
Une année de lecture.
Alice Munro. Trop de bonheur. L’Olivier, 2013. *****
Alice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia ce recueil de dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres, prouvant une fois de plus son exceptionnelle pénétration de la psychologie humaine et des avatars de la société en constante mutation sur fond de passions sempiternelles et de métamorphoses existentielles. Plus encore: ce recueil, peut-être son meilleur, illustre son inépuisable imagination narrative et l'originalité des projections formelles de celle-ci. Ce recueil s'ouvre sur une nouvelle nous confrontant à une folie meurtrière et s'achève avec une sorte de bref roman, merveilleux portrait de femme inspiré par la biographie d'une mathématicienne d'origine russe.
La quatrième nouvelle, Trous profonds, frise le chef-d’œuvre en sa limpidité narrative et sa pénétration du tragique existentiel. Comme dans les récits de Fugitives, cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui disparaît pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de caractéristique de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

Philippe Sollers. Médium. Gallimard, 2014. ***
Comme il en va des retours d’Amélie Nothomb à l’automne, chaque début d’année nous vaut un nouveau livre de Philippe Sollers, voire plusieurs. Sous l’appellation discutable de roman, ce récit en première personne est tout entier constitué de notes de l’auteur en séjour récurrent à Venise, alternant ses propos sur ses menées d’écrivain en son refuge incognito du Dorsoduro, ses relations avec une masseuse qui le travaille au corps avant de se planter sur lui, ses multiples et pertinentes observations sur la vie actuelle et la folie ordinaire, ses propositions de contre-folie, sa grande lecture du moment (Saint-Simon), ses relations avec une jeune Loretta en voie de se marier, ses coups de gueule souvent bienvenus contre les bien-pensants en général et la République des professeurs en particulier, le commerce international d’organes ou le marché de l’art plombé par la spéculation ; et le fait est que le titre de Médium convient à cette nouvelles série de« journaliers » d’un écrivain convaincu (non sans raison) de son excellence et dont le style est à l’avenant.
Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM. Art& Fiction 2014. ***
Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots: d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances.
Cela commence d'ailleurs comme une balade bluesy se réclamant d'emblée d'Al Green et de Leonard Cohen, mais plus que les mélodies évoquées j'y associai d'abord des images. Dans Fiasco FM, la première image que je me rappelle est celle, pas exactement explicite au demeurant, d'un restau aux vitres floutées par la neige, au plan de laquelle succède un plan de soleil jaune kimono sous lequel apparaît un petit parapluie rose - avec l'accent porté sur ces objets qui prennent de l'importance quand quelqu'un nous manque. D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise,dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.
Janine Massard. Gens du lac. Campiche 2013. ***
C'est un livre humainement très attachant que Gens du lac deJanine Massard, qui nous vaut également une chronique d'un grand intérêt historique et une oeuvre littéraire originale par sa façon de transcrire le langage et la mentalité des riverains romands du Léman.
Ce grand lac, que se partagent Romands et Français, est ici bien plusqu'un décor débonnaire de carte postale: le lieu de furtifs trafics nocturnes qui s'y poursuivirent quelques années durant pendant la Deuxième guerre mondiale, et par conséquent le miroir d'une époque.
Comme une Alice Rivaz (ou l'autre grande Alice, Munro, dont elle est fervente lectrice), Janine Massard parvient à intégrer des thèmes historiques ou sociaux sans donner dans le prêche ni la démonstration, tant ses personnages sont incarnés et vibrants de sensibilité. Or il en va aussi de son subtil usage de la langue populaire, ressaisie dans ses intonations sans faire de la couleurlocale, et qui excelle particulièrement en trois pages de délectable anthologie où surgit le personnage de Salade, vagabond philosophe rappelant le poète passant de Ramuz.
Hanif Kureishi. Le dernier mot. Christian Bourgois. ****
La vogue actuelle des biographies d'écrivains va de pair avec la"pipolisation" de la littérature, qui fait de l'auteur, plus ou moins"culte", un personnage comptant souvent plus que son oeuvre. Or le nouveau roman de l'écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi décrit précisément ce phénomène, dont il tire sa substance à la fois très sérieuse et très drôle. Il y est en effet question d'un jeune scribe approchant la trentaine auquel un éditeur commande la biographie d'un auteur mondialement connu mais un peu sur le déclin, dont la bio en question pourrait redorer leblason.
Le dernier mot est donc le "making of" de cette biographie, combinant le récit des tribulations du jeune biographe débarquant dans la propriété en pleine campagne anglaise où vit le fameux auteur (on pense illico à V.S. Naipaul) et sa dernière épouse, la plongée dans la vie privée assez mouvementée du grand écrivain réputé pour son caractère de sanglier, mais aussi les frasques personnelles du biographe, pas moins "homme à femmes" que son hôte, et enfin le dernier petit roman d'amour que le vieil écrivain, requinqué, composera après le séjour du jeune homme en faisant de lui, et de sa jeune femme, des personnages de son cru...
