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Livre - Page 82

  • Chemin faisant (114)


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    10312966_10204630896959215_696432230561119510_n.jpgRobert le Mensch. – Solide sur ses pattes, franc de collier, les yeux clairs et la poigne ferme, Robert Indermaur, en son atelier de Paspels dont la porte est sommée d’un géant arqué, n’est pas du genre à poser à l’artiste : il l’incarne tranquillement et tout autour de lui semble la projection, sous forme d’objets, de « Figuren » comme il appelle ses sculptures, de toiles immenses bien rangées dans son vaste atelier aux vastes baies ouvertes sur le vaste ciel , de personnages de toutes formes et de toutes matières, de plantes de toutes essences et jusqu’au baobab  jouxtant la petite scène de théâtre installée là - la projection donc de sa puissance créatrice rayonnante, qui  absorbe le vivant et le réfracte et le magnifie. 

    Mais l’essentiel est, me semble-t-il, dans ce qu’on pourrait dire le noyau de sa présence : son être de Mensch.

     

    10570402_10204631354290648_8814071689730218919_n.jpgTravail d’abord. – La présence de l’artiste est signalée, aux passants, par les sculptures dominant et entourant son atelier, mais attention : on ne le dérangera pas comme ça. Pas du tout qu’il lésine sur la relation vivante ou qu’il y ait chez lui du misanthrope, mais le travail prime et ces jours il sera pris, très pris, de l’aube au crépuscule il sera pris tout entier par ses « Figuren », justement, qu’il installera l’an prochain à Bad Ragaz dans une grande exposition triennale.

    Ce qu’il m’évoque en me faisant l’honneur d’une première visite dans l’ancienne ferme qu’il a transformée en atelier, dont une partie fut autrefois la poste locale dont témoigne, à l’entrée, un charmant guichet. Et de faire défiler ensuite sous mes yeux émerveillés, après un bon café accompagné de Läkerli (ces biscuits bâlois qu’il appelle des Blocherli) , une première série de très grandes toiles anciennes ou plus récentes dont je ne connaissais qu’une partie  - l’essentiel des autres se trouvant dispersées chez des collectionneurs de divers pays, de Suisse en Californie ; et chaque toile de susciter tel ou tel récit ou anecdote dont j'aurai tant et plus à raconter dans le livre que, déjà, je lui ai dit que j’aimerais lui consacrer.

     

    10649472_10204631505334424_116820494704896784_n.jpgLe poirier tricentenaire.– Le jour déclinant, c’est ensuite à Almens, à trois coups d’ailes en contrehaut de là, que nous nous retrouvons pour un frichti improvisé – en l’absence de la fée des lieux - devant l’arche tricentenaire des Indermaur flanquée d’un formidable poirier du même âge. Et là encore, partout, autour de la maison et dans chaque pièce, sur les terrasses et au bord du petit étang aux esturgeons, vers le torrent d’à côté où suspendus à la Porte du Vent : partout ces « Figuren » de tous formats -  cet équilibriste là-haut dont la barre se découpe dans le ciel ou ce danseur bondissant, cette femme hiératique ou cet homme de bronze sur le flanc duquel s’est posé, magiquement, un grand papillon de nuit en forme de cœur...  

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  • Mémoire vive (91)

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    Paul Valéry : « Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».

    À La Désirade, ce 3 août 2015. – En recopiant à la main les pages dactylographiées de La Vie des gens, je mesure la sûreté de plus en plus flexible et poreuse de ma prose ; et cela même si, du point de vue de la narration, je n’ai pas du tout le souffle d’un storyteller à la Joël Dicker, dont je me réjouis d’ailleurs de lire le nouveau roman.

    °°°

    Pour nombre de philosophes contemporains, ou plus exactement de profs de philo (ce qui ne revient pas tout à fait au même…), le terme de « métaphysique » fait office de repoussoir, comme s’il s’agissait d’une vieille guenille plus ou moins obscène. 

    Or il faut l’entendre, dans l’esprit de Rozanov ou d’une pensée contemporaine en phase avec la connaissance (ou l’inconnaissance) actuelle, au sens pour ainsi dire littéral d’ « après » la physique, qui est elle-même « après » ou « avant » on ne sait quoi...

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    Une journée n’est pas perdue s’il nous est donné de rencontrer un nouvel artiste, un vrai, tel que le cinéaste Michael Hanecke dont j’ai vu, hier, le film qu’il a consacré au multiple meurtre commis, dans une banque de Berlin, par un jeune homme explosant soudain sans raison apparente, dont le cinéaste tâche d’imaginer, sinon de comprendre, comment il en est arrivé là, dans cette suite des 71 Fragments d’une chronologie du hasard relevant à la fois de la réalité et de la fiction. 

    On y voit (leitmotiv) un jeune Roumain errer dans les rues d’une grande ville, vivant de petits chapardages ; un vieil homme qui se pointe dans une banque où il se fait rabrouer, au guichet, par sa propre fille ; une petite fille complètement repliée sur elle-même ; un joueur de ping-pong aux gestes compulsifs ; la ville comme un dédale ; des jeunes gens qui jouent au fric et l’apparition d’un revolver ; le jeune garçon qui fait de l’équilibre au bord d’un quai de métro ; le revolver qui change de mains ; le vieil homme qui échange un téléphone virulent avec sa fille tandis que la télé vomit ses images de guerre ; un couple face à face au bord de l’explosion ; le jeune garçon, Roumain, devenant sujet de reportage à la télé ; un autre couple le recueillant ensuite - enfin un puzzle se constitue, qui prend (en partie) son sens dans la déflagration finale du coup de folie du jeune homme. 

    Or Michael Hanecke explique bien le sens de sa démarche, accordée au sentiment que nous vivons dans une société de communication surdéveloppée dont beaucoup de membres ne communiquent, précisément, plus du tout.

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    Rhétorique d’époque – années 60-70 : la gauchiste toujours un peu furieuse parlant, avec sérieux et volupté dans le sérieux, de « surdétermination au sens althussérien », et quand on l’interrompt : « C’est moi qui parle, je n’ai pas fini », avant la conclusion « selon mon analyse ». Ou pour être juste : la, ou le gauchiste…

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    Je crois que La Vie des gens vaut par ses touches, qui n’appellent pas forcément de développements mais qui sollicitent l’imagination du lecteur. C’est un roman elliptique et largement ouvert ; c’est plus encore une rêverie.

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    Les messages affluent de toute part à qui est attentif.

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    Les intellectuels en vue, et surtout les « philosophes », comme s’intitulent aujourd’hui les profs de philo impatients de se pointer sur les plateaux de télé, ne sauraient recourir aujourd’hui aux concepts désuets du Bien et du Mal. Il s’agit bien plutôt de déconstruire ces notions, n’est-ce pas… 

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    Le camarade Jacques Vallotton, dans son récit intitulé Jusqu’au bout des apparences, m’épate par le côté terre à terre de son observation, qui me rappelle la Sachlichkeit de mon cher Otto Frei, lequel me reprochait toujours (à raison) de ne pas être assez concret. 

    C’est d’aillleurs grâce à ses conseils (au dam de Dimitri, qui ne m’a jamais bien conseillé) que j’ai remanié Le Pain decoucou pour le meilleur. 

    Cela étant, ses livres à lui péchaient sûrement par manque de fantaisie et de poésie, comme je le dirai du récit de JacquesVallotton.

    Ce lundi10 août. – C’est parti pour l’opération radiologique à l’accélérateur linéaire, que l’on va programmer dès ce jeudi avec le spécialiste de La Providence. Un nouveau scanner doit permettre, lundi prochain, de localiser très précisément la zone à irradier, et ensuite ce seront trente-neuf séances d’affilée. Comme je le disais hier à nos amis, je ne crains pas vraiment la mort, tout en étant férocement décidé à me battre pour rester en vie.

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    Arbor5.jpgVoltaire :« Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ». 

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    L’émission Temps Présent de ce soir était consacrée aux drogués du sexe, où l’on a présenté les choses de manière totalement édulcorée et insuffisante, à partir d’un cas peu probant, voire insignifiant. Il suffit d’observer ce qui se passe sur Internet pour se faire une idée de l’Obsession, omniprésente, de milliers voire de millions d’esclaves du fantasme, bien plus inquiétante que la manie de certains « athlètes » de la partie. 

    En fait, ce genre de reportages bâclés relève essentiellement du voyeurisme, entretenu par ces petits bourgeois moralisants que sont pour la plupart les gens de médias.

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    L’Institution de douceur, dont il est question dans La Vie des gens, est une déclaration de guerre à la stupidité et à la vulgarité. Il s’agit de s’opposer à tout prix à l’esprit de destruction et de violence, de dénigrement et de ricanement.

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    Je devrais faire plus attention à ne pas m’exposer trop imprudemment sur Facebook.Il suffit, en somme, de rester à la fois naturel et distant, sans tolérer aucune indiscrétion d’ordre personnel. Sus aux complicités prématurées ou non désirées…

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    Le roman est une forme de réponse aux questions posées par la vie, modulée par une façon de rêverie où se parlent divers personnages.

     

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    J’ai un peu de peine à réaliser que « j’ai le cancer ». Ce n’est pas vraiment que cela ne me concerne pas, mais je sens plus fortement « la vie », en moi, que « la maladie ».

    En fait il me suffit de retrouver « ma phrase » pour me sentir bien portant. Dès que j’écris, c’est parti : je redeviens « immortel »..

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    La Vie des gens pose la question du roman actuel et de ses modulations possibles, entre naïveté et lucidité. 

    BookJLK8.JPGDans Le viol de l’ange, déjà, je posais la question du roman et des nouvelles modulations possibles de sa forme, liée à de nouveaux types de communication, avant même l’apparition des réseaux sociaux.

     

    Or ceux-ci sont pris en compte dans La vie des autres, autant que les multiples aspects nouveaux de l’information simultanée. 

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    La jalousie est l’une des tares constantes affectant les relations humaines dans le milieu littéraire, où chacun joue son verbe contre celui des autres. 

    Or je me pose la question : pourquoi diable ne suis-je jaloux de personne ?

    Réponse en toute lucidité modeste : parce que je suis unique. Ainsi que le notait Virginia Woolf : telle est la base de l’aristocratie naturelle.

     

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    Proust2.jpgEn lisant, dans son ouvrage intitulé Saint-Loup, les pages tellement éclairantes de Philippe Berthier sur Proust, et plus précisément celles qui touchent à l’amitié, notamment à propos des relations de Marcel avec Saint-Loup, je me rappelle que cet imbécile de B. G. a parlé un jour de moi comme d’un « artiste de la brouille ». 

    Or je retrouve, dans les observations de Berthier à propos de M.P., des traits indéniables de ma propre intransigeance en la matière, en plus débonnaire et en moins mondain sans doute en ce qui me concerne. 

    Ce samedi 22 août. – La rentrée littéraireest annoncée sur de pleines pages du Monde,du Temps et de 24 Heures, mais je dois dire que c’est dans mon propre (ex)journal que la présentation est la plus tapageusement superficielle, indiquant, dans une série d’encadrés juteux, les premiers tirages annoncés des titres les plus vendeurs, classés en « champions » et en « challengers ».Voilà où nous en sommes donc : sous la forme d’une sorte de surenchère sportive « à blanc », dans la retape à la solde des services commerciaux et publicitaires, qui n’en demandent même pas tant.

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    Le roman, je veux dire : mon roman, La Vie des gens, vaut aussi par ses ellipses et ses blancs, relevant de l’imaginationdu lecteur. Tout n’y est pas dit, mais l’essentiel est suggéré. 

     

    Ce lundi 24 août. – Ayant reçu ce matin le nouveau roman de Joël Dicker, j’en ai lu les 50 premières pages d’une traite, qui m’ont d’abord emballé, comme à la découverte de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, dont on retrouve la ligne claire et le dynamisme de la narration, avant l’irruption des premiers adjectifs exclamatifs annonçant que tout est super au paradis des formidables ados américains, fils de parents super dans leurs villas formidables

    Cinquante pages de plus et j’étais édifié par rapport à ce glissement du romancier dans les eaux insipides de la niaiserie-qui-positive. 

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    Après le cap de la centième page du Livre des Baltimore, j’ai le sentiment que le dynamisme narratif remarquable de La Vérité sur l’affaire Quebert est retombé et se dilue dans une espèce d’insignifiance flatteuse, mais je peux me tromper ; surtout, je dois lire ce roman jusqu’au bout pour m’en faire une idée fondée - surtout ne pas me laisser déstabiliser par les POUR et les CONTRE qui se manifestent déjà sur Facebook, de la part de gens qui n’ont pas encoreeu le livre en main… 

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    JulesRenard, en 1898  : «Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade . »

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    Je ne vais pas trop m’acharner sur Le Livre des Baltimore, dont la rutilante niaiserie me sidère, mais j’estime pourtant nécessaire, ne serait-ce que par respect pour le talent du jeune égaré, de dire exactement ce que j’en pense, pièces en mains. 

    On m’a estimé digne d’en juger lorsque je me suis enthousiasmé à propos de La vérité sur l’affaire Quebert; Joël m’a même baptisé The King dans nos échanges personnels, et c’est donc par loyauté, et sans aucune Schadenfreude, que je vais exprimer ma déception en détaillant ses raisons. 

     

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    La série Newsroom, consacrée à l’aperçu des comportements d’une brochette de journalistes – dont un présentateur vedette – dans une grande chaîne de télé new yorkaise, est admirablement cadrée et dialoguée, par rapport à l’actualité et aux ambitions de ladite rédaction en matière de transparence et d’honnêteté journalistique, où la patte du scénariste-dialoguiste Aaron Sorkin fait merveille. Je dirai carrément : un auteur, plus encore qu’ un grand pro, l’égal d’un écrivain de premier ordre. 

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    D’une façon générale, je lutte contre le froid. Dès que je sens le froid chez quelqu’un, je me braque et me blinde, prends la tangente ou me retire, ou alors me défends toutes griffes dehors – attention ça mord !

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    Ce que me disait Richard Dindo à propos des critiques de cinéma zurichois: des perroquets. L’impression qu’il avait, en entrant dans une salle pour leur présenter un film : de se retrouver dans une crevasse. 

     

    Le même froid quej’ai éprouvé, parfois, au contact des spécialistes de cinéma, aux festivals de Soleure ou de Locarno, ou de certains fonctionnaires de la culture, profs de lettres bien-pensants et autres idéologues de tous bords : ce froid mortel. 

     

    Ce samedi 29 août. – J’ai mis ce matin le point final à La Vie des gens, à la page 210, comme prévu par ma « contrainte ». 7 chapitres de 30 pages= 210 pages. 

    À présent je vais travailler à la révision complète et détaillée de la chose, en affinant chaque phrase si besoin est. 

