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Livre - Page 79

  • Corps et biens

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    Notes de l'isba (10)

    Désordre et rigueur. - Mon ami Jean-Yves Dubath me disait l’autre jour, alors que nous savourions la langue de bœuf aux câpres du Café de l’Evêché, suave et poivrée comme notre conversation, que le désordre est en somme le fonds de l’activité créatrice, ainsi qu’il vient de le vivre lui-même en rebrassant les pages de son dernier roman sur Fassbinder, et comme il l’a aussi observé en lisant ces jours la correspondance de Dostoïevski; et c’est exactement ce que je me disais aussi, ces derniers temps où mon propre désordre annonce quelque chose de neuf. Rien là-dedans de la « bohème » pittoresque de l’artiste, mais la base même d’un travail de fou d’une minutie horlogère. Les carnets de Monsieur Ouine de l’immense Bernanos, les ateliers de Francis Bacon et de Giacometti, le bureau de Dumézil en sont quelques exemples, sans parler des travaux préparatoires de romans de Dostoïevski lui-même. Or il va de soi qu’écrire, peindre ou noter de la musique relève de la plus rigoureuse mise en ordre. Ainsi, celui qui entre dans un nouveau roman oublie soudain de mettre de l’ordre autour de lui pour se consacrer au seul ordre de La Chose.

    Débordement. – On ne sait pas, et on ne veut pas le savoir, dans le bordel de l’atelier, où commence et finit le corps de l’artiste. C’est ce qui me plaît dans Caravaggio – le dernier jour, de Bona Mangangu, ou dans L’Atelier de Giacometti de Jean Genet : c’est qu’on est à tout coup dans l’atelier poétique de réparation du monde, pour reprendre l’image du poète selon Francis Ponge, qui prend les choses dans son antre pour les réparer. Que Giacometti travaille en cravate ou que Lucian Freud se représente à poil  le pinceau brandi est égal : le corps est bien plus que le corps, mais il faut bien qu’il soit bien là aussi, et tout à coup je me rappelle le corps râblé, groupé, garçonnier de l’artiste vaudoise Lélo Fiaux dans son tablier ruisselant de la matière astrale de ses pinceaux, et ses toiles qui éclatent comme du Rouault, les beaux toreros (Jeannot l’Oiseau !) qui lui tournent autour comme des satellites - corps de femme-mec ou de mec-fée absolument débordé par sa matière…

    Construction. – Et songeant à tout ça, lisant en même temps Les solitudes mystérieuse de Pascal Quignard dont les séquences s’agencent comme celles d’un film rêvé, fluides et naturelles apparemment mais qu’on sent pensées-senties au millimètre près, comme la fine brume ou le fin crachin au moment où ils deviennent forme pure; relisant en même temps que celui-là La Valse aux adieux de Kundera et, alternativement, L’insoutenable légèreté de l’être, je me dis qu’il n’est aucune technique du roman qui puisse faire théorie sinon après tout ce désordre de préparation, tout ce micmac des corps, tous ces mouvements nocturnes et ces percées diurnes qui se filent sur tel rythme ou la ligne de  telle mélodie…

    Image: l'atelier de Francis Bacon. 

  • Les yeux fertiles

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    Notes de l'isba (8)

     

    Regarder. – C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, au sens de zyeuter, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation : contemplation active et consumation.

     

    Cingria8.JPGDe la joie. - Le vrai travail est producteur de joie. Non d’euphorie hagarde: tout le contraire. La joie est tout autre que le sot esprit positif des temps qui courent se réduisant à l’exclamation Super ! qui relance le nordisme selon Charles-Albert, c’est à savoir l’affectation de bonne humeur déterminée par un programme.

