Approximations dédiées à René Girard.
Philippe Sollers est le plus fantastiquement snob des écrivains français vivants. C'est aussi le plus français des auteurs éminents de notre langue. C'est enfin le plus injustement méprisé des pipoles littéraires se la jouant maudits. Ces constats ne sont pas des jugements à connotation morale ou de visée persifleuse. Ce sont des approximations toutes personnelles nourries par la libre lecture des ouvrages inégalement appréciés de Philippe Sollers, et particulièrement de la monumentale tétralogie que constituent La Guerre du goût, Eloge de l'infini, Discours parfait et Fugues. Or un premier malentendu doit être dissipé à propos de ce considérable recueil de textes relevant apparemment de la critique littéraire, qui racontent à vrai dire autre chose, un peu comme John Coltrane raconte autre chose quand il reprend à sa façon un standard de Jazz tel que Summertime. Dans la foulée, on pourrait d'ailleurs dire qu'il y a du Coltrane non camé, et donc plus froid, ou du Picasso verbal (étant entendu que Coltrane est le Picasso du jazz allumé) dans les meilleures pages de Sollers.
En tout cas je m'inscris en faux contre l'idée, de plus en plus répandue, que Sollers serait meilleur critique littéraire qu'écrivain ou romancier. Sollers n'est romancier à mes yeux qu'au titre d'auteur de ce qu'ont peut appeler des romans-de-Sollers, sous-genre intéressant mais sans grand rapport avec le grand roman tel que l'entend un René Girard, entre autres comparatistes. N'empêche que Philippe Sollers n'en est pas moins écrivain et tout le temps, jusque dans ses dialogues avec ses jeunes compères Haenel et Meyronnis de la revue Ligne de risque, bien présents dans ces Fugues. Sollers est écrivain même quand il bluffe au Guignol médiatique, annonçant que son prochain ouvrage représentera un véritable tsunami éditorial. Il l'est aussi quand il drague Cecilia Bartoli sur un vaporetto de Venise ou baise le biseau de la blanche babouche du pape Jean Polski. Son autofiction multiforme et pléthorique étant une sorte de Lego d'enfant gâté monté en graine, tout lui fait sens, jusque dans les contresens de son caprice, ainsi qu'on l'a constaté dans Un vrai roman, dont la construction relève essentiellement de l'égomane plaidoyer pro domo. La part de fantaisie enfantine de Philippe Joyaux, alias Sollers, est celle qui me rend le grand jardin de son oeuvre tout de même fréquentable. Ensuite, on peut dire tout ce qu'on veut du ponte à mille palinodies: cela me semble toujours secondaire. Le docte Régis Debray, fronçant sourcils et moustaches et se réclamant de son expérience "sur le terrain", peut dégommer son ami-ennemi dans ses Modernes catacombes en concluant qu'en somme Philippe Sollers ne laisse aucune oeuvre. C'est parler alors d'un Sollers de surface en lui reprochant de manquer d'ailes après les avoir virtuellement arrachées, et d'ailleurs tout le recueil de l'auteur, qui a parfois été plus généreux, fleure la Schadenfreude de toute une France intellectuelle morose qui n'en a qu'à la lugubre formule d'Après nous le déluge, lors même qu'on multiplie les salamalecs complaisants aux vieux birbes de la gauche-qui-pense, de Jean Daniel à Daniel Jean. L'embêtant, avec ces fossoyeurs plus ou moins cacochymes invoquant la Grande Ombre de Chateaubriand, c'est qu'ils ne lisent plus vraiment, ce qui s'appelle lire. Or il vaut la peine de lire vraiment Fugues, où l'on retrouve à la fois le génie indéniable et le délire non moins formidable de l'auteur, par exemple, de Lautréamont au laser. Ce texte hallucinant, constituant à mes yeux le sommet de la jobardise intellectuelle française du XXe siècle finissant, résulte d'un entretien entre le Maître et ses disciples (Haenel et Meyronnis) qu'on imagine groupés sur un piton rocheux tout entouré de nuées méphitiques, chuchotant sous leurs capuches de vieux ados "élus", très haut au-dessus des monts et des