    Et voilà : une nouvelle boucle s’est refermée, et vraiment je me sens allégé,délivré d’un poids. Mais après ? me dis-je aussitôt, songeant aux manuscrits que j’ai laissés en plan, de La Fée valse à Mémoire vive, en passant par mes Notes en chemin, sans parler des Tours d’illusion prêt à la publication. Eh bien, reprendre tout ça sur le-champ me fera couper à l’ordinaire déprime du post partum

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    Je reviens à Jules Renard, par L’écornifleur,comme à une base hygiénique revigorante, à la fois surexacte et probe, tonique et non moins déplaisante par son cynisme. Mais la littérature n’est pas toujours bonne à plaire, et cet auteur sec et vif est le meilleur antidote à la sentimentalité vague et au mensonge. 

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    La stupidité et la vulgarité – autant que la platitude et la hideur – règnent dans le nouvel univers virtuel de la communication de masse, où des millions de voyeurs se regardent se regarder et des millions de jacteurs s’apostrophent sans s’écouter. 

    À La Désirade, ce lundi 31 août. – J’ai assisté aujourd’hui au mariage de mon neveu Sébastien, naguère disciple d'un chamane de la jungle péruvienne, et de sa belle Taïwanaise, créatrice de mode. La cérémonie s’est déroulée à l’Hôtel de Ville de Vevey, où la débonnaire officière de l’Etat- civil ne semblait pas vraiment étonnée d’entendre de l’anglais traduit du chinois, après quoi nous étions attendus sur la terrasse des Trois-Couronnes pour un apéro où, en compagnie du père de la mariée à dégaine de pirate, je me suis passablement cuité, au point de ne pas bien me souvenir de mon retour à La Désirade, plus ou moins soutenu par Lady L., jusqu’à mon réveil de tout à l’heure (il est 1 heure du matin), où je me suis relevé pour écrire un peu et lire la préface aux Œuvres du naturaliste Jean-Marie Pelt..

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    Gustave Thibon : Le grand amour : celui que ses blessures font inaltérable. »

  • Chemin faisant (113)

     

     

    1451311_10204631507694483_6259088209245887559_n.jpgRepartir. – Après nos 7000 bornes de novembre dernier à travers la France atlantique et l’Espagne, via le Portugal, mon séjour de janvier en Tunisie et les échappées tous azimuts d’une vingtaine de films au tout récent Festival de Locarno, l’envie de me replonger dans le Haut-Pays romanche m’est venue avec celle de rencontrer enfin, chez lui, le peintre et sculpteur grison Robert Indermaur aux visions duquel je venais de consacrer une centaine de variations poétiques dans mes Tours d’illusion.

    Jusque-là, nous ne nous étions vus qu’une fois, mais je nous sentais en profonde complicité à de nombreux égards, à commencer par notre naissance, à cinq jours d’écart, en juin de la même année 1947, mais aussi pour nos goûts communs en matière d’art et de conception du monde.

    Or je me réjouissais d’autant plus de rencontrer ce descendant direct de Varlin et d’Hodler, maîtres non alignés quoique puissamment enracinés dans nos rudes terres, que le plus lamentable discours de fermeture et de pleutrerie sécuritaire repiquait depuis quelque temps dans notre pays sous l’influence d’un Christoph Blocher culminant dans la régression revancharde.      

     

    Suisse44.jpgDélire débile. – Autant dire que la lecture, en  train, de la dernière chronique de Jacques Pilet, dans L’Hebdo, intitulée Un air de délire, m’a paru aussi salutaire que le coup de gueule récent de l’ancien ministre UDC Adolf Ogi appelant lui aussi à faire barrage aux initiatives de plus en plus inquiétantes de son compère de parti. Wahsinn ! conclut Ogi - folie catastrophique!

    En pointant la rafale d’initiatives populaires que prépare l’UDC contre l’asile politique, la libre circulation des personnes, le sabordage de nos accords avec l’Europe et le rejet de la Convention européenne des droits de l’Homme,  Jacques Pilet conclut justement : « Un peuple, une nation, un Führer, tout le reste n’étant que bazar : voilà à quelle aberration mène le délire d’un homme et d’un parti ».

     

    07-08-Heimatschutz02.jpgLe château du parvenu. - En voyant défiler les paysages de notre beau pays aux fenêtres du train, j’ai pensé à nos enfants de plus en plus ouverts au monde – ne serait-ce que pour aller y travailler comme y furent contraints nos aïeux – et c’est avec un bonheur mêlé de rage que, saluant à la gare de Coire le violoneux d’Indermaur peint sur le mur, j'ai passé en mode voiture de louage pour gagner la vallée dans laquelle m’attendait mon ami l’artiste, à l’entrée de laquelle se dressent les murailles médiévales du château de Rhäzuns où Blocher le paysan parvenu se la joue  tyranneau national …

     

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  • Chemin faisant (112)

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    L’étranger. - J’ai revu Taoufik trois fois durant les douze jours que j’ai passés à Tunis. Nous avons sympathisé dès la première, sur la terrasse du Grand Café du Théatre où j’étais en train de lire les Chroniques du Manoubistan. C’est lui qui m’a abordé et sans me demander, pour une fois, si j’étais Français ou Juif new yorkais. Il m’a dit avoir suivi les événements de la Manouba depuis Paris, où il enseignait l’histoire. Après quelques échanges je lui ai raconté le piratage de mon profil Facebook par ceux que j’appelais les salaloufs, le faisant bien rire;  je lui ai parlé de Rafik le mécréant ne discontinuant de les vitupérer, et c’est là qu’il a commencé d’évoquer son propre séjour chez son frère Ibrahim, la gueule qu’on lui a fait pour le manque de clinquant de ses cadeaux, et la métamorphose de sa belle-sœur Yousra, visiblement impatiente de transformer sa maison en lieu saint où lui-même se repentirait bientôt, devant tous, d’avoir épousé une Parisienne au dam d’Allah et de ses allaloufs. 

    Hippo.jpgLa deuxième fois nous nous sommes retrouvés, par quel hasard épatant, à proximité du pédiluve de l’hippopotame du zoo du Belvédère que je ne m’impatientais pas de ne voir absolument pas bouger. Taoufik était accompagné du petit Wael, son neveu de sept ans, qu’il m’avait dit inquiet de ses rapports avec Allah l’Akbar, et dont je vis surtout, pour ma part, la joie de courir d’animal en animal, jusqu’au petit de l’hippo tremblotant sur ses courtes pattes. En aparté, pendant que le gosse couratait sous le soleil, Taoufik eut le temps de me narrer la visite, chez Ibrahim, de son frère aîné l’éleveur de poulets, roulant Mercedes et pas encore vraiment remis de la chute de Ben Ali. Comme je lui avais répété les premières observations de mon ami Rafik sur l’ambiance générale de cette société où «tous font semblant », il m’a regardé sans me répondre, le regard lourd, triste et qui en disait long.

    Enfin nous nous sommes revus, la dernière fois, au souk des parfumeurs de la médina, où il venait de quitter son ami Najîb très impatient lui aussi de se trouver une femme française ; et c’est là qu’il m’a raconté le dénouement atroce des tribulations de la belle Naïma, littéralement lynchée par ses voisins, plus précisément : livrée à la police sous prétexte qu’elle avait reçu chez elle un homme non identifié comme parent. « Et c’est mon propre frère qui a fait ça ! » s’est exclamé Taoufik, qui m’avait dit la relation d’affection et de complicité, jusque dans leurs dragues, qui le liait à son benjamin : Ibrahim, que Taoufik avait surpris la veille en compagnie d’une prostituée, et qui venait de livrer Naïma aux flics, s’en félicitait vertueusement et s’en trouvait félicité par sa vertueuse épouse et leurs vertueux voisins…

    Au Foundouk El-Hattarine – Cette histoire odieuse, qui m’avait atterré autant que le pauvre Taoufik, impatient maintenant de regagner la France, m’a hanté plusieurs jours avant que, dans le même dédale du souk des parfumeurs, je ne me retrouve dans le patio de ce lieu de culture et d’intelligence que représente le Foundouk El-Hattarine.

    Tunis10.jpgÀ l’invite de l’éditeur Habib Guellaty, que j’avais rencontré à la Fondation Rosa Luxemburg, lors de la projection de La Mémoire noire d’Hichem Ben Ammar, je me réjouissais d’entendre, en lecture, le livre tout récemment paru d’Emna Belhaj Yahia, auteure déjà bien connue en ces lieux, intitulé Questions à mon pays et que j’avais acquis et lu d’une traite dans la première moitié de ma journée.  Philosophe de formation, romancière et essayiste, Emna Belhaj Yahia, dont je n’avais rien lu jusque-là, m’a tout de suite touché par la simplicité ferme et droite de son propos, qui se module comme un dialogue entre la narratrice et son double. Sans un mot lié aux embrouilles politiques du moment, ce texte limpide et sans trace de flatterie, m’a paru s'inscrire au cœur de l’être politique de la Tunisie actuelle, fracturé et comme paralysé dans sa propre affirmation. Revenant sur le paradoxe vertigineux qui a vu une société se libérer d’un dictateur pour élire, moins d’un  an après, les  représentants d’une nouvelle autorité coercitive hyper-conservatrice, l’essayiste en arrive au fond de la question selon elle, lié à l’état désastreux de l’enseignement et de la formation dans ce pays massivement incapable en outre, du point de vue des élites culturelles (écrivains, artistes, cinéastes) de présenter un front commun, identifiable et significatif. J'y ai retrouvé les questions que je n’ai cessé de me poser depuis trois ans et plus : où est la littérature tunisienne actuelle ? Que disent les cinéastes de ce pays ?  Comment vivrais-je cette schizophrénie dans la peau de mon ami Rafik ? 

    Or me retrouvant, ce soir-là, dans cette vaste cour carrée de l’ancien caravansérail où un beau parterre de lectrices et de lecteurs entouraient Emna Belhaj Yahia, j’ai été à la fois rassuré par la qualité des échanges, impressionné par les propos clairs et mesurés de l’écrivaine, et sur ma faim quand même, peut-être sous l’effet de cette lancinante et décapante lecture cessant de dorer la pilule ?

     

    Tunis2014 027.jpgL’inénarrable épisode. - J’étais un peu maussade ce matin-là. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fisse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres de la Manouba se dédoublant en ces lieux, au journal de treize heures.

    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues  conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en question – Rafik m’avait dit que j’en aurais pour dix minutes mais ne demandez jamais votre chemin  à Rafik Ben Salah -, je finis en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience. Mon ami écrivain s’étant défilé entretemps, j’allais me retrouver seul au micro national à raconter mon séjour d’à peine douze jours. J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’était récriée et m'avait demandé "plus d'infos", aussi lui avais-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité. Comme tout auteur est un puits de vanité et que je reste ouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux . «On a dix minutes pile ! » m’annonçait à l'instant la belle prof présentatrice…

    Huit minutes plustard, j’avais à peu près tout dit, à la vitesse grand vlouf,  de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice entreprit, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.

    Lorsque j’appris alors, par la voix de la crâne présentatrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau,  comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule (une espèce d’autobiographie soixante-huitarde romantique de tournure et d’écriture kaléidoscopique ultra-raffinée) avec le premier roman de Rafik Ben Salah, que je restai baba. Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, alors qu’elle me félicitait maintenant pour le Prix Schiller (effectivement reçu dans mes jeunes années, à l’égal de Rafik) et le Prix Comar (distinction tunisienne dont Rafik Ben Salah et Emna Belhaj Yahia ont bel et bien gratifiés), mais nous en étions aux dix minutes accordées, il me restait à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…

    Quant à moi, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce chameau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie que je n’avais pas envie, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et je n’eus même pas le cœur de le lui faire remarquer après l’émission...

    Je n’en dirai d’ailleurs pas plus. Je ne m’en sens pas le droit. Emna Belhaj Yahia est mille fois mieux habilitée  que moi au commentaire particulier ou général de l'état de la culture en Tunisie. Quant à moi j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp. Il nous restait juste, ce soir-là, à marquer nos adieux amicaux, à La Mamma, en compagnie de Rafik et de son amie Jihène. Nous ririons encore un peu de ce loufoque épisode, pour nous libérer du poids du monde comme il va ou, plutôt, ne va pas...

    Trois ans après la « révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik Ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas. À mon retour en Suisse, mon vieil ami l’historien Alfred Berchtold  à qui je faisais part de mes pensées, m’a dit comme ça: «On se sent dépassés. » Avant d’ajouter : « Mais Obama aussi a l’air dépassé ». Et le merveilleux octogénaire, que ses camarades de la communale, à Montmartre, appelaient Pingouin, de conclure : «Nous sommes tous dépassés, mais la vie continue. Avec Madame Berchtold, à l’Institution, nous nous exerçons l'un l'autre à nous réciter par coeur des poèmes...»

     

    L’épisode de Taoufik, imaginaire, découle de la lecture de Souriez, vous êtes en Tunisie, de Habib Selmi, paru chez Actes Sud/Sinbad.

    L’essai d’Emna Belhaj Yahia, Questions àmon pays, a paru en Tunisie chez Demeter et en France aux éditions de l’Aube.

     

  • Chemin faisant (111)

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    À hauteur d’enfants. - Un court métrage sortant pour ainsi dire du four, très bien cadré et pensé, très bien réalisé aussi, (magnifiques images et montage à l’avenant), apporte aujourd’hui un témoignage kaléidoscopique précieux sur la perception de la "révolution" tunisienne par ceux qui l’ont vécu entre enfance et adolescence. Les auteurs, Amel Guellaty et Yassine Redissi, sont eux-mêmes de tout jeunes réalisateurs, qui insistent, ce qui se discute, sur le fait que la révolution ait essentiellement été le fait de la jeunesse tunisienne. Le tout début de la première moitié du film tend ainsi à privilégier l’aspect festif et juvénile des manifestations. Puis s’enchaînent, sur des thèmes variés, les propos recueillis auprès d’une brochette d’enfants de 7 à 15 ans, tous issus de la classe moyenne citadine éduquée, reflétant souvent l’opinion familiale. 

    Samsung 1051.jpgOn  pense aussitôt à la série romande mémorable des Romans d’ado en regardant Génération dégage, dont les auteurs ont la même façon de faire « oublier » la caméra aux premiers cinq enfants « typés » autant qu’on peut l’être à cet âge. Il y a là Seif,le seul garçon, 9 ans, qui a son profil sur Facebook, constate que la démocratie oblige à porter le niqab ou la barbe (il trouve ça sale) et se réjouit de voir partir Ennahdha. Il y a la petite Maram, 7 ans, qui n’aime pas la démocratie au nom de laquelle on a « tué des tas de morts ». Il y a Chahrazed, 13 ans, qui ne dit que des choses pensées et sensées. Il  y a Sarra, 12 ans, qui estime que l’Etat ne doit pas se mêler de religion. Les thèmes défilent (la démocratie, la violence, la politique, Facebook, les manifs), suscitant autant de propos naïfs ou pertinents que  la sociologue Khadija Cherif commente à son tour avec beaucoup de tact et réalisme.  

