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Livre - Page 96

  • Ceux qui écoutent l'Arbre

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    Celui qui ressent la souffrance de l’herbe privée d’eau / Celle que l’odeur des bêtes apaise / Ceux qui vivent à l’heure des champs / Celui qui a investi dans le progrès / Celle qui se lève après le père mais avant tout le monde / Ceux qui remarquent les minuscules poings serrés par le désespoir des plantes en train de crever  de sécheresse / Celui qui trouvant une colombe blessée décide qu’elle s’est échappée d’un cirque après que le magicien a foiré son tour d’illusion / Celle qui n’entend pas la supplique du chien qui l’aime / Ceux qui n’entendent pas la musique des haies vu que de haies il n’y a plus trace / Celui qui touche les gens pour leur parler / Celle qui traite de pervers le demeuré qui la frôle d’un peu près / Ceux qui se retrouvent à la ferme de Jean pour la démo des nouveaux Tupperware /Celui qui cherche réconfort dans les étoiles qui ne sont cette nuit-là que de froids et lointains incendies / Celle qui apparaît à son fils par le trou de serrure de la fenêtre éclairée au cœur de la nuit / Ceux qui à la ferme vivent deux matins/ Celui qui ne reçoit de sa mère que des bises sèches / Celle qui cherche une échappatoire à sa vie de servitude / Ceux qui disent qu’ils cuisent sous le soleil chauffé à blanc / Celui qui se sent observé comme un jeune animal par la femme à décolleté qui défie sa pudeur et le moque / Celle quid out le bordel dans le ménage du fermier / Ceux qui sentent qu’une perturbation se prépare dans le monde et les corps et plus encore les coeurs / Celui qui pense déjà « déchets carnés » en négociant les poulets en batterie /Celle qui se demande ce qu’il y a sous la peau de la terre qui a ces jours comme des crevasses aux mains / Ceux qui se font traiter de bouseux par celle qui rêve d’un rôle dans un téléfilm / Celui qui se rafraîchit la nuit en collant son ventre contre le freezer / Celle qui se croit immortelle en ses dix-sept ans arrogants / Celles qui réinventent le gynécée à leur façon peace and love / Ceux qui se sentent écartés de leur terre pour cause de restructuration de la condition paysanne comme on a dit dans les journaux /Celui qui se tait sous l’humiliation / Celle qui a introduit le discours libéré chez les taiseux / Ceux qui surprennent les femmes au bain / Celui qui ne partagera pas son chagrin même avec son fils qui le comprend mieux que personne / Celle qui y gagnera une Toyota Cressida et un mari assez fort en tennis / Ceux qui se sentent dépassés et vont se réfugier sous l’Arbre, etc.

     

    (Cette liste a été notée en marge de la lecture du Milieu de l’horizon, poignante, profonde et poétique modulation romanesque de la fin d’un monde, signé Roland Buti et sur lequel je reviendrai avant Minuit.)         

     

  • À travers les années

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    De quelques Notes retrouvées et de nos transits à travers le temps. D’un entretien du Monde avec Jean-Luc Godard et d’un essai de contrepoint.

     

    Surfant hier sur les 4042 textes de mon blog amorcé en juin 2005 et recevant aujourd’hui plus de 25.000 visites mensuelles, je suis tombé sur ce choix de quelques notes extraites des 200 pages dactylographiées de mes Carnets de 2003.

     

    Godard1.jpgOr, après avoir mis en ligne, sur Facebook, ces Notes retrouvées, j’ai été touché par quelques « retours », notamment celui de Françoise Roubaudi, avant de lire, après Minuit, l’entretien avec Jean-Luc Godard paru dans Le Monde (édition du jeudi 12 juin), remarquable de pénétration et de liberté de pensée, excellant dans les associations inattendues et autres saillies d'évidence.

     

    JLG parle d’ailleurs de cette question des « retours », et autres renvois de balles, de plus en plus rares à vrai dire dans une société où l’art de la conversation cède le pas au caquetage plus ou moins solpsiste et distrait, notamment sur les réseaux sociaux. Du moins ceux-ci auront-ils relancé, le possible échange quotidien, souvent superficiel mais parfois, aussi,  lesté de réelle substance et réchauffé par une nouvelle forme d’empathie.

    CheminsJLK.jpgCes Notes retrouvées que j’ai publiées hier représentent 3 des 415 pages de  mesChemins de traversesLectures du monde 2000-2005,  parus en 2012 chez Olivier Morattel. Plus que les précédents recueils de mes carnets – et notamment de L’Ambassade du papillon qui reproduisait la matière brute de mes notes quotidiennes -, ce livre procédait, dans sa forme, du montage.  Or celui-ci me ramène aux procédures du cinéma, l’image et le son en moins, à cela près que la métaphore verbale déploie ses imageries et que la voix est, parfois aussi, une musique…

     

    1ernovembre 2003. - Dans le train, j’observe le manège d’un père et de ses deux enfants. Sans doute un père divorcé qui les a eus “sur le dos” ce début de week-end et les ramène à leur mère, ou peut-être est-il allé les chercher à Berne et les ramène-t-il à Fribourg ce soir pour les subir ce soir et les ramener demain ? Ce qui est sûr est qu’il n’a pas l’air content, le regard verrouillé et l’air de s’ennuyer ferme, repoussant la petite visiblement très en manque de lui, tandis que le garçon n’en finit pas d’aller et de venir d’un compartiment à l’autre sans tenir compte de ses reproches.Triste vision.

     

    BookJLK20.JPGContrepoint, en juin 2014. – Ce soir-là je revenais de Lucerne où, une fois de plus, j’avais invité ma vieille marraine B. au Schweizerhof (luxe qu’eût réprouvé notre Grossvater, près de ses sous, mais qui la ravissait) avant de l’emmener au Musée d’Histoire naturelle. Dans mon roman intitulé Les bonnes dames, paru en 2006 chez Campiche, ma marraine paraît sous le prénom de Lena, type de l’increvable institutrice célibataire en retraite d’une carrière consacrée à l’enseignement spécialisé, fidèle à sa paroisse des « vieux catholiques », jamais de mauvais poil et jamais malade non plus. Quant au père du train, je repense à lui, et plus encore à ses enfants, sachant qu'aujourd'hui un mariage sur deux, dans nos pays, aboutit à une séparation...

     

    °°°

     

    Volkoff.jpgRepris ce matin mes notes sur Les humeurs de la mer, de Volkoff, dont je ne me rappelais pas vraiment l’ampleur et la richesse. Il est vrai que ce qu’il m’en reste tient à quelques observations et, surtout, à un grand débat sur le bon usage du mal qui me paraît, aujourd’hui, un peu téléphoné - comme si tout était jugé d’avance,et c’est bien au fond la limite du romancier soumis à une idéologie.

     

    Contrepoint. -Il y eut L’été Volkoff, en 1979, durant lequel j’ai lu Les Humeurs de lamer sur tapuscrit, avant Dimitri et Bernard de Fallois. J’en garde 60 pages de notes dactylographiées. Le trio m’en avait été très reconnaissant et ce fut une formidable découverte. Je me figurais l’auteur en immense type à la Robertson Davies, puis je rencontrai un personnage court sur pattes cambré comme un militaire de parade, Franco-russe à bouc tchékhovien. Je lui ai rendu visite à Macon (Georgia) en 1981 et l’ai battu à plates coutures au tir au pistolet. Je me rappelle sa mère parlant du roman de son fils comme « notre livre - quand nous écrivions notre livre… ». Angelo Rinaldi parla des Egouts de la mer  de façon infâme et perdit le procès qui lui fut fait sans mériter, selon moi, cet honneur.

     

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    Jedem Tierchen sein Plaisirchen. Le populaire dit simplement: prendre son pied. Mais sa vie durant Amiel en fera tout un plat. Quant à moi je verrais plutôt la chose en stoïcien. Déjouer l’obsession par une bonne séance, etc.

     

    Contrepoint.  - Cette espèce d’hygiénisme sexuel ne me ressemble pas du tout, et d’ailleurs je suis incapable de « parler sexualité »  froidement, autant que de « parler religion ». J’ai par ailleurs horreur de la littérature dite érotique, alors que je crois possible un nouvel érotisme littéraire, pas du tout du côté de Sade mais du côté de Restif ou de Morand, ici et là de Jouve, de Jean Genet et de Michaux pour le comique onirique que j’essaie de recycler à ma façon dans La Fée Valse.

     

    °°°

    A quoi rime l’invasion du sexe sur le réseau des réseaux ? Ce n’est pas un petit coin réservé mais un déferlement pléthorique de la même chose. Multiplication exponentielle de la même chose. Jusqu’aux scènes de bestialité qui nous arrivent sur nos écrans,tous les jours que Dieu fait. La blonde qui se fait prendre en levrette par un chien; la brune, par un cheval. Und so weiter.

     

    Contrepoint. –J’ai l’air, là, de m’indigner moralement, mais c’est autre chose que je visais dans l’évocation de ce nouveau « format » du fantasme collectif. À seize ans déjà, le phénomène de la « vie par procuration », au début de la télé, me paraissait une menace. Mais on peut voir les choses autrement, et l’expérience y aide. N’empêche : dans la baise par procuration, sur Webcamworld.com, des individus, des couples, des groupes, des familles entières même s’astiquent et s’enfilent par tous les trous pour de l’argent. On peut y voir une nouvelle forme de prostitution, ou un exutoire. De toute façon, le fait charrie des millions de dollars et c’est à considérer attentivement.

    En 3D, nous aurons retrouvé en mai dernier les branleurs et autres niqueurs de plage en leur avatar « libertin » de Cap d’Agde, hyperfestifs de la middle class européenne se la jouant Satiricon en relançant tous les codes de conformisme collectif sous latex et monoï - nouveaux maîtres minables des lieux parce qu’y faisant pisser l’euro…     

     

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    Je me rappelle que, vers l’âge de 17 ans, je me suis soudain affranchi de la foi chrétienne, au chagrin de ma mère. Mais sa façon de me dire sa peine m’aurait plutôt poussé à en rajouter, comme si je devais résister à un chantage. Le même problème avec la mère américaine ou la mère juive, ces mantes religieuses suaves et tenaces Mais pourquoi ce rejet de ma part à ce moment-là, et pourquoi le retour plus tard à la religion avec le besoin d’une forme plus rigide, telle que l’offre le catholicisme ? Mon virage à droite vers la vingtaine, par réaction au conformisme gauchiste,  était-il plus fondé et réel que mon retour ultérieur à la gauche ?

     

    Contrepoint. – J’ai pourtant beaucoup de tendresse pour mes petits parents protestants de paroisse, qui allaient «pousser les lits » à l’hôpital, des chambres à la chapelle. Mais s’affranchir du Surmoi s’impose à certain âge, et la lecture de Zorba et de Camus, les chansons de Brassens et de Brel ou Ferré, composaient un début de culture. Ensuite l’inquisition du groupe progressiste, et le côté bon clan des prétendus non conformistes de droite, m’ont également rebuté.

     

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    Gripari.jpgBéla Grunberger cite cette croyance selon lequel le Dieu le plus ancien était un être d’une méchanceté sans bornes. A ce propos, revenir à l’Histoire du méchant Dieu de Pierre Gripari. Pour ma part la conviction que Dieu n’aura jamais été que la projection des hantises, des peurs et des besoins, puis des aspirations les plus hautes  de la misérable et « divine » humanité. Celle-ci en est en effet devenue plus « divine » à certains égards, et plus misérable que jamais.

     

    SloterdijkPV.jpgContrepoint. –J’avais parlé du méchant Dieu de l’Ancien Testament à George Steiner. Qui m’a répondu : oui mais après l’Exode il y a le Lévitique. Toute  religion contient sa propre contradiction. N’empêche que le poids de la Tribu commande, qui se répartit mondialement avec le christianisme. Pareil avec l’islam, et l’athéisme relance la religion avec le stalinisme. Plus tard j’aurai découvert l’anthropologie chrétienne selon René Girard, tellement plus ouverte. Parallèlement, je découvre qu’en 2003 j’avais commencé de lire l’Histoire générale de Dieu de Gérald Messadié, que j’ai reprise ces derniers temps, constituant surtout une histoire du « besoin de Dieu », et dans laquelle on voit aujourd’hui les grandes lignes continues de la folie fanatique, de l’Iran de Zarathoustra – premier inventeur du Dieu unique – à la réaction qu’il suscita, dont on retrouve les mécanismes dans les zones soumises à ce que Peter Sloterdijk appelle la« folie de Dieu ».

     

    L’Eternel a brouillé les cartes du langage pour faire pièce à la volonté de puissance unanime des hommes.

     

    Contrepoint. – Littérature quand tu nous tiens ! Comme si Babel relevait de la volonté d’un seul Dieu alors que le mythe procède d’une division antérieure et d’une recomposition aléatoire

     

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    L’image de la Vierge ne m’a jamais inspiré. Qui plus est immaculée de conception. Autrement dit: la femme niée jusqu’à l’état d’ectoplasme. Et je me demande aujourd’hui: qui croit vraiment réellement, sincèrement à cela ? Sûrement pas moi. Autant dire que je reste protestant à cet égard. Aucun goût pour le Saint Esprit non plus, ou plus exactement: plus du tout aujourd’hui. Le nom de Dieu m’apparaît plutôt comme un chiffre, à la manière juive, par conséquent imprononçable.

     

    Duccio+di+Buoninsegna+-+Rucellai+Madonna+Detail+.JPGContrepoint.-  Aujourd’hui je dirais plutôt que Dieu est en moi, que le Christ est un vœu, la Vierge une figure possible de contemplation – je pense à la Madone de Duccio di Buoninsegna à Sienne - le SaintEsprit un souffle, les saints une joyeuse troupe.  Le Dieu de Spinoza est un moment de laréflexion, mais il me semble trop abstrait, et le Dieu de l’équipe du Brésiltrop concret. Ainsi de suite…

     

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    Le nom de fanatique vient,étymologiquement, de l’expression: serviteur du temple.

     

    Contrepoint.- Les étymologies peuvent éclairer, mais elles ont souvent bon dos...

      

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    9782742712618.jpgLe judaïsme est fondé sur le principe de réalité, auquel s’opposent le christianisme et l’islam. Plus qu’unereligion le judaïsme est une morale. Règne et pivot de la Loi. Le judaïsme estoedipien-pragmatique, tandis que le christianisme vise à la sublimation et à lapureté. Pas d’au-delà juif: pas de ciel. L’interprétation divergente du mytheédénique est significative à cet égard. Pour les juifs, l’Arbre de la connaissance symbolise le privilège exclusif de Dieu, alors que le péchéoriginel des chrétiens est d’ordre pulsionnel. Le serpent assimilé à un symbolephallique. (en lisant Narcissisme Christianisme Antisémétisme de Bela Grunberger)

     

    Rozanov.jpgContrepoint.-  Il y a quelque chose du terrorisme dans certains discours psychanalytiques, et j’ai ressenti la lecture de ce livre de Béla Grunberger comme une espèce de vengeance, tout  en reconnaissant maintes vérités là-dedans, comme dans l’anti-christianisme de Rozanov reprochant,non loin de Nietzsche, la face sombre de cette religion anti-pulsionnelle et plombée par le goût de la douleur. Côté narcissisme, l’adoration du jeune homme se retrouve (notamment) dans la peinture italienne,  et je me rappelle cette observation faite, par de ne sais plus qui, à propos du culte homosexuel voué par un Marcel Jouhandeau à la figure du Christ. À voir aussi les Saint Sébastien crevant pour ainsi dire de jouissance trouble, dans la même peinture italienne. 

    CINGRIA4.jpgPlus je vais, plus je lis, plus ’écris et plus je me sens essentiellement écrivain. Je suis certes intéressé par la lecture de telle thèse de psychanalyse (le passionnant et très dérangeant ouvrage de Béla Grunberger) ou telle étude philosophique (je ne cesse de lire Wittgenstein ou Nietzsche, et ces jours Paul Ricoeur), mais tout travail intellectuel qui ne passe pas aussi par un travail sur la langue me semble pécher d’une manière ou de l’autre. Je suis fondamentalement attaché àce que j’ai toujours appelé la musique qui pense, dont les meilleurs exemples me semblent donnés par un Charles-Albert Cingria ou par un Vassily Rozanov, un Chesterton ou un Chestov,  une Annie Dillard ou une Maria Zambrano,  après Simone Weil évidemment.

     

    Contrepoint.– J’entends le terme d’écrivain sans aucune résonance sociale de prestige, juste en fonction d’un certain lien, quasi charnel, avec la langue et les mots, tel que l’évoquait Audiberti. On pourrait dire aussi : poète. Ou chercheur de sens à travers les mots et les images. Godard est philosophe à sa façon, mais aussi poète et ami du chien. Dans Film socialisme, il imagine un enfant devenu ministre. Dans Le Monde, il propose à Hollande de prendre Marine Le Pen pour premier ministre. Il a pleinement raison. De même devrions-nous arrêter Ueli Maurer, l’ancien Président de la Confédération suisse, après ses déclarations relatives à Tien’Anmen,comme quoi ce serait le moment de « tourner la page ». Va-t-on, avec cet « ami » de Poutine (il l’a aussi faite !), « tourner lapage » du Goulag ? La politique doit tenir compte des faits, c’est sûr. Donc : Marine à Matignon, et Maurer en prison !

     

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    Les souvenirs d’Anne Atik sur Beckett, intitulés Comment c’était, me surprennent et me passionnent. On y découvre un homme extrêmement attentif à la poésie, et danstoutes les langues, doublé d’un être attachant, bon et généreux. Egalementemballé par la relecture deLa panne, de Dürrenmatt, dont le climatrestitue merveilleusement le ton de la Suisse moyenne. Et ce ne sont que deuxlivres parmi la foison de mes lectures de ces jours, où les essais de Mallarmévoisinent avec les Remarques mêlées de Wittgenstein et le pavé de BélaGrunberger sur le narcissisme.

