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Livre - Page 95

  • Le corps nombreux

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    Il nous arrive de sortir de certains rêves en mille morceaux, à la fois épars et accablés, le corps tout dispersé sur le rivage, et c’est en tâtonnant à genoux, sur le sable mouillé ajoutant à l’incommodité et au désagrément diffus qu’on essaie de reprendre connaissance et de rassembler ses lambeaux, comme je m’y emploie ce matin en m’efforçant d’oublier mes cauchemars de la nuit alors que des camions, non loin de là, dérapent sous l’effet des pluies givrantes et du verglas.
    Pas moyen d’oublier cependant quelques visions fugaces de ces angoissantes séquences comme celle, à l’horizon barré par les fumées industrielles, de ces incommensurables containers made in China aux parois évoquant celles de cargos géants, par les écoutilles desquels ont surgi des foules d’individus à pardessus de cuir noirs et à lunettes d’aviateurs, qui se sont ensuite répandus en files menaçantes, avançant inexorablement à travers les champs et de par les forêts et les rues, mains aux poches et tenant déjà, probablement, le revolver de la mission à exécuter aux ordres de la sinistre Ombre Jaune. Puis j’étais dans la peau de Tibor, notre nouveau camarade hongrois au visage pâle et aux grands yeux très bleus et j’entendais, à la porte verrouillée de la maison de Budapest, exactement comme il nous l’avait raconté de ses grands-parents en 1944, treize ans plus tôt, les coups et les voix gutturales annonçant la dernière rafle de la Gestapo. Or ces coups et ces voix, cette fois, m’étaient à l’évidence destinés, à moi, Tibor, né au lendemain de la libération des camps de la mort, et de les entendre me terrifiait d’autant plus que je savais, que nous savions tous, nous les youpins du quartier d’Erzsébetvaros, ce qui nous attendait désormais. Ou je me retrouvais, avant le sperme et le sang, dans cette mare répandue par notre mère que nous faisions, enfants mauvais, pleurer toutes les larmes de son corps, ne sachant trop que faire pour ne pas m’y noyer, ni comment tarir ce flot autrement qu’en me réveillant.
    On se réveille exténué, physiquement exténué et la peur au corps, un poids au ventre, la gorge serrée et la bouche sèche, en émergeant de ces cauchemars. Et c’est alors qu’on se demande : qui ai-je donc été dans ce foutu rêve ? Quel feu ai-je bouté sous l’eau et quel trouble m’est venu sous le regard azuré de Tibor ? Enfin quel plaisir malin me vient à scruter de mes yeux fermés le mot auréolé de menace de GESTAPO ?
    L’expression DANGER DE MORT, inscrite en noir sur fond jaune (couleurs toutes deux funestes) aux abords des lignes à haute tension marquant la limite supérieure du quartier, désigne probablement mon dernier entonnoir de ces années-là, dans lequel je me sentirai replonger de loin en loin, la gorge étreinte et la panique au corps; et dans les livres je me repaîtrai de cette attirante répulsion dès l’âge venu de faire pièce à l’Ombre Jaune.
    Pour lors je m’identifie en effet à Bob Morane, sous l’œil goguenard de mon frère aîné qui va prétendant que je ne fais qu’à peine le poids de figurer la pâle doublure de Bill Ballantine à ses côtés puisque Bob et lui, cela va sans dire : c’est tout un.
    Pourtant le soir venu, tandis que mon grand frère pionce, c’est bel et bien moi qui repars à l’aventure destination la vallée infernale dont je me fais fort de déjouer les moindres pièges, sans me rendre compte d’abord que les trois lascars que je protège n’en ont qu’aux émeraudes des sauvages Negritos et que ce sont ceux-là qui représenteront le plus grand danger.
    Dès mes sept ans j’ai découvert, sur les traces de Raymond Maufrais, qu’un livre était un voyage comme si on y était, un avion qu’on pilote ou un commando qu’on dirige, la descente d’une rivière souterraine ou la remontée de galeries débouchant sur le cratère d’un volcan, les fougères géantes de la forêt vierge qui te cisaillent les joues sans que tu ne bronches ou ne bouge de ton lit jumeau – et ton frère aîné n’est à tes côtés qu’un loir en pyjama qui ne fait que ronfloter sans se douter que demain tu seras reparti sur la piste de Fawcett où tu affronteras piranhas et anacondas.
    Cependant, le matin, mon grand frère est le premier levé et je retombe sur terre : en calecon il bombe le torse et me montre ses biceps, il est costaud, il court sept fois plus vite que moi, d’un tournemain il terrasserait l’Indien Kalopalo qui me traquait hier soir dans les fourrés du Haut-Xingu ; et manie-toi le train, me dit-il, c’est déjà sept heures, tu vas te mettre en retard, mais qui m’a donc fichu cette espèce de songe-creux, lance-t-il encore en reprenant un mot de Cruchon.

    Par la fenêtre de l’école je n’en finissais pas, en effet, de suivre la course des nuages. En outre, la vie secrète des plantes commençait de m’intéresser. Je découpais également, pour mes Albums, toutes les images de poissons des grands fonds que je trouvais dans les journaux et les magazines, monstres marins et généraux de toutes les armées du monde en grande tenue, sans parler des gravures étranges et des infinies variations de machines inventées par l’ ingénieux bipède, selon l’expression de l’oncle Stanislas, sans parler de celle que j’imaginais, capable de descendre le temps.
    Descendre le temps n’est pas seulement le voir d’avance ou le prévoir, mais c’est le vivre en avant de soi, c’est être plus près de la mer avant qu’après le sperme, c’est n’être plus du parti des mères et au-delà de celui des pères, c’est être au-delà de soi avant le temps des comparaisons, c’est être dans la paix avant d’avoir fait la guerre, c’est être au-delà de la question de l’au-delà qui se posera à l’ère des Grandes Questions.
    Les nuages basculaient soudain le long des pentes et je les voyais comme aspirés en vortex par le mot NADIR, que je me figurais dans je ne sais quel aval de cet instant mortel de la leçon de grammaire du père Cruchon. Hélas j’en faisais une fois de plus, en effet, le constat navré : Cruchon se donnait certes de la peine, mais Cruchon ne vivait pas sa leçon de telle façon qu’il pût nous la faire vivre à notre tour, Cruchon ne faisait visiblement que répéter la leçon d’un Cruchon précédent qui avait succédé à des générations immémoriales d’instituteurs infoutus de donner à la grammaire la vie d’une leçon de choses.
    Cependant la carence absolue de calorie ou de fantaisie des leçons de Cruchon m’incitait, les yeux grands ouverts et croyant feindre de mieux en mieux l’attention requise, sans que Cruchon fût toujours dupe pour autant, à dériver vers ce que je pressentais le Pays de la délicate aménité tel que le conçoivent les bergers basques des hautes terres à longue mémoire, comme je le découvrirais en mon aval temporel, mais plus tard est plus tard aurait alors tonné Cruchon s’il se fût avisé du contenu de ma rêverie, déjà réductible au principe basque selon lequel « toutes les langues proviennent de la langue primitive »…
    En aval de mon pauvre savoir de l’ère Cruchon, correspondant aux premiers cercles de la Petite et de la Grande École, j’apprendrais, par mon cher oncle Stanislas qui me certifiait avoir connu les dernières vieilles sirènes du golfe de Biarritz et force bergers des hautes terres aux connaissances immémoriales, que la numération basque embrasse, en treize mots relançant les traditions hermétiques de l’Orient, les principes fondamentaux de la physique naturelle constituant le rutilant Système des Mécanismes observables en plein air ou dans son laboratoire.
    A propos de celui-ci, ce fut dès l’ère Cruchon que j’établis le mien, avant l’apparition de Stanislas par génération spontanée, dans l’une des soupentes de la maison de nos enfances. Au dam de notre mère et de nos tantes qui entrevoyaient là comme un repli sur soi de casanier, j’investis le galetas labyrinthique et l’aménageai à ma guise, y déposai mes bocaux et leurs créatures, y classai mes Albums et mes portulans lacustres, y érigeai un début de bibliothèque et, sous l’une des trois lucarnes ménagées dans le toit, y disposai le premier de sept générations de télescopes au moyen desquels j’allais devenir l’astrophysicien le plus en vue de la partie nord du quartier.
    De mon laboratoire initial, où je n’invitai à goûter que mes sœurs et mes pairs de l’époque, dont l’entomologiste Pierre-Louis, dit Pilou, qui vivait alors sa pénultième année sans que nul ne s’en doute en dépit de son extrême pâleur, Cruchon n’avait pas la moindre idée, alors même qu’il prétendait en savoir plus que nous, de même que le Grand Seau contient plus de sable que son petit homologue.
    Qui dirait que le Petit Seau contient plus de sable que le Grand ? nous demandait ainsi Cruchon d’un air de défi, et lequel d’entre vous irait prétendre que le Grand Seau peut attendre quoi que ce soit du Petit, alors que celui-ci va tout recevoir du Grand ? Or donc, en hiver surtout, dans la lumière précaire de mon laboratoire, je m’efforçai de me délester du lourd péché de ne rien savoir en effet et d’avoir tout à apprendre, ainsi que nous le serinaient, de concert, Cruchon et l’aréopage de nos oncles et de nos voisins. De mèche avec Pilou et quelque autre assoiffé de Connaissance, j’accumulai ainsi savoir sur savoir, touchant notamment au secret des plantes et au langage des gastéropodes recueillis alentour, et le nombre de nos bocaux croissait à proportion de nos curiosités.
    Cependant je répondais toujours présent aux appels de mon grand frère et des morveux du quartier avec lesquels, dès le retour des beaux jours, nous occuperions des territoires de plus en plus étendus.

  • La leçon de Sokourov

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    De passage à Locarno, où il donnait une masterclass avec la complicité de jeunes aspirants-cinéastes de la Kabardino-Balkarian State University, le grand cinéaste russe a fait l'objet d'un portrait documentaire  tout à fait remarquable de Leena Kilpeläinen, The voice of Sokurov, divisé en sept thèmes, commenté par le maître en contrepoint  et large...ment illustré d'extraits de films, des années 70 aux ouvrages les plus récents tels le chef-d'oeuvre Faust, Moloch, Mère et fils ou Taurus.
     
     À relever dans cette passionnante évocation, les années soviétiques plombées par la censure, et la relative liberté trouvée entre documentaire et fiction, qui n'ont jamais empêché le protégé de Tarkovski de progresser dans sa recherche à la fois artistique et fondée sur des valeurs humaines inaliénabes, jusqu'aux limites de la rupture et de l'arresattion, peu avant l'ère Gorbatchev. Paradoxe notable, à l'en croire, les dictatures sont souvent plus stimulantes du point de vue de la création, que le libéralisme démocratique, comme on l'a vu d'ailleurs au lendemain de l'implosion du communisme. Lui qui n'a jamais parlé directement de sa vie, qui l'a pourtant mis en contact étroit avec les femmes traitées en bêtes de somme dans les canpagnes, les militaires de son enfance et les jeunes soldats envoyés en Afghanistan, entre autres humiliés et offensés, ramène tout à une exigence de vérité et de liberté qu'on retrouve à l'évidence dans tous ses films. Pour Alexandre Sokourov, il faudra deux ou trois générations à son peuple pour se reconstruire, alors même que la fuite dans la consommation menace la survie même de l'expression artistique, en Occident américanisé plus encore qu'en Russie. À Locarno, les films projetés sur la Piazza Grande sont le meilleur exemple de ce glissement vers la facilité et l'insignifiance flatteuse.
    On espère ce soir un démenti avec la projection de Sils Maria, dernier long métrage d'Olivier Assayas, avec une Juliette Binoche gratifiée d'un Excellence Award...

  • Cinéma d'auteurs

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    Au neuvième jour du 67e Festival de Locarno, cette après-midi a été marquée par la projection du dernier film de Richard Dindo, tiré du roman Homo Faber de Max Frisch, avec Marthe Keller. Une pure merveille de sensibilité et de maîtrise , relevant, comme La Sapienza d'Eugene Green, de la haute poésie de cinéma. Autres grands moments de cinéma d'auteur vécus ces derniers jours: avec Adieu au langage, le poème éclaté de Jean-Luc Godard culminant dans le lyrisme imagier et la quête de sens en vertigineuse déconstruction, et le nouveau long métrage du Portugais Pedro Costa, Cavalo Dinheiro, qu'on retrouvera probablement dans le palmarès de la compétition internationale. Bref retour sur Homo Faber...  

    Locarno55.pngÀ mon goût, c’est le plus beau film de Richard Dindo, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a  trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie  inspirée de part en part, jusqu'à la sublime déploration finale rappelant la mort de Didon de Purcell.

    Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a  restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de ses plus beaux livres. 

  • Aléas du succès

     Locarno24.jpgSalles combles, files d’attente et projections supplémentaires marquent cette 67e édition du Festival de Locarno, qui réaffirme sa double vocation « populaire » et « de qualité ». Le plus important est ailleurs : dans la découverte tous azimuts de nouveaux films de partout, dont quelques œuvres qui feront date, entre autres trésors de mémoire…

    Plus que les années précédentes -  la météo n’en finissant pas de souffler le chaud et le froid sur fond de ciel plombagin – nombre de festivaliers renoncent cette année à leur projets habituels de randonnées pour se retrouver dans les salles obscures du matin au soir. D’où la cohue à certaines projections, comme dimanche et lundi à celles des deux réalisateurs suisses les plus attendus : Fernand Melgar et Andrea Staka. Refoulés dimanche à l’entrée de L’Abri (ce qui est un comble pour un film dont c’est précisément le sujet, s’agissant il est vrai de sans-logis moins bien lotis que nous…), nous avons préféré voir ce documentaire plus tard dans de meilleures conditions. Quant à Cure – The Life of Another, le nouveau long métrage d’Andrea Staka, qui avait décroché le Léopard d’or en 2006 avec Das Fräulein, nous l’aurons bel et bien vu avec 3000 autres spectateurs, dont l’enthousiame a paru aussi mitigé que le nôtre…

    Locarno25.pngUn plaisir moins lisse et cérébral nous attendait hier avec Dario Argento, venu présenter le  thriller grinçant et plein d’humour que constitue L’oiseau aux plumes de cristal, et ce matin avec Bound for Glory de Hal Ashby, ressuscitant le mythique Woodie Guthrie, sourcier du folk et du protest song (incarné par David Carradine en sa jeune fougue), dans une tonalité épique et fraternelle à la fois…      

     

  • Ceux qui se font du cinéma

     

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    Celui qui prétend vivre une vie dangereuse en dépit de son salaire de fonctionnaire de la culture cachetonnant à la télé / Celle qui est toujours en instance de casting / Ceux qui citent volontiers ce qu’ils ont dit hier sur la scpne de la Piazza Grande / Celui qui affirme que le palace de Lugano n’est plus ce qu’il était à l’époque du jeune Léaud / Celle qui envoie son dernier recueil de vers à Mia Farrow pour « au cas où » / Ceux qui ont été de tous les aftères de 2013 après quoi y a plus qu’à tirer l’échelle / Celui qui annonce le tsunami  de son prochain long métrage muet / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de Rocco et les frères Sifredi / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel / Celui qui remarque que celui qui lit du Sade n’engage que lui au dam du Corriere del Ticino / Celle qui affirme que Sade doit être jugé en fonction des séquelles du sadisme dans les cours de récré où pourrait s’attarder Roman Polanski / Ceux qui te reprochent ton « rire inapproprié » auxquels tu réponds par un regard qui signifie que tu leur pisse au cul mais ces gens-là ne savent plus lire dans les yeux des malappris de ton espèce et ça vaut mieux pour l’ambiance de l’avion / Celui qui te demande comment tu te situes dans le champ littéraire auquel tu réponds que tu y pionces volontiers à l’écart / Celle qui optimise la valeur « soleil » de sa journée de battante / Ceux qui n’en ont qu’au sous-texte coréen / Celui qui suinte de compassion dès que la caméra tourne / Celui qui te menace de te présenter Dario Argento / Celle qui ouvre un Espace Lecture où elle espère s’éclater avec de jeunes poètes attentifs à des muses d’un certain âge / Ceux qui ont les enfants en horreur surtout en piscine couverteet sono Dolby / Celui qui montre son vilain membre à une écolière qui passe son chemin sans rien remarquer vu qu’elle est myope comme un ange / Celle qui croit que sa fille ira au ciel plus tard et qui aura en effet un tas d’amants charmants revenus des fronts de Djihad / Ceux qui se préparent à fêter les 35 ans de la mort du chat de Céline qu’était pas antisémite au moins celui-là, enfin j’espère Bébert / Celui qui se retrouve au végétarien Peppone devant une salade de céleri censée le faire saliver / Celle qui pèle sa pomme dont elle n’ingère que la pelure vu que c’est là que se concentrent les bonnes énergies / Ceux qui mastiquaient une noisette jusqu’à trois cent fois en 1974 et le font aujourd’hui en invoquant l’éternel retour / Celui qui cherche en cette « ville de culture » un enregistrement potables des Noces de Figaro et ne trouve que des merdes des Solisti Veneti et d’André Rieu entre le rayon des strings excitants pour employés de bureau et celui des soutifs de viscose pour  cheffes de projet / Celle que la vulgarité du cretinus terrestris a toujours portée à l’hilarité ah ah ah / Ceux qui se disent que cette préparation vinaigrée à base de rampon et de croûtons doit être hyper-efficiente au niveau des neurones vu son prix / Celui qui allume son cigare au milieu de la Séance de Méditation où tous se sentent participer au Grand Un / Celle qu’on taxe de cynisme pour sa façon de désamorcer toute forme de Transit Spirituel / Celui qui ne jure que par les derniers quatuors de Beethoven et le rappelle volontiers sur Facebook / Celle qui cite Rothko pour donner le ton dans le cocktail des sposors réunis à Ascna / Ceux qui ont toujours un enthousiasme d’avance mais n’ontpas trouvé de place pourvoir L’Abri de Melgar / Celui qui affirme avoir lu tout Proust sans en rien retenir ce qui prouve juste qu’il est à la fois mythomane et con / Celle qui te regarde avecinsistance en train de lire leslettres du vieux Pirandello à sa muse / Ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse préférer le Tasse à L’Arioste et la Fan Cruiser Toyota à la Cherokee 4x4 / Celui qui en pince tout à coup pour Agnès Varda alors qu’il a fait HEC / Celle qui décore sa conversation comme d’autre le font de leur coin-cuisine / Ceux qui ont le coup de cœur sur la main dans la culotte de la starlette / Celui qui se dit citoyen du monde du spectacle tendance intermittent solidaire / Celle qui embrasse la cause du hamas pour faire chier l’ami sioniste de sa cousine / Ceux qui font honte à l’Espace Schengen / Celui dont le cœur a été trafiqué en Albanie dans le dos du Dr Kouchner / Celle qui donne dans le télévangélisme militant / Ceux qui au bar du Pinocchio annotent les Poëmes de Dominique de Villepin cette grande âme disent-ils / Celui qui exalte l’exception cuculturelle française selon Luc Besson / Celle qui adopte un orphelin pour amuser son bonobo / Ceux qui  ont passé de la macrobiotique à la nanothérapie, etc.

