Evoquant le tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs del’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui me rappelle la Grèce sous le ciel des Cyclades, telle exactement que nous l’avons connue en nos jeunes années : « À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans surl’île d’Ios ou sur quelque bande côtiètre de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »
Or je viens de recycler ce que nous aurons ressenti, nous aussi, sur l’ile d’Ios, à la fin des années 60, dans mon roman en chantier où je prête ce souvenir à Léa, cependant transposé en Crète :
« En Crète, à l'époque, on peut se baigner nu dans les criques, en évitant les lieux visibles des villageoises en noir ou des pêcheurs et plus encore: de quelque pope passant là-haut, mais Léa et Théo n'en feront pas une affirmation de liberté pour autant et le nudisme collectif leur disconvient comme tout ce qui leur semble grégaire ou forcé.
Cependant l'eau tôt le matin y est si pure que le premier bain se fait volontiers à poil, avant que la grande chaleur de midi ne les pousse à se replier dans une caverne fraîche sentant la pierre acide, et lire alors, à l'ombre claire, quelque bon livre en format de poche est un bonheur relevé par le goût des figues de barbarie qu'on a cueillies en passant dans le jardin de la vieille Maria.
Un parfum à la tomate rappellera à Léa cette félicité ultramarine d'après l'époque des colonels, ou l'Italie des marchés, les couleurs de Bali ou la Souabe des gazons forestiers traversés par le jeune Danube, les petits lacs danois fleurant la fougère, les effluves floraux des jardins de Seebüll et tout ce qu'on peut dire lustral et vert ».
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Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule « J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissmeent nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnfié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court detennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiérieux où je me tenais caché », « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath,le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amource d’une nouvelle histoire inouïe...
Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans unegrotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre millemètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya », etc.
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Il y a, dans l’Atlas d’un homme inquiet, une qualité de rêverie sans pareille aujourd’hui, et qui va tout à fait dans le sens de ce que je recherche avec mon roman, par des chemins évidemment différents. Plus que Sebald, Ransmayr a le sens de la narration et du mythe, avec une porosité dans la perception et une poésie expressive sans limite. Ransmayr est plus poète et plus philosophe, mais aussi plus reporter et plus mondialement documenté que Sebald, Thomas Bernhard ou Peter Handke. De ce club germanique, plus particulièrement ,il me semble l’auteur le plus complet.
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À l’éveil me viennent des idées claires et nettes, qui sont comme des messages d’extrême lucidité à noter (même mentalement) aussitôt. Ainsi m’arrive, ce matin , la pensée selon laquelle je ne supporte pas la malhonnêteté, à commencer par la malhonnêteté intellectuelle.
Je ne sais trop à quoi cela tient, mais c’est comme ça. Cela me revient à propos de mon litige avec quelqu’un, que j’ai bousculé récemment à cause de ce qui me paraît, chez lui, de la complaisance opportuniste. Quitte à lui paraître un vieil emmerdeur, dangereux en outre par sa façon de tout balancer dans ses carnets publiés, je m’en tiens à ma position que j’estime relevant de l’honnêteté.
Ceci dit je ne veux pas jouer au plus pur, je me sais parfois blessant et je ferai un peu plus attention, désomais, dans l’implication ad personam des gens ; mais si le quelqu’un en question me rejette pour quelques mots un peu vifs à son égard, après tant de bons et loyaux services de ma part, tant pis pour lui.
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L’époque est à la prolifération du bavaradge et de l’indiscrétion, qui incite à la plus attentive protection de la sphère privée et de l’intimité. Ceci n’excluant pas qu’on s’expose, sur les réseaux sociaux et autres blogs, avec autant de franchise, quand elle s’impose, que de réserves’il le faut.
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Marcel Proust dans Le temps retrouvé : « Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes,leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort car dans le ridicule l’écrivain voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation. Aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il est méchant : quand il s’agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent ».
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D’un autre point de vue il y a, chez l’écrivain le plus ardent, une méchanceté particulière comparable à celle du plus ardent chrétien.
À La Désirade, ce lundi 13 avril. – Chose tout à fait inattendue : la rédaction de 24 heures me téléphone pour me demander de rendre hommage à GünterGrass qui vient de défunter alors même que je me demandais l’autre jour quand il avait quitté ce bas monde.
Cela m’ennuyait un peu d’avoir à travailler par ce beau soleil, mais j’ai accepté en me disant que cela me permettrait de faire le point sur cet auteur, et d’autant plus que j’avais exhumé, il y a deux semaines de ça, l’entretien que nous avons eu en 1991 à Paris à propos du roman que l’écrivain venait de publier, L’Appel du crapaud, évoquant la réunification des deux Allemagnes. J’ai donc passé la fin de la matinée à rafraîchir ma documentation, et j’ai livré mes papiers avant six heures, comme promis.