Edouard Louis. Pour en finir avec Eddy Bellegueule.Gallimard. **
On se dit, en lisant ce livre commencé un peu à reculons (bah, encore une confession d'homo se la jouant martyr…), que c'est quand même du sérieux. Du sérieux et du lourd. Ce qui distingue En finir avec Eddy Bellegueule d'un banal témoignage sociologisant sur les tribulations d'un jeune homo en milieu populaire, tient à sa façon de passer de la chronique factuelle au "roman" polyphonique, en insérant dans le récit, souligné typographiquement par des italiques, le langage-vérité de ses personnages.
Du personnage de Françoise, la fidèle servante très "peuple"de la Recherche du temps perdu, on se souvient par la tournure particulière de son parler. Et de la même façon, la mère et le père d'Eddy Bellegueule revivent, ici, par la ressaisie savoureuse de leur langage exprimant à la fois leur fragilité et leur verve populaire, leurs préjugés énormes ou leur bon sens naturel, leur révolte ou leur soumission de gens "d'en bas". Or c'est à proportion de cette mise à distance romanesque que le lecteur se rapproche le mieux de ces personnages, perçus ainsi dans leur intimité ou leurs grommellements spontanés.
Philippe Jaccottet. Œuvres complètes. La Pléiade. *****
C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré ce début d'année en la personne de Philippe Jaccottet, dontl’œuvre sera la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Hommes ans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.
Dans sa préface à un ancien recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations derêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées auplus près.
Habib Mellakh. Chroniques du Manoubistan. Préface de Habib Kazdaghli. Editions Cérès. **
L’idée de Habib Mellakh était lumineuse et imparable, consistant à noter jour après jour, en temps réel, les faits survenus à La Manouba, à savoir : le siège de la Faculté des lettres de Tunis, par des escouades de salafistes venus défendre une irréductible étudiante porteuse duvoile intégral, qui alla jusqu’à gifler le recteur. Dès le 5 décembre 2011, il observe ainsi le sit-in qui se poursuit depuis huit jours ou quelques étudiants, renforcés par des nombreux éléments souvent pêchés dans lesquartiers défavorisés, célèbrent le Jihad et la guerre et fondent le terme de Manoubistan pour réislamiser la Faculté des Lettres de Tunis. Rien d’une luttede classes ou des castes entre lettrés« privilégiés » plus ou moins tentés par l’Occident, et purs et durs de l’islamisme radical : une véritable épreuve de force entre civilisation et régression, dont l’auteur démêle cependant l’imbroglio « trop humain » en se gardant d’opposer bons et méchants.
Roberto Bolańo. 2666. Folio. ****
Le fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru en 2004, un an après sa mort, et constitué de cinq livres enun, tourne autour d’un romancier longtemps invisible, voire inaccessible et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle.
Roberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage(style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante tragique avec autant de puissance évocatrice, à croire qu’il est allé partout en personne, du désert de Sonora au frontde l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, notamment.
S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666, et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un conteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolañone ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal.
À suivre…
Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa.
Alice Munro. Un peu, beaucoup, pas du tout.
Peter Sloterdijk. La folie de Dieu. Poche.
John Le Carré, Une vérité si délicate. Seuil.
Gabriel Garcia Marquez. Cent ans de solitude. Point2.
Philippe Sollers. Fugues. Gallimard.
Alberto Moravia. Lettres à Lélo Fiaux. Zoé.
Michael Connelly, Ceux qui tombent. Seuil.
Nétonon Noël Ndjékéry.La minute mongole.
Jean Bofane. Congo Inc. Actes Sud.
Amélie Nothomb. Pétronille. Albin Michel.
Bertrand Redonnet. Le diable et le berger.
Jean-Michel Olivier. L’Ami barbare. De Fallois / L’Âge d’homme.
Douna Miralles. Inertie. L’Âge d’Homme.
Georges Simenon. Le témoignage de l’enfant de chœur.
Emmanuel Carrère. Le Royaume. P.O.L.
Lydie Salvayre. Pas pleurer. Seuil.
Gérard Joulié. Fantômes du passé. Le Cadratin.
Siri Hustvedt. Un Monde flamboyant. Actes Sud.
Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Maren Sell.
Julien Bouissoux. Une autre vie meilleure. L’Age d’Homme.
Simon Leys. Protée et autres essais. Gallimard.
Pierre-Yves Lador, Confession d’un repenti. Morattel.
Adrien Bosc. Constellation. Stock.
Peter Sloterdijk. Tu dois changer ta vie. Maren Sell.
Alice Munro. Rien que la vie. L’Olivier.
Jean Bothorel. Bernanos contre les bien pensants.Belfond.
Julien Burri. La Maison et Muscles. Campiche.
Théodore Monod. Révérence à la vie. Grasset.