    La vraie joie ne se programme pas mais fuse du corps et de l’âme qui est un aspect subtil du corps, et c’est d’elle et de son énergie fulminante que procède précisément l’écriture de Cingria. Je la ressens dès les premières phrases de la Lettre à Henry Spiess. Immédiatement il y a là quelque chose de prompt, de vif, de savoureux, et c’est cette joie je crois qui m’a sauvé, en quelque sorte, à vingt-deux, vingt-trois ans, quand j’avais encore la tête enchifrenée de vapeurs marxiennes…

    Charles-Albert avait vingt-quatre ans lorsque, de Meskoutines, en février 1907, il écrivait ceci au très digne poète genevois: "Cet Arabe m'apporta un petit brasier et nous causâmes en nous chauffant. Il était extrêmement long et pâle, comme un Christ de mise au tombeau, avec une barbe noire bien plantée et des yeux noirs, posés sur deux virgules d'iode qui étaient ses paupières. Il portait un pantalon bleu et un burnous de mousseline. Il me fit voir l'organe, écrit en français, d'une société islamique moderne, dont il était membre et qui avait pour but de ramener au Coran pur l'islamisme obscurci par les pratiques grossières et superstitieuses des mahométans actuels"... 

     

     

    BACH. – Je ne sais plus bien qui, il me semble que c’est Enesco, disait que la musique de Bach nous rappelle que parfois l’homme est capable du ciel.

     

     

    Unknown-3.jpegAloïse fée timbrée. - Une féerie florale de roses et de mauves et de bleus tendres et de jaunes pâles et de verts pétales compose une toile de fond végétale qu’on dirait un décor peint et qui voit surgir les corps en gloire de solennelles créatures de cinéma ou d’opéra aux yeux pleins de bleu. C’est à la fois suave et terrible. Cela figure un univers de tea-rooms l’après-midi où de très douces rêveries de femme seules se combinent à des projets de meurtres ou de compulsions protectrices. Le Drame couve en coulisses, on le sait, mais sur scène on tiendra son rang décent. Une jeune fille a été trahie à l’origine. Le Prince Charmant n’a pas été à la hauteur. Un délire en découle qui passe par l’impossible ou presque: faute d’épouser civilement et religieusement le Seigneur trop lointain dans le ciel essentiel, on briguera la place de l’Impératrice à la droite de Guillaume II. Or tout cela s’illustre en beauté. La beauté prendra même l’ascenseur au moyen de fresques verticales reliant la terre basse et le ciel haut.  La beauté des couleurs va commander et il y en aura partout sur la feuille, sans une brèche permise au souffle gris de la mortifère platitude. Nulle place pour le prêt-à-porter gris ou l’aliment rapide  à goût de carton ou d’épices industrielles.

    aloise03.jpgL’art d’Aloïse, fébrilement sublimatoire, apparaît comme une réponse joyeuse et narquoise à la démentielle agression collective de la Société, au même titre, mais en moins intelligible, que l’écriture de Robert Walser - proche aussi du théâtre pictural d’Adolf Wölfli ou des visions poétiques de Louis Soutter...

     

     

    Image: Charles-Albert Cingria enfant; peintures d'Aloïse.

     

  • Retour aux sources

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    Notes de l'isba (7)

    Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

    L’usage de ce nom me revient sans référence, pur de son énorme charge historique de tradition spirituelle et délesté de toute implication politique ou sociale, que je ne refuse ni ne récuse pour autant. Dieu m’est ce matin la Personne absolue que le Christ incarne évidemment, mais là encore que de fatras d’interprétations et pour dire tout et son contraire, alors disons que Dieu est ce que je pourrais être absolument au-delà de tout ce que je suis, comme il est la lumière et l’aura de toute personne qui en est traversée, ou disons que Dieu et le Christ seraient la Parole absolue qui rendrait compte d’une humanité capable de l’entendre et qui n’en finit pas de faufiler son très mince rayon dans les ténèbres…

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    Musiques de Cingria.
    – Nous venons d’enterrer Dimitri, j’ai pensé au Christ byzantin d’Alexandre Cingria en assistant à l’office orthodoxe, Olivier Cingria est venu me serrer la main après la cérémonie et voilà : Dimitri ne verra pas paraître la suite en bleu et or des nouvelles Œuvres complètes de Charles-Albert dont la lecture fut notre première passion partagée, dès le début des années 70, et le prélude lumineux à notre amitié. Il me semble que c’est par Musiques de Fribourg que je suis entré dans le  labyrinthe harmonique du génial promeneur que je retrouve aujourd’hui par delà les eaux sombres.