Ma consoeur Florence, visiblement satisfaite de mon travail, a cru me réjouir en m’annonçant que cette page serait reprise par La Tribune de Genève, ce qui ne me vaudra évidemment pas un dinar de plus alors que ce journal, qui a repris tant de mes textes quand ça l’arrangeait, n’a pas consacré une seule ligne à L’échappée libre, excusable évidemment du fait qu’il ne dispose plus d’un seul chroniqueur littéraire digne de ce nom dans ses rangs.
Voilà où nous en sommes d’ailleurs en Suisse romande, où le moindre livre était accueilli, il y a trente ou quarante ans, par une quinzaine de recensions, bonnes ou moins bonnes mais régulières et attentives, alors que de nos jours la vraie critique littéraire, qui ne soit pas à la remorque de la mode ou de la pub, se réduit à peau de chagrin, entre un hebdo encore un peu substantiel et quelques passables émissions de radio, mais quasiment rien à la télé sauf pour des événements, et de moins en moins de chroniques personnelles et fiables, pratiquant de bonne foi l’éloge ou le décri, alors que, fleurons fanés d’une grisaille traditionnelle en nos contrées où l’on affecte de défendre la seule Vraie Littérature selon les codes de la paroisse académique locale, les bas-bleus du Temps n’en finissent plus de manier l’éteignoir en bonne tradition calviniste mortifère - la mère supérieure de cette chapelle se faisant un pieux devoir de boycotter tous mes livres depuis quinze ans...
Or notre pays est créatif à de multiples égards, et notre littérature survit en dépit d’une relève sporadique – le jeune cinéma est autrement entreprenant -, et les librairies ne désemplissent pas plus que les théâtres ou les salles de concert. Mais l’incuriosité, la paresse et le manque de générosité des supposés professionnels, sans parler des jalousies tétanisantes du milieu littéraire, aboutissent à cette incompétence satisfaite et cette clinquante médiocrité réduisant le livre à un produit supposé « cartonner ».
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Dans son Contre Venise, Régis Debray pose à l’homme de goût pour nous assener qu’aimer Venise est faire preuve, précisément, de mauvais goût. Ce qu’il prouve surtout, c’est qu’il n’a rien vu, rien senti, rien flairé, rien écouté, rien aimé de Venise et de sVénitiens. Sa détestation de Venise n’est pas plus intéressante, en tout cas, que la fascination conditionnée des touristes qu’il conchie comme s’ils étaient tous des veaux. En outre dire qu’on est « plutôt Naples » que Venise relève d’une autre forme de jobardise à la française, qui veut qu’on soit« plutôt Montaigne » que Pascal, ou le contraire, plutôt « Rousseau que Voltaire », en attendant que tous, comme un seul, se disent CHARLIE…
En ce que me concerne, je ne me reconnais ni Charlie ni Venise plus que Sienne ou Séville, même si j’ai passé en novembre dernier dix jours parfaits en la Sérénissime et malgré l'absence de celle avec qui voyager a été un bonheur de Buicourt en pays de Bray à Camperduin le long des polders, ou de Rome à Carvoeiro.
Bien entendu, Régis Debray a raison de décrier les masques factices d’un mythe et les postures de commande liées à une espèce de show permanent, mais il y a de la vie à Venise et le génie diffus mais persistant d’un lieu à nul autre pareil, fût-ce à l’écart du Rialto et de la place Saint-Marc, il y a Venise et les Vénitiens, mais aussi nos frères humains en visite et dont l’émerveillement n’est pas que d’imitation servile - et vivement qu’on se fasse le voyage de Venise à Rimini et d’Urbino à Amalfi via Roma et Napoli…
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Reprenant hier Bouvard et Pécuchet, je m’esclaffe en retombant sur certaines pages réellement hilarantes, qui me font penser que suis vraiment tombé pile en comparant MichelOnfray à ces deux jobards. De fait, la façon du « philosophe » de sepâmer devant tel végétal manifestant la volonté de puissance de la nature , ou tel mystère lié à la migration desanguillles, est tout à fait comparable à l’élan des compères découvrant les merveilles du potager et s’exclamant : «Tiens des carottes ! Ah, deschoux ! »
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J’ai décidé ces jours de ne plus procéder, sur Facebook, à aucune notification personnelle. Que les gens viennent si ça leur chante, sinon tant pis : je vais cesser de les héler…
J'ai l'air de faire des manières, mais il y a longtemps que je m'interroge sur les mécanismes de la relation virtuelle, tenant un blog depuis dix ans après avoir pratiqué les forumslittéraires de Hotmail. En ce qui concerne Facebook, que je croyais d'abord réservé aux ados, et que François Bon m'avait recommandé, j'y ai trouvé un assez formidable lieu d'expression et d'échanges, avec des gens de toute sorte dont certains sont devenus de vrais amis - quand il ne l'étaient déjà auparavant. Cela étant, et notamment en laissant mon profil absolument ouvert à tous, j'ai de plus en plus conscience du côté superficiel, à coups de clics et de like, de ce forum aux allures fréquentes de fous-y-tout et n'importe quoi, qui dilue complètement toute attention vraie et tout échange réel.