vaux où rampent veaux humains et autres dévots des deux sexes. Ces trente pages (pp. 34-62) de pur délire, amorcées par huit questions graves des compères, à partir desquelles le Prophète y va de ses vaticinations, s'inscrivent dans le contexte choral des quelque 50 approches et autres commentaires accompagnant la réédition groupée en 2009, dans La Pléiade, des fameux Chants de Maldoror et des (moins fameuses au double sens du terme) Poésies, où voisinent les noms de Léon Bloy et de Rémy de Gourmont, de Valéry Larbaud et d'Albert Camus, d'André Breton et de Louis Aragon, de Le Clézio et de Sollers, entre autres. Pour me rafraîchir la mémoire, j'ai pris la peine de relire les Chants, dont le génial tumulte fantastico-romantique me fait juste sourire de tendresse, aujourd'hui, en me rappelant ma candide jeunesse ne demandant qu'à s'exalter en montrant le poing au ciel avant de commander un nouveau café bien noir. J'ai relu aussi les Poésies, quarante pages de considérations qu'on dirait d'un étudiant vieilli avant l'âge - l'auteur avait moins de vingt ans -, jouant le savantissime dans une suite de saillies crânes et de platitudes dont on comprendra qu'Albert Camus n'y ait vu que l'envers banal et conformiste d'une révolte qui ne l'est, somme toute, pas moins. Conformiste Lautréamont ? L'affirmation fait figure aujourd'hui de blasphème, puisque tout bourgeois ou petit-bourgeois frotté de culture se trouve sommé de penser désormais que Rimbaud ou Ducasse sont par excellence des "révolutionnaires", point barre. C'est d'ailleurs ce que ressasse et martèle Philippe Sollers pour qui ces deux très jeunes poètes brièvement illuminés sont plus que des poètes: de grands philosophes, et plus que de grands philosophes: d'insondables métaphysiciens, dont les visions "radicales" relancent la poésie philosophique des présocratiques, Héraclite ou Empédocle, pas moins. Le problème avec les Poésies, qu'on pourrait dire le traité théorique de l'antimatière poétique et philosophique dont les Chants sont tissés (ce que Giuseppe Ungaretti a bien vu), ce n'est pas qu'elles soient farces (ce qu'elles sont indéniablement) mais qu'elles justifient finalement tout et son contraire, le "canard du doute" au goût de vermouth et le doute du doute et plus encore le doute jeté sur le fait de douter du dilemme entre douter et ne pas douter du doute, relevant en somme de la future 'pataphysique. Mais cela ne gêne pas Philippe Sollers qui y voit, comme personne avant lui, le complément parfait et indissociable des Chants et leur fondement métaphysique non seulement manichéen et gnostique mais sourdement relié à la pensée ultramontaine du comte Joseph de Maistre - vous suivez au fond de la Toile ? Ce qu'il y a de fantastique chez Lautréamont, maintes fois relevé, est son ton et ses ruptures de ton. On retrouve ces contrastes en passant des Chants aux Poésies, comme on les retrouve dans les sauts "métaphysiques" de Philippe Sollers abordant la question de la sexualité et, plus précisément, de l'éventuelle homosexualité (c'est Camus qui pose la question) du cher Isidore. Or voici ce que propose Philippe Sollers sur le ton de la confidence révolutionnaire non moins que radicale évidemment: "La vérité endormie, la voilà. À chacun de se réveiller. Ce que je vous dis ici a beau être clair, cela n'en provoque pas moins d'énormes résistances (sic), spontanées, viscérales, et, pour tout dire, humaines. La métaphysique est attaquée de plein fouet par Lautréamont. Il montre qu'elle est une vaste histoire d'homosexualité. Cela apparaît aves évidence quand elle atteint l'âge de son renversement et de sa perversion, et ne peut se dire pleinement que dans la langue française (re-sic) qui est celle de la plus grande lucidité sexuelle. Un philosophe comme Alain Badiou peut faire de la retape pour l'amour à partir de Platon, cela ne sera jamais rien d'autre qu'une prêcherie à l'usage des gogos".