    Cingria7.JPGDe la source. - La professeure Doris Jakubec, dans son Introduction professorale à la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, affirme d’emblée que, pour Cingria, « le monde est un théâtre », mais je ne trouve pas que ce soit aller à la source. D’abord parce que c’est cadrer le monde de manière artificielle et par trop construite ; ensuite parce que Charles-Albert ne s’est jamais borné au rôle de spectateur. Comme le peintre chinois il est lui-même dans le tableau. Toujours il est partie intégrante du décor, qu’il campe et ne cesse de déplacer en bougeant lui-même, et jamais le décor ne fait toile de fond et moins encore panorama. L’univers selon Cingria n’est pas un spectacle mais une donnée essentielle omniprésente au double caractère ondulatoire et corpusculaire dont le chant du poète découle en coulant pour ainsi dire de source. Cela saute aux yeux et à l’esprit et à l’âme dès ses premières lettres de tout jeune homme qui sont l’expression la plus immédiate et la plus lustrale de sa voix, laquelle voix n’est aucunement celle d’un acteur en posture de déclamation.

    De la voix et du chant. – Cette question de la voix est essentielle chez Cingria, qui module aussitôt un chant. Mais là encore il serait faux de supposer celui qui psalmodie dans la posture d’un récitant en déclamation. Charles-Albert a d’ailleurs signifié merveilleusement, à propos de Pétrarque, l’origine et la nature de cette voix. « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ».

    Images: Charles-Albert en son jeune âge, et croqué par Géa Augsbourg.

  • Vie et destin

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    Notes de l'isba (6)
     
    Mort de Dimitri. - Il est six heures du matin et je pense à Dimitri. J’imagine son corps gisant là-bas, Dieu sait où. Je pense à tout ce qu’il a été et à tout ce qui fut. Je pense à tout ce qu’il nous a apporté. Ma pensée entière est remplie par la présence de son absence. Je pressens que j’aurai beaucoup à écrire et à dire (à me dire) sur lui. Cette mort si brutale, si violente est plus à mes yeux que l’expression d’une aveugle fatalité : elle figure à mes yeux une conclusion qui, sous couvert d’absurde, comme celle d’Albert Camus, ressemble en somme à Dimitri. Dès que j’ai appris l’horrible nouvelle, j’ai pensé que cette mort avait la force d’un paraphe final. Je n’en parlerai à personne en ces termes, mais j’ai pensé aussitôt à cette fin comme un élément ressortissant au mystère de cette personne. En attendant, j’ai repris mon exemplaire de Personne déplacée dans lequel je vais remplir les blancs de nos souvenirs. Je me rappelle à l’instant nos premières rencontres au Métropole, vers 1970. Son ironie sympathique envers le petit gauchiste plus ou moins repenti déjà fou de lecture. Ses sarcasmes et son attention assez affectueuse, son intérêt à me voir me passionner pour Charles-Albert Cingria, découvrir sans son conseil le Croate Miroslav Krleza et le Serbe Bulatovic (je ne discernai alors aucune discrimination de sa part entre auteurs serbes, croates, bosniaques ou macédoniens), avant Pétersbourg de Biély, premier chef-d’œuvre publié à L’Age d’Homme.
     