     

    Image: Un eroe dei nostri tempi, de Mario Monticelli, avec Alberto Sordi.

     

  • Que faire ?

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    Un film russe puissant, voire mastoc, dans la pure tradition éthico-réaliste de Tchékhov et Gorki : Durak de Yuri Bykov ; et Un estate violenta de Valerio Zurlini, en queue de comète douce-amère du néo-réalisme italien, avec un jeune Trintignant de roman-photo…

    « Que faire ? » se demandait un idéaliste russe du tout début du XXe siècle, et c’est à cette question qu’auront tenté de répondre réformistes et révolutionnaires au long des décennies suivantes, de lendemains qui déchantent en illusions perdues,jusqu’à notre temps où, d’Ukraine à Gaza, ou d’Afghanistan en Syrie, la question n’en finit pas d’être relancée : que faire nom de Dieu ?

    Or cette même question, après le film de l’Israélien Eran Riklis, Dancing Arabs, fonde bonnment le film du Russe Yuri Bykov, Durak (L’idiot), dont le jeune protagoniste Dima, plombier finissant ses études d’ingénieur, tente de prévenir ses frères humains de l’imminent effondrement d’un immeuble pourri de neuf étages abritant quelque 820 personnes.

    Une grande fable en appelant une autre, on se rappelle L'effondrement dela Baliverna de Dino Buzzati  en suivant les tribulations héroïques de Dima, traité d’idiot par sa mère et sa femme et n’en affrontant pas moins les autorités locales en train de festoyer, les habitants de l’immeuble dont beaucoup sont saouls ou drogués, n’écoutant jusqu’au bout que sa seule conscience.

    En cours de soirée, précédant la projection du mythique Guépard de Luchino Visconti sur la Piazza Grande, celle d’Un Estate violenta de Valerio Zurlini éclairait un autre aspect des lâchetés et autres compromissions humaines, dans un film aux protagonistes dénués de tout idéalisme, sauf  in extremis

     

    Zapping 2014

     

    Yuri Bykov. Durak (L’idiot). Russie, 2014. Compétition internationale.

    Mesdames et Messieurs les jurés du concours international, et Mesdames et Messieurs les éminents spécialistes de la critique, seront-ils touchés par ce film tout classique d’élaboration, sans fioritures ni chiqué, dont la forme-et-le-fond, denses et massifs comme le matériau brut des Pauvres gens

    (Dostoïevski), de La Salle 6 (Tchékhov) ou des Bas-fonds (Gorki) obéissent à la même grande colère protestatire contre injustice et misère.

     À l’opposé diamétral des blockbusters vides ou des divertissements « qui en jettent » genre Lucy, mais aussi de nombreuses réalisations à prétentions esthétiques ou intellectuelles sonnant souvent creux, ce film vaut autant par sa puissance dramatique, déployée en une seule nuit, sa façon d’occuper l’espace en force (par saturation de plans rapprochés, notamment), la vigueur de ses mouvements (le long travelling de la course du porteur de message à l’antique), la qualité pleine-pâte de son interprétation et le souffle, la tension, l’émotion qui s’en dégagent.

     Sans être un grand film d’auteur à la Tarkovski ou à la Sokourov, Durak développe cependant une réflexion majeure et, formellement, échappe à la tentation « américaine » qui plombe une partie du cinéma mais aussi de la nouvelle littérature post-soviétique, pour retrouver ce qu’on pourrait

    dire la source de l’âme russe.

    Ma cote : **** 

    Valerio Zurlini. Un estate violenta. Italie/France, 1959. Rétrospective Titanus.

    1943 : la fin de la guerre approchant, quelques « vitelloni » profitent du soleil de Riccione en joyeuse bande. Il y a là le beau et fade Carlo (Jean-Louis Trintignant), fils de bourgeois fasciste plutôt insouciant sinon veule, et la belle Roberta (Eleonora Rossi Drago) dont le mari est mort sur son navire de guerre. La romance qui découle de cette rencontre finit par la prise de conscience du jeune homme choqué par la violence d’une attaque aérienne frappant un train de civils, mais la dernière image d’un Carlo refusant la fuite n’a rien d’un manifeste héroïque , plutôt accordée à la tonalité douce-amère d’un film bien éloigné des idéaux tranchés du néo-réalisme italien.

    Ma cote : ***

     

     

  • Mondo dolce, mondo cane

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    Trois purs « films de festivals » avec le brésilien Ventos de agosto, l’aperçu de la Corée du nord dans Songs from the North, et le terrifiant Sicario...

    Il est certains films- nombreux à Locarno – qui n’accéderont peut-être jamais aux salles de grande audience, mais qui n’obtiendront pas moins de reconnaissance, dans les multiples festivals, pour leurs qualités artistiques, leur éthique élevée ou leur intérêt documentaire. C’est le cas de trois films d’inégale valeur cinématographique, découverts hier, à commencer par Ventos de agosto, première réalisation du Brésilien Gabriel Mascaro, évoquant la condition des paysans-pêcheurs pauvres du Nordeste confrontés aux forces élémentaires de la mer et du vent. 

    De cette nature tropicale à la fois sensuelle et violente, magnifiquement évoquée, le reportage-montage de la jeune Coréenne Soon-mi Yoo,  Songs from the North, nous transporte dans l’univers surréaliste de la Corée du Nord en greffant, à ses propres images captées sur place, de multiples documents d’archives historiques et autres extraits, suavement colorés, de méga-concerts choraux et autres chorégraphies célébrant également, flots de larmes et gloussements à l’appui, l’immortelle bonté du Père de la nation. Où l’on voit que, dans le sillage de la rhétorique nazie ou stalinienne, le mélange de sentimentalité kitsch et d’emphase fanatique caractérise plus que jamais la propagande tolitaire.

     Quant au Sicario de Gianfranco Rosi (président du jury de la compétitioninternationale), déjà présenté au festival Visions du réel il y a quelques années, c’est au cœur des ténèbres criminelles des narco-trafiquants latinos qu’il nous plonge par le truchement du témoignage d’un tueur cagoulé, au fil d’un monologue insoutenable…

     

    Zapping 2014

     

    Gabriel Mascaro. Ventos de agosto. Brésil, 2014. Compétition internationale.

    Une profonde étrangeté se dégage de ce film au scénario des plus élémentaires et au dialogue plus elliptique encore, qui dit en revanche beaucoup par le truchement des sens, à commencer par les bruits alternés du monde : chuintement de la pirogue sur l’eau de la mangrove et hard-rock de la radio de la jeune femme se rafraîchissant le corps au coca-cola… Ladite beauté, qui s’envoie volontiers son ami pêcheur dans son char rempli de noix de coco, s’ennuie en ce bled perdu où elle assiste sa très vieille aïeule, tandis que son amant pêche en apnée, recueille un crâne à dent d’or dans le corail puis n’en finit pas de veiller la dépouille, affreusement gonflée par la mer, d’un voleur probablement tué par un garde-côte. Si l’ »action » de ce film se réduit à presque rien, Gabriel Mascaro, dans ce premier long métrage, n’en rend pas moins puissamment la condition de cette humanité du bout du monde menacée par la montée des eaux et martelée par les vents fous, où la hantise de la mort, exorcisée par des rituels syncrétistes, imprègne la fruste vie quotidienne.

     

    Ma cote : *** 

    Soon-mi Yoo. Songs from the North. USA/ Corée du Sude / Portugal, 2014. Compétition Cinéastes du présent.

    Après une enfance passée en Corée du Sud, la jeune réalisatrice, désormais établie aux Etats-Unis, a éprouvé le besoin de voir cette Corée du nord successivement colonisée, voire martyrisée  par les Japonais et les Américains, avant de se trouver soumise à un régime paranoïaque que son père, pourtant favorable à l’espérance égalitaire, n’a jamais rallié. De ses voyages dûment accompagnés par un guide, elle a ramené des images parfois étonnantes (une séquence plombée par un brouillard hivernal quasiment symbolique) ou émouvantes (les enfants qu’elle aborde) mais d’une qualité souvent défaillante. En revanche, son film revêt un grand intérêt documentaire par la reconstruction historique et cultuelle de son montage, ponctué de questions sur l’avenir de ce pays dont son père déplore qu’il soit si peu… communiste. Surtout, la réalisatrice touche à une dimension quasi mystique de la politique coréenne, où la musique et les chants, comme les films ressortissant au plus pur réalisme socialiste de la grande époque russe, se déploient en hymnes d’un kitsch grandiose. Loin d’en ricaner, Soon-mi Yoo en restitue l’indéniable beauté, comme elle témoigne de son attachement aux gens de ce pays souvent stigmatisés, avec quel mépris, par ceux-là même qui ont contribué à son malheur. 

    Ma cote : **

    Locarno16.jpgGianfranco Rosi. El Sicario. Room 164.France /USA, 2010. Les films des jurés.

    Le sicaire  a été, durant une vingtaine d’années, l’exécuteur des basses œuvres de celui qu’il appelle El Padron,  qui fut à la fois son père et son maître, son Dieu et son Diable régnant sur une fraction du cartel de la drogue. La dramaturgie du Sicario de Gianfranco Rosi  est minimaliste,

    qui s’en tient au récit du sicaire, assis avec son bloc de dessins ou se levant parfois pout mimer une scène d’exécution. Des plans extérieurs alternent avec le récit, comme en contrepoint figurant les lieux évoqués. Tout cela pourrait être monotone ou même assommant. Or nous suivons le récit minutieux du sicaire, à tout instant illustré par les dessins compulsifs du personnage, comme une espèce de roman sadien sur l’Obéissance absolue au Crime absolu symbolisé par El Padron. Le récit du sicaire par son ton, la manière, le contraste vertigineux entre la précision toute calme, parfois presque didactique de son témoignage, et les abominations qu’il rapporte, donne un relief particulier à celui-là.

     

    Ma cote : ***

  • Une déchirante fable humaine

    Locarno06.jpgL’émotion au rendez-vous de la deuxième soirée sur la Piazza Grande. Avec le retour de l’Israélien Eran Riklis et son admirable Dancing Arabs.

    « Nous aspirons tous à la paix, déclarait hier le réalisateur israélien Eran Riklis, présent à Locarno (après la mémorable projection du Responsable des ressources humaines) avec son nouveau long métrage, pour ce qu’il considère comme sa première projection internationale après une sortie plutôt discrète en Israël évidemment plombée par la terrible situation actuelle.

    Or cette déclaration pourrait fleurer l’angélisme creux si elle ne traduisait, bel et bien, le vœu d’innombrables citoyens de bonne volonté des diverses communautés et, aussi la position personnelle non partisane du réalisateur de La Fiancée syrienne, des Citronniers et, aujourd’hui, de Dancing Arabs au titre à vrai dire peu explicite.

    Aux côtés d’Eran Riklis se trouvaient, sur la scène de la Piazza, quelques acteurs et collaborateurs du film, à commencer par le jeune Tawfek Barhoun, remarquabel interprète d’Eyad, le protagoniste palestinien de cette variation arabo-israélienne de Roméo et Juliette.

     

     Locarno03.jpgZapping 2014

     

    Lucy, de Luc Besson. France, 2014. Piazza Grande.

     

    Ceux qui aiment les héroïnes déjantées – de Calamity Jane à Barbarella ou de la Bonnie de Clyde à la  la Lula de Lynch-, les films de genre empruntant à la BD et au thriller, à la science fiction ou à la conjecture parascientifique, seront probablement bluffés par Lucy, qui en « jette un max », pour parler comme Jean D’Ormesson, grâce aussi à la présence craquante de Scarlett Johanssen (la très très gentille beauté blonde qui se laisse pas marcher sur le neurone), Morgan Freeman (le prof à la fois très très savant et très très sage) et Choi Min Sik (le très très méchant trafiquant bas de plafond et fier-à-bras) et, las but otleast, à l’enjeu thématique de tout ça : notre capacité cervicole et l’immortalité en bonus éventuel.

     

    En deux mots :que se passerait-il si, au lieu de n’utiliser que 10% de notre capacité neuronale, nous en utiliserions plus que le dauphin (20 % en apnée) ou que Dieu quand Il créa le monde (disons 50 % pour pas Le fâcher),et que ferions-nous d’un tel potentiel ? C’est la question que Scarlett la néo-futée pose au vieux prof qui lui répond : choute, le sens de la vie humaine est de mieux connaître la mal connu, et de transmettre ce que tu as appris. Dont acte, sur clef USB. 

     

    Tout cela sur fond d’images panoptiques magnifiquement trafiquées frisant parfois une sorte de poésie, très au-dessus (à mon goût) du prétentieux Gravity, épique et drôle (la folle fugue sous les arcades de la rue de Rivoli et quelques reparties carabinées), en cocktail cosmi-comique ici et là vertigineux, genre les spermatos interstellaires attaquent dans la soupe originelle. Et le Temps là-dedans ? Bonne question, les kids…

     

    Ma cote : **

     

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     Eran Riklis. Dancing Arabs. Israël / France / Allemagne, 2014.

    La paix se fera-t-elle au prix du renoncement à son identité ?

    Telle est la question, évidement provocatrice, qui se pose, à la fin de Dancing Arabs, au jeune Eyad qui vient d’enterrer, selon le rite musulman, son meilleur ami juif Jonathan, mort de dystrophie après un long calvaire. Au préalable, Eyad avait déjà perdu sa petite amie Naomi, premier grand amour sacrifié à la norme sociale au moment où elle s’engagea dans le Renseignement israélien.

    La fin mélancolique, pour ne pas dire déchirante, de Dancing Arabs, retentit aujourd’hui avec une amertume particulière, alors même que le film est traversé par une sorte d’onde pacificatrice incarnée par le jeune Eyad et ses amis de l’autre communauté.

    L’apparente sérénité du filmage, sur fond de paysages bibliques et de vie ordinaire paisible juste ponctuée d’incidents indicatifs de haine larvée – sans parler des actualités télévisées rappelant les guerre au Liban et en Irak, entre autres intifadas – n’édulcore en rien la déchirure profonde vécue par les protagonistes de ce film à haute teneur artistique et humaine, à voir absolument, à revoir et à discuter.    

    Ma cote : ****

    Locarno12.pngLina Wertmüller. Non stuzzicate la zanzara. Italie, 1967. Rétrospective Titanus.

    Le moins qu’on puisse dire est que cette comédie musicale à l’italienne, ultra-kitsch et non moins pétulante, n’est pas un chef-d’œuvre, mais quel bien ça fait de se laisser entraÎner dans la foulée capricante de l’irrésistible Rita Pavone, d’ailleurs présente en début de projection et vrillant un clin d’œil à la chère Giulietta Masina, sa mère mutine dans le film.

    Parodie des musicals américains, avec délirantes scènes chorégraphiées ? Pas seulement, car le génie italien irradie bonnement ce fumetto cinématographique, helvétisé de surcroît (signature de la réalisatrice) par un impayable chœur des gardes suisses, et brocardant ensuite les fantasmes militaro-patriarcaux des machos de la Botte autant que les premières idoles de l’époque yéyé, de Celentano au Beatles. Un régal vintage, pazzo mio

    Ma cote : ***

     

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    Ce qu'en dit Pandora la tortue
    - Ce que j'en dis, pour commencer, ou plutôt pour reprendre où on en était resté, c'est que Locarno reste un jardin de mémoire aux verdures éternelles. Hier par exemple, avec Les 400 coups du père François, avec l'adorable chenapan à te rendre le cafard magique de tes quinze berges, ou Les Temps modernes 100 ans après...

