Et pourquoi, je t’en prie, le petit pan de mur jaune de Proust ne pourrait-il pas être un grand pan de mur orange, ou le mur vieux rose d’un Motel de passe à graffitis noirs et verts – fais donc un effort, essaie d’expliquer ça à tes kids qui n’ont aucune idée de qui est Vermeer mais qui sauront aussi bien que toi, demain ou plus tard, ce que c’est qu’un souvenir perso ou l’impression que tu peux tout retrouver de telle ou telle année à travers tel ou tel détail, j’sais pas, la voix de Madonna sur fond de ciel de boîte de nuit la nuit où telle ou tel a rencontré le garçon ou la fille de ses rêves; ou le goût fade du Coca Zéro dans ce bar autoroutier de la Via Aurelia, cette autre année, quand Roméo à cru un quart d’heure qu’il perdait sa Giulietta, avant de la retrouver pour la vie…
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À La Désirade, ce 1er décembre 2011. - Commencé de lire ce soir Au point d’effusion des égouts, du jeune Quentin Mouron. Immédiatement saisi par sa matière verbale. Immédiatement convaincu que c’est un écrivain.
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Dès les premières pages d'Au point d'effusion des égouts, ni journal de voyage ni confession et les deux à la fois, le lecteur est pris par la gueule. L’enjeu est à la fois existentiel et poétique: le récit ne sera pas évasion mais invasion. Tout dans le détail. Le titre, emprunté à Antonin Artaud, dit à la fois le goût et le dégoût du monde. Ramuz disait autrement : « Laissez venir l’immensité des choses ». Et déferlent alors sensations, observations, notations.
Débarqué par le ciel rouge à Los Angeles, à peine sorti de l’enfance (« j’avais pour moi les sortilèges et les rondeurs, le sourire franc – la gueule d’une pièce »), le narrateur crépite : « C’est une erreur de chercher l’essence dans l’analyse, postérieurement, « au réveil ». Il faut sentir le soir même, toutes voiles dehors, le vent chaud du désert et l’émotion qui brûle la gorge – le feu du ciel. Et le délire ». Et de se dire alors « pas fait pour les voyages ». Comme il dira plus tard qu’il n’aime pas aimer ! Et de « céder aux anges » en tombant à la renverse...
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En pensant à ma rencontre de Quentin, avec lequel nous ne cessons d’échanger courriel sur courriel, je me dis que jamais je n’avais rencontré quelqu’un d’aussi vieux que je l’étais à son âge, aussi jeune que je le suis resté.
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À La Désirade, ce 31 décembre. - À la fin de cette année, marquée par la mort de Dimitri et tant de secousses voyageuses, je me sens pantelant, tout en ressentant plus fortement ce qui m'attache et bien plus: nous attache à la vie, à notre vie, avec ma bonne amie et nos enfants. Plus que jamais je récuse et vais m'opposer à la méchante pensée des vieilles peaux de nos âges, ou moins, ou pires, selon lesquelles tout a été fait et que plus rien n'est à inventer: qu'il n'y a plus qu'à tirer la passerelle. Baste avec ces éteignoirs: nos enfants et les enfants de nos enfants auront, sans doute, autant de peine que nous, mais combien de joies, comme nous, les attendent, combien d'émouvante beauté à venir, comme elles nous sont venues, combien de rêves à habiter, combien de ponts à jeter. Je dis alors l'un des plus beaux mots de ma connaissance: je dis le mot confiance.
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Celui qui constate que les affamés ont de grands yeux « étonnés de tant souffrir » / Celle qui entend dire qu’un enfant de moins de dix ans meurt de fin toutes les cinq secondes et compte le tas que ça va faire entre la bûche de Noël et la bombe glacée de Nouvel An / Ceux qui te disent comme ça que si les Africains ont faim c’est qu’ils baisent comme des lapins, etc.