     

    Contrepoint.- Notre bibliothèque est comme un corps nombreux. Lesouci bibliophilique m’est étranger, mais je parcours mes rayons comme uneabeille les siens. L’abeille est membre du rucher, et moi je sais que tel livrefait partie de mon corps, quitte à le racheter plus tard si je m’en suis défaitpar erreur. Nous devons voir à peu près 15.000 livres à la Désirade, et jecommence à en filtrer les départs direction la librairie de  La Pensée sauvage où j’ai dû en solder à peuprès 5000. À l’isba, je vais atteindre les 3000, et à l’Atelier de Vevey seregroupent tout Gallimard, la philo et les Anglo-Saxons, vers les 5000  encore, dont je me délesterai sans risquerl’atrophie. En somme, comme Godard travaille à ses montages polymorphes, jetravaille ma bibliothèque virtuelle et plus que réelle « au corps »,grappillant et faisant mon miel.

     

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    Ne pas se laisser gagner par la morosité ambiante. Jamais. La lecture de Comment c’était, évoquant la vie de Beckett, m’est ces jours précieuse. Présence constante de la poésie dans cette vie, et son manque dans la mienne. Pas assez acharné à défendre et à illustrer le chant du monde. Cela que je dois relancer dans Les passions partagées et sans discontinuer - cela qui m’a toujours tenu ensemble et ramené à la joie.

     

    Contrepoint.- Charles-Albert Cingria est à mes yeux l’écrivain par excellence du chant du monde.

     

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    Pas mal de délire russe et d’époque (sur l’Eglise et la Révolution) dans les Feuilles tombéesde Rozanov, mais l’essentiel qui m’importe est ailleurs: dans l’intimité et dans la beauté de l’aveu. Or je vois mieux à présent ce qu’il y a, là-dedans, de péniblement idéologique, et ce qui s’en dégage en chant d’amour, notamment grâce à la présence de celle qu’il appelle “maman” ou “l’amie”, et que moi j’appelle “ma bonne amie”.

     

    Contrepoint.- Cette dualité du génie dostoïevskien, nocturne te lumineux à la fois, méchant comme un pope et doux comme un starets, je l’airetrouvée chez Dimitri, le premier à me révéler Rozanov.

     

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    Dillard.jpgJe me disais ce matin quej’aurais besoin d’un exergue pour Les Passions partagées, sur quoije prends un livre au hasard, En vivant en écrivant d’Annie Dillard, jel’ouvre et voici la première phrase que je lis: « Pourquoi lisons-nous,sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coupde sonde dans son mystère le plus profond ? » Et cet après-midi, aprèsavoir dormi (très fatigué que j’étais par les deux bouteilles de Corbièresd’hier soir), j’ai repris Comment c’était, le livre d’Anne Atik évoquantle souvenir de Samuel Beckett et j’ai pensé que l’exclamation initiale de Finde partie, “Encore une journée divine !”, ferait également un exerguepossible (il m’en faudra trois) pour Les passions partagées.

     

    Contrepoint. - Godard partage mon goût prononcé pour les citations.  Cingria disait que l’art dela critique passait par l’art de la citation. Le lecteur-blogueur Francis Richard en est la parfaite illustration. 

     

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    Le sentiment que l’Eternel est injuste est très présent dans l’Ancien Testament. “Le chemin du Seigneur n’est pas équitable”,dit Ezéchiel (18, 25). Et ceci de parlant: “Les pères ont mangé du raisin vertet ce sont les enfants qui ont les dents rongées”.

     

    Contrepoint. - Pierre Gripari, dans un entretien que je lui avais proposé, traitait le Dieu de l’Ancien Testament d’ordure nazie, et le Christ de fiote sentimentale. Ces propos n’ont pas passé dans l’hebdo Construire où ils devaient paraître, et j’ai consenti à leur censure. Pierre m’en a voulu, mais je lui ai reversé la moitié de ma pige.

     

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    L’idée de la rétribution concerne la nation (Israël,peuple élu) dans l’Ancien Testament et devient ensuite un enjeu personnel. Pari de Pascal, etc.

     

    Contrepoint. - Horreur de cela depuis toujours. La seule idée d’un marché, en la matière, me semble indigne. Abomination des deals entre les croyants et la divinité, qui récompenserait parce qu’on n’a pas copulé (ou pas assez) ou qu’on serait mort pour elle.  Par ailleurs, les notions de peuple élu, de Christ des nations (la Pologne) ou de Fille aînée de l’Eglise (la France) me révulsent autant que la croyance selon laquelle Dieu aurait protégé la Suisse, lors des deux guerres mondiales,  pour cause de bonne conduite...

     

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    Toute conversation sur Dieu sonne de travers à mes oreilles. Comme si l’on parlait toujours d’autre chose. Je pourrais dire avecFlaubert que ceux qui veulent prouver Dieu me sont aussi étrangers que ceux quile nient.

     

    Contrepoint. - Cela ne concernant ni les enfants et les vieilles personnes, ni les poèmes quand il me parlent de Dieu entre les lignes. D’ailleurs j’ai rituellement posé la question aux écrivains que j’estimais le plus, dont pas mal d’agnostiques ou d’athées: que répondriez-vous à un enfant qui vous demanderait qui est Dieu ?

     

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    Verdier6.gifJe lis Passagère du silence de Fabienne Verdier avec beaucoup d’intérêt et de reconnaissance. Il y a une grande humilité et une formidable ténacité chez cette sacrée bonne femme. Elle raconte en outre un tas de belles histoires comme il en regorge en effet dans la tradition taoïste. Celle par exemple de l’apprenti resté longtemps près d’un Maître, et qui pense qu’il en a fini. « Je sens que je serais capable de traverser un mur », dit-il ainsi à son maître. Et lui: « Alors vas-y ». Et lui de se lancer contre un mur, qu’il traverse en effet. Puis de s’en aller tout faraud. Et de se vanter à sa femme qu’il va traverser tel autre mur de leur maison. Sur lequel il se casse évidemment le nez. Pas de meilleure illustration de l’hubris. Ce que dit en outre à Miss Fa son maître Huang: « Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des opposition ». Me conforte absolument dans ma règle personnelle visant au parcours d’arête.

             
    Contrepoint.-  
    Après sa première grande exposition à Lausanne, mise sur pied à la prestigieuse Galerie Pauli au rebond de l’article très élogieux que j’avais publié dans 24 Heures, et son entrée dans le gotha du marché de l’art, Fabienne Verdier m’avait gentiment grondé par téléphone en m’appelant l’  « ours des alpages », au motif que je m’étais inquiété, entre les lignes d'une note de blog, de l’avenir d’une artiste passant de l’« ascèse de création » au statut de  figure d’adulation. Ai-je été indélicat ? Ce que je sais, c’est que la femme de Braque m’avait précédé sur cette voie en mettant en garde Nicolas de Staël « menacé » par la gloire et l’argent…

  • Ceux qui voient comme personne

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    En mémoire de Nicolas de Staël (1913-1955)

     

    Celui qui a pressenti qu'il ne pourrait rien dire au-delà de ce ciel rose / Celle qui a retrouvé les deux infinis pascaliens sur cette seule surface de toile de 54 x 81 cm / Ceux qui ont vu cette autre réalité du tableau leur sauter aux yeux ou plus exacement: fondre sur eux comme l'éclair / Celui qui se réclame à la fois de la fulgurance de l'autorité et de la fulgurance de l'hésitation /  Celle qui voit tout ça en musique / Ceux que saisit intimement cette aspiration à la pureté qui leur fait retrouver leur jeunese / Celui qui frappe à tâtons mais toujours juste / Celle qui prend soudain conscience de l'aspect accidentel du génie / Ceux qui se sentent réellement embarqués dans la Nature morte au verre de 1954 / Celui pour qu la série d'Agrigente marque un sommet du haut duquel on a plus qu'à se jeter à la mer / Celle qui remarque àla buvette de l'expo qu'elle ne comprend pas que ce peintre qui commençait à avoir du succès même aux Etats-Unis ait pu se suicider comme ça en laissant en plus un enfant en bas âge / Ceux qui constatent que les couleurs ici ont une autre existence qu'ailleurs et que d'ailleurs elles ont une existence à soi seules / Celui qui discerne l'ascendance espagnole de NdS remontant à Velasquez et Goya / Celle qui pense "fureur et mystère" et se rappelle la sentence de René Char devant les épures d'Agrigente: " Si nous habitons un éclair, il est le coeur de l'éternel" /Ceux qui estiment que NdS marque l'aboutissement de l'histoire de la peinture occidentale après quoi ça devient un peu n'importe quoi malgré quelques surprises / Celui qui replace la peinture d'un Francis Bacon en amont de celle de NdS en tant que descendant (notament par ses boeufs écorchés) de Rembrandt/Goya /Soutine / Celle qui ne voit plus dans l'art contemporain que de sous-produits et autres Lamanièredeux /Ceux qui ne voient pas de différence fondamentale entre la pureté de Nicolas de Saël et celle de Louis Soutter cet autre ange fracassé /Celui qui n'a rien lu de plus beau sur NdS que ce qu'en a écrit sa fille Anne et plus récemment Stéphane Lambert / Celle qui écrit qu'"un arc de lumière décrit la vie du peintre" / Ceux qui reviennent à tout moment à la source de NdS pour se laver le regard, etc. 

  • Cette joie terrible

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    EXPO NdS.- Je suis allé voir et revoir l'expo de Nicolas de Staël chez Gianadda, trois fois de suite. Quand j'y suis retourné, j'aurais préféré la voir seul, mais il y avait pas mal de gens: trop de gens. J'ai donc fait avec les gens, en évitant juste d'entendre aucun commentaire et en fuyant, plus que les autres, tout quidam posant au connaisseur.

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    La première fois, avec ma bonne amie, c'était comme si j'étais seul, mais en mieux, chacun regardant de son côté et nous retrouvant ensuite pour nous faire remarquer: "Et Nature morte au billot, là-bas derrière la colonne, t'as vu ?". Ou encore: "Le bleu et le vert de Paysage près d'Uzès, t'as vu ça !" Ou encore:"La série d'Agrigente, t'es d'accord que c'est à tomber !" Et nos étonnements n'en finissaient pas de se conjuguer, presque toujours en consonance.

    Sur quoi j'ai rédigé ce qu'on peut dire un beau papier, bien documenté, personnel et lisible, qui a paru dans 24 Heures et dont je me suis dit pourtant, en le relisant ce matin, que je n'y avais rien dit, ou presque rien, de ce que j'avais réellement éprouvé devant cette peinture qui me touche à l'extrême - peut-être jusqu'à l'indicible, mais je vais tâcher de l'exprimer tout de même...  

     

    La trajectoire de Nicolas de Staël relève, à mes yeux, de la quête d’absolu : c’est l’évidence, et l’on pourrait même parler à son propos, comme d’un Cézanne ou d’une Simone Weil, d’une quête de sainteté. Il est du niveau des grands, comme un Manet ou un Matisse, mais il y a chez lui une intensité unique, je crois. En ce qui me concerne, aucune peintre contemporain, j’entends : de la seconde partie du XXe siècle, ne me parle si directement, et ne me touche si profondément.  

     

                                                                                             (À La Désirade, ce dimanche 20 juin 2010)

     

    Staël16.jpgMORTELLE PURETE. - La peinture de Nicolas de Staël se jette et nous jette dans le vide et rien n'est moins surprenant que le geste ultime du peintre de se jeter dans la mer alors même qu'il touche à la plénitude de son art et s'exclame "joie !" en se tuant.

     

    NdS est à l'évidence un plongeur mais vers le haut, en tout cas pour l'élan et le bond, le mouvement, la vitese et l'intensité du geste. La mort de joie qu'il se donne relève de ce qu'on appelle l'absolu et plus précisément en l'occurrence: l'absolu de l'art, qui se perçoit dans sa phase sommitale et dernière avec l'exultation liée au saut dit justement: "de l'ange"...

    Peu importent les circonstances exactes de sa mort, anticipée ou lui fondant dessus comme l'éclair; on dira peut-être plus tard qu'elle était inscrite mais qu'en sait-on, sachant comme lui la part d'ombre de toute illumination à ce point du risque pris, et la faiblesse de toute force.

     

    Stael01.jpgL'exigence d'absolu est ce qu'on pourrait dire une folie de jeunesse, et celle-ci jette en avant de nous son défi d'orgueil dans cette forme qui ouvre un nouvel espace et nous arrache au temps comme un Lascaux futur sans l'artifice de vaniteuses fusées ou de chiens et de singes ligotés, dans un ciel rose ou vert qui se déploie dans ce qu'on pourrait dire l'ouvert obscur que salue le Devancier de René Char qu'on dirait écrit pour lui: "Sans redite, allégé de la peur des hommes, je creuse dans l'air ma tombe et mon retour".

    Que la joie demeure, cependant, avec l'Objet.

    L'Objet est à la fois unique et multiple, qui se révèle par accident successif sous l'effet de la constante obsession. Telle est, une parmi la centaine d'objets de la dernière folle profusion rappelant celle de Van Gogh, La Lune de 1953 toute tramée de gris sableux  et de bleus lessivés en camaïeux lissés au couteau sur plancher de bois à stries. On est très loin des musiciens de Sidney Bechet et des footballeurs du parc des Princes, entre les cyprès noirs et rouges du Sud profond, les arbres en quilles bleues  de Ménerbes comme alignés sur les murs ocre et mauve, et c'est parti de Provence en Sicile sous le soleil blanc qui fusille toute nuance, mais tout reste à regarder dans cet autre théâtre sans dehors ni dedans où la table est suspendue au ciel et les bateaux immobiles dans le port que seules les couleurs délimitent. Abstrait ou figuratif ? On s'en fout, étant entendu "que, depuis qu'on met des adjectifs dans des boîtes, la peinture s'en échappe de plus belle", écrit NdS.

    Staël03.jpgOn voit bien (dans Les mâts (Marine) de 1955 des espèces de mâts qui pourraient être des aiguilles à tricoter des bonnets d'anges ou de fins crayons à dessiner dans le ciel des motifs ailés comme les Mouettes d'à côté, on voit le billot de cette nature morte où poser sa tête, ou ce nu bleu ondulant en vague entre lit de lait et ciel de sang, on voit un Coin d'atelier fond bleu qui est la double quintessence du coin et de l'atelier tels que les ont connu un Héraclite ou un Hölderlin - ou  tout cela serait plutôt de la musique genre Berg ou Schönberg, comme il l'a entendue à Paris  la veille du 16 mars où, revenu à Antibes,  il s'apprêtait à "descendre"  le Concert sur l'immense toile de six mètres sur six quand  Dieu sait quoi l'a happé soudain vers le ciel d'en bas...

     

    Staël13.jpgMais quelle joie y a-t-il donc à mourir si violemment, se demandent Madame et Monsieur Tout-le-monde ne percevant pas bien la nécessité de tuer le banal et de faire "descendre" ainsi le ciel sur de la toile ? Lui-même a parlé de "joie" dans la plus extrême difficulté, mais qui le verrait "couler ses vieux jours" ou  "gérer ses avoirs" sans sacrifier à la fois cette joie ? La mort de Nicolas de Staël est aussi dure et pure que son absolu, aussi terrible que sa joie.    

    (Extrait de L'échappée libre, paru aux éditions L'Âge d'Homme) 

     

    À lire absolument: Nicolas de Staël, Le vertige et la foi, de Stéphane Lambert, aux éditions Arléa, 2014.

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  • Chère ordure

     

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    À propos d’Un bon fils de Pascal Bruckner

     

    C’est un livre formidablement tonique, intéressant et salutaire en ces temps de sinistrose qu’Un bon fils de Pascal Bruckner, où l’écrivain raconte ses relations épiques avec son terrible paternel et, plus largement, évoque l’éducation intellectuelle et sentimentale de toute une génération, entre le scoubidou et les lendemains qui déchantèrent sous Mao…

     

    Première mise au point en sorte de dissiper un malentendu fréquent : que Pascal Bruckner, contrairement à divers « nouveaux philosophes » starisés de sa volée, tels son ami Alain Finkielkraut ou l’omniprésent Bernard-Henri Lévy, n’est pas juif.

     

    Or le plus furieusement empressé à signaler que son fils (quoique médicalement circoncis) n’avait rien de juif était son paternel René, lui aussi circoncis mais antisémite effréné (avec des revirements momentanés) et resté fidèle au Maréchal et à l’Allemagne nazie d’avant la chute.

     

    À l’âge de dix ans, fils à maman aussi fondu en religion que celle-ci, le petit Pascal priait très fort le Dieu de miséricorde afin  qu’Il règle son compte à son père, par exemple en envoyant sa voiture dans le décor. Souhait peu charitable mais en somme proportionné aux coups et aux vexations sans nombre infligées par ce père non moins cruel et même sadique envers son épouse trop consentante.

     

    Enfant malingre de naissance, puis atteint de tuberculose, Pascal aura passé une partie de ses jeunes années dans les « sanas » d’Autriche ou de Leysin, dont il parle avec tendresse, avant de rallier le collège lyonnais des Jésuites puis les meilleures écoles parisiennes où il s’épanouit loin de l’étriquement familial. Son père eût aimé le voir entreprendre une carrière de fonctionnaire bien soumis, voire rampant. Mais entretemps, Pascal avait commencé de s’opposer de plus en plus fermement à son père dont il avait découvert le passé peu glorieux de pro-nazi, subissant en outre ses persistantes tirades antijuives, antigaullistes, antiaméricaines, racistes et machistes…

     

    Son récit est aussi bien celui d’une émancipation joyeuse, en phase avec les divers courants de la contre-culture des années 60.  « Mon père m’a permis de penser mieuxen pensant contre lui », écrit Pascal Bruckner à la fin de son livre . « Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait ».

     

    Cela étant, ce récit d’une haine avérée ne se borne pas à celle-ci, tant son père est divers et parfois attachant, alors que l’écrivain lui-même ne se ménage pas non plus, se découvrant parfois de troublantes ressemblances caractérielles avec son géniteur.