    - Et là, c'est reparti avec du rebrousse-toiles de la meilleure tonne, cet après-midi avec Rosemary's Baby et, à l'Ex-Rex où ça sera l'afflux, Non stuzzicate la zanzara de Lina Wertmüller, avec la Pavone. Rita Pavone se stessa qui sera là pour présenter la toile. On en salive d'avance en espérant retrouver le père Freddy Buache au premier rang.

    - Si vous n’avez rien compris au merveilleux poème balancé, de la scène de la Piazza, par le grand acteur allemand Armin Mueller-Stahl, venu y recevoir un léopard doré de Life Achievement (sic), pas de souci tant c’était bien dit et moulé al dente. À lui qui a été, la même année, un digne père de famille kasher, dans Avalon, et un criminel de guerre nazi, dans Music Box, rien de ce qui est humain ne saurait être étranger. Preuve supplémentaire au vu de la Lola de Fassbinder, reprise à Locarno pour l’occasion…

     

     

     

     

     

  • On se félicite parmi

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    Premier soir sur la Piazza Grande archi-bondée. Des salamalecs à n’en plus finir du Président et du Directeur artistique. Luc Besson se pointe à l’improviste, Jean-Pierre Léaud se congratule lui-même et Lucy, genre BD de science fiction métapsychique au petit pied, crève l’écran grâce à Scarlett Johansson et Morgan Freeman.

    La Piazza Grande sous les étoiles, après un début d’été 2014 assez pourri, n’a pas manqué d’attirer la grande foule mercredi soir pour le film d’ouverture signé Luc Besson, Lucy, avec en prime première la présence non prévue du réalisateur « culte ».

    De quoi se féliciter d’être là, pour entendre d’abord il Signor Presidente, Marco Solari, féliciter les Autorités locales et fédérales de leur soutien, avant de se féliciter, conformément à la pratique d'une des pus vieilles démocraties du monde, de laisser toute liberté à son Signor Direttore Artistico, Marco Chatrian, lequel a félicité ensuite ses invités (se levant chacune et chacun  à l’appel de son nom plus ou moins notable) à défaut de pouvoir féliciter les 7777 pelés et tondus plus ou moins assis sur la Piazza. Sur quoi  survint Jean-Pierre Léaud pour l’apothéose des félicitations à soi-même, présenté par l’optimiste Carlo Chatrian comme l’incarnation du cinéma de demain (qui ose dire que le cinéma n’est pas l’usine à rêves ?) avant d’expliquer que son « œuvre » n’est que l’expression naturelle de son génie personnel consistant à choisir les films des réalisateurs (de Truffaut à Garrel, via Kaurismäki) se félicitant de l’avoir choisi. Non sans retrouver finalement la malice du jeune révolté des 400 Coups : « C’est à vous, public de la Piazza Grande, que je dédie ce léopard d’or à ma carrière… que je me garde pour en orner ma table de nuit ! »  

     

    Locarno03.jpg Zapping 2014

     

    Lucy, de Luc Besson. France, 2014. Piazza Grande.

    Ceux qui aiment les héroïnes déjantées – de Calamity Jane à Barbarella ou de la Bonnie de Clyde à la  la Lula de Lynch-, les films de genre empruntant à la BD et au thriller, à la science fiction ou à la conjecture parascientifique, seront probablement bluffés par Lucy, qui en « jette un max », pour parler comme Jean D’Ormesson, grâce aussi à la présence craquante de Scarlett Johansson (la très très gentille beauté blonde qui se laisse pas marcher sur le neurone), Morgan Freeman (le prof à la fois très très savant et très très sage) et Choi Min Sik (le très très méchant trafiquant bas de plafond et fier-à-bras) et, las but otleast, à l’enjeu thématique de tout ça : notre capacité cervicole et l’immortalité en bonus éventuel.

    En deux mots :que se passerait-il si, au lieu de n’utiliser que 10% de notre capacité neuronale, nous en utiliserions plus que le dauphin (20 % en apnée) ou que Dieu quand Il créa le monde (disons 50 % pour pas Le fâcher),et que ferions-nous d’un tel potentiel ? C’est la question que Scarlett la néo-futée pose au vieux prof qui lui répond : choute, le sens de la vie humaine est de mieux connaître la mal connu, et de transmettre ce que tu as appris. Dont acte, sur clef USB. 

    Tout cela sur fond d’images panoptiques magnifiquement trafiquées frisant parfois une sorte de poésie, très au-dessus (à notre goût) du prétentieux Gravity, épique et drôle (la folle fugue sous les arcades de la rue de Rivoli et quelques reparties carabinées), en cocktail cosmi-comique ici et là vertigineux, genre les spermatos interstellaires attaquent dans la soupe originelle. Et le Temps là-dedans ? Bonne question, les kids…

    Ma cote : **

     

     

    Pandora.jpgCe qu'en dit Pandora la tortue
    - Ce que j'en dis, pour commencer, ou plutôt pour reprendre où on en était resté, c'est que Locarno reste un jardin de mémoire aux verdures éternelles. Hier par exemple, avec Les 400 coups du père François, avec l'adorable chenapan à te rendre le cafard magique de tes quinze berges, ou Les Temps modernes 100 ans après...

     

    - Et là, c'est reparti avec du rebrousse-toiles de la meilleure tonne, cet après-midi avec Rosemary's Baby et, à l'Ex-Rex où ça sera l'afflux, Non stuzzicate la zanzara de Lina Wertmüller, avec la Pavone. Rita Pavone se stessa qui sera là pour présenter la toile. On en salive d'avance en espérant retrouver le père Freddy au premier rang...    

     

    - Si vous n’avez rien compris au merveilleux poème balancé auf deutsch, de la scène de la Piazza, par le grand acteur allemand Armin Mueller-Stahl, venu y recevoir un léopard doré de Life Achievement (sic), pas de souci tant c’était bien dit et moulé al dente. À lui qui a été, la même année, un digne père de famille kasher, dans Avalon, et un criminel de guerre nazi, dans Music Box, rien de ce qui est humain ne saurait être étranger. Preuve supplémentaire au vu de la Lola de Fassbinder, reprise à Locarno pour l’occasion…

  • Evviva Locarno 2014 !

    Locarno11976.jpgLocarno13.jpg

    Un programme richissime, une rétrospective italienne « al dente », une kyrielle de nouveaux films du monde entier, le dernier Godard et Homo Faber de Richard Dindo, un gros plan sur l’œuvre d’Agnès Varda, Luc Besson en ouverture avec la craquante Scarlett Johanssen dans Lucy. On en salive déjà ! Nous y serons du 6 au 16juillet.   

    Le 67eFestival international du film va s’ouvrir mercredi prochain 6 août à Locarno. Sous la direction artistique de Carlo Chatrian, le programme est éclectique à souhait, ici très pointu et là plus populaire. Relevant de la fête estivale en plein air autant que de l’offre cinéphile boulimique en de multiples salles, le festival est l’occasion unique, pour un vaste public très divers, de voir des centaines de films nouveaux du monde entier, une rétrospective fleurant bon l’Italie, entre rencontres privilégiées, débats, crèmes glacées et cuisine « al dente ».

    Après les mémorables éditions récentes concoctées par Frédéric Maire, puis Olivier Père,sous la férule charmeuse autant que stratégiquement très avisée  du président Marco Solari, Carlo Chatrian a repris le gouvernail artistique l’an passé et tient le cap :

    Locarno-20110811-00466.jpg« Dans le panorama des festivals internationaux, Locarno est considéré depuis toujours comme un lieu convivial et spontané où public et professionnels se mêlent naturellement, où l’on peut accéder librement à toutes les projections, où l’on peut participer et s’exprimer pendant les rencontres avec les invités, où le spectateur n’a jamais un rôle marginal. Il s’agit là d’une caractéristique essentielle qui a marqué notre manifestation et que nous nous attachons d’année en année à développer toujours davantage, par tous les moyens, et par l’apport de nouveautés ».

     

    Lucy-luc-besson-Scarlett-Johansson-03.jpgAu nombre des films les plus attendus à divers titres, l’on citera logiquement le dernier long métrage de Luc Besson, Lucy, à découvrir le 6 août sur la Piazza Grande. Lucy (incarnée par Scarlett Johansson) raconte comment une jeune femme devient une tueuse impitoyable, aux facultés physiques hors normes, après un terrible enlèvement. Sur la Piazza, le nouveau film du réalisateur israélien  Eran Rilkis, Dancing Arabas, contrastera sûrement avec les horreurs actuelles à Gaza, et l’on se réjouit également d’y voir ou revoir Le Guépard de Visconti, Les plages d’Agnès d’Agnès VardaSils Maria d’Olivier AssayasGeronimo de Tony Gatlif ou, sous label suisse, Schweizer Helden de Peter Luisi et Pause de Mathieu Urfer.

     

    En lice pour la Compétition internationale consacrée par le Léopard d’or, une quinzaine de films sont annoncés, dont Cavalo Dinheiro du Portugais radical Pedro Costa et L’Abri du Vaudois Fernand Melgar, poursuivant son investigation socialement engagée. Dans la foulée, nous retrouverons Eugene Green, auteur de la mémorable Religieuse portugaise découverte à Locarno en 2010, avec une coproduction franco-italienne intituléeLa Sapienza. Autre retour :celui de la Suissesse Andrea Staka, Léopard d’or pour Das Fraulein en 2006, avec  Cure – The Life of Another.

     

    Rétrospective Titanus

    Section très prisée des festivaliers, la rétrospective a permis à ceux-ci, ces dernières années, de (re) découvrir les œuvres majeures de Vicente Minelli, George Cukor, Nanni Moretti, Ari Kaurismäki, Ernst Lubitsch ou Otto Preminger, notamment. Cette année, le panorama sera au goût italien du directeur artistique  avec des films de la maison de production Titanus, laboratoire où cinéma populaire et cinéma d’auteur se confondent et se nourrissent l’un l’autre, jusqu’à devenir le miroir de l’Italie. De fait, la  Titanus a été l’équivalent, pour le cinéma italien, de la Metro Goldwyn Mayer et de la 20thCentury Fox outre-Atlantique; deux maisons avec lesquelles elle a, d’ailleurs,mené de nombreuses coproductions dans les années 1960.

    La vaste rétrospective se concentre sur l’âge d’or du cinéma italien, de l’après-guerre aux années 1970, et présente aussi bien des classiques, appartenant à la mémoire collective, que des œuvres plus rares. Le public du Festival pourra ainsi voir les grands mélodrames interprétés par le couple Nazzari-Sanson et dirigés par Matarazzo, les séries Pain amour etPauvres mais beaux réalisées par Comencini et Risi, mais aussi les œuvres majeures de grands auteurs tels Fellini, Visconti, Lattuada, Olmi, Pietrangeli, Zurlini, ainsi que des films de genre de cinéastes comme Bava, Margheriti, Freda, Mastrocinque. L’on y retrouveraa les plus grands interprètes italiens, d’Alberto  Sordi à Marcello Mastroianni et Vittorio Gassman, de Sophia Loren et Gina Lollobrigida à Claudia Cardinale…

     

    But not least…

    Comme chaque année, le festival de Locarno fait large place au cinéma international indépendant et inventif, à l’enseigne de la section Cinéastes du présent, comme il s’ouvre aux jeunes réalisateurs auteurs de courts métrages sous le titre  Léopards de demain.

    Richard-Dindo-ok.gif

     que ces dernières années, la cinématographie helvétique sera très présente, et l’on se réjouit particulièrement de revoir ou de découvrir les nouveaux films des vieux maîtres que sont Jean-Luc Godard, avec Après le langage, et Richard Dindo dans sa magnifique adaptation du roman Homo Faber de Max Frisch - déjà vue par le soussigné.

     

    les-plages-d-agnes-agnes-varda-1-gde.jpgEnfin, poursuivant son effort d’offrir au public un peu plus de « glamour » sans pour autant se la jouer Cannes ou Venise, le Festival de Locarno, plus que sexagénaire, et qui fut initialement taxé de réserve d’Indiens cinéphiles gauchistes typiques des années 60-70, a proposé ces dernières années des rencontres publiques privilégiées avec divers grandes figures du cinéma mondial, entre autres stars. Ainsi annonce-t-on, pour cette 67eédition, les apparitions de Roman Polanski et Agnès Varda (Léopard d’honneur)  Juliette Binoche et Mia Farrow ou Dario Argento, entre beaucoup d'autres.

     

    Toutes infos sur lesite : www.pardolive.ch

  • À rebrousse-toiles

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    Festival de Locarno 2013. Back zapping. Vingt d'entre eux...         

     

    Werner Herzog. Grizzly Man. USA, 2005

     

    De La Balade de Bruno S. à Fitzcarraldo, en passant par L'énigme de Kaspar Hauser et beaucoup d'autres, on connaît les fictions romantico-acides de Werner Herzog, jamais présentées d'ailleurs à Locarno alors que le maître allemand y est tardivement consacré par un Léopard  d'honneur; mais les docus du même auteur sont moins connus, pourtant marqués par le même regard d'aventurier-poète curieux des personnages hors-normes et des réalités-limites, des glaces de l'Antarctique aux traces de la grotte Chauvet. Avec le naturaliste Timothy Treadwell, genre beatnik idéaliste détestant la civilisation et convaincu de pouvoir tout partager avec le ours, il ne pouvait trouver meilleur exemple d'un extrémisme écologique poussé à l'absurde. Mêlant des films réalisés par Tim lui-même durant une treizaine d'années passées auprès des ours d'Alaska, et des témoignages recueillis après la mort atroce de l'imprudent ami des plantigrades, dévoré par l'un d'eux avec sa blonde amie du moment, Werner Herzog propose, non sans empathie avec son personnage, une réflexion lestée de bon sens par les Alaskiens responsables du Katmai National Park and Reserve  qui rappellent que le vrai respect de la nature et des ours devrait passer par une réserve polie à l'égard de ceux-ci... ***

     

    Locarno27.jpgQuentin Dupieux, Wrong Cops. France/USA, 2013C

    Celles et ceux qui ont apprécié Rubber, présenté en 2010 sur la Piazza Grande, auront sans doute raffolé de Wrong Cops, découvert en première mondiale sur les mêmes pavés et qui ajoute le cynisme au comique caoutchouté de la saga du pneu relançant les aventures teigneuses du camion mythique du Duel de Steven Spielberg. En ce qui me concerne, après avoir à peine souri aux rebonds de la gomme folle, j'ai bâillé d'ennui devant l'étalage de vulgarité accrocheuse de Wrong Cops, pénible chronique sous-sous-Tarantino d'un quarteron de flics pourris-débiles sur fond d'Amérique tarée. Sur la scène de la Piazza, les auteurs de cette imbécillité censée "plaire aux jeunes" ont invoqué le "politiquement incorrect" désormais recyclé par le nouveau conformisme. En réalité un seul terme convient en réponse au déferlement de "fuck" du film: bullshit. Cote: 0.

     

    Locarno13.jpgYves Yersin. Tableau noir. Suisse, 2013.

    Chronique d'une année  de la vie d'une classe à multiples degrés, ponctuée par les saisons, les travaux et les fêtes de toute une communauté montagnarde également présente au long du film, Tableau noir échappe à toute exposition "scolaire" par le truchement d'un récit à la fois très libre et très cohérent, sans une minute d'ennui, que rythme un montage également parfait.  De l'arrivée des enfants en classe au premier bain commun en piscine où les grands aident les petits, de la leçon de choses  à la montée à l'alpage, du crépage de chignon de deux chipies à la préparation du spectacle de Noël, en passant par les observations avec la potière ou le fromager, les chansons en allemand et la virée outre-Sarine, les séquences dansent comme les images d'un kaléidoscope aux belles couleurs.  Le documentaire s'inscrit dans le droit fil des films "ethnographiques" ponctuant la carrière d'Yves Yersin, combinant observation et poésie. Ma cote: *** 

     

    Locarno28.jpgGeorge Cukor. Dinner at eight. USA, 1933.

    Après les rétrospectives d'Ernst Lubitsch, de Vincente Minelli et d'Otto Preminger, ces dernières années, le cinéma américain de légende continue d'être illustré à Locarno avec l'intégrale des films de George Cukor. Dinner at eight n'est certes pas du tout premier rang, mais le tableau social reste ferme et  quelques portraits ont un  relief hors du commun, comme celui de la star vieillissante Carlotta ou de la ravissante idiote arriviste et vulgaire à souhait, incarnée par Jean Harlow. Au lendemain de la Grande Dépression, les milliardaires sont aux abois, tel l'armateur Jordan dont l'épouse met sur pied un dîner proustien à l'américaine, genre Guermantes au (très) petit pied. Le dialogue pétille, la comédie n'exclut pas les touches plus tragiques (le suicide au gaz de ville du bellâtre du muet tombé en disgrâce avec l'avènement du parlant), enfin tout ça conserve une certaine tenue en dépit de ficelles un peu usées. Ma cote: *** 

     

    Locarno23.jpgDaniel et Diego Vega, El Mudo. Pérou / France / Mexique, 2013.

