À propos du prétendu renouveau de la littérature romande et de ceux qui freinent à la montée. Flash back sur Soyons médiocres d'Etienne Barilier, en attendant le nouveau roman de Joel Dicker, Le Livre des Baltimore... De ceux qui manient l'éteignoir dans les cercles de la bienséance littéraire, entre facs de lettres et médias paresseux...
La rose bleue. - La paroisse littéraire romande longtemps adonnée à la culture de la rose bleue,entre autres produits du jardin local acclimatés sous la double férule centenaire du Pasteur et du Professeur, s'est trouvée déstabilisée ces derniers temps par un phénomène échappant à sa passion du conformisme: à savoir l'irruption imprévue de quelques jeunes auteurs diversement atypiques, à commencer par Quentin Mouron et Joël Dicker, aussitôt comparés à des OVNI.
Les médias locaux, surtout attentifs à l'écume des jours et, en ce qui concerne les livres, à "ce qui cartonne", selon l'élégante expression, ont fait largement écho à ces apparitions, quitte à y voir un "renouveau" de la littérature romande, formule aussi vide que vendeuse et menteuse. Dans la foulée, les hiérarques de la paroisse ne pouvaient pas ne pas commenter et juger en tant qu'instance de légitimation du littérairement correct. C'est ainsi qu'on a lu, dans L'Hebdo, les profondes considérations du Révérend Maggetti relatives au phénoménal succès de La vérité sur l'affaire Quebert de Joël Dicker, réduit à un coup de marketing.
C'est à ce malotru de Friedrich Dürrenmatt que nous devons l'image de la rose bleue pour qualifier la littérature romande ou, plus exactement, la poésie ou, plus précisément encore: l'âme romande. Le cliché est naturellement réducteur mais, comme tout cliché, il contient une part de vérité. À savoir que le milieu littéraire romand, fortement marqué par le calvinisme et le complexe d'Amiel dit de la "noix creuse", tissé de feinte modestie et de sainte aspiration à la pureté, n'aime rien tant que ce qui est sensible et délicat, comme le pétale de la rose ordinairement rose, mais plus encore très rare et donc très précieux comme l'est, trempé dans une décoction de délectation maussade, le pétale bleu de la rose en question, qui est à la rose rose ce que le cheval bleu de Gustave Roud est à la noire locomotive de Cendrars.
Je sais bien que la prose de Gustave Roud vaut mieux que la rose bleue, mais on a compris que ce n'est pas La Chose qui est visée ici, comme l'avait bien perçu Dürrenmatt le malappris, que l'ambiance pieuse et vénérante qui entoure La Chose dans les réunions vespérales et les lectures en plein air de la paroisse littéraire romande.
Dans un essai intitulé Soyons médiocres et qui fit grincerquelques dents à sa parution (en 1989) malgré la consigne d'indifférence compassée, Etienne Barilier a fort bien décrit cette ambiance de la paroisse littéraire romande, mais plus encore à saisi l'esprit d'auto-flagellation et de suspicion portée à tout ce qui déroge à cette semblance d'humilité sur fond de vanité maussade: "Ce qui est indéfini devient infini, le vague devient l'illimité, l'asexué l'angélique, l'évanescent l'immatériel, l'informe le père de toute forme". D'où le culte des plaquettes qui ne disent rien et la méfiance envers tout auteur qui écrirait "trop", dont Barilier était en ces années le parangon.
Toutes choses perpétuées par le fameux Centre de Rumination des Langueurs Romandes (comme Barilier surnommait le Centre de Recherches sur les Lettres Romandes, aujourd'hui dirigé par le Révérend susnommé)
On imagine alors les tremblements effarouchés de la chère paroisse littéraire romande à l'apparition de Joël Dicker et de ses 700 pages "américaines", ou devant les impertinences médiatiques de ce freluquet de Quentin dont on annonce déjà le troisième livre - et vous verrez quel...
Or c'est précisément de ces instances paroissiales, aussi languides que jalouses de leur pouvoir docte, qu'a émané le jugement, relayé par les médias, selon lequel ces jeunes gens seraient des OVNI et pas simplement des écrivains dont les mérites respectifs peuvent se discuter mais qui n'en sont pas moins des auteurs méritant considération en tant que tels, quel que soit leur succès.
L'illusion ruminée. - Un effort méritoire a été accompli, récemment, par le jeune lettreux Daniel Vuataz, en sorte de rappeler les mérites d'une autre "institution" locale qui fit date en nos contrées et au-delà, sous le titre de Gazette littéraire. Avec un enthousiasme légèrement myope, notre ami Vuataz va jusqu'à parler d'"âge d'or de la presse culturelle romande" à propos de cette publication certes estimable mais qui ne touchait guère qu'une élite bourgeoise et ses marges plus ou moins contestataires. La Gazette littéraire de Franck Jotterand était un excellent journal que les amateurs romands de littérature aimaient bien retrouver malgré ses côtés (j'avais vingt ans et des poussières quand je le lisais) un peu snobs. Cela étant, sa disparition n'est pas que l'affaire d'un règlement de comptes à caractère politique, tel que le décrit Daniel Vuataz sur la base de documents qui en disent long sur la pleutrerie des interlocuteurs de Jotterand: elle procède aussi de la fin d'une société lettrée et de l'épuisement d'une formule journalistique que d'autres publications comparables, comme les Nouvelles littéraires à Paris, ont su remodeler, avec d'autres moyens évidemment.