     

    C’est d’ailleurs à ce trait d’honnêteté, sur fond d’increvable optimisme, qu’Un bon fils doit son intérêt et son charme. Pascal Bruckner ne dore pas la pilule. Comme il en va souvent des enfants trop tôt déçus, on ne la lui fait pas. Il paraîtra même un peu monstrueux à son tour quand, devant son propre fils, il proposera à son père de se supprimer. Mais il est vrai que la vieille carne l’aura cherché…

     

    Cependant rien n’est d’une pièce chez nos « frères humains », et René Bruckner, tout odieux qu’il soit souvent, n’en est pas moins un type intéressant voire attachant, et c’est avec abnégation qu’il prendra soin de sa femme en toute fin de vie après l’avoir humiliée pendant cinquante ans.  

     

    L’évocation des errances idéologico-politiques du père de Pascal Bruckner, antisémite d’époque comme il y en eut des kyrielles en France, est particulièrement intéressante en cela que les hantises du bonhomme recoupent celles de toute une France actuelle.

     

    « Ils vont nous faire chier longtemps avec leur génocide ? », lance-t-il par exemple à son fils « enjuivé ».

     

     Et celui de commenter : « Le Moloch nazi continuait à le subjuguer. La France contemporaine n’est pas sortie de la logique de la Seconde Guerre mondiale, qui demeure sn baromètre absolu ». Et cela encore : Face à sa grande voisine de l’Est, la France souffre du complexe du vaincu ». Et cela enfin : « Notre nation n’est pas malade de l’islam ou de l’immigration, lesquels ne sont que les révélateurs de sa faiblesse, elle porte et pour longtemps la stigmate de la débâcle et du vychisme »…

     

    Bruckner4.jpgUn bon fils est, surtout, un livre d’écrivain, et combien jubilatoire. Aux jérémiades de toute une intelligentsia et de toute une France cultivant sa conscience malheureuse, Pascal Bruckner oppose une confiance fondamentale en la vie, nuancée de bienveillance, qui lui fait dire, à propos de son père lui adressant un dernier signe de la fenêtre de sa clinique : « Ce sourire radieux, cette main agitée disaient aussi que chaque homme est plus grand que lui-même et porte en lui des ressources de bonté qu’il ignore ».   Avec la même disposition « amicale », Pascal Bruckner rend hommage à ses maîtres ou à son frère de plume Alain Finkelkraut, quand bien même il s’en serait éloigné, à Roland Barthes ou à ses amis les livres qui l’ont aidé à se construire, enfin à la vie incessamment riche et surprenante dont il sait rendre, au fil d’une narration rapide et claire, les nuances et les détails qui font mal ou qui vivifient…

     

    Pascal Bruckner. Un bon fils. Grasset, 250p.

     

  • Le choeur solidaire

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    À propos de La terre promise, le nouveau film de Francis Reusser, 44 ans après Biladi, une révolution.

    Une irradiante beauté se dégage des voix de cette cinquantaine de jeunes gens réunis par la ferveur de chanter, et là réside l’émotion  filtrée par le nouveau film du réalisateur romand Francis Reusser, qui documente la tournée du chœur du Collège de Saint-Michel de Fribourg en Israël et sur cette autre terre promise que revendiquent les Palestiniens.

    Reusser04.jpgDes collégiens qui interprètent en arabe des airs suisses ou palestiniens, de jeunes chanteuses et chanteurs ou musiciens palestiniens qui fraternisent avec leurs camarades romands lors de concerts communs : voilà qui fait plus que symbole lénifiant à l’évocation simultanée de la dure réalité découverte par la cinquantaine de choristes « sur le terrain », de Bethléem à Hébron ou de Jérusalem à Ramallah.

     Au nombre des images les plus fortes : ce jeune Fribourgeois en « bredzon » chantant a capella et en patois tel air folklorique de nos Préalpes, et ce jeune Palestinien modulant une lancinante mélopée arabe, ou ce garçon druze expliquant, entre deux concerts, son déchirement entre son identité arabe revendiquée et l’obligation qui lui sera faite de servir bientôt dans l’armée israélienne, contre ses convictions.

     Reusser05.pngLa Terre promise n’est pourtant pas, au premier chef, un film politique. Si Francis Reusser fut un des premiers à défendre la cause palestinienne, dans Biladi, une révolution, datant de 1970, l’auteur du godardien Grand soir  et du Printemps de notre jeunesse, chronique rétrospective plus récente  rassemblant diverses figures du gauchisme romand, s’en tient ici à la position d’un témoin affectueux, quitte à ponctuer son film de vers significatif du grand poète palestinien Mahmoud Darwich, scandés par Darina Al Joundi. De l’église Sainte Catherine où Philipe Savoy, chef de chœur, dirige la première répétition de celui-ci, aux abords des colonies illégales ou le long du Mur, en passant par le Conservatoire Suhail Khoury, pour finir sur une interprétation « croisée » de Carmen ou une dernière étape à Masada, le film de Reusser combine, avec beaucoup de sensibilité chaleureuse, les cadrages serrés sur les beaux visages des jeunes gens sur fond de chœurs admirables.

     « Passé le cap du Grand soir, à se frotter au bleu-marine des lacs et aux altitudes, je découvre avec modestie que si rien n’a changé pour l’essentiel de nos espoirs et de nos rébellions, tout par contre peut-être pensé et fait AUTREMENT, films y compris » écrivait Francis Reusser, précisant en l’occurrence, dans l’esprit de l’association Des instruments pour la paix : « C’est tout l’enjeu de ce projet que de revenir la mémoire enrichie ,porteur du seul message imaginable : que Palestiniens et Israéliens voient un jour sur ce petit territoire s’installer une paix durable et plurielle ».

     Depuis le film-tract de 1970, ladite paix, que Mahmoud Darwich dit « défaite des glaives devant la beauté », ne s’est hélas guère rapprochée. Mais comme le dit aussi le poète : « La vie, nous l’aions demain »…

     

    Reusser03.jpgÀ l’affiche : à Fribourg, au Cinéma Rex, ce jeudi 5 juin, une projection de La Terre promise sera donnée en présence du réalisateur et de la Chorale du Colège Saint Michel. Au cinéma, le film sera programmé dès le 4 juin dans les salles romandes.

     

  • Appel d'air

     

    Rodgers16.jpg 

     

    Immondes,

     

    ils s’étalent en flans de chair :

     

    libertins qu’ils se disent,

     

    se la jouant Satiricon

     

    bon marché.

     

    Luisants de faux bronze,

     

    gluants, poisseux.

     

    Eden vicié.

     

    Vile bodies.

     

    Pas un visage.

     

    Pas un reflet des

     

    trente-six mille bleus verts

     

    de la mer.

     

    Alors,

     

    Passons, dépassons

     

    le tas de larves :

     

    allons.

     

    Nulle morale moralisante,

     

    mais « regagner le grand air »

     

    dans la foulée d’Enée

     

    au pied-léger.

     

    Passent nos corps

     

    pesants, lustraux, ailés,

     

    nus et secrets.

     

     

     

     

    (…) Facile de descendre aux enfers,

     

    La porte du dieu sombre reste ouverte,

     

    Nuit et jour ;

     

    Mais revenir sur ses pas et regagner le

     

    Grand air,

     

    Telle est l’œuvre, telle est la tâche. »

     

    Virgile,Enéide, VI, v. 126-129

     

    (traduction Yves Leclair)

     

     

                                                                   (Cap d’Agde, ce 2 juin)

     

     

     

     

  • Trouvère du quotidien

     

    Bagnoud02.pngDans  ses Transports, Alain Bagnoud, mêlait humour et tendresse avec bonheur. Avec son nouveau recueil de proses poétiques intitulé Passer, il grappille d’autres pépites…

     

    Dans le mot transport on entend à la fois « transe» et «port», double promesse de partance et d’escales, mais on pense aussi voyage en commun, déplacements par les villes et campagnes ou enfin petites et grandes effusions, jusqu’à l’extase vous transportant au 7e ciel…

     

    Or il y a de tout ça dans le recueil bref et dense d’Alain Bagnoud, écrivain valaisan prof à Genève dont les variations autobiographiques de lettré rocker sur les bords (tel Le blues des vocations éphémères, en 2010) ont déjà fait date, à côté d’un essai sur « saint Farinet », notamment.

    En un peu plus de cent tableaux incisifs et limpides à la fois, ce nouveau livre enchante par les notes consignées au jour le jour, et sous toutes les lumières et ambiances, où il capte autant de « minutes heureuses », de scènes touchantes ou cocasses attrapées en passant dans la rue, d’un trajet en train à une station au bord du lac ou dans un troquet, avec mille bribes de conversations (tout le monde est accroché à son portable) en passant : « Ah tu m’étonnes. (…) Elle a un problème celle-là j’te jure ! C’est une jeune Ethiopienne avec un diamant dans la narine et des extensions de cheveux », ou encore : «Chouchou on entre en gare, chouchou je suis là »...

    Entre autres croquis ironiques : « J’ai rendez-vous avec une grande dame blonde qui a des cailloux dans son sac. Elle les ramasse au bord de la rivière et elle les offre à ses amis. Elle donne aussi des cours de catéchisme et organise des séjours pour le jeune qui aspirent au partage. Mais explique-t-elle, ils préfèrent que ça ne se sache pas ».

    Sortie de boîtes, terrasses, propos sur la vie qui va (« Le fleuve coule comme le temps depuis Héraclite. C’est la saison des asperges », ou « Il est minuit. J’ai vieilli trop vite »), observations sur les modes qui se succèdent (« le genre hippie chic revient ») ou sur de menus faits sociaux (ce type « en embuscade pour un poste prometteur, ou cet autre qui affirme que « les technologies sont des outils spirituels »), bref : autant  de scènes de la vie quotidienne dans lesquelles l’auteur s’inscrit avec une sorte d’affection latente : « J’aimerais percer le mystère des gens par leur apparence. Pourtant, lorsque je me regarde dans la glace, je me trouve un air de boxeur dandy qui aurait fini misérablement sa carrière et travaillerait comme videur dans une boîte de nuit. Raté, mais content de son gilet de velours »…

     

    Bagnoud3.jpgDes fugues de Transports aux nouvelles cristallisations poétiques rassemblées dans le petit recueil en trois parties de Passer, le regard est le même, à cela près qu’il se concentre en première personne et module donc les sentiments passants d’Alain Bagnoud lui-même à un tournant d’âge.

    Passé, d’abord, sur le ton des espérances adolescentes semi-déçues, distille diverses souvenances dans la foulée de cette image initiale : « Penché sur le puits sombre, les reflets vagues de l’eau et le papillonnement de lumière soudain, je dirige le soleil avec le petit miroir de la mémoire ».

    La forme n’est pas du haïku, tant les détails foisonnent, mais l’esprit correspond bel et bien à ce type de précipité, qui élague et retient, ou restitue, le sentiment filtré : « On n’a jamais rien fait de tout ce qu’on devait faire, ce qu’on avait comme idée de la vie, l’amour et la langue et la chair et les rumeurs, les grands festins d’hier et de demain. Mais est venu l’inattendu, la reconnaissance d’un visage, le bercement d’un enfant ».

    Or le double mouvement, tranquillement allant d’abord, qu’avive soudain le trait oblique, ressortit aussi bien à l’esprit du haïku.

    Ou c’est l’énumération des vanités en raccourci fatal : « L’Histoire, les histoires, les ambitions, les constructions. Les palais, les carrières, les décorations. Les oublis, les effacements, la vanité. L’échec. La prétention. Le néant ».

    On frôle le désabusement, voire le désespoir, et puis non : le vif rebondit : « Ces quantités de siècles d’or et de sueur. Ces millions de mots dans des livres. Puis on recommence, dans le béton et l’ordinateur, pour capter ce papillon voletant juste aperçu. Je l’ai surpris du coin de l’œil, comme un petit éclair bleu. Mais quel est le motif sur ses ailes. Où est-il allé ? »

    Ensuite, avec Passant, le « petit éclair bleu » va se retrouver sûrement.  De fait, si mélancolie il y a chez le trouvère,  subsiste cependant la quête, par-delà la perte (« petite perte ») recherchée, non sans douloureuse délectation, de quelque « plus grand Moi qui serait enfin lavé, cristallin, sans repères ».

    Le sentiment d’une insuffisance, la crainte de ne pas mériter ou d’être en somme semblable aux pires gens, plombe ces pages passantes mais on lit le troisième titre de Passage et comme un semblant de grâce se fait jour : «La trace de sabot d’une biche dans la tache de neige, première neige d’octobre vite fondue. Et le pas de la biche s’efface. Ses crottes, petits ovales noirs et durs, rappellent des bonbons pour la gorge »…    

    Fines touches, fugaces reflets d’une beauté comme éparpillée dans les paysages et parmi les gens, et les mots sont là pour le dire tan bien que mal : « Les mots sont là comme des briques de béton, coupants comme des silex, mais aussi doux comme des nids, chaleureux comme une bouteille de petite arvine qu’on boit le soir sous un pommier ».  

    Le trouvère l’a pourtant dit ; que la grâce ne venait pas comme ça « d’office », et moins que jamais en ces temps compliqués où le « prix à payer » se compte, mais voici que quelques lignes laissent filtrer comme une lumière ménageant enfin tel passage : « Il faut du temps pour savoir qu’on peut être accepté non comme le Christ dans l’hostie ou le centurion sans faiblesses, mais comme un enfant maladroit qui se tord les chevilles, ment pour se faire aimer et n’est pas le premier à l’école »…  

    Alain Bagnoud. Transports. Editions de L’Aire, 107p.

    Alain Bagnoud. Passer. Le Miel de l’ours, 46p. 2014.

    On peut retrouver Alain Bagnoud sur son blog: http://bagnoud.blogg.org

     

  • Ceux qui sont cybercompatibles

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    Celui qui n’est jamais où on l’attend / Celle qui a renoncé à circonvenir le blogueur fou / Ceux qui se dédoublent dans la blogosphère / Celui qui est devenu Pseudo One en clabaudant chez Assouline / Celle qui achève sa septième cybervictime à coups de textos / Ceux qui ont fait des progrès en bricoloisirs en zonant sur la plateforme SweetHome.com / Celui qui considère que son vrai moi se révèle dans son blog en abyme aux accès codés / Celle qui ne parle plus à sa mère que par Facebook / Ceux qui se retrouvent dans le Groupe des Amateurs de Tortues / Celui qui blogue depuis son gîte troglodyte d’Andalousie centrale / Celle qui consigne le détail de ses ruptures sur son cyberjournal avec des notes pour chaque partenaire déchu / Ceux qui se disent cybercomplices mais n’en pensent pas moins / Celui qui a barre sur les blogueurs du Bas-Limbourg / Celle qui se fait passer pour l’égérie de Beigbeder sur Facebook alors qu’elle est juste institutrice à Mons et sent de la bouche / Ceux qui se disent en état de cyberdisponibilité large / Celui qui ne touche pas à la Toile et vous emmerde / Celle qui blogue dans les bulles de son bain en buvant du Bourbon / Ceux qui voient plus loin qu’Internet sans pouvoir dire exactement quoi / Celui qui revient à la macrobiotique de base en mâchant scientifiquement  / Celle qui préfère les motards velus aux cybernautes épilés / Ceux qui travaillent sur l’algorythme de l’addiction dépassée / Celui qui se réalise dans l’ayurvédique hard / Celle qui synthétise musicalement les effets de la liqueur Appenzeller à base de plantes alpines captant les énergies / Ceux qui écoutaient ZZ Top dans le téléphérique du Säntis qui s’est crashé pour d’autres raisons, etc.

    Image : Philip Seelen   

     

  • Edmond Vullioud ou l'intelligence du coeur

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    Avec son premier livre, Les amours étranges, le comédien lausannois impose un talent d'écrivain hors pair. 

    C'est une fête de tous les instants que la lecture de ce recueil de douze nouvelles dont le titre, Les Amours étranges, annonce la complète singularité. Fête des mots que ce livre dont sept nouvelles au moins sont de pures merveilles: fête de sensations et de saveurs, d'atmosphères très variées et d'intrigues à tout coup surprenantes; fête d'humour et de malice pince-sans-rire aussi, qui n'exclut ni le tragique ni le sordide; fête enfin d'une humaine comédie restituée dans une langue somptueuse, à la fois puissante et fruitée, claire et rythmée.

    Mais de quoi parlent donc ces Amours étranges ? Toutes ont pour ardent foyer le coeur humain, ses élans et ses peines, ses ombres et ses clairières. La première nouvelle, Mésalliances, évoque l'agonie d'un vieux militaire aristo de souche, veillé par sa fille Leonora qui découvre quels mensonges ses parents ont entretenus après le mariage du capitaine avec une cantatrice italienne sans particule. Mélange de dureté lucide et de tendresse ultime, l'aperçu de cette dernière bataille du vieil ivrogne fait remonter, à la mémoire de Leonora, les récits insoutenables de ses crimes de guerre en Algérie, qu'il lui serinait comme pour l'en rendre complice.

    La guerre est aussi présente dans Occupations, saisissante plongée dans l'abjection d'un jeune garçon de café "spécialisé dans les invertis", qui envoie à la mort les hommes qu'il drague et trahit pour sauver sa propre peau; et présente, également, dans Les cendres à Berlin, combinant le récit de la fuite d'un amant malheureux, après la chute du Mur, et celui des derniers jours d'un enfant-soldat pris au piège de la libération.

    Les Amours étranges, nouvelle éponyme d'une entêtante et trouble sensualité, confronte un jeune homme en mal de sexe et une (fade) jeune fille lourdement chaperonnée par ses parents raidis à l'amidon puritain, dans quelque paroisse huguenote de la Drôme. Pourtant le vrai sujet est ailleurs (comme souvent dans ces histoires à double fond...), qui implique le narcissisme érotique du jeune homme qu'asticotent trois enfants curieux de "ces choses". S'ensuit, au cimetière, un merveilleux récit fait par le visiteur aux enfants à propos des fêtes  nocturnes des défunts. Ainsi l'étrangeté multiforme des nouvelles d'Edmond Vullioud tient-elle à la magie à la fois réaliste et diffuse , voire onirique, qui les imprègne, dont le climat est en outre marqué par l'opposition de l'impassible nature et des émois  affectifs ou sexuels de leurs personnages.