Dans le même méli-mélo, les notifications deviennent, me semble-t-il, des appels du pied de plus en plus mécaniques voire intrusifs. En fait, on ne devrait signaler un texte qu' à deux ou trois personnes supposées y trouver un réel intérêt, mais celles-là sont le plus souvent attentives, alors à quoi bon?
Bref, je ne voudrais pas en faire un plat, même s'il y a un roman à écrire sur cette nouvelle forme de communication et ses formidables malentendus, mais je pense que cela mérite réflexion...
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À La Désirade, ce vendredi 24 avril. – Les dernières nouvelles du monde sont affreuses, l’Europe du nord se comporte en parvenue d’une hypocrisie abjecte, feignant de s’alarmer de ce qui se passe sur les côtes italiennes ou grecques non sans continuer de faire la leçon aux Européens du sud sans manifester la moindre solidarité réelle; et qui sait ce que nous préparent les populistes suisses, jouant sur le même égoïsme et le repli frileux ?
Mais quel bonheur , en ces journées de printemps, de retrouver nos jeunes gens ! Avant-hier c’était notre belle blonde de retour de Thaïlande où elle s’est octroyée dix jours de béatitude avec son jules en prépa de thèse humanitaire à Bangkok, et voici notre jolie noiraude revenant à son tour avec son barbudo de leur voyage de noces au Costa Rica, où ils se sont délassés sous le regard plus ou moins allumé des paresseux.
Et faut-il en avoir honte ? Que non pas : juste reconnaissance. Gracias a la vida.
Il fait ces jours, à La Désirade, un temps de redoux printanier et de relance florale intense, sur fond d’immensités bleutées ; hier, le temps d’un instant, le passage d’un aigle en vol rasant m’a valu une pointe d’angoisse alors que le sieur Snoopy vaguait un peu dans l’alpage voisin, mais non : fausse alerte, le rapace n’aura pas emporté notre petit chasseur qui, lui n’épargnerait pas le moindre mulot...
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Les beaux jours s’y prêtant et me bonne amie se trouvant aux States auprès de sa famille américaine, je dépoussière nos bibliothèques sans cesser de penser au trésor anéanti de Lambert Schlechter, dont les images de l’antre à bouquins soudain ravagé par les flammes et l’eau m’ont réellement bouleversé, sans même penser à la valeur particulières des ouvrages qu’a rassemblés ce fou de livres collectionneur et bibliophile.
Un effroi plus élémentaire, à vrai dire physique, m’a saisi, que ne peuvent concevoir ceux qui n’ont pas ressenti cette étrange contiguïté d’une bibliothèque et d’un corps, qui échappe à toute évaluation chiffrée.
Or cela pèse-t-il ? Nos chers bouquins pèsent-ils du moindre poids au moment où des centaines, des milliers de migrants sans défense se noient ou périssent brûlés dans des barcasses affrêtées par des mafieux sans scrupules au bénéfice de réseaux protégés par les plus hautes instances ? Et le bonheur de nos enfants, ou le nôtre, n’ont-ils pas quelque chose d’indécent par rapport à l’effondrement et à la dévastation des pays dont le calamiteux BHL se plaint de ne plus les trouver « si jolis » ?
Par manière de solidarité, quelque peu dérisoire et sans penser du tout à dorloter ma bonne conscience, je ferai l’envoi ces prochains jours de quelques livres bien choisis à Lambert, pour lui rendre le printemps moins lourd. Tiens, voilà le volume de La Pléiade consacré aux philosophes taoïstes, qu’il mérite bien plus que moi après ses mémorables Lettres à Chen Fou. Coïncidence : ce dernier livre a paru à l’Escampette où avait été publié mon anthologie des écrits de Charles-Albert Cingria, dont le stock est parti en fumée il y a quelques années. Or il m’en reste deux exemplaires : j’en envoie donc un au poète sinistré…

Or, Le premier homme est beaucoup plus qu'une vague esquisse: c'est un premier jet représentant déjà quelque 250 pages imprimées, organiquement structurées et contenant d'admirables évocations des années d'enfance de l'écrivain, d'une saveur et d'une truculence le disputant à de superbes envolées lyriques ou sensuelles, et des confessions intimes d'une poignante qualité d'émotion.