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À La Désirade, ce 1er janvier 2012. - On allait passer à table. Ce serait le premier festin de l'année. Tout le monde se réjouissait. Le rabat-joie n'en finissait pas de me tarabuster mais j'ai fait comme si de rien n'était: je me la suis coincée.
D'ailleurs que pouvait-on bien faire de la bonne nouvelle balancée par le gâte-sauce, à savoir que toutes les cinq secondes un enfant meurt de faim ? Et comment la vivait-il lui-même à l'instant, le rabat-joie, sa joyeuse nouvelle ? Je l'imaginais au milieu des siens. J'entendais d'ici son rire de paysan bernois. Je me rappelais son téléphone de la veille pour me remercier du papier que j'avais consacré à Destruction massive, paru juste aprèsNoël, et que j'avais intitulé: Jean Ziegler sus aux affameurs.
Bref, je vais me goberger autant que les autres, et je parie que mon cher Jean a fait pareil , mais le rabat-joie n'en fera pas moins son chemin...
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La rencontre est à mes yeux l’un des mystères de l’existence, au même titre que ce qu’on appelle la création. Que tout puisse se transformer d’un jour à l’autre, dans notre vie,et que cela se fasse comme ça, par hasard, hors de toute volonté, par le seul fait d’une intersection non prévue : voici qui paraît à la fois merveilleux, confirmant que la vie a un sens, ou au contraire absurde, si l’on évalue lapart d’arbitraire qu’il y a là-dedans.
Miracle à vrai dire : que celle (celui) que j’attendais au fond de ma déprime soit apparu(e) précisément à ce moment où j’allais en finir. Et quelle dérision pourtant : une grève des transports en commun, un téléphone qui l’aurait retenu(e) à l’instant de quitter son studio semblable à un million d’autres (mais dans ce millions il n’y avait qu’elle ou que lui !), une brusque envie de me soulager qui m’aurait éloigné(e) de ce banc public, un détail et LA rencontre ne se faisait pas.
Or la rencontre s’est faite, et toute ma vie en a été changée. Plus j’y songe, et plus je me dis que cette rencontre devait advenir à ce moment-là, et qu’il n’y a là aucun hasard. Plus même, en me rappelant les autres rencontres décisives qui ont ponctué mon bout de chemin, j’en viens à penser qu’elles participent d’une espèce de plan secret qui ordonne ma destinée.
Mais comme cela paraît naïf ou prétentieux ! Pourquoi ne pas parler de prédestination tant qu’on y est ? Ou d’un divin entremetteur qui ménagerait à chacun THE Big Rencontre, en toute égalité et fraternité. Hélas c’est justement là que tout cloche, car LA rencontre est le cadeau le plus inégalement partagé qui soit. Tant de gens qui y avaient sûrement droit, et dont le préposé n’a pas daigné s’occuper un quart de seconde !
Cela étant, je me refuse à tout expliquer par le hasard. Il n’y aura jamais de science de la rencontre, mais une prescience me suggère qu’une occulte logique des désirs ou des aspirations, semblable aux lois qui ont fait émerger la vie et la conscience, le sentiment du beau ou la quête de la liberté, a bel et bien présidé à toutes les rencontres importantes qui ont transformé et vivifié mon existence.
Au même instant, en outre, je me rappelle que le moment magique de la rencontre ne serait rien s’il ne se prolongeait à l’instant ; et que l’éclat du miracle, la figure du mystère comptent moins, en somme, que tout un processus de fertilisation qui s’inscrit dans le temps.
Il n’est pas, à l’évidence, de vraie rencontre sans fécondation réciproque ni sans fruit vivant. Si je ne t’ai pas rencontré(e) pendant si longtemps, c’est que ma terre était une friche stérile ou que je n’avais rien à semer. Or, dans le temps ajouté au temps, il n’est pas non plus de vraie rencontre qui ne se travaille chaque jour. Tant de Grandes Rencontres présumées qui n’ont été qu’un éblouissement passionnel ou qu’une péripétie sociale. Et tant de rencontres, aussi, dans lesquelles nous croyons être engagés et qui s’épuisent ou s’étiolent au fil des jours faute d’être cultivées.