Pier Paolo Pasolini. La Persécution. Seghers.
Max Lobe. La Trinité bantoue. Zoé.
Sébastien Meier. Les Ombres du métis. Zoé.
Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L’Age d’Homme.
Claude Frochaux. L’Homme achevé. L’Âge d’Homme.
Roland Buti. Le milieu de l’horizon. Zoé.
Erri de Luca. Le tort du soldat. Gallimard.
François Rivière, Un si délicieux suicide. Calmann-Lévy.
Victor Hugo. Les Misérables. Point 2.
Jean Clair. Journal atrabilaire. Folio.
Jean Prodhom.Tessons. D’autre part , 2014.
Adam Zagajewski.Mystique pour débutants.
Henri Michaux. Œuvres complètes I. Pléiade.
Jules Renard. Journal. Gallimard.
Olivier Roy. En quête de l’Orient perdu. Entretiens.
Simon Leys. Essais sur la Chine. Bouquins.
Olivier Rolin. Le Météorologue. Seuil.
Simon Leys. L’Ange et le cachalot.
Frédédic Pajak. Manifeste incertain 3. Noir sur Blanc.
Aude Seigne. Les neiges de Damas. Zoé.
Philippe Sollers. Dictionnaire amoureux de Venise.
Alexandre Adler. Le sang du califat. Grasset.
Franz Kafka. Lettre au père. Mille et une nuits.
Blaise Hofmann. Marquises. Zoé.
Simon Leys. Le studio de l'inutilité. Seuil.
Gemma Salem. Le mambo à Beethoven. De Roux.
Georges Piroué. Victor Hugo romancier. Denoël.
Stevenson. Le club des suicidaires.
Thomas Pynchon. Fonds perdus. Seuil.

Taïeb Louhichi. L’Enfant du soleil. Tunisie, 2013.


Simon Leys à propos de Simenon: "La force de Simenon, c'est d'employer des moyens ordinaires pour créer des effets inoubliables. Sa langue est pauvre et nue (comme le langage de l'inconscient), ce qui fait d'ailleurs de lui le plus universellement traduisible de tous les auteurs - il ne perd rien à passer en esquimau ou en japonais. On serait bien en peine de composer une anthologie de ses meilleures pages: il n'a pas de meilleurs pages, il n'a que de meilleurs romans, dans lesquels tout se tient, sans une seule couture".
Comme s’il était tellement plus que ceux-là, n’est-ce pas ? Comme s’il n’était pas, lui aussi, un intellectuel - et pourquoi s’en défendre ? Diderot n’était-il pas un intellectuel, de même que Rousseau, quand bien même ils nous parlent aujourd'hui encore en leur qualité de grands écrivains ? Or Régis Debray peut-il se dire plus qu’un écrivant ?
Je vais m’efforcer ces prochains jours de remettre en cause les conclusions de L’Homme achevé, où Claude Frochaux prétend que tout a été dit et fait: qu’ayant liquidé Dieu et toute transcendance, nous ne pouvons plus créer rien qui nous dépasse et que nous ne pourrons désormais que ressasser et répéter sans aucune chance d’innover – ce qui est à la fois vrai à certains égards et certainement outré voire faux, mais dire alors en quoi…
Il est peu d’essayistes contemporains en matière littéraire et politique, et pratiquement aucun en langue française, dont je me sente aujourd’hui plus proche que de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, hélas décédé en août dernier. De fait,chaque page que je lis ou relis de lui, comme ces jours les essais de L’ange et le cachalot, me captivent à la fois par leur substance, la liberté de ton de l’auteur et sa voix, plus encore par sa hauteur de vue sans condescendance et son ouverture aux cultures les plus diverses. Ainsi est-il aussi à l’aise en évoquant les œuvres de Stevenson ou de Simenon, de Michaux ou de D.H. Lawrence, de Gide ou de Victor Hugo, qu’en parlant de Confucius ou du Grand Timonier, d’Orwell confronté à l’horreur de la politique ou de Malraux le mythomane accommodant l’Histoire à sa sauce perso.
Je retrouve assez exactement, à travers les critiques formulées par Simon Leys à propos des œuvres et des postures de l’homme à la mèche rebelle et aux tics affreux, autant que dans sa reconnaissance du génie singulier de ce grand fou, tout ceque j’ai éprouvé en observant le personnage par médias interposés (son inénarrable hommage funèbre à Le Corbusier, entre tant d’autres exemples) ou en lisant La condition humaine et L’Espoir, avant les Antimémoires et le Musée imaginaire dont je suis content de constater que SimonLeys, comme souvent je l’ai pensé, n’y voit qu’un pillage de l’immense Elie Faure jamais cité par ailleurs…
ainsi dans un travail rude et mal payé. On ne lui avait jamais connu de « bonne amie » dans le pays. Il n’avait pas eu le temps d’être amoureux ».
