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Livre - Page 97

  • Opus Novus

     

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    Exergues

     

    «Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits

    moineaux, ils viennent, moi je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous. »

     

    Dostoïevski, Les Frères Karamazov. 

     

    «Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole. »

     

    Ludwig Hohl, Notes.

     

    « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. »

     

     

    Marcel Proust, Le Temps retrouvé.

     

     

     

     

    2264363850.JPGÀ la vie à la mort

     

     

    On n’y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait àfermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.

     

     

    L’apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l’enfant m’a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?

     

     

    La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c’est de ce double constat que découle ce livre.

     

    Le livre auquel j’aspire serait l’essai d’une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.

     

     

    La mort viendra, c’est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d’ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts. 

     

     

     

    Matterhorn61.jpgÀ L’ENFANT QUI VIENT

     

     

    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n’es pas censé le savoir.

     

     

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c’est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     

     

    Du point de vue de l’ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C’est une vision très simple que celle de l’ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble

    au fil des jours, mais qu’un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

     

     

    On ne s’y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c’est l’initial étonnement et tout revit alors — tout est béni de l’ici-présent.

     

     

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

     

     

    Du point de vue de l’ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C’est l’ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.

     

     

    Ensuite il t’incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu’elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

     

     

    Les mots te savent un peu plus qu’hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c’est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n’est que cela : ce qu’ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi le temps qui t’est imparti sous ton nom — les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s’écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

     

    (À La Désirade, ce 30 juin 2013) 

     

     

    Ces textes constituent les exergues, le prologue et l'envoi final de L'échappée libre, qui vient de paraître aux Editions l'Âge d'Homme. 

  • L'échappée libre

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    Le nouvel opus de la firme JLK. À La Désirade ce jour même.

     

    L'échappée libre constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique des Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013, et représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées.

    À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.

    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et  Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

     

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à  "ceux qui viennent".   

     

    L'Âge d'Homme, 424p. 25€.

     

    Illustration de couverture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui sont blasés

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    Celui qui dit à l’Académie de Stockholm de déposer son Nobel dans la boîte à lait / Celle qui a usé sept maris et ramené le huitième à la ménagerie / Ceux qui ne font plus le marathon de New York qu’à la télé / Celui qui à trois ans a déjà tout vu et se rendort par conséquent au milieu de ses joytoys / Celle qui attend que Ruquier l’appelle pour lui dicter ses conditions / Ceux qui demandent quoi de neuf ? après le tsunami / Celui que plus rien n’étonne que la pluie en automne / Celle que plus rien n’épate genre le chat répond au téléphone à Nabila / Ceux qui ont tout lu quoique pas personnellement / Celui qui parcourt la Bible pour voir si ça finit bien /  Celle qui ayant déjà tout n’attend plus que le reste / Ceux qui remarquent que devenir riches ne les rend pas plus pauvres / Celui qui déclare qu’entre un Rembrandt et un Vermeer il préfère les tulipes / Celle qui lance au sosie de George Clooney qu’y faut pas la prendre pour une Paris Hilton quelconque / Ceux qui trouvent que les cinq étoiles ne sont pas assez trop / Celui que tout désenchante hormis sa sorcière bien-aimée / Celle qui trouve Dieu trop vieux pour le job / Ceux qui s’exclament à la résurrection du Seigneur : et après ça ? / Celui qui a fait tous les pays sauf celui du soupir / Celle que les hommes n’étonnent plus sauf au piano Richard Clayderman / Ceux qui se la jouent godelureaux sans snober les godelurettes / Celui qui a marqué vingt buts pour le PSG dont les dirigeants attendaient un peu plus même s’il est Sénégalais / Celle qui se prend un poke dans l’œil gauche et lâche un gémissement virtuel / Ceux qui trouvent ces listes de plus en plus  chais-pas-quoi, en tout cas du vu et revu, etc  

     

  • Ceux qui font tapisserie

     

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    Celui qui pense comme il danse et inversement si ça se trouve au final on peut dire ça comme ça / Celle que les malveillants de l’autre bourg disent la poubelle pour aller danser / Ceux qui invitent la Gundula par pitié qui leur marche ensuite sur les pieds mais se laisse peloter à deux mains les yeux fermés / Celui qui aime rester sur la touche en tant qu’employé de banque sûr de son avancement mais patience / Celle qui reste en carafe comme les vieux crus dont elle a d’ailleurs l’âge / Ceux qui estiment que la tapisserie de l’école de tango mériterait un lifting / Celui qui ne saurait se moquer des vieilles Allemandes dansant ensemble au bar de l’hôtel Heimweh de Benidorm / Celle qui a dansé tout l’été avec les grillons et va se faire un hiver d’enfer en disco malgré sa cousine fourmi à niqab rabat-joie / Ceux qui ont ouvert une pâtisserie hallal dont les religieuses, les charlottes et les tropéziennes sont abattues selon le rituel / Celui qui ne sort pas de l'auberge / Celle qui se tient à carreau / Ceux qui lésinent sur le pactole / Celui qui se la joue pharmacien à vétilles / Celle qui prend le remords aux dents/ Ceux qui freinent à la montée / Celui qui ne se sort oncques les pouces du cul / Celle qui attend le train dans l'embranchement triste /Ceux qui révoquent le droit au camionnage de fantaisie en zone courte / Celui qui s'en tient à la feuille de déroute / Ceux qui s'incrustent à la buvette / Celui qui t'appelle sa voiture-balai /Celle qui se doigte dans le wagon de queue / Ceux qui prennent langue dans le train blindé / Celui qu'on appelle le boute-en-train de nuit /Celle qu'on taxe d'omnibus de ménage / Ceux qui se rament le fourgon / Celui qui se rappelle la belle époque où il rêvait d’ouvrir de nouveaux marchés en Afrique du Nord / Celle qui se cherche (dit-elle) une machine de chair / Ceux qui constatent que leur épouse est un estomac sur pieds / Celui qui fréquente les soirées chantantes des bords du Neckar / Celle qui fuit sa cousine dont l’haleine sent le foie cru / Ceux qui écoutent Chostakovitch en fermant les yeux comme au bord d’un cratère cosmique / Celui qui essaie de réduire son amour pour Martine à la jonction de deux systèmes cellulaires et qui chiale quand même un max en pensant à elle qui ne répond plus à ses SMS / Celle qui se dit indifférente au spectacle de la mort mais que le trépas d’un souriceau fait sangloter  grave / Ceux qui mastiquent de la réglisse en se rappelant leurs dix-huit ans au bord de la rivière à fumer des Lucky Strike sans filtre, etc

  • Le salut par la révolte

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    À propos d'En finir avec Eddy Bellegueule, d'Edouard Louis. À lire absolument...

     

    On pourrait se dire, en commençant de lire En finir avec Eddy Bellegueule, qu'il ne fait pas bon avoir l'air d'unefille manquée en milieu ouvrier, même au XXIe siècle, là-bas dans ce trou de province de France profonde, du côté d'Amiens.

    On se dit ça, puis on se demande comment les manières efféminées du petit Eddy de cinq à dix ans, déjà stigmatisées par un père inquiet et un grand frère violent, les gens du village et les camarades d'école du garçon, notamment, eussent été considérées en milieu paysan, disons dans le Béarn ou l'arrière-pays vaudois, en milieu petit-bourgeois au mitan des années 1950 (nos souvenirs précis) ou en milieu bourgeois parisien à l'époque de Marcel Proust ? On pense à ces situations variées pour déjouer la tentation réductrice consistant par exemple à conclure que les ouvriers picards détestent les pédés, tout comme ils sont, fatalement, portés à se torcher la gueule pour supporter le travail à l'usine...

    Le poids du déterminisme social et familial pèse, certes, et dès sa naissance, sur le narrateur d'En finir avec Eddy Bellegueule, qu'on pourrait aussi surnommer Eddy pas d'chance vu l'accumulation de la poisse sur son entourage immédiat: un père ouvrier battu par son propre paternel alcoolo, avant que celui-ci n'abandonne les siens à leur pauvre sort; une mère qui a eu son premier enfant à dix-sept ans; un grand frère alcoolique et violent; une maison pourrie où l'on s'entasse à sept et dans laquelle Eddy ne trouve aucun recoin pour étudier tandis que braillent les quatre télés (postes récupérés par le père à la décharge et dûment rafistolés) ou, plus tard, quand le père aura perdu son poste à la suite d'un accident de travail, que celui-ci et ses postes se cuitent tous les soirs au pastis - pas bon, tout ça, pour l'épanouissement de la personne. Vraiment pas d'chance, le petit Eddy, même si l'on peut trouver pire chez les voisins, encore plus mal lotis et donc méprisés par les parents Bellegueule.

     

    Puis on se dit, en continuant de lire ce livre commencé un peu à reculons (bah, encore une confession d'homo se la jouant martyr ?), que c'est quand même du sérieux. Du sérieux et du lourd. Du lourd ou alors du sacrément bien inventé, genre fantasmes de bonnes femmes. Ce qui s'expliquerait, n'est-ce pas les mecs, puisque celui qui raconte n'est qu'une espèce de gonzesse: une folle de naissance, je vous dis que ça: la honte de son père dès ses premiers gestes, la risée du village, la victime quotidienne de deux camarades de collège le tabassant à la récré, et c'est bien connu qu'un qu'on tabasse ne peut pas être normal, enfin quoi la pédale qui invente tout ça pour se faire remarquer.

    Sauf que tout ce que raconte Eddy Bellegueule, sous la plume d'Edouard Louis, est littéralement saturé de détails qui ne "s'inventent pas", comme on dit. Alors ce qu'on se dit dans la foulée, en continuant de lire En finir avec Eddy Bellegueule, la gorge plus nouée à chaque page, c'est qu'un garçon de 21 ans n'écrirait pas tout ça sans en avoir chié dans sa chair.

    Quand on voit aujourd'hui le jeune intello blondinet et brillant, qui a déjà dirigé un essai sur Pierre Bourdieu au tournant de ses 20 ans (L'insoumission en héritage, paru aux PUF en 2013), on pourrait se dire qu'Edouard Louis n'a l'air ni d'un "sale pédé" ni d'un souffre-douleur même ex, mais c'est justement la dignité tranquille acquise par le jeune homme qui fait penser, sans paradoxe, que c'est du vrai.

    Bien entendu, rien de commun entre cet Edouard et l'Eddy adolescent qui s'efforçait de jouer au dur, soit en essayant de se "faire une meuf", soit en traitant tel ou tel camarade de tarlouze. Les durs vrais ou faux roulent les mécaniques dans son récit, mais la dureté réelle d'Edouard Louis relève de la défense et de la révolte, passant essentiellement par les mots - ses mots à lui. La dureté apparente d'En finir avec Edy Bellegueule, qui nous vaut un aperçu de ce qu'on pourrait dire la misère sociale et morale d'une famille française au tournant du XXIe siècle, découle d'une exigence de vérité qui va de pair avec une espèce de douceur déchirante, même si le récit aboutit à la fuite du protagoniste.

    Or, qui jugera Eddy Bellegueule de s'être cassé de chez les siens pour ne pas y rester brisé ? Et comment ne pas voir aussi, dans son récit, l'inventaire de "gestes qui sauvent" rendant justice à ces pauvres cousins de la famille Deschiens, comme celui du père qui, au moment où son fils s'apprête à se présenter au lycée, lui file vingt euros pour lui venir en aide...  

    Ce qui distingue, en outre, En finir avec Eddy Bellegueule d'un banal témoignage sociologisant sur les tribulations d'un jeune homo en milieu populaire, tient à sa façon de passer de la chronique factuelle au "roman" polyphonique, en insérant dans le récit, souligné typographiquement par des italiques, le langage-vérité  de ses personnages.

    Du personnage de Françoise, la fidèle servante très "peuple" de la Recherche du temps perdu, on se souvient par la tournure particulière de son parler. Et de la même façon, la mère et le père d'Eddy Bellegueule revivent, ici, et se mettent à exister en 3D,pourait-on dire en exagérant à peine, par la ressaisie très savoureuse de leur langage exprimant à la fois leur fragilité et leur verve populaire, leurs préjugés énormes ou leur bon sens naturel, leur révolte ou leur soumission de gens "d'en bas".  Or c'est à proportion de cette mise à distance romanesque que le lecteur se rapproche le mieux de ces personnages, perçus ainsi dans leur intimité ou leurs grommellements spontanés.

    Du père qui parle de son propre paternel, on entend: "Ce sale fils de pute qui nous a abandonnés, qui a laissé ma mère sans rien, je lui pisse dessus"...