Autant dire que LA rencontre n’est rien si elle ne se plie au lent travail constant que suppose tout acte créateur. De la rencontre considérée, alors, comme un des beaux-arts…
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À Cap d’Agde, ce 17 mai. - Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir de naufragés en sursis…
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Quentin Mouron m’a étonné, puis il m’a intéressé, dès les pages initiales de son premier récit d'Au point d’effusion des égouts. Tout de suite j’ai constaté quelque chose de rare, et particulièrement chez les très jeunes écrivains de notre époque, dans ce texte certes imparfait selon les codes académiques, mais si riche d'observations et original d'expression, son écriture si nerveuse et si précise, curieusement hâchée et frénétique en apparence, mais comme tenue par-dessous, fautive mais voulue telle comme on parle aujourd’hui dans la rue ou par SMS, affirmant en tout cas une voix et une trempe - une tripe particulière et un ton tendrement teigneux. Tout de suite il m’a semblé qu’il y avait là un écrivain pur jus et peut-être d’avenir, non seulement à cause des traits immédiatement apparents de son talent hirsute, mais aussi du fait de l’émotion filtrant entre les lignes. Un thème lancinant y apparaît en outre, qui court de page en page et se déploie dans le deuxième livre de Quentin, Notre-Dame-de-la-Merci, pour en devenir le motif central et sombrement rayonnant, qu’on pourrait dire celui de l’amour qui n'est pas aimé. Or ce qui me frappe aussi, dans la modulation de ce thème, tient au fait qu’il soit quasi pur de toute sentimentalité alors même que sa lancinante évidence a quelque chose de déchirant.
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Celui qui parle et coupe ceux qui le coupent en aboyant : c’est moi qui parle / Celle qui dit : selon mon analyse / Ceux qui parlent trop même en se taisant, etc.
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À La Désirade, ce 30 juin. - Je me suis réveillé tôt l’aube ce matin sur un éclat de rire partagé avec ma bonne amie. J’étais encore tout habillé et nous avons évoqué mon retour épique de cette nuit, cuité et titubant, après la soirée passée à la rédaction de 24 Heures où nous avons fêté hier soir mon départ en retraite après plus de vingt ans passé à cette enseigne et deux autres décennies antérieures à LaTribune-Le Matin. Pour l’occasion, en réponse aux discours et autres charriages de mes chers confrères et soeurs, je me suis fendu d’un Je me souviens à la Perec qui a suscité maints échos chez certaines et certains…
Je me souviens de l’odeur du plomb...
Je me souviensde l’ombre massive sur le trottoir du localier Pijac…
Je me souviensde la pipe de MacDonald le reporter cantonal...
Je me souviensde mon premier reportage en Tunisie consacré aux débuts du tourisme de masse etqui m’a fait renoncer pour toujours à la lecture marxiste d’une situation concrète…
Je me souviens de mon arrivée nocturne à Kairouan où des milliers de petits téléviseurs diffusaient le discours du père de la nation sorti de l’hôpital...
Je me souviens du premier bar de la Tour ne fermant qu’à point d’heures…
Je me souviens des critiques de théâtre qu’on dictait le soir même aux linotypistes et qu’on appelait des tardifs...
Je me souviens du dîner que m’a offert le directeur des Galas Karsenty pour essayer de me faire mettre du miel dans mon jeune fiel…
Je me souviens d’avoir embarrassé Paul Loup Sulitzer en lui demandant des détails trop précis sur l’excellent roman Popov dont jene savais pas encor que c’était un autre qui l’avait écrit et qu’il n’avait visiblement pas lu…
Je me souviens de ce que me dit un jour Ménie Grégoire à propos des retraités dont l’un d’eux lui avait déclaré que ce qu’il y a de terrible dans la retraite est qu’on n’a plus de vacances...
