujourd’hui, marqué par ma redécouverte émerveillée de Venise et durant lequel j’ai beaucoup vu, bien écrit conme je me le proposais et pas mal lu aussi, dont le formidable Révérence à la vie du cher vieux Théodore Monod, dont la pensée filtrera dans La Vie des gens, mon roman en chantier, par le truchement de Sam le naturaliste réfractaire, mentor de Jonas.

    °°° 

    Salute22 066.jpgCes jours à Venise ont constitué une expérience et une suite d’exercices très vivifiants, en rupture complète avec les clichés masquant la réalité réelle de cette ville. Je ne m’y attendais pas. Surprise intégrale; et surprise d’abord à constater que ce qu’on taxe ici justement de clichés, d’un ton forcément supérieur, résiste à leur usage par le tourisme de masse. La vision du pont du Rialto ou de la place Saint-Marc, entre deux vagues de Japonais et de Russes (ou de Suisses allemands ou de Chinois) reste toujours aussi saisissante.  Surprise ensuite décuplée, puis centuplée les jours passant, en s’éloignant des foules et des monuments léchés, du Dorsoduro (avec le campo Santa Margherita, merveilleuse place de village bruissante de présences estudiantines et populaires) au dédale de Canareggio où Corto Maltese a traversé murs et jardins suspendus ; et pour les îles ce sera les prochaine fois vu que ma résolution solennelle est prise à l’instant : quatre fois à Venise par an, chaque saison la sienne, et la prochaine au printemps donc avec Lady L.

     

    °°° 

    Salute22 003.jpgNel Gazettino di stamattina : « A Vicenza nasce il campus per picccoli geni incompresi. Au Nordest on estime qu’il y a environ 2000 petits génies. Or à l’école, on les prend souvent pour des incapables ou des inadaptés. Ainsi un« Talent gate » a-t-il été conçu par la Région afin d’accueillir lesenfants au génie précoce ».

    °°°

    De bons guides m’ont aidé à diriger mes pas dans le dédale de Venise, sans que je ne les suive à la lettre.  Mais le Dictionnaire amoureux de Philippe Sollers me fut la plus foisonnante mine. À première lecture, sans être encore sur les lieux, son tour hyper-subjectif, jusqu’à citer des pages entières de ses romans au fil de certains articles (Amour, pour commencer, ou Fondation Guggenheim), me paraissait unpeu gonflé de narcissisme, et puis j’ai changé d’avis en constant que le MOI deSollers est aussi un TOI et un ELLES ou un EUX, réverbérant en somme, dans une totalité joyeuse et partagée, l’exultation du poète (je dis bien poète, et bien moins homme de lettres qu’un Henri de Régnier) à la redécouverte constante de la vraie merveille et à l’exclusion du faux. La page que Sollers cite d’un de ses romans, où il visite la collection Guggenheim avec une jouvencelle, m’a donné envie de m’incliner à mon tour sur la pierre de mémoire des 14 chiennes et chiens de Peggy et, question goût, je suis pleinement d’accord avec lui qu’il y plus de vitalité novatrice subsistante dans La Tempête de Giorgione que dans toutes les œuvres réunies par la milliardaire, même si tel Kandinsky ou tel Magritte, tel Chirico ou tel Victor Brauner sortent de la convention d’époque. Sollers s’exalte devant un Picasso qu’il y a là : pas moi. Et le grand Bacon (qu’il ne cite pas) est du second rayon, et les sirènes kitsch de Leonor Fini (qu’il trouve médiocres) le sont en effet. Mais le Dictionnaire ne dit rien des minimalistes et autres productions d’une plus récente avant-garde,  qui me semblent à moi la pire vieillerie. Dire que Giorgione est plus actuel( comme on pourrait le dire de Lascaux ou d’Altamira) que Cy Twombly ou je ne sais quel carré blanc sur fond blanc, n’est pas du tout un paradoxe :c’est l’évidence. Enfin il y a donc l’arrière-jardin de Peggy où trois ados prennent le soleil en feuilletant un livre et, là-bas, les deux pierres mortuaires de la Patronne et de ses beloved babies. Donc merci Sollers.

    Salute22 112.jpgAuquel fait écho Dominique Fernandez à la fin de sa préface à l’indispensable Guide historique et culturel de Venisede Giovanni Scarabello et Paolo Morachiello (Larousse 1988), qui écrit si justement que « plus que la décadence économique, plus que les eaux saumâtres des grandes marées, plus que les corruptices  émanations de pétrole, c’est notre propre goût de l’échec et du funèbre qui hâte le déclin de Venise. Partez avec d’autres images dans la tête que celles de Visconti, et vous verrez que Venise n’est pas aussi moribonde qu’on le dit. C’est la ville d’Iralie où les gens marchent le plus vite dans la rue. Par les jours de brouillard, on entend leurs pas résonner sur le dallage avant de distinguer leur silhouette. Les cloches, les sirènes des bateaux, les cornes de brume jouent une musique qui n’est nullement lugubre, mais témoigne au contraire d’une solide, saine et contagieuse envie de vivre ». 

    °°°Zattere21 023.jpgVenise2014 002.jpg

    C’est exactement ça que j’ai ressenti. Quoique descendu par hasard (la loterie de Booking.com) à La Calcina, pension à l’anglaise des Zattere qui fut le refuge de John Ruskin et le rendez-vous d’une flopée de lettrés, jusqu’à Borges et Kundera, je me fichais pas mal de ces grandes références avant de découvrir ce havre de parfaite gentillesse sans apprêts, face aux eaux pleines de bateaux vrombissant de l’aube à la nuit et tout près de tout, du Dorsoduro à l’Accademia, de la Dogana ou de la Salute.  

     Venise2014 010.jpg

    Et puisil y a le Routard, le bon vieux-jeune Routard sur lequel il est de bon ton, dans la foulée de Michel Houellebecq, d’ironiser ou de cracher. C’est entendu : c’est bobo et parfois convenu dans le non convenu, mais c’est plein aussi de choses épatantes à voir ou à savoir. La note sur La Calcina m’a appris illico que John Ruskin y avait composé ses Pierres de Venise et donné les numéros des vaporetti pour y débarquer. Mais surtout je lui dois d’avoir découvert les piattini de l’Osteria alla Bifora (campo Santa Margherita), ou l’idée d’aller revoir le Portrait d’unjeune homme de Lorenzo Lotto, à l’Accademia, salle 7…

     

    °°°

    Venise2014 004.jpgBonne nouvelle pour les maniaques pédophiles de Padoue, ce matin dans le Gazettino : « Bientôt, les adultes ne pourront plus entrer, dans le parc de l’Arcello à Padoue, sans être accompagnés par des enfants ». Et cet autre écho réconfortant du Vatican, où le remarquable Francesco s’en prend virulemment aux sacrements faisant l’objet de tout un négoce, entre messes payées et bénédictions : « Un prete attaccato ai soldi e un prete che maltratta la gente ». 

     

    °°°

    Matteo2.jpgNel Pendolino, stasera. – Dans le train du retour, je me repasse L’évangile selon saint Matthieu de Pasolini, dont le Christ est lemême personnage pur et dur, intransigeant envers les hypocrites et lespharisiens, que l’excellent Franceso, décidément digne de son prénom. Dans les compléments du DVD, le témoignage d’Enrique Irazoqui, le jeune interprète catalan de Jésus, cinquante ans après le tournage du film, donne un relief humain renouvelé à ce film d’une incomparable densité physique (ces visages, ces corps, ces clous enfoncés dans la chair, ce cri !) en irradiant bonnement de reconnaissance amicale. En passant ce matin sur la place dédiée à Jean XXIII,j e me suis rappelé que le film aussi rendait hommage à ce pontife incarnant l’opposé du pharisaïsme ; et toute une chrétienté de bonne foi, y compris ecclésiatique reconnut d’ailleurs l’inspiration profondément évangélique de l’ouvrage.  Salute22 113.jpg

     

    Guido Ceronetti, dans L’ Occhio del Barbagianni, recueil de 134 fragments qui vient de paraître chez Adelphi : « 106. Ricordi il film di De Sica del 1943, I bambinici guardano ? Oggi sono quasi tutti. E dietro di loro « i vecchici guardano », straripano, implorano, vinti dai morbi, dalle fatiche… Non illudiamoci che si possa esser una pietà capace di contenere tutti quegli sguardi »…

  • Mémoire vive (58)

    Zattere21 003.jpg

     

    Philippe Sollers dans son Dictionnaire amoureux de Venise, à propos des Zattere où je me trouve ce matin tôt l'aube: "Le quai, très large, a été construit à la suite d'un décret du 8 février 1516. En 1640, l'ordre a été donné de décharger là tout le bois. Comme les troncs descendaient par flottage (zattera), charriés par le courant du Piave depuis les forêts du Cadore, jusqu'à Venise, le long quai a été nommé "Zattere". Il va de la pointe de la Douane jusqu'à la gare maritime. Un voyageur un peu expérimenté sait que c'est le plus bel endroit de l'univers".

     

    °°°

    Zattere21 006.jpgVenezia, sulle Zattere, stamattina del 21 novembre, alle 7:30. - "Encore une journée divine !" s'exclame la vieille peau du vieux Sam se sortant de sa vieille poubelle, et la sphère orange sort là-bas du toit d'un palazzo, entre Saint Marc et le Rédempteur, tandis qu'il cloche partout à toute volée. À la station Santo Spirito du vaporetto, la balle orange a rebondi dans un reflet que je retrouve ensuite dans une flaque, par delà laquelle une jeune fille en noir  ondule sur place en son taï-chi, qui me rappelle aussitôt Lady L. et ses filles à leur cérémonial du mercredi soir. Miss you Lady Mine, would be cool to be two but we'll come back soon my Bijou. Et voici donc le plus bel endroit de l'univers où affluent les fidèles et leurs cierges bientôt plantés ensemble tandis qu'une main de prêtre, juste visible au portillon du confessionnal, exprime le calme de celui qui en vu d'autres et tient les clés du pardon. Comme une pancarte ordonne NO FLASH, mon image sera floue. Tant pis: je capte. Et la lumière des cierges me suffira pour les jeunes gens qu'il y a là, style Maveric mon occulte ami des Vosges en ses candides seize ans. Quoi de plus neuf ce matin que cette vieille nef à voiles arrimée au quai de la Dogana ? Le médium Joyaux, alias Sollers, a mille fois raison: c'est ici que le neuf commence. "La plupart de mes livres, qui ne sont ni d'un "historien" ni d'un "esthète", ni d'un "écrivain à court de sujet",et encore moins d'un adepte du tourisme, des expositions, des congrès internationaux et du dispositif industriel d'exploitation, le disent.En réalité, on s'en apercevra un jour, le nouveau est là".

    Zattere21 013.jpg

     

    °°°

     

    Le nouveau est où je suis: telle est la bonne nouvelle et pas seulement pour Sollers alias Joyaux, car il va de soi que Venise est partout, sauf qu'à Venise c'est partout Venise. À mon retour à La Calcina m'attendent les nouvelles du jour. La UNE du Monde exhibe un jeune fou de Dieu  français qui ne fera pas de vieux os en dépit de son air crâne,  tandis que Le Figaro nous révèle que Rossignol relance le débat sur la fessée. Pasticcio del mondo cane. Autres News sur L'Independent et le New York Times, et le Corriere della sera brasse plus que jamais les affaire de la Casta et autres projets de Sciopero Generale. Donc c'est le moment d'aller ciseler quelques phrases dans son atelier sous les toits. Le long des quatre étages de la cage d'escalier défilent peintures et gravures, et surtout, sous verres, une quinzaine de UNES du Corriere des temps de Dino Buzzati, aquarellées pour l'éternité. Là était déjà le neuf et cet après-midi j'irai m'incliner sur les quatorze tombes des chiens et chiennes de Peggy Guggenheim: HERE LIE MY BELOVED BABIES. Et c'est ainsi que Snoopy retourne à son roman...   

     Salute22 020.jpg

  • Venises à la folie

    SAMSUNG2014 812.jpg

     

    (Dialogue schizo)

     Moi l'autre: - Tu me pinces, ou je rêve ?
     
    Moi l'un: - Tu ne rêves pas, camarade: tu en pinces juste pour Venise, c'est comme ça.
     
    Moi l'autre: - T'as vu tout à l'heure qui a passé ?
     
    Moi l'un: - J'ai vu et nous n'allons pas en faire état. Il n'est là pour personne que pour son prochain livre, donc on lui fout la paix...
     
    Moi l'autre: - Quand même, ça fait bizarre: on venait de lire ses pages sur les bateaux, et le voilà qui sort de la page...
     
    Moi l'un: - Tout à l'heure il aura un nouveau nom sur sa liste: ALTAÏR. C'est quoi d'après toi ? En tout cas les matelots avaient l'air de rebelles genre Ukraine...
     
    Moi l'autre: - Faudra qu'on suive. Lui, le dernier qu'il signale dans ces eaux-là est le Chaliapine, Odessa. Faut qu'on vérifie les pavillons...
     
     Moi l'un: - En attendant faut reconnaître: son Dictionnaire amoureux de Venise est le top du top. 
     
    Moi l'autre: Tu le trouvais pourtant trop subjectif et m'as-tu vu, non ?
     
    Moi l'un: - Oui, mais non, j'avais faux: c'est un livre d'amoureux. D'ailleurs t'as lu ce qu'il écrit sur tout ce que nous observons depuis une semaine: tout est juste, tout est vrai, tout est ressenti, tout est fin, tout est sûr.
     
    Moi l'autre: - C'est vrai que c'est un putain d'écrivain...
     
    Moi l'un: - Tu l'as vu passer: concentré à mort sur son truc. On l'aime ou pas mais il est là: il est parfait.
     
    Moi l'autre: -  On a beaucoup aimé, toi et moi, Discours parfait. Et ses Fugues sont à l'avenant. C'est aussi un putain de musicien de la langue. Mais pourquoi tu crois qu'on le déteste tellement ? 
     
    Moi l'un: Là c'est une autre et longue histoire. Pour le moment on essaie de capter tout ça. 
     
    Moi l'autre: - T'as vu que Jean des Tessons nous attend à la case Carpaccio.
     
    Moi l'un: - Et Lambert qui nous envoie le chiot de Goya ! T'as vu la chienne de tout à l'heure sur les Zattere ? On aurait dit une Figure de Méditation...
     
    Moi l'autre: - Demain les chiens, Damon Runyon, à relire. Et les bichons des putes de Carpaccio...
     
    Moi l'un: - Le premier papier de JLK sur Les Courtisanes de Michel Bernard, en 1969. À Venise déjà, et ce con attend 2014 pour y revenir. Tu te souviens du papier fielleux qu'il avait commis contre le Venises de Paul Morand. La honte. Le petit crevé supportait pas que le vieux birbe vomisse sur les paumés de la Route destination Katmandou. D'après lui les hippies sonnaient l'engloutissement de l'Occident. Et le pauvre JLK avait les cheveux jusque-là...  
     
    Moi l'autre: - Ensuite il a rencontré Paul Morand chez René Creux, avec Denise Voïta...
     
    Moi l'un:- Ah, t'as vu que Michel Voïta lit Proust un de ces soirs. On y va ?
     