    Ou se conformant aux valeurs masculines dominantes du milieu, la mère s'exclame: "J'ai des couilles, moi, je me laisse pas faire". Et quand sa propre fille, battue par son jules, lui revient avec un oeil au beurre noir sans moufter: "Elle était blanche comme mon cul", en laissant entendre qu'elle a compris de quoi il retournait, vu qu'on ne la fait pas à une mère.

    Ou les parents mettant en garde Eddy: "Faut pas raconter, surtout pas, qu'on va comme ça aux Restos du coeur, ça doit rester en famille". Et les femmes du village parlant entre elles d'une qui tarde à se mettre en ménage:"L'autre elle a pas fait de gosse à son âge, c'est qu'elle est pas normale. ça doit être une gouinasse, ou une frigide, une mal baisée".

    La mère d'Eddy est une femme "souvent en colère". Détestant le pouvoir qui coupe dans les aides sociales, elle n'en appelle pas moins au même pouvoir afin de "sévir contre les Arabes", et comme sa tabagie lui vaut une toux de plus en plus inquiétante: "Je vais crever si ça continue. Je te le dis, ça sent le sapin".

    S'il y a de la riche matière sociologique là-dedans (on pense au Morin des premières enquêtes sur le terrain, à Bourdieu ou aux observations d'un Pasolini au Frioul et à Rome), c'est pourtant vers la littérature du réalisme noir (du côté de Calaferte ou de Louis Guilloux, en moins ample évidemment) ou de ce que Guido Ceronetti appelle le fantastique social (à popos de Céline) qu'Edouard Louis progresse avec la (re)construction de son montage  de mémoire, au gré d'une composition limpide et inventive à la fois.

    Il y a, sans doute, le fil conducteur  de la honte du "pédé", que seules la fuite et l'écriture exorciseront. Mais il y a tout le reste aussi, tant il est vrai que le bouc émissaire fait des petits en milieu socialement fragilisé - et l'on pense alors à la crise mimétique décrite par René Girard.

    Il y a la grand-mère  qui adopte "des hordes de chiens" alors qu'elle peine à survivre, et qui finit leurs restes...

    Il y a les voisins sans travail, plus pauvres que les Bellegueule, et surtout sales, dont la mère d'Eddy affirme qu'ils "profitent de l'aide sociale, qui branlent rien". Il y a le type qui crève seul au milieu du village, dont la mort n'est signalée à se voisins que par la puanteur de son cadavre. Il y a le cousin handicapé d'Eddy, dont tout le monde se moque, et qu'il prend en charge à son corps défendant. Il y a la tante qui s'arrache les dents à la pince quand elle est saoule. Ou bien il y a l'autre cousin, dur de dur, qui défie le procureur au tribunal et pète les plombs lors de sa permission de prisonnier, avant de finir très mal. Il y a les deux camarades d'Eddy qui l'attendent tous les jours dans le couloir du collège, à la récré, pour le tabasser rituellement ("J'avais onze ans mais j'étais déjà plus vieux que ma mère") sans que personne ne s'en doute. Plus tard il y aura le père humilié à son tour ("Mais les hommes, ça ne dit jamais ses sentiments") après un accident de travail qui le lui fait perdre. Il y aura aussi les lascars jouant à "l'homme et à la femme" dans un hangar, au dégoût total d'Eddy, révélé à lui-même par ces jeux et  qui sera le seul stigmatisé, étant entendu que "le crime n'est pas de faire mais d'être, et surtout d'avoir l'air". Et tant d'autres petites phrases qui tuent ou qui en disent long, comme quand la mère dit "ce soir on mange du lait", vu qu'il n'y aura rien d'autre à se mettre sous la dent.

    Bien entendu on pourrait se dire, en lisant En finir avec Eddy Belle Gueule, qu'il y a pire au monde que la situation de ce garçon tellement trop sensible, n'est-ce pas, et par ailleurs asthmatique et tellement trop intelligent (mais avec de "grandes études" il pourra "devenir riche"), si l'on pense aux damnés de la terre. Et pourtant non: le souffrance humaine ne se divise pas, ni la destruction de la personne en proie à l'abjection ordinaire.

    Eddy Bellegueule écrit come ça: "Je ne pense pas que les autres - mes frères et soeurs, mes copains - aient souffert autant de la vie au village. Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde. La fumée était irrespirable à cause des coups, la faim était insupportable à cause de la haine de mon père".

    Comme celle de son double romanesque, la fuite d'Edouard Louis était vitale, mais le jeune écrivain y a ajouté la révolte consciente et un travail intellectuel et littéraire gage de rédemption, pour lui, et de partage lumineux pour le lecteur.

    De fait, la rupture qu'il a consommée, rappelant la décision d'un Thomas Bernhard de se diriger un jour "de l'autre côté", dépasse, et de loin, le solipsisme ou la seule condition homosexuelle.

    En finir avec Eddy Bellegueule, c'est aussi en finir avec tous les préjugés sociaux et toutes les formes d'exclusion, jusque dans les nouvelles classifications de la société ou le simulacre de la générosité, les nouveaux conformismes de la pseudo-rébellion, les dérives racistes de l'antiracisme, la parano de certains homos hétérophobes, d'autres peurs, d'autres malentendus, d'autres haines suscités par d'autres humiliations qui n'en finissent pas d'envenimer les relations humaines.

    Le roman d'Edouard Louis, plus qu'un livre de vengeance, et pur de tout mépris, est d'un indigné et d'un insoumis dont sa mère et son père, en définitive, devraient être fiers, comme le fut le père de Pasolini - son adversaire politique résolu - quand il reçut en dédicace le premier poème imprimé de son fils. Telle étant l'insoumission en héritage: cadeau du fils, dépassant le père en maturité...

     

    Edouard Louis. En finir avec Eddy Bellegueule. Seuil, 219p.                

     

  • Ceux qui ont vu du pays

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    Celui qui n’en revient pas d’être revenu au pays qu’il préfère pourtant à tous les autres Garabagne comprise / Celle qui a surtout pratiqué le voyage intérieur nantie du classique piolet conseillé par les Pères de l’Eglise / Ceux qui ont fait la Thaïlande et les Maldives et le Kénya et la Picardie sans y trouver rien de spécial / Celui qui a toujours trouvé la voyage assez emmerdant sur le moment / Celle qui aurait pu devenir islamophobe à force d’être palpée par des mains en manque / ceux qui ont apprécié l’humaine bonté partout où ils l’ont rencontrée / Celui qui a beaucoup appris des petits curés latinos / Celle qui a « couvert » pas mal de guerres sous le voile genre Anne Nivat en Syrie / Ceux qui se trouvent partout chez eux sauf quand on leur fait sentir le contraire – vous vous rappelez votre premier trajet dans le métro de Tôkyo à six heures du matin /  Celui qui n’aime pas voyager par procuration / Celle qui estime que l’évocation des îles d’Aran par Nicolas Bouvier n’arrive pas à la cheville de celle de John Millington Synge d’ailleurs pillée par celui-là / Ceux qui ont vu l’ombre de la terre se faire plus épaisse en certains lieux où le Mal couvait / Celui qui a visité Auschwitz à vingt ans et en est resté marqué sans souscrire à la politique des faucons d’Israël / Celle qui pratique le décentrage en sorte de ne pas faire de son égocentrisme un ethnocentrisme /  Ceux qui ont voyagé partout comme en témoignent leurs valises / Celui qui déteste voyager seul et plus encore en groupes de joyeux amateurs de karaoké / Celle qui a fait pas mal d’expériences en Albanie où le confort des autocars laisse à désirer / Ceux qui estiment que l’uniformisation des chiottes d’autoroutes européennes donne une idée du Progrès même au sud du Portugal quand le vent refoule les odeurs / Celui qui a le meilleur souvenir des lumières de fins d’après-midi d’octobre dans le Bronx / Celle qui ne s’est pas fixée aux îles Samoa faute d’y trouver un garçon prêt à lancer une start up / Ceux qui ont la vie devant eux pour faire mieux que leurs oncles ou pire selon les oncles et les fluctuations du nasdaq / Celle qui voyage pour des aspirateurs / Ceux qui feraient bien inscrire MERCI LA VIE sur leur tombe sauf que ça se dit autrement en lingala, etc.     

  • Des idiots utiles

     
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    Simon Leys contre les jobards de l'intelligentsia parisienne.

    Dans Le Studio de l’inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux, que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...
    Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux : dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre» et à «l’envie de silence en forme de discours spécial »...
     
    Unknown-1.jpegÀ ce «discours spécial» de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial: «M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède. »Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la « décence ordinaire » célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt «une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écriredes choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide... »
    simon-leys_926394.jpgOr il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Obs, «Comment devenir Chinois »... 
     
    (Extrait de L'échappée libre, à paraître aux éditions L'Âge d'Homme)

  • Ceux que tout réjouit

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    Celui qui a les dents du bonheur / Celle qui prend la vie du bon côté de la plaque / Ceux qui se félicitent de leur félicité / Celui qui a la jovialité de Philippe Néri canonisé Dieu sait pourquoi / Celle qui dit sa reconnaissance au Grand Jardinier pour lui avoir donné l’azalée et l’immortelle jaune à humer à pleins naseaux / Ceux qui laissent s’égayer l’autodidacte heureux de l’être / Celui  qu’épate la bagou de la crémière / Celle qui est reine au royaume de l’apparence où Vuitton reste une valeur stable au niveau des sacs / Ceux qui affirment qu’un sourire peut ouvrir une porte sans préciser laquelle ni ce que peuvent deux sourires / Celui qui pense que tout sourire cache quelque chose et ça explique son air morose / Celle qui a connu l’âge d’or du sourire au temps de la télé en noir et blanc / Ceux qui sourient dans le vide qui le leur rend bien / Celui qui suit toute nouvelle mode pourvu qu’elle vienne de Vienne / Celle qui recommande le choux de Bruxelles au citron à sa cousine empâtée / Ceux qui ont toujours une morale à tirer de tout y compris de la survenue de Michel Drucker au goûter des Pontet de Sous-Garde / Celui qui tient sa bonne humeur du fonctionnement adéquat de ce que la belle Asa appelle son outil de pionnier / Celle qui prétend que le bourdon donne le cancer / Ceux qui cherchent toujours le coin de ciel bleu (synonyme d’espoir) dans les tableaux nuageux à couverts / Celui qui relit le Compendium abrégé des œuvres de Voltaire avant de se pointer au tribunal / Celle qui qui est naturellement portée à l’applaudissement y compris dans les cimetières / Ceux qu’amusent les combats de catcheuses texanes / Celui qui dit à Nabila qu’il la prend comme elle est avec ses comédons / Celle qui prend des notes pendant l’émission déco qui parle ce soir des appliques décoratives dans l’étable relookée /  Ceux qui disent toujours qu’y faut comprendre et pas juger alors que c pas toujours fastoche de comprendre et si rigolo de juger / Celui qui parle d’éthique au lieu de morale et tout de suite les noms de Levinas et d’Hannah Arendt viennent  à l’esprit des membres du Club de Pensée du quartier des Muguets qui hochent de la tête d’un air concerné en visant déjà le buffet de Mademoiselle Miauton /Celle qui se réjouit demain parce que c’est dimanche / Ceux qui ont la joie de vous annoncer sur Facebook qu’ils sont partants ce matin pour une journée super, etc.  