    Label festival: voilà ce qu'on pourrait dire de ce deuxième "long" des frères Vega, déjà remarqués à Cannes pour Octubre, en 2010. Plus précisément: un festival tel que Locarno, comme Sundance aux Etats-Unis et quelques autres, semble le lieu par excellence d'accueil et de diffusion de tels ouvrages de qualité dont l'impact commercial reste aléatoire.  Après les films politiquement engagés en fonction d'une orientation "claire", mieux à même de satisfaire les bonnes conscience de gauche, le temps semble venu d'ouvrage apparemment plus ambigus, mais mieux à même de capter la complexité de la réalité. En l'occurrence, un fonctionnaire de justice censé lutter contre la corruption  se trouve pris à son propre piège. Il en résulte un filme honnête, solidement construit, évoquant avec force le milieu des notables dont est issu le protagoniste.  Ma cote: ***    

     

    Locarno21.jpgRobin Hardy. The wicker Man.  UK, 1973.

    Un flic anglais du genre puritain débarque sur une île écossaise pour y enquêter sur la disparition d'une jolie adolescente, que personne, contre toute évidence, ne semble connaître. Le tableau de la communauté  locale adonné aux vieilles pratiques païennes est joliment brossé, sans toucher jamais, cependant, à la magie  requise (si l'on se rappelle le merveilleux Brigadoon de Vincente Minelli), péchant par une esthétique "vintage" des années 60-70 d'un kitsch un peu lourdingue. Mais l'interprétation flamboyante de Christopher Lee, dans le rôle du prince-druide local, les paysages d'Ecosse marine, et la galerie de personnages hauts en couleurs font passer la chose en dépit d'un dénouement fuligineux confinant au grand-guignol. Ma cote: ***             

     

    Locarno33.jpgBruno Oliviero. La variabile umana. Italie, 2013.

    Les films présentés sur la Piazza Grande (dont la jauge totale avoisine les 8000 places) supposent une potentiel attractif particulier, pas toujours accordé à la qualité artistique. C'est qu'il faut la remplir, cette sacrée place, en attirant si possible un public complétant celui des festivaliers, avec les jeunes pour cible privilégiée. D'où la récurrence de certaines blockbusters, qui a fait grincer les dents de pas mal de fidèles cinéphiles "puristes" du Locarno d'antan. Mais le bon mélange se fait parfois, comme avec La vie des autres qui commença sa grande carrière internationale à Locarno. Or le premier long métrage de fiction de Bruno Oliviero, La variabile umana, pourrait être de la même trempe. Ce superbe film noir, à la fois élégant dans sa construction à fines touches fluides, et lyrique par sa photographie, raconte la dernière enquête d'un inspecteur milanais (Silvio Orlando) dont la propre fille semble impliquée dans le meurtre d'un célèbre entrepreneur milanais. Plongée nocturne dans le labyrinthe violent de la capitale lombarde, le film ressaisit bel et bien les "variables humaines" impliquées dans la logique policière, en jouant de tous les poncifs du genre, littéralement sublimés par l'écriture et la présence des acteurs. Ma cote: ****      

     

    Locarno16.jpgSergio Castellittto. La Bellezza del somaro. Italie, 2010.

    On se rappelle évidemment le beau diptyque de Nos plus belles années (La meglio gioventù) de Marco Tullio Gordana en découvrant ce film réalisé et joué par le célèbre acteur italien, évoquant alors la première décennie du siècle nouveau. Les "adultes" présents, autour du protagoniste Marcello, architecte à la coule abordant la cinquantaine avec angoisse auprès de sa femme psy lacanienne sur les bords, sont encore proches de ceux de Gordana, alors que les enfants sont de la nouvelle "école", qui a sa propre façon de "briser les tabous". Ainsi, après avoir largué son Luca punky amateur de H., la jeune Rosa, fille de Marcello et de Marina, scandalise-t-elle ses "vieux" en leur amenant un septuagénaire frais du regard et bon de coeur, dont la seule présence sera révélatrice de trop d'agitation, de névroses, de conformismes prétendument anti-conformistes. Une tendresse très appréciable empreint ce film un peu "jeté" parfois, dans son filmage, bénéficiant en revanche d'une interprétation globalement "al dente". Ma cote: ***

     

    Locarno34.pngGeorge Cukor. Love among the ruins. UK, 1975.

    Sans  être vraiment un chef-d'oeuvre de cinéma, ce film module l'un des plus fantastiques dialogues de comédiens qui soit, réunissant Katherine Hepburn et Laurence Olivier. Le sommet de la comédie conjugue toujours humour et mélancolie, et la situation s'y prête admirablement, débouchant sur de très tendres séquences finales où l'acceptation de leur âge ramène deux sexas à leur amour de jeunesse.  La dramaturgie du film, qui pourrait être statique et assommante autant que les procès télévisés qui nous pompent l'air à la télé, suit les délibérations d'un procès fait à une ancienne actrice enrichie par mariage et qui, veuve, a imprudemment concédé une promesse à un jeune homme couvé par une mère cupide, et qui recourt à un célèbre avocat en lequel  elle ne reconnaît pas l'homme qu'elle a aimé à vingt ans, lequel est toujours resté amoureux d'elle et le lui fait valoir. Méditation sans pesanteur sur le passage des années, la mémoire volontaire ou involontairement poreuse, la reconnaissance et la possibilité d'une deuxième chance, ce film gagne vite en puissance et en émotion, en drôlerie et en épaisseur au fié de l'extraordinaire jeu de séduction-défi que l'avocat déploie dans sa plaidoirie, "enfonçant" sa bien-aimée pour lui sauver la mise. Ma cote: ****     

     

    Locarno74.jpgRichard Curtis. About Time. UK, 2013.

    Charmant: voilà ce qu'on se dit au fil de cette sympathique comédie familiale, bien filée et portée par de bons et beaux acteurs, dont l'argument narratif  aboutit à une réflexion sur la vie d'une tendre sagesse. Vingt ans et des poussières, futur avocat un peu impatient de rencontrer la girl selon son coeur, Tim le puceau apprend par son père que les éléments mâles de leur famille ont un don: celui de voyager à rebrousse-temps et de corriger tel ou tel faux pas, telle ou telle bourde qu'ils ont commis, sans la faculté pour autant de réécrire l'Histoire. L'amitié du père et du fils, l'amour de Tim et Mary, la vie plutôt belle et ses aléas forment une chronique consensuelle adaptée à un prime time de Piazza Grande. Ma cote: *** 

     

    Locarno73.jpgGeorge Cukor. Adam's Rib. USA, 1949

    Le titre français d' Adam'Rib, Madame porte la culotte, évoque par trop un vaudeville alors que ce film a valeur de véritable manifeste en faveur de l'égalité des droits de l'homme et de la femme. Comme dans Love among the ruins, la dramaturgie du film est scandée par les scènes d'une procès opposant un rustre adultère et sa jeune femme qui, pour défendre ses enfants, lui a un peu tiré dessus non sans viser aussi sa dernière maîtresse. Commis à l'accusation de la (presque) meurtrière, Adam Bonner se retrouve, au tribunal, en face de son épouse Amanda, qui a tenu à assumer la défense de la blonde écervelée (Judy Holliday). L'affrontement des deux conjoints, largement médiatisé, alterne avec les dialogues privés du couple se retrouvant le soir, de moins en moins tendres au fur et à mesure qu'Amanda s'affirme. Le fait que Katherine Hepburn et Spencer Tracy soient amants "au civil" autant que sur l'écran ajoute évidemment un piquant fou à ce phénoménal épisode de la guerre des sexes. Question cinéma, on remarquera la tranquille puissance que peut assurer un plan-fixe. Ma cote: ****

     

    Locarno76.jpgRawson Marshall Thurber. We're the Millers.USA, 2013.

    S'il manque à votre culture un gros plan sur la couille droite d'un d'ado boutonneux mordue par une araignée genre mygale, ce film remplira un vide par cela même qui le constitue: la vacuité stupide genre pseudo mauvais genre. Personnages caricaturaux (la strip-teaseuse à la coule, la fille à piercings, le nigaud qu'on initie au french kiss, le dealer mal barré, les voyous déjantés), situations téléphonée, camping-car faisant office de tank avant de finir dans le fossé: tout ça exsdue l'ennui bruyant et vulgaire sur une fin de soirée en Piazza Grande. Ma cote: 0   

     

    Locarno39.jpgLionel Baier. Les grandes ondes (à l'ouest). Suisse, 2013.

    Les réalisateurs romands ont des tas de belles qualités et deux gros défauts récurrents: ils ne savent pas raconter une histoire et leurs dialogues manquent de vie et de naturel. C'est cela même qui empêche cette pochade sympathique  de décoller vraiment en dépit d'un filmage brillant et de quelques idées épatantes.  Celle qui consiste à envoyer, en avril 1974, une équipe de télé au Portugal pour un reportage conventionnel au possible à la gloire de la coopération suisse, et de jouer sur l'interférence de cette enquête avec la révolution des oeillets, était excellente. Mais le faible développement des trois personnages, et la platitude de leurs échanges, nous laissent sur notre faim avant l'apparition du jeune étudiant portugais passionné par l'oeuvre de Pagnol, qui donne plus de vif à l'équipée. L'évocation de la révolution reste sommaire voire caricaturale, l'aperçu de la libération sexuelle pèse assez lourdement, mais la satire repique un peu sur la fin. Bref, le passage du format plus intime et personnel de Low cost, si juste et plastiquement si libre, à celui d'une comédie plus "grand public", ne m'a guère convaincu faute de rigueur dans le scénario et la direction d'acteurs qui font ce qu'ils peuvent (même un Michel Vuilleroz m'a semblé à la peine) avec un dialogue oscillant entre vannes pseudo-comiques et réparties convenues. Ma cote: ***

     

    Locarno55.jpgJean-Stéphane Bron. L'Expérience Blocher. Suisse, 2013.      

    On a reproché à Jean-Stéphane Bron de n'être pas assez critique à l'encontre du tribun nationaliste milliardaire  qui a séduit, avec son parti, un tiers des Suisses. Or son choix de cadrer le sujet de si près limitait évidemment sa liberté de mouvement. N'empêche: son film fait froid dans le dos en dépit (et à proportion aussi) de son énorme non-dit. La vision de cet homme autosatisfait et rigolard, calé dans sa berline à côté de son épouse toute nette et toute froide, me semble exemplaire d'une certaine Suisse propre et plate, imbue de son argent et de son pouvoir et jouant d'hypocrisie avec la meilleure conscience. Seul dans sa piscine, seul dans son musée personnel où les plus beaux Hodler jouxtent les plus beaux Anker, ou en compagnie choisie dans son château de petit- bourgeois parvenu se la jouant grand féodal, Blocher n'est jamais moqué ni montré avec mépris: juste tel qu'il est, dans son monde verrouillé aux vues léchées. Magnifiquement construit, le film n'a rien du grand souffle vivant de Cleveland contre Wall street, sujet oblige. Dans la foulée, on rêve d'une Expérience de la Suisse au temps de  Blocher qui cadre la vie réelle des gens dans ce  pays. Quant à la destinée réelle des Blocher et autres pontes capitalistes de ce pays, j'ai comme l'impression que seule une fiction pourrait en rendre la complexité et le côté épique. Mais n'est pas Orson Welles qui veut... Ma cote: ****          

     

    George Cukor. La Flamme sacrée. USA, 1942.

    On pense au Complot contre l'Amérique de Philip Roth en découvrant ce thriller politique de haut vol. Fasciné par la figure de Robert Forrest, héros de la Grande Guerre qui vient de mourir brutalement, le journaliste écrivain Steven O'Malley propose à sa veuve de l'aider à rédiger sa biographie. Un mystère pesant entoure cependant la mort et la personnalité réelle de Forrest, qui avait de l'Avenir du monde une conception des plus inquiétantes, en phase avec l'idéologie nazie. Non sans mélo, mais avec deux grands interprètes (Katherine Hepburn et SpencerTracy, une fois encore) et une remarquable galerie de personnages secondaires, ce film "de circonstance" vaut mieux que son message un peu lénifiant. Ma cote: ***      

     

    Locarno18.jpgRamon Giger. Karma Shadub.  Suisse, 2013.       

    Lauréat du Grand Prix du festival Visions du réel 2013, ce deuxième "long" de Ramon Giger évoque admirablement  les relations délicates du jeune cinéaste avec son père Paul Giger, musicien célèbre et père souvent absent. Au-delà du banal récit de vie, et loin aussi du règlement de comptes, le film s'accomplit dans la fusion d'un magnifique poème d'amour dont chaque plan signifie et se déploie en beauté plastique et musicale à la fois. Chronique kaléidoscopique recomposée au fil d'un montage admirable de fluidité et de sensibilité, Karma Shadub intègre les composantes concrètes d'une vie (la nature omniprésente, les maisons revisitées, le concert en train de se préparer avec les danseurs, etc.) et tous les mouvements de la relation en train de s'éprouver (doutes réitérés, hésitations, coups de gueule, retours en douceur) dans le temps même du film. Ma cote: ****

     

    Locarno51.jpgStéphanie Argerich. Bloody Daughter- Argerich. Suisse / France, 2013

    Pendant féminin du Karma Shadub de Ramon Giger, Bloody daughter de Stephanie Argerich évoque, avec beaucoup de chaleur, la difficulté et le bonheur d'avoir une mère géniale.Deux heures durant,  la célébrissime pianiste est observée dans toutes les postures et situations, à la fois dans sa vie de concertiste et "à la maison". Comme dans le film de Ramon Giger, la part d'incertitude, de pudeur, de mystère aussi, qui subsiste entre les êtres même les plus proches, reste bien perceptible dans celui de Stéphanie Argerich. Mais la musique est là qui relaie ce que les mots ne peuvent dire, et les images, la présence des individus sur l'écran, le temps de plusieurs vies ressaisi dans le temps d'un film, aboutissent à une très belle rencontre que chacun partage, cristallisée par une belle oeuvre de cinéma. Ma cote: ***

     

    Locarno57.jpgThomas Imbach. Mary Queen of Scots.  Suisse, 2013.  

    La saga shakespearienne de Marie Stuart, reine d'Ecosse mais héritière légitime des deux couronnes, qui a vécu une partie de sa vie en France avant de rallier l'Ecosse où ses amours l'ont déchirée entre catholicisme et protestantisme, relève de l'imbroglio. Pour simplifier celui-ci, Thomas Imbach s'est inspiré du roman de Stefan Zweig et, avec beaucoup d'astuce, a imaginé un conteur-marionnettiste (Mehdi Dehbi) qui "mime" les péripéties du drame en faisant parler les deux figures de Mary et d'Elizabeth, reine d'Angleterre de fait quoique moins légitime que sa "cousine". D'un bout à l'autre du film, la correspondance des deux femmes module un récit plus intimiste. Et pour le reste: flamboyant cinéma "historique" aux scènes stylisée (la production n'est pas richissime...), morceaux de bravoure épiques, magnifique images mêlant  côtes écossaises et landes vaudoises, bande son et musique non moins dégagées des poncifs du genre. Ma cote: ***

     

    Locarno62.jpgBasil Da Cunha. Après la nuit. Suisse/Portugal, 2013.

    Sous les dehors d'un film noir parlé en créole Après la nuit raconte l'histoire du rasta Sombra qui, à sa sortie de prison, est immédiatement confronté à un chef de bande dressant les autres contre lui. Aussi "différente que l'était Nuvem, qu'on retrouve ici en complice lunaire, Sombra cherche à échapper à l'engrenage de la violence lié à ses dettes de dealer. Malgré la complicité d'un enfant, la présence de son iguane et les conseils d'un sage exorciste, Sombra sera massacré en bord de mer par celui-là même qu'il a refusé d'exécuter. Déjouant les poncifs du genre, Basil Da Cunha construit un fascinant labyrinthe nocturne dont le lyrisme des couleurs rappelle Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa. Ses personnages ont en outre gagné en densité, mais nous perdons pas mal de la substance du dialogue par un sous-titrage très imparfait. N'empêche: il y a là, en puissance, l'univers visuel et le souffle d'un grand cinéaste à venir. Ma cote: ****

     

     

  • Opus Novus

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    Les Tours d'illusion aux éditions mégasphériques de La Désirade.

     

    Vient de paraître : l’édition préoriginale de l’ouvrage composé en occulte accointance par l’artiste grison Robert Indermaur et le sieur JLK, intitulé LesTours d’illusion. 

    Sous la forme d’un album relié de 132 pages lisses, sous couverture simili pleine peau imitation cuir de Russie, l’ouvrage richement illustré réunit 100 variations poético-délirantes inspirées par les visions du peintre. Ce premier tirage, réservé aux auteurs, est tiré à 2 exemplaires. 

     

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  • Du blanc

     

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    Cézanne

     

    laissera

     

    de plus en plus de blanc

     

    entre les touches de couleur.

     

     C’est

     

    comme de l’air

     

    entre les pierres

     

    et le ciel.

     

    Ou même : entre les gris

     

    et les bleus et les jaunes

     

    et les verts des pierres.

     

    Silence

     

    entre les mots.

     

     

     

  • Obscure est la passion

     

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    En lisant Les ombres du métis, de Sébastien Meier.

     

    1.  Les faits et la fiction

     

    Que se passe-t-il ici et maintenant à côté de chez vous ? Que se passe-t-il dans le monde qui nous entoure, et comment les écrivains en parlent-ils ? Que disent, par exemple, les auteurs d’ici et de maintenant de ce qui se passe autour de nous, et faut-il en attendre quoi que ce soit qui ne relève pas de ce que le pur poète Mallarmé qualifiait avec dédain d’ « universel reportage », comme d’une façon de prostitution de la très noble écriture littéraire ?

