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Puanteur et bonté

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Notes de l'isba (25)


Un fanatique. - Il faut relire aujourd'hui le récit du trouble extrême provoqué chez les gens par la mort du starets Zossima, au début de la troisième partie des Frères Karamazov, pour mieux comprendre l'obstination persistante de l'homme à réclamer des miracles à un Dieu plus fort que les lois de la nature. Ce qui peut sembler aujourd'hui superstition grossière, s'agissant de provinciaux russes d'un temps déjà lointain (les années 80 du XIXe siècle...) reste à vrai dire très actuel à l'heure des nouvelles idolâtries frottées de religion, sans parler des croyants avides de signes matériels de la divine Administration, miracles et compagnie.
Parce que le corps d'un défunt saint homme avéré se met à puer, conformément aux lois de la nature, voici que ses ennemis, les jaloux et les chafouins, les mesquins et, plus encore, les plus durs d'entre les purs en viennent à le dénigrer, le rabaisser et le conspuer avant même sa mise en terre, assimilant l'odeur de décomposition à l'expression du rejet divin.
Or nous savons, par les chapitres précédents, la réelle sagesse et la grande bonté acquises par le starets à travers ses tribulations de jeunesse et les épreuves successives qui l'ont confronté à toutes les formes de la déréliction humaine, entre la rédemption de son frère blasphémateur et l'expiation d'un crime longtemps non avoué par un homme apparemment au-dessus de tout soupçon.
Mais voici que l'ascète du monastère, l'ombrageux Féraponte, commence d'invectiver la compagnie en affirmant que le prétendu saint homme "se laissait séduire par le bonbon" et "prenait plaisir au thé" des dames. Et ses vociférations de nourrir la basse rumeur tandis que les proches de Zossima s'efforcent de ramener un peu de dignité autour du cercueil.
Mais que signifie cette prétendue pureté de l'ascète furibond, évoquant évidement celle d'autres fous de Dieu actuels ? Que masque cet absolutisme ravageur ? Quelle tentation (c'est Dostoïevski qui souligne) cela cache-t-il ? Ces questions ne cesseront d'accompagner Aliocha dans sa quête à venir, à mesure que ses convictions s'incarneront dans la pleine chair très impure de la vie.

Dimitri8.jpgDe la bonté russe. - À une question que lui posait Jil Silberstein dans leur entretien enregistré de février 2008, sur le trait qui pourrait caractériser la littérature russe, notre ami Dimitri répondait que, peut-être, une certaine conception de la bonté se manifestait dans ce qu'on appelle "l'âme russe", passant avant le souci occidental de distinguer et opposer le Bien et le Mal.
On voit cela chez Gogol, initiateur d'un premier inventaire des tares humaines, autant que chez ses héritiers dont le plus génial est évidement Dostoïevski, et jusqu'à Vassili Grossman chez qui cette valeur supérieure de la bonté humaine s'incarne dans les préceptes simples et limpides du vieil Ikonnikov, figure la plus lumineuse de Vie et destin.

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Une bonne femme.-
L'observation s'avère, en outre, à la lecture des Mémoires d'une vie d'Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, dont la bonté très douce et très ferme à la fois, trempée par des années de vie commune parfois très éprouvantes, éclaire son récit dès la première rencontre de la jeune sténographe de vingt ans et du romancier de vingt-cinq ans son aîné lui dictant Le joueur sous la menace d'un éditeur-exploiteur et reconnaissant bientôt, dans la bonté, précisément, de la jeune fille, la part de sérénité et d'équilibre qui lui faisait alors si cruellement défaut, lui qui titubait entre crises d'épilepsie et passion du jeu, délire jaloux et conflits incessants avec ses proches le pillant.

Or ce qui impressionne, au fil du récit d'Anna Grigorievna, c'est la bonté, aussi, de Fiodor Mikhaïlovitch "au quotidien", mélange de fragilité et de candeur juvénile qu'on retrouve évidemment dans le personnage d'Aliocha, et que les ombres terrifiantes de ses démons ne parviendront jamais à réduire à néant.

Fédor Dostoïevski. Les Frères Karamazov, vol. II. Traduction d'André Markowicz. Babel, 2010, 790p.

Vladimir Dimitrijevic - Lettres russes. Entretien de Vladimir Dimitrijevic avec Jil Silberstein. Avec un livret de Gérard Conio. Editions Héros limite, 2011.

Ana Grigorievna Dostoïevskaïa. Mémoires d'une vie. Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé.

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