Notes de l'isba (26)
Monsieur Je-sais-tout. - On aime bien, c'est entendu, le philosophe Michel Serres, qu'on pourrait dire l'honnête homme complet par excellence: penseur et grimpeur, marin ferré en histoire des sciences et en angéologie, spécialiste en un peu tout et jusqu'à l'analyse fine de Tintin. Or il arrive à l'académicien de radoter, comme nous radotons tous, et peut-être est-ce cela même qui nous le rend encore plus sympa ? L'idée m'en en est venue en l'entendant affirmer, dans un entretien avec une jeune fille à l'accent légèrement étranger (Américaine ou mieux: Sud-Américaine) consacré précisément à Tintin, que la personne de l'écrivain n'a aucun intérêt en littérature, et notamment dans le cas de son ami Hergé qui, selon lui, ne serait en rien impliqué dans ses récits. Alors que le dit Hergé affirme au contraire que Tintin est bonnement nourri de toutes ses expériences personnelles, évidemment modulées par le truchement de ses multiples personnages incarnant les multiples aspects de sa personnalité forcément positive (Tintin) ou râleuse (le capitaine Haddock), folâtrement rebelle (Milou) ou portée à la rêverie délirante (Tournesol), foncièrement bonne (le yéti) ou carrment mauvaise (Rastapopoulos), Michel Serres s'enferre dans l'affirmation que le "moi" est sans importance dans la littérature, comme le prouve l'inanité des confessions (il en excepte Augustin et Rousseau) et l'évidence de la supériorité du récit objectif. Il y a bien sûr du vrai dans cette vision des choses, mais le ton catégorique du savant dans son exclusion d'une grande part de la littérature, surabondamment nourrie de confessions et d'éléments autobiographiques, confine au radotage du spécialiste ne voyant du monde que ce que lui laisse entrevoir son microscope ou son préjugé esthétique. D'ailleurs il n'est pas seul à entretenir celui-ci, à l'ère même où l'on camoufle, sous l'appellation de "roman" ou d'"autofiction" tant de confessions mille fois moins substantielles que les pages d'Amiel ou du Journal de Tolstoï, des carnets de Pavese ou d'innombrables autres écrits "subjectifs".
De l'universalité. - Si la méfiance envers toute forme de confession non modulée par une fiction ou un récit est largement partagée, la réflexion sur laquelle je tombe à l'instant, signée par le philosophe hongrois Andreas Ronai, me semble digne d'attention: "La plupart des auteurs croient que s'ils coupent tous les liens qui rattachent leurs livres à leur expérience personnelle, ils donnent à leur oeuvre une garantie d'universalité. En fait d'universalité, ils n'aboutissent qu'à l'abstraction. L'universalité, c'est la métamorphose de la vie en connaissance".
De la connaissance. - Je lis quelque part que la connaissance ne se transmet pas sans être reconnue, et cela me semble l'évidence. L'aplomb de celui qui se prévaut de ses connaissances, avec le ton supérieur de Monsieur le philosophe qui-sait-tout, pour aligner des lieux communs de café du commerce, m'en impose aussi peu que la bienveillance paterne de celui qui prétend me transmettre telle ou telle vérité "pour mon bien"... Qu'en dis-tu, cher Milou ?
Tintin et moi, d'après les entretiens d'Hergé avec Numa Sadoul. Avec un entretien de Michel Serres. DVD, Moulinsart Multimedia
Commentaires
dans le domaine de la connaissance, la sagesse et autres fariboles, j'aime assez ce vieux truc asiatique:
"Soit vous comprenez, et alors, il n'y a rien à expliquer.
Soit vous ne comprenez pas, et en ce cas, toute explication serait inutile."
Ce que le flic bantou traduit par: circulez moi pas savoir tu comprends...