    Moi l'autre: - Sûr qu'on ira... Et ensuite JLK se met à lire Paul Morand sul serio.
     
    Moi l'un: - Et là, c'est toute une société et toute une langue, dont notre Auteur de tout à l'heure est l'héritier direct.
     
    Moi l'autre: - Le dernier ?
     
    Moi l'un: - Pas le dire comme ça, même s'il y a du vrai. Disons le dernier d'un certain consensus. Quand notre Auteur, jeune, publie son premier roman, Aragon et Mauriac font chorus pour l'accueillir. C'est un signe non ?
     
    Moi l'autre: - Tu trouves pas qu'il y a quand même un terrible jobard chez lui ? Et toute la bande de Tel Quel, quand ils vont lécher les bottes de Mao ?
     
    Moi l'un: - Oui, il y a de tout ça. Mais tu te rappelles JLK en Pologne, quand il disait aux Polonais écrasés d'avoir confiance en les lendemains qui chantent vu que c'était pour bientôt. En 1966, il avait 19 ans le con. Et le père de Slawek ne l'a pas baffé pour autant...
     
    Moi l'autre: - Et cet horrible facho de Lucien Rebatet, chez lequel il se pointe par provocation en 1972, qui lui dit que lui, s'il avait vingt ans aujourd'hui, il serait maoïste...
     
    Moi l'un: - Oui, tout ça est intéressant vu de loin. Et tu te rappelles Fabienne Verdier évoquant les maîtres calligraphes aux mains coupées par les gardes rouges. T'as entendu beaucoup de protestations dans le VIe arrondissement ?
     
    Moi l'autre: - Passons. T'as vu que JLK a mis Simon Leys, l'auteur honni des Les habits neufs du président Mao, dans son roman, sous le pseudo du Monsieur Belge ? SAMSUNG2014 800.jpg
     
    Moi l'un: - Ce qu'il appelle probablement la licence poétique. Et le traducteur de Confucius l'a mérité vu que c'est, en matière de littéraure et d'honnêteté intellectuelle, un type d'une totale intégrité, avec des antennes infaillibles. Il parle de Stevenson, d'Orwell, de Cervantès, de Victor Hugo, de Simenon, de Tchouang-tseu, ou de Michaux, comme personne. Un vrai Belge.
     
    Moi l'autre: - Et v'là le soleil de la Giudecca qui décline sur le denier Opus de Fleur Jaeggy...
     
    Moi l'un: - T'as visé la librairie de la Toletta ? Tout à fait le genre du Shadow Cabinet des Fruits d'or, dans le roman de JLK, comme la librairie de Trieste dans L'Ami barbare de JMO. Un lieu d'immunité. Premier titre en vitrine: une bio de Dieter Bonhoeffer, notre héros. Décapité par Hitler, c'est quand même pas rien. Et Fleur qui téléphone il y a  deux semaines à JlK: "Bonjour, c'est Fleur. Puis-je vous dédicacer mon dernier livre, Votre adresse s'il vous plaît ?". Mais La Poste a de le peine. Donc hier on achète  Sono il fratello di XX. A cura di Adelphi, evidentemente.  
     
    Moi l'autre: - Mi piace l'inizio. In francese forse ?
     
    Moi l'un: - J'essaie: "Je suis le frère de XX. je suis l'enfant dont elle parlait une fois. Et je suis l'écrivain dont elle n'a jamais parlé. Elle n'a fait qu'allusion à ça. Elle a fait allusion à mon cahier noir. Elle a écrit sur moi. Elle a même raconté des conversations à la maison. En famille. Mais comment je pouvais savoir qu'on avait une espionne à notre table. Que c'était une espionne dans notre maison. Et c'était ma soeur. Sept ans de pus que moi. Elle observait ma mère, donc notre mère, mon père, pas un autre, et moi. Mais je ne me doutais pas du fait que ma soeur nous observait, tous tant que nous étions. Après quoi elle allait cafter par là autour. Une fois, quand j'avais huit ans, la nonna m'a demandé ce que je voulais faire quand je serais grand. Je lui ai répondu que je voudrais mourir. Que quand je serais grand je voudrais mourir. Et vite. Et je crois que cette réponse a beaucoup plu à ma soeur. Elle et moi ne nous sommes connus que plus tard. Plus ou moins quand j'avais huit ans"...
     
    Moi l'autre: - Dis donc c'est fortiche. Elle part fort, la Fleur.
     
    Moi l'un: - Et dire qu'elle vit à Milano. Tu crois qu'on peut vivre à Milano ?
     
    Moi l'autre: - J'en sais rien: ce que je connais de Milano n'est que son cimetière ,et encore: sur le papier...
     
    Moi l'un: - Naturalmente, mi rammenti Buzzati. Nessun ne ha parlato così...
  • Mémoire vive (57)

    SAMSUNG2014 789.jpg

    Thierry Vernet dans ses carnets inédits: "Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques coeurs utiles (et cela enfant déjà pour "m'en tirer" !). La machine à laver a de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais". 

     

    °°°

     

    Venezia, giovedì 20 novembre 2014. - Mi sveglio col peso del mondo sul cuore. Poi si alza la luce del mondo. Je pense à cette femme condamée là-bas à mort pour rien. On m'a demandé de signer une pétition et j'ai signé sans aucune illusion. Je lis Révérence à la vie du marcheur du désert Théodore Monod qui faisait la grève de la fin contre le nucléaire, sachant qu'il combattait des moulins à vent, et pourtant. Et pourtant tâchons de résister. Un message de Max le Bantou me dit ce matin qu'il ne mérite pas ce que j'ai écrit d'élogieux sur lui. Au téléphone un soir, Théodore Monod m'a dit comme ça que l'avenir de la Création appartenait probablement aux insectes, peut-être aux céphalopodes, évoquant l'évolution de la mémoire chez les pieuvres. Mais j'aime bien aussi sa citation du sage soufi malien Tierno Bokar qui disait que "les meilleures des créatures seront parmi celles qui s'élèvent dans l'amour, la charité et l'estime du prochain".  Dans un quart d'heure je vais descendre de quatre étages et me taper un petit déje de prince au milieu d'un monde de mendiants. Ce qu'attendant je recopie ces fortes paroles du défunt Théodore: "L'homme doit seulement découvrir qu'i est solidaire de tout le reste. C'est en éprouvant cette solidarité avec les autres êtres vivants que nous nous approcherons de l'Esprit univrsel. Celui qui cueille une fleur dérange une étoile, écrivait un poète anglais. Il n'y a que les poètes pour écrire des choses pareilles". Le même Monod disait qu'on a tort de juger l'islam à partir des faits et gestes des fondamentalistes arabes, citant un autre soufi arrivant àla porte du Paradis où il se demande de quel droit il en foulera l'herbe,et le portier de lui répondre: "Une nuit d'hiver, à Bagdad, il faisait très froid, et tu as recueilli  une petite chatte perdue et tu l'as réchauffée dans ton manteau".  

     

    °°° 

    Thierry Vernet: "Nous vivons, en ce temps, sousla théoctatie de l'argent; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux".

    °°°

    JMatteo19.jpge n'y avais pas pensé mais le personnage de Théo, l'artiste amstellodamois de mon roman en chantier, doit quelque chose à la fois à Thierry et au vieux Monod. Ces huguenots chrétiens, mécréants au sens conventionnel des bien-pensants, sont de mon Shadow Cabinet, autant qu'Annie Dillard et qu'Alice Munro mes frangines occultes. J'essaie, dans La vie des gens, d'évoquer la quête d'immunité de quelques personnages non résignés au pire. Contre la fausse parole omniprésente, j'essaie de dire ce qui pourra toujours l'être, à la lumière d'un amour non sentimental. Le corps massacré du poète Pier Paolo Pasolini a été retrouvé un matin de novembre de l'an 1975, donc il y aura bientôt quarante ans de ça, et ce matin je lisais un de ses poèmes, qui lui survit.

     

    °°°

     

    Matteo3.jpgPier Paolo Pasolini: "Essi sempre umili / essi sempre deboli / essi sempre timidi / essi sempre infimi /essi sempre colpevoli / essi sempre suditi / essi sempre piccoli". Eppoi: "Ils amèneront des enfants et le pain et le fromage dans les papiers d'emballage du Lundi de Pâques".    

  • Mémoire vive (56)

    Maxou01.pngVenezia, Campo Santo Stefano, martedì 18 novembre.-  Les putains de pigeons n'en finissaient pas de me harceler, ce matin, sur la terrasse ventée où je recopiais à la main les trente premières pages de mon roman, quand les jungle bells de mon Samsung Galaxy III et son écran à l'effigie de Lady L. m'ont annoncé un appel de Max le Bantou en partance de Geneva Airport destination Montréal où il est invité d'honneur du Salon du Livre aux côtés de Miss Pancol, excuse du peu partenaire ! Or ça m'a fait très plaisir d'entendre la voix de mon poulain alors que j'avais justement, sur ma table, La Trinité bantoue que je m'étais promis de relire ces jours. Le Maxou voulait un dernier conseil de son vieux parrain avant de débarquer chez nos cousins Ricains francophones, et je me suis contenté de lui dire de rester juste comme sa mère le lui a appris, et quand il m'a dit que, prié de choisir un livre seoln son coeur pour en parler à une table ronde du Salon, ce serait Aline de Ramuz, je n'ai pas été autrement surpris. Ce vrai petit chef-d'oeuvre, inconnu de la plupart des lecteurs de France et même de Navarre, est en effet le premier livre que j'ai conseillé à Max Lobe après que nous avons fait connaissance, non par chauvinisme romand mais parce que c'est une pure tragédie de toujours et de partout au même titre que la Douce de Dostoïevski ou la Mouchette de Bernanos, après quoi Maxou m'a filé le formidable film sénégalais tiré par Djibril Diop Mambéty de La visite de la vieille dame de Dürrenmatt, et ce fut ainsi le début d'une suite d'échanges vivifiants entre nous, scellant une belle et bonne amitié jamais empêchée par les quarante ans d'écart de nos âges. De sa génération, et  sûrement du fait qu'il porte plusieurs lourds fardeaux en lui en dépit de sa dégaine de lutin toujours malicieux, Max est le jeune écrivain actuel, en francophonie, qui m'intéresse le plus, à la fois par sa façon très sérieuse (quoique très légère en apparence) de prendre en compte la vie des gens et par son travail de conteur et de musicien de la langue ou plus exactement: des langues qu'il triture et recompose. Ses livres ne sont pas de ceux qui en jettent pour la galerie: ils disent le vrai en douceur, mais aussi en douleur.     

    °°°

    Maxou2.pngEn reprenant la lecture de La Trinité bantoue, dont le titre fait allusion à trois instances divines de la cuture camerounaise (le Créateur Nzambé, Elômlombi le dieu des esprits qui plânent sur nos âmes, et les Bankôko figurant nos ancêtres), je me suis rappelé les deux témoignages également révélateurs du prêtre ami de Pasolini et de l'interprète de Jésus, quarante ans après le tournage de L'Evangile selon Matteo, à propos des rapports très particuliers entretenus par l'écrivain-cinéaste avec la religion chrétienne, le Christ ou l'Eglise. Pour son ami prêtre, il est impensable que Pasolini soit réellement mécréant, contrairement à ce qu'il a dit aux journalistes. Or Pasolini le lui a dit clairement aussi: que les journalistes ne devraient pas poser certaines questions. De la même façon, il semble impensable que le jeune Catalan engagé par Pasolini pour incarner le Christ, militant anti-franquiste de 19 ans  qui n'avait aucune envie de jouer cette comédie, ait vécu cette expérience sans y engager de son âme. À vrai dire, tous les visages apparaissant dans le Vangolo secondo Matteo semblent touchés par la grâce, à l'opposé diamétral des romances hollywoodiennes avec Jésus blonds aux aisselles épilées.

    Je ne crois pas que Max le Bantou ait vu le film de Pasolini, mais ce que je vois,dans un contexte social et culturel complètement différent, c'est que son attention aux gens, sous couvert d'enjouement, est bien plus engagée en réalité que la comédie démagogique de tant de nos contemporains se la jouant amis-amis des damnés de la terre. C'est affaire à la fois d'honnêteté et de bonté, je crois.  

     

    °°°

    À fines-fines touches,mais j'y reviendrai bien plus en détail, Max Lobe décrit, dans La Trinité bantoue, les tribulations d'un jeune Camerounais à Genève, dipômé de ceci et cela mais chômeur, partageant la vie d'un jeune étudiant sans le sou quoique de bonne famille grisonne, et bientôt confronté à la grave maladie de sa mère qui va venir en Suisse se faire soigner. Tout cela paraît d'une banalité complète, et pourtant ce petit roman va plus profond et durement, dans la plaie actuelle, que maints "témoignages accablants". Sans forcer le ton, comme son premier roman (39, rue de Berne) l'évitait juste, le Bantou a entrepris de dire ce qui est comme c'est, avec honnêteté, bonté et colère. Il faut lire et relire son évocation d'une salle d'attente d'office de chômage, au moment où un paumé, sortant de chez sa conseillère, pète les plombs et le miroir qu'il y a là, qui n'a fait que lui renvoyer son image. 

    Lorsque Max m'a rejoint à l'aéroport de Geneve, il y a deux ans de ça, pour nous embarquer à destination de Lubumbasi, où nous allions représenter la Suisse (yes, sir), sa mère venait de l'appeler pour s'assurer qu'il avait emporté La Parole. Et Max de rigoler. Et, dans La Trinité bantoue, de faire dire à son protagoniste: "Nzambé n'a fait qu'ébaucher l'homme. C'est ici là sur terre que chacun se créé lui-même"... 

    °°°

    Dans son pamphlet contre Venise, Régis Debray prétend qu'en cette ville pleine d'églises et de cloches il n'y a plus aucune trace de vraie religion. Je ne sais pas. En trois jours seulement, malgré les masques et les processions un peu hagardes de sectateurs du matérialisme le plus décervelé, aux lieux d'afflux, j'ai vu quand même, sur les places, dans les cafés et le long des ruelles, quantité de visages. Ceux de L'Evangile selon saint Matthieu de Pasolini semblent d'une pureté parfaite, mais rien à voir avec l'esthétique sulpicienne. Pasolini avait en lui cette lumière et il a reflété la beauté du visage humain.Mais  Le Christ de dix-neuf ans était un militant anti-fasciste athée pur et dur. Pasolini se disait lui-même agnostique. Sa mère (incarnant la vierge vieille) était une enseignante pas vraiment bigote. Parm les apôtres figuraient un certain Giorgio Agamben et un certain Enzo Siciliano. Elsa Morante la rebelle a choisi la musique inoubliable de ce film.Tout ça n'est pas très catholique mais Dieu et Nzambé apprécieront si l'Evangile dit vrai...