  • Ceux qui ont comme un doute

     

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    Celui qui croit croire / Celle qui trépigne lorsque tu lui fais observer que le coup de l’immaculée conception est une entourloupe tardive et de seconde main / Ceux qui affirment tranquillement que les religions ne sont que des agrégats d’opinions tributaires du climat / Celui qui a écrit (en allemand) que « la conscience de l’infini n’est rien d’autre que la conscience de l’infini de la conscience » / Celle qui a découvert que seule l’imagination protégeait de l’athéisme en conséquence de quoi elle s’est tricotée une petite laine / Ceux qui ont conclu (vers dix-sept ans)  que la conscience de Dieu n’est autre que la conscience du genre humain / Celui qui pense avec Feuerbach (Ludwig Andreas) que l’amour fait de l’homme un Dieu et de Dieu un homme / Celle que toute forme de théologie a toujours hérissée à  commencer par la grave mine des théologues / Ceux qui estiment qu’un Dieu servant les désirs de ses créatures ne peut être pris au sérieux / Celui qui croit savoir que Moïse n’a jamais existé / Celle qui a l’instar de Savonarole fait accroire qu’elle a des entretiens privés avec Dieu / Ceux qui ont jugé irrecevable le millénarisme panthéiste de Michel Servet et l’ont donc brûlé avant de s’aller baigner aux Pâquis avec des putes calvinistes / Celui qui a écrit que « le slip Eminence fait bon ménage avec la gaine Scandale » entre autre inventaire à la Prévert / Celle qui exerce son sens critique bientôt octogénaire en lisant Porphyre le contempteur de l’hétéroclitisme limite foutraque des Ancien et Nouveau Testaments / Ceux qui constatent que la foi déplace surtout des montagnes d’inepties / Celui qui appelle Dieu Celui dont il se croit l’élu particulier en vertu de ses qualités d’ailleurs consacrées par l’Académie de Belgique / Celle qui ne se flatterait point tant de ne manquer aucune messe si elle était née au Sahel en période de famine / Ceux qui voient en le Manuel des confesseurs un ouvrage « plus immoral que les écrits du marquis de Sade » / Celui qui a la foi du chardonneret / Celle qui découvre à la lecture attentive de la Bible que Josué mène une guerre génocidaire encouragée par un Yahweh assoiffé de sang / Ceux qui pensent avec Darwin que « le Tout est une devinette » sans être tout à fait darwinistes pour autant / Celui qui est de plus en plus mécréant et de plus en plus attaché à vingt siècles de christianismes multiformes sans oublier Lao-tse et les poètes de partout / Celle qui estime que la somme des religions n’a rien à envier à la somme des guerres même s’il faut nuancer n’est-ce pas / Ceux qui trouvent dans les écrits du sieur Casanova cette vision méritant d’être citée in extenso un lundi matin à ciel de traîne : «Je vis une masse de lumière éblouissante  et immense toute remplie de globes, d’yeux, d’oreilles, de pieds, de mains, de nez, de bouches, de parties génitales de l’un et l’autre sexe, et d’autres corps dont les formes m’étaient inconnues qui circulaient dans la masse avec un mouvement continuel mais inégal pour ce qui regarde la vitesse et la direction », etc.

    Peinture: Olivier Charles.

  • Ceux qui ne pensent qu'à ça

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    Celui qu’a toujours obsédé la Colombe de Bâle / Celle qui ne pense qu’achats / Ceux qui rêvent de faire pouffer Mona Lisa / Celui qui fait le vide par le plain-chant / Celle qui rougit en avouant qu’elle tire le diable par la queue / Ceux qui n’auront jamais couché que leurs dernières volontés / Celui qui a fini par épouser la veuve Poignet / Celle qui n’avouera jamais à son psy son rêve du minaret à col roulé / Ceux qui répètent volontiers que tout est pur à ceux qui sont purs / Celui qui ne s’est jamais vanté de ce que vous croyez / Celle qui ne pense jamais à mâle / Ceux qui ont fait vœu de tasse de thé / Celui qui rempile Wonder / Celle qui affirme que ces choses-là ne l’intéressent pas du tout du tout n’est-ce pas Yolande ? mais alors du tout du tout du tout / Ceux qui ne situent pas le marathon à ce niveau-là / Celui qu’on a surnommé Le Bouc mais rien ne le prouve dans le canton / Celle qui déclare à l’Abbé Glapion que son homélie l’a fait jouir / Ceux qui affirment que leurs enfants ne penseraient jamais à ça mais vous vous rendez compte / Celui qui insinue que Tintin cherche quelque chose en courant après le yéti /  Celle qui sublime en dansant la bourrée / Ceux qui en parlent à tort et à travers faute de le faire / Celui qui a rangé ses outils au fond du jardin / Celle qui lit le Dialogue des chieuses de Pierre Louÿs et ne trouve pas ça joli-joli / Ceux qui se disent au-dessus des sous-entendus relatifs aux dessous de la sous-secrétaire d’en dessus / Celui qui a le complexe des dupes mais une maman rien qu’à lui / Celle qui s’y entend à démêler les nœuds / Ceux qui pissent dans le violon sans tirer l’eau ces saligots, etc.    

     

     

     

  • Ceux qui visent le Bonus

     

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    Celui qui banque sans provision / Celle qui se la joue Boni and Cash / Ceux qui briguent le leadership du produit structuré / Celui qui s’identifie à l’Entreprise au niveau des gains et profits / Celle qu’on appelle la Tueuse du Panier /  Ceux qui ont repéré ze place to be / Celui qui vit en phase avec le nasdaq / Celle qui pense « primes » depuis sa période Pampers / Ceux qui se définissent plutôt comme facilitateurs qu’en tant que chasseurs-cueilleurs / Celui qui vit le stress post-traumatique du trader trahi / Celle qui gère de grosses fortunes sans prendre un gramme / Ceux qui se réclament de la Bible pour justifier leur fortune bien vue du Copilote selon Billy Graham / Celui qui a connu Soros à Davos / Celle que Paulo Coelho appelle l’Alchimiste de ses placements / Ceux dont une menace d’enlèvement marque l’entrée en Bourse / Celui qui ouvre son coffre pour aérer son Titien / Celle qui a épousé un banquier sans visage TBM / Ceux qui citent parfois le Che pour faire chier les actionnaires / Celui qui est prêt à investir dans le recyclage des organes sains mais hors de Suisse et par firme-écran interposée / Celle qui gagne un million de dollars à l’émission Cash or Clash pendant que sa mère boursicote sur son Atari hors d’âge et que son père grappille des peanuts à Wall Street /  Ceux qui estiment que quelque part un Bonus justifie une vie  / Celui qui est devenu banquier à vie vers trois ans sur cooptation des Pontet de Sous-Garde réunis à Courchevel / Celle qui ne voit pas d’un bon œil l’imam pisser le dinar / Ceux qui répètent au téléphone qu’ils sont armateurs et non arnaqueurs / Celui qui dépose toutes ses économies à la Banque qui lui signe un reçu hélas oublié dans le tram / Celle qui pense que c’est dans la nature humaine de vouloir gagner toujours plus alors qu’elle même n’a jamais été intéressée mais ça aussi tient à la nature humaine vous savez quand on y pense Madame Schlup / Ceux qui décident parce qu’il paient et cesseront de payer sans le décider, etc.

     

  • Ceux qui vont de colocs en colloques

     

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    Celui qui a rencontré  Liz Norton à la coloc de Salamanque l’année de la chasse aux étourneaux / Celle qui se rappelle le brouillard de Salamanque dont seules les têtes des passants émergeaient comme dans une toile de Magritte / Ceux qui se sont mis ensemble pour dire à Fabien le Français arrogant de mieux nettoyer la baignoire après ses bains interminables / Celui qui a partagé à Tübingen la chambre d’un futur serial killer alors passionné de poésie érotique japonaise / Celle qui a pleuré lorsque le Français arrogant lui a lancé qu’elle était juste bonne à se faire mettre en cloque par un des mecs de la coloc / Ceux qui ont fait connaissance à la coloc de Valladolid où ils ont approfondi une première fois la thématique de la fameuse Controverse dont certains sont devenus spécialistes plus tard et se sont retrouvés en divers congrès / Celui qui a fait pas mal de pays aux frais de la fac de lettres de Bologne /  Celle qui a fait voter un fonds spécial pour ses voyages en Chine où elle a fait mieux connaître les premiers poèmes de Gustave Roud l’esthète des sous-bois / Ceux qui ne vont plus qu’aux colloques offrant l’hébergement avec piscine / Celui qui connaît tous les spécialistes mondiaux du Canto XIII de la Commedia de Dante dont il a lui-même proposé une relecture au niveau des substructures latentes / Celle qui répète volontiers à ces dames du salon de coiffure Chez Rita que son professeur de mari ne lui dit rien de ses rencontres extras de conférencier souvent absent  mais lui rapporte à chaque fois son petit cadeau / Ceux qui se sont brouillés à Berkeley au symposium sur le Lien et ont renoué à Nantes au colloque sur la Séparation / Celui qui a beaucoup travaillé sur les écrits attribués à Kilgore Trout avant de rencontrer la veuve de Kurt Vonnegut qui lui a révélé la vérité dont il tirera un article sur le thème du refoulé mystifiant / images-4.jpegCelle qui a rencontré Roberto Bolano dans un cocktail où il lui a dit qu’elle avait la même dégaine qu’un des personnages de son roman-somme à paraître probablement après son décès / Ceux qui ont cru voir la silhouette de Benno von Archimboldi derrièreles fusains du Hilton de Montréal alors qu’il s’agissait de celle de Réjan Ducharme / Celui qui a été surpris (physiquement) par la taille du professeur Umberto Eco rencontré à Malmö et que diverses femmes journalistes harcelaient pourtant / Celle qui a découvert Le nom de la rose en version espagnole pendant sa coloc de  Tolède d’où elle est revenue diplômée et toujours méfiante à l’égard des moines érudits montrant certaine alacrité dans la libidinosité /  Ceux qui sont reconnus de leurs pairs après avoir publié des articles jamais lus par leurs mères /Celui dont on prétend qu’il lève une femme dans chaque colloque et parfois deux quand ça se prolonge / Celle qui se trouvait à Amsterdam dans la salle des spécialistes allemands d’Archimboldi jouxtant celle des commentateurs anglo-saxons beaucoup plus expansifs et applaudis par le public  / Ceux qui prétendent avoir rencontré Elizabeth Costello à tel ou tel congrès alors qu’elle n’a cessé de se tourner les pouces dans le livre qu’elle a inspiré à J.M. Coetze peu avant son Nobel / roberto-bolano-blanes-2.jpgCelui qui révèle gravement à ses collègues du Colloque 2666 que Roberto Bolano a piqué l’idée des salles rivales d’Amsterdam (et leur effet comique) à un roman de Martin Amis, avant qu’un chercheur anglais précise que celui-ci l’a fauchée au roman de Colm Toibin consacré à Henry James et que Liz Norton se lève enfin  pour indiquer la source de cette super idée chez Borges l’Argentin et Boccaccio l’Italien / Celle qu’on dit l’incollable des colloques / Ceux qui rédigent le Routard des Colloques avec restaus chics et bon trucs du cru, etc.  

     

    2666.jpg(Cette liste a été jetée sur une nappe de papier de l'Hôtel El Hana International, à Tunis, en marge de la lecture de 2666 de Roberto Bolano)

     

  • Présence de Philippe Jaccottet

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    Révérence amicale au poète, qui a franchi, le 30 juin, le cap des 95 ans... 

     

    C'est un des grands poètes vivants de langue française que Philippe Jaccottet, dont l’œuvre fut la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon le 30 juin 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, aux  modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.

     

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre, cette année-là...

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

     

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

     

    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

     

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

     

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

    Jaccottet5.jpgAnne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ? 

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

     

    Jaccottet02.jpgMusique du silence. Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dane le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.

     

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    Morandi3.jpgRévélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».

     

    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

     Phlippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.