    Dostoïevski.jpgDe nos fins dernières. - Etait-ce après la mort de sa mère ou après la mort de son père ? Je ne saurais le dire. Toutefois on était près d’une mort proche. Dimitri m’a dit alors qu’il venait de lire, avec saisissement, la Méditation devant le corps de Marie Dimitrievna, de Dostoïevski. Et tout aussitôt je me suis mis à la recherche de cet écrit qui m’a ramené à la question de toujours sur les fins de ce monde, le sens de notre vie et les formes de notre éventuelle survie.
    Dimitri est mort mardi dernier et je ne sais si j’aurai l’occasion de me recueillir devant sa dépouille, sans doute exposée selon l’usage orthodoxe, mais je n’ai pas besoin de me trouver physiquement devant lui pour me poser à l’instant cette question : aux fins de quoi tout ça, et quel sens si ça ne se transforme pas en vie éternelle, comme je sens un peu mieux chaque jour que, tout se trouvant raclé, selon l’expression de Ramuz à la fin de Vie de Samuel Belet, qui rappelle aussi le bilan de L’Education sentimentale, quelque chose reste cependant, peut-être, peut-être ouvert à la transfiguration par l’intercession du Christ, synthèse des synthèses de toute l’humanité en nous à en croire Dostoïevski.
     
    Czapski13.JPGLumières de Romanov. – Il n’était pas bien ce soir-là, il était mal fichu, il s’était enveloppé le cou d’une espèce de châle, nous étions à l’étage de la Maison sous les arbres, Geneviève était en bas avec le petit Marko, et à un moment il m’a dit : « À présent je vais vous donner quelque chose ». Je devais avoir vingt-cinq ans, je me sentais encore très jeune, il en avait trente-huit et me semblait très déjà vieux, il s’est levé, s’est rendu dans la pièce voisine et en est revenu avec un livre de la collection blanche de Gallimard petit format, fourré de papier pergamine comme c’était notre usage, et Dimitri me dit : « C’est pour vous, Rozanov est un auteur pour vous ». C’était La face sombre du Christ de Vassily Rozanov, avec la préface de Josef Czapski que j’ai rencontré peu après à l’occasion de sa première exposition à Lausanne, et depuis lors le nom de Rozanov a été pour moi l’une des lumières impérissables de mon ciel spirituel sous lequel a été scellé ce que j’appelle notre indestructible alliance, plus forte que toutes nos dissensions.

    Rozanov3.jpgRozanov ne m’a jamais quitté. Sa conception de l’intimité et de la voix modulées par l’écriture recoupe la mienne et ne cesse de la revivifier en dépit de nombreuses idées ou positions qui lui sont propres et que je ne partage aucunement, comme il en allait de mes relations avec Dimitri. La somme rozanovienne que représente Feuilles tombées, publiée à L’Age d’Homme en 1984, me suit partout et je sais à l’instant qu’à l’ouvrir je trouverai ce que j’y cherche comme à l’état de murmure à moi seul destiné, et c’est exactement cela, page 398 : « Remercie chaque instant de ton existence et éternise-le »…  

  • Au pain et à l'eau

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    Notes de l'isba (5)

    Ce bout de pain. – Dans la pénombre veloutée, mon corps mortel se penche sur la vitrine qui s’éclaire alors et révèle ce morceau de pain sec posé sur un mouchoir blanc, et mon âme immortelle  s’incline à son tour en pensant aux millions d’humiliés et d’offensés que rappelle cette relique d’un camp de prisonniers semblable à tous les camps du terrible XXe siècle et de ce XXIe siècle déjà lourd à 11 ans de tout ce poids qui ne cesse de peser partout.


    Cette vitrine magiquement éclairée se trouve dans la salle d’exposition souterraine de la Fondation Martin Bodmer, à Genève, au milieu du quartier très huppé de Cologny ; ce bout de pain a échoué sur la grève des milliardaires de ce pays comptant au nombre des plus nantis, et je pourrais en concevoir une pensée grinçante – penser par exemple que cette exposition aurait dû être présentée en priorité aux jeunes Russes, comme l’a sans doute espéré Natalia Soljentitsyne -, et puis non : je me dis que tout est bien.