Or peu avant de faire la peau à Badiou, après avoir qualifié la préface de Le Clézio aux Oeuvres de Lautréamont, datant de 1973, de "désastreuse", sans le moindre argument - moi je l'aime bien, cette préface culturellement décentrée et assez camusienne -, Sollers avait réglé son compte à Jonathan Littell et à ses Bienveillantes, dont le fracassant succès ne pouvait qu'être suspect. Pourquoi cela ? Parce que, selon Sollers, la clef de voûte de cette immense fresque serait la propension de Max Aue, le narrateur, à jouir par le cul. Confondant par ailleurs la névrose du protagoniste du roman et la visée de Jonathan Littell lui-même, Sollers en vient donc à affirmer que Les Bienveillantes seraient "la défense et l'illustration de l'anus exterminateur", dûment approuvées et célébrées par les zombis des médias et du public somnambule, sans compter les jurés des prix littéraires. À quelles vues profondes n'accède-t-on-pas en grimpant sur le piton de l'anachorète ! Le Secret divulgué par le Maître à ses disciples, comme quoi lui seul, Sollers, a capté le message d'Isidore Ducasse, dont Valéry Larbaud se demande s'il n'a pas écrit ses Poésies pour calmer un peu son papa après les Chants, histoire d'en recevoir sa petite pension - ce Secret doit être considéré, je crois, comme pièce intégrante du Lego construit par Sollers avec l'approbation posthume donc occulte des poète et philosophe allemands Hölderlin et Heidegger (double H aspiré, ça compte), des philosophe et poète-serial killer chinois Confucius et Mao, en l'ère nouvelle de l'an 120 et des poussières du calendrier selon Saint Nietzsche, dont L'Antéchrist scelle la mort du christianisme logiquement célébrée par Sollers le catho donnant la papatte à Benoît XVI en ces mêmes Fugues ! Un aussi fantastique snobisme que celui de Philippe Sollers ne saurait requérir que d'aussi fantasmatiques adoubements faisant fi et fion du principe de non-contradiction !
Je relis depuis quelque temps Les Frères Karamazov de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui n'avait pas de la France des Lumières (et notamment de celle de Diderot) la plus haute estime, et sans doute verrait-il aujourd'hui, dans les sophismes et les brillantes entourloupes rhétoriques d'un Sollers, de la frime. Or je me disais, en lisant le chapitre intitulé Les Gamins, prodigieuse plongée au coeur du coeur de ce qu'on peut dire le coeur humain, que je pourrais donner toute l'oeuvre dudit Sollers pour ces seules pages. Et pourtant non: je trouve bien que l'oeuvre d'un Sollers existe, et pas seulement comme repoussoir. Seulement je me demande, par delà l'opposition de la présumée froideur française et de la non moins hypothétique chaleur slave, où se trouve ce qu'on pourrait dire le noyau de l'oeuvre de Sollers. Lorsque je lis Dostoïevski ou Proust, Camus ou Faulkner, Conrad ou Flannery O'Connor, je perçois immédiatement ce "noyau" touchant au coeur de ce qu'on peut dire l'humain. Mais s'agissant de Philipe Sollers, je m'interroge. Je ne dis pas que cette oeuvre qui se veut sans aveu, et de laquelle ne se dégage jamais la moindre émotion profonde, soit absolument sans "noyau", mais je la sens comme flottant à cet égard, ludion charmeur ou fuyant, je ne sais...
Il y a du jeune homme éternel chez Sollers, comme chez Marc-Edouard Nabe son ennemi désormais juré, autant que chez un Dantec ennemi de Nabe ou chez un Houellebecq honni des tous. Si je compare ces vieux jeunes gens à un Dostoïevski, je me dis que tous restent quelque part des fils révoltés alors que lui est devenu "père" d'un jour à l'autre, au moment (souligne Léon Chestov) d'échapper à l'exécution capitale. Lautréamont n'en finit pas d'invoquer et de défier la Mort, comme tant de romantiques avant et après lui, sans rien "payer". Or il faut "payer", Céline l'avait bien vu, et Proust "paie" avec Le Temps retrouvé.