     

  • Ceux qui résistent à la folie

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    Celui qui s’exclame « Soyons fous ! » sur Facebook et récolte aussitôt des milliers de « J’m » et autres « Merci d’exister Jean Paul ! » /Celle qui répand le bruit par Twitter que Shakeaspeare aurait été misogyne et antisioniste avant l’heure / Ceux qui exaltent la folie sur France-Culture et vont ensuite prendre un verre chez Francis / Celui qui taxe d’élitisme son cousin Pyrame qui lit les Mémoires de Saint-Simon dans son coin / Celle qui n’a pas lu une ligne de Saint-Simon mais a entendu dire que ce royaliste avéré ne comprenait rien à la paysannerie française de son époque donc c’est pas demain qu’elle va s’y mettre / Ceux qui voient de qui parle le méchant petit duc quand il écrit : « Il sent le faux en tout et partout en pleine bouche » / Celui qui se sent de plus en plus libre et léger à l’écart de ceux qui l’ont exclu de leur groupe de conscience / Celle dont la folie ordinaire enrichit tous les jours son carnet d’adresses / Ceux qui ont planifié la vente des organes de leur aïeule bavaroise dans la centrale de traitement des défunts en relation avec l’Ukraine et la Bulgarie / Celui qui ne trouve aucun attrait au « dérèglement systématique des sens » prôné par des masses de profs en pantoufles / Celle qui voit un nouveau Rimbaud en son fils Kevin dont elle espère juste qu’il ne vire pas trafiquant de carabines au Harrar / Ceux qui voient la folie ordinaire s’étaler dès qu’ils ouvrent la télé mais de plus en plus rarement à vrai dire / Celui qui aime la naturelle contre-folie des enfants hélas menacée de passer plus vite que la sienne / Celle dont la contre-folie se concentre dans la réalisation de vieilles recettes picardes et dans la lecture de Madame de Sévigné / Ceux qui vous menacent de ne plus vous parler si vous ne lisez pas le dernier Pancol / Celui qui n’a plus aucune curiosité hors des questions d’orientation sexuelle différente / Celle qui croit tout savoir parce qu’elle est connectée / Ceux qui estiment pièces en mains que Voltaire DOIT être présenté aux lycéens français en tant qu’islamophobe misogyne /  Celui qui se shoote à la moraline avant d’émettre le moindre jugement / Celle qui trouve insupportable la liberté des ses voisins hétéros se roulant des pelles devant les enfants de sa compagne Albertine sur fond de Couperin ce réac / Ceux qui sont fous à lier de servitude volontaire / Celui qui dit vivre dangereusement non sans s’inquiéter de sa retraite dans vingt-sept ans / Celle qui revient sans arrêt à elle au point de couper les ailes de Fernando ne pensant qu’à s’envoyer en l’air / Ceux qui prétendent sécréter l’Hormone du Bonheur / Celui qui ne trouve aucun romantisme à la sinistre destinée de Wölfli le dingo tout en trouvant à ses peintures une beauté quelque part libératrice / Celle qui traite son client de massage comme une poupée d’enfance / Ceux qui connaissent les trous noirs mentaux sur fond d’univers de cordes de violons que provoque une dose excessive de la substance que vous savez / Celui qui n’a jamais eu besoin de dope pour contrer la folie normée / Celle qui vit Facebook comme une analyse à meilleur marché / Ceux qui se branchent Techno au nom du vivre-ensemble à fond la caisse / Celui qui se fait un nouveau Programme Santé avec lecture du dernier Michel Onfray dans le bain maure / Celle qui recopie de Saint-Simon : « Ecrire l’ennui, les douleurs, la tristesse, les mélancolies, la mort, l’ombre, le sombre, etc., c’est ne vouloir, à toute force, regarder que les puérils revers des choses » / Ceux qui craignent les fêtes qui ne sont pas que « de grands rassemblements de bruit » / Celui qui se sent libre dans une Nature libre au milieu de gens qui aiment clabauder librement et dire n’importe quoi sans précaution / Celle qui dénonce les génocides avec la vertueuse fureur des génocidaires / Ceux qui ont choisi leur camp avec vidéo-surveillance et ateliers protégés / Celui qui écrit comme on pianote sans piano et s’impatiente surtout de publier / Celle qui sent « le secret dans le point » mais n’en dira rien / Ceux qu’on dit spéciaux non sans raison / Celui qui vit sa vie comme un roman genre Philippe Sollers dans Médium entre la Giudecca et la rue du Bac / Celle qui prend le bac pour rejoindre son amoureux au château d’Elseneur où l’ambiance est tendue / Ceux qu’épate chaque coup de pinceau de Manet / Celui qui ne voit aucun vice chez son ami très très débauché / Ceux qui ne sont pas fous au point de se faire euthanasier en Suisse, etc.

     

    Peinture: Adolf Wölfli.

     

    (Cette liste découle de la lecture de Médium, dernier roman de Philippe Sollers, d’une fluidité limpide et d’une tonicité revigorante - son meilleur depuis le précédent, sans compter Fugues…)  

  • Ceux qui donnent la parole au langage

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    Celui qui écoute ce qui se dit dans l’intimité de la rondeur / Celle qui émiette son petit pain chaud dans le tea-room aux confidences / Ceux qui affirment leur amour de tout par transfert verbal / Celui qui sonde les étymologies de la solitude dans toutes les langues où elle est exprimée / Celle qui en revient à Shakespeare en vue de son étude sur le théâtre des lointains / Ceux qui scient la langue de bois pour en faire des porte-plumes / Celui qui a recueilli les derniers contes du Frioul / Celle dont la mère parlait comme un livre d’images / Ceux qui ont passé leur vie à rechercher le grand langage oublié /Celui qui reste à l’écoute de quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être / Ceux qui croient entendre des accents berbères dans le dialecte uranais / Celui que la structure tressaillante de la première bulle qu’il a formée en sa tendre enfance continue d’émouvoir en tant que sphère issue d’un souffle / Celle qui s’est sentie seule quand la bulle a éclaté dans le jardin portugais / Ceux qui réparent les vivants dans la rumeur des appareils / Celui pour qui tout est langage à l’exclusion du bruit humain pour rien / Celle qui use de son temps de parole afin de ne rien perdre de la présence du beau prisonnier mal rasé / Ceux qui ont lu tout le théâtre disponible à la bibliothèque du quartier des Furets sans oublier bien sûr Les Thermophories d’Aristophane / Celui qui rend ses devoirs de physique en alexandrins boitant juste où il faut / Celle qui propose des titres de pièces au nouveau Sacha Guitry de la classe de Mademoiselle Siphon / Ceux qui laissent leurs phrases en suspens au bord du sommeil genre Shelley shooté / Celui qui ne dira pas tout à sa mère et lui sait gré de ne pas tout lui dire non plus / Celle qui se révèle poète à sa façon en déclarant, son bifteck avalé, qu’elle vient de se« faire toute la fesse d’un Monsieur Bœuf » /  Ceux qui voient le consul du Pérou perdre contenance dans le grand appareil de chapeaux et de croupes des Dames de Montorgueil lui balançant des vannes / Celui qui ayant lu tout Céline se serait efforcé de ne jamais l’imiter s’il avait écrit autre chose que de la musiquemilitaire / Celle qui parle detonne à propos de l’impact physique et spirituel des sermons de l’exaspérant Bossuet/ Ceux qui pouffent carrément en relisant Lautréamont le play-boy gothique / Celui qui traduit Jo Nesbo en braille avec du sang partout / Celle qui descend au fond de chaque mot comme dans un puits mais sans bottes / Ceux qui murmurent comme des défunts s’éloignant dans les mémoires qui les oublient dans l’heure /Celui qui décide ce matin que Palindrome gouvernera sa journée prise à l’envers/ Celle qui ne confie ses enfants qu’à des bonnes volubiles genre commères de Douala / Ceux qui font dire au langage tout ce qu’il peut mais le non-dit est aussi très très très important vous savez Madame Sturm, etc.      

     

    Peinture: Adolf Wölfli.

  • Ceux qui arrondissent leur fin de Moi

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    Celui que son Ego surdimensionné contraint à l’achat de cravates mythiques voire cultes / Celle qui taxe d’égocentrisme tous ceux qui évitent de lui tourner autour / Ceux qui disent leur Moi haïssable  et s’en félicitent en toute modestie non sans vous remercier de rester vous aussi tellement simple n’est-ce pas / Celui qui écrit « Moi-je est un autre » sans qu’on sache lequel et d’ailleurs on n’en a rien à souder / Celle qui fait le tour de son Moi et puis s’en va comme ça sur sa Lambretta / Ceux qui considèrent que leur Moi est une île à laquelle les Elles et les Ils peuvent accéder s’ils ont le ticket / Celui qui dérobe furtivement la vue de son Moi à son Surmoi / Celle qui échangerait Moi prenant l’eau contre Soi bien équipé donnant sur la garrigue / Celle qui ne commence jamais ses phrases par l’exécrable « Moi-Je » mais par l’adorable« Vois-tu » / Ceux dont le culte du Moi les occupe à la petite semaine / Celui qui parle volontiers de ses multiples Moi en attendant qu’on lui réclame la visite guidée /Celle qui ne parle jamais d’elle dans ses bas de soie / Ceux qui n’en ont rien à cirer du Moi-tu-vu d’à côté/ Celui qui compte se présenter Là-Haut avec son Journal d’un Moi genre Rousseau au temps de l’Être Suprême mais en plus socialement concerné / Celle qui se positionne au niveau d’un Moi ouvert à l’Autre et plus si affinités / Celui qui n’a jamais considéré que son être-au-monde puisse être circonvenu physiquement et moins encore métaphysiquement dans les limites de ce qu’on appelle un corps et moins encore dans l’illimité présumé de ce qu’on appelle une âme même si celle-ci lui pèse depuis quelque temps et que son corps  aussi ma foi / Celle qui te dit comme ça que l’homme a conçu la montre après que Dieu l'eut fait du Temps  - et ça mon cher Edgar ça ne s’invente pas, ajoute-t-elle crânement / Ceux qui remontent le fleuve du Temps avec des sagaies au lieu des classiques pagaies des bons Pères Blancs / Celui qui n’a ni Moi ni Loi mais te voue un amour qui va de soi / Celle qui ne voue pas à son Moi un intérêt particulier tout en prenant le meilleur soin de sa mythique paire de nibards / Ceux qui en reviennent fatalement aux clopes de leur jeunesse de marque Symphonie, etc.    

  • Ceux qui s'allongent

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    Celui qui la fera courte sur le divan long comme un jour sans violon / Celle qui réclame un tarif familial en invoquant le Surmoi / Ceux que le côté monoplace du divan contrarie en tant que bipolaires amateurs de side-cars / Celui qui annonce gravement à sa cliente que son souterrain est habité / Celle qui promet à son nouveau psy de le révéler à lui-même vite fait / Ceux qui se rappellent soudain la voix de leur maison d’enfance / Celui qui te fait remarquer qu’être malade signifie manquer d’inspiration avant de te servir son classique Bloody Mary en fin de séance / Celle qui a longtemps cherché un psy qui ait le sens de l’humour avant de rencontrer son bodybuilder luthérien sémillant se réclamant de Laing et des Marx Brothers et ne demandant rien sauf qu’elle lui dise tout  /  Ceux qui redoutent le côté pervers du célibat où chacun reste sur son garde-à-vous / Celle qui s’est glissée dans le mariage comme son violon dans l’étui qu’elle ouvre pour jouer quand elle s’ennuie /Ceux qui estiment que les exagérations freudiennes (pointées par Adorno) sont les meilleures passerelles vers une littérature un peu crédible /  Celui qui en revient à son premier meurtre onirique avec une sorte de soulagement / Celle qui a échappé à la dépression grâce au country et à sa Bugatti / Ceux qui ont choisi l’analyse pour métier en raison de leur goût récurrent pour les gossips / Celui qui n’a jamais pris très au sérieux la psychanalyse tant ses sectateurs faisaient les mystérieux à l'épicerie du quartier / Celle qui enjoint Robert-Henri de se positionner enfin clairement par rapport à Jung/ Ceux qui ont des gueules d’archétypes mais seraient plutôt lacaniens sauvages dans leur pratique des associations verbales d’avant l’aube /  Celui qui n’a jamais cherché autre chose que cette petite phrase bouleversante au cœur d’un être dont le secret n’a pas à être divulgué  /  Celle qui voit  à ses nuits blanches des reflets fauves / Ceux qui n’en ont qu’au démontage des tours d’illusion, etc.  

    Peinture: Middendorf

  • La poésie hyperréaliste de Maylis de Kerangal

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    Naissance d'un pont fut, en 2010, l'un des romans les plus étincelants et originaux de la saison littéraire française, couronné par le Prix Médicis. Flash back avant un imminent retour sur Réparer les vivants, autre merveille d'un impact émotionnel tout autre...

     

    Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…

    Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.
    Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !

    Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.

  • Ceux qui reviennent de loin

     

     

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    Celui qui en a trop vu pour le dire et parle donc au silence / Celle à qui on en a fait voir avant de lui crever les yeux / Ceux qui sont encore hérissés mentalement de seringues / Celui qui retrouve sa nuit des temps / Celle qui n'en revient pas de n'y être jamais allé / Ceux qui rameutent les similitudes éclairantes / Celui qui n'a jamais renoncé à ce qui sauve / Celle qui sait maintenant que le mot salut est utilisé neuf fois sur dix à perte / Ceux qui font osciller les mots pour mieux comprendre / Celui qui n'a jamais oublié son noyau / Celle qui revient d'années de régression "progressiste" / Ceux qui pensent que l'écriture consiste à voler les mots qui ont des ailes / Celui qui révise ses associations nocturnes / Celle qui est rêveuse de jour et fileuse de nuit / Ceux qui ont vu se déchaîner la démence à machettes et bénédictions maudites / Celui qui a été maoïste et en parle comme d'une maladie intellectuellement transmissible / Celle qui a connu diverses formes de superstitions laïques genre darwinisme dogmatique ou mol hédonisme style Onfray / Ceux qui changent de coach spirituel pour se convaincre de l'évolution des choses en ville de Genève / Celui qui remet la couverture sur l'enfant endormi / Celle qui donnant ne se soucie pas de recevoir en retour / Ceux qui reviennent de l'antre du chagrin avec une lampe encore allumée / Celui qui était une machine à citations à dix-huit ans avant de rajeunir / Celle qui se cache sous le masque du troll pervers / Ceux qui ont invité la conférencière noire pour que ça se sache / Celui qui se fait jeter de la salle après avoir demandé à la conférencière noire si "ça aide" d'être de couleur / Celle qui observe attentivement le jeune auteur appliqué à se faire haïr pour montrer qu'il "en a" / Ceux qui estiment qu'une langue précise est toujours révolutionnaire et qu'à s'y tenir on est tranquille, etc.   