     

    La vérité des « oubliés » - Dans sa deuxième partie, réalisée dans une école préparatoire mixte de Maktar, dans le gouvernorat de Siliani, le ton et le discours de ces enfants de chômeurs et de paysans pauvres changent complètement. Timides devant la caméra, les ados répondent sans hésiter, au prof qui les interroge, que c’était mieux « avant » la révolution, que les seuls changements qu’ils ont observés depuis les élections se limitent à la hausse des prix et à l’augmentation du chômage. Après une hésitation, l’un des garçons, qui daube sur les salaires des dirigeants, lâche d’un air accablé : « Ils nous ont rien laissé, M'sieur ».  Un autre, visiblement le fort en thème de la classe, qui affirme qu’il fera de la politique plus tard afin d’aider son pays,constate que même avec les meilleurs résultats les chances de poursuivre des études sont de plus en plus difficiles. Une jeune fille évoque la situation de sa famille, où son père chômeur ne parvient pas à offrir des études à ses quatre filles.

    Samsung 1049.jpgOn n’est plus ici dans l’ambiance politico-médiatique de la Tunisie des manifs, dont la fraîcheur juvénile est par ailleurs très réjouissante dans la conclusion du film, mais dans la réalité terre à terre de la Tunisie profonde, dont le regard des jeunes, fixant la caméra sans trace de cabotinage, interpelle et fait mal.

     

    Samsung 1052.jpgQuelle Tunisie ? – En un  peu plus de trente minutes, alliant un propos cohérent de part en part et de très remarquables qualités plastiques (la bande sonore et la musique de Kesang Marstrand sont également de premier ordre), Yassine Redissi et Amel Guellaty ont composé un tableau évidemment partiel mais dont les « couleurs » fortement contrastées sont d’un apport déjà considérable dans l’aperçu d’une réalité tunisienne à multiples faces.

    Samsung 1062.jpgOr à quoi ressemblera la Tunisie à venir de ces enfants confrontés, dès leur plus jeune âge, à des notions idéologiques encore abstraites et des réalités très concrètes, des débats et des manifestations vécus en famille, des tensions religieuses, des sacrifices de martyrs (l’immolation de Mohammed Bouazizi) ou des meurtres politiques (l’assassinat de Chokri Belaid)  vécus comme des traumatismes collectifs ?

    Le premier mérite de Génération dégage est de nous les montrer, ces très jeunes Tunisiens, ou tout au moins quelques-uns d’entre eux, à la veille de nouvelles élections et de nouvelles données qu’on souhaite bénéfiques à leur cher pays…

     

  • Chemin faisant (110)

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    La murène. - Ma conviction de longue date est que les mendiants nous honorent en nous demandant l’aumône. Je parle des mendiants et non des prédateurs qui vous assaillent, murènes et sangsues.

    Le long de la rue de Marseille où se mêle intimement tout un populo, ou sur l’Avenue Bourguiba où la scène de théâtre s’élargit  en fluviales dimensions, j’ai vite repéré les vrais mendiants à qui je savais que, tous les jours, je donnerais la pièce ; mais tout aussi vite fus-je repéré par les murènes et les sangsues des abords du Bonheur International.

    Au deuxième soir déjà, crevant la dalle et me dirigeant vers le restau Chez Nous qu’on m’avait recommandé, voici qu’un jeune type, la trentaine acide (le regard), plutôt bien sapé, sûrement un portable dans sa veste de cuir, m’alpague d’autorié et me lance : « Alors toi, le Français, tu es mon ami, tu me paies une bière ? J’aurais quelque chose à te proposer… ».  Et moi : « Ton ami, si tu veux, mais la bière sera pour une autre fois. Pour le moment, j’ai faim. Allez,bonsoir ! ». Et lui déjà teigneux : « Ah c’est pas un ami, ça, tu ne serais pas raciste ? »  

     

    images-4.jpegGamins à la rue. – Un autre soir, dans l’encombrement routier dantesque de l‘avenue Mohammed V, coincés dans la Twingo de Rafik pestant plus que jamais,  voilà que, surgie de nulle part, une poignée de chenapans très sales et très effrontés nous cerne soudain, dont l’un, aux grands yeux noirs terribles me rappelant les Olvivados de Bunuel, me fixe intensément en agitant le chiffon avec lequel il prétend nettoyer notre pare-brise. Mais Rafik : « Je n’ouvre pas ! »

    Et moi de sortir une pièce dont la dorure fait exploser illico mon cher râleur : « Deux dinars ! Non mais quoi encore ? Tu sais ce qu’il peut faire celui-là, avec deux dinars ? Il peut s’acheter cinq pains ! » Alors moi, tel l’imperturbable marabout : « C’est pourquoi, mon frère, tu vas ouvrir cette putain de fenêtre afin que je puisse donner, à cet enfant, ces deux dinars dont j’espère sincèrement, par Allah, qu’il ne les convertira pas en colle à sniffer »…

     

    l_mendiante.pngVrais et faux pauvres. - Au fil des jours, j’ai vu les mendiants me reconnaître, j’ai commencé de voir le visage de chacune et chacun, je leur filais la pièce sans me dorloter la conscience pour autant. On m’avait dit que de nouveaux pauvres, après Ben Ali, étaient apparus ainsi dans les rues de la capitale, et que certains groupes organisés avaient pris les choses  en main à l’instar de nos mendiants européens.

    Du moins me semblait-il identifier « mes » vrais mendiants, autant que j’avais repéré, dans l’instant, la murène du deuxième soir, à laquelle avait succédé une sangsue non moins caractérisée me revenant tous les jours avec un air plaintif, soi-disant photographe de presse (j’avais eu l’imprudence de lui payer une bière, de lui parler un peu de mon travail et de lui« prêter » vingt dinars), me guettant à la sortie de l’hôtel ou à chacune de mes rentrées et me suppliant d’acheter les photos qu'il me ferait avec son Nokia - ou alors tu me prêtes encore cent dinars…

  • Chemin faisant (108)

     

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    Les chattes, le dauphin et le bison. -  Autour des tables regroupées de la classe d’écriture créative, pour parler à l’américaine, se retrouvaient à présent une majorité de chattes, deux chiennes, un dauphin et deux footballeurs, plus un bison berbère. La belle grande prof à la coule avait eu cette idée par manière de premier tour de table: que chacune et chacun énoncerait son prénom et l’animal en lequel elle où il s’identifiait. Or la mine de la prof s’allongeait en constatant la foison de chattes pointant le museau, elle qui eût préféré visiblement de franches tigresses.

    Et de me confier en aparté : « Pas moyen de les faire sortir  de leur schémas de soumission et de leur ronron féminin. Ainsi, l’autre jour, l’une d’elles, à qui je demandais de qualifier la révolte d’Antigone, m’a répondu que cette révolte était d’un homme et pas d’une femme ! »

     

    Manouba10.jpgDans la foulée du conteur. – L’ami Rafik a captivé son auditoire en moins de deux, avec une nouvelle qui en dit long sur les relations entre hommes et femmes telles qu’elles subsistent assurément dans le monde arabo-musulman. Le Harem en péril évoque l’installation d’un jeune dentiste dans un bourg de l’arrière pays – on pense évidemment au Moknine natal de l’ecrivain -, dont les hommes redoutent à la fois les neuves pratique acquises en ville, les instruments étincelants destinés à pénétrer les bouches féminines, et plus encore le siège sur lequel les patientes semblent impatientes de s’allonger.

    Une première rumeur qui se veut rassurante évoque les mœurs du dentiste, probablement comparables à celles du coiffeur ou du photographe, mais l’inquiétude reprend quand le jeune homme reçoit ces dames à des heures de moins en moins  diurnes, pour des séances qui se prolongent.

    Manouba7.jpgAu début de la séance, les deux jeunes gens s’identifiant à des footballeurs (animaux fortement appréciés sur les stades tunisiens comme on sait), n’avaient pas vraiment l’air concernés ; mais le charme et la vivacité du récit, la saveur des mots renvoyant au sabir local, et la malice un peu salace de la nouvelle ont suffi à « retourner » nos férus de ballon rond, autant que chattes et chiennes…

     

    Théâtre méditerranéen. - Dans sa dédicace ajoutée à celle de Habib Mellakh sur mon exemplaire des Chroniquesdu Manoublistan,  le Doyen Kazdaghli évoque le « combat tunisien pour la défense de valeurs en partage entres les deux rives de la Méditerranée », et j’ai pensé alors à tous les contes populaires du pourtour méditerranéen marqués (entre tant d’autres traits) par l’inquiétude des machos confrontés à la séculaire diablerie féminine; aux nouvelles fameuses de l’Espagne ou de l’Italie picaresques ou au « théâtre » de Naguib Mahfouz. Unknown-3.jpegEt le fait est que le récit de Rafik a suscité un immédiat écho chez ces jeunes gens dont certains, en peu de temps, composèrent des compléments parfois piquants à sa nouvelle  – surtout les chattes les moins voilées…

    Cette expérience, trop brève mais visiblement appréciée par les uns et les autres, laissera-t-elle la moindre trace dans la mémoire des étudiants de La Manouba ? J’en suis persuadé. Je suis convaincu que le passage d’un écrivain dans une classe, et la lecture commune d’un bon texte, et la tentative collective  d’en imaginer une suite, relèvent d’une expériencerare et sans pareille, comme je l’ai vécu moi-même moult fois. 

    Et puis il y avait cette lumière, en fin de rencontre, ces ronronnements de chattes, cette impression de vivre un instant dans ce cercle magique que la littérature seule suscite, à l’enseigne des minutes heureuses…    

  • Chemin faisant (108)

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    Le sable aurifère. – À la fin des années 60, un étudiant en triple révolte (contre son paternel, contre le Président et contre Allah en personne) osa se dresser contre son oncle Ahmed, alors ministre de l’économie, pour lui dire que la Tunisie se prostituerait en jouant la carte du tourisme.

    L’effronté Rafik Ben Salah n’avait évidemment rien compris (ou peut-être subissait-il l’influence des idéologues tiers-mondistes de l’époque assimilant le tourisme à une forme de néo-colonialisme), mais le tourisme tunisien, notamment balnéaire, développa bel et bien d’impressionnantes infrastructures, assurant des emplois à des masses deTunisiens et présentant, aujourd’hui encore, un front de mer qui a évité le chaos des côtes italiennes,françaises ou espagnoles.  Ce qui est sûr en tout cas, c’est que des millions d’amateurs de farniente solaire gardent le meilleur souvenir de la Tunisie des plages ou des « circuits »culturels, embaumés par la fleur de jasmin.

    d138i5282h105733.jpgAu lendemain de la« révolution », en juillet 2011 où nous y étions avec Lady L., la vision des magnifiques hôtels de la côte, aussi outrageusement déserts que ceux de Sidi Bou Saïd ou de Gammarth, nous avaient réellement attristés. Quel dommage ! avions-nous pensé, sans être nous-mêmes adeptes de ce genre  de tourisme, quel gâchis pour les Tunisiens !

     

    Saison décisive. – Or les médias tunisiens y reviennent ces jours à tout moment : que la saison touristique à venir sera décisive pour l’économie tunisienne.

    On sait désormais (c’était d’ailleurs annoncé dès la fin de l’été 2011) que les« révolutions » arabes furent autant de désastres du point de vue économique.  Mais ce qui réjouit (un peu) après deux ans de gouvernement plombé (en partie) par les islamistes, c’est que l’embellie promise par ceux-ci ne trompe plus la « société civile », qui sait que la relance du tourisme fait partie des priorités d’une restauration économique.

    hotel-mehari-tabarka.jpgAinsi les médias sont-ils pleins de projets lié, entre autres, à une meilleure mise en valeur de la thalassothérapie (concurrentielle au niveau des prix) ou au développement de « maisons d’hôtes » telles qu’on les voit se multiplier de l’autre côté de la Méditerranée. Et les uns et les autres de pointer les zones polluées ou envahies de déchets, peu compatibles avec l’accueil touristique, sans parler de la hantise (heureusement  sporadique) des attaques terroristes…

     

    Une balle dans le pied. - Peu après la présentation de son film Laïcité, inch Allah ! à Tunis, en 2011, dont la projection fut sabotée par les islamistes, qui saccagèrent le cinéma et menacèrent la réalisatrice de mort, Nadia el-fani déclarait ce qui paraît une évidence : « Une destination touristique qui vote pour les islamistes vote pour sa propre mort ». Et la courageuse polémiste d’ajouter que la classe moyenne tunisienne, sans renier rien pour autant de sa culture musulmane, est parfaitement consciente de ce que seule l’évolution « moderniste », largement avancée dans ce pays désormais doté d’une Constitution presque exemplaire, peut assurer le passage d’une « révolte » d’exception à une révolution effective. 

     

     

  • Chemin faisant (107)

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    Honneur aux braves. – C’était un honneur exceptionnel, sans rien d’académique, que de pouvoir retrouver les deux Habib à la cafète de la Manouba où ils nous avaient rejoints entre deux cours – je me trouvais là avec Rafik Ben Salah et deux profs des lettres assez girondes -, tant leur double action avait relevé de la résistance à l’inacceptable. Quelques jours plus tôt,notre ami Hafedh Ben Salah, désormais ministre de la justice transitionnelle, m’avait expliqué la signification symbolique de La Manouba, creuset de l’intelligentsia d'élite, et donc de la critique possible (Bourguiba l’avait déjà à l’oeil) en pointant tout le travail incombant à son ministère avant « pour que cela ne se reproduise plus »…

    À la lecture des Chroniques du Manoubistan, il m’avait semblé découvrir, dans l’opération de déstabilisation de ce haut-lieu du savoir, la trame très embrouillée mais significative d’un complot dont Habib Mellakh souligne, en l’occurrence, le premier mot d’ordre : « bouffer de l’intellectuel ». Or j’ai bientôt compris qu’il ne s’agit pas du tout d’une lutte de classes entre lettrés « privilégiés » plus ou moins tentés par l’Occident, et purs et durs de l’islamisme radical : il s’agit d’une véritable guerre. La conclusion des Chroniques du Manoubistan éclaire d’ailleurs les accointances (plus qu’évidentes) duparti Ennahdha et des salafistes, dans la pure tradition putschiste des Frères musulmans. Rached Ghannouchi, patron d'Ennhahda, est d'ailleurs issu du mouvement et, sous ses chattemites, ne pense qu'à l'islamisation totale de la Tunisie.

