Une année entre petit et grand écran.
Stephen Frears. Philomena. GB, USA, France, 2013.
On sort ému, poigné, voire bouleversé de ce film imprégné d’humanité, évoquant une situation révoltante mais avec beaucoup de tact et de nuances, en outre servi par l’admirable interprétation (Judi Dench) de la protagoniste. Philomena Lee a connu le sort d’innombrables jeunes femmes, dites filles-mères dans nos régions, auxquelles on (à savoir l’Eglise irlandaise en l’occurrence) a enlevé leur(s) enfant(s) pour l(es) protéger. On (à savoir le scénariste Martin Sixsmith et le réalisateur) pourrait dresser un réquisitoire à l’endroit de telles pratiques apparemment arriérées, mais le film gagne justement en émotion et en justesse en évitant la « dénonciation » attendue. L’évolution des mœurs et des mentalités est modulée avec autant de précision que de finesse dans ce tableau diachronique d’une société jadis soumise à un certain Ordre, qui a perdu sa majuscule et force chacun à retrouver ses repères sans brûler forcément ses racines. C’est en tout cas ce qu’ont l’air de penser Philomena elle-même et ceux qui l’accompagnent ici. ****
Taïeb Louhichi. L’Enfant du soleil. Tunisie, 2013.
Découvert dans une salle de l’avenue Bourguiba, à Tunis, ce film m’a touché par sa façon d’évoquer la jeunesse tunisienne actuelle, tiraillée entre deux mondes et confrontée, peu ou prou, à une rupture de filiation. Un écrivain, prénom Kateb (Hichem Rostom) et dans la soixantaine, infirme de son état, a publié naguère un roman intitulé L’Enfant du soleil, tombé aux mains d’un jeune homme dans la vingtaine, prénom Yanis (Mabo Kouyaté), qui a cru se reconnaître dans la figure du protagoniste. Le roman en question évoque une relation amoureuse typique de l’époque, aussi forte sur le moment que fugace, débouchant sur une séparation, avant la naissance d’un enfant. Or Yanis s’identifie à l’enfant sans père du roman et débarque, un jour, par effraction, dans la maison du romancier qu’il croit vide, en quête d’une trace. Sans les prévenir du caractère illicite de l’intrusion, Yanis y entraîne ses amis Sonia et Fatou dont on apprendra, par la suite, qu’eux aussi ont des raisons de se sentir « orphelins ». Où cela se corse, c’est lorsque Kateb, dans sa chaise roulante, surprend le joli trio en train de profiter des aises de sa belle maison de La Marsa, entre fringues et victuailles…
Grand seigneur intrigué par les motivations réelles du véhément Yanis, Kateb va découvrir en celui-ci une sorte d’incarnation de son « fils » romanesque, sorti de sa fiction pour lui réclamer des comptes et l’associer, plus tard, à une quête qui implique ses relations avec son propre paternel. L’enfant du soleil, sans démonstration, montre une situation à la fois banale et significative des temps actuels, fondée ici en vérité humaine par le truchement de personnages crédibles et attachants. ***
Richard Dindo, L’exécution du traître à la patrie Ernst S. Suisse, 1975.
Quarante ans après sa sortie, suivie d’une polémique d’époque, ce film de Richard Dindo, tiré d’une enquête du journaliste Niklaus Meienberg, n’a pas pris une ride, comme on dit. Au contraire : on en voit mieux aujourd’hui la qualité proprement cinématographique, avec un grand travail sur le « langage » des lieux et des visages, et l’originalité de son point de vue. De fait, ce n’est pas par la rhétorique politico-sociale typique de ces années que Dindo argumente le mieux, mais par la ressaisie d’une réalité dont l’épaisseur historique (au sens où l’entend Claude Lanzmann) laisse progressivement filtrer le vrai ou le vraisemblable au fil des témoignages des survivants. Bien plus qu’il ne « victimise »le pauvre Ernst S., traître par ressentiment social, bravade et stupidité, Richard Dindo reconstruit tout un univers social et politique bel et bien régi par la lutte des classes, mais également traversé par l’irrationnel imbécile, les positions et autres motivations généreuses ou mesquines, la réflexion politique fondée ou l’insouciance. Très cohérent dans sa démarche, ce document éminemment révélateur d’une période de l’histoire suisse est, enfin, plus qu’un film militant daté : une image troublante de notre pays à telle époque troublée. ***
Luc Besson, Lucy. France, 2014.
Après divers blockbusters américains ou à l’américaine projetés sur la Piazza Grande, au Festival de Locarno, pour drainer plus de grand public et plus de jeunes, le dernier film de Luc Besson, genre thriller flashy à l’américano-taïwanaise,fait pschitt, hérisse les festivaliers de-la-grande-époque, divise la critique entre beurk et bof, amuse un peu les âmes simples (dont je suis) qui n’en attendent rien et fait gamberger les naïfs peu familiers de la SF qui cherchent le « message » de la chose. Celle-ci doit pas mal à la présence de la blonde Scarlett Johansson, à défaut de convaincre ou surprendre par son thème (l’expansion chimiquement stimulée de notre potentiel cérébral ou sa folle course-poursuite en voiture sous les arcades de la rue de Rivoli. Bonus à l’épate, malus pour l’éternité vu qu’on en a tout oublié avant la fermeture des guichets. *
Eran Riklis. Dancing Arabs. Israël, France, Allemagne, 2014.