Entre tergiversations et lacunes
— Je ne ferai pas le plaisir aux chauvins d'affirmer que je ne puis écrire qu'en Suisse... et sans doute aurais-je écrit autre chose si j'avais vécu à Milan,Londres ou Paris. Mais, par rapport à Paris, justement, j'aimerais dire qu'écrire en Suisse aujourd'hui, avec les éditeurs que nous avons et les auteurs qui se manifestent, est plus stimulant que ce ne le serait à Paris, où la littérature me semble accuser un terrible appauvrissement. Bien entendu, comme tout le monde, j'ai apporté mes premiers manuscrits à Paris, où j'ai été reçue avec une morgue incroyable. Dès mon premier livre, qui a été mieux vendu par Rencontre qu'il ne l'aurait été par un éditeur parisien, je me suis rendu compte que je serais mieux défendue en Suisse romande qu'à Paris, et d'autant plus qu'à l'époque commençaient de s'affirmer des éditeurs qui allaient fonder la réalité de la littérature romande. Ce que je regrette évidemment, c'est que les livres publiés en Suisse française ont de la peine à passer la frontière, tandis que ceux de nos confrères alémaniques font naturellement leur chemin en Allemagne. Ce qui conduit au paradoxe que je suis connue en Allemagne, par mes livres traduits, alors qu'en France je suis une parfaite inconnue.

Dans les pièces suivantes — Jacques ou la soumission en 1950, Victimes du devoir en 1952, Amédée ou comment s'en débarrasser en 1953 — les thèmes de la prolifération des objets et de la pétrification de l'être vivant, de la culpabilité imaginaire, de la vaine agitation, de l'abrutissement imbécile, de l'ennui, de l'angoisse devant le temps qui passe ou le vide qui se creuse, de la fuite dans la violence conjugale ou guerrière, allaient conduire l'auteur des paradoxes «absurdistes» à une forme de théâtre plus «métaphysique».
En porte-à-faux
Pour Albert Camus son ami, René Char incarnait «le plus grand événement dans la poésie française depuis Rimbaud», et les lecteurs les plus doctes, de Georges Blin à Jean Starobinski ou de Jean-Pierre Richard à Jean Roudaut, manièrent semblablement l'encensoir. À l'opposé, seuls quelques-uns se risquèrent à égratigner le monument national:
Qui aime bien…
Or le fait est que bien des formules de Char relèvent d'un galimatias hermétique que nous revisitons avec consternation après nous en être grisé entre 16 et 20 ans.
Chant de territoire.
Jusque-là cependant, nul de ses (rares) biographes n'avait vraiment débrouillé l'écheveau de sa vie et de son oeuvre, faute d'accéder à toutes les sources et faute aussi de méthode ou de moyens. Mieux armé que ses prédécesseurs, Pierre Assouline (qui a déjà cinq biographies de premier ordre à son actif, dont celle de Gaston Gallimard) a non seulement obtenu, du vivant de l'écrivain, le libre accès aux archives personnelles considérables de celui-ci, et le droit de «tout lire» et «tout dire»: il a fait œuvre vivante et chaleureuse mais sans complaisance.
Tension et frénésie
Connues des lecteurs de Simenon, ces relations s'enrichissent, dans un chapitre ultérieur, par la levée d'un tabou de famille lié à la figure du frère cadet, qui bascula dans le fascisme pendant la guerre et se sauva de la peine de mort en s'engageant dans la Légion étrangère. Autre tabou enfreint par Assouline à propos de la carrière journalistique de Simenon: la série de dix-sept articles sur le «Péril juif» qu'il écrivit dans les colonnes de la Gazette de Liège à l'âge de 18 ans (!), probablement sous influence. Dans le même journal en effet, un articulet anonyme de l'époque n'hésitait pas à réclamer «l'élimination physique de cette race maudite». Or c'est avec beaucoup de discernement et d'objectivité que le biographe examine le fondement des articles de Simenon et s'attache ensuite à repérer, dans ses romans ultérieurs, les traces de ses préjugés antisémites.
Sans juger 
Christian Bobin: Le Très-Bas, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 132 pages. Réédité en poche Folio.
Jouant du paradoxe, il stigmatise notre époque qu'il déclare l'ère de la mauvaise foi, vomit les hommes, et plus encore les femmes. Déclaré «merveilleusement abject» après trois premiers rounds, le génie malgracieux réserve, à son quatrième interlocuteur, une superbe envolée où il s'affaire à distinguer les attributs fondamentaux du véritable écrivain.
Amélie Nothomb: Hygiène de l'assassin, Albin Michel, 200 pages.

(Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 3 novembre 1992).