    Isba13.jpgJ'écris ces mots dans une espèce de baraque décatie, au bord du ciel mais d’aspect tout semblable à celles de Buchenwald ou du Goulag, je ne suis qu’un doux rêveur à la Illia Illitch Oblomov et n’ai jamais souffert en ma vie de privilégié que de sentiments sentimentaux, cependant je recueille ce vestige de lumière éternelle que représente à mes yeux ce bout de pain de rien du tout - et de tout ça je remercie Dieu qui n’existe pas sauf à l’instant d’être reconnu dans ce morceau de pain sec dont l’image sera mon icône de ce matin, mon mandala et mon tapis de prière...

    1394294897.jpgLa bonne mesure.  – La lecture de Gustave Thibon me fait du bien, comme le pain ou l’eau claire. Pas besoin de plus, ou s’il y a plus, car il y a forcément plus et d’un peut tout, je me connais, la base de cette présence paisible et lucide, sensible, aimante, me reste un port d’attache depuis ma vingtaine lointaine, et qu’on le dise réac ou catho souverainiste m’est bien égal à moi le huguenot de moins en moins croyant mais de plus en plus chrétien au sens évangélique paléo d’avant Rome et les sectes, estimant que Thibon Gustave le philosophe paysan n’est pas plus de droite ou de gauche que le pain et l’eau claire.

    Monsieur Sénèque. – L’ayant rencontré à un âge déjà pas mal avancé, notre chère K., mère de ma bonne amie à qui je l’avais recommandé en lui offrant ses Lettres sur l’amitié, avait fait de Sénèque son conseiller personnel dont elle me donnait volontiers des nouvelles après avoir « échangé » avec lui dans tel jardin public ou dans tel café et, souvent, sur le bateau d’Evian où elle allait respirer plus largement en douce France d’en face.


    4169582830.2.JPGCelui qu’elle disait « ton Monsieur Sénèque » était, à ses yeux, un penseur réellement fréquentable, qui ne mettait pas de majuscules à ses pensées ni d’italiques à ses sentiments, un sage franc du collier, lucide et prudent, mais pas éteignoir pour autant, pour ainsi dire un type bien…  

    Images: morceau de pain conservé par un prisonnier du goulag, emporté en Occident par Soljenitsyne quand il fut chassé d'URSS, en février 1974; homme seul sous le ciel plombagin;  Notre amie K.