     

  • La Tunisie de l'espoir

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    C'était en juillet 2011. Nous étions à Tunis, avec Lady L., en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, neveu rebelle d'Ahmed Ben Salah, ministre de Bourguiba condamné à mort puis exilé. Rafik se montrait alors très pessimiste, inquiet de l'arrivée en force du parti Ennahda. Trois ans plus tard, l'espoir renaît avec une nouvelle Constitution et un nouveau gouvernement, auquel participe le frère de Rafik, Hafedh Ben Salah, en qualité de ministre de la justice et des droits de l'homme. Autant dire qu'un nouveau séjour s'impose, dès le 16 février prochain. J'y serai aussi pour m'intéresser au nouveau cinéma tunisien, auquel le prochain Festival Visions du réel consacrera son Focus 2014.  

     

    KAIROUAN, 1970. – Tandis que nous bouclons nos valises, m'est revenu le souvenir enchanté de Kairouan cette nuit-là, la première fois, cette nuit que j’étais tombé du ciel en reporter tout débutant, l’avion à hélices nous avait pas mal secoués, le nom de MONASTIR m’était apparu au-dessus des palmiers et maintenant c’était la route à cahots qui nous trimballait, enfin voici qu’au bout de la nuit noire tout était devenu blanc : c’était Kairouan aux mosquées, j’étais transporté, jamais je n’avais vu ça, c’était une magie éveillée: tous ces types en robes blanches et cette mélopée de je ne sais quelle Fairouz ou quelle Oum Kaltsoum, tous ces appels tombés de je ne sais quels minarets et ces envolées, et sur les milliers de petits écrans de télé : ce même vieux birbe en blanc sorti la veille de l’hosto et qu’on me disait le père de tous - ce Bourguiba qui parlait à ses enfants ce soir-là…

     

    CE SOIR À  TUNIS. - Tôt levés ce matin, nous avons pris tout notre temps pour les derniers préparatifs de notre voyage avant de gagner Genève où nous avons rejoint Rafik Ben Salah avec lequel nous allons passer une semaine à Tunis. La dernière fois qu’il a séjourné en Tunisie remonte au mois d’octobre 2010, donc quatre mois avant la "Révolution". Il se dit, déjà, pas mal inquiet de la montée en puissance des islamistes, mais nous verrons sur place ce qu’il en est…

    Accueillis à notre arrivée par le frère puîné de Rafik, Hafedh l’avocat, la dégaine trapue d’un boxeur et l’air malicieux, nous avons déposé nos bagages à l’hôtel Belvédère après un premier aperçu de la ville, vaste et blanche, beaucoup plus moderne que je ne me la représentais, pour nous rendre ensuite à La Goulette où nous avons passé la soirée avec les trois frères Ben Salah et Nozha la joyeuse épouse de Hafedh ; et tout de suite la conversation a roulé sur l’évolution des choses en Tunisie depuis le 14 janvier 2011, date-clef du mouvement marqué par la fuite de Ben Ali. Les refrains des conversations aux terrasses convergent à l'évidence: soulagement, délivrance, espoir, sur fond de chaos momentané et d’inquiétude latente.

                                                       (À Tunis, ce dimanche 24 juillet 2011)

     

    Tunisie23.jpgEN ROUE LIBRE. -  Six mois après la "Révolution du jasmin" flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça; cependant  ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus loin de nous ?  Mais ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera  l’affaire de tous ou ne sera pas...

     

    PLUS JAMAIS PEUR. – Et là, tout de suite, sur les murs de l’aéroport et par les avenues ensuite, aux panneaux des places et sur la haute façade de l’ancien siège du Parti, voici ce qui sidère et réjouit Rafik le Scribe de retour au pays : que le Portrait omniprésent du Président n’y est plus, que cela fait comme un vide – qu’on n’attendait que ça mais que c’est décidément à n’y pas croire tandis que les gens répètent à n’en plus finir, genre Méthode Coué, que plus jamais, jamais, jamais  on ne reverra ça…             

     

    Tunisie55.jpgDOUBLE SENS. – À en croire le vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas,  au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’ilmange la femme et baise la chèvre. De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu telle femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…

             

    PAR LE VIDE. – Le match de football de la finale  de la Coupe de Tunisie, qui a été gagnée lundi soir par L’Espérance, contre l’Etoile, nous a valu un tonitruant concert de klaxons sur les pentes de Sidi Bou Saïd, mais c’est surtout devant les écrans de télé que la fête a eu lieu puisque la rencontre s’est jouée « à huis-clos », devant un stade à peu près vide,  pour cause de sécurité générale à relents post-révolutionnaire. Or on sait que la "Révolution" a également vidé les grands hôtels de Tunisie, au dam de l’économie du pays et des gens qui en vivent. C’est cependant avec une espèce de satisfaction maligne que j’aurai traversé les halls glacés, les mornes allées et les pelouses désertées du Mövenpick de Gammarth dont l’étalage de luxe se déploie jusqu’au rivage doré, quasiment sans âme qui vive – et c’est l’expression qui convient à cette planque pharaonique pour Européens et Lybiens friqués: sans âme qui vive !

     

    Jalel3.jpgUNE ERREUR BIENVENUE. – À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru  ensemble le dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette "révolution", qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin. Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !

     

    JETEURS DE SORTS. – Comme nous filons plein sud sur l’autoroute à trois larges pistes constituant l’ancienne voie royale menant le Président Ben Ali d’un de ses palais à l’autre, nous remarquons, sur l’accotement, un jeune homme brandissant un bâton le long duquel se tortillent de drôles de lézards vivants. Alors notre ami Semi l’enseignant, frère de Rafik le scribe que nous accompagnons dans son pèlerinage à Moknine où il a passé son enfance, de nous apprendre qu’il s’agit là de caméléons à vendre en vue de pratiques magiques, telles que s’y employait la femme du Président elle-même. La chose paraît énorme mais elle a été rapportée récemment par l’ancien majordome de la  «coiffeuse», qui égorgeait chaque matin un caméléon sur la cuisse du potentat, lequel jetait aussitôt un sort à tel ou tel ennemi...

     

    Tunisie76.jpgHEUREUX LES HUMBLES. - Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.

    Or une suite d’émotions fortes attend notre compère en ces lieux. D’abord en tombant sur un grand diable émacié, la soixantaine comme lui, qu’il n’a plus revu depuis cinquante ans et avec lequel s’échangent aussitôt moult souvenirs qui font s’exclamer les deux frères se rappelant l’interdiction paternelle qui leur était faite de jouer avec ce « voyou » ! Ensuite, en pénétrant dans la maison familiale occupée aujourd’hui par deux sémillants octogénaires: elle d’une rare beauté vaguement gitane, et lui figurant un vrai personnage de comédie orientale, qui nous ouvrent une chambre après l’autre afin de bien nous montrer qu’ils ne manquent de rien, leurs beaux lits d’acajou, leurs grandes jarres d’huile et de mil, la télé grand écran -  bref le parfait confort musulman.

    Et  dans la foulée : Rafik le scribe, conteur inépuisable retrouvant les lieux de son Amarcord des années 50, Rafik retrouvant la petite gare désaffectée de Moknine, Rafik pénétrant ensuite dans la salle de classe où l’instituteur le rouait de coups avec son bâton d’âne, Rafik retrouvant la boutique du photographe pédéraste qui lui valut d’être battu une fois de plus par son père inquiet de le voir revenir de là-bas avec un photo dont il était si fier, Rafik ému, tour à tout exalté, pensif, abattu, révolté une fois de plus…

     

    VEGAS AU TIERS-MONDE. – En moins d’une heure et sur moins de cinquante kilomètres, entre Moknine et Sousse, dix kilomètres de côte délabrée et l’urbanisation touristique à l’américaine la plus délirante, on passe de la quasi misère au plus extravagant tapage de luxe, modulé par autant de palaces monumentaux, actuellement sous-occupés. Voilà bien la Tunisie actuelle, qu'on sent entre deux temps et deux mondes, deux régimes et le choix le plus incertain - la Tunisie de toutes les incertitudes et qui aura de quoi faire avec tant de contradictions; la Tunisie qu'on aurait envie d’aimer, aussi, sans la flatter - cette Tunisie où l'on est si bien reçu tout en restant tellement étranger...

             

    RAGE. – Rafik le scribe ne décolère pas, qui revient de la rue de Marseille, ce vendredi de prière, où il a buté sur des centaines de croyants musulmans obstruant la chaussée, comme on l’a vu à Paris et comme il me disait, récemment encore, que jamais on ne le verrait dans son pays !

    « C’est le choc de ma vie ! » s’exclame-t-il en tempêtant, lui qui se vantait hier d’avoir botté le cul, adolescent, d’un agenouillé priant dans le nouveau sanctuaire de Feu Bourguiba; et son frère Hafedh le conseiller, plus tolérant, plus débonnaire, de chercher à le calmer en arguant qu’il ne s’agit là que d’une minorité, mais plus grande que la colère du Prophète est celle de Rafik le mécréant !  

                       

    REVOLUTION – Il n’y aura de Révolution, me dit Rafik le scribe, Rafik le voltairien, Rafik l’intraitable laïc, que le jour où l’on cessera de me dire que je suis musulman parce que je suis Tunisien ! Mes frères m’enjoignent de me calmer en me disant que c’est comme ça parce que cela l’a toujours été, mais jamais je ne l’accepterai, pas plus que je n’ai accepté de célébrer le ramadan dès l’âge de Raison de mes douze ans ! Qu’est-ce donc que cet état de fait qui nous ferait musulman sans l’avoir décidé de son plein gré ?

     

    Lucy1.jpgUN MONDE À REFAIRE . – Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure, consent-il, et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent assurément imprévisibles.

    De ces apaisements de l’homme sage et pondéré Rafik le scribe n’a rien à faire. À ses yeux l’agenouillé et le couché sont indignes, mais c’est à mon tour de lui faire observer que prier est pour l’homme une façon aussi de se grandir et non seulement de s’aplaventrir, de se recueillir et de s’ouvrir à un autre ciel tout spirituel, et Nozha la gracieuse et la joyeuse invoque alors les transits d’énergie qui nous font communiquer avec les sphères et l’infini, et ma bonne amie sourit doucement et j’en reviens à d’autres cultes actuels du barbecue et du jacuzzi peut-être moins dignes que le fait de participer à la Parole – puis notre rire relativise toutes ces graves méditations dans la nuit des dieux variés…  

             

    LES AMIS. – C’est ce couple pétillant des vieux fiancés de Moknine, c’est Azza la femme médecin et écrivain évoquant le mimétisme des immolés par le feu, c’est cet autre médecin romancier imaginant dans son livre le rapprochement soudain des rivages opposés de la Méditerranée et racontant ensuite ses derniers mois d’opposant sur Facebook, c’est Samia sa conjointe professeure de littérature modulant ses propres observations sur ce qui se prépare, c’est Jalel nous consacrant une matinée pour nous montrer le Bardo, c’est Rafik et ses frères et sa nièce de trente ans lancée dans la modélisation en 3D d’une série d’animation évoquant la Tunisie de 2050 -  les amis ce serait l’amitié sans idéologie, les amis ce serait l’accueil et l’écoute et les possibles engueulées, les amis ce serait l’art relancé de la conversation ou l’art du silence accordé - ce serait un peu tout ça les amis…

             

    DEUX MONDES. – À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas - et voici la vieille flapie qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…   

             

    LA NUIT DES FEMMES. – Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre mère-grand paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan.

     

    ESPOIR. – Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude,  de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ». Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?

    A l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de  Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».

     

    Rafik.jpgRAFIK L'AGNEAU. – Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il a encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays:  les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !

     Et s’il n’y avait que ça !  Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, détaille la monstruosité d’un régime de mafieux recourant à la torture. Mais voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même Rafik Ben Salah se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flagornerie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer même son nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman : dégage…

                                                                                                                  (Tunis, ce dimanche 31 juillet)

     

    Echappéejlk01.jpg(Ces pages sont extraites de L'échappée libre, ouvrage à paraître aux éditions L'Âge d'Homme.)

