Je relève dans Les lignes et les jours, les carnets de Peter Sloterdijk, cette phrase qu’il cite de L’Amant de Lady Chatterley : « We’ve got to live no matter how many skies have fallen », ce que le cher Fred-Roger Cornaz, dont j’ai tellement entendu parler des frasques de dandy décadent, traduit par « Il faut bien que nous vivions, malgré la chute de tant de cieux »…
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À La Désirade, ce jeudi 15 mai 2014. – Une page entière m’est consacrée ce matin dans L’Hebdo, qui souffle le froid et le chaud, sous un titre accrocheur, assez vulgaire, limite injurieux mais bien de l’époque : JLK, feignasse ou génie ? La page est divisée en deux sur la hauteur : d’un côté le coup de pied de l’âne de Julien Burri, qui me faisait récemment des grâces en me demandant mon avis sur son nouveau livre, et de l’autre l’éloge sans partage d’Isabelle Falconnier, parlant de mon livre avec chaleur et reconnaissance. Et qu’en dire ? Surtout ne pas répondre au petit Julien, dont il est assez logique qu’il réduise mon livre à rien faute d’y trouver ce que son narcissisme de fiote creuse y cherche du bout du mufle. Et pour dame Falconnier, la remercier. Reste que je prends tout ça comme si cela ne me concernait pas – comme je me le disais l’autre jour: que je me sens un peu ces temps comme si j’étais déjà « de l’autre côté » ; et je me rappelle que les écrivains que je place le plus haut, tels Charles-Albert Cingria ou Ludwig Hohl, n’ont jamais eu droit de leur vivant au quart de la reconnaissance que, pour ma part, j’ai déjà obtenue.
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Après les recensions déjà remarquables de Francis Richard et de Sergio Belluz, à propos de L’échappée libre, Jean-Michel Olivier me gratifie d’un véritable feuilleton critique comme on n’en fait plus aujourd’hui, me rappelant le papier magistral consacré par Pierre-Olivier Walser au Viol de l’ange. Surtout me touche son attention réelle. Il pourrait être plus sévère que je ne lui en voudrais aucunement. On me croit parano parce qu’il m’est arrivé de réagir violemment à des critiques suant l’injustice ou l’ineptie, et j’ai été imbécile de répondre,mais je pense, avec l’ami Gripari, qu’une critique négative contient toujours un élément intéressant – et c’est d’ailleurs le cas de celle, récente, de Julien Burri, si injuste et inepte soit-elle - , plus qu’un dithyrambe de complaisance.
Ceci dit, comme l’artisan qui estime avoir donné le meilleur de lui-même en fabriquant tel ou tel objet, je suis reconnaissant à JMO de parler, avec la précision d’un lecteur qui est lui-même écrivain et de premier ordre, de mon vingtième livre.
À propos de L’échappée libre, par Jean-Michel Olivier
1. Du journal au carnet
L’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à 24Heures, commence avec ses Passions partagées (lectures dumonde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon(1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…
Ce monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens,encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions de lecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.
À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »
Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, empathique.
2. Une passion éperdue
Ces carnets se déploient sur plusieurs axes :l ectures, rencontres, voyages, écriture, chant du monde, découvertes.
Les lectures, tout d’abord : unepassion éperdue.
Personne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfant prodigue (paru en 2011aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite :l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.
Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vues avec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance. C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). Souvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple.
Ou encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance, ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.
De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’unsens à construire, d’une couleur à trouver, d’une musique à jouer. Car il y adans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beautédu monde ou la chaleur de l’amitié.
Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche, j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon. On ergote sur le style, mais je demande à voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »
3.Aller à la rencontre
Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart dutemps nous ne connaissons pas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, unregard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et laplupart du temps, c’est suffisant…
Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres, toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains.Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.
Dans L’Ambassade dupapillon et dans Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de Dimitri (l’éditeur Vladimir Dimitrijevic), deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande. L’Échappée libre s’ouvre sur lesretrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans.Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, ndant quinze ans.
Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant,JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouvetoujours grâce à ses yeux. Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dansun accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer aveclui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort futaussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?
D’autres morts jalonnent L’Échappéel ibre : Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, GeorgesHaldas. Un âge d’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages queJLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leurérudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathiepour l’homme et l’œuvre, à ses yeux indissociables.
4. Les secousses du voyage
Sans être un bourlingueur sans feu ni lieu(il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie,congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade enTunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…
Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.
En allant au Portugal, par exemple, JLK seplonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne dePascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville.
Sitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.
Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût(et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce.Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.
« La mémoire de l’enfance est une étrangemachine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après etcomme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et desentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moiqui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dansce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas quej’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache enprofondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger,voire hostile. »
Ce grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuseou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.
À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côtéde leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou lesromand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sansparler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.
5. Suite et fin
Cette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampireavéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.
Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité surl ’affaire Harry Québert, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker.JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoupde bruit…
On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines
Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste de L’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.
Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges.
Ces messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé,qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce. Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.
Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur,pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel,les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles. Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…
L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »
Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !
Chaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et enquête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libre explore lemonde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.
Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheurd’or. Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant.
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Paul Léautaud : « Il m’arrive de me dire, de certaines choses que j’écris : Mais ce n’est pas mal du tout ! » en éclatant de rire. »