Il y a, dans la vision de la société et des gens que module Six Feet under, c’est à savoir plus précisément Alan Ball, dont j’avais déjà aimé sa fresque d’American Beauty, quelque chose d’assez proche de l’observation sociale et psychologique d‘Alice Munro, avec une acuité non conformiste et une bienveillance comparables.
Ce qui est sûr, en attendant, c’est qu’on est loin de la perception fine non convenue et de la narration très variée et constamment adéquate de Six Feet under, quimultiplie les observations grinçantes sur la société contemporaine, avec une série de grands thèmes récurrents (l’individu devant la mort, la solitude, l’évolution des mœurs, le choc des générations ou des cultures, la jobardise des intellos, etc.) qui s’incarnent par le truchement de personnages plus attachants les uns que les autres.
Or je me réjouissais de me replonger dans les couleurs et les visions de Vallotton et plus encore d’Hodler, sans penser que l’exposition serait d’une telle qualité, avec pareille quantité de réelles merveilles. Des Hodler et des Vallotton jamais vus, quelques Anker touchants chipés à Blocher, mais aussi des choses plus anciennes et non moins étonnantes (de Böcklin et Füssli) ou de grands artistes moins connus que le trio fameux (Cuno Amiet, Giovanni Giacometti, Segantini ou « notre » Bocion), toutes issues d’une prodigieuse collection encore ignorée du public, rassemblée par un seul mécène du nom de Bruno Stefanini à l’enseigne de sa Fondation pour l’art, la culture et l’histoire.
Jean Clair : « Le silence a disparu. La musique aussi. Dans les boutiques, les restaurants et les taxis, l’agression sonore ne cesse plus. Pulsation répétitive, vulgaire, violente, grésillements et stridences d’un moteur dont les pistons ne faibliraient jamais ».

Sa remarquable virtuosité pourrait ramener son expression, en surface, aux dimensions de la (meilleure) bande dessinée, mais un élément plus fondamental, une force plus ,sourde, l’émanation d’un sentiment du monde cohérent et profond habitent ses visions et les irradient, pour ainsi dire, entre à-pics vertigineux et scènes de la vie ordinaire. Une espèce de panique hante les
D’un autre point de vue, qu’on pourrait dire moral, ou même affectif, me frappe alors, précisément par le détail, l’humanité du regard de RobertI ndermaur, frotté de tendresse. Rien chez lui de morbide ou d’un parti catastrophiste poussant tout au noir, comme si souvent aujourd’hui à grand renfort d’images apocalyptiques. S’il y a de la catastrophe dans les visions de Robert Indermaur, c’est que la catastrophe est bel est bien une composante majeure du XXe siècle et des lendemains du 11 septembre 2001, mais l’Apocalypse est autre chose.



…
S’agissant du personnage de légende qui a fait rêver peu ou prou les jeunes gens de notre génération, point aussi frelaté sans doute que son clone BHL, Simon Leys ne lui passe rien quant aux faits historiques maquillés, qu’il s’agisse de la révolution chinoise ou de la guerre d’Espagne, sans oublier la libération de Paris qui nous vaut une évocation tordante de sa rencontre avec Hemingway.
Parangon du modèle romantique d’une jeunesse idéaliste en mal d’action directe, Malraux reste, pour le meilleur, une « icône » historique avant la lettre, bientôt singée, pour le pire - ses tics devenant grimaces médiatiques et parodie au carré -, par un BHL dûment fessé, ailleurs, pour sa Chine fantasmée à lui, par le même admirable non moins qu'intraitable Simon Leys. 


À propos de Marie Heurtin, film de Jean-Pierre Améris de la meilleure intention et d'évidente qualité. Mais encore ?
À la fin de Broadchurch, on comprend qu’un ado s’est senti trahi par son meilleur ami qui lui a dit en avoir « trouvé un autre », sans savoir évidemment qui était l’autre. On ne saura rien du détail de cette amitié, possiblement dénuée de toute connotation sexuelle, mais là n’est même pas l’important; d’ailleurs les voies de l’affectivité et de la sensualité, surtout à l’adolescence, sont souvent imprévisibles voire impénétrables.
Ce qui m’intéresse là-dedans est la réflexion collective (producteurs, scénaristes, réalisateurs) qui aboutit à la présentation de ce drame, finalement très riche en composantes contradictoires, aboutissant à un constat nuancée du capitaine Alex Harry, lequel conclut sans moraliser une seconde en pointant les zones obscures, voire insondables, de la nature humaine.
Ceux qui méprisent les séries télévisées (comme cela m’est arrivé) pour leur vision stéréotypée de la réalité, feraient bien d’y aller voir de plus près. À cet égard, Broadchurch me semble un bon indicateur du niveau de compréhension et d’expression de multiples aspects de nos sociétés évoluées, rompant avec les simplifications primaires en dépit d’indéniables stéréotypes, dont témoigne un genre discrédité par nombre de gardiens du temple de la Culture. 