Là-dessus, j'ai été à la fois admiratif et sceptique au moment d'apprendre que Daniel Vuataz entendait relancer une nouvelle Gazette littéraire, alors même que la société cultivée dont émanait la Littéraire de Jotterand disparaît bonnement aujourd'hui. L'essai de "nouvelle formule", vendue avec l'ouvrage de Daniel Vuataz, montre d'ailleurs le décalage complet entre une certaine tenue extérieure réhabilitée ( comme s'y emploie le bi-mensuel La Cité de Fabio Lo Verso) et des contenus plutôt conventionnels, doctes ou assez plats en matière de création littéraire. Cher Daniel, ce n'est pas en ruminant qu'on va faire avancer La Chose: c'est en s'abreuvant aux sources neuves ! Au demeurant, il va de soi que je serais le premier à saluer une initiative novatrice et généreuse qui tendrait à revivifier ou recentrer la lecture et l'écriture, en Suisse romande, dans une optique moins grégaire. Pourtant l'observation directe, et quotidienne, de l'évolution des médias me porte à penser que ce n'est plus "là" que ça se passe alors qu'explosent les champs d'expérience et d'expression.
Ceux qui freinent à la montée. - "A-t-on jamais vu ça, un écrivain qui prétend mordre sur le réel, et parfois mordre ce monde ?" , se demandait Barilier dans Soyons médiocres. Or c'est la question qui continue de se poser devant les ruminations grincheuses de la paroisse littéraire romande. Pour ma part, j'ai été passionné par des nombreux aspects des romans de Dicker et de Mouron, à des degrés évidemment variés, qui touchent à la réalité contemporaine et sollicitent notre réflexion.
Or ce qui frape, dans la réception de ces livres par les diacres et autres soeurs visitantes de la paroisse littéraire romande, c'est leur incapacité manifeste à entrer en matière sur "le fond", pour n'achopper qu'à des épiphènomènes sociologiques ou publicitaires. Ainsi le Révérend Maggetti a-t-il remis ça dans le numéro Zéro de la fameuse Littéraire en gestation, en décrivant une année littéraire romande 2012 bonnement vidée de tout autre contenu que celui du commerce en gros et du marketing supposé tout-puissant
Pour qui s'intéresse à La Chose, à savoir la substance signifiée et signifiante réelle d'un ouvrage, la lecture de La vérité sur l'affaire Harry Quebert, autant que celle des deux premier romans de Quentin Mouron, ressortit pourtant bel et bien à un intérêt littéraire identifiable, comme il en va de la lecture de L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier, qu'on pourrait dire un OVNI au même titre que le fut Le bel obèse de Claude Delarue, formidable évocation de la fin de Marlon Brando passée aussi inaperçue à Paris qu'en Suisse romande.
À propos de Paris, on aura été frappé, dans la foulée, de voir à quel point, défrisés par les effets collatéraux de la publication des romans de Jean-Michel Olivier et de Joël Dicker, consacrés par des grands prix, nos commentateurs médiatiques ou universitaires se sont montrés cauteleux, voire serviles, dans leurs commentaires.
Si la définition romande d'un livre paraît, désormais, de plus en plus problématique, l'appellation d'OVNI devrait désormais se porter à tout ce qui, une fois de plus, déroge à la passion du conformisme de ceux qui freinent à la montée, selon l'expression de mon ami Thierry Vernet. Mais là encore, on pourrait retourner le "compliment". Les ouvrages personnels de Daniel Maggetti ne sont-ils pas, eux aussi, des OVNI, au même titre que l'excellent 39, rue de Berne, du jeune Camerounais Max Lobe, ou de La Nuit du Lausannois Frédéric Jaccaud, thriller apocalyptique peu dans la ligne de la 5e Promenade du rêveur solitaire ?
Dans La combustion humaine, prochain roman encore inédit de Quentin Mouron, il est question d'un éditeur passionné de Proust et complètement désabusé, s'agissant de la création contemporaine, qui se targue pourtant de savoir quand "il y a littérature". Ce roman hirsute à l'urgence indéniable, traitant (notamment) de notre implication dans les nouvelles relations établies par les réseaux sociaux - l'on y trouve un formidable gorillage de Facebook, soit dit en passant -, fera peut-être figure d'OVNI aux yeux de nos chers paroissiens. Affaire à suivre. En ce qui me concerne, j'ai balancé - sur Facebook évidemment ! mon verdict pontifical à Quentin à propos de son tapuscrit lu en moins de deux heures: "Il y a littérature"...
Commentaires
chessex avait raison, on devrait vous interdire d'écrire ; quel déballage.., quelle indécence, quelle vulgarité en fait....
Jacques Chessex s'est montré souvent très content de ce que j'ai écrit sur ses livres, et je ne lui en veux aucunement de la chronique enragée qu'il a commise dans L'Hebdo après la parution de mes carnets de L'Ambassade du papillon, où je décrivais très exactement les aléas de notre amitié certes tumultueuse mais n'excluant pas des passions partagées. Au reste, nous nous sommes réconciliés par la suite et j'ai été chargé de présenter son oeuvre de par le monde, de Grèce en Slovaquie et au Canada. Ce que nous détestions tous deux en revanche, c'est le rat (ou la teigne) anonyme qui montre sa gueule en réclamant la censure et voit chez l'autre la vulgarité qui pare sa vertu...