     

    Ces questions furent déjà posées dans les années 70-80 du siècle passé, par l’éditeur Vladimir Dimitrijevic qui déclarait, dans les colonnes de la Gazette de Lausanne, qu’il manquait à la littérature romande actuelle un Zola.

     

    Sans donner dans la sociologisme littéraire, Dimitri, comme on l’appelait dans le milieu littéraire romand, pointait le manque d’ancrage de notre littérature dans le réel. Non sans forcer le trait, il affirmait que, de la réalité concrète vécue par les gens de ce pays, notre littérature ne donnait qu’une image édulcorée, stylisée à outrance, fuyant le plus souvent dans la nature ou quelque spiritualité vague. En bon macho serbe, Dimitri faisait l’impasse sur un certain nombre de romans publiés par des femmes (les Alice Rivaz, YvetteZ’graggen, Mireille Kuttel, Anne Cuneo ou Janine Massard, notamment) à l’évidence moins soucieuses de beau style que de réalités sociales terre à terre…

     

    Sur le moment, la paroisse littéraire ne réagit guère aux propos de l’insortable balkanique, pas plus qu’à la parution du pamphlet d’Etienne Barilier intitulé Soyons médiocres, fustigeant à sa façon le goût bourgeois de notre bonne société pour une littérature épurée de toute saleté, sanctifiant les purs poètes à la Gustave Roud et autres Jaccottet… 

     

    Quarante ans plus tard, la société cultivée romande traditionnelle est en voie de disparition, la critique littéraire survivote de façon sporadique, mais le débat proposé par feu Dimitrijevic (mort tragiquement en juin 2011) pourrait néanmoins se trouver relancé par de nouveaux auteurs moins « coincés » que leurs aînés et plus attentifs aux réalités « sales » du monde dans lequel nous vivons.

     

    C’est le cas du premier roman réellement abouti de Sébastien Meier, dont la source anecdotique (de lamentables bavures policières commises dans les hauts boisés de la ville de Lausanne) se trouve détournée avec une réelle intelligence romanesque. Plus précisément : Paul Bréguet, flic quinqua de la police judiciaire, est chargé d’enquêter sur l’agression d’un jeune métis retrouvé nu et violé dans le bois de Sauvabelin. Complication initiale : le policier en question apparaît d’emblée dans la peau d’un suspect, incarcéré pour éventuel meurtre.


    2.Le flic et le pasteur
    La littérature romande, assez fortement marquée par le calvinisme, a longtemps été régentée par le couple grave du Pasteur et du Professeur. Les instances morales de la Tradition furent certes chahutées par de vrais écrivains, à la fois puritains de souche et transgressifs par nature, de Ramuz à Chessex, et l’on pensait que le type du pasteur-pécheur à la Chessex disparaîtrait après la mort romanesque à souhait de celui-ci. Mais voici qu’un nouveau« ministre » du culte se pointe dans un roman policier, de belle figure et illico « à l’écoute », genre coach spirituel. S’il est précisé d’emblée que Paul Bréguet n’a « jamais beaucoup cru en Dieu », l’on sent chez lui une inquiétude liée à une nom moins évidente quête de sens. En face de lui, le jeune pasteur Manuel n’a rien du censeur conventionnel, s’impliquant progressivement dans le drame qui lui est raconté, avant de déjouer les manipulations et autres mensonges du policier. Ceux-ci apparaissent au lecteur par un subtil entrelacs de la narration, alternant les entretiens des deux hommes et le récit frontal, plus « objectif », des menées de Paul.

     

    Simenon2.jpg3. L’homme pris au piège

    Dans un entretien des plus éclairants, Georges Simenon évoquait un jour ce moment décisif où ses personnages « passent la ligne », sortant de leur« format » habituel sous l’effet de telle ou telle passion. Or c’est exactement ce qui arrive à Paul Bréguet, chargé d’élucider l’affaire du jeune métis retrouvé dans les bois et resté quelques mois dans le coma, quand il se trouve en face du jeune homme rétabli et découvre sa beauté, qu’il déclare « divine » au brave pasteur. Saisi par ladite beauté , même fasciné, il est en outre ému et révolté par ce qu’a subi l’éphèbe, et bientôt décidé à l’aider.

    Mais « ce n’était pas de l’homosexualité ! », s’empressera-t-il de lancer au pasteur, opposant son amour « pur » au vice sordide de ceux qui ont abusé du jeune homme dans un palace lausannois.

    Or nous verrons que la passion physique de Paul, en principe hétéro et père de famille, qui baisera le métis comme il baisera plus tard la procureur en pétard contre lui au fil d’une scène torride digne de figurer dans les annales de la justice lausannoise autant que du Centre de recherche sur les lettres romandes, corse le tableau sans ôter à celui-ci de sa vraisemblance « trop humaine ».

     

    4.En manque d’amour

     

    Comment le sieur Paul Bréguet, père d’un garçon de 14 ans, séparé de sa  première femme et remarié avec une Elizabeth mal résignée à la condition d’épouse de flic, peut-il affirmer que s’enticher d’un jeune homme et coucher avec lui n’est « pas de l’homosexualté » ?

    À cette question l’on répondra, au dam de tous les conformismes y compris homophiles, que les notions d’homosexualité, de bisexualité, de bicuriosité ou d’hétérosexualité recouvrent désormais une réalité mouvante voire océanique où pulsions et sentiments, vices prétendus « normaux » et« vertus » parfois meurtrières tissent une nouvelle réalité dont on ne sortira ni par acclimatation artificielle ni par retour à une morale rigide non moins factice, mais seulement par une nouvelle éthique fondée sur la tendresse et la loyauté de rapports humains viables pour tous.

    Malgré certains traits un peu forcés, la société (ou plus exactement la« dissociété », pour reprendre une expression de Marcel de Corte)  que décrit Sébastien Meier ressemble terriblement à celle dans laquelle nous vivons, dont toutes les relations semblent faussées par autant de simulacres.  A contrario, le romancier met en évidence le profond déficit de ce qu’on pourrait dire la tendresse aimante, dont l’appel de lumière rest présent tout au long du livre. D’une façon parente, l’on pourrait dire que la dérive de Paul dans l’effusion sexuelle  et, pour un bref épisode, dans  la drogue, recoupe celle du Bad Lieutenant d’Abel Ferrara, hérétique catholique notoire…    

     

    5. En manque de justice  

     

    Assistant au culte dominical protestant de l’aumônerie de la prison, Paule Bréguet, la tête ailleurs, en retient tout de même une sentence tirée de l’évangile de saint Jean : « Ne jugez pas selon l’apparence, mais jugez selon la justice ». Reste à savoir quelle justice…

    Le hasard a fait que, parallèlement à ma lecture des Ombres du métis, j’aie entrepris celle du Livre noir de l’Inquisition (Bayard, 2000), recensant les horreurs perpétrées pendant des siècles par l’institution dictatoriale la plus cruelle de l’histoire de l’humanité, sous l’égide de la sainte Eglise catholique et apostolique romaine. Paul Bréguet, sujet protestant, n’y pense pas, mais il sait la justice des hommes aussi relative qu’est infâme la prétendue justice divine, et lui-même va se faire justicier avec la même inconséquence que le jeune métis « se fait justice », selon l’affreuse expression. Quand Paul apprendra que son propre paternel, éminence présumée intègre du Droit cantonal,est lui-même un simulateur, on comprendra mieux sa rage désespérée, qui ne le blanchit pas pour autant. Symbole final : l’arme du crime, unique, portera les trace de multiples mains…               

     

    6. Une forme tirée du magma

     

    Ce premier roman abouti de Sébastien Meier a beau n’être pas un ouvrage littéraire comparable, disons, à cette sombre merveille qu’est La promesse de Friedrich Dürrenmatt : il n’en impose pas moins par la maîtrise de sa narration, son très remarquable dialogue, le jeu complexe avec les temps variés du récit, sa thématique et la pénétration psychologique surprenante que le jeune écrivain manifeste dans l’approche de ses divers personnages. Avec l’aide éditoriale de Nadine Tremblay, qui avait déjà coaché Max Lobe avec compétence et doigté, Sébastien Meier a réussi un livre marquant et sera, désormais, des jeunes auteurs de langue française avec lesquels il faudra compter.

     

     

    7. Ceux qui viennent

     

    Après l’apparition de Quentin Mouron, de Max Lobe ou de Joël Dicker, l’on constate un changement radical de mentalité, et de pratiques aussi, chez les moins de trente ans - au nombre desquels il faut ajouter un Damien Murith ou un Antoine Jaquier -, qui revitalisent, chacun à sa façon, la littérature suisse de langue française, ou plutôt disons : la littérature qui se fait ici et maintenant,  brassant une matière actuelle et de partout. 

     

    meier_140x210_102.jpgSébastien Meier. Les ombres du métis. Editions Zoé, 221p. 2014.

  • De la jalousie littéraire

    LittératureRetour sur A bonne école, de Muriel Spark.

    La jalousie entre écrivains (et autres artistes) fait partie des composants naturels de l’activité créatrice, souvent inversement proportionnelle au talent de l’auteur, même si la loi du «mon verbe contre le tien» fait parfois dérailler les plus cracks. Si l’envie de Machin, suscitée par le succès de Chose, relève de la banalité même, et de nos jours plus que jamais où le gros tirage fait figure de consécration, il est une jalousie plus profonde, liée au caractère inexplicable et parfaitement inégalitaire du « don » ou du « génie », qui mérite plus d’attention.

    Martin Amis, entre autres, en fit l’un des thèmes de L’information (Gallimard, 1996), brillant roman décrivant les relations d’amitié-haine de deux auteurs inégalement fêtés, mais c’est avec plus de légèreté et de malice satirique que Muriel Spark nous fait partager l’affreux tourment d’un jeune professeur de « creative writing » sévissant dans l’école itinérante qu’il tient avec sa moitié, momentanément installée à Lausanne-City, du côté d’Ouchy et de son cinq étoiles à salons feutrés où l’un des protagonistes va d’ailleurs peaufiner son premier roman.

    Installée à Ouchy pour quelques semestres, l’école Sunrise co-dirigée par Nina et son (provisoire) époux Rowland, offre, à une brochette cosmopolite de jeunes gens fortunés, d’étudier à la fois les secrets de la composition littéraire (c’est le job de Rowland, qui peine secrètement sur son propre projet de « grand roman ») et les règles de la bonne conduite à table ou en société, la sculpture grecque ou la météorologie (c’est, avec l’administration de la boutique, l’affaire de Nina et les invités de son réseau académique). Tout cela ne ferait que la matière d’une sitcom bonne à caser Paris Hilton si ne se trouvait, en ces murs, le Jeune Auteur Virtuel par excellence, déjà convaincu (comme ses parents) de son irrésistible talent, attelé à un roman qu’il dit lui-même d’une sensationnelle originalité (une version très libre des tribulations de Marie Stuart) dont la seule évocation, très vite, rend son prof fou de jalousie. Il faut dire que le jeune Chris, bientôt dix-huit ans, les cheveux rouges et les yeux craquants, est le charme incarné, et rien ne permet au lecteur de supposer que son roman ne soit pas aussi bon qu’il le prétend.

    Pour Rowland, au contraire, ce damné roman ne peut être qu’un navet, plus même : il le doit, et d’autant plus que le jeune homme refuse de le lui montrer. Au fil des jours, sa jalousie devient hantise, puis obsession l’empêchant lui-même d’écrire et de faire quoi que ce soit, au point d’impatienter sa très réaliste moitié, qui espérait au moins avoir épousé un futur romancier à succès ; et de se demander alors, comme elle pense que « tout est sexuel », conformément aux nouveaux poncifs, si la folie de Rowland ne cache pas une forme d’inconsciente homosexualité ?

    Le lecteur sourira au dénouement de ce petit roman caustique, qui épingle à merveille l’un des travers de l’époque : l’obsession de paraître, ou plus exactement : d’avoir l’air d’être. Dans cette optique, le fait d’écrire, mais surtout de publier, d’être reconnu pour avoir écrit, et d’avoir écrit pour avoir l’air d’être « plus », instaure un type de relation, avec soi-même autant qu’avec les autres, dont le livre n’est évidemment plus qu’un truchement, du genre miroir-prétexte, gadget socio-existentiel…

    Muriel Spark, A bonne école, Gallimard « Du monde entier ».

  • Ceux qui se protègent

     

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    Celui qui s’est constitué des défenses immunitaires dès son très jeune âge genre cabanes et cabanons de formes et de tailles variées / Celle qui s’est blindée contre les sarcasmes relatifs à un appareil dentaire dont elle avait plein la bouche / Ceux qui sortent couverts au sens post-métaphysique du terme/ Celui qui voit en la rêverie un parasol utile même par temps nuageux à couvert / Celle qui refuse de se soumettre au sado-masochisme fondant une partie de la mentalité catholique tout en pratiquant les dévotions qu’on attend d’une fille naturelle de l’évêque local / Ceux qui se réfugient dans la même bulle mais à distance des raseurs / Celui qui est juif pratiquant « pour l’ambiance » / Celle qui aime bien se retrouver sous l’avant-toit de ces listes où elle exorcise un peu de son sentiment de culpabilité par ailleurs indispensable à la dynamique créatrice de ses romans / Ceux qui jouissent de leur liberté de mouvement dans leur cellule de 20 mètres carrés avec vue sur les routes aériennes / Celui qui a instauré la pratique quotidienne des « dimanches de la vie / Celle qui découvre la merveilleuse contiguité d’un certain jaune acide et d’un certain vert turquoise dans ce tableau de Karl Landolt dont le lac fait écho à celui de sa fenêtre / Ceux qui retournent au Rijks voir certains tableaux pour se rappeler Dieu sait quoi / Celui qui n’a jamais confondu forme et format / Celle qui se coule dans la forme que lui interdit le format d’une morale corsetée / Ceux qui se taisent pour marquer l’imperceptible distance que requiert un peu plus de réflexion / Celui qui n’a jamais confondu une opinion jetée genre caquetage de Facebook et une idée personnelle fondée par l’exercice et l’expérience / Celle qu’a toujours révulsée le culte de l’informe d’un certain art contemporain verrouillé par des théories genre solution finale de tout débat / Ceux qui ne vont plus voir aux expositons que la « mise en scène » du commissaire ne cessant d’explorer de nouveaux concepts ma chère/ Celui qui entend échapper à toute forme d’indiscrétion en lançant les fâcheux sur de fausses pistes / Celle qui s’en remet à la panacée des laitues cuites àl’eau / Ceux qui restent poreux en dépit de leur forteresse immunitaire / Celui qui esquive toute opposition binaire en défiant le tiers exclu / Celle qui établit des listes sans les divulguer / Ceux qui se retrouvent pour se perdre de concert voire de conserve / Celui qui parcourt ces listes comme s’ils’agissait d’un marché de denrées coloniales où il suffit de cueillir ici une mangue javanaise et là un lamantin colombien sans un regard pour l’anguille pêchée à la vermée ou le solécisme andalou / Celle qui ne pense jamais avant l’apéro – ni après d’ailleurs / Ceux qui se disent bons pour la casse sans se casser pour autant, etc.

     

    (Cette liste a été jetée en marge de la composition d’onze nouvelles de 33 pages dont le recueil, provisoirement intitulé La Vie des gens, comptera donc 333 pages.)  