    À la ville, le comédien Edmond Vullioud se présente volontiers en dandy. Or l'esprit dandy, au sens baudelairien, est omniprésent dans ce livre qu'on pourrait dire des sensibilités blessées ou des noblesses déchues. L'on y souffre avec dignité, comme l'amateur de livres de La bibliothèque de ma femme que celle-ci pousse inexorablement dehors, avec ses chers ouvrages; ou comme les amants de la redoutable institutrice, dans Résections, presque aussi impitoyable que les bourreaux de Saint Jacques l'intercis coupé en morceaux par le roi des Perses mais résistant jusqu'au trépas. De la même façon, le dandy déchu de la dernière nouvelle, Raide, reste "droit dans ses bottes", en tout cas au figuré, fût-il effondré dans son vomi d'où le relève une charitable catin lectrice de Platon. Enfin, l'une des plus belles nouvelles du recueil, Seconde manche, évoque les amours en coulisses d'un comédien débarqué à Caen pour y incarner le dernier Brummel, et une costumière de belle tournure...    

    Vullioud03.jpgL'imagination narrative, associée à un grand savoir humain, est chose plutôt rare dans l'art de la nouvelle, et notamment en Suisse romande où il faut remonter à Pierre Girard, au début du XXe siècle, ou à Jacques Mercanton, pour trouver son content. Et l'on pense, précisément, à La Sybille, de cet autre dandy lausannois, en lisant Le renard imperturbable, récit déchirant (mais sans pathos moite) d'un désarroi aboutissant à un suicide tout pareil à celui du compagnon de l'écrivain ou du poète Crisinel. En outre l'on pourrait évoquer, en amont de ces nouvelles, celles de Paul Morand ou, à certains égards plus "peuples", de Marcel Aymé, de Ronald Firbank ou de Scott Fitzgerald.

    Edmond Vullioud est à la fois conteur et poète, chroniqueur très minutieux (maniaquement documenté au mot près, à la Flaubert)  et pratiquant une langue immédiatement "en bouche", comme il sied à un comédien. Enfin son recueil est aussi lesté de vraie spiritualité (sa charge de la niaiserie "évangéliste", dans Pentecôte, reste gentiment narquoise) dans le sens de l'empathie souriante et de la bonté christique sans ostentation. D'où résulte une fête de ce qu'on appelle, justement, l'intelligence du coeur.

    Vullioud05.jpgEdmond Vullioud. Les Amours étranges. L'Âge d'Homme, 2013, 222p.                       

  • L'asile de la liberté

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    Sur le premier film d’Abdellah Taïa, L’Armée du salut

    L’asile de nuit de l’Armée du salut, à Genève, n’ouvre le matin qu’à sept heures : voilà ce qu’apprend le jeune Abdellah ce matin-là, après une longue errance dans les rues froides de la cité de Calvin. Mais le gardien de nuit de la salutiste auberge n’est pas le mauvais bougre : ainsi ouvre-t-il la porte au sans-domicile momentané avant de déposer, au chevet du lit où le jeune homme s’est effondré, visiblement claqué, une pomme et un yoghourt. Or c’est en ce même lieu que, peu après, se pointera un autre migrant, débarqué de Meknès, auquel Abdellah proposera de partager une orange, et qui lui chantera d’abord une chanson de leur pays,  par manière de reconnaissance fraternelle. Derniers beaux gestes humains du premier film de l’écrivain Abdallah Taïa : dernières touches sensibles d’un bel ouvrage qui en est tissé de part en part

    LTaïa02.jpg’histoire du jeune Abdellah, entre ses quinze et ses vingt-cinq ans, n’a rien de bien exceptionnel, même si son « orientation sexuelle », comme on dit aujourd’hui, est «différente », selon la même expression convenue. En son adolescence, ce garçon tiraillé entre mère et père - eux-mêmes oscillant entre sensualité et violence-, se montre excessivement attiré par son frère aîné Slimane, dont il hume les slips et reluque les pectoraux. Ledit Slimane, pour sa part, ne pense qu’à courir la gueuse loin de l’inquisition maternelle. Rejeté de tous côtés, Abdellah se réfugie auprès de divers hommes le traitant en bardache, non sans s’accrocher au cercle familial et social dont il est issu. Lorsque Slimane l’emmène en ville, avec leur frère cadet, et les abandonne pour rejoindre quelque amoureuse, Abdellah cafte auprès de la mère qui l’a chargé de surveiller son aîné. Mais c’est aussi par Slimane, lecteur de livres en français (ou traduits en notre langue, comme Le Christ recrucifié de Kazantzaki) que le garçon va apprendre, une première fois, que là pourrait se trouver, pour lui aussi, un chemin de liberté, même si lui-même pense à ce moment-là que le français n’est qu’une « langue de riches ».

    Dix ans plus tard, un nouvel Abdellah paraîtra, d‘abord en petit ami moyennement consentant d’un touriste suisse dont on apprendra plus tard qu’il est prof à l’Université de Genève et qu’il a aidé le jeune Marocain à faire des études et obtenir un visa pour la Suisse. Or, tombant par hasard, dans les locaux de l’université genevoise,  sur son ancien ami, Abdellah le repousse au dam de celui-ci, qui le traite alors de profiteur et même de « pute ». Terme aussitôt assumé par le jeune homme, sans trace de cynisme mais parce que sa liberté s’est forgée au prix d’une relation de dépendance dont le « riche » a profité autant que le « pauvre ». Alors celui-ci de préférer l’Armée du salut à une trop facile (et trop dépendante) protection, en attendant sa prochaine intégration…

    Sans pathos ni lourdeur démonstrative genre « film gay militant », L’Armée du salut, transposition du roman autobiographique éponyme d’Abdellah Taïa (Seuil, 2006) tient l’écran, si l’on peut dire, grâce aux images épurées d’Agnès Godard et à l’interprétation, au premier rang, des deux avatars d’Abdellah (Saïd Mrini et Karim Ait M’Hand), d’une égale justesse de ton et d’une qualité de présence à l’avenant.

     Focalisé sur le personnage d’Abdellah, le film de Taïa vaut aussi par l’évocation, même elliptique, du milieu familial où l’autoritarisme de la mère le dispute aux accès de violence du père, et d’un entourage masculin où les jeunes garçons servent d’exutoires aux pulsions d’hommes frustrés. Fort heureusement, c’est par l’image sobre et pure, les cadrages1, la modulation des plans et ce qu’on pourrait dire un dialogue « taiseux »  que l’écrivain a « sublimé » toute redondance littéraire.

    À relever enfin que L’Armée du salut, qui sera projeté en avant-premières mardi et mercredi prochains à Genève et Lausanne, en présence du réalisateur, a déjà été récompensé par  le Prix spécial du jury du festival Tous écrans de Genève, en 2013, et par le Grand prix du jury au festival  Premiers plans d’Angers, en 2014.

    Taïa01.jpgAvant-premières : au cinéma du Grütli de Genève, le mardi 27 mai, à 19h.30. Au CityClub de Pully-Lausanne, le 28 mai, à 20h.

    Dans les salles romandes dès le 4 juin.

     

     

     

     

     

  • Ceux qui en jettent

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    Celui qui s’est fait remarquer (et aduler par la critique littéraire établie du demi-canton)pour son premier livre reproduisant assez fidèlement les tics les plus récurrents de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard hélas décédé peu après / Celle qui a bluffé les patronnesses de la faculté des Lettres de Geneva International avec un premier récit de voyage marqué par la lecture d’un Nicolas Bouvier en plus féminin / Ceux dont les premiers écrits ont été encensés au motif que leurs autrices et auteurs portaient de jolies nattes ou de chics santiags / Celui dont tout le monde s’accorde à penser que son premier roman fut définitivement le meilleur en vertu de quoi nul n’a ouvert les suivants généralement déclarés inférieurs y compris par les spécialistes / Celle qui s’est bien amusée à lire La littérature nazie en Amérique de Roberto Bolano qui vint au monde la même année que la mort de Staline et de Dylan Thomas le poète sans guitare / Ceux qui ont écrit leurs livres à quatre mains ne les empêchant pas de s’applaudir eux-mêmes / Celui dont le premier récit est hanté par la présence du père et le second par l’absence de la mère / Celle qui aime se balader en ville avec ses Poésies complètes en un volume sous le bras / Ceux qui ont lu tout Proust en version bande dessinée / Celui qui se documente sur les mécanismes du sommeil de la mouche tsé-tsé / Celle qu’on dit aussi paresseuse que l’escargot de mer Aplysia californica / Ceux qui ont un détecteur automatique d’émotions d’arrière-plan / Celui qui régule ses émotions sociales en fonction de son plan de carrière / Celle qui affirme que le port royal de son bonobo est inné plus qu’il n’est acquis à son contact de biologiste de bonne famille genevoise / Ceux qui n’ont pas conscience des structures de dominance qu’ils ont acquises au Service des automobiles /Celui qui rappelle au groupe de réflexion transgenre que les anciens rois tahitiens n’avaient guère de descendance issue de rapports incestueux / Celle qui se dit « bête comme l’Himalaya » sans que ses mufles ne cousins ne protestent / Ceux qui achoppent à la dotation biologique de Madame Sans-Gène / Celui qui pense faire une chatterie à son amie Adeline en lui disant qu’elle a du chien / Celle qui a trébuché sur les marches de l’évolution et se retrouve pourtant docteur ès lettres de l’uni de Lausanne / Ceux qui ont fait théologie et se sont recyclés dans l’économie néolibérale de gauche / Celui qui ne dirige son orchestre olympique que d’une main / Celle qui se renseigne sur les moeurs de l’organiste / Ceux qui redoutent la curiosité prédatrice des prétendu philanthropes, etc.

  • Ceux qui ont la grâce

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    Celui qui trône dans la cabine de son train routier en sa chair obtuse mystérieusement prisée par les instances angéliques /Celle dont la prière reste crispée par la vertu et là ça coince un peu ma caille /Ceux qui savent repérer l'élégance du coeur et donc assez rarement dans les défilés de mode /     Celui qui parle tout le temps de grâce agissante et donc jamais  de quoi nous faire agir nous qui n'avons pas d'ailes pour rien / Celle qui estime d'expérience que l'essentiel du discours religieux actuel (et même inactuel) s'oppose à la diffusion gratuite  de la grâce qu'on trouve en revanche (parfois) chez les taiseux même chauves / Ceux qui ne trouvent grâce qu'auprès des braves gens qu'on dit en voie de disparition mais là je t'arrête: qui dit ça et payé par qui nom de Dieu ? /Celui qui se croit plein de grâce alors qu'il est juste un peu trop chyé par l'évêque  / Celle qui perçoit la "vraie Nabila" sous le masque de la conne / Ceux qui dissertent sur la laisse du petit chien de la dame en tant que symbole du Lien et en proposent le thème de séminaire au Professeur Doberman / Celui qui vexe les Kamer en affirmant que leur fille Adelita a la grâce d'un mandrill / Celui qui se meut dans le jacuzzi avec la lenteur du poisson-lune / Celle qui fuit les obsédés du travail / Ceux qui plaident avec aisance mais sans y croire et ça se voit ma foi / Celui qui dit à la télé que l'obsession de la reconnaissance caractérise notre époque et s'étonne le soir de ne pas en être félicité par sa compagne en train de regarder Sissi impératrice / Celle qui lance à son père que de toute façon elle ne lui doit rien mais son père de toute façon ne l'entend pas / Ceux qui sourient comme la Joconde sans se faire chier au Louvre, etc.          

     

  • Ceux qui prennent le large

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    Celui qui tire sa révérence aux nains de jardins / Celle qui s'impatientait de revoir la Grande Bleue / Ceux qui liront le dernier recueil de nouvelles de Nétonon Noël Ndjékéry en descendant la Vallée du Rhône / Celui qui chemine sans laisser de trace sur le sable / Celle qui traite son frère Rodolphe de fasciste sentimental / Ceux qui conservent un portrait de Lénine dans le chalet d’aisance de leur masure de Palavas-les-Flots / Celui qui vit trente-sept fois Les cœurs verts en 1965 quand il était placeur au cinéma de quartier Le Colisée / Celle que tous considéraient comme inaccessible du temps où elle était caissière au Colisée / Ceux qui attendent le prince charmant au bar gay Le Gay Pinson / Celui qui déménage du quartier des Bleuets pour ne plus tomber sur Marcelle la postière / Celle qui ressemble à une Audrey Hepburn mulâtre / Ceux qui sont trop beaux pour être vrais / Celui qui rentre chez lui sans se douter que ce n’est plus chez lui / Celle qui engendre un nain à tête d’oiseau / Ceux qui grignotent des amandes salées en regardant les images cryptées du film porno de Canal + / Celui qui ne supporte pas le bruit de mastication de son beau-père affalé devant le téléviseur à regarder le match à la con en grignotant des amandes salées / Celle qui aurait aimé entrer dans la police cantonale malgré sa petite taille / Ceux qui ont un flingue dans la boîte à gants de leur tire / Celui qui ne prête qu’aux pauvres / Celle qui prétend que c’est son sang espagnol qui la fait mordre ses partenaires du club de natation Les Otaries / Ceux qui ont des meubles de verre griffés et un poster de Keith Haring dans leurs chiottes / Celui qui a toujours un verre de Gueuze à portée de main / Celle qui estime qu’il faut une grande maison pour faire durer un couple / Ceux qui ne manqueraient pas un épisode de Derrick même après le décès de Tappert Horst  / Celle qui se vante d’avoir vu tous les Columbo deux ou même trois fois / Ceux qui s’exercent à mémoriser les numéros de plaques des meufs qui les dépassent sur l’autoroute et qu’ils dénonceront au cas où / Celui qui ne se laisse de toute façon pas dépasser par aucune meuf / Celle qui n’a pas son pareil (dit-elle) pour reconnaître un pédophile à la sortie des écoles / Ceux qui éternuent à l’enterrement de Plum Cake dans le petit cimetière du couvent / Celui que ses condisciples du collège Saint-Ex ont surnommé Plum Cake pour son léger embonpoint et ses taches de rousseur à l’anglaise / Celle qui trouvait à Plum Cake le plus beau regard de leur classe de catéchisme / Ceux qui ont persécuté Plum Cake à la grande époque de l’agence de voyages Nouveaux Horizons dont il était le comptable / Celui qui a recueilli les confidences de Plum Cake à la sortie des anciens de l’agence de voyages Nouveaux Horizons cette année-là à Lanzarote / Ceux qui n’ont pas compris pourquoi Plum Cake se fit moine au lendemain même de sa retraite / Celui qui demande une rançon à ses voisins friqués dont il retient le petit Fabrice dans sa cabane de jardin / Celle qui a vu son voisin Dulaurirer jouer à cache-cache avec le petit Fabrice / Ceux qui se racontent le plan rançon de ce blaireau de Dulaurier qui n’a pas supporté de voir chialer le petit Fabrice quand la nuit est tombée sur le jardin / Celui qui s’exerce au karaté devant son miroir en poussant des cris rauques que sa voisine Alberte Forat prend pour des exclamations à caractère sexuel / Celle qui rappelle à son écervelé de cousin Jef que ce sont les soldats du Vietnam qui ont lancé la coupe iroquois et pas ces nuls de punks / Ceux qui estiment que les jeunes gens à coupe iroquois sont à tenir à l’écart du club d’aviron Les Rameurs Positifs / Celui qui préfère les plages l’hiver / Celle qui croit que l’entrée maritime de ce dimanche est une manifestation de désapprobation du Très-Haut / Ceux qui passeront un moment de ce dimanche à lire Le Journal du Dimanche, etc.

    Photo JLK: Tôt l'aube,  sur les dunes de Cap d'Agde

     

  • Bon pour l'Ego

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    L'échappée libre vue par Isabelle Falconnier, dans L'Hebdo de ce jeudi 15 mai.


    «Quel homme, quel livre. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans.»

    Extraordinaire. Quel homme, quel livre. Quels hommes plutôt! Quels livres, rassemblés en un seul long fleuve de 400 pages. Entrer en Kufférie, c’est rencontrer le journaliste qui lit comme d’autres respirent et converse avec tous les écrivains du moment, l’écrivain qui ne laisse pas passer une journée sans prendre la plume, galère pour trouver un éditeur, se fâche avec Dimitrijevic ou Campiche, trouve Rebetez ou Morattel, le lecteur fou de Dostoïevski soudain pris de fougue pour Sollers ou Houellebecq, le compagnon aimant de sa «bonne amie», le père de ses grandes filles, l’ami exigeant, le nomade qui baguenaude à Rome ou à Tunis, l’ermite heureux dans sa Désirade surplombant le Léman, le bon vivant qu’un verre ou un séjour naturiste au Cap-d’Agde rendent heureux et, surtout, surtout, le témoin de la vie culturelle foisonnante dans laquelle il est immergé: romande bien sûr, suisse évidemment, parisienne autant qu’européenne.

    Bien sûr, je suis ravie de figurer entre «Ezine Jean-Louis» et «Fallois Bernard de» dans son index, mais mon ego n’aveugle pas l’essentiel. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans, de raconter la mort de Chappaz, Dimitrijevic ou Chessex, la naissance d’écrivains comme Aude Seigne, Quentin Mouron ou Max Lobe, de prendre au sérieux cette histoire littéraire non comme un sociologue ou un universitaire mais comme un être de chair imbibé de cette matière, qui la vit comme si la littérature lui coulait dans les veines et sa vie en dépendait, avec démesure, outrance, hypersensibilité, lucidité, modestie, patience et panache. Raconter au lecteur d’aujourd’hui, transmettre aux générations futures, ne pas oublier, rester vivant – rien de moins que sens de l’écriture. Sur 400 pages, ce patchwork de textes alternant journaux intimes, récits de voyages et chroniques littéraires coule comme un fleuve, reflet exact de la vraie vie lorsqu’elle n’est pas ailleurs.