Cependant les conseils de Michael Frei chez Karloff, à Lausanne, véritable caverne d’Ali-Baba de la vidéo tous genres confondus jusqu'aux raretés et aux chefs-d'oeuvre, m’ont incité à réviser complètement mon jugement.
Dans la foulée, ressortant l'autre jour de chez Karloff, c’est avec l’intégrale des enquêtes très britiches de l'inspecteur Barnaby et les séries The Bridge et Broadchurch, entre autres films d’auteurs (James Ivory pour ma bonne amie et Senso de Visconti pour myself) que nous sommes remontés à notre alpe au bord du ciel tels de fringants baudets cinéphages.
Enfin, le dénouement, très inattendu, évite complètement les poncifs relatifs au « monstre » mal-aimé-de-sa-mère-ou-abusé-par-son-père-donc-forcément-pédo, pour inciter à une réflexion moins confortable et sûrement mieux accordée à l’insondable nature humaine.
Le film date de 1995. Il résulte d’un reportage, tourné en vidéo en 1994, sur la situation des soldats garde-frontières se trouvant sur la frontière du Tadjikistan pour résister aux talibans. Ce conflit « para-afghan » était alors ignoré du public russe, dont l’attention se concentrait sur la Tchétchénie. Les soldats russes ne sont pas, ici, en situation de force impérialiste, mais ils défendent les frontières d’un nouvel Etat indépendant sans moyens. Cela doit être souligné, car Sokourov ne nous éclaire en rien, dans le film, sur les circonstances exactes de la mission des soldats qu’il observe. On pense au Désert des Tartares en assistant à leur longue attente et à leurs errances au bout de nulle partir, dans ces montagnes arides où l’ennemi n’est jamais vu - la seule opération violente se trouvant éludée. La plupart des soldats présents sont très jeunes. Les appelés ne pensent qu’à rentrer chez eux. Avec la grande tendresse qui le caractérise, Sokourov les regarde, les montre en train de ne rien faire, montre leurs visages, montre leurs regards, montre leurs bottes dépareillées, montre leur matériel misérable, saisit des bribes de conversation, regarde une tortue bousculer deux fusils, regarde un criquet poussiéreux escalader un éboulis, regarde les regards troublés par la romance d'une chanteuse passant à la radio, regarde ces garçons écrire des lettres qui mettront trois mois à arriver à destination, regarde les gestes d’amitié de ces types qui partagent tout quelque temps et ne se reverront plus jamais, regarde les cultures abandonnées à cause de la guerre, regarde un petit rapace, entend un mitrailleur mitrailler Dieu sait quoi, regarde ces énormes machins que sont les avions militaires hors d'âge, regarde ce drôle de monde des hommes et recommande chacun à la protection des anges.
Dans Le rêve d’un soldat, court métrage qui fait pendant aux quatre épisodes « guerriers » du journal, un jeune soldat voit, en rêve, un ange représenté en peinture par je ne sais quel réaliste russe, sous la forme d’une jeune fille aux yeux bandés, assise, l’air accablé, sur un brancard porté par deux adolescents hagards. Cette dernière image, comme saturée de non-dit tragique, renvoie à la sublime première partie du film, constituant une ouverture musicale en trois mouvements.
Alexandre Sokourov, Spiritual Voices. 2DVD. Facets Video. Toutes zones. Sous-titres français, anglais, allemand, italien, espagnol.


« Il avait la passion de l’art (…) et il avait la passion beaucoup plus commune de l’argent », note un biographe. Et David Solkin, maître d’œuvre du catalogue de l’exposition du Grand Palais, de préciser : « La clé du succès économique de Turner résidait dans son empressement et sa capacité à produire un éventail étonnamment vaste de biens artistiques de grande qualité ». Ces données « triviales», liées au marché artistique de l’époque et à la furieuse concurrence qui y régnait, sont d’autant plus intéressantes qu’elles révèlent un Turner à multiples faces, immensément ambitieux et non moins attaché au perfectionnement de son métier, curieux du travail des autres (il pleure en découvrant le tableau d’un rival qu’il craint de ne pouvoir égaler) et aspirant à égaler les plus grands : il voudra par testament que son legs à la National Gallery permette à ses plus beaux tableaux d’être accrochés près de ceux de Claude Lorrain...
Captivante par ses rapprochements, l’exposition Turner et ses peintres montrait autant les admirations du maître anglais que l’affirmation de sa propre vision. L’exercice était passionnant, prouvant à quel point un paysage, loin d’être la seule représentation de la nature, est à la fois pensée et point de vue. Des Italiens classiques aux Flamands « quotidiens », des Français néoclassiques aux Suisses romantiques, Turner enjambe les frontières et les siècles en quête de « sa » vision. Celle-ci tend à se dépouiller de toute « littérature » pour aller vers le chant pur de la couleur et des énergies formelles, mais tirer Turner vers « nous » est peut-êtreexcessif. Le maître ancien était plein lui aussi d’une frémissante jeunesse, comme en témoignent ses merveilleuses aquarelles sans âge, et le pur voyant n’existerait pas sans la double patience de la pensée et de l’art.