     

     

     

     

  • Ceux qui remontent aux sources

    DEVERO47.JPGCelui qui tient la main de l'aveugle initié /Celle qui a entendu le ney et le tanbur dans son dernier songe / Ceux qui cherchent la langue perdue / Celui qui n'a d'envies que sur les mains / Celle qui voit en le verger la demeure parfaite / Ceux qui ont hérité des Mevlevis sans le savoir / Celui qui récite le Masnavî derrière la cloison d'eau pure / Celle qui revit la syncope de Champollion /Ceux qui ont vu déferler les eaux de la Sauve / Celui qui cueille ce matin une grappe d'eau / Celle qui regarde le vieux mur aux noeuds de pierre / Ceux qui aiment les parues de villages / Celui qui parle de la passe-rose en connaissance de coeur /Celle qui entend la rumeur du rucher sans voir les essaims immobiles / Ceux qui hument la fraîcheur des cols sur les hauts d'Arolla / Celui qui se rappelle la Dame de Chandolin / Celle qui sortait de l'hôtel de bois avec sa Bible creuse dissimulant la fine fiasque / Ceux qui plient bagages et livres chers et tendres pensers / Celui qui traduit l'or doux du farsi / Celle qui en pince pour le bel infirmier Omar / Ceux qui surprennent l'aiguillée d'eau dans la fraîcheur de l'aube, etc.

  • Borgeaud l'oiseleur

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    En 1997 paraissait, sous le titre alléchant de Mille Feuilles, le premier de quatre tomes réunissant les proses éparses (sur la vie, Paris, peintres, romanciers, hauts lieux et riches heures) de l'écrivain, décédé en décembre 1998. 

     

     «  L’ écriture est un art d'oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l'infini», écrivait Charles-Albert Cingria, dont on pourrait reprendre la belle définition pour qualifier la démarche de Georges Borgeaud, lequel fut son compère occasionnel et représente assurément son plus évident héritier littéraire. Tous deux partagent en effet, en catholiques gourmands, le goût et l'art du grappillage heureux dans les vignes du monde, tous deux sont de merveilleux causeurs que nourrissent indifféremment les plus simples choses dela vie ou les livres, les oeuvres d'art, le génie des lieux ou les minutes heureuses de notre déambulation terrestre. 

     

    images-21.jpegL'œuvre de Cingria fut peut-être plus foncièrement originale que celle de Georges Borgeaud, apte à ravir en revanche un plus large éventail de lecteurs. Ceux-ci connaissent évidemment ces «classiques» que figurent Le Préau (Gallimard, 1952), La Vaisselle des Evêques(Gallimard,1959) ou Le Voyage à l'Etranger (Grasset, 1974), relevant de la fiction autobiographique, mais peut-être est-ce ailleurs que le meilleur de l'art de la digression propre à Borgeaud aura cristallisé: dans les chroniques d'Italiques (L'Age d'Homme, 1969) ou dans LeSoleil sur Aubiac (Grasset, 1986), et enfin dans la kyrielle de textes éparpillés de journaux en revues que la Bibliothèque des Arts, par les soins de Martine Daulte, a entrepris de réunir en quatre volumes dont le premier vient de paraître. 

    Parlant de lui-même dans le Dictionnaire de Jérôme Garcin, où les auteurs étaient appelés à consigner leur propre bilan posthume, Georges Borgeaud notait ceci de bien significatif: «Il avait taillé la flûte dont il jouait dans le concert littéraire dans un roseau des marais de la mémoire d'où il tirait la substance de ses partitions et de ses thèmes parmi lesquels les plus obstinés: l'éloge de la solitude et du silence, de l'indépendance absolue, du vagabondage de l'esprit et du corps.» Et de se comparer au merle «dont le jabot ne contient que de brèves, mélancoliques et répétitives variations sur un ton mineur où l'amour, bien entendu, trouve ses notes mais aussi les accents de la peur, de la colère, de la protestation et les roulades de la moquerie et du rire». 

    Le chant et l'effusion 

    C'est encore d'oiseaux qu'il est question dans la préface de Frédéric Wandelère, collectionneur d'appeaux comme l'est aussi l'écrivain,qui rappelle que le protagoniste du Préau s'appelle Passereau et souligne la récurrence du thème dans ces chroniques, de merles en buses et jusqu'au crapaud-flûte que le contemplatif du Lot écoute la nuit dans son pigeonnier.

    AVT_Georges-Borgeaud_7564.jpegÀ Paris, c'est un merle qui annonce dès février le printempsà Borgeaud dans les frondaisons du cimetière de Montparnasse qu'il voit, de sesfenêtres, s'étendre sous la lune comme «une ville sainte de livre d'heures», et le préfacier note alors: «Le merle est un de ces autres passereaux, qui chante invisible au-dessus des tombes et se tait quand le regard, porté par des jumelles, le touche. Il marque un de ces moments d'effusion silencieuse qui font tout le prix de ces textes.» Ceux-ci sont très variés et constituent, avec les beaux (parfois très beaux) dessins de Pierre Boncompain, non seulement un recueil des écrits que Borgeaud a publiés en un peu moins de vingt ans (de 1950à 1969) à diverses enseignes (N.R.F., Gazette de Lausanne, NouvellesLittéraires, etc.), mais une sorte de florilège du goût et de chronique nonchalante ponctuée de pointes admirables. 

    Comme toute une famille sensible rassemblée par Jean Paulhan, Georges Borgeaud était capable d'élever le genre du libre propos (sur quelque sujet que ce fût: les escargots, les emballages, les anges, la lumière de Vermeer ou la passion des étudiants d'Urbino pour Brigitte Bardot) à un niveau qui nous les conserve jusqu'aujourd'hui en parfait état de fraîcheur. La culture n'est jamais ici brillance extérieure mais élément d'un tout vivant, sédimentation d'expériences et de sentiments éprouvés, mille-feuilles du cœur et de l'âme. Cingria, lui encore, disait qu'«observer c'est aimer»... 

    Or Borgeaud aime beaucoup en détaillant ce qui requiert sa curiosité sous sa loupe d'enfant demeuré: sa visite à «un certain» Ramuz, le dortoir de collège catholique qu'il revisite pour évoquer la crainte romande du bonheur des corps, la balade inspirée (par quelques fioles partagées avec Jacques Chessex) qu'il restitue dans L'Embouchure aux buses, ses belles approches de peintres (Soulages et de Staël, en particulier), ou ses méditations plus personnelles, composent un ensemble frémissant d'intelligence sensible et d'alacrité cocasse, truffé de ces adjectifs inattendus ou de ces trouvailles (ces poules qui traversent le blé en herbe «comme des sampans»...) auxquels on reconnaît l'art de l'oiseleur.J

    Georges Borgeaud. Mille Feuilles, tome I. Textes réunis par Martine Daulte. Préface de Frédéric Wandelère. Dessins de Pierre Boncompain. La Bibliothèques des Arts, 284 p.

     

  • Le vent se dégonfle

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    À propos du dernier film d'Hayao Miyazaki, mélo de poétique amnésie.

     

    D'aucuns voient en Le vent se lève, dernier film (au sens propre à ce qu'il annonce) du maître de l'animation japonaise, un chef-d'oeuvre. Ah bon ? Ils ne confondent pas avec Le vent se lève de Ken Loach, cette sombre merveille avérée ? Que non pas: ils parlent bien de cette espèce de romance édulcorée et niaise, sur fond d'Histoire poétisée, qui évoque la destinée d'un présumé génie de l'aéronautique japonaise assimilé à une sorte de Petit Prince amoureux d'une brebis pleurétique.

    Bien entendu et ça crève l'écran de part en part: Miyazaki est un merveilleux manipulateur d'images animées, comme il l'a prouvé maintes fois et, plus précisément, dans Nausicaa de la vallée du vent (1984), Le voyage de Chihiro (2001)  ou Le château ambulant (2004), notamment. Dans la foulée de Walt Disney, il a fait de l'animation japonaise, empruntant à l'esthétique des mangas et la dépassant, un art fascinant.  Dans Le vent se lève, la poésie plastique du genre nous vaut d'ailleurs, encore, de grands moments, notamment dans l'évocation prenante, au début du film, du tremblement de terre de 1923, ou dans les mouvements célestes d'aéroplanes, les déploiements de magnifiques paysages, la dramaturgie plastique des plans ou la perfection picturale de l'ensemble. Il y a du limpide livre d'enfance dans Le vent se lève, et d'une sorte de rêverie mélancolique sur la solitude de l'Artiste. Soit.

    Mais on s'embête, aussi, là-dedans. Et c'est très long. Et c'est assez vide finalement si l'on songe à la terrible époque traversée.    

    On sait que Miyazaki n'a pas toujours été "au-dessus de la mêlée", et que la tragédie japonaise: il connaît. Mais ici, pour qui ne saurait rien de  son passé, ni du passé du Japon, Le vent se lève paraît décidément un filet d'air bien suave et bien inconsistant, en contraste absolu avec une histoire lourde.

    De quoi s'agit-il en effet ? De la carrière de Jiro Horikoshi, as de l'ingéniérie aéronautique japonaise auquel on doit, entre autres "merveilles", l'invention du Chasseur zéro. Le personnage, dans le film,  est du genre rêveur candide au possible, la réalité la plus dramatique qu'il vit lui apparaît sous forme de songes, et nous le verrons dessiner un bombardier tandis que sa fiancée tuberculeuse lui tient la main. Certains voient en lui l'exact équivalent du cinéaste non moins "rêveur". Autant dire que le constat s'aggrave !

    À un moment donné notre jeune prodige nippon se retrouve en Allemagne hitlérienne pour se documenter  sur la technologie habile des bombardiers Junker. Dans une vague brume, le temps d'une séquence-éclair, il semble qu'une espèce de bande poursuive une espèce de fuyard, peut-être juif ? Ce n'est pas sûr. Pas plus que n'est sûr le scrupule du charmant myope rêveur à l'instant de modéliser  des armes de destruction massive.

    Autant dire qu'il y a prescription et que ni Pearl Harbour, ni les kamikazes, ni Hiroshima n'ont plus lieu d'être cités dans un film célébrant, n'est-ce pas, le rêve de voleter et les fleurettes du poétiquement correct...   

    Vous appelez ça chef-d'oeuvre ?

      

     

  • Ceux qui se poncent le nain

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    Celui qui triomphe dans ses bretelles ornées d'Edelweiss / Celle qui exulte à l'idée qu'enfin on va se retrouver entre soi / Ceux qui n'iront plus à l'étranger qu'en Suisse et encore pas dans les cantons qui votent mal / Celui qui recommande à ses compatriotes de construire un Mur pour ne plus entendre les lamentations des pauvres qui travaillent pas en Europe et surtout en Afrique / Celle qui se réjouit de revoir les cabanes de saisonniers italiens tellement pittoresques / Ceux qui sont rassurés vu que l'année passée encore on a vu un Sénégalais à Lucerne / Celui qui est content de la fessée donnée au Conseil fédéral où il n'y a plus que des femmes / Celle qui se réjouit surtout de voir nos PME tirer encore plus la langue vu que son ex en a une / Ceux qui entonnent le nouvel hymne du Réduit national restauré / Celui qui va demander l'asile à ses amis noirs de la diaspora lémanique / Celle qui se dit enfin bon débarras avec toutes ces maisons mal habitées / Ceux qui ont voté deux fois NON sans se faire d'illusions sur l'Europe du fric et la mondialisation du profit à laquelle participent les pontes de l'UDC et de l'UBS / Celui que la nouvelle culture helvético-mondiale du barbecue et du jacuzzi privatif fait gerber / Celle qui trouve que la Suisse du repli a son charme surtout vue de son loft de Monaco / Ceux qui ont voté deux fois OUI juste pour voir / Celui qui estime qu'on devrait limiter le droit de vote à ceux qui pensent comme lui / Celle qui pavoise dans son carnotzet où elle va passer des k7 de Ted Robert  toute la nuit avec tous ses amis marqués CH ou CFF sur la fesse droite / Ceux qui ne mangeront plus désormais que de la viande Blosher / Celui qui déplore aujourd'hui qu'on ait donné le droit de vote aux femmes et d'ailleurs même aux homme si ça se trouve / Celle qui se dit qu'avec les contingents d'étrangers l'invasion des Chinois se fera dans l'ordre / Ceux qui disent à celles qui ne sont pas contentes de rallier le Parti Qui Gagne / Celui qui trouve que la fondue à l'immigration massive dessert la tradition du moitié-moitié / Celle qui pense UDC et rêve UDC sans oser avouer qu'elle chie UDC vu qu'elle est bien élevée / Ceux qui ne feront pas un fromage d'une moitié de vieille croûte qui sent le renfermé, etc.      