  • Ceux qui tombent le masque

    Venise19.jpgCelui qui n'a qu'un masque de chair et pour plus très longtemps en termes d'années-lumière / Celle qui a mangé son masque de laitues avec le reste du mascarpone / Ceux qui ont rencontré l'âme soeur au carnaval de Venise et son frère au Tyrol mais pas la même année / Celui qui durant le tournage de La mort à Venise conduisait le corbillard de secours au cas où / Celle qui apprend que le modèle du Tadzio de La mort à Venise était un liftier de l'hôtel Baur au Lac de Zurich dont le vieillissant Thomas Mann  s'était entiché à l'insu de sa Frau Doktor qui pensait surtout à l'époque aux  obligations vestimentaires d'une épouse de Nobel de littérature  / Ceux qui n'ont pas vu venir la mort à Venise ni ailleurs d'aillleurs / Celui qui milite pour l'élargissement des trottoirs de son bourg en sorte de faciliter les rencontres entre générations / Celle qui demande à Jean-Patrick de ne rien lui "celer" au point que ce garçon de bon sens se demande ce que ça cache / Ceux qui ont démasqué le pervers au bonnet de nuit bleu clair à pompon louche / Celle qui porte un masque en tête de gondole au goûter d'anniversaire d'Amélie Nothomb / Ceux qui demandent un rabais au gondolier demi-sang / Celui qui prétend que la Venise du Nord seule pouvait être propice à l'éclosion du génie de Spinoza sinon ça se saurait /  Celle que Régis Debray appelle "ma dulcinée" dans son pamphlet contre Venise et qui y est revenue à l'insu du vieux raseur pour un gondolier qui assure / Ceux qui ont la peau à fleur de masque et des os dessous qui crameront comme tout le reste destiné à se trouver recueilli dans une urne sur le piano de famille qui lui ne prend pas une ride, etc.   

     

     

     

     

  • Mémoire vive (55)

    Venise18.jpgAlla Calcina delle Zattere, Venezia, lunedì 19 novembre 2014. - Dappertutto quelle maschere ! Mi sveglio col sentimento amaro del vuoto senza viso di quelle maschere nella Città deserta, senza più alcun popolo suo. Masques de rien ni personne. Mille boutiques de masques sans âme. La Merveille est partout mais gangrenée, aux lieux d'afflux, par ce kitsch odieux, les visages de vrais Vénitiens chassés de la scène dans les coulisses ou les arrière-cours où sèche encore un peu de linge, passé le premier Sottoportego -  surpris le saint silence de telle petite corte della Pelle...

     

    °°°

     

    Venise18.pngEn fin de matinée dominicale, hier, les immenses salles de l'Accademia étaient à peu près vides, dont les jeunes gardiens semblaient s'ennuyer gravement. Pour ma part, j'aurais pu me réjouir de me retrouver seul devant La Tempête, et seul ensuite ou presque en compagnie de La Vecchia portant son billet de passage estampillé Col tempo, seul avec la fringant jeune homme rêveur de Giorgione me faisant si fort penser aux personnages de Rembrandt, autant que la mère à l'enfant me fixant de l'autre bout de la nuit des siècles (1476-77) mais non: j'étais un peu triste de voir si peu de gens là autour, et personne devant les beautés saintes de Bellini.

     

    Venise19.png

    °°°

    Le dernier gadget faisant fureur dans la grouillante foule agglutinée sur le pont du Rialto est une espèce de double tringle à laquelle fixer son smartphone pour se filmer soi-même avec un quasi mètre de recul, permettant à chacun d'y aller de sa séquence de célébrité sous-titrée moi et le Rialto. Pas besoin de développer: tout est dans le selfie.

    °°° 

    Salvatore Settis dans Se Venezia muore: "Pour une personne établie à Venise, il faut compter 600 visiteurs volatils. Cette disproportion dévastatrice a l'effet d'une bombe, qui altère profondément la démographie et l'économie. La ville est désormais dominée par une monocuture du tourisme qui exile les habitants de Venise et soumet ceux qui restent à la seule fonction de servir. Venise ne semble plus capable que de générer des bed & breakfast, des restaurants et des hôtels, entre autres agences immobilières, et de vendre des produits "typiques" (verroterie et masques),allestire Carnevali fasulli e darsi, malinconico belletto, un air de fête perpétuelle". Non, ce n'est pas un Philippe Muray mal embouché qui dénonce ici l'hyperfestif creux et la chute libre du nombre de vrais Vénitiens à Venise (depus 1971 passés dans le centre historique de 108.426 à 56.684 en juin 2014, come après la peste de 1630), mais un archéologue historien de l'art présidant le Conseil scientifique du Louvre. Son livre vient de paraître chez Einaudi.

    °°°

    Tornando ieri sera alle Zattere, son entrato nella grande chiesa dei Gesuati (Santa Maria del Rosario) dont le plafond est un insondable ciel de Tiepolo. Le jeune officiant psalmodait dans un micro surpuissant. Quelques vieilles dames lui répondaient en chevrotant: "Quando gelida è la terra e indurito il cuore / Tu ci doni il tuo corpo e rinnovi col tuo amore".

     °°°

    Après l'office, à la table du restau des Nobili alle Zattere, j'ai noté les dates de naissance de tous les personnages actuellement au casting de mon roman La vie des gens, douze pour le moment, du vieux Sam (né en 1920 et défunté en 1990 après le départ de Jonas pour Cracovie) à la fine Clotilde née en 1987 après Chloé (1985) et Cécile (1983),et l'idée m'est venue de situer ici, au Dorsoduro, la première rencontre de Théo (né en 1940 à Amsterdam) et de Christopher encore ado puisque le fils de Lady Light est né en 1980 sur les parapets de Brooklyn Heights...

    °°°

    Philippe Sollers: "Rien de plus faux, parodique et grimaçant que le carnaval moderne de Venise. C'est un truc d'écran pour couturiers et sponsors divers. Du bruit, de la laideur, de l'outrance, des masques sur des masques, des contorsions pour la caméra, aucun érotisme, bien entendu. Excusez-moi, je suis absent, je reste à l'écart".

     

  • Mémoire vive (54)

     Venise15.jpg

    Thierry Vernet: "Votre société s'ingénie à rendre le désespoir attrayant". 

    °°°

    Venezia, alla Calcina, domenica 16 novembre. - Aux pluies cinglantes de la nuit secouée par le vent de mer, aux rafales fouettant les vitres de crachin salé, a succédé ce matin le parfait azur orangé se la jouant mine de rien, après la pluie le beau temps comme disait la Comtesse et tant pis pour le concert baroque d'hier soir à San Vidal auquel on a renoncé crainte de se faire arracher le pébroque par la folle tempête. 

     

     

    Folie de Venise: voilà ce que je n'ai cessé de me dire et de me répéter hier en me baladant à n'en plus finir d'un campo l'autre par les venelles écartées et les enfilades de fines ruelles en corniches le long des canaux de plus en plus étroits et, d'un pont l'autre, retrouvant ici la trouée de lumière du Grand Canal, faisant station à la Carità puis retrouvant sans moufter la meute de San Marco, et direct ensuite dans le dédale inverse de ce rêve éveillé aux couleurs doucement pourries, suavement fanées et n'en finissant pas de ne pas sombrer avec tout le reste, miracolo davvero, pazzo, pazzia, pazzamente n'ammorato.

    Ou plus exactement contre-folie, faudrait-il dire pour suivre - retour à la case Sollers -, l'un des thèmes développés dans Médium, d'une folie devenue ordinaire par contamination du n'importe quoi et de l'insignifiance, du plus banal et du plus vulgaire genre carnaval de tous les jours. Ce qui se dit en un mot: aliénation. Dostoïevski et Nietzsche l'avaient pressenti, et Witkiewicz le précise avant Orwell: que l'homme nouveau sera fou de ne l'être plus assez. À quoi s'oppose donc la douce folie à l'ancienne, ou plutôt alors contre-folie, de cette ville construite sur l'eau contre toute raison raisonnable, mais tenant déjà sa quinzaine de siècles à peu près entre incendies, inondations, pestes et pillages, comme partout. Venise comme nulle part, sérénissime mon oeil et c'est pourtant vrai: délire réalisé pour combien de temps va savoir, indéniable contre-folie en attendant. Anche si raccomanda la prima colazione à La Calcina, avec vue rasante sur les eaux encore furieuses...

    °°°

     Vernet33.jpg

    La toile de Thierry Vernet intitulée Au café Florian est elle aussi une figure de rêve éveillé. J'y étais hier, à côté d'un jeune couple de Russes. Sûrs sûrement de ne pas rêver: ils étaient à Venise et pourront le dire et le répéter à leur retour: qu'ils ont "fait" Venise. Mais on leur sourit autant qu'aux trente Chinois hilares se serrant dans la même gondole sans ôter rien de sa morgue apparente au gondolier se gondolant sûrement en douce - cazzi gialli... Notre ami le peintre était pourtant tout qu'un baroque en son élégie rêveuse. Or il y a place à Venise pour tous et pas seulement pour l'arrogant Casanova ou pour Monsieur Joyaux. 

    °°°     

    Philippe Sollers encore se la jouant judoka: "La folie est un poison que vous avalez à toute heure. Pour le combattre, il faut l'identifier,se couler en lui, s'immerger dans toutes ses ruses, ses sinuosités, ses charmes, ses séductions, ses morsures. Surtout ne jamais être contre. Du poison ? Encore ! De la bêtise, de l'ignorance, de l'entêtement, de la calomnie, du mauvais gout ? Encore ! Encore ! Pas de contre-poison efficace sans overdose de poison. C'est la nouvelle alchimie".

     

    Fellini l'avait compris avant Sollers: c'est par une sorte d'homéopathie souriante qu'on fera le mieux pièce à la connerie ambiante, qui est aussi en chacun de nous, la vulgarité en chaque concierge siégeant dans notre loge, la folie ordinaire et tout le toutim. Je reproche cependant à Sollers de se placer au-dessus de tous, au centre du monde, au pinacle de la France qui n'en finirait pas de donner le ton au monde, ce qu se discute même si la France (et sa langue) nous est chair. Mais l'écrivain se protège et il a raison, aussi. Et puis c'est un merveilleux passeur et un prosateur comme pas deux. À côté de la sienne, la prose grise du pauvre Régis Debray ne peut que répéter: que c'est triste Venise, et je laisse sa nostalgie des catacombes littéraires où elle mérite de croupir: aux Piombi jouxtant le pont des Soupirs...    

    °°° 

    Vernet6.JPGThierry Vernet: "Aux gens normaux le miracle est interdit". Ou ceci pour la route: "Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d'autant et probablement plus de sa laideur".       

     

  • Mémoire vive (53)

    Venezia, alla Calcina, ce samedi 15 novembre 2014.- Cattiva prima notte a Venezia, ma non ci vedo alcun segno negativo. Le résultat probable de pas mal de stress ces derniers jours, des médiocres raviolis d'hier soir (en élégante forme de corolles compliquées mais pâteux et baignés de sauce lourdement salée) que j'ai arrosés d'à peine deux verres de Brunello. D'ailleurs l'insomnie m'a donné l'occasion de faire un tour, à quatre heures du matin, par les marges voyageuse de Jean Prod'hom, en lequel j'ai découvert un  arpenteur singulier des lieux les plus divers, de nos hauteurs préalpines aux quatre horizons. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour, comme on dit.

    °°°

    Thierry Vernet dans ses Carnets: "En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l'éclairage". Or ça vaut particulèrement à Venise, dont le décor ne serait que de carton théâtral au seul éclairage électrique, alors que la lumière change tout, comme l'a vu Cendrars et comme je le vois ce matin gris luminescent.

    Le Cendrars de Bourlinguer: "Je ne souffle mot Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l'eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l'eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot".

    À La Calcina, le parquet lustré et la marche de marbre qui nous fait descendre dans la chambre, le lit étroit à montant de vieux bois et le miroir ovale doivent dater du temps du petit Marcel, qui y est venu après John Ruskin dont on voit la blanche barbe en remontant les quatre volées d'étroites marches de l'escalier du Souvenir; j'ai feuilleté hier soir le très volumineux press-book de la maison, mais de tout cela, de toutes ces Références, je me fiche pas mal ce matin de me retrouver à Venise comme pour la première fois. Cependant  à cela aussi je sais que je reviendrai. On ne va pas etre snob au point de cracher sur tout ce qui rappelle la Culture. D'ailleurs un grand panneau rouge à lettres d'or le rappelle, devant la Salute où j'ai passé tout à l'heure, par ces fortes paroles de Sa Sainteté polaque Jean-Paul II, santo subito: "La cultura è ciò per cui l'uomo, in quanto uomo, diventa sempre più uomo". 

     

    °°°

    C'est donc le premier jour de mon retour à Venise plus de vingt ans après notre bref passage sur le chemin de Dubrovnik où se tenait le mémorable congrès du P.E.N-Club (mémorable parce que les Croates y avaient fomenté l'exclusion de la section serbe, à quoi le Président hongrois Györgi Konrad s'opposa fermement), et ce matin, au bout du quai des Zattere, je me suis rappelé la note de Philipe Sollers dans son Guide amoureux de Venise, qui affirme  que ce lieu, en face de la Giudecca et du Redentore, à la pointe de la Salute représente "le plus bel endroit du monde". On connait Sollers,qui a tendance à proclamer que le lieu où il se trouve est forcément le centre du monde, et d'ailleurs son Guide amoureux ramène très souvent à son cher lui-meme et à son oeuvre, laquelle me réjouit de plus en plus, au demeurant, par la fluidité, les micassures et les reflets de soleil liquide dans le ciel de ses pages à la fois nacissiques et ouvertes au monde - à ce qu'il appelle le "multivers"...

     

    °°°

    Philippe Sollers dans le très épatant et tres exaspérant Médium, écrit à Venise pas loin d'où je crèche: "L'univers, ou le multivers,infiniment grand ou petit, se rit de vous, de vos prétentions, de votre idiotie. Il est mort de rire, l'univers, en considérant vore dimension d'insecte". Et ceci d'assez tonique aussi: "De toute façon, Dieu, s'il existe, semble considérer de très loin ce bordel". 

    °°°

    Quant à moi, non moins infime insecte que le putain de moustique que j'ai fini par éclaffer cette nuit, j'ai fini hier, dans le Pendolino, les trente pages du premier des sept chapitres de mon roman intitulé La vie des gens, dont le thème est en somme la quête d'immunité d'un fils de grand littérateur se payant de mots et qui exorcise, plus précisément, la tristesse d'enfance venue des mots qui font mal...

     

    °°°

    Philippe Sollers: "J'ai traversé mille fois le pont de l'Umiltà, le quai des Incurabili, celui du Santo Spirito. Je ne compte plus les cafés bus au soleil contre le miroitement de l'eau et son battement régulier sous les planches. Le Linea d'ombra a disparu, Aldo aussi. Gianni, La Calcina et La Riviera sont là. Chaque jour, matin et soir, la messe est dite aux Gesuati, Santa Maria del Rosario. Passant ou passante, allume ici un cierge pour moi. Je suis Incurable, mais peut-être que le Saint-Esprit me protge. L'Humilité devait me faire pardonner mes erreurs. Et comme l'a dit bien meilleur que moi, en s'avançant sur le devant de la scène, pour signifier la fin du récit:" Let your indulgence set me free"...

