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Mémoire vive (23)

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Il y a un maléfice du pouvoir assené et sans cesse réaffirmé, comme il y en a un de la propension à tout défaire de ce qui a été fait, à tout étouffer de ce qui respire, à tout rabaisser de ce qui émerge, à tout ternir de ce qui s’épanouit.

 

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Dans le roman, la question, la difficulté, mais aussi le plaisir est de trouver le passage d’une phrase à l’autre, d’un paragraphe à l’autre.

 

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Cap d’Agde, ce 5 juin 2006. - -Il y a une année, jour pour jour, que j’ai entrepris la mise en ligne  quotidienne de mes Carnets de JLK, comptant aujourd’hui 744  textes et visités chaque jour par quelques centaines de lecteurs plus ou moins fidèles  (1308 visites en juin 2005, et 12505 en avril 2006) dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns.

Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de  goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane,vide ou vulgaire qui s’étale sur la Toile, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement, sérieusement, ou joyeusement selonles jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir des carnetscomme  je m’y emploie depuis 1966,d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densitécroissantes.

 

A la différence de carnets ordinaires, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur. L’écriture en public m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à mes seuls proches. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabiliséd’une manière ou de l’autre.

 

Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de «tout» dire. Ainsi certaines lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa franchise.

Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire partagée entre l’écriture continue et la lecture,l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture« interactive » de plus.

 

Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation, et sans être dupe de la « magie » de telle ou tellenouvelle technique, je n’en ai pas moins volontiers emprunté à celle du blog sacommodité et sa fluidité, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la« bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante, à l’ordinateurfeutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit :il en est l’extension dont il s’agit de se préserver des parasites. 

Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrirecomme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil blog,entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mongrand frère !), et le laboratoire ouvert au tourbillon diffus et profus del’Hypertexte.

 

Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance de plus en plus organisée des régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce…

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Il est un trait de caractère que j’ai de la peine à supporter, et c’est la mesquinerie; la bêtise et la mesquinerie; et la jalousie aussi : lamesquinerie, la bêtise et la jalousie.

 

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Chacun, devant la mort qui s’avance, réagit selon sa sensibilité et en fonction de son expérience, et nul ne peut en juger. Celui-ci a l’airfroid et indifférent, mais sait-on ce qu’il ressent en réalité ? Et celle-làqui pleure, qui dira ce qui la fait vraiment pleurer ?

 

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Soutine3.JPGLa chair de cette femme de Soutine coule dans la maille d’un ocre rose veiné de bleu et ses lèvres sont déjà là comme un souvenir de baiser retenu d’une main molle.

Je lui sens le sexe partout, elle n’aurait pas eu besoin d’ôter son béret de surveillante d’internat ni son caraco, je lui sais lesmollets d’une marcheuse et les chevilles des gardiennes de chèvres dans la montagne aux loups.

Je lui fais face comme le Signor Dottor Pirandello à sa chèredémente, comme au groom de l’Excelsior que des messieurs invitent à des apartésdans les fourrures des hauts étages.

Je fais face à l’Humanité. Je me tiens au pied de la croix du Juif bouchoyé. Je prends naturellement, en ma paresse agitée, le parti des chienserrants et des enfants inquiets. A mon passage les paysages s’affolent. A monapparition les maisons se disloquent et les couleurs flambent. Je reste dumoins le scribe fidèle des visages et des livres de chair.

Tout est fixé, de fait, par mon regard aimant. J’aurais tout misen place avant d’être déporté, mais Dieu n’a pas voulu de moi. J’avais lagueule de finir à Auschwitz et c’est par hasard seulement que mes croûtes ontéchappé aux incendies.

 

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Katia9.JPGCe 8 septembre, jour de deuil - Notre chère Katia nous a quittés ce matin aux premières heures du jour. Ma bonne amie l’avait trouvée, hier soir, toute petite et jolie dans son lit,toute douce et paisible, après qu’on lui eut retiré toutes ses perfusions, et elle me dit avoir senti ce matin la délivrance avant que son frère ne nous annonce la nouvelle reçue de l’hôpital.

Malgré lefait que nous attendions vraiment cet envol, au point même de le souhaiter, lanouvelle m’a bouleversé sur le moment, cinq jours après que j’ai mis le pointfinal à mon roman Les bonnes dames, dont elle est l’une des trois vieilles fées sous lenom de Marieke, mais à présent c’est en toute sérénité, je crois, que nousallons vivre les adieux et ce deuil.

 

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tabucchi.jpgIl est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque,et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire- segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plusrimer avec toujours.

Aune époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par laScience, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou,plus modestement, le promeneur, le «déambulant» vacille un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec Unetelle ? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il ya tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

On découvre alors, par le poète, que les mots sont à la fois deschoses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent, les mots sont notre corps.

 

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Dans l’histoire du bien qu’il a griffonnée sur ses feuillets, le vieil Ikonnikov -figure à la fois humble et centrale de l’immense Vie et destin de Vassili Grossman -, après avoir remarqué que même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal, mais « pour son bien àlui », constate que la doctrine de paix et d’amour du Christ aura coûté, à travers les siècles, « plus de souffrances que les crimes des brigands et des criminels faisant le mal pour le mal ». Il n’en rejette pas pour autant le message évangélique mais oppose, au « grand bien si terrible » des nations et des églises, des factions et des sectes, la bonté privée, sans témoins, la « petite bonté sans idéologie », la bonté sans pensée que j’ai constatée pour ma part chez mon père et ma mère.

« C’estla bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain àun bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemiblessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. (...) En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats et du bien universel, en cetemps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui,s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pasdisparu ».

 

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Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le mueteffroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la premièrefois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je nepouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables quej’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine àtuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine àtuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chosed’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable etd’indicible mais de réel.

        

J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard,je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont jedécouvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du filmShoah. Mais ce que j’airessenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tientnon pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible,plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou deprothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes: cepull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur leslieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-ilsoudain…

 

Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentimentpersonnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes,je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : «D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement ditinfinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler.Ou en faire n’importe quoi».

 

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Toute notre enfance a été marquée par cette injonction : « Regarde ! » C’est l’essentiel, à mes yeux, de l’enseignement de mes parents, que nous avons transmis à notre tour ànos enfants, et je sais que nos enfants le transmettront à leur tour :« Regardez, mais regardez voir ! « 

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