Sur fond de conflit relancé par l’intervention violente des Israéliens à Gaza, le nouveau film d’Eran Riklis, auteur israélien du mémorable Lemon Tree, a été jugé trop coupé de l’actuelle réalité par d’aucuns. Jugement trop facile, car cette espèce de Roméo et Juliette à Jérusalem prend bel et bien en compte les composantes de la tragique actualité, par le truchement des relations amoureuses établies entre le jeune Palestinien Eyad, seul étudiant arabe admis dans un prestigieux pensionnat de Jérusalem, et Naomi la juive. Le classique amour impossible se corse du fait de l’amitié liant Eyad et un handicapé atteint de dystrophie musculaire, condamné à court terme et dont la mort préludera à un changement d’identité du protagoniste. Sous l’aspect d’une fable fleurant un peu l’artifice narratif, le réalisateur, autant que ses interprètes (à commencer par Tawfik Barhom dans le rôle d’Eyad) suscite autant l’émotion que la réflexion sur les tenants et les aboutissants humains d’une tragédie contemporaine. ***
Yuri Bykov, Durak. Russie, 2014.
Réaliste à la russe, genre Les Bas-fonds de Gorki, ce film-fable rappelle la nouvelle non moins métaphorique de L’écroulement de la Baliverne de Dino Buzzati. Lorsque le jeune plombier Dima constate que tel immeuble de neuf étages, où s’entassent plusieurs centaines de locataires déjà minés par la pauvreté et l’alcool, menace de s’effondrer à court terme, sa conscience lui ordonne de braver son entourage, lui conseillant de ne pas faire de vagues, pour affronter les autorités locales au risque de les déranger pendant une fête nocturne. D’abord ébranlés par les révélations du jeune homme, lesdites autorités vont liquider le problème en supprimant les ingénieurs qui ont pris au sérieux l’avertissement de Dima concluant à l’imminence de la catastrophe, avant que celui-ci, parvenu à s’échapper, ne soit lynché par les habitants de l’immeuble dans la pure tradition de l’exécution du bouc émissaire. Remarquable par son honnêteté à tous égards (réalisation et interprétation), ce film rompt pour le moins avec les chichis formalistes et la futilité ambiante. Impressionnant. ****
Valerio Zurlini. Estate violenta. Italie, France 1959.
La rétrospective consacrée cette année à la maison de production italien Titanus, à l’enseigne du festival de Locarno, est l’occasion de redécouvrir des films aussi intéressants que typés, par rapport à une époque, dont cette évocation d’une certaine jeunesse dorée, sous le fascisme, est un bon échantillon. Plus précisément, le fils à papa Carlo, dont le paternel est un hiérarque fasciste,se trouve confronté à sa propre veulerie en ces temps précédant de peu la chute du fascisme, après qu’il s’est épris d’une belle veuve de guerre. Le jeune Jean-Louis Trintignant ajoute sa touche sensible au protagoniste, et la réalisation excelle, sans maniérisme, dans les jeux de miroirs de l’équivoque. **
Gianfraco Rosi. El sicario. France, USA, 2010.
Les festivals sont souvent l’occasion de voir ou revoir des films qui ont peu de chance de sortir en salle, comme il en va de ce document saisissant, pour ainsi dire réduit à un plan-fixe focalisé sur un seul personnage, cagoulé de surcroît. Le témoignage du sicaire en question, mercenaire des narco-trafiquants, repose sur un document authentique transcrit par Charles Bowden. La trajectoire du tueur,issu de la classe pauvre où la pauvreté l’a poussé à traficoter, passé ensuite par la police et formé accessoirement par le FBI, avant d’exécuter des centaines de personnes, est à la fois monstrueuse et banale, au Mexique en tout cas. Structuré en crescendo dramatique,le récit tire l’essentiel de sa tension à la description minutieuse, voire clinique, des actes du tueur repenti (il est toujours en cavale au moment de son témoignage), qui assortit ses dires de dessins exécutés à vue. **
Soon Mi-Yo, Songs from the North. USA, Corée du Sud, Portugal, 2014.
Originaire de Corée duSud où son père vit toujours, mais émigrée aux States, la jeune réalisatrice Soon Mi-yo, sans beaucoup de moyens, a composé un patchwork documentaire étonnant sur le Nord dont la réalité reste brouillée par la propagande ou les représentations satiriques. Avec un téléphone portable, au cours de trois voyages, Soon Mi-Yo a « volé » une série d’images comme l’une de ses collègues l’a fait en Iran. À ces documents qui font entrevoir les gens du Nord,elle a ajouté le corps principal du film, constitué de nombreuses archives visuelles ou sonores évoquant l’histoire tragique du pays écrasé par les colonisations successives, les guerres et les révolutions, jusqu’à l’établissement de la dictature paranoïaque actuelle. Passionnante traversée,sériée par thèmes, où le mélange de séquences cinématographiques épiques, d’enregistrements de concerts populaires assez hallucinants, et de multiples aperçus de la société coréenne, cristallise un questionnement à la fois personnel et enrichissant pour tous. ***
Lina Wertmüller. Non stuzzicare la zanzara. Italie, 1967.
Le kitsch à l’italienne peut avoir quelque chose de délicieux. On n’est pas ici dans le baroque sublimé de Fellini, ni même dans la parodie de roman-photo que celui-ci déploie dans le Sheik blanc, mais dans une comédie musicale délicieusement vintage,où la jeune Rita Pavone donne de la voix et du coup de reins avec une pétulance inimaginable aujourd’hui. La chose est tellement épatante, dans le débridement de son mouvement autant que dans son chatoiement singeant les musicals américains, qu’on dirait que le noir est blanc est de la couleur. Tout le film, sur un canevas hilarant (un nobliau local perpétue la tradition médiévale en dirigeant son armée personnelle avec le sérieux d’un double grotesque du Duce) vogue et vire sur une vague délirante qui n’est plus finalement que prétexte à passer en revue les modes de l’époque, du charleston au twsist et du jerk au rock. ***
À Suivre…