     

  • Mémoire vive (52)

     Venise03.jpg

     

    Nel Pendolino, venerdì 14 novembre.- Mi son svegliato pochino angosciato, stamattina alle quattro e mezzo, ma nulla morbidezza non mi stava piu in mente all’alba azzura ; sur quoi ma gaieté naturelle a repris le dessus, et c’est donc tout serein que j’ai quitté ma bonne amie avant de retrouver la plaine du Rhône aux pentes moirées d’or et de pourpre sous les crêtes enneigées. En passant à Sierre, le bleu très tendre du ciel m’a rappelé la couleur de la tapisserie de soie couvrant les lambris de bois gris perle du salon de la vieille demeure patricienne de dame Jeanne de Sépibus, amie de Rilke qui lui avait dédié ses Sonnets valaisans et que, jeune critique littéraire de vingt-deux ans, j’étais venu interviewer en tremblotant un peu de timidité - ce que je note avec une pointe de nostalgie à l’instant où, à la station de Brigue, surgit le classique groupe de jeunes Japonais joliment policés ralliant Venise après avoir « fait » Lucerne et la Jungfrau ; et me voici, dans le tunnel qui serait à présent une passerelle temporelle,à me figurer Rilke sous les cerisiers en fleurs du Takanawa Prince Hôtel, dont les chambres – da war ich und auch Martha Argerich war da -  sont ornées de vues de la Sérénissime… 

    °°°

    Philippe Sollers affirme que Venise a l’étrange pouvoir de centupler le cafard de ceux qui ne s’y trouvent pas à l’aise, comme le pauvre Régis Debray qui n’a fait qu’y faire la gueule, et de porter au contraire au surcomble de la joie ceux qui s’y sentent bien ; lui-même étant évidemment de ce clan. Pour ma part, franchement je ne sais pas. Les trois fois que j’y suis allé - les deux premières fois en compagnie amoureuse un peu compliquée, la troisième juste en passant sur la route de la Yougolsavie en guerre -,  je me suis émerveillé pour ainsi dire sur commande, comme la plupart des visiteurs. Or je sens qu’aimer vraiment Venise, comme l’entend Sollers, ou la détester comme Sartre ou Régis Debray, suppose plus de disponibilité de corps et d’esprit, de temps et de réelle, personnelle attention : donc à vérifier ces jours ; et plus tard, si je l’aime vraiment, j’y reviendrai avec Lady L. en sachant exactement où crécher ou non, à quelle table revenir et quoi partager si ça se trouve, au-delà des pâmoisons convenues devant  La Tempête de Giorgione ou les coupoles de Saint-Marc, le café de Florian ou les déhanchements des gondoliers et le blond vénitien des Vénitiennes blondes…

    °°°

    Eccovi, dunque, stasera nella luce dolce dell’ultimo pomeriggio d’autunno senza foglie neanche fiori, ma sottili riflessi tra l’acqua doppia del canal e del ciel- et c’est sur un sonnant Gloria de Vivaldi, après une bonne dose de Pergolèse au casque, que je m’y pointe…

     

    °°°

    Quant à la Calcina où je me trouve enfin ce soir dans une chambre minuscule donnant sur un canal, c'est le bijou de vieille pension à l'anglaise, pleine de souvenirs picturaux et littéraires, où Ruskin et Proust André Suarès et Jorge Luis Borges ont passé, entre tant d'autres. Mais rien de snob pour autant et j'y suis déjà comme a casa mia...

     Venise02.jpg

     

     

  • Mémoire vive (51)

    images-14.jpeg

     

    Georges Haldas, dans ses Paroles nuptiales :« Pensé une fois de plus, hier soir, au lit, que la bonté est peut-être la plus haute forme de poésie ».

     

    °°°

    Les réseaux sociaux sont devenus la foire aux opinions, d’autant plus péremptoires qu’elles sont formulées hors sol et trop souvent sous couvert d’anonymat. La posture, en outre, s’y substitue de plus en plus à la position.

    °°°

    En revenant aux Essais de Philippe Muray,et par exemple à ce qu’il écrit du tourisme de masse et de la façon selon lui hypocrite de stigmatiser le seul tourisme sexuel (pour lui l’un et l’autre étant à mettre sur le même plan), je regimbe devant trop de simplifications et de généralisations, très françaises en somme dans la polémique binaire. Je le regrette parce que ce qui est dit est largement fondé, mais les outrances passent mieux dans le roman  (il s’agit ici de Plateforme de Michel Houellebecq) que dans l’essai, qui ne retient que la sèche affirmation sans son poids de chair et de contradictions ; cependant le Muray polémiste surclasse de loin le romancier qu’il aurait aimé être, et puis j’aime cette revigorante sale gueule, à la fois par l’acuité de son regard et le panache de son style.

    °°°

    J’ai laissé filtrer mon agacement, sur Facebook, à l’égard de ces gens qui jugent d’avance tel livre ou tel film, sans l’avoir lu ou vu. On fait juste écho à la rumeur, à ce qui a été dit à la radio ou montré à la télé. Untel me dit que son opinion étant faite, pas besoin d’y aller voir. Mais quel besoin a-t-il donc de me balancer une telle opinion, fondée sur rien ? Qu’en ai-je à faire ? On me dira que je m’énerve pour rien, mais c’est alors que plus rien ne compte. Par conséquent :du balai.  

     

    °°°

    Numériser 9.jpegCe mercredi 5 novembre.– La lecture tôt l’aube des Tessons de Jean Prod’hom, combinant des images de ces petits débris d’objets - parfois ornés de fines enluminures résultant du travail de l’eau et du sable -, et de brèves proses faisant écho à ces trouvailles en les situant dans la suite des jours et autres séjours – notamment en Bretagne côtière -, m’a enchanté ce matin. J’ai beau me défier de plus en plus d’un certain minimalisme esthétisant, dans le magasin de porcelaine duquel je rue d’ailleurs dès lepremier chapitre de mon roman en chantier : ce petit recueil aux fines et belles images procède d’une démarche de mémoire qui remonte à nos enfances de petits explorateurs sauvageons le long des berges des rivières (la Vuachère de notre quartier, remontée du lac à ses sources forestière, en passant par un long égout souterrain en pleine ville ) et de nos premiers rivages marins. Le tesson est ce qu’on pourrait dire le débris d’un objet de culture peaufiné par la nature. Il se distingue du galet ou de la boucle d’oreille ensablée : c’est un fragment de quelque chose d’autre et qui garde parfois une bribe de motif peint ou d’inscription, d’où le mystère et le charme. Le plus bel exemple à mes yeux est celui du tesson de Jean Prod’hom porteur d’une aile de papillon.  Son image rejoint celle du petit Argus bleu sous minuscule enveloppe de papier de soie  que Nabokov a confié à mon ami Reynald peu avant sa mort et que Reynald, mon plus cher ami de jeunese, m’a confié avant la sienne…

     

    °°°

     

    Jules Renard : « Ils sont encore chrétiens parce qu’ils croient que leur religion excuse tout ».

     

    °°°

    Numériser 18.jpegJe ne connaissais pas bien, jusque-là, la vie de Georges Bernanos, dont je n’ai lu que quelques-uns des livres, tel le vertigineux Monsieur Ouine. C’est donc avec une attention nouvelle que j’ai entrepris, parallèlement à la lecture de Pas pleurer de Lydie Salvayre, dont une ligne de la narration suit la composition des Grands cimetières sous lalune, durant l’année 1936 que l’écrivain a passée à Palma de Majorque, celle de Bernanos le mal pensant de Jean Bothorel, qui m’intéresse au plus haut point à la fois pour la matière existentielle traitée et par l’équanimité chaleureuse du biographe. Le jeune Bernanos est issu de la France bourgeoise chauvine et antisémite par tradition catholique, mais ce qui apparaît avec les années est le caractère farouchement indépendant du lascar, qui va conquérir et tenir une position à égale  distance de la droite et de la gauche, marquée par le choc terrible de la guerre civile dont il a vu les atrocités commises par ceux de son camp.

    À cet égard, George Orwell vivra le même drame dans l’autre camp, dira ce qu’il a vu dans les Brigades internationales et sera vilipendé par les bien pensants de gauche comme  Bernanos le sera par les bien pensants de droite. Or Lydie Salvayre, pas plus que Bernanos, ne passe sous silence les atrocités commises par les « rouges » autant que par les « nationaux ». Un journaliste du Figaro l’a taxée de manichéisme et même de « malhonnêteté intellectuelle » au prétexte qu’elle ne dirait rien des crimes des républicains, mais le cher confrère n’apas dû lire le même livre que moi. De fait, après avoir rappelé les atrocités commises par les phalangistes et autres nationaux, avec la bénédiction de l’Eglise espagnole, contre des milliers d’innocents « épurés » que Bernanos a vu de ses yeux subir le martyre, Lydie Salvayre constate que le témoin, révulsé par les crimes des siens (« Ils sont la pire injure faite au Christ ») , n’ignore pas « que des crimes semblables sont commis dans le camp républicain et que d’innombrables prêtres ont été assassinés par les rouges tout aussi atrocement, ceux-ci payant pour tous puisque la règle veut que les petits paient toujours pour les fautes des grands. Il n’ignore pas que les évêques bolchéviques, comme les appelle le poète Cesar Vallejo, sont tout aussi cyniques et tout aussi barbares que les évêques catholiques ».

     

    °°°

    Je me suis lancé ce soir dans ce petit discours à nos deux mariés, que j’ai fini à 3 heures du matin. Me voici donc rétamé mais assez content de l’ouvrier…

     

             Du hasard, des rencontres, des traditions qui foutent le camp ou pas et de ce que nous faisons de tout ça.

    -          Si vous m’aviez dit, le 1er janvier1982, que le 31 décembre de la même année je serais non seulement marié mais père d’une petite fille prénommée Sophie, je vous aurais ri au nez…

     

    -          Si j’avais été, cette année-là, mercenaire de La Voix ouvrière plutôt que de La Gazette de Lausanne,  Lucienne et moi ne nous serions probablement pas retrouvés, ce soir de janvier, au pied des Escaliers du Marché où nous étions venus assister au même spectacle du Café littéraire Le  Guet.

     

    -          Si notre ami Bernard Courvoisier, qui accompagnait Lucienne ce soir-là, s’était impatienté pendant que nous nous parlions à l’écart, deux ou trois quarts d’heure durant, avec l’impression partagée qu’il allait se passer quelque chose entre nous de nouveau, dix-huit ans après le début d’un autre quelque chose pour lequel nous n’étions pas prêts, Bernard ne serait pas devenu le parrain de Sophie. 

     

    -          Si, le 23 novembre 1982, le docteur Csank, à la maternité de Morges, n’avait pas pu s’exclamer « Encore une nana ! », comme il les avait alignées cette nuit-là, mais« cette fois c’est un mec ! », alors Florent  n’aurait pu devenir aujourd’hui le mari deSophie

     

    -          Bref, comme on dit qu’avec des si l’on pourrait mettre Paris dans une bouteille, ce petit jeu des suppositions, qui implique le hasard et la chance, peut-être le mystère. ou peut-être lemiracle des rencontres, ne me vient à l’esprit que pour dire la reconnaissance que j’éprouve à l’instant et que j’aimerais partager.

     

    -          Ce mariage pourrait n’être qu’une formalité, un rite social, une façon de faire comme tout le monde même si, de nos jours, ce rite se perd autant dans son contenu que dans ses formes.

     

    -          Lorsque Sophie et Florent nous ont dit qu’ils avaient une nouvelle à nous annoncer, nous aurions pu penser : naissance,mais c’était mariage, et nous nous sommes réjouis. Pourquoi cela ? Parce que ces deux concubins, comme on le disait naguère avec une pointe de réprobation («ah vous savez, ils vivent à la colle… ») rentraient dans lerang ? Pas du tout. D’ailleurs jamais nous n’avons exercé la moindre pression sur eux dans ce sens-là.

     

    -          Alors pourquoi se réjouir ? Peut-être àcause de vous, amis, qui n’y  pouvez rien. À cause de nos parents, qui ne peuvent  plus se réjouir. À cause de Michel, père de Florent, qui est parti trop tôt et que nous n’avons jamais rencontré, sauf Sophie. À cause de toutes ces rencontres à la fois hasardeuses et miraculeuses qui ont tissé ces liens et permis ce moment que nous passons ensemble

     

    -          On entend dire parfois que tout fout le campet que plus rien de bien ne se  faitaujourd’hui, mais je ne trouve pas ces litanies intéressantes. D’ailleurs on ledit depuis trente siècles et c’est vrai que ça ne s’arrange pas ; et cen’est pas ce qu’on appelle un beau mariage avec location de calèche et passage  à l’église, ou à la synagogue ou à la mosquéequi va forcément sauver la mise.

     

    -          Lucienne et moi nous nous fichons complètementdu fait que ce mariage ne soit pas consacré par le pasteur du coin, ou le curéou le rabbin ou l’imam, comme certains trouveraient plus convenable de lefaire, et pourtant cette décision de Sophie et Florent de se marier nous a fait,sinon  un plaisir sacré, du moins unsacré plaisir. S’ils avaient le faire dans une cathédrale, nous aurions trèsbien, comme s’ils avaient choisi une chapelle dans les bois ou une yourte sur les hauts gazons. Peu importe n’est-ce pas ?

     

    -           L’important alors ? C’est que la présence de ces deux-là est déjà une espèce de chapelle ou de yourte chauffée. Ils dégagent de l’amour, et quand j’ai demandé à Stéphane de me parler de son petit frère, j’ai senti de l’amitié. Comme Florent est plutôt du genre taiseux, j’en ai appris pas mal sur lui en faisant parler Jacqueline sa mère ; et tous deux, sa mère et son frère, m’ont dit quelque chose comme : on peut compter sur lui.  Bon socle. Bon type. Tête dure sous le bon front. Gendre idéal. Parfait pour Sophie, qui est elle-même la perle qu’on sait.

     

    -          D’ailleurs notre confiance était déjà acquise,sans beaucoup de paroles. Je pense que c’est avec de gens comme Sophie et Florent qu’on va faire le monde un peu meilleur, et pas en mettant Paris dans une bouteille.  Nos enfants sont curieux et généreux, mais ça vient de loin je crois : ce n’est pas qu’une question d’âge. Nous sommes aussi généreux et curieux, et nos parents l’étaient aussi.Donc ça fait là, déjà, une bonne base. Une espèce de chapelle sans esprit de clocher, ou une sorte de lieu protégé, voire une cathédrale dans la forêt ou au bord de la mer.

     

    -          Bref, ce qui nous réjouit finalement le plus, dans ce mariage, tient peut-être simplement à ce qu’il a de juste pour ces deux-là. Et c’est un exemple à suivre au sens le plus large : marions-nousdonc un peu plus, engageons-nous un peu plus tous les jours, collaborons un peu mieux entre générations,  villes et villages, gens de toutes les couleurs. Même pas besoin de parler de mariage pour tous puisque ça va de soi. Si la liseuse fait bon ménage avec la machine-outils, hardi, et tant mieux si ça fait des petits !

     

    -          Tel étant le sermon du père de la mariée, et ça ira pour aujourd’hui !