Cela qui m'amène à René Girard, dont la pensée me semble la plus belle ouverture aux réconciliations non précipitées. René Girard est le grand analyste de la posture romantique dont un Ducasse, autant que les possédés de la Russie pré-révolutionnaire, sont les parangons. Fait significatif: le mot révolutionnaire revient sans cesse, depuis ses débuts à la revue Tel Quel, sous la plume de Philippe Sollers, typique fils de bourgeois ressentimental se la jouant aujourd'hui anar de droite après avoir déclaré un jour, sur la Muraille de Chine (le témoignage est de Julia Kristeva dans Les Samouraïs) que le Président Mao ne pouvait gouverner sans la caution de la France intellectuelle. Dans Fugues toujours, Philippe Sollers affirme que la seule révolution digne de ce nom a été la française. Merci pour les millions de morts russes et chinois. Mais encore, dans un chapitre non moins gonflé intitulé Destin du français, le même "révolutionnaire" nous balance comme ça que la langue française non seulement est la plus lucide en matière de sexualité mais "le grand problème de l'Europe" dont Paris sera forcément la capitale.
Le fantastique snobisme de Philipe Sollers renvoie aux grands exemples de la littérature évoqués par René Girard, de Julien Sorel au Narrateur de Proust. Hélas, le drame de Sollers est qu'il n'est pas vraiment romancier. L'espace du roman, la temporalité autonome du roman et l'autonomie des personnages ne peuvent aboutir au dépassement du mimétisme et des rivalités destructrices. Le problème du mimétisme (dont le snobisme est un aspect), de le "montée aux extrêmes" des rivaux, des feux de l'envie cristallisés par tout le théâtre de Shakespeare, fondent les observations de René Girard dont l'essentiel se retrouve dans Mensonge romantique et vérité romanesque, livre majeur qui devrait figurer en tête de liste des lectures de tout prof de lettres ou de tout amateur de littérature. Quant à moi, je ne vois aucun des romans-de-Sollers toucher à ce que René Girard appelle la vérité romanesque. Ce sont des espèces de chroniques casanoviennes souvent passionnantes (Femmes, Passion fixe, Les voyageurs du temps ou L'éclaircie, entre autres) mais ce ne sont pas de vrais romans dont les personnages auraient chacun raison. C'est Henry James qui disait que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Dans les romans-de-Sollers, dont les femmes sont toute plus ou moins aux genoux ou sur les genoux du romancier-auteur, seul celui-ci a raison, commande et conclut. Cela ruine-t-il son mérite d'écrivain ? Nullement. Philippe Joyaux, alias Sollers, n'aura jamais fini, en somme, de poser au roi du monde dans le salon de Maman. C'est là qu'il construit occultement son Lego. Le jeune auteur surdoué d' Une certaine solitude, salué par les fées bourgeoise et révolutionnaire qu'étaient alors Mauriac et Aragon (j'avais déjà tout juste sur toute la ligne, se félicitera-t-il), croit avoir traversé le miroir en se juchant sur les ailes des poètes et des philosophes qu'il appelle les "Voyageurs du temps", tels Homère et Saint-Simon, Rimbaud et Lautréamont, Heidegger et Nietzsche. L'art de la citation et la passion de la formulation lui serviront de sésame au fil de son parcours ouvert de loin en loin à mille éclaircies, et voici Fugues se poursuivant à travers le labyrinthe de l'immense Lego construit à sa seule gloire d'enfant pourri-gâté dont l'Ego, fantastiquement surdimensionné, se délie au plaisir des mots...
Philippe Sollers. Fugues. Gallimard, 1114p.