  • Ceux qui restent à l'écoute

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    Celui qu'on traite de lecteur en série / Celle qui se tient au courant alternatif / Ceux qui sont incompétents par manque de sources et de ressources / Celui qui est devenu meilleur localier à fréquenter les mauvais lieux /Celle qui a tout appris sur le tas et plus encore sur le tard / Ceux qui deviennent bons parmi les méchants / Celui qui est né méchant dans un entourage de bons et s'est amélioré alors que son frère né bon l'est resté mais les cousins ça dépend / Celle qui était plutôt hétéro avant Jessica et qui s'est découvert un instinct maternel quand Jessica a choisi de se faire faire un enfant par insémination anonyme / Ceux qui sont sans domiciles mais pas sans idées fixes / Celui qui avait un fort préjugé contre les séries américaines jusqu'à se mettre à l'écoute de The Wire / Celle qui te souffle l'idée de la série The Panoptical World / Ceux qui inventent le roman sériel / Celui qu'on dit l'Omar de son quartier, autrement dit: le Robin des Bosquets / Celle qui a de la peine à nouer les deux bouts de chous / Ceux qui scénarisent les affects significatifs / Celui qui pense que le for intérieur est un forum de réminiscences / Celle qui d'un coup d'aile se sort du Labyrinthe /Ceux qui cherchent à retrouver la tonalité de leur première enfance / Celui qui se dirige à l'émotion ou en brasse coulée dans la vasque aux fluides / Celle qui disait écrire "à la force du rêve" / Ceux qui pratiquent la "pensée rêvante" / Celui qui croit écrire alors qu'il ne fait qu'écrire / Celle qui nettoie l'encre des draps en faisant ta lessive / Ceux qui ne feront jamais de taches / Celui qui n'écrit que par mécrit / Celle qui coupe son jardinier en deux pour voir ses fleurs dedans / Ceux qui se croient simples comme bonjour en ignorant l'au revoir qu'ils contiennent / Celui qui cherche l'"idée vraie" dans le fatras des vérités d'emprunt / Celle qu'on dit "hors sujet" depuis qu'elle est sortie de ses langes / Ceux qui ont perdu l'enfant sur la table et d'autres qui l'ont laissé dessous / Celui qui pense que la monade inclut la limonade et pas l'inverse enfin pas souvent / Celle qui recopie scrupuleusement cette phrase du Journal de Julien Green du 15 juillet 1956 donc l'année de l'insurrection hongroise: "Le secret c'est d'écrire n'importe quoi, c'est d'oser écrire n'importe quoi parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses importantes" / Ceux qui ont découvert Adrienne Mesuratgrâce à Walter Benjamin et Walter Benjamin grâce à un très vieux cordonnier de Collioure ami d'Antonio Machado / Celui qui palpe le corps de la mémoire de ses doigts d'aveugle / Celle qui se dirige à la douleur sans trembler vu qu'on a sa fierté chez les Bantous / Ceux dont la mémoire fêlée se réparera comme il en va des pots de chambre de porcelaine ou des Pontiac vintages / Celui qui prend conscience des "petits perceptions" chères à Leibniz se rappelant le toucher de la toile écrue de la chemise de son père sur son lit de mort /  Celle qu'envahit l'immense tristesse du jeune Michael entraîné dans la spirale du meurtre après s'être vengé de son beau-père violeur et qui la regarde fixement à la fin de la bouleversante séquence de la cinquième saison de la série The Wire/Sur écoute / Ceux qui constatent que la télé peut revigorer le cinéma mais c'est rare / Celui qui s'est embarqué dans un livre qui avance come un paquebot sur une mer qui reflue / Celle que frappe le poignard de glace d'une parole qui fond en elle mais que jamais elle n'oubliera / Ceux qui n'ont pas le temps de lire Proust vu qu'ils estiment qu'il n'a pas pris la peine de leur écrire par lettre recommandée / Celui qui lance une fausse enquête pour mener la vraie / Celle qui écoute l'autre l'écouter tandis que leurs deux coeurs battent un peu plus vite / Ceux qui veulent être reconnus mais pas comme on croit /Celui qui n'aspire qu'à la reconnaissance de l'autre en tant que tel avec ou sans bretelles / Celle qui ressent tout à la vitesse des tours de magie / Ceux qui s'interrogent sur la symbolique des notations musicales et le mystère soluble des pots cassés / Celui auquel on a dit qu'il n'était "rien qu'un petit garçon" il y a soixante ans de ça et auquel on dit aujourd'hui qu'il n'est "rien qu'un petit vieux" / Celle qu'on prétend née violoniste ou née femme de ménage selon le quartier et l'immeuble / Ceux qui se retrouvent dans la peau de celui qui écrit sans être sûrs de l'être", etc.

     

    Dorra02.jpg(Cette liste a été établie au fil de la lecture alternée des 60 épisodes des 5 saisons de la série The Wire/Sur écoute et du dernier livre de Max Dorra intitulé Lutte des rêves et interprétation des classes paru à L'Olivier)             

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  • À l'écart

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    Chroniques de La Désirade (34)

     

     

     

        

    À distance. – Le moindre recul, et le moindre bon sens, aussi, suffisent à replacer ce que les médias appellent ces temps « une tragédie française » au rang de fait divers nauséeux, exalté par un mélange de curiosité vorace et de moralisme à la petite semaine.