     

    °°°

     

    1488091_10205226444287526_4663699349361318894_n.jpgCe vendredi 7 novembre. – La cérémonie du mariage civil, en fin de matinée à l’Hotel de Ville, s’est passée dans les formes mais sans aucune rigidité officielle, aux ordre d’une officière aussi sexy que sympa. Nos mariés étaient arrivés à la Palud à bord d’une superbe Citroën 11 CV grise évoquant les belles années des gangsters de cinéma, aucun détail du décorum n’avait été négligé, y compris la façade fleurie de l’Hôtelde Ville, la photographe s’est montrée superpro et le repas à l’italienne qui a suivi ne nous a pas moins comblés. Moi qui suis aussi peu mariages qu’enterrements, je ne me suis pas senti mal dans ma jacket signée Ralph Lauren et mes pompes Sanmarino, et tout le monde avait l’air heureux. 

     

    °°°

    Au long de ces heures vécues ensemble en grande famille mélangée, j’ai été intéressé et content de constater que, malgré les beaux principes sociaux et religieux de nos aïeux, notre petite communauté se montre bien plus amicale qu’elle ne le fut du temps de nos chers disparus, souvent plombée par la jalousie et les rancoeurs, les conflit non avoués et la mesquinerie. L’honnêteté foncière de nos parents, souvent pourrie par de pauvres « histoires », se retrouve aujourd’hui dans nos relations familiales moins formelles et hiérarchisées, mais à la fois plus fluides et affectueuses, surtout plus franches et plus lumineuses.   

     

    °°°

     

    Georges Haldas : « Cette vieille paysanne disant à sa fille, au moment de mourir : «Sois tranquille, on se téléphonera ».

     

    °°°

    À La Désirade, ce lundi 10 novembre. –  Lendemain de lendemain d’hier.  J’ai reçu ce matin le deuxième recueil des poèmes inédits de Pasolini, rassemblés sous le titre de La Persécution et combinant poésie d’intervention et notes quotidiennes, chants d’amour et croquis de toute sorte, au jour le jour. C’est de la poésie en phase avec la vie, musicalement très élaborée mais incorporant les matériaux les plus diversement hétéroclites, jusqu’aux détails anecdotiques, faits divers, thèmes de société, etc. C’est de la poésie comme je la conçois aujourd’hui, même si la politique et l’idéologie m’y semblent un peu envahissantes – mais c’étaient les années de plomb en Italie, et Pasolini y était engagé à fond.

    °°°

    Dans ses interventions des années 65-75, Pasolini parlait de « fascisme » à propos de la société de consommation, qu’il condamnait avec une virulence certes bien venue mais en des termes inappropriés me semble-t-il, qui portent plus encore à faux de nos jours, à la fois trop connotés politiquement et ne cernant guère le monstre en question, pas plus d’ailleurs que la notion de « société du spectacle ».  Le fascisme est une donnée historique et sociale précise, dont certains aspects perdurent, mais le concept n’éclaire en rien la réalité de l’hyper-consommation décrite par Lipovetsky et consorts, qui requiert de nouveaux outils de compréhension et de nouvelles formes de résistance.  Dans cette perspective, la réflexion d’un Peter Sloterdijk sur la quête d’immunité me paraît d’une autre pertinence ; mais on en attend autant des écrivains à venir, après Ballard et Houellebecq, qui traiteraient cette matière avec un peu de sérieux…   

    °°°

    Jules Renard :«  Dieu nous jette aux yeux de la poudre d’étoiles ». 

     

  • Ceux qui ramassent des éclats de beauté

    Celui qui a cueilli les plus beaux galets de sa vie le long des berges de la Drina ensuite souillées par la guerre / Celle qui sait quel rapport lie deux tessons ramassés sur les plages d’Ostie et de Utah Beach / CeNumériser 9.jpegux qui ont laissé les mers et les océans faire la vaisselle du monde / Celui qui déchiffre la calligraphie des débris de tempêtes / Celle qui constate que ce tesson de céramique précolombienne trouvé à Puntanares provient de la même  pièce que celle qu’elle a trouvée une autre année non loin de là / Ceux qui se demandent si le terme de tesson convient aux cailloux de mémoire du Grand  Poucet/ Celui qui fait le ménage genre océan qui déménage / Celle qui fait collection des grands pierres roses ou bleues des bords du Rhin vers Bad Ragaz mais on garde le secret et n’en ramasse que la nuit c’est promis / Ceux qui disent « trop beau » avant de relancer à l’eau ces débris de trop de beauté/ Celui qui te dit j’vois pas ce que tu trouves à ce bout de porcelaine de pot de chambre dont l’entier vaudrait même rien sur le marché / Celle qui n’a pas sa langue dans sa poche mais un ravissant bijou de pierre lunaire sculpté par la mer des Caraïbes artiste à ses heures /  Ceux qui se taisent devant le bleu de fleur bleue d’un fragment de probable théière genre Meissen de la bonne époque / Celui qui demande à Sylvain quel tesson il ramène des rives de la Volga / Celle qui te dit en joual que t’es son chum / Ceux qui font valoir leur droit de bris, etc.

     Numériser 7.jpeg

     

    (Cette liste résulte de la lecture roborative des Tessons de Jean Prod’hom, ouvrage hautement appréciable tant  pour l'oeil du corps que pour le bonheur d'esprit, achevé d’imprimer au Locle le 10 octobre 2014 par l’imprimeur Gasser, au bénéfice certain des éditions d’autre part)

  • Ceux qui ne doutent de rien

    Carrara-20111023-00966.jpg

     

    Celui qui endosse son frac de pianiste pour continuer d’écrire / Celle qui liquide les affaires courantes afin d’être libre de rêver à la Suisse ce qui signifie selon le Dictionnaire : ne rien faire / Ceux qui préparent leur matos genre Cézanne le matin chafouin / Celui qui se prépare au jour qui se prépare dans le noir / Celle qui chantonne Mon Homme entre deux sommes / Ceux qui accordent leurs instruments au milieu des silencieux / Celui qui a toujours pensé renouveau / Celle qui est plus belle de se renouveler / Ceux qui distinguent la foutaise de la nouveauté conditionnée et le neuf qui a du sens et du suc / Celui qui ouvre un livre avec l’espoir de s’y trouver bien / Celle qui se dilate à la lecture comme la grenouille subit l’effet bœuf de La Fontaine / Ceux qui changent de vie comme de parfum / Celui qui se réjouit de découvrir Bratislava / Celle qui se prête à tous les jeux sauf de dupe / Ceux qui sont tellement jobards qu’ils en deviennent barjos / Celui qui voit à l’instant (cinq heures du matin) le diadème de Novel en Savoie sur fond de ciel noir étoilé / Celle qui fume sa première clope sur le fauteuil de cinéma qu’elle a installé au bord du terrain vague / Ceux qui dépoussièrent les mots de l’aube / Celui qui tapote le genou de la mélomane aveugle / Celle qui se grise de l’air du matin même sans merle à ce moment de l’année / Ceux qui vont mourir et ne saluent pas César vu qu’il les a précédés à la morgue de l’hosto / Celui qui était pacifiste à treize ans et qui est tombé dans les tranchées d’un bureau / Celle qui est morte d’autosatisfaction prématurée / Ceux qui lisent L’Image de Beckett sur recommandation d’une Winnie chauve / Celui qui repart d’un bon pied de nez / Celle qui oppose sa malice foncière aux effets de la crise financière / Celui qui est tellement fait au feu qu’il répète qu’y a pas de quoi s’enflammer / Celle qui se rend à la messe à Matines pour être en forme et digne de son prénom de Martine / Ceux qui font contre mauvaise fortune bon chœur mixte avec Michel Corboz à la dynamo / Celui qui se réjouit de se réjouir ce matin sans savoir pourquoi / Celle qui montre son néné à Jésus le clodo pour l’encourager à se bouger l’osso buco / Ceux qui saluent le ciel oriental qui se lève à l’instant sur l’Occident continental, etc.

  • Bouboule commando bouille d'ange

     

    bouboule-photo-53bfce535739c.jpg
    images-24.jpegchoix.jpg

    À propos de Bouboule, premier long métrage de Bruno Deville. À voir (absolument) ces jours
    prochains en salle.

     

    Dès l’apparition de Bouboule, tendre tas de rose chair pantelante aux seins flasques, bouille d’ange souriant pataud-piteux, entre un docteur grondeur et sa mère désolée, Bruno Deville impose une présence hors norme, merveilleusement incarnée par le jeune David Thielemans, 12 ans.

     

    Chouchouté par sa mère un peu perdue (Julie Ferrier), moqué par ses deux sœurs plus à la coule que lui , souffre-douleurs de certains de ses camarades, en manque de présence paternelle, Kevin, alias Bouboule, croit trouver un modèle auprès de Patrick, le vigile de supermarché (Swann Arlaud) dont le chien de commando Rocco deviendra son ami. 

     

    Premier long métrage du réalisateur à double nationalité belge et suisse, Bouboule n’est pas un film « sur » l’obésité mais l’histoire d’un enfant empêtré dans son corps qui tâche de s’affirmer par mimétisme viril. Si ses modèles se révèlent décevants, voire minables, Bouboule n’en franchit pas moins une étape personnelle marquante en dépit de ses mentors menteurs et de son lamentable paternel. Evitant toute simplification et tout pathos, dans une tonalité oscillant entre dérision et tendresse où l’image et la musique (signée –M-, alias Mathieu Chédid)  se fondent en unité poétique, Bouboule est un film touché par une sorte de  grâce profane.          

     

     

    Entretien avec Bruno Bruno+Deville+Bouboule+Green+Carpet+Arrivals+ZHqGzfMyS9vl.jpgDeville

     

    -      Quelle a été la genèse de Bouboule ?

    -      Ce projet me tient à cœur depuis longtemps, dont le thème a d’ailleurs nourri un premier court métrage, La Bouée, qui évoquait déjà le vécu d’un enfant obèse de 8 ans dans une forme inspirée par la chanson Ces gens-là de Jacques Brel, sans véritable histoire. Or ce film de diplôme reflétait ma propre expérience. De fait,  dans mon enfance et mon adolescence, je me suis souvent trouvé moi-même en surpoids du fait de problèmes thyroïdiens non décelés à l’époque, et je garde aujourd’hui, y compris sur mon corps, les cicatrices de l’obésité. Je sais ce que c’est que d’être humilié à cause de celle-ci, je sais la difficulté de se montrer en maillot de bain à la piscine quand on est obèse, je me rappelle les moqueries de mes camarades aux vestiaires, j’ai détesté mon corps et continue, à 38 ans, de le surveiller dans la glace. 

     

    Pourtant je n’avais pas l’intention de faire un film « sur » l’obésité. Très marqué par Toto le héros du réalisateur belge Jaco van Dormael, j’avais envie de traiter mon sujet dans cette optique poétique, plutôt que sur le mode du social-réalisme à la manière des frères Dardenne.

    Après La Bouée, qui a fait un joli parcours dans les festivals, j’ai réalisé un autre court métrage, Viandes, avec Antoine Jaccoud qui m’avait déjà coaché pour mon travail de diplôme et a écrit par ailleurs, lui-même, une pièce traitant del’obésité. Je suis donc retourné vers lui avec mon matériau autobiographique et nous avons commencé, vers 2005, à travailler ensemble sur le projet de Bouboule

     

    Parallèlement, je me suis documenté auprès de certaines institutions, comme l’USADE, prenant en charge les enfants et adolescents sujets à des problèmes cardiovasculaires liés à l’obésité, et j’ai filmé nombre de ceux-là en recueillant leurs témoignages. Une fois encore, cependant, il ne s’agissait pas de réaliser un documentaire de plus mais de raconter l’histoire d’un gosse dont le talon d’Achille était le surpoids. À ce thème s’en est ajouté un autre, qui remonte à ma rencontre d’un maître-chien, prénommé Patrick et spécialisé dans le dressage des chiens decombat. L’idée d’évoquer alors son univers, en relation avec l’obsession actuelle de  l’ultra-sécurité, a germé etm’a fourni le complément de l’histoire avec le personnage du vigile. Face au gosse en déficit de virilité, encore fragilisé par l’absence du père – que j’ai connue moi aussi -, le vigile Patrick incarne ainsi  le modèle ultra-masculin qui va permettre àBouboule de se construire. À partir de là, avec Antoine Jaccoud, nous avonscommencé de travailler sur les deux personnages contrastés de l’ado candide et du vigile faux-dur.

     bruno_deville22.jpg--      Dans quelles circonstances êtes-vous tombé sur David Thielemans, le formidable interprète de Bouboule ?

    -      Le casting du rôle a été très long et parfois éprouvant. Hitchcock disait qu’il ne faut pas tourner avec des enfants, des animaux ou des bateaux, trois « acteurs » imprévisibles. Je n’en ai pas moins affronté deux contraintes dont l’une, avec les enfants, m’a fait revivre des moments personnels difficiles quand je demandais aux gosses de s’impliquer devant la caméra, auxquels il arrivait de paniquer ou même des’effondrer. 

     

    Sur quoi, un peu par hasard, comme je me trouvais avec un collaborateur à Bruxelles, David est apparu dans un groupe d’enfants sortant de l’école. Je l’ai tout de suite abordé et lui ai dit ce que je cherchais. Croyant d’abord que je  la lui jouais « caméra cachée »,  il a vite compris que c’était du sérieux et m’a conduit chez sa mère avec laquelle il vivait en relation fusionnelle. Le lendemain, après une heure et demie d’essais, alors qu’il n’avait jamais joué jusque-là, je l’ai trouvé formidable en sa belle candeur, avec  ce regard que j’aime beaucoup, comme absent, les yeux mi-clos, qu’on retrouve d’ailleurs chez Swann Arlaud devenu notre vigile. Comme Bouboule, il y avait chez lui ce mélange d’ingénuité de l’enfant qu’on peut encore surprendre, et la détermination du môme blessé par la vie. Par ailleurs, sa mère était très proche du personnage du scénario, et le père absent complétait le tableau. Pendant les huit semaines de tournage, séparé de sa mère pour la première fois de sa vie, David a sûrement vécu la première grande expérience de sa vie sans comprendre pour autant ce qu’est un acteur. S’il a assimilé tous les dialogues du film en très peu detemps, avec l’aide de sa répétitrice, et s’il a pigé les règles du plateau, mon travail a été de lui expliquer ce que vit Bouboule. Ainsi, pendant tout lefilm, David joue Bouboule sans rien composer. Cela donne, je crois, quelquechose d’aussi touchant que vrai.

     

    -      Qu’en est-il du travail sur l’image, essentielle dans ce film ?

    -      Lorsque j’étais enfant, je me suis créé des espèces de « bulles » trans-digestives liées à la nourriture, que jetenais à recréer visuellement par la magie des images. Je voulais éviter une poétisation artificielle « plaquée », en recréant ces« bulles » par les situations. Ainsi l’apparition de l’éléphant est-elle liée à ce moment où Bouboule se régale sur un banc, son plaisir de manger lui faisant « voir des trucs », comme il le dit à son copain.C’est dans cette optique que nous avons travaillé la colorimétrie et les cadrages de tout le film, avec le chef opérateur Jean-François Hensgens, la décoratrice Françoise Joset et la costumière Elise Ancion, notamment. J’avais,en point de mire, le travail des photographes Martin Parr et Gregory Crewdson, dont j’aime particulièrement les climats tendres-acides aux couleurs saturées,qui restituent le mélange de réalité et d’irréalité auquel je tenais.