S'il n'a rien du Rambo médiatique, ce fou de foot doublé d'un Fangio de la guimbarde allie la débrouillardise à la passion des relations humaines. D'où la qualité particulière, aussi, de ses reportages en territoires dangereux, du Liban à la Roumanie et de la guerre du Golfe aux fronts d'ex-Yougoslavie, où il a débarqué en juillet 1991 et couvert les deux conflits successifs de Croatie et de Bosnie.
— Que représente, pour vous, cette guerre maintes fois dite «absurde»?
Parce qu’il « a mis tout son être et sa propre vie en images», l’on pourrait être tenté d’affirmer que Fellini « au fond n’existe pas dutout ». Telle est du moins la conclusion, fortement empreinte de malice, àlaquelle Liliana Betti en arrive après un long voyage au pays du plus fascinantdes montreurs d’images du cinéma contemporain, quand bien même tout ce qu’ellenous dit à son propos n’évoque pas précisément l’existence d’un ectoplasme. Etpourtant s’il y a boutade, celle- ci n’est pas gratuite.
Liliana Betti. «Fellini — un portrait ». Editions Albin Michel, 1983.
Fille d'un écrivain belge injustement méconnu (le polémiste et poète Christian Beck) qu'elle perdit à l'âge de 2 ans, veuve d'un juif russe communiste tué à la guerre en 1940, elle-même engagée et exposée à la déportation, Beatrix Beck, avec un enfant à charge, a connu la situation de l'ouvrière, de la domestique de campagne puis de la chômeuse, dont on retrouve des traces dans son dernier livre. 


Christoph Ransmayr. Atlas d'un homme inquiet. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 457p.
Cabu et Pierre-Antoine Donnet, Cabu en Chine.Seuil, 235p.
Ce samedi 4 avril. – J’étais en train de m’énerver, hier, sur les pages excessivement réductrice de Cosmos consacrées au temps, et plus précisément à ce que Michel Onfray appelle le « temps mort », lequel serait celui de la société globalement nihiliste dans laquelle nous vivons, lorsque je ne sais quel ange m’a glissé L’Opéra du monde entre les mains, dont quelques pages du Prologue m’ont immédiatement sauté aux yeux par leur extraordinaire plasticité et leur fulgurante intelligence poétique, notamment sur ce thème, précisément, du temps et, plus important encore : sur la confrontation entre science et poésie. C’était la réponse miraculeuse, bonnement inspirée, qu’appelaient les pages si péremptoirement tendancieuses du « philosophe », qui en arrive à proférer cette ineptie selon laquelle les trois livres du monothéisme constitueraient des écrans dressés entre nous et le monde réel, autant que « la plupart des livres ». Du coup me suis-je attelé à un Dialogue schizo qui me semble, lui aussi, une réponse sensée à ces énormités… 
ANGE.
Ce 5 avril, dimanche de Pâques. – En écho à un texte évoquant les Pâques de nos enfances, et les dimanches que c’était, l’excellente Jacqueline Thévoz, sur Facebook, se désole du fait que ces dimanches-là n’auront plus jamais cours dans le monde qui est le nôtre, et j’abonde sans abonder vu que je me dis, en mon optimisme increvable, que les Pâques du cœur sont en nous et que leurs dimanches resteront à jamais inaltérables malgré les églises vides et les discours creux des sympathiques fonctionnaires de Dieu à vocation nouvelle de psychothérapeutes plus ou moins lénifiants ou de saintes et de saints, va savoir, aux dimanches de la vie…
Tout de suite j’ai flairé les espaces et le temps et les gens d’un grand livre dans lequel, je le pressens, je vais faire ces jours un nouveau voyage sans pareil.
Or Teresa Berganza nous paraît, aussi, de ces voix qui ont là la fois un cœur et une âme, n’excluant d’ailleurs ni la sensualité ni la candeur ou le naturel. En toute simplicité. Le naturel et la simplicité : voici d’ailleurs les deux qualités dont l’énoncé rendra le mieux compte, en raccourci, du sentiment éprouvé à l’approche de la grande cantatrice espagnole. Tout le contraire de la star sophistiquée que pourraient laisser imaginer certains de ses portraits, ou de la Castafiore envahissante : une petite dame vive et souriante mais sans rien de mielleux, belle assurément quoique sans ostentation de coquetterie à quatre heures de l’après-midi, svelte et souple comme une trapéziste, avec un mélange de bonhomie et de passion contenue, de véhémence et d'enjouement, le tout parfaitement équilibré comme le furent, au reste, la vie et la carrière de l’artiste.