Une réduction sans souffle
Cela pour quelques traits anecdotiques, auxquels s’ajoute, pour le meilleur, la rencontre tardive du peintre vieillissant et d’une veuve Booth sensible et bonne, qui l’accueille et le protège. Le meilleur du film est peut-être à chercher, d’ailleurs, dans cette dimension d’humanité à la Dickens, où la bonté prime sur l’intelligence ou le brillant social. 



(Cette liste a été jetée dans les marges du Studio de l’inutilité de Simon Leys (Flammarion,2014), et plus précisément en lisant les essais intitulés Anatomie d’une dictature post-totalitaire, sur la Chine actuelle, et Le génocide cambodgien)

Philippe revenait lui-même de Tanzanie où il s’est livré à sa passion d’imagier de la nature, je lui ai dit combien je me sens ces temps en phase avec le titre du livre de Théodore Monod, Révérence à la vie, dans lequel j’avais noté ce que je tenais à lui dire, j’ai tâché de ne pas être trop sentencieux et assez nuancé dans mes réponse à des questions délicates (où en es-tu de ta vie, es-tu optimiste quant au devenir du monde, crois-tu en Dieu, penses-tu à la mort ?, etc), puis je l’ai emmené à la ruelle du Lac jeter un œil sur ma cambuse veveysane où il a pensé que ce serait bien que mon portrait photographique soit réalisé avec le fauteuil Chesterfield de cuir vert que j’ai ramassé un soir dans la rue…
L’image du serpent qui se mord la queue me semble la plus appropriée à l’actuelle montée aux extrêmes de la violence, marquée par la folie meurtrière des jeunes djihadistes débarquant en Syrie d’un peu partout et dont les motivations relèvent, de toute évidence, du mimétisme violent plus que de l’engagement politique ou religieux. La religion qui rend fou à bon dos. Dans son dossier de cette semaine, l’hebdomadaire Marianne accrédite pour ainsi dire, notamment par la voix de Jean-François Kahn, la théorie selon laquelle les monothéismes sont fauteurs de guerre. Il y a naturellement de ça, c’est la face sombre des monothéismes et Jean Soler l’a bien montré dans La violence monothéiste, mais il y a aussi leur face claire.


Le deuxième monde de Kuffer, jeune retraité, c’est son chalet du vallon de Villard où il poursuit une existence de curiosité, d’écriture, de lecture, et de complicité avec Lucienne, son épouse depuis trente-deux ans. «Un mois avant de la rencontrer, jamais je n’aurais pensé pouvoir cohabiter avec quelqu’un. Et là, nous avons eu deux filles merveilleuses, nous vivons ici, nous partons en voyage, dans une sérénité que j’apprécie chaque jour. Et puis, quel bonheur de vivre dans ce vallon depuis bientôt vingt ans. Se lever le matin et voir ce paysage, c’est un privilège!»
Pas de retraite pour l'écriture
Quand il évoque son blog, où l’on peut se régaler de récits de voyage et de découvertes de livres, Kuffer dit avec une vraie fausse modestie souriante: «Mon blog a reçu 26 872 visites en octobre 2014, soit entre 866 et 1040 visiteurs par jour. On y découvre 4169 articles. Ce qui n’a aucune importance.»
Ces jours à Venise ont constitué une expérience et une suite d’exercices très vivifiants, en rupture complète avec les clichés masquant la réalité réelle de cette ville. Je ne m’y attendais pas. Surprise intégrale; et surprise d’abord à constater que ce qu’on taxe ici justement de clichés, d’un ton forcément supérieur, résiste à leur usage par le tourisme de masse. La vision du pont du Rialto ou de la place Saint-Marc, entre deux vagues de Japonais et de Russes (ou de Suisses allemands ou de Chinois) reste toujours aussi saisissante. Surprise ensuite décuplée, puis centuplée les jours passant, en s’éloignant des foules et des monuments léchés, du Dorsoduro (avec le campo Santa Margherita, merveilleuse place de village bruissante de présences estudiantines et populaires) au dédale de Canareggio où Corto Maltese a traversé murs et jardins suspendus ; et pour les îles ce sera les prochaine fois vu que ma résolution solennelle est prise à l’instant : quatre fois à Venise par an, chaque saison la sienne, et la prochaine au printemps donc avec Lady L.
Nel Gazettino di stamattina : « A Vicenza nasce il campus per picccoli geni incompresi. Au Nordest on estime qu’il y a environ 2000 petits génies. Or à l’école, on les prend souvent pour des incapables ou des inadaptés. Ainsi un« Talent gate » a-t-il été conçu par la Région afin d’accueillir lesenfants au génie précoce ».