  • Ceux qui se gaussent

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    Celui qui se place très haut dans la courbe / Celle qui est née d’une rupture de continuité du principe de Peter / Ceux qui se gaussent des pays sans dette / Celui qui refuse de s’asseoir à la table des moqueurs (dit-il, citant The Bible) tout en se gaussant des Annamites phallocrates / Celle qui vit à crédit et se le reproche par contumace / Ceux qui estiment avec le comte Tolstoï (célèbre par la barbe de son cheval) que celles qui fument constituent un symptôme du mensonge existentiel / Celui qui appelle bla-bla tout effort de situer le débat au-dessus du niveau de la merde / Celle dont personne ne se moque plus depuis qu’elle a déposé son brevet d’acquisition d’argent facile / Ceux qui se rallient aux raisons de la junte thaïlandaise décidée à lutter contre la corruption des autres à son seul profit méritant / Celui qui a passé de la Quête à la revendication en renonçant au port de la cravate / Celle qui spécule sur l’idée qu’il faut brider la spéculation avec l’assentiment de son chauffeur castriste / Ceux qui citent La fin de l’histoire de Fukushima sans l’avoir lu plus que Le déclin de l’Occident d’Oscar Spengler / Celui dont la mentalité vinaigre fait tache d’huile / Celle qui est jeune de profession et coache donc les retraités positifs de son âge branchés karaoké / Ceux qui prônent la canaillocratie en sorte de rester inaperçus / Celui qui aura fait de sa vie une suite de visites alors qu’il rêvait d’un festival d’invitations / Celle qui se moque des créationnistes en affirmant que Darwin a écrit son livre en six jours et s’est reposé le dimanche selon la règle syndicale / Ceux qui rappellent à leurs jeunes écoliesr canadiens que le péché originel de l’islam tient à la prise en otage de la religion par la politique et que ça ne s’arrangera pas sans lar econnaissance du fait par les imams libéraux de demain qui marcheront main dans la main avec les esprits libérés du césaro-papisme et du fanatisme religieux du Likoud et consorts / Celui qu’on humilie en lui imposant un Trivial poursuit élitaire de centre-gauche / Celle qui tard levée jacasse déjà alors que son voisin néo-hégélien  planche sur sa réforme de l’aide au quart monde / Ceux qu’inspire leur hémisphère droit et rejettent par conséquent la ligne de pensée Ikea redéfinie par Comte-Sponville, etc    

    Peinture: Caspar David Friedrich

  • Ceux qui ont connu la fée Miam Miam

     

    Truie.jpgCelui qui fantasme sur son corps de rêve depuis l’effondrement des Twin Towers / Celle qui était majorette à Charleville au temps de Dutroux / Ceux qui la paient avec des peluches / Celui qui lui a conseillé d’évoquer des « doigts de fée » dans ses petites annonces / Celle qui lui a proposé de faire un lesboshow avant de s’apercevoir de son inconséquence en matière de gestion / Ceux qui l’on fait danser nue dans la robe du faux cardinal / Celui qui lui a juré qu’il caserait ses poèmes romantiques en se réservant un pourcentage en cas de succès monstre / Celle qui l’a mise en garde contre les premières atteintes de la mélancolie lourde / Ceux qui ont fait interdire le club des Pyromanes du Sexe dont elle était la doyenne / Celui qui croit que ses résultats au bac + vont lui valoir un prix spécial / Celle qui voudrait te convaincre que moins boire est un plus / Ceux qui ont pressenti qu’un destin tragique ferait connaître la vamp de la rue des Potiers surtout qu’un journaliste connu créchait dans le voisinage / Celui qui trouve aux travelos brésiliens une humanité nettement plus marquée qu’aux poétesses protestantes des cantons romands / Celle qui ne sort que rasée / Ceux qui lancent l’Atelier d’écriture des dominatrices coiffées en brosse / Celui qui demande à Miam Miam de lui faire un rapport sur les goûts des académiciens belges de plus de 66 ans qu’il classera de toute façon CONFIDENTIEL / Celle qui a fait  à Miam Miam une réputation de sainteté qu’elle estime tout à fait outrée et peut-être même préjudiciable au rayonnement de la sainte attitrée du quartier des Abattoirs /  Ceux qui travaillent au nouveau logiciel en 3 D qui leur fera goûter à la maison et en toute sécurité  hygiénique à l’Xtase selon Miam Miam, etc. 

    Peinture: Lucian Freud

     

  • Ceux qui sont sous médocs

     

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    Celui qui carbure à l’Optimax / Celle qui se shoote à la moraline / Ceux qui sniffent du snuff / Celui qui se dit malade d’être né / Celle dont le nez coule sur rendez-vous manqué / Ceux qui se consolent d’une peine de cœur par un plan cul / Celui dont le sang bleu se fige devant le drapeau rouge / Celle qui change de placebo après l’entracte / Ceux qui prennent l’avion pour élever le débat / Celui qui soigne son orgueil blessé par la Rolls du Bulgare / Celle qui se shoote à la formaline / Ceux qui braquent la pharmacie homéopathique pour soigner le mal par le mal / Celui qui s’est fait un fonds de commerce dans la pose de ventouses morales / Celle qui estime ( avec Ortega y Gasset son grand-oncle du côté de son aïeule madrilène) que le mouvement antithétique qui oppose les jeunes adultes de trente à quarante-cinq ans aux vieux adultes de quarante-cinq à soixante ans représente le moteur invisible  de la mutation psychosociale /Ceux qui ne sortiront jamais par la puerta grande (la grande porte) même en se faisant couper les oreilles et la queue/ Celui qui se rend en Albanie pour se faire implanter une jambe d’ivoire et en revient avec une molaire de bois greffée à la rotule / Celle qui se soigne du silence au gueuloir de Gustave / Ceux qui ont succombé à l’oppression thoracique de groupe en pleine Love Parade filmée par Kanal Sex / Celui qui rêve de tout avoir sans mettre la main à sa poche trouée / Celle  qui lit The Economist pour comprendre ceux qui la tondent / Ceux qui se mettent à la« diète unilatérale » en sorte de se trouver au diapason du bon docteur Wittgenstein / Celui qui est très « marche blanche » au niveau socio-affectif de masse / Celle qui s’incline devant les victimes en vérifiant que la caméra tourne / Ceux qui se mettent au lit pour surdose de lecture proustienne / Celui qui note quelque part (mais oû donc ? se demande la postière Fernande) que l’homo sapiens (à ne pas confondre avec le cretinus terrestris hétéro) partage le 70 % de son bagage génétique avec l’éponge / Celle qui s’éponge les aisselles avec un slip de son ex bas de plafond / Ceux qui s’aiment en tas comme les éponges échangistes, etc.   

     

  • La littérature des intermittents

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    (Choral parano)

     

    À propos du prétendu Blues des écrivains, dossier éploré du magazine Marianne concluant au désamour frappant  la littérature en France. De l’état plus nuancé des choses. Des constats de Peter Sloterdijk sur la transmission. Entre autres choses...

     

    Moi l’autre : - Et c’est reparti pour le lamento…

     

    Moi l’un : - Ou pour un marronnier estival de plus ?

     

    Ma sœur Anne : - Qu’est-ce qu’il entend  par marronnier, çui-là ?

     

    Moi l’autre : - Ce qu’on appelle marronnier en termes journalistiques, ma sœur Anne, désigne un sujet bateau servi quand la rédaction est en vacances, genre : La sexualité des Françaises ou Où en êtes-vous avec Dieu ? Et cette fois, c’est le désamour dont pâtiraient les écrivains en France…

     

    Ma sœur Anne : - Merci pour l’info : je capte.

     

    Moi l’un : - Donc à en croire le dernier dossier, vite fait sur le hamac, de Marianne, les écrivains français se sentiraient mal : à part quelques-uns ils relèveraient de l’aide sociale s’ils comptaient sur les revenus de leurs droits d’auteurs, ils seraient maltraités par les éditeurs, ils n’auraient que les Salons du livre pour se sentir exister, et les lecteurs de littérature éprouveraient « un même malaise »…

     

    La prof de lettres : -Il y a sûrement du vrai là-dedans, comme il y en avait dans La littérature en péril de Todorov, non ?

     

    Moi l’autre : - Sûr qu’il y a du vrai, mais le prétendu dossier est tellement« téléphoné » dans le sens du lamento qu’il laisse perplexe.

     

    Moi l’un : - Disons qu’il sent terriblement la France démoralisée se réfugiant dans les jérémiades genre intermittents du spectacle, pour qui tout devient revendication sur les fins de mois. Tout se passe comme si le vague mécontentement éprouvé par certains écrivains devenait vérité générale, et comme si le seul palliatif était d’ordre économique.

     

    Clément Lesage, libraire : - C’est vrai que ce dossier est très mal « cadré ». Que la littérature au sens que nous aimons foute le camp, c’est à la fois vrai et faux. Que la bonne littérature ne soit plus défendue dans les médias, c’est à la fois évident et relatif. Mais qui est à plaindre le plus : l’écrivain, le libraire indépendant, l’éditeur littéraire essayant de survivre ?  Quand Morgan Sportès se plaint de ne plus recevoir d’ « avances confortables » de son éditeur à la signature d’un contrat, il situe déjà le débat. Comme si l’« à-valoir » était un droit acquis !   

     

    Ma sœur Anne : - C’est qui çui-là, Morgan Sportès ?

     

    Moi l’autre : - Eh là, ma sœur Anne, tu n’as pas lu Tout tout de suite, le Prix interallié 2011 ? Et La dérive des continents ? Disons que c’est un emmerdeur talentueux un peu hors cadre. Un ancien ami de Guy Debord. Tu vois le genre ?

     

    Ma sœur Anne : - Debord j’adore ! Mais Sportés j’ignore !

     

    Clément Lesage : – Limite provocateur quand il reproche à son éditeur d’annoncer 150.000 exemplaire de son dernier livre aux médias alors qu’il plafonne à 60.000. Limite enfant gâté !  

     

    Moi l’un : - Et la littérature dans tout ça ? Elle survit ailleurs !

     

    JLK : - Tout juste Auguste. À vingt ans et des poussières, après un article bienveillant que j’avais consacré à son dernier livre, qui n’a pas dû atteindre les 600 exemplaires, Marcel Jouhandeau m’a écrit plusieurs lettres et recommandé de ne jamais vivre de ma plume : « Prenez un métier mon enfant, pour rester libre »…

     

    L’ancienne militante : - Il t’appelait « mon enfant », Jouhandeau ? 

     

    JLK : - Il avait 60 ans de plus que moi…

     

    Moi l’un : - Cette question des tirages fait fantasmer tout le monde…

     

    JLK : - Un jour que nous en parlions avec Jean d’Ormesson, le cher homme me cite Henri Michaux prétendant qu’un auteur se « compromet » à plus de 1000 exemplaires. Et Jean d’Ormesson de me lancer à juste titre : « Vous ne trouvez pas ça un peu snob ? ». Ceci dit, c'est à Michaux que je reviens tout le temps, pas à Jean d'O...

     

    Moi l’autre : - Ouais, tout ça revient à un changement complet de société…

     

    JLK : - C’est exactement ça. Il y a 40 ans, quand tu publiais un livre en Suisse romande, il y avait une vingtaine de critiques littéraires, souvent profs « à côté », qui te consacraient un papier, bon ou pas. Aujourd’hui...

     

    Moi l’un : - Tu vas te plaindre toi aussi ?

     

    JLK : - Que non pas : je me la coince. D’ailleurs j’estime qu’écrire et publier est une chance et un bonheur, et puis j'ai horreur des salons. Mais je lis ce matin, dans les carnets de Peter Sloterdijk, Les lignes et les jours, que son émission-philosophique à la télé allemande fait un tabac alors que la télé suisse romande reste toujours infoutue de se risquer à parler de livres et d’écrivains. Et je vais passer vite sur la dégringolade des rubriques littéraires dans nos journaux, comparées aux journaux alémaniques ou allemands.   

     

    La prof de lettres : - Il faudrait parler aussi  du peu de curiosité des enseignants pour la littérature…

     

    Moi l’un : - Tout se tient dans ce domaine de la transmission. Mais tout n’est pas perdu, je crois. Le même Sloterdijk dont parle JLK, dans un entretien paru dans le même numéro deMarianne, pose d’ailleurs cette question centrale de la transmission, non sans pessimisme.

     

    Moi l’autre : - Mais lui ne se contente pas de râler: il agit. Par ses livres. Par son travail de conférencier en Allemagne et partout. Quand il parle en public, Sloterdijk draine un public inimaginable en France ou en Suisse.

     

    L’ancienne militante : - Effet de mode, tu crois pas, genre "star de café philo" ? ?

     

    Moi l’autre : - Non :plutôt une tradition qui fait qu’en Suisse alémanique ou en Allemagne, la lecture publique est une pratique largement partagée.

     

    Moi l’un : - Qu’on voit pourtant resurgir, aussi, en Suisse romande et en France...

     

    Clément Lesage : - C’est vrai. Et puis il y a la Toile.

     

    Moi l’un : - Vous allez sur Internet, vous le « pur » littéraire ?

     

    Clément Lesage : - Et comment !

     

    Moi l’autre : - Mais vous n’êtes pas, quand même, sur Facebook ?

     

    Amina Mekahli : - Mais bien sûr que Clément est sur Facebook. C’est d’ailleurs un de mes amis ! On partage !

     

    Marianne, No 900. En couverture: Pourquoi l'Allemagne nous gonfle !
    Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Maren Sell, 2014.

  • Du rêve au plus-que-réel

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos du crash en Ukraine, de l’opération de Tsahal à Gaza, d’un assassinat sur les hauts de Lausanne, de la série danoise Borgen, de la construction d’un pont à Hong Kong et d’un polar lausannois de Sébastien Meier…

     

    Moi l’autre : - Donc on n’a pas rêvé ?

     

    Moi l’un : - Disons que ce serait comme dans certains rêves, genre cauchemars, où tout l’obscène de la réalité se conglomère tout à coup en un seul plan-séquence.  

     

    Moi l’autre : - Tu reconnaîtras pourtant que cette fois on aura eu droit à la totale en multipack : le crash de l’avion en Ukraine, le guerrier pro-russe à tête de sanglier et kalache qui refuse de laisser les observateurs observer, les corps tombés du ciel encore visibles dans les décombres, la gueule de serpent lustré de Poutine, les cadavres des enfants palestiniens ramenés en petits paquets à la maison, la gueule de porc gominé de Netanyahu, les bimbos parisiennes débarquant en Israël en brandissant leurs nouveaux passeports, les gueules de fous furieux du Hamas, ce pont fabuleux jeté dans le délire architectural de  Hong Kong, Sébastien Meier qui prétend que c’est arrivé près de chez nous et voilà que c’est là  qu’un mec jeté flingue l’ado de son ex avant de se flinguer. Tout ça rien qu’un soir !

     

    Moi l’un : - C’est vrai que ça fait beaucoup. Mais faut pas se leurrer : c’est tout le temps comme ça, la réalité réelle, si tu la captes en simultané. Comme disait Annie Dillard à propos des enfants nés malformés : les regarder attentivement a de quoi vous rendre immédiatement fous. Donc on regarde ailleurs. Quant aux dégâts collatéraux des guerres, le grand Staline les avait réduits à une de ces formules dont il avait le secret : « Un mort est une tragédie, un million de morts est une statistique ».

     

    Moi l’autre : - On pourrait dire aussi que le million de morts est le fait de millions de petits stalines et de petits hitlers et de petits pontifes césaro-papistes salaloufs de toute sorte…

     

    Moi l’un : - De fait, l’amalgame est plus que jamais au goût du jour, les généralisations abusives foisonnent et nos mères retournent à leurs films animaliers ou leurs séries. D’ailleurs une certaine intelligence du monde passe aussi, parfois, par les séries…  

     

    Moi l’autre : - Tu veux parler de Borgen ?

     

    Moi l’un : - Pourquoi pas, puisque nous avons attaqué la troisième saison hier soir !

     

    Moi l’autre : - Tu ne trouves pas qu’il y a là-dedans trop de lieux communs sur le pouvoir ?

     

    Moi l’un : - C’est vrai et faux, mais cette expression m’intéresse : le lieu commun. La série danoise ouvre un lieu commun où il est question de la femme accédant au plus haut niveau du pouvoir politique, avec ce que cela implique d’être à la fois premier ministre, femme mariée et mère. La série parle aussi beaucoup des effets latéraux des médias…

     

    Moi l’autre : - Ce qui a été fait et refait…

     

    Moi l’un : - Oui,mais pas comme ça. Pas avec ces personnages, pas avec ces acteurs, pas avec ce dialogue. On voit là, comme dans la fabuleuse série The Wire, ou comme dansCleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, que de la fine et juste observation peut passer par des séries malgré les stéréotypes du genre.

     

    Moi l’autre : - De l’émotion aussi, et de la qualité artistique, comme dans Twin Peaks

     

    Moi l’un : - Pour en revenir à Borgen, série danoise d’un esprit assez proche de la mentalité helvétique par sa recherche des équilibres démocratiques sur fond de foire d’empoigne, ce qu’on peut dire est que l’élément humain toujours imprévisible y est présent jusque dans les situations et les types représentatifs qu’on pourrait dire relevant du« cliché ». Donc j’y vois du lieu commun dans le meilleur sens que Peter Sloterdijk relie à l’éthique de la table ronde…

     

    10499585_496746150456562_5790488648852827681_o.jpgMoi l’autre : -  Pour l’imprévisible, on mettra trois voire quatre étoiles au premier polar de Sébastien Meier, Les ombres du métis

     

    Moi l’un : - Alors là c’est la totale surprise : que ce lascar de vingt-six ans parvienne à filer, dans cette histoire invraisemblable, une réflexion si profonde sur les tenants et les aboutissants du mensonge, est proprement sidérant.   

     

    Moi l’autre : - Tu avais pourtant l’air sceptique au début…

     

    Moi l’un : - Pour le moins ! Cette histoire de flic hétéro craquant devant une belle petite frappe violée et retrouvée dans le bois de Sauvabelin, sur le canevas modifié d’un ancien fait divers local,  me semblait du dernier téléphoné. Puis j’ai lu ce papier de je ne sais quelle dame qui donnait dans les éloges graves. Et j’ai commencé de lire. Or malgré toutes les invraisemblances techniques du récit, dont visiblement Sébastien se fout autant que Chesterton promenant son Father Brown, j’ai croché…  

     

    Moi l’autre : - Chesterton ! Tu y vas fort…

     

    Moi l’un : - Bien entendu : rien à voir avec le génie catho, mais notre lutin a de réelles intuitions spirituelles et une qualité d’observation psychologique et sociale étonnante.   

     

    Moi l’autre : - Tu as parlé d’invraisemblance ?

     

    Moi l’un : - Juste un exemple quand, à la fin du roman, l’un des personnages se fait tirer une balle dans le genou et parle avec tout son aplomb comme si de rien n’était. Le lecteur réaliste regimbera, mais il ne s’agit pas d’un roman réaliste : il s’agit d’un roman moral.  