     

    Isabelle Falconnier, cheffe de la rubrique culturelle de L'Hebdo et Présidente du Salon du livre de Genève.

    isabelle.falconnier@hebdo.ch

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  • Parole d'aube

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    JOUR DE L’AN. — On entre dans la nouvelle année comme en douce. Entre les heures, ou plutôt avant les heures on s’est éveillé dans la première lumière et c’est un nouveau jour qui s’offre — on le pense à l’instant: un jour de plus, mais dont le nom signifie un commencement, ou plutôt un recommencement qu’on accueille avec la même reconnaissance que tous les jours, comme un don.

     

    Je me penche alors vers ma bonne amie et de cela aussi je suis reconnaissant : qu’elle me sourie à l’instant.

     

     

    Nous sommes donc deux à accueillir ce nouveau jour et nous en réjouissons de concert sans le dire. 

    Nous nous souhaitons cependant la bonne année. Nous sommes pleins de bonne volonté relancée et d’élans divers, résolutions variées de circonstance mais non moins sincères, pensées aux enfants et à tous ceux que nous aimons et on en oublie, bienveillance à tout le monde enfin on tâchera, on fera pour le mieux — enfin on espère.

     

     

    Aux fenêtres, dilué le rose de l’aube, le ciel est bleu liquide et les montagnes au-dessus du lac flottent comme hors du temps dans le silence enneigé où voici, ma douceur, ma vie, notre vie à la rive de ce nouveau jour.

     

    (À La Désirade ce 1er janvier 2008)

     

     

    DES PARFUMS. — Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays premier de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l’océan des nuits parfumées de l’enfance...

     

     

    DE LA LECTURE. — Un livre c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute tonique après le coup de hache dans la glace de la nuit... 

     

    (Extrait des premières pages de L'échappée libre, qui vient de paraître aux éditions L'Âge d'Homme. )

     

    Peinture: JLK, Grammont à l'aube, huile sur toile, 2008.

  • Ceux qui jouent avec les mots

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    Celui qui chasse le calembourdon / Celle qui s’engage dans un double sens unique /  Ceux qui évitent Babel sur le chemin de l’oued/ Celui qui serre ses gloses dans son glossaire/ Celle qui retourne les mots comme des gants et les enfile comme des mains / Ceux qui vont de lapsus en collapsus par les raccourcis / Celui qui affirme que tout est langage et reste baba vu que l’écho ne répond pas / Celle qui comparant  le vieil instituteur à un morpion se montre juste sale langue puant des pieds / Ceux qui abhorrent les jeux de mots attentant à leur dignité de surveillants de dortoirs / Celui qui découvre que chasteté n’est pas vis en contrôlant son outillage /      Celle qui ne trouve point de lettré à sa hauteur qu’elle puisse vraiment interlocuter / Ceux qui forgent des mots de 140 lettres à balancer sur Twitter / Celui qui se dit quidam alors qu’il est juste Personne aux yeux du Cyclope / Celle qui fait révérence à quiconque lui montre son Q / Ceux qui abhorrent les jeux de mots au motif qu’ils  sont protestants de centre gauche / Celui dont la langue tantôt fourche et tantôt se frite / Celle qui réserve ses bons mots aux milieux de phrase  / Ceux qui slurpent le whiskey de Finnegans Wake dont la clé de la fiole n’a pas de serrure / Celui qui dit que si ce qui ne peut se dire doit être tu faut s'en remettre au tutu / Ceux qui passent de laconisme en loquacité sans dire autre chose / Celui qui conclut au malentendu pour un simple malécouté / Celle qui a le mot camion sur la langue et la remorque va suivre comme on verra / Ceux qui évoquent le blanc du verbe au lieu de regarder la neige tomber / Celui qui fait langue de velours à la forte en gueule / Celle qui presse le temps de rester à goûter / Ceux qui stressent à temps complet / Celui qui prend au mot la belle Belge bègue pas bégueule / Celle qui nous fait encore une grossesse verbeuse / Ceux qui laissent parler Michel Houellebecq ou plus exactement ceux qui parlent de Michel Houellebecq ou plutôt ceux qui ont entendu parler ceux qui parlent de Michel Houellebecq par ouï-dire, etc   

     

  • Eros mélancolique

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    À propos de Walter, nouveau roman d’Helene Sturm paru chez Joëlle Losfeld, délectable de style et de malicieuse songerie.

     

    La mélancolie n’épargne pas les enfants prodiges, on pourrait même dire : au contraire. Le fait d’écrire sa première tragédie en alexandrins, ou sa première symphonie, entre trois et cinq ans, loin d’exclure les états d’âme, tend plutôt à les exacerber. Les dons exceptionnels vont de pair, assez naturellement et au gré des vanités familiales, avec le sentiment d’être unique, mais aussi d’être seul par voie de conséquence - et même vachement dans certains cas.

    Walter n’a rien, pour autant, d’un Werther suicidaire avant l’heure, qui attend d’ailleurs l’âge assez avancé de treize ans pour se lancer dans sa première pièce. Avant cela, il n’aura guère écrit que quelques rédactions « pour lesquelles son professeur a regretté qu’on ne puisse pas dépasser une note de 20 sur 20 d’au moins trois ou quatre points, tant ses considérations imagées sur les dimanches pluvieux, la marchande de sable et son bagage à roulettes, la pisseuse de Picasso, le Petit et le Grand Albert, le rut des libellules et le défilé des chenilles processionnaires le 14 juillet sont drôles et surprenantes ».

     

    En rêveur organisé (il est tendancieux de prétendre qu’un rêveur ne sait pas mener sa barque, même s’il compte sur ses gardes du corps pour veiller sur ses pinces à vélo), Walter commence par lire tout ce que la bibliothèque municipale compte de pièces de théâtre (y compris LesThesmophories d’Aristophane), puis il cherche un titre en mordillant sa pointe Bic, tâtonne et finalement le trouve en se faisant admonester par une vieille pitéonne qu’il a failli renverser (« Souvent les vieilles dames sont invisibles. Souvent, elles marchent plus lentement que leur ombre. Il a l’impression de la traverser comme un nuage ») et qui lui lance cette injonction à la Zévaco (il a lu tout Zévaco) et « c’est cette phrase, sa cape er son épée, qu’il choisit finalement : « Passez votre chemin, godelureau ! ». Cela pour le titre.

     

    Ensuite le décor, les personnages, la première scène et les suivantes, qui se composent au fil des jours et plus volontiers « sur la pente du sommeil ». Tout ça plein de surprises fantaisistes et de trouvailles, entre le terrier d’Alice et un bazar aux accessoires poétiques ou dramaturgiques rappelant  tantôt Marcel Aymé, Pérec, Roussel, Larbaud et quelques autres pas forcément connus de Madame Bistre sa prof de français qui en pince pour lui et lui répètera par oral ou écrit : « écrivez,Walter », tandis que sa mère lui serine « Tu sais, Walter… » avant de conclure non moins mécaniquement « mais ce que j’en dis… »,de quoi rendre dingo un moins patient que lui. Ah, les profs de lettres poilues sous les bras, ah les mères qui ressemblent à Ava Gardner et raffolent de Belle du Seigneur...

     

    Chacun trouvera, dans le projet de pièce de Walter, ce qu’offre l’auberge espagnole ordinaire, didascalies comprises, mais ce qui compte ici n’est pas tant le contenu de la chose que le processus de son élaboration, où la malice de l’auteure fait merveille. C’est que Walter est à la fois un poète possible et un garçon bientôt rattrapé par son corps, ses boutons et sa pilosité nouvelle d'en haut et d'en bas. La quinzaine passée, de dramaturge il devient moraliste à aphorismes, dont le premier sera « À l’amour impossible nul n’est tenu ». Ses gardes du corps et néanmmoins amis dévoués Josselin et Ferréol, qu’un tendre amour apparie, ont peut-être inspiré le deuxième (« Deux crétins ensemble ne valent pas mieux qu’un imbécille solitaire »), mais la question de l’orthographe du mot imbécile, avec une ou deux ailes, reste pendante. Puis surviendra Sacha, qui n’est pas un garçon mais une fille, presque une femme avant l’heure, et d’autres aphorisme compléteront ses (futures) œuvres complètes, tels : « Dans le giron d’une vierge, n’importe quel garçon a l’air d’avoir été descendu d’une croix », ou encore : « Eros est un sale gosse capricieux ». Or c’est auprès de Samantha, moin bêcheuse que Sacha et nettement plus expérimentée, que Walter fera ses vrais débuts dans la vie qui se vit et s’écrit à la fois comme ça se prononce, sans trop savoir ce qu’il a envie de faire de son existence hors de la rêverie.

    Plus tard il y aura des baisers et le bac, les vacances à jamais incomparables d’après le bac  avec Samantha et les garçons collés l’un à l’autre comme des caramels, la mer aux Saintes et le camping, avant la suite de la vie qui les séparera, c’est sûr.

     

    Tout ce temps d’un lustre juvénile (et c’est le charme intense de ce livre restituant merveilleusement les temps de l’adolescence et de la prime jeunesse), la mélancolie n’aura cessé d’accompagner Walter en douceur, sans lui gâter sa santé. À la fin des vacances il en est là : « Walter rêvasse assis derrière dans la voiture, la tête de Samatha endormie sur son épaule, ce qu’il trouve très désagréable parce qu’il fait très chaud. Il aimerait que les garçons arrêtent de parler. Il aimerait beaucoup être tout seul. Il aimerait aussi pouvoir sortir de sa poche son carnet et son stylo. Il aimerait encore qu’il pleuve. Il aimerait plus que tout être dans un cinéma vide avec de belles images rien que pour lui. Il aimerait mieux encore être ailleurs. Il se demande s’il préfère une histoire de cul avec l’amour dedans, ou une histoire d’amour où il y a du cul. Il s’effraie de tout ce qui tue le désir, il voit bien que ça va très vite, que ça résiste moins bien au temps qu’un tout petit coquelicot sous une averse. Il n’a même pas l’endurance d’un tout petit coquelicot, il ne se redresse plus. Il se sait incapable de transformer le plomb des jours en feuille d’or que le moindre souffle fait vivre, la peau de chameau en peau de chamois, la perte blanche en filet de nacre, le gousset sali en enluminure, le rire cétin en rouge-gorge. S’il avait le courage de ses désirs, il dirait : posez-moi à la prochaine gare,je vais vers le nord, j’ai rendez-vous avec une gare qui va vers la mer ».

     

    Tout ça pour dire que c’est comme ça qu’Helene Sturm écrit, et que c’est l’essentiel. Dans la foulée, Walter s’est encore essayé, après le théâtre et les aphorismes, au genre épistolaire. C’est une autre voie du naturel littéraire, avec sa façon de transformer le plomb en feuille d’or-  mine de rien - , qui fait la qualité rare de ce roman de l’apprentissage au sens léger du terme. On est ici dans la pure ligne de Pfff…, premier roman dont c’est ici le préambule chronologique, à l’époque du premier Nutella et des Craven A, en cet âge dit bête qui est souvent moin con que l’âge adulte - mais là encore Walter nous balance un aphorisme pour la route : « Les préjugés sont souvent des boulets pour l’esprit ». Oh la la, ce que c’est bien dit. Surtout que c’est porté par un style d’une radieuse fluidité, n’était la mélancolie, dont l’érotisme est aussi englobant que nature… 

     

    Helen Sturm. Walter. Joëlle Losfeld, 158p. 

     

  • Ceux qui sont accros

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    Celui qui ne jure que par les mangas / Celle qui est scotchée à son ordi même déconnecté et à vrai dire bon pour la casse /Ceux  qui ont appris par cœur toutes lespubs de la firme apéritive Martini et par exemple: avec Martini, Martini,Martini, le monde entier chante et sourit / Celui qui prise tant les soutifsbverts qu’il en offre à ses amie laboureuses dans le besoin / Celle qui est obsédée par la pureté de la race et ne met donc au monde que de jeune blonds bons à rien  / Ceux qui vont à Assouan chaque année via Louxor où il retrouvent les Pelletier également addicts / Celui qui est tellement absent de Facebook qu’on l’appelle le poisson girafe / Celle que son frère appelait sirène au cours de leurs déambulations au fond de l’étang où il se noya finalement de son plein gré / Ceux qui font partie d’une secte si secrète qu’ils n’en savent rien / Celui qui invoque Dieu comme un produit de nettoyage spécialement performant / Celle qui collectionne les clous tachés de sang / Ceux qui pèchent par cumul de mandales / Celui qui a laissé tomber la sèche pour se concentrer sur les zones humides / Celle qui est tellement attachée à ses domestiques que ça lui fait des marques / Ceux qui se surveillent mutuellement et se dénoncent quand ils dérogent au ramadan / Celui qui trouve inappropriée toute histoire dont il n’est pas le sujet principal et c’est à prendre ou à laisser Madame Cruchon / Celle qu’on dit obsédée alors qu’elle ne prend son pied qu’en cousant des glands aux rideaux / Ceux qui sont si inquiets de l’avenir qu’ils placent toute leur espérance dans l’invention d’un estomac artificiel qui digérera tous les soucis et autres couleuvres avalées au bureau / Celui qui est avide de savoir ce que pensent les filles de lui sur Facebook où il a posté une photo de minaret pour leur donner une idée / Celle qui affirme qu’elle a lu tous les romantiques allemands « à l’époque » /  Ceux qui ont lu jusqu’au bout la double page imbécile de La Tribune de Genèveconsacrée à l’apport littéraire des tweets / Celui qui dit qu’il fait le vide en lui au point qu’on lui voit le fond / Celle qui dit ses quatre vérités à la hotline et se fait vider en quatrième vitesse dans les cinq minutes qui suivent / Ceux qui sont hot sur toute la ligne / Celui qui revient sans cesse à son livre culte consacré aux Animaux et autres plantes du pourtour méditerranéen / Celle qui a pleuré en lisant Les douces années genre manga sentimental / Celui qui t’anvoit une cheminée qui fume pour te dire qu’y pense à toit / Celle qui change les objets de place dans le boudoir de Madame pour se faire remarquer enfin quoi / Ceux qui respectent le Vatican en tant que fisc de Dieu / Celui qui se présente à l’usine de fusils en conformité avec sa passion pour les romans de cow-boys / Celle qui ressemble à une vierge de pierre et ne répond donc rien à Paul quand il lui dit qu’il n’est pas de bois / Ceux qui donnent congé aux nuages genre le soleil revient les gars, etc.

  • Reconnaissance en filiation

     

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    L’humanité profonde de L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi

    C’est un film aux intenses résonances actuelles que L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi, qui brasse les questions de la filiation et de l’identité, de la carence affective et du besoin de reconnaissance, avec une sensibilité à fleur de peau dont procède une vive émotion.

    Un paradoxe d’époque fait que le métissage des races et des cultures, dans notre monde contemporain, aboutit à autant de possibles malentendus que de nouveaux échanges. Il en va de même, sous le signe  de l’émancipation, de l’évolution des relations amoureuses, familiales ou sociales, apparemment plus ouvertes et plus libres, mais souvent marquées par de nouvelles frustrations et autres fractures extérieures ou intimes.

    À l’ère de l’information immédiate et de la communication mondialisée, l’on voit en outre se développer de lancinants sentiments liés à la solitude ou au manque de reconnaissance, accentuant souvent le clivage entre classes sociales et générations.

    Or L’Enfant du soleil de Taïeb Louhichi est tissé de ces thèmes et autres hantises, sans donner jamais dans le film à thèse, de son début abrupt à sa fin ouverte à la réconciliation.

    L’enfant du soleil est à la fois, dans le scénario conçu par le réalisateur lui-même, un livre et un film, impliquant, en abîme, la question du rapport entre fiction et réalité.

    Un écrivain, prénom Kateb  et dans la soixantaine, infirme de son état, a  publié naguère un roman intitulé L’Enfant du soleil, tombé aux mains d’un jeune homme dans la vingtaine, prénom Yanis, qui a cru se reconnaître dans la figure du protagoniste. 

    6.jpgLe roman en question évoque une relation amoureuse typique de l’époque, aussi forte sur le moment que fugace, débouchant sur une séparation, avant la naissance d’un enfant. Or Yanis s’identifie à l’enfant sans père du roman et débarque, un jour, par effraction, dans la maison du romancier  qu’il croit vide, en quête d’une trace. Sans les prévenir du caractère illicite de l’intrusion, Yanis y entraîne ses amis Sonia et Fatou dont on apprendra, par la suite, qu’eux aussi ont des raisons de se sentir « orphelins ».  Où cela se corse, c’est lorsque Kateb, dans sa chaise roulante, surprend le joli trio en train de profiter des aises de sa belle maison de La Marsa, entre fringues et victuailles…

    Grand seigneur intrigué par les motivations réelles du véhément Yanis, Kateb va découvrir en celui-ci une sorte d’incarnation de son « fils » romanesque, sorti de sa fiction pour lui réclamer des comptes et l’associer, plus tard, à une quête qui implique ses relations avec son propre paternel.

    L’enfant du soleil, sans démonstration, montre une situation à la fois banale et significative des temps actuels, fondée ici en vérité humaine par le truchement de personnages crédibles et attachants. Sans entrer dans trop de détails, en jouant de flashes-back elliptiques pour expliciter tel ou tel parcours, Taïeb Louihichi montre ainsi, face à un sexa au beau visage boucané par la vie, trois jeunes gens d’aujourd’hui avec leur culture spécifique et leur révolte, leur fragilité et leur honnêteté.    

    1654151_10203641998677376_5248805805372001882_n.jpgYanis (campé avec une intensité vibrante par Mabo Kouyaté) incarne par excellence, sous les dehors du DJ à la coule, le jeune homme en manque de père et de famille, formant avec Sonia (Sarra Hanachi) et Fafou (Mohamed Mrab ) un trio mimétique dont les deux personnages secondaires restent esquissés, alors que l’essentiel de la tension se concentre entre Yanis et Kateb, superbement incarné par Hichem Rostom.

    D’abord confiné dans le huis-clos élégant de la villa du romancier, dont la collection de tableaux et les beaux objets illustrent la culture raffinée, le film s’ouvre ensuite au pays alentour et à la nature – à la mer surtout dont la présence est immédiate, dans les premières séquences du film, et récurrente tout au long de celui-ci.