     

    -      La musique de-M- va dans le même sens… 

    -      J’en ai rêvé, et quand j’ai rencontré Matthieu Chedid, auquel j’avais envoyé quelques images qui l’ont immédiatement accroché,je lui ai dit que je ne voyais aucun musicien contemporain qui puisse, mieux que lui, ajouter à mon film sa magie tendre, à la fois fragile et vibrante. Malgré son agenda de star, il a trouvé le temps de ciseler la musique de bout en bout et de composer la chanson de Bouboule. Cette rencontre tient du miracle autant que celle de David Thielemans, s’ajoutant à ma complicité amicale avec Antoine Jaccoud et à ma nouvelle collaboration avec Jean-François Hensgens, entre autres. Je pense d’ailleurs qu’un film est fondamentalement une oeuvre collective.

     

    -      Qu’en est-il du regard sur le monde que vous portez à travers Bouboule ?

    -      En fait, je n’ai pas la prétention d’exprimer une « vision du monde » personnelle. J’aborde de nombreux thèmes importants, dans ce film, tels que la différence liée au surpoids, la violence, le racisme, la carence affective, la construction de soi ou la sécurité, mais je ne délivre aucun message à caractère édifiant : je laisse parler mes personnages avec leur mélange de trivialité et de drôlerie, leur bêtise et leur bassesse éventuelle, mais aussi leur candeur et leur humour – toute leurhumanité.

     Bouboule_portrait_w193h257.jpg

     

  • Mémoire vive (49)

    Boboli (kuffer v1).jpg

     

    À La Désirade, ce mercredi 20 août 2014. - Le petit livre intitulé Fantômes du passé, que mon vieil ami Gérard Joulié, plus vu depuis des années, m’a envoyé avant-hier, m’a beaucoup touché. Il s’ouvre sur une sorte d’autoportrait romantique tout à fait remarquable, d’un style très pur, et les morceaux de poésie qui suivent sont également de premier ordre, marqués au sceau de la Qualité.

     

    J’en recopie ceci : « La rivière descend des montagnes, C’est pourquoi ses eaux ont la rapidité d’un torrent et la fraîcheur de la neige. Mais dans la vallée sur la rive, on ne sent jamais le vent. Du côté de l’ombre, la rivière longe la falaise, et du côté de la lumière, elle glisse au milieu des galets et des joncs, et parfois c’est une prairie ou un bout de jardin qui s’avance comme un petit promontoire d’où l’on peut voir venir et s’en aller les ondes. Et le promeneur aime à jeter dans les eaux un morceau de bois ou un rameau avec ses feuilles qu’il suit des yeux jusqu’au dernier contour.

    C’est une rivière qui ne fait pas de bruit, qui coule au bas d’une ville qui ne fait pas de bruit. La ville est sur la falaise, très haut. Elle dresse la tour de sa cathédrale, une tour avec une couronne de clochetons, et tout autour les autres églises apparaissent toutes menues. Quand on est au bord de la rive, il faut bien lever la tête pour voir la ville : on ne la voit que si on veut la voir ».

     

    Reposant l'élégant opuscule, je me suis rappelé l’espèce de poème que j’avais écrit en souvenir d’un voyage à Florence et Rome que nous avons fait ensemble – en 1974, me semble-t-il

     

    Aux jardins Boboli

     

    Pour G.J.

     

    Ce que j’aime chez vous,

    c’est ce lord, mon ami.

    Chez vous l’élégance et la mélancolie diffusent

    comme une douce aura de nuit d'été.

    Nos conversations le soir

    à l’infini s’allongent

    au hasard des bars.

    Et quand nous nous retrouvons à la nuit

    (rappelez-vous cette soirée d’été aux jardins Boboli,

    lorsque nous parlions de ce que peut-être il y a après)

    sur la marelle des pavés

    nous jouons encore

    à qui le premier

    touchera leparadis.

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,

    vous m’aviez dit que vous,

    vous croyez qu’on revivra,

    comme ça, tout entiers.

    Pour moi, vous-ai-je dit,

    je n’en sais rien: patience.

    Je ne crois pas bien mais,

    comme au cinéma,

    j’attends: les yeux fermés,

    comme aux jardins Boboli de Florence,

    je souris en secret.

    Comme aux jardins Boboli,

    je ne vois qu’une lueur

    à l’envers de la nuit.

     

    °°°

    Tchekhov7.jpgLa lecture de Tchékhov est pour moi vivifiante, peut-être plus encore que celle de Dostoïevski ou de Tolstoï, en cela qu’elle est pure de toute idéologie religieuse ou politique, et qu’elle achoppe à des vies fragiles ou égarées,souvent même perdues. Il y a chez lui une attention aux gens, de toutes espèces, pauvres ou riches, qui va, sans exagération, vers plus d’empathie et de compréhension.

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce mardi 2 septembre. – J’hésite, en lisant Le Royaume d’Emmanuel Carrère,entre le constat de platitude et celui d’honnêteté sincère de bon aloi. Il y a de tout ça dans ce livre à l’évidence trop long, mais je ne le jugerai qu’après l’avoir lu entièrement. C’est d’ailleurs un exercice qui s’impose aujourd’hui où n’importe qui se fend d’un avis sur n’importe quoi par ouï-dire : de juger sur pièce, en sûre connaissance de cause.

     

    °°°

    Ce soir au cinéma avec Julie. Sils-Maria d’Olivier Assayas. Pas mal. La confrontation des femmes de plusieurs âges est bien modulée. Mais le plus intéressant a été notre conversation d’avant et d’après le film, où ma grande petite fille,assistante à l’Université, m’a notamment expliqué le droit international…

     

    °°°

     

    Certaines musiques, certaines mélodies, certaines phrases de piano ou de violon ou de quelque autre instrument n’en finissent pas de nous revenir à travers les années, on ne sait trop pourquoi, mais ce que je sais, pour ma part, c’est qu’il y a au moins quatre décennies que m’accompagnent les airs de violon du concerto de Saint-Saëns, parfois snobé par les spécialistes. C’est vrai qu’il est d’une tendresse romantique, dans son deuxième mouvement, et d’une expressivité presque gitane, dans ses autres parties, qui peuvent paraître trop suave aux uns ou trop extravertie aux autres, mais je n’en ai cure en ce qui me concerne, et ce soir encore j’ai vérifié que j’avais raison : cette œuvre est une pure merveille de délicatesse et de vigueur, de yin et de yang.

     

    °°°

     

    Jonas, mon protagoniste de La Vie des gens,  se protège contre toute forme d’hystérie. Sa façon de ralentir le cours des choses est caractéristique. Il est naturel, de bonne composition, jamais violent, jamais dépendant. Il y a en lui quelque chose de mystique. Il est essentiellement sensible à la beauté du monde. Plus précisément : à l’harmonie de la nature. Mais il s’est beaucoup intéressé, aussi, aux malformations naturelles et aux monstres. En revanche très choqué par la méchanceté, la jalousie, l’hypocrisie, la cruauté.

    Il ne sait pas qu’il est un personnage de roman. Il sent les choses comme un romancier, alors qu’il n’écrit pas. Il est poète sans avoir jamais composé de vers. Il est musicien sans connaître le solfège, et peintre sans avoir jamais peint.

     

    °°°

     

    Passer de la note au roman, c’est passer du dehors au dedans.

     

    °°°         

    À La Désirade, ce vendredi 26 septembre. -  Commencé hier soir, j’ai fini ce matin de lire Pétronille, le vingt-deuxième roman d’Amélie Nothomb. Très bien. Enfin : très bien pour ce que sont les romans d’Amélie Nothomb, avec des traits de pertinence et, parfois des fulgurances, mais rien qui marque très profond sauf, ici, une évocation de l’amitié entre deux femmes-garçons, toutes deux romancières.

     

    °°°

     

    Jules Renard en son Journal: "C'est au doux climat de cette femme que je voudrais vivre et mourir".

     

    °°°

    À La Désirade, ce dimanche 28 septembre. – La journée, toute belle journée d’automne, a été marquée par la rencontre à Morges, dans le dédale des Ateliers Moyard, de Flynn Maria Bergmann, au premier livre duquel (Fiasco) j’avais fait très bon accueil et dont j’ai découvert cette fois 300 petits objets-tableaux constituant une sorte de journal plastique combinant mots et images. Gentiment reçu par le jeune maître des lieux, j’ai eu grand plaisir à rencontrer Flynn qui m’a dit que mon travail, mes listes, mes propres montages et, plus récemment la série de Mémoire vive, n’auront cessé de l’accompagner et de l’inspirer. Plusieurs de ses tableaux font d’ailleurs écho à mes écrits, et la page de garde de Riches Heures fait même l’objet d’une sorte d’enluminure. Bref, je ne serais pas étonné que ce début de connivence ait une suite.

     

    °°°

     

    000_sahk980401215860.jpgLe portrait très nuancé, sévère mais juste, de Gide par Simon Leys, dans son Protée et autres essais, où il fait la part du grand homme de lettres et du vieillard maniaque courant après les petits garçons, m’intéresse autant que ses développements sur Stevenson, Confucius, Don Quichotte ou Orwell. C’est le type  de l’honnête homme que ce grand passeur disparu récemment, dont je vais lire tous les écrits qui me sont encore inconnus.

     

    °°°

     

    Oscar Wilde : « L’éducation est une chose admirable. Mais il est bon de se souvenir de temps à autre que rien de ce qui mérite d’être su ne peut s’enseigner ».

     

  • Ceux qui ont le mot pour dire

     

    646694-040304.jpg

    Celui qui est né coiffé de traviole / Celle qui vendrait un cercueil pour trois /  Ceux qui ont du chien dans leur bottes / Celui qui boude aux dominos / Celle qui ne mange pas de pain perdu à la graisse d’oie/ Ceux qui ont la patate à carotter / Celui dont la tête dépasse les cheveux /Celle qui crache sa Valda dans le val d’Oise / Ceux qui casent le greluchon / Celui qui se berlue sur l’air du lendemain / Celle qui nage comme un chien de plomb / Ceux dont la trique ne vaut pas troc / Celui qui schmecke l’Alsachien / Celle qui est fada de fado / Ceux qui vont droit de bizingue / Celui qui lit le livre de Levy à la galope / Celle qui achète chat en poche revolver / Ceux qui ont de la branche morte / Celui qui fait foin de la basoche / Celle qui broie du native / Ceux qui se comprennent en iroquois traduit de l’hébreu genre SMS en dialecte bernois / Celui qui tire le cordon bleu/ Celle qui commet le péché de chair à canon / Ceux qui cherchent noises à l’oison de Pontoise / Celui qui franchit le Rubicon comme la lune / Celle qui jette le gant à la main chaude / Ceux qui ont les yeux bordés d’anchois / Celui qui est rond comme une queue de poêle à gratter / Celle qui a l’os du foie qui chicane/ Ceux qui ont le calosse cabossé / Celui qui fait pleurer l’aveugle dans le caniveau borgne / Celle qui se commande un suaire de chez Dior / Ceux qui filent du mauvais cocon, etc.

     

    (Cette liste résulte d’un premier pillage-gorillage des Trésors  de notre langue en 1001 expressions, recensées par Marianne Tillier, Pascale Lafitte-Certa et Gilles Henry, aux  bons soins de la collection Points dirigée par Philippe Delerm, 2o14, 567p.)  

  • Mémoire vive (47)

    Chemins85.jpg

     

    Leopardi, du Zibaldone : « Les enfants trouvent le tout dans le rien ; les hommes, le rien dans le tout ».

     

    °°°

    Abel.jpgÀ La Désirade, ce vendredi 4 juillet 2014 – Très intéressé, cet après-midi, par le premier volet de la série documentaire  consacrée à l’Amérique par Oliver Stone, qui s’est attaché à des aspects méconnus de l’histoire contemporaine, à commencer par les tenants et les aboutissants du recours à la bombe atomique, avec un accent porté sur le rôle du vice-président Wallace, écarté par Truman au profit des vautours anticommunistes. Je suis impressionné par la virulence autocritique du propos, qui tourne même, parfois, au procès radical à la Michael Moore, jusqu’à l’excès me sembe-t-il. Du moins rompt-on avec les pieux mensonges…

     

    °°°

    Slow.jpgCe que j’apprécie énormément chez Peter Sloterdijk est son regard panoptique et la remarquable porosité de sa perception, à la fois d’un dialecticien très libre et d’un historien de la philosophie, d’un écrivain et d’un véritable poète dans ses visions et autres mises en rapport.

    Bref, à la lecture de Tu dois changer ta vie, son dernier essai traduit , ce penseur hors norme est en train de devenir, après René Girard et Gustave Thibon ou Philippe Muray, mon compagnon de route de prédilection, d’autant plus proche qu’il est lui aussi de juin 1947…

     

    °°°

     

    Ziegler19.jpgÀ La Désirade, ce dimanche 6 juillet. – Il est probable que mon entretien avec Jean Ziegler, paru le 25 juin dernier dans 24heures, aura été ma dernière contribution à notre « grand quotidien », et je le note sans aigreur mais non sans mélancolie, tant m’attriste la dérive de nos pages culturelles dans la démagogie clientéliste et l’insignifiance à tous égards. J’y vois la fin d’un monde, et plus particulièrement la disparition d’une société lettrée, mais je ne tirerai pas pour autant l’échelle derrière moi. En outre je vais consacrer quelques heures, aujourd’hui, à la transcription de mon entretien avec Bruno Deville, à propos de Bouboule, son premier long métrage, qui sera sans doute ma dernière production journalistique à tire de mercenaire. Après quoi je ne serai plus, décidément, « sur un plateau »…  

     

    °°°

     

    Lorsque Bruno Deville, après de longues recherches, repère le petit David Thielemans à la sortie d’une cour d’école, le gosse, à qui il explique ce qu’il cherche, lui lance comme ça : « C’est caméra cachée ou quoi !? » Parfaite repartie d’époque !

     

     

    °°°

     

    BookJLK8.JPGJ’ai ces jours, travaillant à La Vie des gens,  le sentiment de revenir à la fiction comme au moment où la matière du Viol de l’ange a commencé de cristalliser, en été 1995, à l’époque du massacre de Srebrenica. C’est grâce à ce roman que j’ai commencé à dire « plus de choses », à proportion de la liberté que ménage, précisément, la fiction.

     

    °°°

    Du Zibaldone de Leopardi :« Pour jouir de la vie, un état de désespoir est requis ».

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce vendredi 18 juillet. – J’arrive aujourd’hui au bout de mes 100 séquences délirantes des Tours d’illusion,dont je vais offrir une version reliée à Robert Indermaur, mais aussi à Max Dorra et Peter Sloterdijk.  Je manque encore un peu de recul par rapport à ce nouveau livre, mais il me semble peu banal et j’y ai mis beaucoup du plus profond de ma perception et de mon lyrisme rhapsodique.