En tout cas je m'inscris en faux contre l'idée, de plus en plus répandue, que Sollers serait meilleur critique littéraire qu'écrivain ou romancier. Sollers n'est romancier à mes yeux qu'au titre d'auteur de ce qu'ont peut appeler des romans-de-Sollers, sous-genre intéressant mais sans grand rapport avec le grand roman tel que l'entend un René Girard, entre autres comparatistes. N'empêche que Philippe Sollers n'en est pas moins écrivain et tout le temps, jusque dans ses dialogues avec ses jeunes compères Haenel et Meyronnis de la revue Ligne de risque, bien présents dans ces Fugues. Sollers est écrivain même quand il bluffe au Guignol médiatique, annonçant que son prochain ouvrage représentera un véritable tsunami éditorial. Il l'est aussi quand il drague Cecilia Bartoli sur un vaporetto de Venise ou baise le biseau de la blanche babouche du pape Jean Polski. Son autofiction multiforme et pléthorique étant une sorte de Lego d'enfant gâté monté en graine, tout lui fait sens, jusque dans les contresens de son caprice, ainsi qu'on l'a constaté dans Un vrai roman, dont la construction relève essentiellement de l'égomane plaidoyer pro domo. La part de fantaisie enfantine de Philippe Joyaux, alias Sollers, est celle qui me rend le grand jardin de son oeuvre tout de même fréquentable. Ensuite, on peut dire tout ce qu'on veut du ponte à mille palinodies: cela me semble toujours secondaire. Le docte Régis Debray, fronçant sourcils et moustaches et se réclamant de son expérience "sur le terrain", peut dégommer son ami-ennemi dans ses Modernes catacombes en concluant qu'en somme Philippe Sollers ne laisse aucune oeuvre. C'est parler alors d'un Sollers de surface en lui reprochant de manquer d'ailes après les avoir virtuellement arrachées, et d'ailleurs tout le recueil de l'auteur, qui a parfois été plus généreux, fleure la Schadenfreude de toute une France intellectuelle morose qui n'en a qu'à la lugubre formule d'Après nous le déluge, lors même qu'on multiplie les salamalecs complaisants aux vieux birbes de la gauche-qui-pense, de Jean Daniel à Daniel Jean. L'embêtant, avec ces fossoyeurs plus ou moins cacochymes invoquant la Grande Ombre de Chateaubriand, c'est qu'ils ne lisent plus vraiment, ce qui s'appelle lire. Or il vaut la peine de lire vraiment Fugues, où l'on retrouve à la fois le génie indéniable et le délire non moins formidable de l'auteur, par exemple, de Lautréamont au laser. Ce texte hallucinant, constituant à mes yeux le sommet de la jobardise intellectuelle française du XXe siècle finissant, résulte d'un entretien entre le Maître et ses disciples (Haenel et Meyronnis) qu'on imagine groupés sur un piton rocheux tout entouré de nuées méphitiques, chuchotant sous leurs capuches de vieux ados "élus", très haut au-dessus des monts et des vaux où rampent veaux humains et autres dévots des deux sexes. Ces trente pages (pp. 34-62) de pur délire, amorcées par huit questions graves des compères, à partir desquelles le Prophète y va de ses vaticinations, s'inscrivent dans le contexte choral des quelque 50 approches et autres commentaires accompagnant la réédition groupée en 2009, dans La Pléiade, des fameux Chants de Maldoror et des (moins fameuses au double sens du terme) Poésies, où voisinent les noms de Léon Bloy et de Rémy de Gourmont, de Valéry Larbaud et d'Albert Camus, d'André Breton et de Louis Aragon, de Le Clézio et de Sollers, entre autres. Pour me rafraîchir la mémoire, j'ai pris la peine de relire les Chants, dont le génial tumulte fantastico-romantique me fait juste sourire de tendresse, aujourd'hui, en me rappelant ma candide jeunesse ne demandant qu'à s'exalter en montrant le poing au ciel avant de commander un nouveau café bien noir. J'ai relu aussi les Poésies, quarante pages de considérations qu'on dirait d'un étudiant vieilli avant l'âge - l'auteur avait moins de vingt ans -, jouant le savantissime dans une suite de saillies crânes et de platitudes dont on comprendra qu'Albert Camus n'y ait vu que l'envers banal et conformiste d'une révolte qui ne l'est, somme toute, pas moins. Conformiste Lautréamont ? L'affirmation fait figure aujourd'hui de blasphème, puisque tout bourgeois ou petit-bourgeois frotté de culture se trouve sommé de penser désormais que Rimbaud ou Ducasse sont par excellence des "révolutionnaires", point barre. C'est d'ailleurs ce que ressasse et martèle Philippe Sollers pour qui ces deux très jeunes poètes brièvement illuminés sont plus que des poètes: de grands philosophes, et plus que de grands philosophes: d'insondables métaphysiciens, dont les visions "radicales" relancent la poésie philosophique des présocratiques, Héraclite ou Empédocle, pas moins. Le problème avec les Poésies, qu'on pourrait dire le traité théorique de l'antimatière poétique et philosophique dont les Chants sont tissés (ce que Giuseppe Ungaretti a bien vu), ce n'est pas qu'elles soient farces (ce qu'elles sont indéniablement) mais qu'elles justifient finalement tout et son contraire, le "canard du doute" au goût de vermouth et le doute du doute et plus encore le doute jeté sur le fait de douter du dilemme entre douter et ne pas douter du doute, relevant en somme de la future 'pataphysique. Mais cela ne gêne pas Philippe Sollers qui y voit, comme personne avant lui, le complément parfait et indissociable des Chants et leur fondement métaphysique non seulement manichéen et gnostique mais sourdement relié à la pensée ultramontaine du comte Joseph de Maistre - vous suivez au fond de la Toile ? Ce qu'il y a de fantastique chez Lautréamont, maintes fois relevé, est son ton et ses ruptures de ton. On retrouve ces contrastes en passant des Chants aux Poésies, comme on les retrouve dans les sauts "métaphysiques" de Philippe Sollers abordant la question de la sexualité et, plus précisément, de l'éventuelle homosexualité (c'est Camus qui pose la question) du cher Isidore. Or voici ce que propose Philippe Sollers sur le ton de la confidence révolutionnaire non moins que radicale évidemment: "La vérité endormie, la voilà. À chacun de se réveiller. Ce que je vous dis ici a beau être clair, cela n'en provoque pas moins d'énormes résistances (sic), spontanées, viscérales, et, pour tout dire, humaines. La métaphysique est attaquée de plein fouet par Lautréamont. Il montre qu'elle est une vaste histoire d'homosexualité. Cela apparaît aves évidence quand elle atteint l'âge de son renversement et de sa perversion, et ne peut se dire pleinement que dans la langue française (re-sic) qui est celle de la plus grande lucidité sexuelle. Un philosophe comme Alain Badiou peut faire de la retape pour l'amour à partir de Platon, cela ne sera jamais rien d'autre qu'une prêcherie à l'usage des gogos".