    Un imbroglio. - Mais tout ne se limite pas à l’opposition du noir et blanc : les méchants islamistes d’un côté et les modernistes de l’autre. Tout est plus enchevêtré et c’est ce qu’on détaille dans la belle observation sociologique du professeur Mellakh, qui montre par exemple comment on se sert d’un chômeur pour terroriser des étudiantes (« on ne vous touche pas dans la Manouba, mais dès que vous en sortez on vous égorge – d’ailleurs vous êtes filmées ») et comment les rouages des syndicats et des médias, des ministères de l’Enseignement et de la justice, des sociétés d’étudiants et des assemblées de professeurs, se sont grippés et agrippés en fonction de mécanismes contradictoires, en tout cas loin des pratiques délibératives.

    L’idée de Habib Mellakh était lumineuse et imparable, consistant à noter jour après jour, entemps réel, les faits survenus à La Manouba. Dès le 5 decembre 2011, il observe ainsi le sit-in qui se poursuit depuis huit jours ou quelques étudiants, renforcéspar des nombreux éléments souvent pêchés dans les quartiers défavorisé,célèbrent le Jihad et la guerre et fondent le terme de Manoubistan pourréislamiser la Faculté des Lettres. Au premier regard, on se dit qu’un ou deuxniqabées entourées de cliques manipulées, ne va pas  ébranler la vénérable institution. Mais defil en aiguille, c’est une véritable guérilla qui s’instaure et paralyse lescours, avant le début du grand mouvement de solidarité des profs et des milieuxintellectuels tunisiens ou étrangers.  

    Nous avions entendu parler, déjà de ces événements, dont notre ami professeur et poète Jalel El Gharbi, peu suspect d’être un « mercenaire responsable de la décadence del a faculté », selon la phraséologie des salafistes, avait rendu compte sur son blog.

     

    Le doyen me "gifle". - Or, me trouvant tranquillement, dans la lumière de Midi, en face du Doyen Habib  Kazdaghli, j’ai tâché de me représenter la force morale et la détermination physique que cet homme d’étude, historien de formation, a dû puiser en lui pour résister aux fanatiques. Je me le suis figuré en face des deux niqabées hystériques déboulant dans son bureau, yravageant ses papiers avant que l’une d’elle, jouant la victime, prétendument giflée, se fasse conduire à l’hôpital. La scène, inouïe, mais filmée par un émoin qui a prouvé l’innocence du Doyen, fut la base d’un  procès à la fois ubuesque et de haute signification politique. Mimant devant moi ce qu’on lui reprochait, à savoir gifler la joue droite d’un jeune femme voilée se trouvant en face de lui (il a esquissé le geste par-dessus la table, bien que je ne fusse point voilé, et a conclu qu'un droitier ne pouvait bien gifler la  joue droite de son vis-à-vis sans faire le tour de la table - Allah est témoin), il nous a fait rire comme on rit des pires énormités.

     

    Au sourire des filles en fleurs

    Cependant il n’y a pas de quoi rire des événements de la Manouba. Rappelant le rôle de procureur du ministre de l’Enseignement «qui n’a fait qu’encourager les agresseurs », Habib  Kazdaghli affirme que « l’agression contre la Manouba était bel et bien  une phase d’un vaste projet voulant imposer un modèle sociétal à tout le pays en passant par la mise au pas de l’université tunisienne. »

    Un aperçu des pratiques en cours, donné le 7mars 2012 par Habib Mellakh, fait froid dans le dos "Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd'hui notre faculté était composé d'une centaine de  salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leur partis respectifs.Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans les quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leurs uniformes - habit afghan et brodequins militaires - leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont défilé dans d'autres contrées, sont venus réclamer la démission du doyen élu de la Manouba"...

     

    Manouba6.jpgMais quel bel endroit que la Manouba sous le soleil printanier, et que de belles étudiantes,voilées ou pas, s’égaillaient à présent sur les pelouses en attendant de rejoindre la salle où devait se donner la lecture d’une nouvelle (corsée) de Rafik Ben Salah, Le Harem en péril,  dont elles tâcheraient d’imaginer une suite en atelier d’écriture… 

  • Chemin faisant (106)

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    Les salaloufs sévissent. - Je ne dirai pas que je l’ai cherché : pas vraiment, mais sans doute n’était-ce pas très futé, de ma part, de marquer mon début de séjour en Tunisie en diffusant, sur Facebook où je compte plus de 3000 « amis », et sur mon blog perso, qui reçoit ces temps plus de 1000 visiteurs par jour, deux textes évoquant le « niqab arme de guerre », à propos du premier livre que j’avais lu la veille, intitulé Chroniques du Manoubistan et décrivant, par le menu, les événements violent survenus à la Manouba entre décembre 2011 et juillet 2012.

    Comme j’avais trouvé l’ouvrage en question dans la vitrine de la librairie voisine, El Kitab, je n’ai pas pensé  une seconde qu’en parler serait mal pris; en revanche, ma liste du jour, intitulée Ceux qui en ont ras le niqab, aura peut-être provoqué l’attaque en raison de son ton ironique voire sarcastique, typique des chiens de mécréants  que nous sommes. En tout cas,  le fait est que, dès le surlendemain soir de mon arrivée au Bonheur International, mon profil Facebook m’était devenu inaccessible, tout en restant lisible de l’extérieur par mes amis. Quant à mon blog, l’attaque s’y montrait plus subtile, tout formatage de mes textes y étant devenu impossible.  Bref, j’avais oublié tout ce que nos amis nous avaient dit en été 2011 à propos des ruses inventées par les révoltés depuis des mois, face aux vigiles plus ou moins hackers  du pouvoir, je m’étais montré crâne et sot, imbu de ma conception de la liberté et ne pensant même pas qu’elle pût déplaire. Mais aussi, j’ai l’habitude de prendre tout en terme d'expérience et celle-ci me disait quelque chose, évidemment, sur la réalité tunisienne.

     

    L’ami de Dharamshala. – Par ailleurs je me trouvais, ces jours-là, en contact assez étroit et constant avec un jeune homme lettré, polyglotte et vif d’esprit, qui me disait lire l’immense Pétersbourg de Biély, citait la version polonaise de L’Inassouvissement de Witkiewicz, me parlait de poésie avec une espèce d’autorité de vieux connaisseur et m’évoquait une longue convalescence, suite à une très grave accident, dans une clinique de Dharamshala. Ce charmant complice étant presque aussi graphomane que moi, toute une correspondance épatante se noua entre nous, qui me donna l’idée, au soir du piratage de mon profil Facebook, de lui envoyer mes textes, assortis de leurs images, qu’il « partagerait" ensuite sur FB. Ce qu’il fit obligeamment, poussant même le scrupule jusqu’à ajouter la mention solennelle de Copyright 2014 aux textes en question. N’était-ce pas un beau pied-de-nez à mes censeurs ?  

     

    Mellakh.jpgLe Doyen piraté. - Or une semaine plus tard, à la Manouba, lorsque je racontai cette péripétie au Doyen Habib Kazdaghli, qui avait vécu les événements du Manoubistan au premier rang des affrontements avec un courage et une ténacité impressionnants, le cher homme me sourit avec un clin d’œil éloquent signifiant « bienvenue au club », lui-même ayant subi le même genre d’attaques, auxquelles il aura pallié par le truchement de tiers proches...

     

    Habib Mellakh, Chroniques du Manoubistan. Editions Ceres, 327p. www.ceres-editions.com. 

    Commandes à: Ceresbookshop.com

  • Chemin faisant (105)

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    Retrouvailles. - Il est arrivé les mains dans les poches, en pull, à bord de sa propre voiture sans escorte. Je l'ai charrié sur cette apparente insouciance, puis il nous a expliqué qu'il prenait son dimanche et le laissait du même coup à ses gardes du corps, tandis que Nozhâ s'occupait de leurs petits-enfants. Nous avons pris place, avec son frère Rafik le scribe, dans le restau libanais de ces hauts de Tunis et je l'ai pressé de questions sur ce qu'il avait vécu ces derniers temps, après la divine surprise de la Constitution et son accession au gouvernement de transition.

    En fait, il n'a guère changé depuis nos dernières soirées, en juillet 2011, où son frère furieux nous annonçait les pires lendemains. J'aimais bien sa rondeur, fondée sur un grand savoir d'avocat et de prof de droit rodé sous toutes les latitudes. Je me suis rappelé un certain cours qu'il nous avait donné sur les institution suisses, arrosé de vieux Magon, et ce qu'il m'a raconté sur son entrée au gouvernement de transition m'a fait sourire. En fait, Mehdi Jomaâ, le premier ministre, lui a a tapé sur l'épaule en lui lançant comme ça: "Dis moi, Hafedh, toi qui n'a pas fait ton service militaire, ce serait peut-être le moment de servir ton pays". Et comme il hésitait, Rafik a fait valoir à son frère cadet qu'en effet il ne pouvait se dérober.

     

    Contre l'incompétence. - Moi qui ne connais rien à la politique, je ne sais s'il est fréquent qu'une équipe dirigeante qui a fait la preuve de son incompétence soit écartée du pouvoir et remplacée momentanément, par un groupe de dirigeants supposés non corrompus et non partisans, qualifiés ici de "technocrates". D'ordinaire, cette appellation est plutôt mal vue, désignant des gestionnaires froids. Or, d'après ce que m'a raconté Hafedh  Ben Salah, il s'agit  là, plutôt, de ministres de transition choisis pour leurs compétences et non pour leurs affiliations politiques, qui vont tâcher de remettre la machine économique sur les rails avant les élections de la fin de l'année. 

     

    Fils d'instituteur.  - En écoutant parler  le nouveau ministre de la Justice transitionnelle et de Droits de l'Homme, qui aura ces prochains jours pas mal de pain sur sa planche, comme on s'en doute, je pensais à cette smala pas comme les autres des Ben Salah, pas vraiment de haute bourgeoisie privilégiée puisque le père de Rafik et Hafedh était un simple instituteur menant les siens au bâtons d'âne - surtout l'insupportable Rafik, mais qui a donné une flopée de soeurs et de frères très éduqués. Je me suis rappelé l'amertume de Rafik, qui n'a jamais pardonné à son père le fait de tenir sa mère dans son état d'analphabète, même si le personnage est de ceux qui, dans la culture berbère non écrite, en savent parfois plus que les fins lettrés...

     

  • Chemin faisant (104)

    Unknown-1.jpegRosa la rouge - J'ai maudit les Chinois en longeant l'interminable muraille aveugle qui entoure leur ambassade à Tunis, sûrement aussi vaste que la place Tian'anmen, puis je suis enfin arrivé, à l'autre bout de l'avenue Jugurtha, devant cette élégante petite résidence dont l'enseigne n'était pas moins chargée de connotations historiques et politiques: Fondation Rosa Luxemburg ! 

     

    Rosa eût-elle apprécié le petit apéro déjà préparé sur la terrasse ? Sans doute ! On connaît le faible des révolutionnaires authentiques pour les douceurs: seuls les rebelles fils de bourgeois évitent petits fours et loukoums. 

    Unknown-2.jpegBref: un colosse m'avait repéré de loin, en lequel j'avais déjà reconnu Hichem Ben Ammar, qui me remercia d'avoir fait ce grand détour à pied à seule fin de voir son film, La Mémoire noire; et d'autres personnages aux dégaines impressionnantes, l'un m'évoquant Terzieff ou Artaud par sa belle tête émaciée, et l'autre de stature non moins impressionnante, mais avec plus de rondeur. "Mes protagonistes", se contenta de me lancer Hichem. Deux d'entre les  quatre apparaissant dans le film, avec lesquels un débat était prévu après la projection.

     

     

    Unknown.jpegFrères humains. - Le point commun des régimes autoritaires consiste à "bouffer de l'intello", comme le relève le professeur Habib Melkach au début des Chroniques du Manoubistan, et ce qui frappe alors, dans la répression exercée par Bourguiba contre ses "enfants", est à la fois la disproportion entre les délits reprochés aux étudiants ( pas un ne peut être qualifié de terroriste) et autres affiliés au groupe Perspectives pour la Tunisie, et leur traitement, d'une incroyable brutalité.  C'est de cela, sous tous les aspects de la relation entre militants et bourreaux, qu'il est question dans La mémoire noire, dont la portée va bien  au-delà de cet épisode historico-politique, un peu comme dans Libera me d'Alain Cavalier.

     

    463485433_640.jpgSous une loupe. - Hichem Ben Ammar ne documente pas les faits avec trop de précision. L'histoire de Perspectives est connue, et l'on peut renvoyer le lecteur au récit intitulé Cristal, de Gilbert Naccache, consigné sur des minuscules feuilles de papier cristal, ou à un autre récit qui a fait date, La Gamelle et le couffin, dont l'auteur, Fathi Ben Haj Yahia, est également très présent dans le film. Le propos du réalisateur est de faire parler ses personnages, quasiment en plan-fixes et comme  sous une loupe restituant le grain des peaux, l'éclat des regards, les frémissements d'émotion. Nullement indiscret, son regard est à la fois proche et respectueux, et les thèmes abordés (la tortures dans les caves du Ministère de l'intérieur, le bagne, les relations avec l'extérieur, la lettre bouleversante que lit une femme de prisonnier, l'avilissement inéluctable des tortionnaires, etc.) Sans trace d'esthétisme douteux, il y a du poème dans ce film aux images laissant une empreinte profonde à la mémoire Paradoxalement, en outre c'est un film qui fait du bien. "Mes personnages m'ont beaucoup aidés", m'a confié Hichem Ben Ammar. Et c'est vrai qu'on se sent plus humain en présence de ces belles personnes...

     

  • Chemin faisant (103)

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    « Père de la nation » - C’était en 1970, j’avais 23 ans et je venais de débarquer à Kairouan la « cité des mosquées », une vraie féerie nocturne. J’avais remarqué la mention V.I.P. sur la feuille de route de mon guide, Moncef, moins de la trentaine et qui m’avait accueilli à Monastir. Ainsi me collait-on un rôle notable : n’étais-je pas l’envoyé de La Tribune de Lausanne, chargé de rendre compte du séjour d’un groupe de braves quadras-sexas suisses romands inaugurant pour ainsi dire la nouvelle formule des voyages à la fois culturels et balnéaires, à l’enseigne de la firme Kuoni : plus précisément, une semaine dans l’arrière-pays, via El Djem et Matmata, jusqu’à Nefta au seuil du désert, puis une seconde semaine de détente à laquelle je ne participerais pas.

    Tunisie2.JPGMa mission revêtait donc un certain aspect publicitaire,mais j’entendais bien rester lucide et critique à propos de ce nouveau phénomène qu’on appelait le « tourisme de masse ». Mes camarades de la Jeunesse progressiste espéraient même une « lecture marxiste », mais là je ne garantissais rien, tant je me sentais en porte-à-faux par rapport au dogmatisme et aux schémas plaqués sur la réalité.