    Désirade77l.JPGLa nature qui nous entoure ici reste le lieu de tous les carnages, pas un instant je ne l’oublie, pas plus que l’instinct prédateur de l’homme et sa passion morbide, mais la nature ne dore pas la pilule, la nature reste ce qu’elle a toujours été dans son indifférence absolue et son étrangeté splendide qui me font retrouver ici, dans cette espèce de cabanon au bord du ciel, l’humilité sereine de l’homme des bois selon Thoreau ou l’équanimité de Pascal entre ses deux infinis, entre le cendrier et l’étoile – et voici le fermier du dessus se pointer pour m’annoncer qu’il a dû couper l’eau que j’ai captée à sa fontaine vu que « ça manque » ces jours…

    Kundera77.jpgIdiots utiles. – Il faut (re)lire La Vie est ailleurs de Milan Kundera pour mieux réévaluer, aujourd’hui, les mécanismes de la fascination exercée, sur les intellectuels, par le Pouvoir, à côté de cette autre observation fondamentale sur le fait que de doux poètes, tels un Eluard ou un Aragon, en soient arrivés à louer les mérites d’un Staline.

    Or ce qu’il y a remarquable, chez Kundera, c’est que l’explication de ces phénomènes passe par l’implication existentielle la plus nuancée et la plus fine, où l’évolution des protagonistes – à commencer par le jeune poète Jaromil, qui va basculer dans le stalinisme – se module en phase avec celle du milieu familial (l’inoubliable portrait de Maman, la mère invasive, ou l’oncle réactionnaire bientôt « épuré ») et de la société bouleversée par l’Histoire en marche.

    Le roman met en scène la société tchèque du début des années 50, mais ses observations n’ont rien perdu de leur pertinence, et la lumière qu’il jette sur la catégorie des idiots utiles, ainsi que les appelait Lénine avec son cynisme habituel, vaut encore pour nombre de larbins de l’intelligentsia de gauche ou de droite.

    Girard7.jpgSauveteurs. - Contre le romantisme et son mensonge récurrent, notamment en littérature, tel que René Girard l’a isolé (au sens pour ainsi dire scientifique, comme il en irait d’un virus ou d’une bactérie) et décrit par le détail dans Mensonge romantique et vérité romanesque, contre cette flatterie « jeuniste » qui exalte la rébellion pour la rébellion ou la nouveauté pour la nouveauté, la notion de bon génie de la Cité m’a toujours été chère, au dam de mon propre romantisme, que je retrouve avec reconnaissance chez les écrivains ou les penseurs que Léon Daudet, par opposition aux Incendiaires, appelait les Sauveteurs. 

     

    Mais ces catégories critiques sont rarement pures en leurs critères. Il y a par exemple, dans la bonne volonté hygiéniste du docteur Destouches, le germe du racisme qui fera dérailler le Céline des pamphlets, de même que l’idéal de justice et d’équité des premiers révolutionnaires a nourri les pires déviations de la terreur et du totalitarisme.

    ferdinand_hodler-Sunset-at-Lake-Geneva--1915.jpgimages.jpegDe la peinture-peinture. – C’est en repassant par les bases physiques de la figuration qu’on pourra retrouver, je crois, la liberté d’une peinture-peinture dépassant la tautologie réaliste. Thierry Vernet y est parvenu parfois, comme dans la toile bleue qu’il a brossée après sa visite à notre Impasse des Philosophes, en 1986, évoquant le paysage qui se découvre de la route de Villars Sainte-Croix, côté Jura, mais le transit du réalisme à l’abstraction est particulièrement lisible et visible, par étapes, dans l’évolution de Ferdinand Hodler. Nous ne sommes plus dans cette continuité, les gonds de l’histoire de la peinture ont été arrachés, mais chacun peut se reconstituer une histoire et une géographie artistiques à sa guise, à l’écart des discours convenus en la matière, en suivant le cours réel du Temps de la peinture dont la chronologie n’est qu’un aspect, souvent trompeur. De là mon sentiment qu’un Simone Martini ou un Uccello, un Caravage ou un Signorelli sont nos contemporains au même titre qu’un Bacon, un Morandi ou un De Staël…