Et c’est avec la même ferveur que Teresa Berganza parle de sa première rencontre avec la Callas, aux Etats-Unis où, toute jeune encore, elle chantait dans la Médée de Cherubini aux côtés de sa très célèbre aînée.
Entière dans ses élans, Teresa Berganza l’est tout autant dans ses rejets. Ainsi parle-t-elle du tournage du Don Juan de Mozart au cinéma, par Joseph Losey et la Gaumont, sans aménité pour la piètre organisation de celle-ci et en riant, un peu de celui-là. Le brave cinéaste n’entendait-il pas lui faire chanter l’air du « Vorrei, non vorrei » en fixant successivement le lit (« vorrei ») et un crucifix accroché au mur (« non vorrei ») en sorte de bien souligner la contrainte morale que signifie la religion...
Enfin nous avons donné dans la fiction surréaliste: du moment que le soussigné venait de réaliser son rêve secret de rencontrer une diva selon son cœur, Teresa Berganza s’imagina ministre de l'éducation familiale. Pour édicter, aussitôt, l’ordre exécutoire d’initier les enfants à la musique. Avec tout plein de Vivaldi au programme !

Moi l’un : - Bah, tu connais sa curiosité de vieille chouette omnivore. Hier soir encore il regardait la série tirée de Fargo. Un vrai toxique, mais pas pire en somme que le toxique du penseur binaire. Et c’est ça qui le branche je crois : la mesure du taux de toxicité des phénomènes actuels. Certaine fascination, aussi, devant la bêtise, ou disons le manque de sens commun, de certains intelligents claquemurés dans leur système. Flaubert ne faisait pas autre chose quand il établissait le catalogue de la Redoute des niaiseries universalistes de Bouvard et Pécuchet. Or le projet de Michel Onfray de Tout Savoir, genre encyclopédie pour les ados, relève de la même nigauderie mégalo.
Moi l’un : - Et j’enchaîne de mémoire : « Le rotativisme des saisons est un des charmes les plus démoniaques du système. Dans notre monde familier les saisons se suivent régulières à varier avec monotonie la figure du temps, promesse de mourir. Printemps. Automne… Cariatides d’une symbolique sentimentale… Vieilles rosses, mais pimpantes, d’un manège place du Combat… »
Moi l’autre : - Non, je visais plutôtles énormités du chapitre suivant de Cosmos, intitulé Construction d’un contre-temps où, après avoir décrit le « temps mort » que nous vivons dans notre civilisation selon lui en toute fin de bail, il affirme crânement que « nous sommes des ombres qui vivons dans un théâtre d’ombre » et que « notre vie, c’est souvent la mort »…
Moi l’un : - Tout est là, et ce n’est pas qu’affaire d’affectivité ou de livret de famille. Mais je continue l’angélique exposé : « Notre chercheur a posé : A (force explosive de l’atome), N (nombre infini), G (gravitation), E (espace). Et puis il est passé dans le bureau voisin pour contrôler, de visu, si les atomes constitutifs des jambes de sa dactylo Rosa-Nancy, fidèles à la poussée agrégative et à l’équilibre cohésif (algébrisés, à l’instant, sur le papier, demain de maître) décrivant toujours entre elles, hors du léger surah de la petite robe imprimée, cet angle rond qui fait bondir le cœur des messieurs. Ou bien alla-t-il donner un coup de pouce au compteur d’électrons, installé dans le vestibule d’honneur, pour l’instruction des visiteurs et la fierté des commanditaires. De retour à sa table, il jette les yeux sur la formule toutefraîche.






— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?