    Modulant la narration  par le jeu d’images limpides,  de plans explicites et de cadrages appropriés (signés Nara Keo Kosal) à l’approche très sensible des protagonistes, de l’initiale colère à une croissante tendresse, le réalisateur, sur le fond bruité ou mélodique voire hautement lyrique de la (magnifique) bande sonore d’Irmin Schmidt, impose sa musique d’auteur, au propre et au figuré : musique des visages scrutés en plans serrés, bénéficiant de la présence irradiante de Mabo Kouyaté et Hichem Rostom. Musique des paysages aussi, d’un cimetière marin aux collines douces de l’arrière-pays. Musique de la musique elle-même, avec la scène-clef opposant-unissant le hip hop de Yanis et la soudaine incantation de Kouyaté Sory Kandia, tirée de L’épopée du Mandingue, sous le signe unificateur d’une Afrique identifiée (plus qu’identitaire) et reconnue,aimée, dont témoignait déjà L’Ombre de la terre du même Taïeb Louhichi.

    Unknown-1.jpegAutant dire que, sous les dehors d’un film populaire-de-qualité qui peut séduire tous les publics, le réalisateur tunisien parvient à  signer une œuvre d’auteur aux résonances profondes, où la réflexion et l’expression artistique se fondent en harmonie. Unknown-2.jpeg

  • Concert de voix

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    À propos de Trio pour violoncelle seul d’Hubert Auque.

    Un bel hommage romanesque à Pablo Casals.

     

    La figure doublement admirable de Pablo Casals, immense violoncelliste et résistant au fascisme doublé d’un pacifiste résolu, a déjà suscité maints ouvrages, d’ailleurs cités à la fin de celui-ci.

    Or le roman d’Hubert Auque, auteur français d’origine catalane qui publia son premier livre en Suisse romande (prix Georges Nicole 1991) a cela de particulier, d’intéressant et d’attachant, qu’il module les approches du musicien, et de la musique en général, en multipliant les point de vue de trois personnages qu’on pourrait dire le Vieux Maître, l’Amateur éclairé et la Jeune Soliste prodige.

    Casals03.jpgPlus précisément, les trois voix alternant dans le roman sont celles de Manuel (Manel en catalan, dont l’auteur souligne volontiers la nuance), prof de littérature dans la cinquantaine vénérant Pablo Casals en lequel il voit même, éthiquement parlant, une sorte de père de substitution ; Ana sa fille de quinze-seize ans, qui vit la musique de tout son être, au dam de sa sœur railleuse qui se croit la seule artiste de la famille, et en relation quasi fusionnelle avec Giogio - son violoncelle valant le prix de trois voitures du type de celle de ses parents – et se préparant à une probable grande carrière, non sans humilité travailleuse et avec une sorte de candeur qui lui fait dire, par exemple, qu’elle ne peut jouer bien que lorsqu’elle est amie avec elle-même ; enfin, hors d’âge et pourtrant très présent, Pau lui-même, dit Pablo, parlant du ciel avec un œil sur la jeunote, évoquant tantôt sa très longue vie (il est mort à 96 ans en 1973) et tantôt s’interrogeant sur la nature de la musique, nos relations avec celle-ci (Franco aimait-il lamusique ?) ou son sens profond.

    « J’ai voulu croire », dit ainsi le vieil ange, « croire en la part divine de la musique, cette part qui nous élève hors de l’emprise du quotidien. La musique n’est que peu si elle n’est que belle à écouter ; sa valeur essentielle est de nous transformer. Ce fut depuis mon plus jeune âge mon credo ».  

    Dans la foulée, nous apprenons, par Manuel l’érudit, qu’à douze  ans déjà Pau « cassa » certaines pratiques figées, dans la technique du violoncelle, pour en élaborer une nouvelle ensuite admise dans le monde entier. Or, près d’un siècle plus tard, Manuel constate que sa fille Ana cherche elle aussi de nouveaux doigtés sur son violoncelle, et développe une relation toute personnelle avec ledit instrument. Alors le père de comprendre que, quitte à contrarier le professeur, il a meilleur temps de la laisser faire à sa tête, qu’elle a aussi dure que sûre. Ainsi lui lance-t-elle crânement, quand il évoque sa future carrière de soliste, que jamais elle n’enregistrera ni ne se pavanera en « robe tralala ».

    Bien ancré dans les lieux où Casals a vécu lui-même, notamment à Prades en Catalogne, le roman entremêle plusieurs thèmes (la ferveur de l’amateur et ses limites, le don, le travail, la relation entre existence et vie artistique,etc.) dont celui de la filiation, plus spirituelle que biologique évidemment, est central.

    Georges Enesco dit quelque part que Jean-Sébastien Bach nous prouve que l’homme est« capable du ciel », et c’est aussi ce qu’on peut se dire en écoutant Pablo Casals jouer les Suites du même Bach. 

    Mais le mérite du roman d’Hubert Auque, bien arrimé à la trame biographique de Pablo Casals, sans encombrement documentaire pour autant, tient à rappeler aussi les composantes « militantes » de la vie de ce résistant antifasciste indigné par la complaisance des nations européennes à l’égard de la dictature franquiste après avoir refusé de jouer en Allemagne nazie.

    Enfin, sans tomber dans le fétichisme, Hubert Auque souligne l’importance cruciale de l’instrument lui-même (le « Matteo Goffriller »  dont Ana aura finalement l’autorisation de jouer par le truchement de Marta Casals), évoqué comme un véritable être vivant et vibrant – mais qui ne vit et vibre que sous certains doigts ! Ainsi Manuel, à jamais privé de « grâce », ne pourra-t-il « faire chanter » l’instrument en question, contrairement à sa fille.

     

    Cependant, l’amour de la musique, autant que l’amour de la vie ou des gens, ne se borne pas à une affaire de « don », même si celui-ci reste rare. De fait, un musicien surdoué peut n’être qu’un cœur sec. Or Manuel à sa façon désintéressée, autant que sa fille, Pablo le généreux ou l’auteur lui-même, semblent-ils également capables de ce qu’on appelle l’intelligence du cœur.

     

    9782970088356_w150.jpgHubert Auque, Trio pour violoncelle seul. Editions Pierre Philippe, 173p.

     

    (Hubert Auque sera présent au Salon du Livre de Genève, ce samedi 3 mai, pour dialoguer avec JLK sur le thème de l’Ailleurs en littérature. Scène suisse, à 18h.)   

     

  • Pour l'exemple

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    À propos de L’Exécution du traître à la patrie Ernst S.de Richard Dindo (avec Niklaus Meienberg). 1976. Vu au festival Visions du réel 2014.

     

    Réflexion sur l'épaisseur du réel. 

     

    C’est une histoire à la fois triste et lamentable que celle d’Ernst S. Triste à mourir, puisque ce jeune écervelé y a laissé sa vie. Et lamentable par tout ce qu’elle révèle : la misère d’une certaine Suisse sous la Crise, l’inégalité des chances à la base d'une pauvre vie, le désarroi affectif et la dérive sociale d’un jeune révolté marginal, la provocation d’une tête brûlée  et sa punition « logique » en temps de guerre. 

     

    Une nuit de 1942, dans une forêt de la région de Saint-Gall, Ernst S. fut fusillé par ses camarades de régiment qui n’arrivèrent même pas à l’achever d’une salve, le coup de grâce lui étant donné par leur officier. Le récit de cette scène affreuse, sur les lieux de l’exécution et de nuit, par l’un des membres survivants du peloton d’exécution  constitue l’un des moments les plus dramatiques du film de Richard Dindo, dénué par ailleurs de tout pathos. Confronté à l’inéluctable, Ernst S.  parut « abattu », selon le témoin. Longtemps, cependant, il n’avait pu concevoir que sa « connerie » l’amènerait effectivement devant le peloton. Seulement voilà : on était en temps de guerre, la Suisse était encerclée par les puissances fascistes, le Général Guisan (notre« père » à tous) avait enjoint le pays de serrer les rangs et lui-même, selon toute probabilité, aurait refusé la grâce au jeune imbécile. Or celui-ci avait, pour sa part, refusé de signer le recours en grâce que lui avaient préparé ses frères catastrophés. Bravache, il n’avait rien à demander à ces « connards » d’en haut…

     

    Dans le film de Richard Dindo, l’histoire lamentable d’Ernst S. est d’abord celle d’une certaine Suisse à une certaine époque, incarnée par la famille des S., paysans pauvres et chômeurs de la région de Saint–Gall, non loin d’Abtwil. Chômeurs à cette époque: autant dire « feignants » selon la bonne société. Or, marqué par la mort prématurée de sa mère, mal encadré, rebelle rêveur, gai comme un pinson à ce que tous se rappellent, préférant la trompette et le chant au travail à l’école puis à l’usine – enchaînement social fatal en ces lieux -,Ernst n’en fera jamais qu’à sa tête avant de se retrouver, la guerre advenant, sans travail et survivant d’expédients en dépit des conseils de ses frères.C’est alors que le joyeux drille, révolté contre « ceux de la haute »mais sans aucune conscience politique cohérente (au désespoir de son frère aîné engagé dans le mouvement ouvrier zurichois), trouvera malin de monnayer de minables renseignements à des agents du consulat allemand avant de leur livrer, contre une somme plus conséquente (pour lui !), quatre grenades chapardées dans un dépôt de munitions. Et de se vanter dans les cafés de ce qu’il appellera lui-même une « connerie ». Jusqu’à la dénonciation d’un voisin et son arrestation, en 1941, son procès et sa condamnation à mort, à laquelle il ne croira qu’à la toute fin…

     

    Claude Lanzmann a parlé, à propos de Shoah et de l’interprétation faite de comportements ou d’événements survenus en une autre époque, de l’ " épaisseur du réel" , constituée part outes les données concrètes, complexes et contradictoires, d’une situation humaine que nous peinons à démêler et comprendre avec le recul du temps.

    Des années durant, les années de la « mobilisation », en Suisse, ont étéidéalisées, comme si la paix du pays présumé neutre  découlait de la protection divine etde la seule détermination du Général et de son armée mobilisée aux frontières.Dans notre enfance, ce fut la version officielle, d’un pays tout entier opposéà « ce fou d’Hitler ».

     

    Puis,de cette idéalisation mythique, l’on bascula dans une croissantedémystification, parfois jusqu’à l’outrance. Il y a quelques années encore, unejournaliste pouvait écrire, dans LaTribune de Genève, que la Suisse avait collaboré avec l’Allemagne dans samajorité. Ce qui est, objectivement, d’une évidente malhonnêteté. La vérité estbeaucoup plus nuancée, que de multiples rapports, recherches, enquêtes ettémoignages ont documenté ces quarante dernières années, avec autant de« révélations » nouvelles que de polémiques.

     

    Aucinéma, un très remarquable travail a été accompli par 13 réalisateur, àl’enseigne de L’Histoire c’est moi,rassemblant 555 témoignages sur ce que fut le quotidien de l’histoire suissependant cette période, réunis en 4 DVD. La collection, dirigée par Frédéric Gonseth, date du début de ce nouveau siècle. Elle revisite, sous tous les aspects, cette fameuse épaisseur du réel. Or le film de Richard Dindo avait frayé, le premier, cette voie dès le milieu des années 1970 où certaines vérités n’étaient pas encore bonnes à ditre. D’où le scandale qu’il provoqua à sa sortie dans certains milieux politiques et économiques directement visés…

     

    L’épaisseur du réel est travaillée, dans L’Exécutiondu traître à la patrie Ernst S.,  par la voix des gens. Le journaliste et écrivain gauchiste Niklaus Meienberg documenta, initialement, la trajectoire personnelle, familiale et sociale, d’Ernst S. comme en témoigne l’un de ses fameux Reportages en Suisse traduits chez Zoé en 1975. Dans la foulée, le film de Richard Dindo, où la contriubition de Meienberg se borne au commentaire, va plus loin en ce qui concerne, précisément, l’épaisseur du réel.

    Cette dimension est restituée par le jeu des images d’archives d’époque où se déploie, notamment,le langage stéréotypé de la propagande de guerre, en contraste avec les témoignages de gens des divers milieux sociaux, proches parents ou connaissances du jeune Ernst, qui construisent peu à peu le portrait « en creux » de ce rebelle sans cause rêvant de devenir comédien après avoir consacré ses petites économies à des cours de chant, puis s’imaginant qu’en Allemagne il trouvera une situation sociale plus favorable que dans la ville de Saint-Gall, plus marquée par le clivage  des classes qu’à Zurich.

     

    c2870e1d42.jpgAu fil des témoignages, avec l’apport majeur de l’historien Edgar Bonjour, dont le rapport monumental éclairera  ces années de manière décisive - quoique jugée insuffisante par la suite -, l’on voit apparaître, en violent contraste, le côté presque dérisoire de la « connerie » du jeune Ernst, par rapport aux positions et propositions  de certains notables hauts placés et autres ministres  appelant à la soumission à l’Allemagne. 

    Explicitement, le film désigne  des conseillers fédéraux et hauts gradés (un Minder, un Pilet-Golaz ou un Wille), ainsi que les signataires d’un Appel réunissant 200 noms, également favorables à une forme de collaboration, ou tel marchand d’armes (Bührle père pour ne pas le nommer)  poursuivant tranquillement son commerce avec l’Allemagne nazie, comme bien d’autres industriels d’ailleurs. Or il faudra la vox populi pour en juger, par la voix d’un menuisier faiseur de cercueils qui a bien connu Ernst S. et qui conclut ici que les « petits » sont toujours les premiers pendus, sans que le  les « grands » soient jamais  inquiétés. 

    C’est exactement ce qui se passe dans le proche entourage d’Ernst S. qui subira les séquelles de l’opprobre « national » lié à la condamnation et à  l'exécution, quand son frère Karl, petit paysan contraint de vendre son exploitation à un riche patron d’usine local, se retrouve veilleur de nuit dans la fabrique de celui-ci, lequel, durant toute la guerre, a fait de bonnes affaires avec l’Allemagne alors que son fils s’engageait dans la Waffen SS…

    Du point de vue du cinéma, l’épaisseur du réel est rendue, dans L’Exécution du traître à la patrie Ernst S., par le truchement d’une construction intégrant admirablement les lieux, de la forêt qu’on retrouve au début et à la fin du film, aux paysages campagnards ou urbains plombés par une  sorte de grisaille atmosphérique générale, âpre et juste adoucie par les visages et les voix de ceux qui parlent. Tant par les cadrages, rigoureux mais très maîtrisés quant à l’esthétique, que par le montage, le film « parle » beaucoup,enfin, par les seules images accordées, une fois encore, au poids et à l'épaisseur du réel.       

    images-9.jpegRichard Dindo au Festival Visions du réel

     

    Ce mercredi 30 avril, le réalisateur donne sa « masterclass » à l’Usine à gaz, dès 10h du matin. 

     

    À la base de cet atelier : la présentation du dernier film du réalisateur, relevant plus de la fiction que du documentaire, à partir du roman de Max Frisch Homo Faber. Deux mots à ce propos, puisque Richard Dindo m’a fait l’amitié de me transmettre une copie de l’ouvrage en version française.

     

    À mon goût, c’est le plus beau film de l’auteur, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a  trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie  inspirée de part en part. Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a  restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de se splus beaux livres.

    Remise du Sesterce d’or Maître du Réel au réalisateur suisse Richard Dindo, ce 29 avril 2014.

     « Honorer Richard Dindo, c’est honorer un réalisateur unique et indépendant du cinéma contemporain qui sait parler à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur » a souligné Luciano Barisone, directeur du Festival. Il a notamment expliqué que le Festival était particulièrement fier de pouvoir décerner ce premier Prix Maître du Réel à l’un des plus célèbres réalisateurs de documentaires de Suisse et d’Europe dont la filmographie compte 34 films. En parallèle à la projection de 5 de ses films documentaires durant le Festival, Richard Dindo donne une leçon de cinéma ouverte au grand public le 30 avril, à 10h à l’Usine à Gaz (www.visionsdureel.ch/film/f/masterclass-richard-dindo). En marge du festival, la Cinémathèque suisse de Lausanne organise une rétrospective de ses films, du 1er au 31 mai.

     

  • Visions du réel 2014

    10250257_778435372175709_8748155423910005021_n.jpgDu 25 avril au 3 mai, à Nyon, le Festival international Visions du réel, qui fête ses 45 ans d’existence et sa vingtième année sous cette appellation, propose un aperçu très substantiel du cinéma mondial documentaire. 

     

    On l’a dit et répété : le cinéma de non-fiction n’est plus le genre mineur qu’il fut souvent, didactique ou simplement illustrait. « L’intérêt du thème n’est qu’un des critères de notre sélection », nous disait ainsi Luciano Barisone à son arrivée aux commandes, en 2010. Depuis lors, le festival piloté jusque-là par Jean Perret, a connu un regain de fréquentation de quelque35%.

     

    L’édition 2014 s’annonce riche, avec 175 films de toutes provenances, trois leçons de cinéma données par les« maîtres » Pierre-Yves Vandeweerd, Ross McElwee et Richard Dindo, sous forme d’ateliers, un Focus sur la Tunisie combinant la projection de 15 films récents et un programme d’aide à la création. 

     

    En outre, nouveauté cette année: la section Grand Angle qui propose le meilleur des films documentaires présentés dans d'autres festivals internationaux importants.

     

    Pour mémoire et en deux mots, rappelons que c’est en 1969, dans le tumulte post-68, que le Festival du film documentaire s’est implanté à Nyon sous la direction de Moritz de Hadeln. C'est à Nyon qu'il fut alors  possible de découvrir la production documentaire des pays del'Est, comme celles de tant d'autres cinématographes, sans oublier les productions suisses, qui s'imposaient pour leurs qualités thématiques et esthétiques. C'est aussi à Nyon que les diverses luttes pour les indépendances ont trouvé un écho:des pays du tiers monde à l'émancipation de la femme, en passant par la libération sexuelle. 

     

    En 1985,  la première vague étant retombée, la manifestation connut un second souffle sous l’impulsion de Jean Perret, devenant alors Visions du réel.