Auquel fait écho Dominique Fernandez à la fin de sa préface à l’indispensable Guide historique et culturel de Venisede Giovanni Scarabello et Paolo Morachiello (Larousse 1988), qui écrit si justement que « plus que la décadence économique, plus que les eaux saumâtres des grandes marées, plus que les corruptices émanations de pétrole, c’est notre propre goût de l’échec et du funèbre qui hâte le déclin de Venise. Partez avec d’autres images dans la tête que celles de Visconti, et vous verrez que Venise n’est pas aussi moribonde qu’on le dit. C’est la ville d’Iralie où les gens marchent le plus vite dans la rue. Par les jours de brouillard, on entend leurs pas résonner sur le dallage avant de distinguer leur silhouette. Les cloches, les sirènes des bateaux, les cornes de brume jouent une musique qui n’est nullement lugubre, mais témoigne au contraire d’une solide, saine et contagieuse envie de vivre ».


Bonne nouvelle pour les maniaques pédophiles de Padoue, ce matin dans le Gazettino : « Bientôt, les adultes ne pourront plus entrer, dans le parc de l’Arcello à Padoue, sans être accompagnés par des enfants ». Et cet autre écho réconfortant du Vatican, où le remarquable Francesco s’en prend virulemment aux sacrements faisant l’objet de tout un négoce, entre messes payées et bénédictions : « Un prete attaccato ai soldi e un prete che maltratta la gente ».
Nel Pendolino, stasera. – Dans le train du retour, je me repasse L’évangile selon saint Matthieu de Pasolini, dont le Christ est lemême personnage pur et dur, intransigeant envers les hypocrites et lespharisiens, que l’excellent Franceso, décidément digne de son prénom. Dans les compléments du DVD, le témoignage d’Enrique Irazoqui, le jeune interprète catalan de Jésus, cinquante ans après le tournage du film, donne un relief humain renouvelé à ce film d’une incomparable densité physique (ces visages, ces corps, ces clous enfoncés dans la chair, ce cri !) en irradiant bonnement de reconnaissance amicale. En passant ce matin sur la place dédiée à Jean XXIII,j e me suis rappelé que le film aussi rendait hommage à ce pontife incarnant l’opposé du pharisaïsme ; et toute une chrétienté de bonne foi, y compris ecclésiatique reconnut d’ailleurs l’inspiration profondément évangélique de l’ouvrage. 

Venezia, sulle Zattere, stamattina del 21 novembre, alle 7:30. - "Encore une journée divine !" s'exclame la vieille peau du vieux Sam se sortant de sa vieille poubelle, et la sphère orange sort là-bas du toit d'un palazzo, entre Saint Marc et le Rédempteur, tandis qu'il cloche partout à toute volée. À la station Santo Spirito du vaporetto, la balle orange a rebondi dans un reflet que je retrouve ensuite dans une flaque, par delà laquelle une jeune fille en noir ondule sur place en son taï-chi, qui me rappelle aussitôt Lady L. et ses filles à leur cérémonial du mercredi soir. Miss you Lady Mine, would be cool to be two but we'll come back soon my Bijou. Et voici donc le plus bel endroit de l'univers où affluent les fidèles et leurs cierges bientôt plantés ensemble tandis qu'une main de prêtre, juste visible au portillon du confessionnal, exprime le calme de celui qui en vu d'autres et tient les clés du pardon. Comme une pancarte ordonne NO FLASH, mon image sera floue. Tant pis: je capte. Et la lumière des cierges me suffira pour les jeunes gens qu'il y a là, style Maveric mon occulte ami des Vosges en ses candides seize ans. Quoi de plus neuf ce matin que cette vieille nef à voiles arrimée au quai de la Dogana ? Le médium Joyaux, alias Sollers, a mille fois raison: c'est ici que le neuf commence. "La plupart de mes livres, qui ne sont ni d'un "historien" ni d'un "esthète", ni d'un "écrivain à court de sujet",et encore moins d'un adepte du tourisme, des expositions, des congrès internationaux et du dispositif industriel d'exploitation, le disent.En réalité, on s'en apercevra un jour, le nouveau est là".




e n'y avais pas pensé mais le personnage de Théo, l'artiste amstellodamois de mon roman en chantier, doit quelque chose à la fois à Thierry et au vieux Monod. Ces huguenots chrétiens, mécréants au sens conventionnel des bien-pensants, sont de mon Shadow Cabinet, autant qu'Annie Dillard et qu'Alice Munro mes frangines occultes. J'essaie, dans La vie des gens, d'évoquer la quête d'immunité de quelques personnages non résignés au pire. Contre la fausse parole omniprésente, j'essaie de dire ce qui pourra toujours l'être, à la lumière d'un amour non sentimental. Le corps massacré du poète Pier Paolo Pasolini a été retrouvé un matin de novembre de l'an 1975, donc il y aura bientôt quarante ans de ça, et ce matin je lisais un de ses poèmes, qui lui survit.