    Pour lors, je me baladais ce soir-là tout seul, dans l’univers magique, tout blanc et dont montaient de lancinantes mélopées, remarquant que de nombreux marchands avaient disposé, devant leurs échoppes, autant de radios que de petits téléviseurs retransmettant, tous ensemble, le discours paternel de Bourguiba à ses enfants soulagés de le voir enfin sortir del’hôpital…

    J’ignorais, alors,qu’en ces années le « père de la nation » faisait arrêter et torturer les étudiants rêvant d’une Tunisie plus libre. Et pour ce qui touchait aux toubabs, ce n’est que trente ans plus tard que j'appris que mon ami Rafik Ben Salah, neveu du ministre socialiste de l’économie, avait mis en garde son oncle contre le tourisme fauteur de servilité. « Vous allez transformer notre pays en lupanar ! » - « Ferme ton caquet, blanc-bec, tu n’y comprends rien ! »

     

    Tunisie3.JPGPetits Suisses. – Plus de quarante ans plus tard, je me rappelle notre équipée avec un mélange d’amusement et de tendresse. À part un Monsieur Ducommun fondé de pouvoir et sa dame, qui avaient déjà « fait Bali », le groupe en était à ses débuts en matière de circuits culturels,et la curiosité prudente de ces braves gens, leur façon de tout ramener à  du connu (« Ah les arènes d’Avenches ! » devant le cirque romain d’El Djem), leur bonne volonté pataude, leur naïveté m’avaient touché. Ainsi de la candeur d’un Monsieur Pannatier, cafetier sierrois en retraite qui avait fait s’arrêter notre bus en plein Chott El-Djerid, dont la plaine salée vibrait sous le soleil terrible. Or, choqué d’y voir une vieil homme marcher tout seul en contrebas de la piste, il avait exigé que Moncef propose, au vieux bédouin ébahi, la bicyclette de marque CILO dont il disposait chez lui à la cave...

     

    nefta.jpgLa « rapiéçure ». – Dans le premier de ses Récits tunisiens, intitulé Bédouins au Palace, Rafik Ben Salah décrit, très savoureusement la subite fortune qui enrichit, d’un jour à l’autre, le « bédouin empaysé » Ithmène, auquel on révèle un jour que les cinq hectares de terrain sablonneux et ronceux qu’il possède en bord de mer, en pleine zone de boom immobilier récent, vaut « des centaines de millions » maintenant que le sable devient « aurifère sous l’actiondu soleil »…

    Certains récits ancrés dans la réalité, et plus encore dans le langage des gens, dûment transmuté par le verbe en verve, en disent plus long que tous les reportages et autres analyses de spécialistes.

    En retrouvant le brave Ithmène, j’ai pensé au triste spectacle des palaces déserts du front de mer, vers Hammamet, en juillet 2011, et je me suis pris à espérer, contre l’avis de Rafik, que la saison à venir ramène des toubabs à l’économie chancelante de ce pays, histoire d'échapper au pire...

     

  • Chemin faisant (102)

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    Au plus-que-présent. - Tel est le réel, me disais-je ce matin en cadrant les fenêtres de ma chambre du Bonheur International El Hana, donnant par derrière sur le plus moche décor de façades borgnes et de bâtisses en voie de démolition !

    Or cette autre fenêtre, tôt l’aube, s’était ouverte sur la page du Cahier de verdure de Philippe Jaccottet dont j’avais achevé, la veille, la présentation de Oeuvres en Pléiade, balancée avant minuit aux rédactions de 24 Heures et de la Tribune de Genève : « L’oiseau, dans le figuier qui commence tout juste à s’éclaircir et montre sa première feuille jaune, n’était plus qu’une forme plus visible du vent ».

    Plus-que-réel de la poésie. Mais ce n’est pas Mallarmé qui va nous en imposer ce matin en pointant « l’universel reportage » à quoi tendrait la littérature arrachée à sa tour d’ivoire. Faire pièce au nivellement va sans dire, mais puisse tout le réel demeurer et aussi têtu que les faits, dont la fiction fera aussi bien son miel, et la poésie.

     

    La_maison_dangela_4.jpgC-etait-mieux-demain-Documentaire_portrait_w193h257.jpgUnknown.jpegPanopticon. – Le réel, ce matin, serait cette terrasse ensoleillée du Grand Café du Théâtre, en face du Bonheur international, où je me repasse quelques séquences de nouveaux films tunisiens vus ces derniers jours. Du panopticon d’observation jouxtant la table de trois étudiantes voilées, avec la clameur proche d’une manif très encadrée – forces de l’ordre déployées et frises de barbelés -,  devant le trop fameux Ministère de l’intérieur, je me suis rappelé le couple de la mère indomptable et du fils teigneux, dans C’était mieux demain de Hinde Boujemaa, passant d’un squat à l’autre comme des rats enfuite; la vieille Italo-Française de La Goulette évoquant, dans La maison d’Angela d’Olfa Chakroun, la dérive et le déclin de sa chère « petite Sicile » sous les coups de boutoir des bétonneurs ; ou le retour à la case Révolution de Laïcité Inch’Allah de Nadia El Fani, en ces lieux mêmes où déferla la colère populaire, et dont la projection d’octobre2011 aboutit à un chaos de violences assorties de menaces de mort sur la tête de l'impie.

     

    images-1.jpegAmis du soir. – Vendredi soir prochain, le réel sera celui de La Mémoire noire, nouveau docu signé Hichem Ben Hammar consacré à la répression, à la fin du règne de Bourguiba, de la contestation progressiste du groupe Perspectives, dont les jeunes militants furent torturés, par la père de la nation, « pour leur bien »…

    Dans l’immédiat, cependant, c’est dans le cadre le plus hautement raffiné que j’ai rejoint mes amis Jihène et Rafik, sous les arches séculaires du Dar El-Jeld, antique maison de tradition aux murs couverts de zelliges polychromes, où nous nous régalons effrontément et parlons beaucoup sur fond de qanûn - le vieux magon ne laissant de faire monter les rires sur le mode plus-que-réel…

  • Chemin faisant (101)

     

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    Notes en chemin  (107)

    Ordre et désordre. -
     En marchant ce matin par les rues populaires de la médina, recommençant de m'imprégner de l'atmosphère de la rue arabe dans ce qu'elle a de plus naturellement chatoyant, le sentiment croissant de retrouver la bonne vieille humanité m'a rempli de reconnaissance alors qu'un soleil déjà printanier flamboyait au-dessus des pyramides d'oranges soigneusement érigées par les marchands; mais un peu plus loin en direction de la Kasba, à l'écart des étals bien tenus, les rues se muaient en véritable dépotoir où s'amoncelaient ordures et détritus  laissés là depuis des jours à ce qu'il semblait. Or quelques chose m'a frappé dans ce contraste, qui me semblait dire quelque chose, mais quoi ? 

    Dans les souks, ensuite, et notamment dans le dédale alternant féerie de couleurs et retraits pénombreux, autour de la Grande Mosquée de la Zitouna, entre parfums et fripes, j'ai retrouvé avec bonheur cet univers des petites boutiques paraissant perpétuer leur commerce depuis des siècles, puis à quelques ruelles de là: des passages de traverses encombrés de sacs d'ordures que se disputaient chats faméliques et rats tenaces. Et qu'en dire ?
    Tunis20.jpgTroisième image: cette vaste décharge à ciel ouvert, juste à côté du building de trente étage de je ne sais quel établissement bancaire des Etats du Golfe, et  là encore cette proximité d'une façade clinquante et d'un total laisser-aller m'a suggéré un début de réflexion. Quant à dire que je pourrais en tirer des conclusions liées à la nouvelle donne de la réalité tunisienne, je n'en sais trop rien. 

    Une espèce de hargne
    La question de l'ordre et du désordre est bien plus intéressante qu'on ne pourrait croire. Autant que l'obsession du propre-en-ordre, bien connue des Suisses, peut relever de la névrose, autant il me semble pertinent de s'interroger sur ce que signifient des symptômes récurrents de désordre dont, par exemple, les rues de Tunis sont devenues le théâtre hallucinant à certaines heures.
    Dès le dimanche soir de mon arrivée, mon ami Rafik m'avait averti: tu vas voir se déchaîner la meute ! Et deux jours plus tard à peine, j'avais failli me faire écraser quatre fois (le piéton n'a plus droit à aucun égard), constaté que nombre de voitures de flics passaient au feu rouge et vu deux chauffeurs de taxi en venir aux mains après  le léger accrochage qu'ils venaient de provoquer, forçant une dizaine d'autres conducteurs à s'en mêler dans un concert de klaxons furieux. C'est cela: quelque chose de furieux...
    On connaît la circulation de Paris, de Rome ou de Naples: le crescendo est notable, mais le désordre hargneux de la circulation en ville de Tunis m'a semblé d'une autre nature: comme si sa fureur venait d'ailleurs. 

     

    L'attente de quelque chose
    Ordures qui s'empilent: mauvais signe. Rivages pollués à outrance: pas très bon pour la saison touristique à venir si rien ne se fait. Rengaine des médias trois semaines seulement après l'entrée en fonction d'un nouveau gouvernement de compétence: mais que font-ils ? 

    La dernière fois que nous y étions avec Lady L., en juillet 2011, les discussions les plus animées se poursuivaient à n'en plus finir, pleines d'espérance en les lendemains qui chantent. Une Tunisie pariait pour un avenir meilleur. Si belles rues alors, si belles terrasses à Sidi Bou. Puis une autre Tunisie se laissa séduire par moult promesses et cadeaux, qui vota pour un parti totalitaire pseudo-religieux à visées putschistes, foncièrement incapable d'assurer le redressement économique du pays. Quittant le gouvernement, le redoutable Rached Ghannouchi a promis que son parti garderait le pouvoir par la rue. Hélas, il ne semble pas qu'Allah ait trouvé de dignes éboueurs pour entretenir les rues menant à Lui...

     

    À lire: Adnan Limam. Ennahdha: ses cinq vérités. Phoenix éditions.

    Spécialiste en droit public et en relations internationales, l'auteur, musulman modéré, analyse les  tenants et aboutissants de la prise de pouvoir du parti "islamiste" de Rached Ghannouchi, selon lui émanation directe des Frères musulmans et se servant des salafistes comme fers de lance. Organisation transnationale d'essence putchiste, Ennahdha repose, selon Adnan Limam, sur une idéologie religieuse contraire au véritable islam, et aura, en réalité, servi le sionisme et la politique américaine à seule fin de déstabiliser la Tunisie en quête de démocratie. À remarquer qu'après avoir soutenu le parti gagnant des élections de 2011, les Américains font aujourd'hui bon accueil au nouveau chef du gouvernement intérimaire... 

     

  • Chemin faisant (100)

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    Les amants de Minuit. - Le grand navire Night tout blanc du Bonheur International reposait sur le flanc, dans mon rêve de minuit, lorsque le premier gémissement, qui m'a d'abord semblé de douleur, m'est parvenu de la chambre d'à côté, assez lancinant pour me réveiller, bientôt suivi de toute une suite de soupirs de croissante intensité modulant les vagues de plus en plus débridées de la plus réjouissante volupté, me rappelant alors, dans le film Padre Padrone des frères Taviani, la saisissante séquence nocturne durant laquelle, du haut des montagnes et de loin en loin, on entend exulter la même jouissance collective des femmes...

    Pure beauté. - Or, m'étant levé ce matin bien dispos, sous le ciel bleu de Tunisie, je resongeais à ce concert nocturne quand, du seuil de ma chambre, je vis surgir, de celle d'à côté, une silhouette voilée de noir de la tête au pied, suivie d'un très grand jeune homme beau de visage et le regard sombrement doux, le type même du salafiste à longue barbe de soie floche et robe grise.

    Cependant une plus grande surprise m'attendait, quelques instants plus tard, dans la vaste salle du petit-dèje "à l'arabe" où se pressait tout un monde de vieux enturbannés aux femmes pieusement voilées - on me parla d'une communauté religieuse algérienne de passage -, lorsque je surpris, derrière une colonne, le visage absolument découvert, ma soupirante de la nuit sirotant son café. Alors là le choc: la grâce, sans rien de soumis ni d'humilié d'apparence, le rayonnement de la pure beauté juvénile.

    Un autre regard. - En bonne logique occidentale ou "moderniste", surtout après ce que je savais des conflits liés au voile intégral, j'aurais dû, alors, ce matin-là, trouver un argument de plus contre ce fameux niqab, voilant en l'occurrence une telle merveille. Et puis non, curieusement, peut-être aussi me rappelant les ébats nocturnes de ces deux jeunes gens, je me dis qu'en somme, en dépit de cette irruption involontaire dans leur sphère intime,  je ne savais rien d'eux, de leur vie, de leur monde; que je n'étais ici qu'un passant - un "étranger" comme tant de regards me le rappelaient à tout instant -, et toute envie d'en juger me parut alors dérisoire...    

            

  • Chemin faisant (99)

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    Mohamed. - Les cireurs de pompes, au figuré, m'ont toujours fait horreur. Ainsi du fâcheux Ueli Maurer, ex-président de la Confédération, qui a osé dire l'autre soir à Sotchi, à la télé, que le Tsar-flic Poutine était son ami et l'ami de la Suisse, comme il n'a pas eu honte d'affirmer, lors d'un séjour présidentiel à Pékin, qu'il fallait désormais tourner la page de Tian'anmen. Quant au cireur de chaussures Mohamed, sans travail à 42 ans, quatre garçons à charge, seul à Tunis pendant que sa femme et sa mère tâchent de survivre à Kasserine, je l'ai laissé briquer mes Mephisto's non sans gêne de le voir ainsi à mes pieds. Or c'était hier et il m'est revenu ce matin avec un grand sourire de connivence, me proposant cette fois un café que nous avons siroté avec tout le temps de nous raconter nos bouts de chemin; et ce qu'il m'a dit de la fin des années Bourguiba, des rapines du clan Ben Ali et de ses difficultés actuelles d'assurer le minimum vital aux siens m'a touché sans qu'il ait fait mine de se plaindre, sonnant aussi plus vrai que les glose pléthoriques consacrée à la question du jour: et maintenant ?

    Quel profit ? - À ceux qui n'en finissent pas de me recommander de "profiter" de ce séjour tunisien, je ne réponds pas plus que s'ils m'enjoignaient de "profiter" du Sahel ou du Qatar, tant cette notion de "profit" m'est étrangère, mais ce n'est même pas de morale qu'il en va. De fait je compte bien, mieux que profiter au sens d'en avoir "pour mon argent", m'imprégner de réalité tunisienne, comme j'ai commencé de le faire en visionnant déjà treize films récents sur mon ordi et en me perdant ces jours dans les rues et les foules, à subir la nuit dernière ma voisine d'en dessus niqabée le jour et n'en finissant pas de hululer de volupté après le dernier appel du muezzin, ou la vociférante manif islamiste de ce matin vers le ministère de l'intérieur, et les livres nouveaux, une nouvelle amitié, ma douce au téléphone de ses hauteurs enneigées, les journaux et les confidences de Mohamed...