Les particules élémentaires auraient pu faire l’affaire. Hélas, c’est bien bas qu’on est retombé, jusqu’à n’y pas croire.
Les deux protagonistes des Particules élémentaires, Bruno et Michel, figurent en somme la version (très) dégradée de la vieille paire mythologique d’Apollon et de Dionysos. Le premier ne se réalise que par la sublimation abstraite et l’idée, le second par le sexe.
L’épreuve de l’oral
Le style Houellebecq: «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c’est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c’est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, elles se mettent à puer»...



— Rassurez-vous, je ne vais pas jouer les devins! Ce qui m'intéresse en priorité, c'est l'état actuel du monde, qu'il s'agit de considérer avec lucidité. Plutôt que de faire des prédictions oiseuses, je vais m'efforcer de retracer les grandes lignes de l'aventure humaine pour mieux éclairer l'ère nouvelle que nous vivons. Le changement de millénaire ne signifie pas grand-chose à mes yeux. Je crois en revanche qu'une nouvelle ère, l'ère atomique, a commencé le 6 août 1945, qui fait suite à l'ère chrétienne. Ce qui la caractérise est que, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, les armes sont capables d'atteindre une population dans son héritage biologique. C'est en quoi j'estime l'arme nucléaire proprement diabolique.
— Par le respect de la vie. Notez que je ne fais pas de la nature une idylle: le respect n'est pas la soumission béate, mais il vise à la préservation d'équilibres sans lesquels on court à la catastrophe. Or la religion du profit nous menace du pire. 
Un guide avisé
Qu'il fasse flamber son nom une première fois avec ses mystiques Pâques ou qu'il nous entraîne dans ses grandes stances épiques du Transsibérien, qu'il brasse et brise et reconstruise le langage contemporain du «profond aujourd'hui» en poète moderne qui ne s'est jamais affilié pour autant à aucun «isme» esthétique ou politique, qu'il rêve de révolutionner l'art cinématographique, raconte sa guerre, nous emmène une fois de plus au bout du monde (par exemple à Sao Paùlo du Brésil, dans ses Feuilles de route inédites, où «seuls comptent cet appétit furieux cette confiance absolue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur cette spéculation qui font construire dix maisons par heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands petits nord sud égyptien yankee cubiste»), se reconnaisse foudroyé, renaisse ensuite en poète de la main gauche et nous laisse finalement en compagnie de Moravagine,de Dan Yack et de tant d'autres incarnations de son moi multiple — toujours Cendrars fait poésie de tout, dans l'orientation supérieure d'une cosmogonie poétique que le premier vers du Panama préfigure et concentre sous un rayon lustral: "Ce matin est le premier jour du monde"...
Comme j’ai assez peu d’estime pour les quadras actuels (je sais bien que c’est un préjugé, mais je leur préfère réellement les trentenaires), et que les romans « sur » le cancer me rebutent a priori, c’est un peu à reculons que j’ai entrepris la lecture de L’Empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis, qui m’a retourné, comme on dit, en moins de vingt pages.
À La Désirade, ce vendredi 20 mars. - Circulant en voiture, je me passe et me repasse la lecture du Temps retrouvé par Michael Lonsdale. Régal que l'interminable et irrésistible pastiche de Goncourt évoquant les Verdurin, après l'évocation des ridicules du milieu mondain commentant la guerre et ses opérations du point de vue du GQG. On ne relève pas assez le comique de Proust, notamment dans sa façon de singer les rombières et les imbéciles. Quelle énergie prodigieuse chez cet éternel maladif, et quelles pointes, mais aussi quelles incomparables aquarelles paysagères ou affectives, et quelle mélancolie, quelle poésie ouvrant leurs clairières dans l’immense murmure pénombreux...
Louis Calaferte dans ses carnets de Situation, en 1991, alors âgé de 63 ans, trois avant le grand départ qu’il pressent plus ou moins dans sa carcasse mal en point : « Plus question pour moi de jardiner, à demi impotent que je suis sur mes deux cannes – toute cette beauté printanière m’est tristesse».