Pier Paolo Pasolini: "Essi sempre umili / essi sempre deboli / essi sempre timidi / essi sempre infimi /essi sempre colpevoli / essi sempre suditi / essi sempre piccoli". Eppoi: "Ils amèneront des enfants et le pain et le fromage dans les papiers d'emballage du Lundi de Pâques". 
En reprenant la lecture de La Trinité bantoue, dont le titre fait allusion à trois instances divines de la cuture camerounaise (le Créateur Nzambé, Elômlombi le dieu des esprits qui plânent sur nos âmes, et les Bankôko figurant nos ancêtres), je me suis rappelé les deux témoignages également révélateurs du prêtre ami de Pasolini et de l'interprète de Jésus, quarante ans après le tournage de L'Evangile selon Matteo, à propos des rapports très particuliers entretenus par l'écrivain-cinéaste avec la religion chrétienne, le Christ ou l'Eglise. Pour son ami prêtre, il est impensable que Pasolini soit réellement mécréant, contrairement à ce qu'il a dit aux journalistes. Or Pasolini le lui a dit clairement aussi: que les journalistes ne devraient pas poser certaines questions. De la même façon, il semble impensable que le jeune Catalan engagé par Pasolini pour incarner le Christ, militant anti-franquiste de 19 ans qui n'avait aucune envie de jouer cette comédie, ait vécu cette expérience sans y engager de son âme. À vrai dire, tous les visages apparaissant dans le Vangolo secondo Matteo semblent touchés par la grâce, à l'opposé diamétral des romances hollywoodiennes avec Jésus blonds aux aisselles épilées.
Celui qui n'a qu'un masque de chair et pour plus très longtemps en termes d'années-lumière / Celle qui a mangé son masque de laitues avec le reste du mascarpone / Ceux qui ont rencontré l'âme soeur au carnaval de Venise et son frère au Tyrol mais pas la même année / Celui qui durant le tournage de La mort à Venise conduisait le corbillard de secours au cas où / Celle qui apprend que le modèle du Tadzio de La mort à Venise était un liftier de l'hôtel Baur au Lac de Zurich dont le vieillissant Thomas Mann s'était entiché à l'insu de sa Frau Doktor qui pensait surtout à l'époque aux obligations vestimentaires d'une épouse de Nobel de littérature / Ceux qui n'ont pas vu venir la mort à Venise ni ailleurs d'aillleurs / Celui qui milite pour l'élargissement des trottoirs de son bourg en sorte de faciliter les rencontres entre générations / Celle qui demande à Jean-Patrick de ne rien lui "celer" au point que ce garçon de bon sens se demande ce que ça cache / Ceux qui ont démasqué le pervers au bonnet de nuit bleu clair à pompon louche / Celle qui porte un masque en tête de gondole au goûter d'anniversaire d'Amélie Nothomb / Ceux qui demandent un rabais au gondolier demi-sang / Celui qui prétend que la Venise du Nord seule pouvait être propice à l'éclosion du génie de Spinoza sinon ça se saurait / Celle que Régis Debray appelle "ma dulcinée" dans son pamphlet contre Venise et qui y est revenue à l'insu du vieux raseur pour un gondolier qui assure / Ceux qui ont la peau à fleur de masque et des os dessous qui crameront comme tout le reste destiné à se trouver recueilli dans une urne sur le piano de famille qui lui ne prend pas une ride, etc.
Alla Calcina delle Zattere, Venezia, lunedì 19 novembre 2014. - Dappertutto quelle maschere ! Mi sveglio col sentimento amaro del vuoto senza viso di quelle maschere nella Città deserta, senza più alcun popolo suo. Masques de rien ni personne. Mille boutiques de masques sans âme. La Merveille est partout mais gangrenée, aux lieux d'afflux, par ce kitsch odieux, les visages de vrais Vénitiens chassés de la scène dans les coulisses ou les arrière-cours où sèche encore un peu de linge, passé le premier Sottoportego - surpris le saint silence de telle petite corte della Pelle...
En fin de matinée dominicale, hier, les immenses salles de l'Accademia étaient à peu près vides, dont les jeunes gardiens semblaient s'ennuyer gravement. Pour ma part, j'aurais pu me réjouir de me retrouver seul devant La Tempête, et seul ensuite ou presque en compagnie de La Vecchia portant son billet de passage estampillé Col tempo, seul avec la fringant jeune homme rêveur de Giorgione me faisant si fort penser aux personnages de Rembrandt, autant que la mère à l'enfant me fixant de l'autre bout de la nuit des siècles (1476-77) mais non: j'étais un peu triste de voir si peu de gens là autour, et personne devant les beautés saintes de Bellini.