Je me souviens des cinéastes romands réunis aux Journées de Sorrente en 1976 et discutant gravement le soir de la meilleure façon de toucher les masses en sirotant leur limoncello…
Je me souviens de mon entretien avec la diva Teresa Berganza qui m’a fredonné l’air de Musetta sur son canapé grenat…
Je me souviensde l’énorme ananas avec lequel je suis sorti de l’Hôtel Georges V après une conversation très arrosée avec Gore Vidal…
Je me souviensde l’interview la plus pénible que j’aie jamais faite avec un Michel Houellebecq aussi déprimé que déprimant…
Je me souviensd’avoir perdu notre fille Julie de sept ans dans la méga-foule du concert desStones à Frauenfeld que je devais couvrir pour la culturelle de 24 Heures…
Je me souviensdes plaintes des téléphonistes houspillées par Jacques Chessex…
Je me souviensde ma première rencontre avec Jean Ziegler après la sortie du Bonheur suisse qui a scellé notreamitié, et de sa question portant sur ma « fonctionnalité marchande dansle groupe Edipresse »…
Je me souviensde la dégaine de boxeur court sur pattes de Milan Kundera…
Je me souviens de la recommandation de Jacqueline de Romilly de ne pas interdire la télé aux petits enfants - et c’était la veille de son entrée à l’Académie française…
Je me souviens du choc éprouvé lorsque mon ordinateur m’a reproché pour la première fois mes LONGUES PHRASES…
Je me souviensdu concert de jazz improvisé par Heinz Holliger dans une boîte de San Francisco, le dernier jour de la tournée de l’OSR au Japon et aux States à laquelle j’avais été convié en tant que chroniqueur…
Je me souviens de ma visite à Marina Vlady aux yeux très bleus, ce matin du 11 septembre 2001 et du film-catastrophe diffusé ensuite par la télé de notre studio de la Rue du Bac, enfin du premier commentaire des attentats au bar d’à côté, comme quoi c’était un coup du Mossad…
Je me souviens du petit éléphant que le clown Dimitri a dessiné pour notre fille Julie…
Je me souviens du petit renard que j’ai ramené à notre fille Sophie de Sapporo…
Je me souviens d’avoir été interdit d’écriture sur la question de l’ex-Yougoslavie après un reportage à Dubrovnik qui m’avait valu une vingtaine de lettres d’injures de Croates me taxant de désinformation pro-serbe…
Je me souviens que dix jours après cette interdiction les mêmes chefs m’envoyaient en Grèce du côté du Mont Athos assister à un congrès de l’orthodoxie mondiale qui ne pouvait que se révéler un foyer ardentde propagande pro-serbe…
Je me souviens de l’heure magique passée avec le Chinois François Cheng à la veille de son entrée à l’Académie française…
Je me souviens du ravissement de Patricia Highsmith à découvrir les dessins de nos filles et le jeu de tarots que je lui avais acheté à Locarno…
Je me souviens que Patricia Highmsith ma dit qu’elle aimerait renaître sous la forme d’un petit poisson ou d’un vieil éléphant…
Je me souviens de toutes les rencontres inoubliables que permet le sésame d’une carte de presse…
Je me souviens de l’oiseau entré dans la salle de concert de Santa Barbara (Californie) et de sa vaine tentative de distraire le chef Armin Jordan et la soliste Martha Argerich…
Je me souviens des chroniques quotidiennes que je dictais la nuit du Japon ou de Californie…
Je me souviensd’avoir séché un rendez-vous avec Jacques Prévert par excès de juvénile timidité…
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À La Désirade, ce 25 juin. - Après son téléphone de l'autre soir, où il me disait avoir en mains le tapuscrit du roman tout à fait exceptionnel d'un jeune auteur genevois qu'il tenait absolument à me faire lire pour avoir mon avis, Bernard de Fallois m'a envoyé les épreuves reliées de La vérité sur l'affaire Harry Quebert de son jeune prodige de vingt-sept ans, Joël Dicker, que j'ai reçu hier et lu d'une traite, en l'annotant très précisément, avant de le confier à ma bonne amie qui s'y est plongé aussitôt et semble aussi emballée que moi.