     

    Moi l’autre : - Ah bon ? On y baise tous genres confondus, on se shoote, on se prostitue et c’est moral tout ça ?

     

    Moi l’un : - Yes, sir : j’insiste. Comme tu sais, la vérité d’un livre se mesure à son empreinte sur le lecteur : ça marque ou pas. Et là, la marque est profonde, avec quelque chose de la révolte et d’une révélation qu’on pourrait dire de type évangélique même si ça choque les belles âmes.

     

    Moi l’autre : - Un roman chrétien alors ?

     

    Moi l’un : - Je n’aime pas ces catégories, et moins aujourd’hui que jamais. La société de Meier n’est pas celle de Chesterton ou de Bernanos, et son roman n’a rien d’une fable édifiante, pas plus que les films d’Abel Ferrara...

     

    Moi l’autre : - Autre piste ?

     

    Moi l’un : - Pas vraiment, vu que Lausanne n’a rien de New York.

     

    Moi l’autre : - Pourtant il s’en passe de fines…

     

    Moi l’un : - Bah, les partouzes du Palace ne font pas une ville-monde. Mais le roman aborde bel et bien une thématique urbaine en dépit de son ancrage très local. À ce propos, on doit savoir gré à Sébastien Meier de sortir des petite intrigues policières anodines qui ont eu leur petit succès dans notre petite contrée, pour descendre réellement dans les bas-fonds de ses personnages.   

     

    Moi l’autre : - Du jamais-vu ?

     

    Moi l’un : - À part ce dingue de Glauser et l’immense Dürrenmatt, je ne vois rien dans le genre. Même la série récente de Martin Suter le grand pro fait petite figure. Mais je parle surtout du potentiel à venir de Sébastien Meier, qui a déjà un éberluant talent de dialoguiste et ça c’est du tout neuf dans un pays dont le cinéma n’a cessé d’aligner les dialogues sonnant creux. En outre, ce malappris achoppe à une matière que les auteurs littéraires ont souvent considérée comme au-dessous de leur dignité ou peu typique de la réalité helvétique. On se rappelle je ne sais plus qui prétendant que rien ne se passe dans ce pays. Et voilà qu’on assassine sur les hauts de Lausanne, non loin du quartier de notre enfance où sept suicides ont été commis. Et le mec déboulant dans le cinéma porno pour flinguer les voyeurs. Ou ce violeur d’enfants posant récemment à l’offusqué à son procès. Et tant d’autres drames comme partout où rôde la bête humaine.   

     

    Moi l’autre :- À propos de bête humaine,  on a quand même l’autre versant de tout ça qu’on pourrait dire le constructif et le lumineux. Ce reportage, hier soir encore, sur la construction de ce pont à Hong-Kong. Cela ne t’a pas rappelé le roman de Maylis de Kerangal ?

     

    Moi l’un : Exactement ! Et ça m’a rappelé ce que Céline disait des hommes qu’il respectait : les constructeurs, par opposition aux destructeurs. À cet égard, les constats les plus noirs peuvent être constructeurs. Or je trouve que Sébastien Meier a la tripe du constructeur…

     

    Moi l’autre : - Et Joël Dicker là-dedans ?

     

    Moi l’un : - Sébastien Meier n’a pas le souffle narratif de Dicker, mais il ne sonde pas moins profond dans les eaux mêlées de la culpabilité…

     

    Moi l’autre : - Donc il faudra que notre ami JLK nous détaille les qualités et limites de cesOmbres du métis

     

    Moi l’un : - Ah mais, ce serait le moment que ce feignant se remue…

     

    Sébastien Meier. Les ombres du métis. Zoé, 2014.

  • Ceux qui assument leur part animale

     

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    Celui qui progresse de branche en branche / Celle qui se sent personnellement regardée par l'axolotl / Ceux qui se verraient bien renaître en panda convivial / Celui qui capte le message de la reine des abeilles / Celle qui se sent proche de l'esprit du lamantin / Ceux qui échangent avec le poisson-lune / Celui qui a traqué l'Apollon dans les Monts des Géants avant l'extinction de sa race du fait de l'anéantissement de sa plante nourricière / Celle qui retire son béret en lisant l'inscription à l'encre dorée sur le parchemin: Le papillon Sans Souci / Salue l'Oiseau Zeitvorbei (en clair: l'Oiseau à côté duquel le temps passe sans le toucher) /  Celui qui sait dans le champ succulent des colonies de chenilles voraces / Celle qui compare la sauterelle à un épileptique à ressort / Ceux qui font hennir leur hippogryphe / Celui qui amorce son hivernage au sein de Dame Nature / Celle qui sait par sa mère  l'alphabet du chardon / Ceux qui recommandent au bonobo les bilobas de Bilbao / Celui qui envoie une caisse de figues au babouin gourmand / Celle qui prétend avoir une âme chrétienne de même que la tortue et le toucan réclamant le baptême / Ceux qui nagent dans l'eau de lune tandis que rampe le légionnaire mal rasé / Celui qui se la joue Bombyx de la ronce en posture d'anneau du diable  / Celle qui fait toujours un effet boeuf à la réu des poules bouillies / Ceux qui allument la salamandre asturienne / Celui qui milite contre la cuisson à froid des poulets de l'espace / Celle qui rêve de s'installer dans le sous-sol de l'aquarium chauffé selon les normes / Ceux qui bourdonnent autour du cognassier tels des hannetons épargnés par le DDT / Celui qui se rappelle à la vue de Philippe Sollers (l'écrivain) à la télé que la paon est l'oiseau symbolique de mai / Celle qui a toujours évité d'irriter le vison et d'inquiéter le  bison / Ceux qui surveillent les essaims en espérant la mise en examen de la présidente du FMI qu'ils estiment une butineuse ingérable / Celui qui sait que l'épaule gauche du mouton est plus tendre au motif qu'elle travaille moins / Celle qui promène son homard que son psy consulte sur la profondeur des gouffres à l'aplomb du Cap Nerval / Ceux qui se rappellent le proverbe bantou conseillant de ne point atteler la charrue à la poétesse languide, etc.     

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  • Ceux qui vont leur chemin

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    Celui qui se laisse guider par son instinct / Celle qui a le sens du raccourci / Ceux qui évitent les étapes de franche convivialité où l'on expose son idéal au niveau du groupe / Celui qui a découvert les verts irlandais de la montée au Lukmanier / Celle qui reste interdite devant la limpidité des cascades de la Cristallina / Ceux qui s'agenouillent naturellement (ou peut-être surnaturellement) dans la chapelle de Baselgia /Celui qui a l'impression de se trouver quarante ans en arrière en passant de Lugano aux bourgs italiens tout proches où la vie ondule encore plus librement /Celle qui constate qu'en effet la descente sur Olivone est un événement pictural pour peu que le crépuscule flamboie comme sur la plus belles toile de Thierry Vernet / Ceux qui ont rampé dans les cheminées durant leur enfance de pauvres petits ramoneurs de la Verzasca / Balades11.jpgCelui qui prise l'architecture sans architectes / Celle qui déguste son poisson en l'imaginant nager en elle / Celui qui se lève avant tout le monde pour écrire tranquille / Celle qui se demande comment disparaître / Ceux qui se trissent par l’angle mort / Celui qui rejoint son bureau par les dunes / Celle qui se réfugie dans le thé dansant / Ceux qui se cachent dans la foule / Celui qui évite les jeunes mormons motivés / Celle qui est trop lâche pour se lâcher / Ceux qui sont balisés comme des pistes de décollage où rien ne décolle / Celui qui se multiplie par un premier enfant avec celle qui le lui a fait / Celle qui sert un Martini on the rocks au père batteur de la future pianiste de concert / Ceux qui ont fait des enfants pour mettre un peu de vie dans la maison des retraités / Celui qui fait bouboume à pépère à son premier poupon alors qu’il est plutôt genre trader cynique / Celle qui découvre un père attentionné chez les macho méditerranéen qu’elle a épousé pour son argent / Ceux qui se réfugient dans les replis de leurs houris / Celui qui découvre que la révolution du jasmin a des épines sous sa barbe / Celle qui vote avec ses lessives / Ceux qui sont venus à cause des Bonus et s’en vont avec / Celui qui estime qu’un crash européen est souhaitable afin de repartir d’un bon pied / Celle qui a des réserves de riz en cas de crise / Ceux qui pratiquent la méditation transcendantale en plein quartier des affaires et même parfois à l’heure de pointe / Balades06.jpgCelui qui plaint son pays d’être devenu ce qu’il est tout en se félicitant lui-même d’être resté ce qu’il était / Celle qui estime que la vocation d’un contribuable est de contribuer / Ceux qui sont de plus en plus médusés sur leur radeau / Celui qui s’abstient de ne pas voter sans être sûr que ça se remarque / Celle qui se rappelle la propension du peintre Auguste Renoir à casser tous les angles d’un nouvel appartement au marteau / Ceux qui vont voir ailleurs si le taux de change est meilleur, etc.

     

    Images: Thierry Vernet, Crépuscule sur Olivone. Photos JLK: à Seelisberg et dans le val Verzasca.

  • Ceux qui remercient sans merci

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    Celui qui prétend qu’il ne doit rien à personne  / Celle qui tient à ce qu’on sache qu’elle a fait un don aux mal entendants / Ceux qui reprennent d’une main ce qu’ils n’ont pas donné de l’autre / Celui qui se démarque publiquement de son mécène / Celle qui affirme à la télé que de toute façon les donateurs ont les moyens / Ceux qui rejettent l’héritage ressentimental de Jean-Jacques Rousseau dit l’Ours envieux / Celui qu’attriste sincèrement la furie d’ingratitude qui empoisonne le monde / Celle qui dit service à celui qui lui dit merci avant que celui-ci ne réponde pas de quoi et elle : mais si / Ceux qui ne peuvent concevoir de seconde naissance vu qu’ils nient la première / Celui qui croit qu’admirer l’amoindrirait / Celle qui récuse la notion d’éternel retour tout en reprisant ses vieux bas avec modestie / Ceux qui ne voient pas le mauvais œil d’un bon œil / Celui qui ne sait pas recevoir aussi gracieusement que donner / Celle qui ne croit pas que les pontons fassent les bons tamis / Ceux qui donnent moins que les poiriers en saison / Celui qui se targue d’une tête bien faite « au carré » / Celle qui voit un fil rouge courir entre Lascaux et Rothko / Ceux qui renouent avec les mains les liens coupés avec les dents / Celui qui va mater toutes les pièces de Shakespeare filmées par la BBC voilà c’est d ci d / Celle qu’on appelle la Lady Macbeth de Facebook / Ceux qui vous remercient encore d’être venus à leur souper de parvenus / Celui qui explique à ses étudiants que ce qui compte n’est pas le but mais le chemin en vertu de quoi ce n’est plus à Compostelle qu’on ira mais au bar du coin / Celle qui remercie Dieu de l’avoir faite comme elle est non mais vraiment  allo allo / Ceux qui se remercient mutuellement d’exister mais si, mais si / Celui qui se la joue success story à la Ligne de cœur où Natacha lui dit que l’important c’est dit croire  /  Celle qui est prête à tout donner pour être retenue à la Star Academy sauf sa vertu a-t-elle promis à Maman / Ceux qui ont compris que tout est dans tout et qu’on n’a rien sans rien si ça se trouve et même autrement, etc.   

  • Une Afrique très noire

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    À propos de La Minute mongole de Nétonon Noël Ndjékéry

    On s’en voudrait de ne parler que de la face sombre de l’Afrique contemporaine, et pourtant les livres se suivent, dont les auteurs assument une fonction critique qu’on ne saurait dire complaisante dans la noirceur, ressortissant plutôt à l’honnêteté et, plus largement, à l’espoir d’un monde meilleur.

    C’est ainsi qu’après l’éclatante charge tragi-comique de Congo Inc. d’In Koli Jean Bofane, le Tchadien établi en Suisse) Nétonon Noël Ndjékéry propose, après plusieurs romans remarquables, un recueil de cinq nouvelles marqué au sceau de la lucidité et, dans ses pages les plus émouvantes, de la compassion face à une réalité sociale et politique plombée par la misère physique ou morale, le poids de certaines traditions (notamment dans les relations entre hommes et femmes), l’injustice ou la corruption.

    La plus tragique de ces nouvelles, à la limite de l’insoutenable, est la dernière du recueil, intitulée Maman, les cocos ?  et décrivant, au pic d’une sécheresse, l’agonie solitaire d’une femme et de son enfant en bas âge, en proie à la faim et cernés par des chiens furieux dans l’indifférence splendide d’une nuit « belle à pleurer ».

    Or, comme souvent dans les livres de l’auteur, au tragique « objectif » d’une situation donnée s’ajoute un élément aggravant découlant de tel ou tel travers humain. Plus précisément, en l’occurrence, il s’agit du comportement paranoïaque d’un mari envers sa femme après la vaine attente d’une naissance, évidemment imputable à celle-là, jusqu’au moment où naît le fameux « enfant du miracle » après intervention d’un herboriste magicien sur les bords – mais cet heureux événement aura les pires conséquences sous l’effet du soupçon et de la jalousie.

    Dans La trouvaille de Bemba, premier récit du recueil, c’est un autre avatar de la domination masculine qui se trouve pointé dans l’histoire d’un notable imbécile impatient d’en mettre plein la vue à la jeune beauté qu’il convoite, par le truchement d’une pêche qu’il espère miraculeuse et se révèle des plus meurtrières…

    Plus cruelle, et même atroce par son dénouement, La descente aux enfers retrace les tribulations du pauvre Absakine, dont la boutique est anéantie par un obus avant que la guerre civile ne le chasse de chez lui avec sa femme Mariam, qui l’abandonnera plus tard à un sort des plus terribles.

    Comme dans ses Chroniques tchadiennes ou dans Mosso, ses romans précédents, l’écrivain tchadien s’en prend à un pouvoir à la fois violent et corrompu dont les turpitudes s’étalent dans les deux nouvelles centrales du recueil.

    La Carte du parti raconte, ainsi, la dérive finale d’un brave agronome enfermé treize ans durant dans la sinistre prison du Satanistan, au seul motif qu’il faisait de l’ombre à un arriviste haut placé et qu’un ministre en pinçait pour sa femme.

    Quant à La Minute mongole, dont le titre fait allusion à une plaisante entourloupe temporelle, elle concentre, dans une forme qui sent un peu trop l’artifice, la dénonciation d’un régime pourri par l’un de ses zélateurs en veine de confession tardive.

    Ainsi que l’écrit Sylvie Darreau dans sa postface à La Minute mongole, il y a chez Nétonon Noël Ndjékéry, humaniste attaché aux Lumières et conteur resté ancré dans la réalité tchadienne, un « bâtisseur de mots contre les maux du monde ».

    Vigueur narrative et clarté de l’expression, solidité de la construction et saveur du récit aux images évocatrices, empathie humaine et colère se fondent au creuset de son univers.

    NétononNoël Ndjékéry. La Minute mongole. La Cheminante, 2014. 179p.       

  • Ceux qui sont de bonne foi

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    Celui qui estime que toute foi est bonne si elle le prouve / Celle qui n’attend aucune preuve d’aucune foi sauf de bons pensers et de beaux gestes / Ceux qui considèrent avec Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) que la preuve de l’existence de Dieu est donnée par ceux qui y croient / Celui qui se figure qu’il est défendu par un lobby qui interviendrait en cas de de maladie à l’issue incertaine le frappant en toute injustice / Celle qui estime que seuls les gens fortunés ont droit à de grands chiens baptisés /  Ceux qui parlent fort en sorte de convertir les chaises droites de leur salon à la seule vraie foi/ Celui qui estime que mettre les pieds sur la table est un droit américain réservé aux classes aisées / Celle qui tient la basse-contre dans la série des Soprano / Ceux qui se feraient bien installer une cascade miniaturisée genre Twin Peaks dans leur jardin japonais / Celui qui estime que les relations entre grands-parents et petits-enfants comptent parmi les plus belles qui soient / Celle qui ébouillante la terrapène sous les yeux de son fils Bob qui en tirera vingt ans plus tard un roman à succès / Ceux qui sont restés trop Jean XXIII pour ne pas trouver suspecte la propension de Jean-Paul II à sanctifier des hurluberlus ou des réacs graves / Celui qui établit la liste des choses qu’il ne fera plus genre signer à un salon du livre / Celle qui prône l’établissement d’une Académie visant à consacrer les talents méconnus de son choix / Ceux qui estiment encore (résidu de temps en voie d’extinction) que c’est au lecteur de venir au livre et pas à l’auteur de gesticuler dans les médias et autres réseaux sociaux / Celui qui sait que tous deviendraient fous d’apprendre vraiment tout ce qui se passe au moment où ils lisent ces lignes / Celle qui se réclame de sa qualité de députée européenne pour exiger l’application des normes en matière de courbure des concombres aux membres masculins de l’Union /Ceux qui s’indignent à la pensée que nul en Corée du nord ne cillera à l’annonce de leur décès / Celui qui intrigue afin que son nom figure dans la prochaine Encyclopédie chinoise du XXIe siècle / Celui qui prend du bon temps en repoussant celui d’écrire ses Mémoires genre Confessions de Rousseau en plus olé olé / Celle qui pense que le drame de Rocco Siffredi et de n’avoir point lu les aphorismes de Friedrich Nietzsche (1844-1900) pondérant ses fantasmes ultérieurs sur la  volonté de puissance /Ceux qui sont assis à l’envers sur la fusée de l’Histoire heureusement désamorcée, etc.  

