Une année de lecture.
Alice Munro. Trop de bonheur. L’Olivier, 2013. *****
Alice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia ce recueil de dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres, prouvant une fois de plus son exceptionnelle pénétration de la psychologie humaine et des avatars de la société en constante mutation sur fond de passions sempiternelles et de métamorphoses existentielles. Plus encore: ce recueil, peut-être son meilleur, illustre son inépuisable imagination narrative et l'originalité des projections formelles de celle-ci. Ce recueil s'ouvre sur une nouvelle nous confrontant à une folie meurtrière et s'achève avec une sorte de bref roman, merveilleux portrait de femme inspiré par la biographie d'une mathématicienne d'origine russe.
La quatrième nouvelle, Trous profonds, frise le chef-d’œuvre en sa limpidité narrative et sa pénétration du tragique existentiel. Comme dans les récits de Fugitives, cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui disparaît pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de caractéristique de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.
Philippe Sollers. Médium. Gallimard, 2014. ***
Comme il en va des retours d’Amélie Nothomb à l’automne, chaque début d’année nous vaut un nouveau livre de Philippe Sollers, voire plusieurs. Sous l’appellation discutable de roman, ce récit en première personne est tout entier constitué de notes de l’auteur en séjour récurrent à Venise, alternant ses propos sur ses menées d’écrivain en son refuge incognito du Dorsoduro, ses relations avec une masseuse qui le travaille au corps avant de se planter sur lui, ses multiples et pertinentes observations sur la vie actuelle et la folie ordinaire, ses propositions de contre-folie, sa grande lecture du moment (Saint-Simon), ses relations avec une jeune Loretta en voie de se marier, ses coups de gueule souvent bienvenus contre les bien-pensants en général et la République des professeurs en particulier, le commerce international d’organes ou le marché de l’art plombé par la spéculation ; et le fait est que le titre de Médium convient à cette nouvelles série de« journaliers » d’un écrivain convaincu (non sans raison) de son excellence et dont le style est à l’avenant.
Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM. Art& Fiction 2014. ***
Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots: d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances.
Cela commence d'ailleurs comme une balade bluesy se réclamant d'emblée d'Al Green et de Leonard Cohen, mais plus que les mélodies évoquées j'y associai d'abord des images. Dans Fiasco FM, la première image que je me rappelle est celle, pas exactement explicite au demeurant, d'un restau aux vitres floutées par la neige, au plan de laquelle succède un plan de soleil jaune kimono sous lequel apparaît un petit parapluie rose - avec l'accent porté sur ces objets qui prennent de l'importance quand quelqu'un nous manque. D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise,dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.
Janine Massard. Gens du lac. Campiche 2013. ***
C'est un livre humainement très attachant que Gens du lac deJanine Massard, qui nous vaut également une chronique d'un grand intérêt historique et une oeuvre littéraire originale par sa façon de transcrire le langage et la mentalité des riverains romands du Léman.
Ce grand lac, que se partagent Romands et Français, est ici bien plusqu'un décor débonnaire de carte postale: le lieu de furtifs trafics nocturnes qui s'y poursuivirent quelques années durant pendant la Deuxième guerre mondiale, et par conséquent le miroir d'une époque.
Comme une Alice Rivaz (ou l'autre grande Alice, Munro, dont elle est fervente lectrice), Janine Massard parvient à intégrer des thèmes historiques ou sociaux sans donner dans le prêche ni la démonstration, tant ses personnages sont incarnés et vibrants de sensibilité. Or il en va aussi de son subtil usage de la langue populaire, ressaisie dans ses intonations sans faire de la couleurlocale, et qui excelle particulièrement en trois pages de délectable anthologie où surgit le personnage de Salade, vagabond philosophe rappelant le poète passant de Ramuz.
Hanif Kureishi. Le dernier mot. Christian Bourgois. ****
La vogue actuelle des biographies d'écrivains va de pair avec la"pipolisation" de la littérature, qui fait de l'auteur, plus ou moins"culte", un personnage comptant souvent plus que son oeuvre. Or le nouveau roman de l'écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi décrit précisément ce phénomène, dont il tire sa substance à la fois très sérieuse et très drôle. Il y est en effet question d'un jeune scribe approchant la trentaine auquel un éditeur commande la biographie d'un auteur mondialement connu mais un peu sur le déclin, dont la bio en question pourrait redorer leblason.
Le dernier mot est donc le "making of" de cette biographie, combinant le récit des tribulations du jeune biographe débarquant dans la propriété en pleine campagne anglaise où vit le fameux auteur (on pense illico à V.S. Naipaul) et sa dernière épouse, la plongée dans la vie privée assez mouvementée du grand écrivain réputé pour son caractère de sanglier, mais aussi les frasques personnelles du biographe, pas moins "homme à femmes" que son hôte, et enfin le dernier petit roman d'amour que le vieil écrivain, requinqué, composera après le séjour du jeune homme en faisant de lui, et de sa jeune femme, des personnages de son cru...
Edouard Louis. Pour en finir avec Eddy Bellegueule.Gallimard. **
On se dit, en lisant ce livre commencé un peu à reculons (bah, encore une confession d'homo se la jouant martyr…), que c'est quand même du sérieux. Du sérieux et du lourd. Ce qui distingue En finir avec Eddy Bellegueule d'un banal témoignage sociologisant sur les tribulations d'un jeune homo en milieu populaire, tient à sa façon de passer de la chronique factuelle au "roman" polyphonique, en insérant dans le récit, souligné typographiquement par des italiques, le langage-vérité de ses personnages.