     

    images-9.jpegInitiative à saluer entre autres innovations pour cette nouvelle édition 2014: la fondation du Sesterce d’or, nouveau trophée créé par le sculpteur Bernard Bavaud et qui récompensera les grands prix et d’autres distinctions honorifiqes  Ainsi Richard Dindo recevra-t-il  le premier Sesterce d’or Prix Maître du Réel (!)  attribué depuis cette année à «un cinéaste du réel de renommée mondiale». Une rétrospective de cinq films est programmée et le réalisateur zurichois animera un atelier lié à Homo Faber, de Max Frisch,l’œuvre sur laquelle ce passionné de littérature travaille actuellement.

     

    Ma sélection perso pour ce premier jour :

     

    Richard Dindo, L’exécutiondu traître à la patrie Ernst S. Avec Niklaus Meienberg, 1976. 1h.39. Sallede La Colombière, à 14h.

    Pour ceux qui ne l’auraient pas encore vu, ce film,très controversé à sa sortie, fait toujours date du point de vue historico-politique, et d’abord critique, autant que les Reportages en Suisse de Meienberg. J'y reviendrai plus longuement...

     

     

    6_334286bf62.jpgOlfa Chakroun et Dionigi Albera. La maison d’Angela, 2012. Focus Tunisie. Salle communale, 14h. 

    Moyen métrage plein de sensibilité, ce film a ledouble mérite de documenter l’évolution d’un lieu mythique, La Goulette,caractérisé par son doux mélange de cultures et de confessions, autant quepar  sa convivialité populaire,aujourd’hui menacé par le béton et tous les nivellements ; cela vécu danssa chair et son âme par Angela, qui se raconte en vérité, désarroi et colère.La projection  principale est réservée à L’opposant, d’Anis Lassoued, évoquantl’entrée en politique de Mohamed, diplômé supérieur mais sans emploi, commetant de ses concitoyens. Je n’en dirai pas plus n’ayant pas vu le film.

     

     

    Nadia El Fani, Laïcité Inch Allah, 2011. Focus Tunisie

    Capitole 2, 16h.30.

    Pratiquant l’attaque frontale, Nadia El Fani s’en prend à un tabou religieux durant sa célébration de 2010 : le ramadan. A Tunis, au marché, dans les cafés, sur une terrasse de Sidi Bou Saïd, elle interpelle les gens et débusque l’hypocrisie ambiante de ceux qui font semblant. Film militant dont la révolution accentuera l’impact, jusqu’à sa projection marquée par la violence des islamistes, Laïcité Inch Allah m’a un peu gêné, pour ma part, du fait de son agressivité très rhétorique et plus encore de sa forme jetée. Comme on le verra avec les autres films du Focus Tunisie (à commencer par La Maison d’Angela), le réel tunisien peut être approché plus finement et avec d’autres nuances. Du moins la réalisatrice a-t-elle "cassé le morceau", avec un courage impressionnant.   

     

    Pour le reste du programme, le site du Visions duréel et son profil Facebook sont in-con-tour-nables…

    www.visionsdureel.ch

  • Ceux qui comptent jusqu'à trois

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    Celui qui estime qu’un chemin vers la pensée polyvalente est encore ouvert / Celle qui préfère le Tiers réel au tiers exclu / Ceux qui mettent les nuances / Celui qui ne saurait confondre les nuances de gris avec le dégradé médiocre de la grisaille pseudo-érotique d’une série imbécile à succès logique vu que l’imbécile pullule / Celle qui a visité l’Île en noir et blanc avant de hisser les couleurs / Ceux qui déjouent la terreur de l’alternative / Celui qui a inventé le Purgatoire pour pallier l’hystérie des extrêmes / Celle qui n’a jamais vu aucun charme à l’éventualité d’une second life / Ceux qui croient qu’on peut dompter le feu prophétique sans l’éteindre ce qui serait dommage on est bien d’accord les gars/ Celui qui trouve que l’Eglise athée manque autant de couleurs que le culte protestant ou musulman / Celle qui a toujours trouvé niaiseux le culte jacobin de l’Être suprême /  Ceux qui pratiquent une herméneutique de type humoristique en sorte de détendre l’atmosphère et de pimenter l’insignifiance ambiante / Celui qui se casse une côte en loupant le 666e échelon de l’échelle montant au Surhomme / Celle qui conçoit le monde en paliers distincts avec échelle de service en cas de feu ou d’évangélistes à la porte / Ceux qui constatent les ravages du nivellisme sur Twitter et Facebook aux heures de pointe à savoir tout le temps / Celui qui ne voit d’échappée que dans le médian poreux / Celle qui rappelle (avec Paul Celan) que la poésie n’impose pas mais s’expose en quoi elle renonce à l’autorité écrasante du mot /  Ceux qui reconnaissent n’entendre que du vent et composent pourtant des vers / Celui qui pratique l’humour contre tout ce qu’on dit éminent en quoi il retrouve la culture juive du commentaire qui fait qu’où il y a deux talmudistes il y a trois opinions / Celle qui rappelle au chauffeur de taxi Avraham que l’humour est une école de la  polyvalence après lui avoir laissé le choix entre trois mêmes destinations / Ceux qui ont toujours pratiqué le décentrage avant d’en venir à la vision panoptique / Celui qui craint l’humour fauteur de multilatéralité propre à démobiliser Billancourt / Celle qui zappe les passages bibliques où Dieu fait vraiment trop vieux facho / Ceux qui montrent un « cordial esprit de conciliation » qui va faire bientôt de la Terre entière un jardin convivial style Facebook où je t’envoie ce matin une photo de mon amie jonquille et te remercie d’exister Fernande et t’envoie via youtube une version de l’Hymne à la joie par Clayderman au pianola, etc.

  • Ceux qui filent doux

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    Celui qui exorcise le monde « tout drapeau » / Celle qui fuit le mec à kalache / Ceux qui récusent les barbes à sacrifices / Celui qui affronte l’esprit boutique / Celle qui couperait bien les têtes « farcies de foutaises » mais sa religion le lui interdit / Ceux qui n’ont plus de souffle à claironner trompette / Celui qui ne trouve point de grandeur au Kolossal / Celle qui déjoue la ruse du faucon maquillé fauvette / Ceux qui de rap en rapine ne répètent que tribu ! tribu ! / Celui qui pour tribu de fer se bat contre tribu d’osier / Celle qui n’est plus que spasme / Ceux qui sont nés pour la gangue / Celui qui devient marteau sous maître / Celle qui s’exclame : suffit le chant ! au sanglier mélo / Ceux que le cri strangule sous cravate fantaisie / Celui qui se résume à cocarde / Celle qu’embarrassent les soldats à sabots et denture intacte / Celui qui se retient à la cascade / Celle dont l’enfance expire dans les abois / Ceux qui fuient par le ciel / Celui qui se trisse en douceur / Celle qui tisse sous le boisseau / Ceux qui s’interdisent de regarder tout ça / Ceux qui se rincent l’œil au sang des autres / Celui que le vide sous les masques ne porte pas au vertige / Celle que son ennui n’ennuie plus même le dimanche ou le lundi de Pâques / Ceux qui connaissent la paix des sabres / Celui qui a la suffisance de l’arme / Celle qui oppose sa douceur à la faiblesse / Ceux qui ont langue de fer plus que de bois / Celui qui tisse au fil barbelé / Celle qui saigne d’avoir baisé la lame / Ceux qu’on a réduit à moins que ça / Celui qui se réveille requin dans l’étui à sequins / Celle qui piaffe d’incontinence / Ceux qui se disent esclaves du péché mais c’est exagéré du point de vue des Red Hot Chili Peppers / Celui qui répète « moi !, moi ! moi ! » en invoquant le partage / Celle qui écrit sous le manteau et même parfois sans string / Ceux qui taxent d’insignifiance tout ce qui ne ramène pas à leur premier roman plein de majuscules / Celui qui chante sa peine à ne pas accéder à la Business Class / Celle qui gerbe au goûter dînatoire du Club Positif / Ceux qui n’admettent point que tout durcisse / Celui qui déconseille l’usage du couteau-papillon en course d’école / Celle qui enjambe le cercueil du savoir / Ceux dont le regard reste soft devant la hardeuse / Celui qui va pour calmer le tsunami / Celle qui se dit voyante et voit en effet plus loin que les nez des casques bleus / Ceux qui sont chair de votre chair à canon / Celui qui est né pacifiste et l’a oublié par la suite mais on l’a enterré catholique alors de quoi se plaindrait la fille souverainiste de l’évêque /  Celle qui voit la plaie d’être homme se refermer / Ceux qui se rappellent les « grandes fauchées » préludant à la destruction massive décidée selon l’Axe du Bien / Celui qui déconseille l’usage de la machette aux ados des deux camps / Celle qui aime les douceurs et le cunilingus platonique de Michel Onfray / Ceux qui voient partout la force et la détresse vissée dedans mais les boîtes à outils manquent en Syrie et dans les territooires occupés /  Celui qui répète que vertu guerrière n’est pas vice avec les félicitations de divers archevêques et autres imams citant sourates et versets bibliques à l’envi /Celle qui voit les thons rouges déserter les eaux polluées par les Japonais et autres nations civilisées / Ceux qui forgent un métal aussi dur que celui de leur queue selon leurs affirmations à vérifier / Celui qui n’a plus le temps de le prendre à ce qu’en dit sa secrétaire elle-même en réunion sur le lit d’à côté / Celle qui accède enfin à  la Bonne Colère genre le Christ sort de ses gonds à la supérette de Notre-Dame / Ceux qui lisent volontiers des romans où les femmes en chient / Celui qui a le front de guerre et le cul pincé / Celle qui panse les mitrailleuses dans le hangar aux grands blessés / Ceux qui vont enterrer le porte-avions avec les honneurs / Celui qui constate que même l’air est devenu social-démocrate / Celle qui invoque la pureté de sa race pour dégommer la voisine aux carlins douteux / Ceux qui pendant tout ce temps n’ont cessé de contempler le Temps coulant « semblableà une interminable enfance », etc.

     

    (Cette liste n’as pas été inscrite en marge de La Marche dans le tunnel de Michaux, son indéniable source d’inspiration, vu que les marques au stylo sur le papier bible de La Pléiade font désordre même  en Suisse profonde) 

    Peinture: Robert Indermaur

  • Jean Ziegler l'octogénéreux

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    Jean Ziegler fête, aujourd'hui, son 80e anniversaire. l'occasion de découvrir La face méconnue d'un grand intellectuel, communiste et croyant,  qui fait honneur à la Suisse. 

     

    Qui est Jean Ziegler au fond ? Je me le suis demandé des années durant, avant de le rencontrer et de fraterniser autour de livres et de lettres que nous avons échangés, d'indignations et de passions partagées.      

    zap07.jpgDans une première biographie sympathique, Jürg Wegelin, ancien élève du prof de sociologie mais pas complaisant pour autant, a retracé les grandes lignes de la trajectoire du fils de sage famille bernoise entré en rébellion contre son père, "adopté" à Paris par Jean-Paul Sartre et devenant l'un des phares du tiers-mondisme et le critique radical de son pays "au-dessus de tout soupçon". L'engagement de l'intellectuel, le travail du député, le fracas des livres, les procès, la famille: tout y était, ou presque.   Car la question subsiste : qui est Jean Ziegler "au fond", et quel est le noyau de sa personne ? Or il me confia, un jour, ce qui représente le noyau de la vie selon lui. À savoir: Dieu.  

     

    Parce que  Jean Ziegler croit en Dieu. Cela pourrait étonner, chez un sociologue gauchiste qu'on imagine matérialiste à tout crin, mais c'est comme ça: Jean Ziegler est croyant. Et comme je lui demande ce qu'il répondrait à un enfant l'interrogeant sur la nature de Dieu, il me répond sans hésiter: l'amour.

     

     Avant de préciser: " L'amour qui est en chacun de nous. Dans le Galilée de Brecht, l'assistant de l'astronome lui demande devant la nouvelle carte du ciel: mais où est Dieu ? Alors Galilée de lui répondre: "En nous, ou nulle part". Du même coup, cela scelle notre destin commun. Comme disait Bernanos: "Dieu n'as pas d'autre mains que les nôtres". Dieu existe au-delà de tout, mais sur terre il agit à travers nous: c'est une conviction qui m'habite depuis longtemps et qui ne cesse de se renforcer. L'humanisation est en cours, même si nous vivons encore dans la préhistoire de l'homme où l'exploitation, la concurrence effrénée, l'écrasement du pauvre dominent. L'amour s'oppose à cette logique, constituant le moteur même du capitalisme, pour lui substituer des valeurs de complémentarité et de solidarité".

     

     Position chrétienne, à l'évidence. Mais comment expliquer que ce fils de juge bernois calviniste se soit converti au catholicisme après avoir claqué la porte de la maison ?

     

    " C'est une décision qui date de mes jeunes années à Paris, explique-t-il alors.  Quand  j'ai commencé d'étudier sérieusement le marxisme. Or s'il respecte la religion pour son rôle social, Marx n'en perçoit pas la profondeur. À la même époque, j'ai trouvé des réponses plus satisfaisantes aux questions existentielles que je me posais auprès du Père jésuite Michel  Riquet, ancien résistant, déporté à Mauthausen et Dachau. Si je suis resté communiste, je garde aussi une foi profonde, quoique traversée de doutes. Mais je déteste  le Vatican et le faste indécent dans lequel se complaît sa gérontocratie. Quand je pense aux  richesses inestimables accumulées à Rome  et à tout ce qui  pourrait être fait pour soulager  la misère du monde, je me dis qu'il y a là plus que de l'hypocrisie: une vraie monstruosité  ! C'est dire que je me suis toujours senti plus proche de "l'église invisible". Comme le disait Victor Hugo: "Je déteste toutes les églises, j'aime les hommes, je crois en Dieu."

     

    ZieglerFils.jpgEt les enfants là-dedans ? "Je suis comme les Africains: je ne les nomme pas !", s'exclame d'abord le père de Dominique, né en 1970. Et pourtant: "La naissance de notre fils a été comme le premier matin du monde. Ensuite, j'ai craint qu'il ne me traite comme je l'ai fait avec  mon père, par le rejet. De fait je ne supportais pas les non-réponses de celui-ci, quand je lui désignais telle ou telle injustice et qu'il me répondait qu'on ne pouvait rien faire. Cela me révoltait. Avec mon fils, comme j'avais une totale mauvaise conscience par rapport à la double vie que je menais, entre sa mère que j'aimais toujours et ma deuxième femme  Erica, qui est pour moi la passion absolue, je l'ai emmené avec moi dans mes voyages, dès ses 11, 12 ans et lui ai fait rencontrer toute sorte de personnages, de Thomas Sankara aux leaders cubains, entre beaucoup d'autres. Sa première pièce, Ndongo revient, est directement inspirée par un voyage que nous avons fait au Togo"...

     

    Ziegler07.jpgPère et grand-père, l'infatigable pèlerin qui a été désigné, en 2000, comme rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, a été confronté maintes fois à l'enfance malheureuse. Mais comment a-t-il vécu cette déchirure  ? Alors l'homme de coeur de conclure en homme de foi:  "Bernanos dit qu'il ne faut jamais regarder la misère du monde sans prier. Durant  les missions que j'ai menées autour du monde, je me suis forcé à ne jamais penser à nos petits-enfants:  je me suis entraîné, véritablement, à l'altérité"...  

     

     

     

    Biographie

     

    19 avril 1934 - Naissance de Hans Ziegler à Berne. Il grandit à Thoune.

     

    1956 - Déménagement à Paris. Etudes de droit et de sociologie à la Sorbonne. Fréquente Jean-Paul Sartre qui le pousse vers l'Afrique.

     

    1957 - Premiers longs voyages au Proche-Orient et dans les pays du Maghreb.

     

    1965 - Mariage avec Wédad Zénié.

     

    1970 - Naissance de Dominique Pascal Karim.

     

    1976 - Parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon. Affrontement autour de sa nomination au poste de professeur, confirmée en 1977 par le Conseil d'Etat.

     

    1990 - Parution de La Suisse lave plus blanc. Hans Kop l'attaque en justice. Neuf procès suivront en 1997.

     

    1997- Mariage avec Erica Deubler-Pauli.  Parution de La Suisse, l'or et les morts.

     

    2000 - Rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation.

     

     

     

    De la vie:

     

    "Chaque matin est une merveille renouvelée, avec le sentiment d'être extraordinairement privilégié, qui nous responsabilise en même temps.

     

    De la mort

     

    "Quant à la pensée de la mort, elle est d'abord liée pour moi au  sentiment panique de la fuite du temps. Comme disait Ramuz: "C'est parce que passe que tout est si beau". Et ce sentiment que tout passe ravive le regret de n'avoir plus le temps de guérir les blessures qu'on a causées. Aussi tout s'accélère avec l'âge. La mort est à la fois le total inconnu et peut-être la porte vers un bonheur plus grand encore"...

     

     

     

  • La mort du Patriarche

    Avec « Gabo », génial auteur de Cent ans de solitude,  disparaît le dernier  monstre sacré de la littérature mondiale.

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    Incroyable mais cette fois vrai : Il est mort le poète. Gabriel Garcia Marquez a finalement été rattrapé ce 17 avril par la camarde en son domicile de Mexico, à l’âge de 87 ans. De son propre aveu, celui que tout le monde appelait affectueusement « Gabo », incarnant par excellence la vitalité, n’avait jamais pensé à la mort avant la soixantaine.« Jamais je n’avais eu le temps d’y réfléchir. Et voilà, bang ! Merde, on ne peut pas y échapper ».

    En 1999, pourtant sa personnelle « chronique d’une mort annoncée » avait été marquée par la révélation de son cancer. Du coup, les chroniqueurs du monde entier y étaient allés de leur hommage, ensuite rangé au « frigidaire ». Farceur de « Gabo » ! Lui qui adorait les affabulations et les fausses pistes biographiques, aurait sûrement apprécié les éloges posthumes de ses congénères.