  • Là-haut

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    «Soudain j’en suis sûr. Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.

     

    C’est comme le hourvari dans la forêt : le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.

     

    « Là-haut » est une peite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui,chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous le ciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. 

     

    Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour j'en e me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je ne vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.

     

    Siècles,familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.

     

    Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc ».

     

    (Extrait du prochain livre de Pascal Quignard, Mourir de penser, neuvième section de Dernier royaume, à paraître en août chez Grasset, lu au moment de l’apparition d’un petit rouge-queue descendu du nid sous le toit, là-haut, se reposant au bord de la nouvelle grande fenêtre de  ma chambre d'en haut…)

     

  • Face à la meute hurlante

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    (Dialogue schizo)

     

    Du Mundial et de la fierté « nationale ». De ceux qui « font le job » et des généralisations abusives. Des jeux du cirque sportif ou médiatique et de la possibilité de « faire avec »…

     

    Moi l’autre : - Alors ce match ? Fier de la Suisse ?

    Moi l’un : - Tu parles ! Pas mal le match, et quelle belle équipe, mais fier de quoi ?  

    Moi l’autre : - Tu te démarques des supporters ?

    Moi l’un : - Absolument pas. Tu imagines la ferveur ? Faire le voyage du Brésil, et ensuite faire le voyage de Manaus ! Tu te représentes ce que ça a pu être pour ceux qui ne sont jamais sorti de leur bled ?

    Moi l’autre : - Mais le côté grégaire de tout ça ? Le côté jeux du cirque ?

    Moi l’un : - Disons qu’il y a jeux du cirque et jeux du cirque. Rome avait institué des jeux sanglants pour mieux établir le pouvoir de l’Empire, mais là c’est plus soft et sophistiqué – et puis il y a le football qui n’a rien de la violence compulsive d’un fight club ni de la messe noire…

    Moi l’autre : - Et l’Empire du fric ? Les employés millionnaires posant aux stars ? Tu as remarqué la parade finale de Shaqiri ?

    Moi l’un : - Bien entendu et j’ai trouvé très bien. Je trouve très bien qu’un type qui a bien fait son job en soit fier. L’autre jour, il invoquait la responsabilité de l’équipe, après la tripotée française, alors qu’on lui tombait dessus, et c’est une équipe qu’on a vu gagner hier, mais c’est bien à lui qu’on doit les « finitions ».

    Moi l’autre : - Sur passe d’un autre « migrant » serbe ou croate…

    Moi l’un : - Oui, on a relevé que l’équipe suisse était la plus multiculturelle du Mundial, et ça peut en étonner d’aucuns, mais ça prouve quoi ? Que nous sommes des aigles de l’intégration ? Ou qu’au contraire nous ne prêtons qu’aux riches ? Pour ma part, je me méfie toujours plus des généralisations et je n’ai pas demandé, aux ouvriers et apprentis qui sont venus installer nos nouvelles fenêtres, lequel était un pur Suisse et lesquels avaient des parents migrants. Nous avons apprécié le beau travail d’équipe et les finitions. Cela dit, les niaiseries des médias, genre « La Suisse a rendez-vous ce soir avec son destin » ou «Ce soir le monde va s’arrêter de tourner », me font juste rire. Pas grave ! Et L’Entreprise FIFA et ses employés, c’est un autre problème. Et qui oserait dire que l’Empire du fric et des pouvoirs nationaux ne joue pas sur ces jeux de cirque ? On pourrait en conclure que tout ça relève de l’aliénation de masse, mais ça ne me satisfait pas. Je n’ai pas envie de me sentir « au-dessus ». D’ailleurs qui est « au-dessus » ? Celui qui lit Proust ou Rilke dans sa clairière ?  Ce serait bucolique comme néo-humanisme, mais en somme trop confortable et pire: illusoire. Il y a un tour d’illusion dans cette posture élitaire. 

    Moil’autre : - Tu n’est pas élitiste ?

    Moi l’un : - Je le suis à l’extrême quand il s’agit de travail bien fait, car c’est cela même la poésie au sens ancien : c’est faire le job et à la perfection. Federer et Shaqiri sont adulés et là je n’entends pas parler d’élite, alors que prôner un grand penseur ou un grand poète te déclasse auprès des envieux qui croient que la culture se réduit à une domination de classe. 

    Moi l’autre : - Je t’ai vu regarder les ouvriers installer nos fenêtres au milieu de nos masses de livres…

    Moi l’un : - Oui, et je les ai surtout regardés avec leurs outils. Je ne vais pas faire du lyrisme à deux balles en célébrant la beauté du geste, mais le respect commence par l’appréciation du travail bien fait et Lady L. le vit elle aussi sans disserter.

    Moi l’autre : - Peter Sloterdijk évoque la « résistance du livre à l’amphithéâtre », à propos des jeux du cirque romain et des débuts de l’humanisme consistant à opposer la "lecture humanisante, créatrice de tolérance, source de connaissance,face au siphon de la sensation et de l’enivrement des stades »…

    Moi l’un : - Oui, tu fais allusion à ce passage des Règles pour le parc humain qui  parle du « choix médiatique » de la douceur contre la brutalité…

    Moi l’autre : - Je cite donc plus précisément : « Quand bien même l’humaniste viendrait à s’égarer dans la foule hurlante, ce ne serait que pour constater qu’il est lui aussi un être humain et qu’il peut donc être infecté par la bestialisation. Il sort du théâtre pour revenir chez lui. honteux d’avoir participé involontairement à ces sensations contagieuses, et il est désormais enclin à admettre que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Mais cela prouve uniquement que l’humanité consiste dans le fait de choisir les médias qui apprivoisent sa propre nature afin de la faire évoluer, et de renoncer à ceux qui la désinhibent. Le sens de ce choix médiatique est de se déshabituer de sa propre bestialité éventuelle et de mettre de la distance entre soi-même et les dérapages déshumanisants de la meute théâtrale des hurleurs ».

    Moi l’un : - Ce qui veut dire qu’on peut « faire avec », pour autant qu’on garde la distance. Ce qu’il ya d’embêtant avec l’élite, et notamment l’élite française ou l’élite académique, c’est qu’elle garde la distance sans se frotter au « monde d’en bas ». C’est comme ça aussi que Finkielkraut réduit Internet à une poubelle. Surtout pas se « frotter ». Surtout pas d’expérience...

    Moi l’autre : - Surtout pas se commettre sur Facebook !

    Moi l’un : - Quelle horreur, ma chère, tu te rends compte, cette basse-cour de la compulsion narcissique. Tous ces égos frustrés !

    Moi l’autre : - Mais la « meute hurlante » est là aussi !

    Moi l’un : - Et comment, et souvent anonyme. Mais quelle expérience intéressante, significative et intéressante, écoeurante parfois et combien intéressante que celle des  réseaux sociaux..

    Moi l’autre : - Au début des Règles pour le parc humain, qui a donné lieu à une polémique assez ignoble où la « meute hurlante » était le fait d’universitaires et de journalistes allemands, Peter Sloterdijk, encore lui, évoque le merveilleux Jean Paul Richter, pour lequel les livres sont de « grosses lettres adressées aux amis », et constate que l’humanisme constitue « une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit »…  

    Moi l’un : - Valable pour Facebook ! Mais souvent avec des leurres, du fait de trop hâtives et fausses complicités, et ce raccourci plus ou moins débile du « j’aime », et cette avalanche de naiseries positivo-pseudo-poétiques à renfort de gommettes et de fleurettes…

    Moi l’autre : - Passons !

    Moi l’un : - C’est cela camarade :faisons avec…

     

    Peter Sloterdijk. Règles pour le parc humain. EditionsMille et une nuits, 61p. 2006.

  • L'imagier des auras

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    La Fondation Jan Michalski, à Montricher, présente les Portraits d'écrivains du photographe allemand Horst Tappe, décédé en 2005.

    Tappe.jpgDe Vladimir Nabokov, l’hôte célébrissime du Montreux-Palace, à Noël Coward en son castel des Avants, en passant par Stravinski, Kokoschka, Garcia Marquez et tant d’autres nobélisés ou nobélisables, Horst Tappe avait tiré le portrait, comme autant de présences tutélaires, chacun saisi avec son rayonnement personnel. Somerset Maugham, en contre-plongée, a l’air d’un vieux bonze asiate momifié à peau de lézard. La silhouette noire du génial Ezra Pound, proscrit et sombré au tréfonds de la déprime silencieuse, s’éloigne dans une venelle vénitienne accompagné d’un chat errant. Ou c’est Patricia Highsmith, en sa naturelle élégance d’éternelle vieille jeune fille bohème, qui siège les mains jointes, belle et perdue.


    Bouvier7.JPGCe qui frappe le plus, dans les portraits signés Horst Tappe, c’est la conjonction de la perfection formelle et de la vie frémissante, saisie au vol. Evitant à la fois l’anecdote et la pose désincarnée, le photographe est à la fois peintre dans ses compositions et sculpteur d’ombres et de lumières, sans que la recherche esthétique ne gèle jamais l’expression. Chaque portrait suppose une véritable rencontre, et c’est d’ailleurs cela même que Tappe a toujours recherché en priorité: la relation humaine.

    Question technique, la boîte hautement perfectionnée, du point de vue optique, et discrète dans son maniement, du Haselblad, la « Rolls du reflex », fut son instrument définitif. Comme on s’en doute, en outre, un long apprentissage était à la base de son art.

    Kokoschka.jpgPassionné de photo dès son enfance (à 12 ans il avait déjà son labo), Horst Tappe acquit les bases de son métier chez un maître artisan de sa ville natale de Westphalie, avant de suivre à Francfort les cours de Martha Hoeffner, représentante notable de l’esthétique du Bauhaus. C’est alors qu’il allait étoffer son bagage artistique en étudiant la composition et en faisant même de la peinture à l’imitation des maîtres anciens.
    Au début des années soixante, une bourse lui permit ensuite de se perfectionner, en matière de reportage, à l’Ecole de photographie de Vevey, notamment auprès du Haut-Valaisan Oswald Ruppen. 
    A l’occasion d’un séjour sur la Côte d’azur, une première rencontre lui permit de faire le portrait d’un écrivain de renom, en la personne de Jean Giono. On relèvera dans la foulée que le jeune homme fut aussi un passionné de lecture depuis son adolescence et qu’il rêvait d’approcher les créateurs marquants de ce temps. Or ils étaient encore nombreux à cette époque, et notamment sur la Riviera vaudoise, où vivait le grand peintre Oskar Kokoscha, établi à Villeneuve et qui partagea volontiers son « lait », le scotch dont il usait et abusait à l’insu de sa femme… Puis ce fut à Rapallo et à Venise que le photographe alla débusquer Ezra Pound, qui le chargea de transporter… ses urines jusqu’à Vevey où le fameux docteur Niehans était supposé participer à sa réhabilitation physique.


    Nabokov4.JPGNabokov7.jpgD’une génie à l’autre, Horst Tappe découvrit bientôt que Vladimir Nabokov était son voisin, qui l’invita à la chasse aux papillons sur les flancs du Cervin. C’est sous les trombes d’un orage, là-haut, qu’il prit une photo désormais célèbre du père de Lolita.

    Autre document quasi légendaire : le portrait de Noël Coward siégeant sur une chaise curule sur fond d’ailes de plâtre largement déployées qui font du comédien anglais une sorte de hiérarque des légions célestes (ou lucifériennes), et dont l’intéressé fut si content qu’il invita le photographe à Londres, où sa secrétaire lui remit seize lettres de recommandation. En découlèrent autant de rencontres, parfois immortalisées, avec Ian Fleming, Alec Guiness ou John Huston.

    Haldas13.JPGLe prestige de son vis-a-vis n’est pas, cependant, ce que recherche essentiellement Horst Tappe. S’il est certes heureux d’avoir tiré le portrait (et quel !) de Pablo Picasso, il semble plus encore touché d’évoquer les circonstances familières, presque complices, de leur rencontre à Antibes. De la même façon, il ironisera sur le « grand cirque » de Salvador Dali, relèvera la grande gentillesse de Nabokov ou la prétention glacée de certains autres…

    Diffusé dans le monde entier par l’agence Camera Press et de nombreux sous-traitants, le travail de Horst Tappe resta plutôt méconnu dans l’aire française, alors qu’il a exposé ses oeuvres en Allemagne, en Russie et en Suisse, notamment. Dernier signe de reconnaissance réjouissant : la présentation de son exposition morgienne par Charles-Henri Favrod, fondateur du Musée pour la photographie de l’Elysée.

     

    Evoquant son arrivée en Suisse romande, Horst Tappe m'avait déclaré un jour: « Après l’Allemagne d’Adenauer, si lourdement matérialiste, je me suis senti revivre au bord du Léman ! ». La reconnaissance inverse, de la part des instances culturelles vaudoises et suisses, ne lui fut guère concédée en revanche, et l’indifférence que lui manifesta notamment le Musée de l’Elysée n’est pas à l’honneur de celui-ci. Du moins trouva-t-il ces dernières années, auprès des historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse, une aide précieuse pour la réalisation de livres (sur Vladimir Nabokov et Oskar Kokoschka) et d’expositions mettant en valeur ses précieuses archives, représentant environ 5000 portraits. La destinée de ce trésor reste actuellement incertaine, soumise à la décision du frère légataire du photographe. Quoi qu’il advienne, il faut espérer que le legs artistique de Horst Tappe, intéressant l’art photographique autant que les archives littéraires du XXe siècle, soit traité avec autant de respect que le photographe vouait à son art et aux êtres qu’il a « immortalisés »…


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    Horst Tappe, portraits d’écrivains (du 21 juin au 28 septembre 2014)

    Installé à Montreux sur les Rives du Lac depuis 1965, Horst Tappe (1938-2005) a photographié, toujours en noir et blanc et avec son Hasselblad, les plus grands : acteurs, écrivains, peintres, journalistes, musiciens ou encore scientifiques. Il est connu pour ses portraits de  Vladimir Nabokov et Oscar  Kokoschka qui ont fait le tour du monde. La Fondation Jan Michalski s’associe à la Fondation Horst Tappe pour vous présenter, du 21 juin au 28 septembre, une exposition consacrée à ses portraits d’écrivains.

    Horaires d’ouverture : Mercredi, samedi et dimanche de 14 à 18 heures, du 21 juin au 28 septembre 2014

    Entrée : 5 CHF (adultes) /3 CHF (étudiants, retraités, chômeurs, groupes, AI) / gratuit pour les moins de 18 ans et les habitants de Montricher

    Visites guidées : le 6 juillet, le 9 août et le 14 septembre à 14 heures (gratuites). Des visites guidées peuvent également être organisées sur demande (120 CHF + entrée, max. 15 participants)

    Parking à disposition.

    Plan d’accès.



    http://www.fondation-janmichalski.com


  • Ceux qui se relèvent

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    Celui qui repart d’un bon pas après sa chute de l’Arbre de la Connaissance au serpent piteux / Celle qui s’ébroue genre bonne pomme / Ceux qui préfèrent les jardins ouvriers de derrière la gare de triage /  Celui qui parle de son coma dépassé à Radio-Brouillard / Celle qui dit avoir déjà donné puis se ravise / Ceux qui y regardent à deux fois avant de signer leur arrêt de mort / Celui qui tombé de cheval reprend la moto / Celle qui ne regrette point d’avoir été tombée par le beau cycliste / Ceux qui ne laisseront pas tomber le comité du club de badminton / Celui qui ne change jamais d’opinions sur rue / Celle qui change de position comme de chemise de nuit / Ceux qui comprennent que leur manque est la preuve de l’existence du vide / Celui qui se rappelle avoir été poisson avant que les écailles ne lui tombent des yeux / Celle dont la vie a été renversée par un jet de vapeur / Ceux qui renaissent de leurs cendres sans arrêter de fumer / Celui dont l’expérience se fait de plus en plus native / Celle qui franchit la gorge d’un bond de son cheval à décolleté bateau / Ceux qui disent écrire pour survivre genre Robinson subventionné par l’Office de la culture / Celui qui dit écrire « sous le regard de Dieu » ce qui fait doublon avec l’œil de Caïn / Celle qui n’écrit point sauf les listes de commissions en espagnol pour la bonne /  Ceux qui tombés de cheval vont à selle / Celui qui tombé de cheval est remis sur pied par ses fidèles compagnons et vomit alors « un plein seau de bouillons de sang pur» et le surlendemain se met à écrire deux volumes d’essais toujours disponibles en poche chez le libraire catho qui préfère l’œuvre provinciale de Pascal où c’est marqué que la foi vient au pas à qui renonce à monter sur ses grands chevaux / Celle qui aime se réveiller de sa sieste avec l’impression sympa que l’après-midi c’est le matin / Ceux qui ne sauront jamais la mort mais la devinent parfois /  Celui que hante l’imagination de la scène primitive mais ça aussi se soigne / Celle qui dit « tomber dans l’origine » chaque fois que Gustave le lui fait / Ceux qui se réjouissent à chaque éveil tels Eve et Adam au Jardin après quoi c’est Djihad et compagnie, etc.