Nous retrouvons cet après-midi le lac encore gelé de Joux, la vallée suspendue et ses assez moches villages agro-industriels, enfin la librairie à l’enseigne de La pensée sauvage où,régulièrement, j’échange des centaines de livres arrachés au corpus invasif de mes bibliothèque contre deux ou trois ou treize ou trente-trois rossignols.
Le maître de céans me présente sa balance à opium, qui me fait penser à deux poètes passés par les fumées, Michaux et Cocteau, puis je retrouve la série d’Amadou qui enchanta nos enfances - toute une paroi dévolue là derrière à la mémoire de nos enfances et qui jamais n’oubliera de rajeunir tant Bibi Fricotin et les Pieds Nickelés restent d’attaque, les Filou Boys ou Bécassine campant avec les scouts. Et partout de quoi s’échapper de la platitude et du bilan mortifère, partout où se retrouver…
Après cinquante pages de L’école des cadavres, je cale et me demande si vraiment je vais m’infliger beaucoup plus de ces éructations contre les « youtres », la France pourrie, la démocratie moisie, l’Amérique encore pire et les Soviets encore plus pires d’ailleurs engendrés par les youtres, et le serpent de la haine de se mordre la queue.
Récemment encore, Zaldostanov en appelait à l’extermination des opposants, dont le plus flamboyant, Boris Nemtsov, vient aussi bien d’être abattu en pleine rue, comme le fut Anna Politovskaïa, assassinée en 2006. Dans la manif géante anti-Maïdan de février dernier, à Moscou, Zaldostanov avait lancé le cri de guerre « Tous des pédés ! », qui situe assez exactement le niveau mental de ce taré et de ses Loups de la nuit.
Tu m’énerves, Jean Ziegler, tu me gonfles avec tes dénonciations tous azimuts à n’en plus finir, tu me gonfles et d’autant plus que tout te donne de plus en plus raison, à croire que les banquiers actuels ont lu La Suisse lave plus blanc et tâchent de faire encore mieux ! Et voilà : nous avions à peine fini d’avaler de travers Destruction massive, que tu remets ça avec la réédition de Retournez les fusils, augmentée d’une préface qui actualise les nouvelles avancées des prédateurs - non mais tu ne vas donc jamais nous laisserprofiter du panorama, sacré Jean Ziegler, mon ami, dont je suis très humblement très fier de partager la colère et l’amour de la vie…
Oui, c’était touchant, et même réconfortant, malgré sa nostalgie et certaine mélancolie même, liée à la déprime fameuse des militants, de retrouver ce vieux gauchiste pur et doux et de le voir rencontrer ses anciens amis et, bien au-delà des scies complaisantes genre ancien combattant, de se mettre à l’écoute de telle jeune Indienne guarani défendant les droits de sa tribu ou telle activiste lumineuse du Mouvement pour la terre, entre autres figures du foot ou de la politique. 

Abdennour Bidar.Plaidoyer pour la fraternité. Albin Michel, 106p.
À cette table du Major Davel, à Cully, où il a écrit une partie des Caves du Minustaire, Rafik Ben Salah voit aussi rouge que la couverture de son douzième livre : un roman truculent d’apparence où le conteur satirique s’en donne à cœur joie, mais dans lequel la dictature de Ben Ali est montrée, par le détail, dans sa férocité mafieuse. Ses sœurs et frères restés au pays doutaient d’ailleurs, il y a quelques mois, qu’il puisse jamais y remettre les pieds. Mais le vent de l’Histoire a tout chamboulé et voici que le rebelle de la première heure, plusieurs fois menacé de mort pour ses écrits, se sent rejoint et conforté par la jeunesse tunisienne. « Ce qui me réjouit surtout, c’est que les religieux ne sont pour rien dans ce mouvement d’émancipation ! Reste à espérer que celui-ci ne soit pas récupéré». Pour le vérifier sur le terrain, l’écrivain a déjà en poche son billet d’avion pour Tunis le 24 juillet prochain, jour des élections… »
« La peur de ma vie »…