Or peu avant de faire la peau à Badiou, après avoir qualifié la préface de Le Clézio aux Oeuvres de Lautréamont, datant de 1973, de "désastreuse", sans le moindre argument - moi je l'aime bien, cette préface culturellement décentrée et assez camusienne -, Sollers avait réglé son compte à Jonathan Littell et à ses Bienveillantes, dont le fracassant succès ne pouvait qu'être suspect. Pourquoi cela ? Parce que, selon Sollers, la clef de voûte de cette immense fresque serait la propension de Max Aue, le narrateur, à jouir par le cul. Confondant par ailleurs la névrose du protagoniste du roman et la visée de Jonathan Littell lui-même, Sollers en vient donc à affirmer que Les Bienveillantes seraient "la défense et l'illustration de l'anus exterminateur", dûment approuvées et célébrées par les zombis des médias et du public somnambule, sans compter les jurés des prix littéraires. À quelles vues profondes n'accède-t-on-pas en grimpant sur le piton de l'anachorète ! Le Secret divulgué par le Maître à ses disciples, comme quoi lui seul, Sollers, a capté le message d'Isidore Ducasse, dont Valéry Larbaud se demande s'il n'a pas écrit ses Poésies pour calmer un peu son papa après les Chants, histoire d'en recevoir sa petite pension - ce Secret doit être considéré, je crois, comme pièce intégrante du Lego construit par Sollers avec l'approbation posthume donc occulte des poète et philosophe allemands Hölderlin et Heidegger (double H aspiré, ça compte), des philosophe et poète-serial killer chinois Confucius et Mao, en l'ère nouvelle de l'an 120 et des poussières du calendrier selon Saint Nietzsche, dont L'Antéchrist scelle la mort du christianisme logiquement célébrée par Sollers le catho donnant la papatte à Benoît XVI en ces mêmes Fugues ! Un aussi fantastique snobisme que celui de Philippe Sollers ne saurait requérir que d'aussi fantasmatiques adoubements faisant fi et fion du principe de non-contradiction !
Je relis depuis quelque temps Les Frères Karamazov de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui n'avait pas de la France des Lumières (et notamment de celle de Diderot) la plus haute estime, et sans doute verrait-il aujourd'hui, dans les sophismes et les brillantes entourloupes rhétoriques d'un Sollers, de la frime. Or je me disais, en lisant le chapitre intitulé Les Gamins, prodigieuse plongée au coeur du coeur de ce qu'on peut dire le coeur humain, que je pourrais donner toute l'oeuvre dudit Sollers pour ces seules pages. Et pourtant non: je trouve bien que l'oeuvre d'un Sollers existe, et pas seulement comme repoussoir. Seulement je me demande, par delà l'opposition de la présumée froideur française et de la non moins hypothétique chaleur slave, où se trouve ce qu'on pourrait dire le noyau de l'oeuvre de Sollers. Lorsque je lis Dostoïevski ou Proust, Camus ou Faulkner, Conrad ou Flannery O'Connor, je perçois immédiatement ce "noyau" touchant au coeur de ce qu'on peut dire l'humain. Mais s'agissant de Philipe Sollers, je m'interroge. Je ne dis pas que cette oeuvre qui se veut sans aveu, et de laquelle ne se dégage jamais la moindre émotion profonde, soit absolument sans "noyau", mais je la sens comme flottant à cet égard, ludion charmeur ou fuyant, je ne sais...
Il y a du jeune homme éternel chez Sollers, comme chez Marc-Edouard Nabe son ennemi désormais juré, autant que chez un Dantec ennemi de Nabe ou chez un Houellebecq honni des tous. Si je compare ces vieux jeunes gens à un Dostoïevski, je me dis que tous restent quelque part des fils révoltés alors que lui est devenu "père" d'un jour à l'autre, au moment (souligne Léon Chestov) d'échapper à l'exécution capitale. Lautréamont n'en finit pas d'invoquer et de défier la Mort, comme tant de romantiques avant et après lui, sans rien "payer". Or il faut "payer", Céline l'avait bien vu, et Proust "paie" avec Le Temps retrouvé.