     

  • Ceux qui cassent du pédé

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    Celui qui dans le préau traite toutes les filles de pédées /Celle qui enjoint son petit garçon d'avoir autant de couilles qu'elle / Ceux qui boxent leurs fils pour pas qu'ils virent fiotes / Celui qui estime qu'il faut tolérer les homos vu que c'est pas leur faute et pour peu qu'ils fassent ça entre eux / Celle qui objecte que la tolérance y a des maisons pour ça / Ceux qui pensent que les tendances sont essentiellement imputables à la mère ou alors au père s'il est pas normal ou aux deux s'ils boivent / Celui qui avait couché avec sept filles et sept garçons avant d'entrer dans les ordres où il n'a plus eu le choix / Celle qui est restée fiancée au Seigneur pendant des années avant d'épouser un Breton / Ceux qui sont trop bons vivants pour aimer les pédoques / Celui qui est déclaré spécial vu que c'est toujours lui qui ramasse les coups / Celle qui a la maladie des caissières et en plus un fils qui se dandine comme une gazelle / Ceux qui ont l'alcool méchant et s'énervent dès qu'ils voient un Arabe ou un étudiant trop bien coiffé  / Celui qui dit volontiers ferme ta gueule tarlouze pour bien montrer qu'il n'en est pas / Celle qui préfère la compagnie des femmes sans se sentir plus engagée que son mec qui aime bien les pianistes asexués / Ceux qui estiment que le crime n'est pas de faire mais d'être et plus encore d'avoir l'air /Celui qui a fini par croire qu'il l'était à force de se l'entendre reprocher / Celle qui a toujours pensé que Sartre était pédérasque / Ceux qui diffusent de faux bruits les concernant pour en goûter les retours et détendre l'atmosphère, etc.

      

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    (Cette liste a été notée en marge de la lecture d'En finir avec Eddy Bellegueule, très remarquable roman d'Edouard Louis constituant une plongée dans la misère sociale et mentale d'une province économiquement sinistrée - où l'on voit un écrivain de 21 ans prendre le relais du réalisme noir d'un Louis Guilloux ou d'un Calaferte)               

  • Des Suisses au Rwanda

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    Vingt ans après le génocide, Thomas Isler et Chantal Elisabeth ont documenté les relations entretenues avant celui-ci par  la Suisse coopérante et le Rwanda, dans un film intéressant  à découvrir ces prochains jours: Nous étions venus pour aider...

     

    Isler02.jpg"Nous n'avons rien vu venir",  pourraient-ils dire. Pas plus sur le terrain que dans les bureaux de Berne. "Je connaissais le passé du Rwanda, mais jamais je n'aurais pensé, ni aucun de nos collaborateurs,  que les conflits ethniques passés aboutiraient  à un tel génocide", constate un cadre de la coopération au développement. "Nous avons peut-être été naïfs ?", se demandera un autre coopérant suisse. "Peut-être avons-nous péché par angélisme ?", ajoutera-t-il avant de constater qu'une certaine mentalité "boy-scout" marquait les esprits et les comportements. Et le même constat "innocent" pourrait être fait par tous ceux qui se retrouvent dans le film éponyme de Thomas Isler et Chantal Elisabeth: "Nous étions venus pour aider"...

     

    Isler01.jpgLes Suisses ont-il été, de façon passive, involontaire ou inconsciente, les complices du génocide de 1994 ? C'est la question que posait implicitement l'écrivain Lukas Bärfuss dans un livre paru il y a cinq ans, intitulé Cent jours, cent nuits (L'Arche, 2009), dont le protagoniste avait travaillé, dès 1990 à Kigali, au service de la Direction du Developpement et de la Coopération (DDC) pour l'aide humanitaire, et qui resta sur place après le départ de ses collègues. Ainsi qu'il le remarque lui-même, le personnage n'est pas inquiété par les milices hutus au motif qu'il est perçu, autant que  les Suisses depuis une trentaine d'années, comme un "collaborateur". Sinistre appellation, rappelant évidemment les "collabos" français, mais dont il faut douter de la validité en l'occurrence. Et pourtant, au fil des témoignages égrenés par le film de Thomas Isler et Chantal  Elisabeth, le terme de lâcheté reviendra à diverses reprises.

    Isler07.jpgCela étant Nous étions venus pour aider n'a rien du réquisitoire, et c'est le moins qu'on puisse dire. Ce n'est pas un film politique non plus, malgré certaines situations liées aux menées du Pouvoir rwandais.  Le film focalise son attention sur un grand projet de coopération, incluant l'entreprise de distribution de biens alimentaires TRAFIPRO et le développement de banques populaires. Or l'évolution, à travers les années, de la gestion de la TRAFIPRO, documentée par les témoignages de divers cadres blancs ou noirs, est marquée par la soumission graduelle de sa direction au pouvoir politique, à l'indignation de plusieurs coopérants suisses et contre l'avis de certains cadres rwandais.

    Isler01.jpgEn clair, et dès 1973, l'entreprise TRAFIPRO se trouve "épurée" de nombreux Tutsis. Or ce premier acte clairement raciste, et ses répercussions auprès des Suisses, fait apparaître le clivage entre ceux qui, n'admettant pas l'arbitraire de la mesure visant des employés qualifiés, protestent ou démissionnent, et les autres qui préfèrent invoquer une "affaire interne" entre Rwandais. Dans la foulée, on suit les tribulations d'un génie des chiffres rwandais devenu responsable financier de la TRAFIPRO après un stage à Lausanne, et que son appartenance ethnique désigne aux foudres du pouvoir qui le fait incarcérer pendant une année. Un cadre alémanique de la TRAFIPRO lui rendra visite dans le cul de basse-fosse où il a été jeté sans autres protestations "officielles", mais un tel drame personnel ne pèse guère au vu de l'épouvantable massacre qui se prépare.

    Isler05.jpgD'une certaine manière, notamment en ce qui concerne la fameuse neutralité helvétique, le film de Thomas Isler et Chantal Elisabeth rappelle Mission en enfer de Frédéric Gonseth, qui fit parler les anciens collaborateurs de la Croix-Rouge directement confrontés au génocide nazi et sommés de se taire. La grande différence, en l'occurrence, tient au fait que les coopérants suisses au Rwanda ne pouvaient effectivement se douter de ce qui se préparait avant d'être rapatriés d'urgence, et que les tenants et aboutissants du génocide des tutsis ne sont pas comparables avec l'extermination planifiée des juifs d'Europe. D'un autre point de vue, le témoignage d'un coopérant allemand et de sa femme est également très significatif, notamment du fait que le couple (lui est un ancien gauchiste soixante-huitard) aura fréquenté de près le premier ministre hutu convaincu de crime contre l'humanité, tout en accueillant des réfugiés tutsis dans leur maison...

     

    Isler03.jpgConstitué de documents d'archives et de films personnels tournés par les protagonistes - avec un effet de réel désormais banal dans le cinéma documentaire -,  d'entretiens et de témoignages dont l'ensemble demande un certain effort de reconstruction de la part du spectateur, Nous étions venus pour aider à le premier mérite d'éclairer  une situation complexe, impliquant des individus de bonne volonté et de bonne foi, sans juger. Une consoeur alémanique a déjà rapproché au film son manque de position critique, incriminant en outre l'"effrayante naïveté" des coopérants. Le jugement est facile de l'extérieur et après coup, comme on l'a vu dans Mission en enfer. On peut aussi ironiser sur le fait que la DDC ait "revu sa politique" après la tragédie rwandaise, mais cela relève d'une autre façon de condamner à bon compte. Le mieux est de voir ce film, qui sera commenté ce dimanche après sa projection publique à Genève et Lausanne, et de lire ensuite Cent jours, cents nuits, de Lukas Bärfuss, quitte à corser le débat  a posteriori,vingt ans après...       

     

    Isler04.jpg AVANT- PREMIERES et DEBATS 

     Dimanche 9 février 2014

     Genève  Cinéma Bio 11h00  

    Projection suivie d'un débat avec : 

    - Chantal Elisabeth,  co-auteure du film

    - Cornelio Sommaruga , anc. président du CICR 

    - Frank West , anc. coopérant DDC

    - Mathieu Humbert , historien UNIL

     

    Lausanne  Zinéma  16h00    

    Projection suivie d'un débat avec :  

    - Chantal Elisabeth, co-auteure du film

    - Mathieu Humbert , historien UNIL

     

    AU CINEMA

    Sortie au Suisse romande le 12 février 2014

     

     

    Synopsis  de Nous étions venus pour aider 

    Rwanda 1973 : un matin, on trouve, placardée sur la porte d'entrée du bureau de l'aide au développement suisse, une liste de noms de Tutsis auxquels est signifié le licenciement, avec effet immédiat de la coopérative TRAFIPRO. Les coopérants suisses sont indignés de ces mesures racistes. Mais aucun ne s'y oppose, de peur de compromettre un projet  à succès.

    20 ans plus tard, l’histoire se  répète et  débouche sur un génocide qui fit plus de 800 000 victimes. Cette catastrophe aboutira à une réorientation de l'aide au développement suisse et à son retrait temporaire du pays. Le film interroge des témoins de l'époque, suisses et rwandais. Il dresse un tableau des limites et dangers de l'aide au développement.

    Protagonistes

    Hubert Baroni, Jean-François Cuénod, Innocent Gafaranga, Othmar Hafner, Vincent Kamanda, Charles Mporanyi, Wolfgang Schmeling, Marianne Schmeling, Eric Schweizer, Erika Schweizer.

  • Ceux qui brouillent les cartes

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    Celui qui déjoue les plans de la servitude volontaire / Celle qui se floute par souci d'incognito / Ceux qui affectent la profondeur sans se mouiller / Celui qu'on n'arrive pas à situer ni lui non plus / Celle qui demande au prisonnier d'où il parle / Ceux qui savent que les images ne parlent qu'à certaines conditions le plus souvent métaphoriques / Celui qui a une dame de coeur dans son jeu dont le valet de pique le gratte / Celle qui enrage de buter sur ton Service de désinformation / Ceux qui ont toujours une indiscrétion de retard / Celui qui campe sur sa position de missionnaire / Celle qui ressent le danger du pluriel aveugle / Ceux qui se réclament de la lutte des classes de neige / Celui qui affronte les illusions de groupe / Celle qui connaît l'inintelligence collective / Ceux qui aiment travailler ensemble mais pas de trop près / Celui qui s'est toujours défié de l'expression "des nôtres" / Celle qui groupille dans son coin / Ceux qui se disent "de la fine équipe" et concluent que les autres sont "plus à plaindre qu'à blâmer" / Celui qui a évité l'encamaradement même en mai 68 / Celle qui a chopé une groupustule à la réu de la section Femen / Ceux qui manient tous les codes en qualité de présentateurs de télé à sourires vendeurs / Celui qui obéit à ses neurones miroirs à l'imitation des macaques / Celle qui est sensible au folklore de groupe si possible avec accordéon / Ceux qui se fondent dans le groupe tels d'effervescents comprimés d'optimisme chimique / Celui qui n'en finit pas de craindre d'être mis à la porte alors que l'école a été remplacée par un bowling géant / Celle qui ose ses rêves après essai à blanc / Ceux qui passent pour des traîtres alors qu'ils reprennent juste leur enfance retenue en otage par le groupe /  Celui qui ne démonte que pour reconstruire / Celle qui assume son drôle de rôle / Ceux qui puent la fonction et même l'organe / Celui qui joue son rôle d'outsider par soumission au groupe / Celle qui  ne se reconnaît que dans ses impros / Ceux qui se sentent libres dans le grand orchestre de délire symphonique, etc.   

    Peinture: Lupertz.