     

    °°°

     

    FallingMan2.jpgPensé ce matin à une liste dédiée à Ceux qui tombent des nues, inspirée par le chaos des derniers événements du monde : crash en Ukraine, agression israélienne dans la bande de Gaza, Berlusconi blanchi, construction d’un pont à Hong-Kong, chasse au trésor, lecture des Ombres du métis de Sébastien Meier, meurtre de Chloé, etc. L’idée m’en est venue en repensant à ces divers événements comme issus d’un mauvais rêve alors qu’ils émanent de la plus ordinaire réalité, comme les enfants nés malformés dont parle Annie Dillard dans Au Présent. Très bon sujet pour ce dimanche orageux.

     

    °°°

     

    Nos forestiers  appellent Vénérables les immenses arbres de grand âge dont quelques-uns entourent ici l’isba. Comme de l’éléphant ou du poisson-lune, me touche et me parle leur silencieuse présence, énorme et douce.

    L’idéologie écolo n’étant pas mon fort, et moins encore l’abstraite vénération des vieillards (le respect des vieilles personnes est tout autre chose) aussi fabriquée de nos jours que l’imbécile flatterie des jeunes, je n’en aurai qu’au murmure du vent du soir dans les hautes branches tandis que le jour décline ses bleus de plus en plus sombres sur le lac là-bas où s’attardent quelques voiles. 

     

    °°°

     

    Tchekhov7.jpgJe fais ces jours retour à Tchékhov, avec le recueil de récits traduits etprésentés par André Markowciz sous le titre Le violon de Rotschild. Très intéressé par la préface de Gérard Conio, qui évoque une dimension spirituelle, voire évangélique, souvent méconnue de cet écrivain classé témoin lucide mais en somme désenchanté, voire cynique. À propos de Tchékhov, Dimitri parlait, comme de Céline, de la vision du médecin qui constate, prend en compte les maux dont souffrent ses semblables et, sans illusions, les décrit et envisage la meilleure façon d’y remédier. C’est la vision du réformiste patient, combien plus honnête et constructive que celle durévolutionnaire. À cela s’ajoutant l’homme de cœur, enquêtant au bagne alorsqu’il crève de tuberculose, chrétien de fait plus que de foi ou de théorie.   

     

    °°°

     

    Ramallah113.jpgÀ La Désirade,ce jeudi 24 juillet. – Je pensais ce matin au côté sale de la réalité, à propos des Ombres du métis de Sébastien Meier. Saleté des images de Gaza. Saleté de la mort. Saleté des corps tombés du ciel en Ukraine, encore visibles sur les images de la télé. Saleté des tas de cheveux à Auschwitz (souvenir de1966). Saleté des tabloïds. Saleté des photos de l’abject journal Détective. Et tout de suite, à lire Les ombres du métis : saleté de la prison, de la promiscuité, de la vulgarité brutale des échanges entre prisonniers - et cette sensation d’être pris au piège, littéralement empêtré, comme les personnages de Tchékhov ou de Simenon sont pris au piège et empêtrés.Mais curieusement, comme chez Tchékhov ou Simenon, toutes proportions gardées évidemment, la saleté de l’univers des Ombresdu métis se révèle, peu à peu, porteuse d’émotion et de vérité, à l’opposé d’une réalité propre-en-ordre, blanchie (au sens du blanchiment de l’argent) par le refus de voir ce qui est, l’hypocrisie et le mensonge.

     

    °°°

     

    Faire un jour le compte des journées perdues, qui le furent sans l’être. Comme il en va de la peinture, quand on peint sans peindre, parfois pendant de longues périodes, pour s’apercevoir ensuite qu’on a réellement travaillé sa vision sans rien faire juste en l’aiguisant à mieux regarder.

     

    °°°

    Giacomo Leopardi : « Terrible et awfull est la puissance du rire. Qui a le courage de rire est maître des autres, comme celui qui a le courage de mourir ».

     

  • Mémoire vive 46)

    3E- william-blake-pieta-1795-londra-tate-gallery.jpg

     

    Ce qu’il y a de beau dans les phrases de Pascal Quignard, c’est qu’elles sont belles.

     

    °°°

     

    Lautréamont :« On dit des choses solides lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires ».

     

    °°°

     

    Les réactions de certains, et plus souvent de certaines, sur Facebook, illustrent à merveille, parfois de façon inquiétante, voire pathétique, ce que René Girard appelle la médiation interne, glissant de la conversation à distance à une espèce  de complicité prématurée et de réquisition  affective vite difficile à supporter sans s’engluer. Du moins le traiter tout gentiment, en gardant la distance.

     

    °°°

     

    Quignard4.jpgLa lecture de Pascal Quignard, dont je viens de commencer le prochain livre, Mourir de penser, tout en reprenant Les Désarçonnés et Rhétorique spéculative, me stimule beaucoup dans mes écrits du matin. À certains moments,  j’ai l’impression que ce que je lis est écrit spécialement pour moi comme, parfois,on peut le ressentir de la musique de Schubert. Plus j’y reviens et plus je me dis que, dans ses largeurs propres, et surtout dans ses profondeurs, c’est le meilleur styliste français actuel, plus constant et plus pur, plus profond  surtout, qu’un Pierre Michon ou qu’un Philippe Sollers, si remarquables que soient aussi ces deux là.

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce samedi 21 juin. – Il fait ce soir une lumière à la fois diaphane et crémeuse, qui adoucit le relief des montagnes d’en face dont les crêtes restent cependant bien sculptées, puis la lumière a tourné et maintenant (il est neuf heures du soir) les mauves orangés des monts et leurs reflets dans le lac tournent au violet flammé de rose vers le couchant.

     

     

    °°°

    La lecture de Pascal Quignard me rappelle cette observation de Marie-Laure Borel, qui me disait un jour que j’allais au fond des mots. Et c’est encore plus vrai de Quignard, dont le goût de l’étymologie est poussé à l’extrême, voire parfois à l’excès selon mon goût, jusqu’aux limites du pédantisme. Mais c’est aussi la base de son art poétique et de son éthique. Cela étant, et particulièrement dans Mourir de penser, Quignard va plus loin qu’à de telles sources sûres : dans les tâtons et les intervalles, évoquant l’avant de tout langage et les vacillements de la raison et du rêve, du fantasme diurne et des visions oniriques – toutes choses que j’essaie aussi de sonder dans mes Tours d’illusion.  

     

    °°°

    Oiseau0001.JPGÀ La Désirade, ce mercredi 25 juin. – Gracieuse surprise de ce matin, sur le rebord extérieur de la nouvelle grande fenêtre de ma chambre :  ce petit rouge-queue frais émoulu, descendu de son nid sous la solive, qui me regarde, un peu effaré, puis se lance dans un premier vol. Or j’étais en train de lire, au même moment, le prochain livre de Pascal Quignard, Mourir de penser, et plus précisément cette page : «Soudain j’en suis sûr.  Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.

    « C’est comme le hourvari dans la forêt : le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.

    « Là-haut » est une petite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui, chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous leciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour je ne me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je ne vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.

    Siècles, familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.

    Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc ».

     

    °°°

     

    Tiptop.jpgLe propos de mes Tours d’illusion est la remise en cause du format, et plus précisément duformatage, à tous égards. Or je suis en train d’étendre cette sortie à tout ce qui procède de la répétition stérile ou de l’automatisme parasitaire, en me référant implicitement à Max Dorra (auquel j’ai emprunté l’image des tours d’illusion) et à Pascal Quignard (mes lectures de ces jours), autant qu’à Gustave Thibon (L’Illusion féconde) ou à Peter Sloterdijk, notamment.

     

    °°°

     

    À la Désirade, ce vendredi 27 juin. – En regardant une nouvelle fois, et de loin, Film socialisme   de Jean-Luc Godard  (tout en classant nos livres déplacés pour la transformation des fenêtres), je me dis que cette culture de la citation, si typiquement française et sentencieuse, voire pédante, ne peut être que de la France, République de profs. Mais je suis peut-être injuste. En fait, il faudra que je regarde ce film plan par plan et avec des écouteurs, tant il y a de facettes à chaque séquence et de messages superposés tout à fait impossibles à capter à première vision.

     

    °°°

    Ce que dit Sloterdijk de Badiou, on pourrait aussi le dire de Godard à certains égards. À savoir que le gauchisme reste une position de surplomb pour ceux qui,malgré tout, auront toujours raison en fonction d’une révolution à venir - de plus en plus chimérique évidemment.

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce dimanche 29 juin. – Nous avons commencé, avec ma bonne amie et pas mal d’années de retard dont nous nous foutons également, de regarder la série Twin Peaks, où la patte de David Lynch marque fort l’ambiance et l’image, mélange de sensualité et d’inquiétante étrangeté. C’est presque du bon cinéma, et du feuilleton de tout premier ordre avec des personnages bien dessinés et le meilleur de la touche américaine indépendante. Il me semble que le roman de Joël Dicker sort de cet univers-là…

     

    °°°

    Que deviendront les psys si leurs services tombent en désuétude ? Plutôt délinquants ou plutôt chômeurs ?

     

    °°°

     

    Il s’agit maintenant, au rythme fatigué, de recoller des ailes.

    Stael-2.jpg

  • Mémoire vive (44)

     

    CapMatin.JPG

     

    Cité du soleil, au Cap d’Agde, ce mercredi 21 mai 2014. – Rêve fou cette nuit. Je me trouvais à Damas, ville verticale aux rues pavées très en pente le long desquelles se tenaient de vénérables enturbannés à longues barbes. En ces murs se donnait un spectacle d’avant-garde, plus précisément dans une sorte de grande église-mosquée tapissée de soieries, puis nous nous retrouvions, tout un groupe, couchés, et là se remarquait un jeune junkie genre punk portant sur lui l’inscription I’M IMPORTANT. Dans la foulée de mon réveil, j’ai pensé raconter ce rêve dans mes Tours d’illusions sous le titre de LATERNA MAGICA.

     

    °°°

     

    Une ville est apparue, très impérieusement verticale comme le vieux Damas, dont les ruelles semblent accrochées aux cintres d’uninvisible cadre de scène, le long desquelles se tiennent, devant leursboutiques, maints vénérables enturbannés à narguilés et fines jointures. Or ces mages apparents sont muets et tous les livres alentours sont fermés tandis qu’une lasse incantation perdure, feinte ou sainte on ne sait trop.

    La turbulence des images est donc ralentie, mais la mélancolie damasquine se révèle peu à peu sous forme de formes agréablement jonchées, entourant la forme d’un jeune émule  à torse tatoué de lettres majuscules :

     

    I’M IMPORTANT.

     

    On en déduit ce qu’on veut, mais l’inscription signifie plus que les images ou plus exactement : les relie dans la lumière d’entre les lamelles à la bienvenue du corps en diffusion splendide cette nuit ou jamais, toute pareille alors aux visions des boîtes de nuit selon notre définition nouvelle.

    Le sommeil est une ressource d’énergie et de rebond poétique régénérateur que relancent donc, aussi, les contenus incontrôlés des boîtes de nuit remplaçant désormais les boîtes de bruit des Tours d’illusion, hauts lieux d’abrutissement programmé et d’insignifiance mécanisée.

    Comme il en va de l’exercice onirique, l’usage résolument gratuit et libre des boîtes de nuitdernier cri suppose, de chacune et de chacun, once  de fantaisie et paille de délire – on n’a rien sans rien.  (Les Tours d’illusion, 68.)

     

    °°°

     

             

    À en croire Godard, les animaux ne communiquent pas mais communient en revanche - j’aime assez la nuance, qui vaut à vrai dire ce qu’elle vaut…

     

    °°°

     

    Sètes12.JPGHéliopolis, ce 23 mai. - Nous avonsfait cet après-midi escale à Sète, dont j’aime décidément l’aspect de petite ville portuaire à canaux et ruelles, point trop policée et d’un grand charme avec ses maisons à trois étages aux façades à la fois élégantes et décaties, l’étagement de ses places ombragées et de ses « marches » ascendantes, jusqu’au Mont Saint-Clair; et l’heure passée à la librairie de L’Echappée belle a été des plus fructueuse, dont nous avons ramené une quinzaine de nouveaux livres. Riches de notre butin, nous nous sommes ensuite arrêtés sur une terrasse jouxtant le marché couvert, ma bonne amie se plongeant aussitôt dans un essai sur la démocratie de Dominique Schnapper (L’Esprit démocratique des lois) tandis que je tombais illico sous l’emprise du verbe cinglant et coloré d’In Kali Jean Bofane, dont le nouveau roman, Congo Inc., comme il avait commencé de nous le raconter à Lubumbashi, suit la trajectoire d’un jeune Pygmée découvrant, en lisière de forêt vierge, l’univers virtuel des jeux vidéo et de la puissance par procuration, fasciné par la technologie et quittant bientôt sa forêt natale pour la jungle urbaine de Kinshasa. 

    Mes jours prochains au bord des dunes seront donc imprégnés d’Afrique puisque j’ai commencé l’autre jour, en descendant la vallée du Rhône, de lire à haute voix les nouvelles de La Minute mongole de notre ami tchadien Nétonon Noël Ndjékéry, qui mêle lui aussi superbement, comme Jean Bofane, l’observation politico-sociale du chaos (de la guerre civile au Tchad, pour sa part) et le magma vivant (et vivifiant) de la vie africaine et de ses gens.

    Enfin, pour en revenir au Congo de toutes les violences, je me suis promis d’achever la (re) lecture annotée du tapuscrit d’un autre jeune auteur rencontré à Lubumbashi, Sinzo Aanza, intitulé La brigade des nettoyeurs et modulant le récit d’un enfant soldat ; et ce ne sera pas fini, puisque mon compère Bona Mangangu attend lui aussi un« retour » de ma part sur sesCarnetsdu Sahel également en quête d’éditeur. À croire qu’on me prend, parfois, pour un chasseur de têtes. Mais bon : je ne vais pas me plaindre dans la mesure où ces auteurs africains, chacun à sa façon, contribuent pour beaucoup à une lecture du monde non académique et tonifiante…

     

    °°°

    Bofane01.jpgAu Cap d’Agde, ce lundi 26 mai. – J’ai marché tôt ce matin sur la plage en profitant du premier soleil de huit heures, resongeant à ma lecture du dernier roman de Jean Bofane, tout à fait intéressant et plus encore, sans qu’il me  transporte comme je l’ai été à la lecture de 2666 de Roberto Bolano. Néanmoins il y a chez l’auteur une verve et un travail sur le langage qui fait de lui un voleur et un violeur de notre chère langue française, tel que nous en avons fait l’éloge, en riant pas mal, lors du congrès de Lubumbashi où nousnous sommes connus en octobre 2012.

     

    °°°

    En arrivant ce soir au bout de la lecture de Congo Inc.de Jean Bofane, force m’est de convenir qu’il s’agit là d’un assez formidable bouquin, à la fois épique et lyrique, satirique et tragique. J’ai forcé la dose en le qualifiant de « grand roman » sur Facebook, mais c’est un livre puissant et qui fera date, probablement, dans la littérature africaine de ces années.

     

    °°°

    Contre l’angoisse sourde et la vague sensation de solitude : rien que le travail.