Cela qui m'amène à René Girard, dont la pensée me semble la plus belle ouverture aux réconciliations non précipitées. René Girard est le grand analyste de la posture romantique dont un Ducasse, autant que les possédés de la Russie pré-révolutionnaire, sont les parangons. Fait significatif: le mot révolutionnaire revient sans cesse, depuis ses débuts à la revue Tel Quel, sous la plume de Philippe Sollers, typique fils de bourgeois ressentimental se la jouant aujourd'hui anar de droite après avoir déclaré un jour, sur la Muraille de Chine (le témoignage est de Julia Kristeva dans Les Samouraïs) que le Président Mao ne pouvait gouverner sans la caution de la France intellectuelle. Dans Fugues toujours, Philippe Sollers affirme que la seule révolution digne de ce nom a été la française. Merci pour les millions de morts russes et chinois. Mais encore, dans un chapitre non moins gonflé intitulé Destin du français, le même "révolutionnaire" nous balance comme ça que la langue française non seulement est la plus lucide en matière de sexualité mais "le grand problème de l'Europe" dont Paris sera forcément la capitale.
Le fantastique snobisme de Philipe Sollers renvoie aux grands exemples de la littérature évoqués par René Girard, de Julien Sorel au Narrateur de Proust. Hélas, le drame de Sollers est qu'il n'est pas vraiment romancier. L'espace du roman, la temporalité autonome du roman et l'autonomie des personnages ne peuvent aboutir au dépassement du mimétisme et des rivalités destructrices. Le problème du mimétisme (dont le snobisme est un aspect), de le "montée aux extrêmes" des rivaux, des feux de l'envie cristallisés par tout le théâtre de Shakespeare, fondent les observations de René Girard dont l'essentiel se retrouve dans Mensonge romantique et vérité romanesque, livre majeur qui devrait figurer en tête de liste des lectures de tout prof de lettres ou de tout amateur de littérature. Quant à moi, je ne vois aucun des romans-de-Sollers toucher à ce que René Girard appelle la vérité romanesque. Ce sont des espèces de chroniques casanoviennes souvent passionnantes (Femmes, Passion fixe, Les voyageurs du temps ou L'éclaircie, entre autres) mais ce ne sont pas de vrais romans dont les personnages auraient chacun raison. C'est Henry James qui disait que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Dans les romans-de-Sollers, dont les femmes sont toute plus ou moins aux genoux ou sur les genoux du romancier-auteur, seul celui-ci a raison, commande et conclut. Cela ruine-t-il son mérite d'écrivain ? Nullement. Philippe Joyaux, alias Sollers, n'aura jamais fini, en somme, de poser au roi du monde dans le salon de Maman. C'est là qu'il construit occultement son Lego. Le jeune auteur surdoué d' Une certaine solitude, salué par les fées bourgeoise et révolutionnaire qu'étaient alors Mauriac et Aragon (j'avais déjà tout juste sur toute la ligne, se félicitera-t-il), croit avoir traversé le miroir en se juchant sur les ailes des poètes et des philosophes qu'il appelle les "Voyageurs du temps", tels Homère et Saint-Simon, Rimbaud et Lautréamont, Heidegger et Nietzsche. L'art de la citation et la passion de la formulation lui serviront de sésame au fil de son parcours ouvert de loin en loin à mille éclaircies, et voici Fugues se poursuivant à travers le labyrinthe de l'immense Lego construit à sa seule gloire d'enfant pourri-gâté dont l'Ego, fantastiquement surdimensionné, se délie au plaisir des mots... 

S'il n'a rien du Rambo médiatique, ce fou de foot doublé d'un Fangio de la guimbarde allie la débrouillardise à la passion des relations humaines. D'où la qualité particulière, aussi, de ses reportages en territoires dangereux, du Liban à la Roumanie et de la guerre du Golfe aux fronts d'ex-Yougoslavie, où il a débarqué en juillet 1991 et couvert les deux conflits successifs de Croatie et de Bosnie.
— Que représente, pour vous, cette guerre maintes fois dite «absurde»?
Parce qu’il « a mis tout son être et sa propre vie en images», l’on pourrait être tenté d’affirmer que Fellini « au fond n’existe pas dutout ». Telle est du moins la conclusion, fortement empreinte de malice, àlaquelle Liliana Betti en arrive après un long voyage au pays du plus fascinantdes montreurs d’images du cinéma contemporain, quand bien même tout ce qu’ellenous dit à son propos n’évoque pas précisément l’existence d’un ectoplasme. Etpourtant s’il y a boutade, celle- ci n’est pas gratuite.