    Identité et filiation. - Aussi je me la suis jouée Freddy Buache, cet après-midi, en m'installant au premier rang du cinéma Parnasse où se donnait, pour 3 dinars, le nouveau long métrage de fiction de Taïeb Louhichi, L'Enfant du soleil. Pas un chef- d'oeuvre assurément, mais un belle histoire bien filée avec de beaux acteurs et de l'émotion en crescendo.

    L'idée centrale en est intéressante, qui voit le jeune Yanis, en quête de paternité, débarquer chez un romancier qui lui semble avoir raconté sa propre histoire, non sans raison comme on le verra...

    "Et si nous allions voir la mer ?" demande finalement l'écrivain, infirme depuis l'accident de voiture qui a coûté la vie au père du garçon, émouvant écho au drame vécu par le réalisateur lui-même.

    Et le film de s'achever sur une reconnaissance mutuelle, magnifiée par les paysages de la région de Bizerte. Or, finalement révélés l'un à l'autre par un lien de filiation indirecte, les deux personnage que tout semblait opposer (le jeune DJ fou de hip hop et le sexagénaire supérieurement cultivé) s'étaient déjà rapprochés au cours d'une séquence où, soudain, la sublime incantation d'une voix d'Afrique établit entre eux un imprévisible lien...

  • Ceux qui vont à tâtons

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    Celui qui obtient de moins en moins de réponses / Celle qui se sent au bord d’un gouffre / Ceux qui ne communiquent plus que par signaux de fumée / Celui qui n’a jamais été très écouté par les RG / Celle qui n’ose plus parler de crainte de déranger / Ceux qui se sont lassés de leur présence mutuelle / Celui que la futilité ambiante déstabilise réellement / Celle qui parle déco avec une agitation extrême / Ceux qui ont juré de se parler mais plus tard / Celui que le vertige physique saisit dans la cabine de téléphone désaffectée / Celle qui vacille dans ses nouvelles bottines Dior / Ceux qui éprouvent soudain le froid de l’incommunicabilité / Celui qui prend rendez-vous chez le réparateur de couples / Celle qui appelle au secours dans l’ascenseur bloqué au sous-sol tandis que l’eau monte avec les rats / Ceux qui n’ont aucuns problèmes et encore moins de solutions à ceux-ci / Celui qui n’entend pas ce que lui dit sa compagne Agnès vu qu’il a gardé son casque où La Force du destin se joue à pleins tubes / Celle qui se cherche une cigarette pour la jeter finalement à la tête de la flûtiste irascible / Ceux qui se trouvent un peu cons de ne plus se joindre que par SMS / Celui qui n’en plus de se retenir de dire ce qu’il a sur le cœur sans se rappeler exactement quoi à l’instant / Celle qui préfère retourner à son feuilleton / Ceux qui mettent la radio un peu plus fort / Celui qui se retrouve à Schaffhouse sans se rappeler le motif de son départ précipité / Celle qui fait suivre ses bagages à Djerba / Ceux qui se répandent en annonces-surprise / Celui qui se demande comment faire face à la platitude / Celle qui pallie l’indifférence de son psy par un regain d’attention à sa chienne Burqa / Ceux qui « travaillent la relation » sans se parler / Celui dont l’insomnie brûles les dernières cartouches / Celle qui pense essentiellement en termes de conso / Celles qui estiment que le quotidien régional a fait des progrès au niveau conso / Celui qui se sent soudain de trop dans ce groupe d’abrutis de Top Niveau / Celle qui espère une prise d’otages au niveau du bureau / Ceux qui n’ont pas l’imagination du pire et c’est ça le pire / Celui qui se risque à dire ce qu’il pense au groupe dit Libre Parole / Celle qui estime que la pensée de Cédric est a priori suspecte / Ceux qui problématisent le contenu du message au niveau de la déviance / Celui qui danse sur le volcan éteint / Celle qui calme le volcan en lui parlant posément / Ceux qui n’entrent plus en matière que par leurs avocats pacsés / Celui qui se dit en réparation / Celle qui attend de voir pour n’en rien croire / Ceux qui comparent leurs affects relationnels à une bulle fiscale / Celui qui joue son va-tout et m’importe quoi / Celle qui exige un moratoire sentimental au niveau du couple à trois / Ceux qui ont un parcours de santé de retard / Celui qui essaie de calmer celle dont la chienne dévore les jeans de ceux qui découchent à côté / Celui qui rêve à contre-courant / Celle qui veille le mort à crédit / Ceux qui sombrent les yeux ouverts, etc.

    Image : Terry Rodgers

  • Chemin faisant (98)

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    Le niqab en question. - Je ne pensais pas y revenir aussi tôt, vu que la Tunisie et les Tunisiens ont bien d'autres aspects plus avenants à faire valoir,  mais les médias locaux de ces jours y ramènent, annonçant que le ministère de l'intérieur va sévit contre le niqab, ou voile intégral.  

    Unknown-6.jpegOr, à peine avais-je passé en revue, ce matin sur une terrasse de l'avenue Bourguiba, les premières pages de La Presse, du Temps et du Quotidien, qu'une élégante silhouette toute noire au visage invisible, mais probablement jeune à en juger par sa tournure et les baskets de son compagnon, traversa mon champ de vision comme pour illustrer ma lecture...

    Si l'argument invoqué aujourd'hui par les autorités implique le risque de dissimuler, sous le niqab, quelque terroriste armé, un récente affaire, hallucinante par les dimensions qu'elles a prises, de l'hiver 2011 au printemps 2012, prouve que l'arme de guerre du niqab est peut-être plus efficace quand elle devient ce qu'on pourrait dire la robe-prétexte du fanatisme. Je veux parler, évidemment, de l'affrontement, parfois d'une extrême violence, qui a eu lieu des mois durant dans l'enceinte en principe protégée de la Manouba, université de Tunis, opposant UNE étudiante refusant de se dévoiler, soutenue par une camarilla de prétendus défenseurs de la liberté religieuse, par ailleurs étrangers à l'université, et les autorités et autres professeurs de celle-ci.

    Vu de l'extérieur, un tel conflit pourrait sembler dérisoire, ne concernant en somme que les "élites" académique. Or il faut y voir, au contraire, un exemple emblématique de l'utilisation perverse d'un précepte vestimentaire, d'ailleurs sans fondement théologique sérieux, dans l'intimidation d'une communauté vouée, par nature, à la défense de la liberté de penser et d'agir.

    habib-kazdaghli-2-b7f6c.jpgphoto_habib.jpgDe cet incroyable feuilleton, qui a impliqué jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat (peu glorieusement il faut le dire), face à un doyen (Habib Kazdaghli) faisant figure de héros, un livre témoigne jour par jour, intitulé Chroniques du Manoubistan et signé par un professeur de non moins grand courage (Habib Mellakh) qui a lui-même été gravement molesté. 

    Question pratique. - En voyant passer, sur le pavé de l'avenue Bourguiba, le gracieux fantôme noir de la fille au niqab, je me disais: et pourquoi pas si ça lui chante, et à son jules ?   Bien entendu, le fait de cacher son visage paraît plus triste qu'original, outre qu'on voit peu de scaphandriers ou de représentants du ku-klux-klan déambuler en plein jour sur les rues, mais un peu de loufoquerie n'est-il pas tolérable ?

    Or il en va tout autrement, bien entendu, d'une étudiante supposée prendre place dans un auditoire, montrer  à ses camarades son minois et  regarder bien franchement ses professeurs. Que ceux-ci se voilent serait, d'ailleurs, aussi peu pratique à l'usage, que le niqab de leurs étudiantes. On comprend qu'ils défendent plus qu'un principe: une façon de confiance réciproque, ainsi que l'exprime Habib Melkach en termes clairs et bienveillants.

    Qui est pervers ? - Dans l'affrontement qui a  opposé la porteuse de niqab et les autorités de la Manouba, le plus stupéfiant est en somme le soupçon,porté par les défenseurs du voile intégral, contre les professeurs accusés de vouloir "dénuder" leur virginale étudiante. On a bien lu: dénuder. Montrer son visage équivaut à se dénuder . Et s'opposer à un tel délire revient, forcément, à céder à la libidinosité la plus crasse.

    Tout cela prêterait juste à sourire si ces Chroniques du Manoubistan ne révélaient, en fait, une affaire gravissime relevant, à tous les niveaux de la société, d'une sorte de plan de déstabilisation et d'intimidation relevant du terrorisme obscurantiste. C'est un livre à lire et à méditer. Je me réjouis d'en rencontrer bientôt l'auteur et son pair doyen. La Tunisie à venir peut être fière de ces deux-là...

    Habib Mellakh. Chroniques du Manoubistan. Préface de Habib Kazdaghli. Editions Cérès, 326p.     

  • Chemin faisant (97)

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    Joyeux retour ? - Le jour s'est levé ce matin sur un décor himalayen de neige ourlée et de nuances de gris soyeux sur fond de camaïeu bleu- noir, après quoi les tendres aïeux à Lady L. sur le quai Ouest, le tagadam feutré du train, le retard de l'avion passé à relire Pensées sous les nuages de Philippe Jaccottet, et le ciel, et la mer, et la nuit, les étoiles en dessus de Carthage et le retour terre à terre  de l'interminable  piétinement au Contrôle policier, m'ont ramené, trois ans après les folles espérances et les désillusions, en ces lieux où m'attendait, déjà furieux de ce que le contretemps ait ruiné notre projet de soirée avec son frère devenu ministre, mon ami Rafik le scribe vitupérant ensuite en crescendo - de quoi me réjouir vraiment !

    Amico furioso. -  De fait, la colère de Rafik Ben Salah me botte, tant elle exprime la bonne rage de qui refuse l'inacceptable. Or, lui qui m'annonçait il y a peu de temps encore "quelque chose en train de changer", lui qui a poussé son frère à accepter le poste de ministre qu'on lui proposait, lui qui est revenu au pays après des années plombées par la dictature, m'accueille en déployant un tableau des plus accablants tandis que, sur la route du centre ville, des chauffards nous dépassent de tous les côtés comme pour justifier son ire ! "Tu vois ces flics: ce seront les premiers à griller le prochain feu rouge ! Et quand des islamistes parquent n'importe où au pourtour d'une mosquée, pas une contravention ! C'est le bordel ! Sauf qu'un bordel est mieux tenu !" Et d'aligner les griefs visant la dégradation générale des comportements, la muflerie croissante, le manque d'éducation de ses lycéens (les quinze qui daignent venir en classe sur une soixantaine d'inscrits) auxquels il doit interdire de manger pendant le cours, ou cette récente descente de police visant un centre culturel de Carthage, après les flambées de violence entretenues par les salafistes dans le sanctuaire lettré de la Manouba, transformée en Manoubistan. Et Rafik le mécréant, devant un bon verre de Magon rouge sang de buffle, de répéter une fois de plus que son pays ne pourra pas se développer sans s'affranchir du joug de la religion.

    Le soleil aux terrasses. - "Tout le monde, dans ce pays, fait semblant !", me disait Rafik hier soir au bar de la crèche de charme El Hana International, où ma bonne amie m'a retenu une vaste carrée à cinquante euros la nuit donnant sur un envers de décor parfait. Mais voici qu'après un petit-dèje à l'arabe dans une  vaste salle bruissante de djellabas et de voiles ne faisant pas semblant de ne pas être musulmans - pas un Roumi dans le périmètre -, je me retrouve à une terrasse de l'avenue Bourguiba à lire, au soleil quasi printanier, les Chroniques du Manoubistan du prof Habib Mellakh, pêchées à la librairie El Katib où foisonnent les livres de toutes tendances -  et dans la foulée j'ai emporté le pamphlet d'Adnan Limam balançant ses cinq vérités au parti islamiste  Ennahda supposé faire le jeu du sionisme et des Américains, au même titre que les Frères musulmans, et ce plus avenant roman d'Habib Selmi dont je compte bien m'inspirer de l'intitulé: Souriez, vous êtes en Tunisie !    

     

        

  • Chemin faisant (96)

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    Malentendus divers. - La culture contemporaine, ou ce qu'on appelle comme ça, donne souvent lieu à des malentendus, tant le paraître et l'être, le désir réel et le simulacre social, le goût personnel et le mimétisme collectif se mêlent sur fond de consommation à grande échelle. Après quelque 7000 kilomètres en un peu moins de cinquante jours, à travers la France, le Portugal et l'Espagne, avec Lady L., nous pourrions établir la liste des "monuments incontournables" que nous aurons zappés, tout en ayant l'impression d'avoir acquis et partagé une quantité d'impressions et d'émotions vivifiantes.

     

    078.jpgLumière de Grignan. - Hier encore, nous étions à Grignan pour notre dernière étape. Or ce n'était ni pour y saluer Philippe Jaccottet ni pour nous incliner devant la statue de Madame de Sévigné. Au déclin du jour et dans une lumière orangée mêlant le brun et le mauve, nous avons juste flâné dans le vieux bourg en constatant qu'il s'y trouve plus de librairies et d'ateliers d'artistes qu'à Benidorm et La Grande Motte réunis, avant de souper dans un charmant restau à l'enseigne de L'Etable.

    003.jpgAu préalable, ma bonne amie, fatiguée par des heures de conduite, s'était reposée sous une belle gravure de Corto Maltese, à l'Hôtel Sévigné dont notre chambre déclinait le thème de la mer et des marins; et moi j'avais passé une belle heure en compagnie du libraire Jean François Perdriel, de chez lequel j'étais sortis avec  des ouvrages aussi rares que ridiculement bon marché de Marcel Aymé et Jacques Audiberti, ainsi qu'un irrésistibleDictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des biens nantis, de Pierre Desproges, et l'essai de Benjamin Crémieux Du côté de Marcel Proust qu'un malotru ne m'a jamais rendu. Dans la foulée, après que je lui eus raconté mes deux visites au poète,  le libraire m'a donné les dernières nouvelles de la santé de celui-ci (plutôt bonnes)  et recommandé la lecture de son hommage funèbre à André du Bouchet. Et ce n'est pas de la culture, ça ?