     

    °°°

     

    Dans le genre des grappilleurs, j’ajoute ces jours le compère Alain Bagnoud, pour son recueil intitulé Passer, et l’épatant Yves Leclair de retour avec Cours, s’il pleut

     

    °°°

     

    Au Cap d’Agde, ce mercredi 28 mai. -  Sept heures dumatin. Marchant sur la plage absolument déserte, je pense à ce nouvel exercice d’écriture que j’ai amorcé cette nuit, à la faveur d’une insomnie, consistant en notes poétiques versifiées que je n’ose trop qualifier de poèmes. Je vais en faire un nouveau recueil que j’ai d’ores et déjà intitulé Devant la poésie qui sera constitué de telles notes sensibles, chacune d’une page, cristallisant un sentiment ou une minute heureuse dans une forme claire et limpide.

     

     

    Minutes heureuses

      

    Pour L. 

     

    Nos premières matinées amoureuses.

     

    Les pluies d’été aux fenêtres ouvertes

     

    de l’Albergo Toscana,

     

    et la couleur orange

     

    aux fins d’après-midi

     

    sur le Campo.

     

    Nuits siennoises.

     

    Et les crêtes lunaires au bord du ciel,

     

    vers Asciano.

     

    Ensuite,

     

    Le premier rire

     

    du premier enfant ;

     

    et le premier rire non pareil

     

    du second.

     

    Et tous les rires des enfants le dimanche.

     

    L’apéro de la smala.

     

    Le rôti des dimanches.

     

    Présentation de la future.

     

    Limoncello de tout ce qui commence.

     

    Et puis,

     

    les moments allégés d’après l’amour.

     

    Les soupirs, les aveux, les pardons, les projets.

     

    Et encore,

     

    Les heures à se parler,

     

    les silences apaisés,

     

     les heurts et douleurs,

     

    les écarts et regrets.

     

    Et enfin,

     

    la douceur des jours

     

    accordés.

     

    Tout ce temps retrouvé... 

     

     

    °°°

     

    Au Cap d’Agde, ce dimanche 31 mai. – Fait divers local : cinq jeunes gens ont perdu la vie avant-hier matin, sur une route voisine, après une course de vitesse qui s’est achevée, pour les deux véhicules se poursuivant, par un double crash contre le même tronc de pin. Je pensais aux proches des victimes, écrasées et brûlées vives,  en cheminant ce matin dans les rues ensoleillées de Sète. Tant de peine pour cette griserie d’une fin de nuit boostée par l’alcool et le cannabis. Pfff…  

     

    °°°

    Wittgenstein.jpgLudwig Wittgenstein : « Le visage est l’âme du corps. On peut tout aussi peu voir de l’extérieur son propre caractère que sa propre écriture. J’ai une relation unilatérale à mon écriture, qui m’empêche de la considérer sur le même pied que les autres écritures et de les comparer entre elles ».

     

  • Mémoire vive (43)

     

    VueDésirade2002.JPG

     

    Je relève dans Les lignes et les jours, les carnets de Peter Sloterdijk, cette phrase qu’il cite de L’Amant de Lady Chatterley : « We’ve got to live no matter how many skies have fallen », ce que le cher Fred-Roger Cornaz, dont j’ai tellement entendu parler des frasques de dandy décadent,  traduit par « Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux »…

     

    °°° 

    À La Désirade, ce jeudi 15 mai 2014. – Une page entière m’est consacrée ce matin dans L’Hebdo, qui souffle le froid et le chaud, sous un titre accrocheur, assez vulgaire, limite injurieux  mais  bien de l’époque : JLK, feignasse ou génie ? La page est divisée en deux sur la hauteur : d’un côté le coup de pied de l’âne de Julien Burri, qui me faisait récemment des grâces en me demandant mon avis sur  son nouveau livre, et de l’autre l’éloge sans partage d’Isabelle Falconnier, parlant de mon livre avec chaleur et reconnaissance. Et qu’en dire ? Surtout ne pas répondre au petit Julien, dont il est assez logique qu’il réduise mon livre à rien faute d’y trouver ce que son narcissisme de fiote creuse y cherche du bout du mufle. Et pour dame Falconnier, la remercier. Reste que je prends tout ça comme si cela ne me concernait pas – comme je me le disais l’autre jour: que je me sens un peu ces temps comme si j’étais déjà « de l’autre côté » ; et je me rappelle que les écrivains que je place le plus haut, tels Charles-Albert Cingria ou Ludwig Hohl, n’ont jamais eu droit de leur vivant au quart de la reconnaissance que, pour ma part, j’ai déjà obtenue.

     

    °°°

     

    Jean_Michel_Olivier.jpgAprès les recensions déjà remarquables de Francis Richard et de Sergio Belluz, à propos de L’échappée libre, Jean-Michel Olivier me gratifie d’un véritable feuilleton critique comme on n’en fait plus aujourd’hui, me rappelant le papier magistral  consacré par Pierre-Olivier Walser au Viol de l’ange. Surtout me touche son attention réelle. Il pourrait être plus sévère que je ne lui en voudrais aucunement. On me croit parano parce qu’il m’est arrivé de réagir violemment à des critiques suant l’injustice ou l’ineptie, et j’ai été imbécile de répondre,mais je pense, avec l’ami Gripari, qu’une critique négative contient toujours un élément intéressant – et c’est d’ailleurs le cas de celle, récente, de Julien Burri, si injuste et inepte soit-elle - , plus qu’un dithyrambe de complaisance.

    Ceci dit, comme l’artisan qui estime avoir donné le meilleur de lui-même en fabriquant tel ou tel objet, je suis reconnaissant à JMO de parler, avec la précision d’un lecteur qui est lui-même écrivain et de premier ordre, de mon vingtième livre.   

     

    À propos de L’échappée libre, par Jean-Michel Olivier

     

    1.   Du journal au carnet

    L’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à 24Heures, commence avec ses Passions partagées (lectures dumonde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon(1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…

     

    Echappéejlk01.jpgCe monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens,encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions de lecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.

     

    À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »

    Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, empathique. 

     

    2. Une passion éperdue

    Ces carnets se déploient sur plusieurs axes :l ectures, rencontres, voyages, écriture, chant du monde, découvertes.

    Les lectures, tout d’abord : unepassion éperdue.

    Personne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfant prodigue (paru en 2011aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite :l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.

    Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vues avec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance. C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). Souvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple. 

    Ou encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance, ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.

    De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’unsens à construire, d’une couleur à trouver, d’une musique à jouer. Car il y adans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beautédu monde ou la chaleur de l’amitié.

    Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche, j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon. On ergote sur le style, mais je demande à voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »

     

    Ceronetti2.jpg3.Aller à la rencontre

    Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart dutemps nous ne connaissons pas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, unregard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et laplupart du temps, c’est suffisant…

    Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres, toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains.Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.

    Dans L’Ambassade dupapillon et dans Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de Dimitri (l’éditeur Vladimir Dimitrijevic), deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande. L’Échappée libre s’ouvre sur lesretrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans.Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, ndant quinze ans.

    Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant,JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouvetoujours grâce à ses yeux. Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dansun accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer aveclui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort futaussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?

    D’autres morts jalonnent L’Échappéel ibre : Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, GeorgesHaldas. Un âge d’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages queJLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leurérudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathiepour l’homme et l’œuvre, à ses yeux indissociables. 

     

    4. Les secousses du voyage

    Chessex13.jpgSans être un bourlingueur sans feu ni lieu(il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie,congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade enTunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…

    Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.

    En allant au Portugal, par exemple, JLK seplonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne dePascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville.

    Lisbonne2..jpgSitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.

    Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût(et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce.Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.

    « La mémoire de l’enfance est une étrangemachine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après etcomme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et desentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moiqui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dansce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas quej’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache enprofondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger,voire hostile. »

    Ce grand livre de la mémoire et des Enfant9.JPGpremières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuseou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.

    À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côtéde leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou lesromand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sansparler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.

     

    5. Suite et fin

    Cette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampireavéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.

    Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité surl ’affaire Harry Québert, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker.JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoupde bruit…

    On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines

    Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste de L’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.

    Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges. 

    Rahmy.jpgCes messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé,qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce. Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.

    Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur,pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel,les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles. Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…

     

    L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui  vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »

    Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !

    Chaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et enquête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libre explore lemonde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.

    Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheurd’or. Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant. 

     

    °°°

    Paul Léautaud : « Il m’arrive de me dire, de certaines choses que j’écris : Mais ce n’est pas mal du tout ! » en éclatant de rire. »

  • Mémoire vive (42)

    Panopticon188.jpg

     

    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…

     

    °°°

     

    Alexandre Vialatte : « La statistique est une science étonnante. Elle donne des certitudes chiffrées. Elle a prouvé que dans huit cas sur dix les boulangers sont des hommes qui fabriquent du pain. »

     

    °°°

     

    Echappéejlk01.jpgÀ La Désirade, ce 10 avril 2014. - Mon livre est magnifique, que je suis allé chercher ce midi à L’Âge d’Homme. Andonia était tout sourire, de même que Patrick Vallon que j’ai remercié pour son travail d’édition digne de ce nom. La couverture est splendide, avec une reproduction parfaite de la grande toile de Robert Indermaur, et le texte en 4epage, sans un élément biographique – comme je le voulais.

    Cette parution de L’échappée libre marque, pour moi l’accomplissement d’un grand cycle fondé sur mes carnets, amorcé il y a quelque 40 ans, avec cinq livres représentant plus de 2000 pages publiées. Sa triple dédicace, à Geneviève,Dimitri et ma bonne amie, est également significative, ainsi que son prologue et son envoi final « à ceux qui viennent ». Maintenant  je tourne la page. Retour à la fiction.

     

    °°°Sloterdijk33.jpg

    La pensée de Peter Sloterdijk m’intéresse beaucoup, autant que celle de Max Dorra, en cela qu’elle collabore à la fois avec le passé et le présent, et plus encore pour sa façon d’associer à tout moment tous les domaines, de l’image et des médias ou de la poésie et des sciences sociales, de la vie quotidienne et des multiples aspects de l’actualité, dans un ressaisie à caractère panoptique.

     

    °°°

             

    À La Désirade, ce samedi 19 avril. – J’ai salué aujourd’hui,sur mon blog et via Facebook, l’anniversaire de mon ami Jean Ziegler l’ « octogénéreux », non sans l’appeler dans la journée et le féliciter de vive voix. Il m’a dit sa journée très bousculée par d’innombrables appels, et la répercussion de mon hommage, sur Facebook, atteste de sa popularité auprès des gens les plus divers. Quant à la page que je lui ai consacrée, traitant de ses rapports avec la religion, commandée par 24 Heures il y a une année et qui traîne je ne sais pourquoi – peut-être parce qu’elle parle de sa foi en Dieu, sujet peu tendance -,  elle ne passera que dans quinze jours…

    °°°

    Les relations« virtuelles », sur Facebook ou sur les blogs, demandent certaines précautions élémentaires qui relèvent du simple bon sens. En ce qui me concerne, le travail quotidien avec cet outil a été, dès l’année 2005 où j’ai ouvert mes Carnets de JLK, comptant aujourd’hui plus de 4000 textes et drainant entre 800 et 1000 lecteurs chaque jour, un champ d’expérience extrêmement vivifiant pour moi, Plus précisément, cela a constitué un lieu de décantation autant qu’un formidable atelier d’écriture.

     

    °°°

    Alexandre Vialatte. « Le pédalo est un trône à pédales, qui distingue l’homme du XXe siècle des Romains de l’Antiquité. Le pédalo permet au penseur de réaliser son double rêve : des ressembler à Louis XIV en même temps qu’à Louison Bobet ».

    °°°

    Dindo04.jpgÀ Nyon, ce mercredi 30 avril. – Je suis descendu très tôt ce matin pour assister, à l’Usine à gaz de Nyon, à l’atelier de Richard Dindo mis sur pied à l’enseigne du  festival Visions du réel. Deux heures durant, mon cher sanglier a détaillé la suite de ses films avec force détails biographiques personnels dont j’ignorais certains (notamment les coïncidences liées à sa rencontre de Max Frisch) tout en éclairant sa démarche et la genèse de son dernier Opus,Homo Faber, que j’ai pas mal commenté avec lui étant la seule personne dans la salle à l’avoir déjà vu. J’aime bien le mélange de modestie objective et d’orgueil farouche avec lesquels il parle de son travail, non sans brocarder au passage ceux qu’il appelle « les perroquets », que j’appelle pour ma part les éteignoirs.  Je n’ai cessé de prendre des notes tout en dialoguant avec lui. Je suis de plus en plus, en dépit de ma timidité, celui qui, au premier rang de la salle, pose des questions et demande des précisions. La salle, pleine, était très attentive (public de cinéphiles à l’évidence, entre 30 et 60 ans), et j’ai senti la satisfaction de l’intéressé, qui a reçu hier un sesterce d’or « à la carrière ». Après la séance, je suis allé déjeuner tout seul après avoir déposé un exemplaire dédicacé de L’échappée libre à son hôtel.      

     

    °°°

    Paul Léautaud : « C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire,  la fortune, - et on claque en chemin ».

    °°°

    À La Désirade, ce mercredi 7mai. - Je reçois àl’instant ce courriel de Richard Dindo: « Mon cher Jean-Louis, j’ai donc aussitôt lu ton dernier Journal, toujours aussi passionnant. Je ne sais pas s’il y a de grands Journaux particuliers dans la littérature suisse, à part ceux de Frisch et de Nizon, mais tu es certainement de leur trempe. J’ai aimé tes portraits, comme toujours, de ta bonne amie, mais aussi de Dimitri et de Freddy Buache, ce gauchiste attardé qui  continue apparemment à réduire le cinéma à la politique. J’ai toujours aimé les gens qui restent fidèles à leur croyances et convictions, politiques en particulier, même celles d’un ancien combattant d’Espagne qui m’avait touché et amusé jadis en m’expliquant, devant La Maison duPeuple à Zurich, que l’Union soviétique est bonne et toujours valeureuse parce qu’on peut y refaire ses dents gratuitement... Mais Buache, c’est trop quand même, c’est de l’ordre de l’entêtement et de l’orgueil démesuré. J’ai toujours aimé ta générosité envers les écrivains et le cinéma suisse  - ta fidélité. Je continue à adorer tes « Ceux qui »,  en particulier ce que tu as écris (pages 287-89) au sujet de Dimitri. Splendide. Emouvant ce que tu as écrit sur les morts de Chessex et de nouveau sur Dimitri et sa femme Geneviève. Très bien aussi ton portrait de Sollers, très juste ton attitude envers lui, en même temps respectueuse et  critique, telle qu’il le mérite. Car, ces écrivains et autres « intellectuels de gauche »narcissiques jusqu’au risible, cette complainte enfantine des « mal aimés », commencent  sérieusement à nous casser les couilles. J’aime aussi particulièrement tes deux pages et demie sur « Je me souviens ».Tu pourrais faire des livres entiers sur « Ceux qui... » et « Je me souviens », on ne s’en lasserait pas. Voilà en quelques mots. Bien à toi, Richard ».

    °°°

    Alexandre Vialatte : « Mais qui a vu la couleur exacte du gilet du valet de chambre du bonheur ? Il est si rare qu’il ouvre la porte ».

    Vialatte03.jpg