Du personnage de Françoise, la fidèle servante très "peuple"de la Recherche du temps perdu, on se souvient par la tournure particulière de son parler. Et de la même façon, la mère et le père d'Eddy Bellegueule revivent, ici, par la ressaisie savoureuse de leur langage exprimant à la fois leur fragilité et leur verve populaire, leurs préjugés énormes ou leur bon sens naturel, leur révolte ou leur soumission de gens "d'en bas". Or c'est à proportion de cette mise à distance romanesque que le lecteur se rapproche le mieux de ces personnages, perçus ainsi dans leur intimité ou leurs grommellements spontanés.
Philippe Jaccottet. Œuvres complètes. La Pléiade. *****
C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré ce début d'année en la personne de Philippe Jaccottet, dontl’œuvre sera la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Hommes ans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.
Dans sa préface à un ancien recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations derêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées auplus près.
Habib Mellakh. Chroniques du Manoubistan. Préface de Habib Kazdaghli. Editions Cérès. **
L’idée de Habib Mellakh était lumineuse et imparable, consistant à noter jour après jour, en temps réel, les faits survenus à La Manouba, à savoir : le siège de la Faculté des lettres de Tunis, par des escouades de salafistes venus défendre une irréductible étudiante porteuse duvoile intégral, qui alla jusqu’à gifler le recteur. Dès le 5 décembre 2011, il observe ainsi le sit-in qui se poursuit depuis huit jours ou quelques étudiants, renforcés par des nombreux éléments souvent pêchés dans lesquartiers défavorisés, célèbrent le Jihad et la guerre et fondent le terme de Manoubistan pour réislamiser la Faculté des Lettres de Tunis. Rien d’une luttede classes ou des castes entre lettrés« privilégiés » plus ou moins tentés par l’Occident, et purs et durs de l’islamisme radical : une véritable épreuve de force entre civilisation et régression, dont l’auteur démêle cependant l’imbroglio « trop humain » en se gardant d’opposer bons et méchants.
Roberto Bolańo. 2666. Folio. ****
Le fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru en 2004, un an après sa mort, et constitué de cinq livres enun, tourne autour d’un romancier longtemps invisible, voire inaccessible et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle.
Roberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage(style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante tragique avec autant de puissance évocatrice, à croire qu’il est allé partout en personne, du désert de Sonora au frontde l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, notamment.
S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666, et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un conteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolañone ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal.
À suivre…
Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa.
Alice Munro. Un peu, beaucoup, pas du tout.
Peter Sloterdijk. La folie de Dieu. Poche.
John Le Carré, Une vérité si délicate. Seuil.
Gabriel Garcia Marquez. Cent ans de solitude. Point2.
Philippe Sollers. Fugues. Gallimard.
Alberto Moravia. Lettres à Lélo Fiaux. Zoé.
Michael Connelly, Ceux qui tombent. Seuil.
Nétonon Noël Ndjékéry.La minute mongole.
Jean Bofane. Congo Inc. Actes Sud.
Amélie Nothomb. Pétronille. Albin Michel.
Bertrand Redonnet. Le diable et le berger.
Jean-Michel Olivier. L’Ami barbare. De Fallois / L’Âge d’homme.
Douna Miralles. Inertie. L’Âge d’Homme.
Georges Simenon. Le témoignage de l’enfant de chœur.
Emmanuel Carrère. Le Royaume. P.O.L.
Lydie Salvayre. Pas pleurer. Seuil.
Gérard Joulié. Fantômes du passé. Le Cadratin.
Siri Hustvedt. Un Monde flamboyant. Actes Sud.
Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Maren Sell.
Julien Bouissoux. Une autre vie meilleure. L’Age d’Homme.
Simon Leys. Protée et autres essais. Gallimard.
Pierre-Yves Lador, Confession d’un repenti. Morattel.
Adrien Bosc. Constellation. Stock.
Peter Sloterdijk. Tu dois changer ta vie. Maren Sell.
Alice Munro. Rien que la vie. L’Olivier.
Jean Bothorel. Bernanos contre les bien pensants.Belfond.
Julien Burri. La Maison et Muscles. Campiche.
Théodore Monod. Révérence à la vie. Grasset.
Pier Paolo Pasolini. La Persécution. Seghers.
Max Lobe. La Trinité bantoue. Zoé.
Sébastien Meier. Les Ombres du métis. Zoé.
Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L’Age d’Homme.
Claude Frochaux. L’Homme achevé. L’Âge d’Homme.
Roland Buti. Le milieu de l’horizon. Zoé.
Erri de Luca. Le tort du soldat. Gallimard.
François Rivière, Un si délicieux suicide. Calmann-Lévy.
Victor Hugo. Les Misérables. Point 2.
Jean Clair. Journal atrabilaire. Folio.
Jean Prodhom.Tessons. D’autre part , 2014.
Adam Zagajewski.Mystique pour débutants.
Henri Michaux. Œuvres complètes I. Pléiade.
Jules Renard. Journal. Gallimard.
Olivier Roy. En quête de l’Orient perdu. Entretiens.
Simon Leys. Essais sur la Chine. Bouquins.
Olivier Rolin. Le Météorologue. Seuil.
Simon Leys. L’Ange et le cachalot.
Frédédic Pajak. Manifeste incertain 3. Noir sur Blanc.
Aude Seigne. Les neiges de Damas. Zoé.
Philippe Sollers. Dictionnaire amoureux de Venise.
Alexandre Adler. Le sang du califat. Grasset.
Franz Kafka. Lettre au père. Mille et une nuits.
Blaise Hofmann. Marquises. Zoé.
Simon Leys. Le studio de l'inutilité. Seuil.
Gemma Salem. Le mambo à Beethoven. De Roux.
Georges Piroué. Victor Hugo romancier. Denoël.
Stevenson. Le club des suicidaires.
Thomas Pynchon. Fonds perdus. Seuil.