Aussitôt j’ai pensé à Philip Roth en lisant Dicker, qui revisite la Côte Est à sa façon, recycle une mère juive bonnement casher, tout en mêlant de nombreux thèmes et autres motifs rappelant Salinger et John Irving, Bellow ou Bret Easton Ellis et autres thrillers plus récents. La phrase est filée sans fioritures mais d'une constante énergie, et la construction, ou plutôt la déconstruction du récit, jouant sur une inversion chronologique, est d'une habileté rare et d'un élégance plastique me rappelant les variations topologiques vertigineuses d'un Escher. Tout cela que j'ai communiqué par une suite de SMS enthousiastes à Bernard de Fallois, en regrettant que Dimitri, qui avait flairé le premier le talent du jeune romancier, ne soit pas de la fête...
Ce qui est sûr en tout cas, et malgré la percée déjà sensationnelle de JMO avec son Amour nègre, l'an dernier, c'est qu'un tel livre est du jamais-vu dans nos contrées et qu'il pourrait bien faire un tabac du tonnerre cet automne, bien au-delà de nos frontières. Or ce qui me réjouit particulièrement, comme je me suis réjoui à l'apparition de Quentin, c'est que Joël Dicker soit à la fois si jeune et si mûr, démentant complètement les aigres considérations des éteignoirs qui ne voient plus rien venir des nouvelles couvées de plumassiers...
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Dans l’avion de Rome, ce 23 septembre. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare de Montreux le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force - et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture entreprise la veille des Mathématiques congolaises de Jean Bofane; le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats; enfin j’ai débarqué à Geneva Airport et retrouvé mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur notre feuille de route, de représenter la Confédération suisse au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi - et Max m’a dit que son ange gardien à lui,sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure, au téléphone, de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...
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À Lubumbashi,ce 24 septembre. - Tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là. Ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? Mais non: car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRESS nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelque monnaie, et voilà qu’a surgi, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole chargé de notre accueil solennel ...
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L'hymne solennel de la francophonie avait déjà marqué l'ouverture du Congrès de Lubumbashi mais nous avions manqué ça et roulions maintenant à tombeau entr'ouvert dans le 4x4 noir corbillard du Chef du Protocole à faciès de fossoyeur hilare.
Nous étions tombés du ciel des songes dans la réalité cauchemaresque de la route congolaise où le spectre de l'Accident se trouvait déjoué à tout coup par le chauffeur entre déboîtements slalomés et déhanchements zigzagants, mais curieusement je n'éprouvai aucune anxiété, tout à l'observation des visions quasi surréelles au long des chaussées aux boutiques chamarrées et aux impayables enseignes; et partout des gens à vaquer, de bizarres arbres perchés sur des buttes, des femmes portant de hauts paniers en ondulant noblement de la croupe, la ville s'annonçant dans les herbes, des terrains vagues et des friches - et voici que fièrement notre guide protocolaire nous signalait les blanches bâtisses de l'Administration Académique avant de bifurquer dans une zone défoncée entourée de bâtiments décatis aux diverses inscriptions de facultés - ainsi notre délégation suisse de deux pelés se pointait-elle au seuil du Grand Parloir où, tout soudain, une présence intruse se signalait dans mes chevelure encore mal démêlée de notre récent vol de nuit; et Max le Bantou de chasser l'importun d'une chiquenaude élégante: bah, Milou, mais ce n'est qu'un cafard qui te souhaite la bienvenue !
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De nos premiers débats de francophones aux multiples provenances s’est dégagé, dès ce premier après-midi au Grand Parloir, le double thème, délicat assurément, du vol de la langue et du viol de celle-ci. Les avis étaient partagés, contrastés, aiguisés par la présence de quelques dames se tenant les côtes.