Liliana Betti. «Fellini — un portrait ». Editions Albin Michel, 1983.
Fille d'un écrivain belge injustement méconnu (le polémiste et poète Christian Beck) qu'elle perdit à l'âge de 2 ans, veuve d'un juif russe communiste tué à la guerre en 1940, elle-même engagée et exposée à la déportation, Beatrix Beck, avec un enfant à charge, a connu la situation de l'ouvrière, de la domestique de campagne puis de la chômeuse, dont on retrouve des traces dans son dernier livre. 


Christoph Ransmayr. Atlas d'un homme inquiet. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 457p.
Cabu et Pierre-Antoine Donnet, Cabu en Chine.Seuil, 235p.
Ce samedi 4 avril. – J’étais en train de m’énerver, hier, sur les pages excessivement réductrice de Cosmos consacrées au temps, et plus précisément à ce que Michel Onfray appelle le « temps mort », lequel serait celui de la société globalement nihiliste dans laquelle nous vivons, lorsque je ne sais quel ange m’a glissé L’Opéra du monde entre les mains, dont quelques pages du Prologue m’ont immédiatement sauté aux yeux par leur extraordinaire plasticité et leur fulgurante intelligence poétique, notamment sur ce thème, précisément, du temps et, plus important encore : sur la confrontation entre science et poésie. C’était la réponse miraculeuse, bonnement inspirée, qu’appelaient les pages si péremptoirement tendancieuses du « philosophe », qui en arrive à proférer cette ineptie selon laquelle les trois livres du monothéisme constitueraient des écrans dressés entre nous et le monde réel, autant que « la plupart des livres ». Du coup me suis-je attelé à un Dialogue schizo qui me semble, lui aussi, une réponse sensée à ces énormités… 
ANGE.
Ce 5 avril, dimanche de Pâques. – En écho à un texte évoquant les Pâques de nos enfances, et les dimanches que c’était, l’excellente Jacqueline Thévoz, sur Facebook, se désole du fait que ces dimanches-là n’auront plus jamais cours dans le monde qui est le nôtre, et j’abonde sans abonder vu que je me dis, en mon optimisme increvable, que les Pâques du cœur sont en nous et que leurs dimanches resteront à jamais inaltérables malgré les églises vides et les discours creux des sympathiques fonctionnaires de Dieu à vocation nouvelle de psychothérapeutes plus ou moins lénifiants ou de saintes et de saints, va savoir, aux dimanches de la vie…
Tout de suite j’ai flairé les espaces et le temps et les gens d’un grand livre dans lequel, je le pressens, je vais faire ces jours un nouveau voyage sans pareil.
Or Teresa Berganza nous paraît, aussi, de ces voix qui ont là la fois un cœur et une âme, n’excluant d’ailleurs ni la sensualité ni la candeur ou le naturel. En toute simplicité. Le naturel et la simplicité : voici d’ailleurs les deux qualités dont l’énoncé rendra le mieux compte, en raccourci, du sentiment éprouvé à l’approche de la grande cantatrice espagnole. Tout le contraire de la star sophistiquée que pourraient laisser imaginer certains de ses portraits, ou de la Castafiore envahissante : une petite dame vive et souriante mais sans rien de mielleux, belle assurément quoique sans ostentation de coquetterie à quatre heures de l’après-midi, svelte et souple comme une trapéziste, avec un mélange de bonhomie et de passion contenue, de véhémence et d'enjouement, le tout parfaitement équilibré comme le furent, au reste, la vie et la carrière de l’artiste.
Et c’est avec la même ferveur que Teresa Berganza parle de sa première rencontre avec la Callas, aux Etats-Unis où, toute jeune encore, elle chantait dans la Médée de Cherubini aux côtés de sa très célèbre aînée.
Entière dans ses élans, Teresa Berganza l’est tout autant dans ses rejets. Ainsi parle-t-elle du tournage du Don Juan de Mozart au cinéma, par Joseph Losey et la Gaumont, sans aménité pour la piètre organisation de celle-ci et en riant, un peu de celui-là. Le brave cinéaste n’entendait-il pas lui faire chanter l’air du « Vorrei, non vorrei » en fixant successivement le lit (« vorrei ») et un crucifix accroché au mur (« non vorrei ») en sorte de bien souligner la contrainte morale que signifie la religion...
Enfin nous avons donné dans la fiction surréaliste: du moment que le soussigné venait de réaliser son rêve secret de rencontrer une diva selon son cœur, Teresa Berganza s’imagina ministre de l'éducation familiale. Pour édicter, aussitôt, l’ordre exécutoire d’initier les enfants à la musique. Avec tout plein de Vivaldi au programme !

Moi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados, relève de la même nigauderie mégalo.
Moi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système. Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne… Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »
Moi l’autre : - Non, je visais plutôtles énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où, après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que « nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que « notre vie, c’est souvent la mort »…
Moi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaire d’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée, cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donner un coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toutefraîche.






— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?