  • Ceux qui ont mauvais genre

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    Celui qui se réclame de la théorie du gendre /Celle qui postule que la ministre siège sur une fauteuille / Ceux qui ne sont pas du genre à distinguer leur sexe vu qu'ils se cherchent encore à l'état de particules élémentaires lisant Houellebecq en cachette / Celui qui est franchement bicurieux en matière contextuelle / Celle qui prône le sexe à option selon l'orientation du pupitre du (ou de la) prof par rapport à La Mecque / Ceux qui reprochent à leur cousine Fernand-Auguste de n'avoir pas fait son coming out en famille avant son passage chez Ruquier / Celui qui se sent très Jules et Jim avec les deux Dominique / Celle qui pratique l'inquisition transgenre /Ceux qui ont pris le Transsibérien sans changer de train / Celui qui assume sa ressemblance avec tout un chacun et plus si affinités / Celle qui souffre terriblement de son coupable penchant pour sa tortue Anatolia d'orientation sexuelle différente à ce que dit le pasteur protestant favorable à l'accueil baptismal des hamsters et autres soeurs en Christ / Ceux qui détendent l'atmosphère en changeant de genre comme de chemise /Celui qui a toujours assumé sa différence sauf au trampoline où sa jambe de bois le gênait ça faut reconnaître / Celle qui confesses ses rêves strictement hétéros à ses camarades du groupe de conscience des Lesbiennes Libérées de Limoges (LLL) qui vont travailler le sujet / Ceux qui affirment pièces en mains que la théorie du genre véhicule la légitimation de la manuélisation sexuelle collective sur les toits des établissements scolaires au déni de toute scientificité / Celui qui se donne un genre sans qu'on remarque lequel / Celle qui est plus cool en drag queen qu'en marcel / Ceux qui sont ouverts à tout après la fermeture des guichets / Celui qui est à la fois croyant et pratiquant homo qui s'assume à tous les niveaux en tant que socialiste hollandais tendance open minded / Celle que toutes les théories ont toujours amusée y compris cele d'un Dieu tirant un mec de la pomme d'Eve d'une meuf / Ceux qui politisent les débats pseudo-scientifiques en sorte d'élever le débat / Celui qui estime que la liberté inclut la reconnaissance du macho timide et de la brodeuse typiquement féminine mais qui n'ose pas le dire / Celle qui a fait sa troisième cure transgénique tout en restant fidèle à l'Opel Kadett / Ceux qui renvoient dos à dos les hystériques du débat-qui-nous-concerne, etc.   

  • La Suisse russe

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    Largement reconnu en Russie, le romancier Mikhaïl Chichkine, établi à Zurich, a suivi les traces de ses compatriotes dans notre pays. Une vraie saga !  

     

    Dans le grand roman  qu'on pourrait intituler  "Le voyage en Suisse", les Russes alignent la distribution de personnages la plus fantastique. Les uns s'exaltent devant ce "pays de nature pittoresque, terre de liberté et de prospérité", tel Nikolaï Karamzine qui lança le mouvement vers 1790 en disciple de Rousseau. D'autres seront plus critiques, voire féroces. Tolstoï s'exclame ainsi que "les Suisses ne sont pas un peuple poétique". Et l'anarchiste poseur de bombes Netchaïev: "On s'ennuie mortellement ici"...

    Dosto.jpgDe Dostoïevski claquant au jeu les roubles de son ménage, à Lénine rêvant de révolution entre Genève et Zurich, en passant par  Nabokov (ennemi juré du Bolchevik) qui chasse le papillon dans les Préalpes, toutes les Russies se mélangent en Suisse sans frayer beaucoup, il faut le souligner, avec l'habitant. Ainsi peut-on bien parler d'une Suisse russe, comme l'a illustré le romancier moscovite Mikhaïl Chichkine dans une fresque passionnante aux mille anecdotes. Le tableau fait peu de place aux échanges idéologiques ou politiques qui se firent parfois entre Suisses et Russes, privilégiant les figures révolutionnaires  à la Lénine, Bakounine ou Kropotkine, sans les idéaliser.

    Or quoi de commun entre la Russie et la Suisse ? "D'un côté, un sixième des terres du globe et de l'autre, une tête d'épingle sous les cieux, tous deux unis par un invisible nerf tendu", écrit Mikhaïl Chichkine. Pourtant, "dans ce "pays-station-balnéaire"  se produisent des événements qui auront des conséquences fatidiques sur le destin du "pays-empire". Ici, des cerveaux donnent naissance à des idées qui, à des centaines et des milliers de verstes de Bâle et de Lugano, se transforment en livres, en tableaux, en exécutions d'otages. Dans le silence des bibliothèques de Zurich et de Genève sont concoctées des recettes d'après lesquelles sera préparée une bouillie sanglante pour des générations affamées"...

    La Suisse russe, c'est ainsi le paradoxe d'une intelligentsia qui n'apprendra rien de la démocratie helvétique.  Dostoïesvki, passant à Genève, détestera les "petits malins" de l'émigration révolutionnaire, sans rien comprendre pour autant à notre pays.

    Chichkine2.jpgLa Suisse russe passe donc par Zurich, où se réfugiera (notamment) Chagall, dont les vitraux légendaires ornent la Fraumünster; et c'est là que Soljenitsyne vivra son premier exil. Là aussi que Mikhaïl Chikchine lui-même s'est établi en 1995, partageant la vie de la traductrice   Franziska Stöcklin et lui-même employé comme interprète à l'accueil des requérants d'asile. Or cette fonction a fourni, au puissant romancier qu'il est assurément,  l'inappréciable matériau humain qu'il a filtré dans le plus beau de ses livres, Le Cheveu de Vénus, écrit à Zurich en russe et traduit en plusieurs langues.

    Né en 1961 à Moscou en pleine guerre froide, l'écrivain, fils de prof de lettres divorcée et membre du Parti, a été marqué dès son adolescence par la lecture (clandestine) de Pasternak et Soljenitsyne. Sa première passion littéraire européenne fut Max Frisch, qui nous fait alors retrouver "sa" Suisse évoquée, une première fois, dans un autre livre remarquable intitulé Dans les pas de Tolstoï et Byron.    

    Tsvetaeva.jpgLa Suisse russe de Mikhaïl Chichkine passe également par Berne et les Grisons, le Tessin (bonjour Kandinsky !) et les Ormonts, le château de Chillon où Gogol grava son nom avant de situer un épisode des Âmes mortes à Vevey, et enfin Lausanne où l'on retrouve tout un monde insoupçonné de princes déchus et d'étudiants hâves, le philosophe Vladimir Soloviev (de passage) ou la géniale Marina Tsvetaeva.

    La boucle se refermant en nos murs, l'on rappellera enfin que c'est à Lausanne, à l'enseigne des  éditions L'Age d'Homme, que le meilleur de la littérature russe a été traduit, de Pouchkine à Vassili Grossman, ou du prodigieuxPetersbourg d'Andréi  Biély (qui fut aussi notre hôte) à L'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev dont le souvenir de la présence hante de mythiques soirées...

     

    Mikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Traduit par Marilyne Fellous. Fayard, 516p.

     

     

    Mikhaïl Chichkine en dates

    1961 - Naissance à Moscou. Parents divorcés. Premier roman à 9 ans sur le thème de la séparation (une page !)

    1995 - S'établit à Zurich avec Franziska Stöcklin. Un enfant.

    2000 - Prix du canton de Zurich pour la version originale de  La Suisse russe. Prix Booker russe pour La prise d'Izmaïl, traduit chez Fayard.

    2005 - Dans les pas de Byron et Tolstoï: du lac Léman à l'Oberland bernois. Noir sur blanc. Prix du meilleur livre étranger (essai).

    2007 - Le Cheveu de Vénus et La Suisse russe, traduits chez Fayard.

    2012 - Deux heures moins dix, roman, chez Fayard.

     

    Ce papier a paru dans le quotidien 24Heures ce samedi 1er février 2014.

     

  • Mémoire des eaux

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    Avec Gens du lac, Janine Massard rend hommage à deux "justes" vaudois qui prêtèrent la main à la Résistance, à l'insu de tous...

     

    Massard03.jpgC'est un livre humainement très attachant que Gens du lac de Janine Massard, qui nous vaut également une chronique d'un grand intérêt historique et une oeuvre littéraire originale par sa façon de transcrire le langage et la mentalité des riverains romands du Léman.  

    Ce grand lac, que se partagent Romands et Français, est ici bien plus qu'un décor débonnaire de carte postale: le lieu de furtifs trafics nocturnes qui s'y poursuivirent quelques années durant pendant la Deuxième guerre mondiale, et par conséquent le  miroir d'une époque. En juillet 1941, par exemple, un certain Pierre Mendès-France le traversa nuitamment pour se réfugier sur la côte vaudoise. Puis, dès 1942-43, les passages clandestins s'y multiplièrent au bénéfice de civils, souvent juifs, à l'insu des douaniers et de la garde territoriale suisse, et dans une atmosphère de secret liée au risque latent de délation. De fait, même si les partisans déclarés du nazisme restaient minoritaires en Suisse,  les faits de résistance étaient souvent mal vus du commun, encouragé à la méfiance par les autorités.

    Sur cette période délicate que nos écrivains ont peu traitée, mais qu'une importante série de films (21 documentaires par 13 cinéastes sur les témoins de ces temps de guerre) a déjà éclairée, le livre de Janine Massard apporte un témoignage intéressant en cela qu'il ne révèle pas tant les actes méconnus de deux "héros", mais le courage discret de deux pêcheurs vaudois prêtant fraternellement la main à leurs collègues savoyards.  Tels furent le père et le fils Gay, tous deux prénommés Ami, le plus jeune gratifié du surnom de Paulus en mémoire d'un fameux chansonnier parisien, dont les services d'"agents secrets" furent cités à l'honneur en 1947 par le préfet de l'Isère, chef départemental FFI.  À préciser cependant que ces faits de résistance ne sont qu'un fil de la trame narrative de Gens du lac, qui vaut surtout par l'évocation de toute une époque et notamment du côté des femmes.

    Une belle évocation nocturne marque l'ouverture de Gens du lac, où l'on voit Ami père, le "patron" pêcheur, emmener son Paulus sur le lac dont la présence imposante, voire dangereuse pour qui lui manquerait de respect, dicte ses règles dans un climat souvent mystérieux. Janine Massard rend bien cette magie et, d'emblée aussi, le compagnonnage un peu fantomatique des pêcheurs des deux rives se saluant amicalemnt ou s'emmêlant les filets quand "ça tourne par dessous"...

    Avant de revenir aux années de guerre, Janine Massard brosse les portraits de Paulus,  le fils unique beau comme un acteur américain mais que sa mère traitera à la dure, et de son père qui, en sa propre jeunesse a fait "le tour des pénuries", notamment domestique en France dans la famille Colgate où il rencontre sa future épouse Berthe, bonne de son état mais d'une redoutable ambition. Au fil des chapitres, on verra d'ailleurs s'accuser les traits d'un véritable personnage balzacien de despote familial.

    Né en 1909, Ami fils, dit Paulus, sera marqué, dès sa jeunesse, par la figure de Jean Jaurès, et comptera parmi les premiers socialistes engagés de sa bourgade. Dans la foulée, Janine Massard se plait à railler l'effarouchement des bourgeois du cru devant ces avancées des "rouges". Quant à Ami père, pragmatique, taiseux et plus ou moins soumis à son dragon conjugal, il se tiendra à l'écart de la politique active.

    La période centrale de Gens du lac reste la guerre aux années plombées par les restrictions et l'absence des hommes mobilisés, qui permet en l'occurrence à dame Berthe de tyranniser sa belle-fille Florence, jeune femme de Paulus, de manière harcelante et des plus mesquines, dans le genre "femme du peuple" se la jouant marquise...

    Aux deux tiers du récit, la chronique historico-familiale se fait plus personnelle, Janine Massard "sortant du bois" pour endosser le récit des tribulations de Florence, sa tante dans la vie réelle,  et plaidant la cause des femmes réduites au silence. Le livre ne devient pas pamphlet pour autant, mais la soif de justice, et combien d'indignations légitimes, entre autres douleurs et deuils, auront marqué tous ses ouvrages, dès l'autobiographiquePetite monnaie des jours, remontant à 1985.

     

    Comme une Alice Rivaz (ou l'autre grande Alice, Munro, dont elle est fervente lectrice), Janine Massard parvient à intégrer des thèmes historiques ou sociaux sans donner dans le prêche ni la démonstration, tant ses personnages sont incarnés et vibrants de sensibilité. Or il en va aussi de son subtil usage de la langue populaire, ressaisie dans ses intonations sans faire de la couleur locale, et qui excelle particulièrement en trois pages de délectable anthologie où surgit le personnage de Salade, vagabond philosophe rappelant le poète passant de Ramuz.

    Ainsi de la dernière apparition de cet "homme étrange" évoquant quelque clochard céleste: "D'habitude on se disait salut, bonne route, à la prochaine, mais cette fois Salade avait eu un geste évasif en direction des nuages plutôt bas, puis avait dit: "On verra... la mort s'amuse jamais là où on l'attend"...

     

     

    Massard06.jpgJanine Massard. Gens du lac. Editions Campiche, 191p.