    Des dithyrambes, il avait d’ailleurs l’habitude depuis longtemps. Lui qu’un Pablo Neruda, grand poète chilien « nobélisé », avait comparé à Cervantès -  trop peu reconnu de son vivant -, le fut mondialement dès la parution de Cent ans de solitude, en 1967.   À vrai dire, aucun écrivain de la deuxième moitié XXe siècle n’a connu un tel succès,à la fois populaire et littéraire, comparable à ceux de Dickens ou de Victor Hugo, avec l’éclat médiatique contemporain des stars du cinéma ou du rock. À l’instar de ceux-ci, logique du système oblige ! il lui sera arrivé d’exiger un tarif de 50.000 dollars pour une demi-heure d’interview. Enfin, l’ensemble de ses livres se vendit à plus de 50 millions d’exemplaires, traduits dans presque toutes les langues…

    Certes très riche, Garcia Marquez avait beau posséder sept résidences en cinq pays et fréquenter les grands de cemonde comme des égaux : il n’en était pas moins resté fidèle à ses origines populaires et à ses engagements de gauche, défenseur de justes causes et fondateur généreux d’institutions diverses. D’où son immense popularité en Amérique latine. Souvent critiqué pour l’indéfectible amitié le liant à Fidel Castro, « Gabo » répondit à Plinio Mendoza qui lui demandait quel personnage le plus remarquable il avait connu : « Mercedes, ma femme »…  

    À la célébration de ses 80 ans, en 2007, plusieurs milliers de personnes se retrouvèrent dans le Palais des Congrèsde Carthagène, en présence de la reine et du roi d’Espagne, de Bill Clinton et du Nobel de littérature mexicain Carlos Fuentes, son ami, qui prononça sonéloge.

     

    Et la littérature dans tout ça ? Elle fut le noyau pur de la présence au monde de ce maître du « réalisme magique», dont les thèmes récurrents, voire obsessionnels, s’enracinent dans sa vie même. Littérairement, Gabriel Garcia Marquez fut en outre une figure centrale du « boom » de la littérature latino-américaine, avec ses pairs Julio Cortazar, Mario Vargas Llosa, Juan Carlo Onetti ou Carlos Fuentes,notamment. 

    Au cœur et au sommet de l’œuvre de Garcia Marquez, Cent ans de solitude déploie la chronique d’une bourgade colombienne fictive, inspirée par la petite ville natale de l’auteur, Aracataca, rebaptisée Macondo. Dans une atmosphère immédiatement fascinante, oscillant entre réalisme (notamment historico-politique) et fantastique, la saga des Buendia revisite le passé parfois dramatique que le grand-père maternel du petit Gabriel, libre-penseuret colonel engagé jadis dans la guerre civile du côté des libéraux, contre les conservateurs, ne cessa de lui ressasser. Le même « Papalelo » raconta ainsi, au futur conteur, le « massacre des bananeraies » (plus de mille ouvriers agricoles en grèves tués par l’armée colombienne sous la pression des USA et de la compagnie américaine United Fruit), transposé dans le roman sous des aspects fantastiques.    

    Paru en 1975, L’Automne du patriarche accentuait la veine baroque de l’auteur dans l’évocation lyrico-satirique d’un dictateur latino-américaine mblématique,  dont le tour expérimental diluait, à notre avis, le propos. Dix ans plus tard, en revanche, Garcia Marquez allait renouer avec une narration moins sophistiquée et plus puissante à la fois. Fort de la même intensité visionnaire, et peut-être plus prenant encore dans sa dimension émotionnelle, L’Amour autemps du choléra représente ainsi une sorte de chef-d’oeuvre « bis ».

    Cela étant, l’œuvre de Garcia Marquez, conteur dans l’âme mais aussi grand reporter politiquement engagé, vaut également pour ses nombreuses nouvelles, dont celles des Funérailles de la Grande Mémé, et ses autres romans explorant le matériau historique (comme Le général dans son labyrinthe, sur les traces de Bolivar), les passions humaines  (Chronique d’une mort annoncée, immense succès de l’année 1981) ou l’univers érotique (Mémoire de mes putains tristes, datant de 2005), sans oublier les mémoires de Vivre pour la raconter.

    Vivre et raconter: on ne saurait mieux, en deux verbes, enfin, caractériser Gabriel Garcia Marquez…

     

     

    La saga d’une vie

    Si l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez est débordante de vie, son parcours d’homme et d’écrivain est aussi romanesque à souhait, donnant souvent lieu à des récits fantaisistes, que l’écrivain lui-même se plaisait à alimenter.   Or c’est en se tenant au plus près des faits avérés, avec l’aide de plus de trois cents témoins plus ou moins proches, que Gerald Martin, qui a consacré dix-huit ans à cette entreprise, a reconstitué la trajectoire de « Gabo ». Il en résulte une somme biographique absolument captivante, qui part des origines familiales dont les composantes (imbroglio des filiations pleines d’enfants illégitimes, mère absente, grand-père jouant le rôle de mentor, grand-mère conteuse essentielle dans son éveil littéraire) sont de première importance dans la psychologie de l’écrivain. Passionnant ensuite : le récit des débuts du jeune journaliste, vite reconnu, et de l’écrivain à la fois bohème et très productif, jetant les bases de son futur chef-d’œuvre au fil de nombreux écrits. Très engagé à tous les sens du terme, lisant énormément et voyageant beaucoup, de Rome à Paris en passant par les pays de l’Est, la Colombie retrouvée et l’Espagne puis le Mexique, Garcia Marquez est le contraire d’un littérateur en chambre. D’abord réticent à l’idée d’une biographie, il a néanmoins fait bon accueil à Gerald Martin et surtout facilité ses rencontres (avec Fidel Castro et Felipe Gonzalez, notamment), pour lui décerner finalement le titre de « biographe officiel ». À recommander chaudement, autant que les entretiens de « Gabo » avec son ami Plino Mendoza.

     

    Gerald Martin. Gabriel Garcia Marquez. Une vie.Grasset, 701p.

    GabrielGaria Marquez. Entretiens avec Plinio Mendoza. Une odeur de goyave. Belfond, 1982.  

  • Ceux qui ont du poitrail

     

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    Celui qui a jeté sa gourme en même temps que son beau-père sa soutane aux orties / Celle qui a du bois devant la maison / Ceux qui font le plan de table des ronds-de-cuir / Celui qui est si dur à cuire qu’il prend un bouillon / Celle qui se fanfreluche en vaporeux pour le Bal des éphémères / Ceux qui poussent des cris gutturaux en frappant leur fessiers rebondis de bodybuildeurs lesbiens / Celui qui fut des plus intelligents à l’âge bête / Celle qui enjoint son meilleur élève d’écrire et d’écrire encore et même si le Goncourt est loin elle sera toujours là / Ceux qui n’ont jamais empêché un pouète de pouéter plus haut que ce qu’on sait / Celui qui a pris la poësie en horreur en observant les poëtesses et les poëtes se faire des grâces sous leurs trémas /  Celle qui dit qu’elle écrit ce qui veut tout dire / Ceux qui sacralisent l’écrit vain / Celui qui a plus de médailles que de thorax sans oser se pointer à la  salle de muscule / Celle qui a commencé d’écrire à treize ans avec une tragédie classique genre Othello et a connu le succès avec son roman soft porno d’Otez-la / Ceux qui le font à Troie à l’insu d’Hélène la bêcheuse / Celui qui donne dans l’aphorisme à la Montaigne mais ce n’est qu’un essai / Celle qui est aussi fière de ses roberts que de son Gilbert / Ceux qui ont passé par le structuralisme avant de se positionner dans le monoparental / Celui qui désespère de tout et le révèle à sa bisaïele Agota qui lui dit comme ça mais ça

    c’est une bonne nouvelle mon joli continue / Celle qui a des vergetures qu’elle dissimule au poète dont elle est l’égérie au su et au vu de tout le bourg / Ceux qui « tombent amoureux » entre guillemets et en italiques / Celui qui a quinze ans écrit sentencieusement sur son cahier bleu : à bon chat rat qui rit / Celle qui pratique un kesa-gatamé verbal très redouté de ses partenaires au futon /  Ceux qui sont d’humeur vert pituite genre lecteurs de Joyce au printemps / Celui qui a fait du triolisme à quatre avec Thèse, Antithèse et Synthèses les fameuses sauteuses de la planète Marx  /  Celle qui joue le cheval Somebody dépassé par Nobody dans la courbe  d’Everywhere invisible des tribunes / Ceux qui ont a-do-ré Belle du Seigneur qui ne vaut pas Celle du baigneur / Celui qui n’ose pas dire au renard d’enculer ce raseur de Petit Prince vu que la marche blanche est aux aguets derrière les muguets / Celle qui attend son galmicheton à la sortie du Lycée Saint-Ex où le lascar s’attarde sur la Summa erotica de Saint Thomas Taquin / Ceux qui préfèrent le « tien » d’un Vino Santo au « tu l’auras » de la déesse aux trois nibards, etc.

     

    (Cette liste a été rédigée d’une main pendant que l’autre tournait les pages du très charmant Walter d’Helen Sturm venu de paraître chez Joëlle Losfeld cette autre lutine)  

     

  • Qu'il n'est de beauté sans bonté


    Entretien avec François Cheng. Pour un beau Nouvel An chinois...


    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde » ? De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son dernier livre, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois oppose la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…


    Avec sa gentillesse malicieuse et sa fulgurante précision de penseur-poète-érudit-calligraphe, François Cheng, rencontré dans les vénérables salons de l’Institut de France (il est le premier Chinois a avoir endossé l’habit vert des académiciens) a bien voulu préciser les tenants et les visées de son propos.

    - Pourriez-vous éclairer la genèse de ce nouveau livre ?
    - Sa base est essentiellement orale, puisqu’il est constitué de cinq méditations improvisées en public, mais il cristallise la réflexion d’une vie entière. Plus qu’une synthèse, il représente l’expression d’une symbiose entre les deux grandes traditions – orientale et occidentale – dont je me réclame. Il revêt pour moi un double caractère d’urgence, d’une part à cause de mon âge, et du fait, aussi, du monde dans lequel nous vivons, assailli par les phénomènes du mal, de la violence, de l’injustice et de la haine. Vous aurez remarqué que, d’emblée, j’oppose la beauté au mal et non pas à la laideur. J’estime en effet que la beauté est une forme du bien. Comment répondre au mal ? Suffit-il de dire qu’on ne doit pas le faire. Non : je crois qu’au mal doit être opposé la révélation de la beauté ?
    - La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
    - Il me semble évident que, d’une manière très basique, la beauté de la nature, d’un lever de soleil ou d’un magique paysage d’automne, est perçue avec la même émotion par tous les hommes. En ce qui concerne la culture, c’est plus compliqué, tant chacun est tributaire de son éducation. Un jeune Chinois peut apprécier immédiatement, sans doute, la beauté d’une jeune fille d’Ingres ou celle de La symphonie pastorale de Beethoven, de même qu’un jeune Occidental peut goûter un poème ou une aquarelle de la tradition chinoise. Mais l’accès aux derniers quatuors de Beethoven ou à l’opéra chinois suppose une certaine initiation.
    - A vous lire, il y a en outre beauté et beauté…
    - Nous vivons en pleine confusion, et mon souci est en effet de distinguer la vraie beauté de la fausse. Suffit-il de conclure que « tous les goûts sont dans la nature » pour éviter de voir que les critères de la beauté confinent au n’importe quoi ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il est urgent, au contraire, de redéfinir les critères de la vraie beauté en sollicitant les grandes traditions artistiques et spirituelles.

    - Qu’en est-il de la « fausse » beauté ?
    - En simplifiant je dirais : celle qui vise à séduire pour imposer une certaine domination, entre deux individus, ou un certain pouvoir, de la société sur l’homme. L’exemple le plus éloquent serait celui de la publicité la plus insidieusement flatteuse ou de la propagande politique. Pensez aux nazis qui exaltaient la beauté d’une race pour mieux exclure les autres. A contrario, la vraie beauté me semble essentiellement désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Y a-t-il un seul geste de bonté qu’on puisse dire laid ? Le langage commun parle aussi bien de « beau geste » ou de « belle personne ». La pensée la plus lumineuse que j’ai trouvée, à ce propos, nous vient de Bergson, qui dit que « l’état suprême de la beauté est la grâce », ajoutant aussitôt que « dans le mot grâce on entend celui de bonté ». L’intuition que la vie est une grâce, au sens d’un don, et que le principe de vie est une chose bonne et belle, participent de cette conception qu’on trouve aussi dans la tradition chinoise. Pour en revenir à la séduction, mais qui ne viserait pas à tromper, on pourrait dire alors que la beauté irradie et rend la bonté désirable. La beauté de la rose n’est pas tant un artifice qu’un résultat, dont le parfum serait la quintessence. Par delà l’ordre du vrai ou du bien, qui « servent » à quelque chose, l’ordre du beau n’a aucune « utilité », sans être factice ou vain pour autant.
    - N’est-elle pas cependant un luxe dans un monde d’injustice et de souffrance ?
    - Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu’elle est nécessaire dans la vie des plus démunis, et qu’on la trouve partout. La Suisse est une sorte de jardin du monde, mais il y a de la beauté dans les rues de Calcutta autant que dans les déserts, et les prisonniers des camps de concentration ont dit combien la beauté d’un coin de forêt ou d’un coucher de soleil entretenait en eux l’espoir d’un avenir meilleur. La beauté est partout, dans les couleurs du désert, le serpent qui s’enfuit, le sourire d’un enfant ou d’une mère. Simplement, il s’agit de rester perméable à toutes ces formes de beauté et de les révéler à son tour. Toute beauté rappelle un paradis perdu et en appelle un venir…

    - Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
    - La pensée occidentale est essentiellement dualiste, avec les deux grandes instances du sujet (pensée de la liberté) et de l’objet (pensée de la science), fondant une posture de conquête de la nature, que l’homme «possède » explicitement selon Descartes. Le monde est ainsi un théâtre, dans la représentation occidentale, dont l’homme est l’acteur central. Tout autre est le « tableau » chinois, montrant le vaste ensemble de la nature dans un « coin » duquel l’homme, petite silhouette solitaire ou petite paire de compères  devisant, se trouve apparemment « perdu », du moins aux yeux de l’Occidental, alors que pour nous Chinois il est le pivot du tableau, l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Pour le Chinois, l’homme pense l’Univers autant que l’Univers le pense.

    - Cette contemplation est-elle toute passive ?
    - Nullement : elle est à la fois absorption et transmutation. La beauté et son expression ajoutent au sens du monde et de notre vie. Je suis cet œil. Vous êtes ce cœur battant. Chacun participe de cette quête de sens et de dignité.
    - Mais nous allons tous mourir…
    - C’est cela même qui donne à la beauté son relief pathétique et son sens. Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. Cézanne revient cent fois devant la montagne Sainte Victoire, à chaque instant différente, comme chaque matin est le premier du monde à nos yeux. L’Univers existe depuis des milliards d’années, mais chacun de nous le découvre comme pour la première fois. Or la beauté que nous y percevons est à l’origine du sacré. L’intuition du sacré correspond au sentiment profond que l’Univers tend vers quelque chose, comme une fleur tend vers la plénitude de sa présence en beauté.

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • Ceux qui la ramènent

     

     

    10155663_10203632404077517_6805521139148874218_n.jpgCelui qui a tout compris et le serine sans y être convié / Celle qui monte en chaire dès qu’elle y va de son commentaire / Ceux qui ont des avis sur tout et des opinions arrêtées surtout / Celui que tu n’as pas sonné tellement il est cloche / Celle qui porte la pensée juste à tailleur strict / Ceux qui n’ont jamais affabulé (mentent-ils) et sont donc plutôt à plaindre / Celui qui a autant d’humour qu’une borne / Celle dont le cœur fonctionne à l’essence 2T / Ceux qui décèlent la continuité parfaite entre concorde et discorde / Celui qui a appris à résister au désir émulateur en feignant de lui céder / Celle qui a peu de désirs mais beaucoup d’envies / Ceux dont la soif de transgression bute sur l’envie /  Celui qui cite Derrida sans rouler les r / Celle qui a trouvé sous le divan des paquets d’envies refoulées par des clients

    qui la ramenaient sur tout le reste / Ceux qui ramènent à peu près tout à presque rien / Celui qui est tombé amoureux par ouï-dire / Celle qui est venimeuse par crainte d’être détrompée / Ceux qui citent les Classiques pour se la jouer postmoderne en dissidence enfin tu vois le genre / Celui qui remet en question les intentions de William Shakespeare (l’écrivain anglais) pour marquer son indépendance de critique lucide et même diplômé / Celle qui a commencé d’apprécier l’extraordinaire insolence de Shakespeare (le dramaturge connu) et de Joyce (notamment quand celui-ci fait parler Stephen Dedalus de celui-là) au tournant de la soixantaine / Ceux qui estiment qu’une science de la coexistence est à envisager sérieusement ne fût-ce qu’à titre platonique /  Celui qui vise une nouvelle science de la civilisation en devenir / Ceux qui restaurent le concept d’oecumène  au dam des sectarismes religieux ou parareligieux / Celui qui constate que l’interprétation des textes dits sacrés relève d’une sorte de roman d’aventures de la lecture erronée / Celle qui objecte que de toute façon la foi a raison et que c’est pour ça qu’elle aussi a raison vu que la foi elle l’a ma foi / Ceux qui la ramènent avec le pernicieux Abbé Meslier de l’affreux Voltaire qui font un doigt d’honneur à l’Index / Celui qui regimbe de plus en plus à la seule évocation du « Suprême Seul » /  Celle qui trouve barbante l’image d’un vieux Dieu chenu et toujours de mauvais poil / Ceux qui proportionnent leur soumission à l’Unique en vue d’un bénéfice à venir plus tard ou même après si ça se trouve au final  / Celui qui sourit à celle qui ramène son vélosolex qu’elle avait fauché juste pour faire un tour / Celle qui ondule de la croupe sur la selle de son VTT genre joytoy / Ceux qui ne ramènent le pet que pour les pépètes, etc.    

    Peinture: Pierre Lamalattie.