     

    049.jpg034.jpgBilan multipack. - Si nous n'avons visité ni le Musée des blindés de   Saumur ni la cathédrale de Saint-Jacques, ni la Mezquita de Cordoue ni l'Alhambra de Grenade, nous avons "fait" la tapisserie de l'Apocalypse et sommes descendus dans la contrefaçon saisissante  de la grotte d'Altamira avant de monter la rampe en 34 sections de la Giralda de Séville, ainsi que les 45 étages de l'hôtel Bali à Benidorm de la terrasse duquel on voit presque l'Afrique et peut-être même Dieu par temps clair.

    020.jpgMieux: nous avons commencé à nous initier aux langues espagnole et portugaise que d'innombrables résidents étrangers s'opiniâtrent arrogamment à ignorer, et j'ai fait en voiture, à Lady L.,  la lecture de quatre recueils de nouvelles d'Alice Munro, prix Nobel de littérature 2013,constituant un fonds prodigieux d'observations humaines.

    018.jpg014.jpg026.jpg360.jpgCependant l'essentiel de ce périple n'aura  pas été que de nature livresque ou borné à ce qu'on appelle la culture. Disons que nous aurons vécu: vécu chaque jour, vécu notre relation, vécu des amitiés, vécu des rencontres et des interrogations, vécu le sud et les séquelles visibles de la Crise, vécu l'immensité des pays et les particularismes de chacun, avec l'envie souvent (à Porto, à Séville, à Barcelone) d'y revenir, comme nous reviendrons peut-être à Carvoeiro ou à Tamariu...

    020.jpg027.jpgAu demeurant le voyage continue. Sommes-nous vraiment arrivés, et étions-nous même partis ? Dites: vous savez ce que c'est, vous, que le voyage ?      

  • Chemin faisant (95)

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    Les mots habités. - Un retour de voyage qui ne serait pas une instance de nouveau départ laisserait un goût d'inachevé, à croire qu'on serait revenu pour rien alors qu'aussitôt tout se trouve replacé sous une autre lumière - et cela commence par tous les noms qu'on se rappelle et qui ont maintenant comme un visage ou comme un corps - comme une nouvelle coloration ou comme une odeur réellement humée - devenue réel humus de mémoire.

     

    019.jpgDe l'incarnation. - Ainsi le nom de notre Nevers d'aujourd'hui est-il différent du Nevers d'avant que seuls des livres ou des films évoquaient, et le nom de la Loire, roulant sous nos yeux ses eaux chocolatées, tout autre sous le ciel de novembre que celui du fleuve rutilant à la télé d'un château l'autre, sans parler de ce nouveau nom révélé à l'apparition dans les monts basques des petits chevaux en liberté: ces pottoks chevelus dans la forêt des Arbailles - le mot pottok, le nom d'Arbailles - chaque nom plus incarné serti dans la chaîne des mots désormais habités.

     

    Poète en partance . - Enfin le retour, toujours, reste un peu déroutant. On  se sent, tout à coup, comme dépossédé et titubant.

    Le tas de choses à raconter se volatilise: on se sent un peu con, largué à la lecture, par les journaux, de tout ce qui s'est passé entre temps - que tout ça ait pu continuer d'exister en notre absence !

    Mais l'actuelle communication est telle que rien ne nous surprend vraiment en l'aimable platitude de la vie ordinaire retrouvée. Après les vitraux de Bourges ! Altamira ! Les rues de Séville ! L'inscription VIVIR MATA sur les murs de Grenade ! La magie de tous ces noms ! La vie révélée par ces mots !

  • Chemin faisant (94)

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    Rues piétonnes.- Le voyage est une modulation particulière de l'observation de la réalité sous ses multiples aspects, où il n'est rien. La rue des Etuves de Montpellier, un samedi après-midi de la période de l'Avent, est un lieu aussi digne de visite, par sa prodigieuse diffusion d'énergie vitale et de chatoiement pictural,  que les divers monuments recommandés par les Tours Operators aux touristes multinationaux, non tant d'ailleurs à Montpellier qu'à Paris ou à Monaco: faites la queue pour la Sainte Chapelle ou le Rocher, c'est tout comme crever douze heure à la porte des Offices de Florence dans l'éternuement énervé des scooters...

    022.jpgToutes les rues piétonnes de Blois, de Porto, de Séville ou de Barcelone méritent d'ailleurs la même attention qu'à Montpellier: là converge l'Humanité bonne -  et quelle fabuleuse librairie que celle de Sauramps sur la place de la Comédie où se démantibulent des danseurs de hip-hop sur fond de rythmes afro-cubains. Si vous avez un rendez-vous à fixer à des amis chers, ne cherchez pas plus loin: devant la librairie Sauramps, sur la terrasse dont la cantinière servira de l'eau à votre meilleur ami de l'homme.

     

    Feu sur le philistin. - L'an dernier à Portofino, dans la baie mythique idéalisée par des poètes en costumes blancs et des femmes fatales, un terrible paquebot américain mouilla et déversa moult chaloupes de touristes hagards qui tous se précipitèrent sur les boutiques de mode italienne, de sacs italiens de marques ou de pseudo-marques  issus des ateliers clandestins du sud de Naples, de savates italiennes griffés à Taiwan ou de bijoux italiens aussi couteux que les montres suisses qui se débitent sur la Bahnhoftstrasse de Zurich où déferlent autant de cars chinois. Telle est la caricature hideuse du tourisme actuel que, sacré prince, j'interdirais aussitôt sous peine de déportation lointaine. Eussé-je été en mesure, pirate ce jour-là à Portofino, de couler ce paquebot de malheur et de noyer son entière cargaison de sous-humains suralimentés, que je m'y fusse employé avec mon équipage: au jus les touristes, et que les requins en fassent du sugo !  

     

     044.jpgAu Parc Rimbaud. - Qui, des Tours Operators sévissant aujourd'hui de par le monde, connaît le Parc Rimbaud de Montpellier ? Sans doute aucun et c'est très bien ainsi: cela donne aux amis le loisir de goûter le charme d'un lieu comme il en est partout pour qui se donne la peine d'aller voir, comme Alice  derrière le lapin, de l'autre côté du miroir. Du parc Monceau de Paris aux jardins de Murillo à Séville, des terrasses florentines des Boboli au Mozart Park de Vienne: ces îles des villes où nous nous reposons du flux des rues sont propices aux moments où, dans notre lecture du monde, nous relevons les yeux. Et c'est ainsi, aussi, que nous respirons mieux...   039.jpg

  • Ceux qui se shootent au Benidorm

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    Celui qui se came au Dragibus Tagada / Celle qui lit sur l'emballage que la kétamine est un anesthésiant pour chevaux et comprend alors la lassitude de Peter entre ses concerts de black metal / Ceux qui sont en quête (disent-ils) du blanc du temps / Celui qui a la phobie de l'en deça de l'au-delà / Celle qui connaît la formule des bains chimiques assurant la conservation des morts célèbres / Ceux qui ont mis à mal les waterbeds de Sin City / Celui qui demande l'asile politique aux îles flottantes / Celle qui se fait dépuceler dans un container martelé par la grêle / Ceux qui ont surtout apprécié la cafète du Gugenheim de Bilbao / Celui qui ne sait quel jour blanc s'est glissé la semaine passée entre elle et sa mémoire / Celle qui découvre un trou noir dans son emploi du temps perdu / Ceux qui savent qu'un certain gentleman apprécie aussi la griffe de Versace / Celui qu'une peur errante poursuit de son ombre / Celle qui répond à ce Monsieur Rorschach qui l'interroge sur ce qu'elle voit dans cette tache qu'elle y voit une tache / Ceux qui cherchent des trouvères sans brevets de chercheurs / Celui qui ne sait pas le goût de la rhubarbe ni du manioc / Celle qui fantasme un plan cul avec Philémon le magasinier sourd-muet de l’Entreprise / Ceux qui se lavent au borax / Celui qui découvre dans le JDD que ce Robbe-Grillet qui vient de d c d n’est autre que le blaireau qui draguait sa meuf à Courchevel il y a bien quarante ans de ça / Celle qui n’admet pas l’idée de son chef de projet selon lequel les sentiments ne sont que des scories de l’évolution / Ceux qui estiment que la tache suspecte apparue au front de Madame Dupanloup signale une punition céleste / Celui que ses besicles font ressembler à un carcajou / Celle à qui son père n’a jamais parlé que badminton et surpoids / Ceux qui se comportent en visiteurs même chez eux / Celui qui est connu pour ses trépignements d’impubère en dépit de ses trente ans de service aux Pompes funèbres de Pontarlier / Celle qui flaire le bicandier / Ceux qui ne sauraient situer le Daghestan sur la carte malgré leur culture générale plutôt top / Celui qui choisit médecine pour emmerder son oncle Fernand / Celle que la mort prématurée de son père dans un accident de métro a poussée vers l’ingénierie des puits de forage / Ceux qui trouvent une certaine ressemblance entre l’écrivain Christian Bobin et le pharmacien de leur quartier surnommé Camomille / Celui dont les poèmes « interrogent le silence du monde » à ce que prétend son amant luxembourgeois / Celle qui fait réellement chier sa parentèle avec ses projets de barjo rêvant d’accoucher dans un bassin plein de dauphins / Ceux dont l’altruisme a fait des tyrans / Celui qui s’affaire à recycler les dogmes mitchouriniens de Lyssenko dans son jardin bio / Celle qui estime que boire son urine matinale la rend plus réceptive à la musique de Scarlatti / Ceux qui mettent tout sur le dos du syndrome d’alcoolisation fœtale / Celui qui polit les ongles de sa chienne Nestorine / Celle qui se fixe la date de péremption de son dernier yoghourt à la banane pour rompre avec son ami Berthier de Susanfe / Ceux qui savourent leur déjeuner à base soja et de surimi, etc.

    Peintures: Basquiat, Indermaur.

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  • Chemin faisant (93)

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    Derniers feux. - On n'en finirait plus de marcher le long de la mer au déclin du jour, mais ces après-midi d'hiver il tombe soudain contre toute attente, et voici que la lumière cristalline tourne soudain à l'indigo flammé d'orange et que  la côte aux forêts de pins se découpe bientôt sur le velours noir semblant tendu derrière la mer qui frémit d'ultimes reflets.

    Entretemps on a marché sur la corniche de pierre orangée longeant les hauteurs de la baie, au-dessus des roches où se regroupent les oiseaux de mer, et l'on se rappelle les jours passés, les années au même rivage, les aubes et les crépuscules, nos vies qui refluent...      

     

    044.jpgD'autres rivages. - C'est entendu: il y a Benidorm et d'aucuns se lamentent: il y a tous les lieux gâchés par le béton ou pourris par l'argent, mais la mer et la terre ont encore des immensités à parcourir, et quarante jours durant nous l'aurons respiré, ce grand large encore possible, ces horizons, ces espaces, ces forêts immenses et ces collines, aussi, cultivées à main d'homme, ces dunes hier et ces terres maraîchères gorgées de riches alluvions du delta de l'Ebre - et tout ce qui non seulement nous soulève de joie sauvage mais se fertilise à vues humaines - le sauvage et le civilisé...

     

    015.jpgNotre joie demeure. - Magnifique est le monde et magnifiques sont les oiseaux. Devant la mer, ce soir, je me rappelle le vieil Alexandre Issaïevitch ouvrant les bras au monde et célébrant sa magnificence.

    "Le monde est magnifique !" clamait Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne dans la forêt moscovite où le filmait Sokourov, lequel venait de lui rappeler ses années de bagne et l'horreur du goulag - oui les hommes ont inventé le bagne et n'en finissent pas de s'entretuer, convenait le vieil indomptable, mais que de grâce dans le geste de l'enfant et de l'oiseau.

    Ah, les enfants: magnifiques sont les oiseaux, et magnifique est le monde...  

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  • Chemin faisant (92)

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    De l'organisation. - La formule du voyage organisé m'a toujours paru dissuasive, tant l'idée de processionner en groupe ou en troupe m'est contraire, et pourtant on rend la chose plus astreignante et plus assommante sans la préparer tant soit peu. Or ce qu'il y a de bien, dans l'organisation non gouvernementale que nous formons, avec ma bonne amie, est qu'elle se charge de tout. On sait la femme, en général, plus soucieuse de l'élément pratique que l'homme: la science le prouve, à commencer par Einstein qui fut toujours infoutu de cuire un oeuf. En ce qui concerne notre présente virée, Lady L. a donc tout planifié, non sans aides considérables liées aux nouvelles technologies. Je veux parler du réseau de Booking.com, qui non seulement propose un répertoire étendu et détaillé des lieux de séjour correspondant à vos moyens, y compris la présence parfois rédhibitoire d'un chien même peu corpulent ou stylé, mais encore dispose d'une application satellitaire qui vous conduit au seuil de l'établissement recherché d'une façon analogue à l'étoile des bergers de la légende biblique. C'est ainsi que, sur une trentaine d'étapes, du Morvan au fin fond du Portugal ou du pays basque en Catalogne, nous aurons trouvé, presque partout, le meilleur accueil, les meilleurs oreillers et des petits dèjes plus originaux ou variés que le fade Continental breakfast à l'américaine.

      

    016.jpgQuestion dépense . - À ceux qui, notamment parmi les gens raisonnables de notre connaissance, se demandent comment, à l'âge de se montrer enfin économe, deux personnages de notre espèce ont eu l'idée de filer sur les routes, de passer d'un hôtel de bonne tenue à une maison d'hôtes non moins cotée, de manger tous les jours dehors et de se payer moult extras sans compter les timbres de leur abondante correspondance, nous répondrons que, certes, nous aurons claqué plus d'argent qu'à vingt ans lorsque nous roulions en 2CV et dormions sur les plages ou sous les ponts, mais qu'en somme nous n'aurons fait qu'investir un peu, en terme de dépense, d'ailleurs modérée par la basse saison, tout en faisant quelques rencontres de qualité et en découvrant une multitude de lieux inconnus souvent admirables, et donc en amassant une somme appréciable d'impressions, d'observations enrichissantes et de plaisir partagés.           

      

    JLKPIGS.jpgAu niveau du couple. - Il va de soi que cela ne regarde personne, et j'hésite même à le révéler à mes quelque 3500 amis de Facebook, dont je sais pourtant la discrétion et la réserve, mais je me dois d'ajouter que, malgré nos 32 ans de vie conjugale à peu près sans tempêtes, ce petit périple d'une quarantaine de jours nous aura permis d'éprouver, une fois de plus, la solidité d'une relation qui dépasse la convention conjugale souvent trompeuse ou l'espèce d'hystérie qu'on pare du nom d'amour ou pire: de passion glamour. Une fois de plus, ma bonne amie m'aura étonné. Par exemple en faisant l'acquisition d'une petite bouilloire qui nous aura permis, les soirs ou les matins, de nous faire du thé sur tel balcon surplombant la mer ou de la soupe  dans notre chambre transformée en bivouac. Enfin, non moins inspirée, Lady L. aura monté et démonté tous les soirs, sur plus de 7777 kilomètres, telle petite cabane de toile dans laquelle le chien Snoopy se sera pelotonné chaque nuit tout en nous foutant la paix,  pour y rêver comme un ange...