Tel estimait que son usage de la langue française relevait d'un indéniable vol, et qu'il en ressentait quelque gêne, tandis que tel autre affirmait que les langues africaines pouvaient se prévaloir d'une antériorité remontant au siècle d'Hérodote ou à de plus haute sources encore dont le français ne faisait que découler par le robinet latin; et la question du droit de cuissage exercé par l'écrivain fut également l'objet d'un volubile échange tandis que l'orage yallait de ses arguments grondants.
Or le premier jour des travaux tirait à sa fin. Le vent et la pluie à larges gouttes nous circonviendraient bientôt. Je n'en finissais pas pour ma part, déjà, de m'enchanter d'un peu tout. Nous filions enfin le long d'une route aux boues ocres éclaboussée par les sacs de pluie crevant dans les nuées.
Nous nous trouvions comme dans un rêve éveillé sur une chaussée élastique bordée de campements à feux couverts. L'on voyait des silhouettes bouger entre vapeur etfumée. C'était l'Afrique tout cela, me disais-je, mais comment le dire en français académique ?
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À Park Hôtel, ce 26 septembre. - L'aube poignait en ce nouveau jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense et je me demandais ce que diable je faisais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de l'éveil ?
Je pensais au Congo des effrois. Je me rappelai le Kivu, les affreux reportages, les cauchemars de notre voisin Damien passé par Kigali, les messages alarmés de mon ami Bona; je me rappelais mes doutes et dégoûts de certain autre congrès du PEN-Club, en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de foire à fonction d'idiots utiles; je pensais aux présentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa, et je me disais cependant que tout de même, peut-être, que se trouver là valait mieux que de n'y être pas - je me rappelais nos combats séculaires d'Helvètes: tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris d'une guerre de religion à l'autre - sept cents ans à s'étriper pour de divines inepties - tout me revenait pêle-mêle de nos propres tribulations tribales et de nos alternances de ténèbres et d'éclaircies; enfin je me demandais si, tout de même, nous ne pouvions pas témoigner de tout ça en ces lieux où tout restait à faire ou refaire ?
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Celui qui sait en lui-même un nègre qu’il écoute la nuit / Celle qui a de l’Afrique dans son sang bleu / Ceux qui affirment que les races n'existent pas même si ça ne se voit pas, etc.
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Au programme de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme: on allait voir, peut-être, le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi; on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines-pilotes du Gouverneur. Et puis non, le projet s'est réduit au fil des heures, supplanté par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence présidentielle, aussi les écrivains auraient-ils à se faire beaux.
J'ai bien hésité, pour ma part, à y couper, mais mon compère le Bantou m'a fait valoir que je ne pouvais manquer un tel spectacle, ainsi me suis-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, ainsi ai-je lustré mes boots à la lotion capillaire et me suis-je brumisé au parfum postcolonial; ainsi tous se sont-ils pimpés l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones en la réception-éclair de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi fameux homme d'affaires qu'adulé pour sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pasMazembé !), nous recevant enfin sans protection rapprochée ou peu s'enfallait: souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est plus que chère...
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On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié: "Chantons en choeur notre riche diversité / Oui chantons Francophonie et Fraternité", on aura repris: "Ah! qu'il est merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde", on aura vécu cette comédie; mais voici que peut-être, dans les coulisses de ce théâtre-là, quelques-uns se seront rencontrés, quelques-uns peut-être auront-ils réellement échangé quelques idées et quelques vues, quelques livres, que sais-je: quelques amitiés peut-être durables par delà les solennelles déclarations d'intention et les Actes dédiés à la postérité - oui peut-être, quand même, peut-être tout cela n'aura-t-il pas été que words words,words ?
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Franz Kafka: "Le chemin est souvent long et difficile, qui mène de l'impression à la connaissance, et beaucoup de gens sonttout simplement de piètres voyageurs".