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  • Chemin faisant (91)


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    De "Vegas" au "Vietnam". - On passe en moins d'un jour d'une Espagne à l'autre, ce qui ne saurait étonner des Helvètes qui accoutument de changer de climat en franchissant un de leurs innombrables cols  en quelques heures, changeant du même coup de langue ou de confession, de type d'habitat et de coutumes . Or je pensais aux multiples régions qui constituent la multiple Europe transitant, en quelques heures, de la plantation de buildings de Benidorm  aux vastes étendues planes des rizières du delta de l'Ebre, avec toutes les métamorphoses humaines que cela suppose. Après avoir roulé de long en large le long des petits canaux quadrillant les grandes étendues inondées "au repos", jusqu'aux dunes du front de mer et aux urbanisations absolument désertes ces jours, nous avons fini par trouver, à la Casa Paca de Riumar, une seule auberge ouverte dont la tenancière nous a accueillis tout sourire, puis nous a préparé de quoi nous sustenter avant d'évoquer les travaux dans les rizières, en son adolescence, plantations en mai et récolte en septembre, images à l'appui...  

     

    Rougemont01.jpgUne nouvelle approche. - Les parcs naturels se développent de plus en plus en Espagne, un peu partout, comme nous l'avons constaté des Asturies en Andalousie, au Cabo de Gata ou dans cette région du delta de l'Ebre, entre tant d'autres exemples. Or cette nouvelle mise en valeur des microcosmes régionaux m'a rappelé  ce que me disait, il y a quarante ans de ça, l'un des visionnaires les plus intelligents de l'idée européenne, Denis de Rougemont, dont le ralliement à l'écologie n'avait rien de dogmatique ni rien d'abstrait, fondé sur une approche concrète des régions et des cultures.

     

    037.jpgL'Europe des cultures. - Pour le grand écrivain de L'amour et l'Occident ou de Penser avec les mains, la seule Europe viable était, par delà les prérogatives égoïstes des Etats-nations, et bien sûr à l'opposé de l'Europe du fric ou des fonctionnaires: l'Europe des cultures et des régions. L'on a ricané à n'en plus finir et taxé le "poète" d'idéalisme: on ne voit pas moins aujourd'hui, alors que les séparatismes se ravivent - ces jours se constate même l'exacerbation du nationalisme catalan -, que Rougemont avait raison et que ce qu'on appelle "la crise" n'est rien d'autre que l'échec d'une Europe qui reste, on peut en rêver pour nos enfants, à venir...   050.jpg  042.jpg

  • Ceux qui font attention

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    En signe de reconnaissance à Claude Pahud, Jean Prod’hom et François Bon.

    Celui qui est assis sur un banc au soleil à côté d’un vieux type dont il n’a pas remarqué que la bouche ouverte dit qu’il a passé /Celle qui se dit en recherche sans trouver la porte du château de papier qu’ils appellent La Recherche avec l’air d’en savoir tellement plus qu’elle / Ceux qui pensent parfois au cimetière dans lequel ils se sentiront le mieux / Celui qui trouve bien que Vera et Vladimir (Nabokov) soient réunis sous la même dalle de marbre noir à proximité de celles d’Oscar (Kokoschka) et de l’Abbé Bovet / Celle qui de son vivant a déjà un profil de cire perdue / Ceux qui savent que le parcours d’un écrivain va d’un point à un autre en passant aujourd’hui par La Toile en laquelle d’aucuns ne voient qu’une marge du Papier / 12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o.jpgCelui qui a choisi le miroir de la page pour y étendre ses Marges / Celle qui déambule dans le Texte en fléchant son itinéraire après coup style : j’étais là, telle chose advint, et je n’y suis plus mais CELA reste / Ceux qui constatent que ce qui apparaît (ou pas) se manifeste quand on y pense (même peu) le moins / Celui qui se hisse à la crête du livre pour voir les lumières de la ville là-bas donc c’est la nuit et Jude l’obscur est encore petit / Celle qui écrit pour être lue entre les lignes / Ceux qui s’excusent de ne point écrire alors qu’ils le font à leur façon si vous y prêtez la moindre attention / Proust.jpgCelui qui sait d’expérience qu’il y a une autre langue dans la langue (Beckett à propos de Proust, ou Deleuze à propos de Genet, je ne sais plus) à quoi la pratique du patin dit langue fourrée n’aide pas forcément - quoique / Celle qui se rappelant le chemin des Meilleries (on ne dit pas, Jean Prod’hom, se rappeler « du » chemin des Meilleries) voit encore les haies alentour que les oiseaux avaient encore à se mettre (pourquoi, François Bon, un oiseau ne pourrait il pas se « mettre une haie » alors qu’on se met bien un chapeau ou un manteau ?) / Ceux qui écoutent les arbres se taire / Celui qui oublie sa liste de merveilles sur le comptoir de l’épicerie tenue le matin par Greta la blonde qui a ce qu’on peut dire « du bois devant la maison » / Celle qui craque pour le rose aux joues du timide boulanger qui assure pourtant à la lutte à la culotte/ Ceux qui remercient Dieu sans se soucier de la question secondaire de son existence / Celui (François Bon dans son opuscule sur Proust) rappelle qu’à eux deux Baudelaire et Proust n’auront pas occupé plus de cent ans sur terre, à l’instar de Jules Renard et Simone Weil ou de Mozart sans Mathusalem) / Celle qui pense incarner l’humanité entière dans son poème où le Spécialiste ne voit que du feu / Ceux qui sont diplômés ès inattention / Celui qui recevant une tuile sur le coin de la tête remercie sainte Pollyana de ne pas lui avoir  mieux fait sa fête / Celle qui te remercie d’exister en attendant la pareille non mais des fois / Ceux qui ont tellement le souci de l’Autre qu’ils l’écrasent de sa majuscule / CINGRIA5 (kuffer v1).jpgCelui qui (Ramuz) t'enjoint de« laisser venir l’immensité des choses » alors qu’un autre de tes camarades de ruisseau (Cingria » te rappelle que « ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »/ Celle qui reproche à l’arole gesticulant au bord du gouffre (ce qu’on appelle là-haut un Illgraben en français valaisan) certaine ostentation romantique peu dans le goût du nouveau design / Ceux qui vont se rendre aujourd’hui au pied du Sapin Président/ Celui qui constate que la terre meuble lui fait des pieds de plomb / Celle qui envoie un poke à Jean Prod’hom après avoir lu cette phrase encourageante ce matin d’automne : « Les cris des moineaux,fous de printemps, tiennent à deux mains l’assiette du jour. La vie est un don »/ Ceux qui ont joué parfois à la main chaude au chemin des Glaciers / Celui qui n’aime point la grimace satisfaite de l’aigre pion soucieux surtout de tout« démystifier » / Celle qui se creuse un trou dans le Mur pour écouter la mer dans le coquillage de son oreille ce qui ne va pas de soi avec tous ces coups de feu des deux côtés et même à la radio / Ceux qui font petite mine quand on leur parle de Grand Remplacement ou de Grand Complot / Celui qui pensait d’abord exiger une interruption immédiate de l’averse avant de courir à l’abribus par manière de compromis lié aux Lois du Marché / Celle qui a ses règles et le dit tout haut alors que d’autres se saignent à blanc sans moufter/ Ceux qui font des plaisanteries attendues en amorçant la descente du couloir des Branlettes après avoir fait le Miroir par la fissure surnommé la Grande Fente / Celui qui à l’auberge de Donneloye fait remarquer à son ami qu’un peu plus bas un coin de paysage « fait très Toscane » / Celle qui se sent chez elle à Sienne sauf sur le Campo où il y a trop d’Allemands parlant anglais / Ceux qui trouvent que l’automne de cette année est encore plus réussi que l’an dernier sans savoir trop qui féliciter vu que c’est eux qui s’en réjouissent / Celui qui se rappelle que l’Enfer est ce lieu de l’univers où nous serons persécutés par nos souvenirs / Celle qui recommande la gomme à effacer les mauvaises souvenances / Ceux qui aiment « ces jours de décembre semblables aux boules à neige où rien ne vient remuer le temps », etc.

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    ( Cette liste découle de la suite de la lecture du recueil de Jean Prod’hom paru sous le titre de Marges aux bons soins de Claude Pahud qui l’a édité (et préfacé) chez Antipodes, avecune postface non moins avisée de François Bon dont on peut lire (en marge) Proust est une fiction paru au Seuil en2013)  

  • Chemin faisant (90)

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    Ce fol élan. - La beauté de la ville debout, que figure par excellence la pointe de Manhattan, telle que l'a célébrée Paul Morand dans sa prose étincelante et magnétique de New York,  se retrouve au même miroir marin de Benidorm dont certains gratte-ciel ont une réelle élégance dans l'effilement et les audaces architecturales - et c'est le cas, notamment, de l'Hôtel Bali, tenu quelque temps pour le plus haut établissement du genre en Europe. Or, monté, peu avant la fin du jour, sur sa terrasse du quarante-cinquième étage, je me suis rappelé les sentiments que, peu de mois après les attentats du 11 septembre, j'avais éprouvés à Toronto sur de semblables tours, concevant soudain physiquement le traumatisme des Américains qui découvrirent la fragilité de tels formidables bâtiments.

     

    007.jpgLe Système en panne. -   Un autre aspect de cette fragilité sa manifeste, à Benidorm, dans le spectaculaire arrêt de deux immenses chantiers, figés par l'aventurisme manifeste de leurs promoteurs et de leurs constructeurs.  En pleine zone résidentielle du bord de mer, à Finestrat, c'est par exemple cette monstrueuse structure de béton et de ferraille immobilisée depuis cinq ans faute d'autorisations de poursuivre la construction. Plus frappante encore: la fantastique tour à deux arches, dite Residencial in tempo, haute de 200 mètres, qui devait symboliser le renouveau de la construction espagnole et que moult scandales et tribulations ont freinée voire paralysée, résultat de la folie des grandeurs d'une époque et de la course au profit à court terme.

     

    015.jpgHybris coupable. - Vu des hauteurs, le site urbain de Benidorm ne manque pas d'une certaine grandeur harmonieuse, qui fait mieux apparaître l'aberration de ces deux chantiers paralysés par l'incurie des hommes. Or il y a là, me semble-t-il, la marque même de la folie déséquilibrée d'un Système échappant  à toute mesure et à tout contrôle, sous l'effet de ce que les Anciens appelaient l'hybris. À savoir: l'orgueil prétentieux, la vaniteuse démesure.

    009.jpgL'hybris a caractérisé les périodes de décadence et d'effondrements. C'est à cause de l'hybris que les empires se sont cassé la gueule, pour parler comme la cousine de César. Or on sait que les Anciens punissaient gravement l'hybris, le plus souvent de mort. Mais alors comment admettre que des financiers, des promoteurs, des ingénieurs marrons, des architectes frivoles imposent au candide peuple espagnol de telles pratiques ? Que fait le Gouvernement ?

    010.jpgSi nous étions citoyens de Benidorm, nous nous en inquiéterons: nous réclamerions même des têtes. Mais nous ne sommes que de platoniques passants helvètes et demain matin nous aurons quitté notre gratte-ciel modeste de 22 étages dont la finition n'appelle que des éloges. Soit dit en passant, un appartement de deux pièces, avec cuisine et corbeille à papier, vaste table à écrire et terrasse,  en ce lieu surélevé, ne coûte que 55 euros la nuit, soit le tiers d'une méchante chambre au Niederdorf de Zurich (Suisse) tenue par des Chinois taciturnes. Qui plus est, le restau de la même tour est agrémenté le soir par un chanteur de charme distillant les succès des années 1955-1972, qui porte les résidents à danser librement le cha-cha-cha et le fox-trot. On ne voit pas qu'il y ait à redire à de telles moeurs, auxquelles les Anciens souscriraient...   011.jpg          

  • Chemin faisant (89)

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    L'apparition. - Ce qu'on voit soudain là-bas le long de la côte, au détour d'une colline pelée surplombant la route venant d'Alicante, relève d'une sorte de fantasmagorie visuelle, comme on le dirait d'un mirage et produisant le même ébranlement physique et psychique qu'à la découverte, surgi de la plaine texane, du fascinant massif de buildings de marbre et de titane de Houston downtown ou encore, d'une rive à l'autre de l'Hudson, de la prodigieuse échine de Manhattan découpant le ciel au ciseau vif, à cela près qu'on ne voit ici, à l'horizon, qu'un frémissement argenté sur fond de bleus délavés, bientôt effacé par les premiers plans de terre aride...

    047.jpgL'envers du cliché. - Les conglomérats balnéaires, autant que l'esprit de station, d'hiver comme d'été, nous ont toujours fait fuir, mais cette fois une occurrence familiale nous a poussés à risquer, le temps d'une escale, l'épreuve de ce que d'aucuns nous décrivaient comme l'horreur absolue, style Miami à l'espagnole, et particulièrement en cette saison rassemblant les plus vieux oiseaux migrateurs de l'Europe retraitée, pour ainsi dire le mouroir de la classe moyenne flapie. Or il ne nous a pas fallu plus d'une heure pour découvrir, au pied des buildings et dans les ruelles coupant les avenues rectilignes, ou prolongeant le Paseo maritim où tous vont et viennent, l'envers de ce cliché tout à fait réducteur, du côté de la vie...

     

    039.jpgDu popu à l'espagnole. - Cela a commencé, pour la bonne bouche, avec une fabuleuse paella que nous avons dégustée tandis que l'Hidalgo, conjoint de ma frangine aînée dite la dona Hermana Grande de La Fuente - tous deux ayant quitté leur Casona des Asturies glacialement bruineuses pour jouir du climat plus doux de ces lieux -, nous détaillait sa vision peu complaisante d'une forme d'invasion touristique qui ne favorise en rien l'échange entre les cultures. Et de nous évoquer, ensuite, sa première découverte de la "rues des vieux", à Benidorm, où défilent journellement des milliers de Teutons et de Bataves  et autres Anglais jamais familiarisés avec le pays (à commencer par sa langue) en dépit d'années d'installation ou de migrations saisonnières; et de soupirer sur la question sempiternelle de l'imposition de cette immigration de nantis selon lui plus coûteuse à l'Espagne que rentable...

    020.jpgMais l'Hidalgo, comme une foultitude d'Espagnols séjournant eux aussi à Benidorm après une vie de labeur et d'économies, est précisément de ceux qui conservent à ce lieu leur touche, qui n'a rien à voir avec la couleur locale du pittoresque touristique,  mais bien plus avec le mélange des multiples Espagnes se retrouvant là comme sur une paradoxale place de village...