    Images : La route de Vufflens-la ville, huile sur toile de Thierry Vernet ; Milan Kundera; René Girard; peintures de Ferdinand Hodler.

  • Avant l'aube

    55376896.jpgNotes de l'isba (2)

    Génies toqués. - Le vrai travail est le meilleur avant l’ouverture des guichets, avant que les oiseaux ne prennent le relais des grillons, dans le silence chaste précédant les glossolalies, avec cette présence encore du sommeil et de ses fantômes en leur théâtre d’extrême intimité souvent incongrue mais non sans humour, à fleur de mots à peine exprimables et surtout pas dans le langage de Freud (sauf quand il délire) et de ses bandes sectaires.

    40_lg.jpg2768787831.jpgimages.jpegDe là mon attachement aux  peintres un peu dingos genre Adolf Wölfli (1864-1930), grand obsédé à trompettes de papier dont les mots ne peuvent rien nous dire quoique le cherchant en discours véhéments rappelant ceux de l’autre Adolf timbré, alors que ses images nous atteignent et nous traversent et nous hantent comme des visions d’enfance quand le Méchant rôde autour de la maison et que c’est si bon. De même l’écriture très matinale, au nid, est-elle une bonne voie ouverte aux « forces intérieures » dont parle Ludwig Hohl, cet autre toqué.

    louis-soutter-trois-tetes-tropiques.jpg3311155934.2.jpgLe moindre trait, j’entends : la moindre amorce de ligne, et les hachures, les réseaux et les résilles, les griffures et les morsures – les traits tirés de Louis Soutter (1871-1942) me touchent indiciblement, comme personne en gravure sauf peut-être Rembrandt dans ses moments de plus libre abandon, ou Goya bien entendu (je veux dire le Goya vraiment déchaîné), ou Soutine qui ne dessine que par la couleur – mais tout Soutter et jusqu’aux doigts, Soutter qui se met à dessiner de la main gauche quand la droite est trop habile, Soutter Louis de Morges à Ballaigues et sans commencement ni fin, Soutter en sa présence exacerbée par la douleur transfusée en foudre de beauté…

    Louis Soutter construit sa cabane d’encre dans les bois de la ville-monde, et la prudence requise pour le suivre doit être vive car ses câbles de soutènement sont électrifiés et l’on se signera en passant devant les croix que forment les échafauds et les échafaudages portant ses Christs et ses femmes de désir.

    Or, du fond de mon rêve d’avant l’aube, ce même désir de cabane follement présente au cœur de ma ville-monde me poursuit en dépit d’une vie encore mille fois trop soumises aux « forces extérieures ». D’où mon recours magique aux petites fées en robes de soie salivée par les fines fines araignées du soir (espoir) et du matin (mutin) qui inspirent le salut de Guido Ceronetti (Ho visto un ragno / nella gioia mi bagno) , les petites filles en fleur ici piégées dans les rets de Soutter l’obscur.

    De l'obscur. – Le seul fait d’écrire le mot OBSCUR me rappelle la scène du roman de Thomas Hardy qui évoque l’émerveillement du jeune protagoniste, la nuit sur la colline dominant son village natal, à scruter là-bas les lueurs de la grande ville.

    Nous c’était les soirs de match, de l’autre côté des hauteurs boisées de notre ville, la clarté bleutée du stade éclairé dans la nuit lausannoise et la clameur annonçant que les nôtres avaient marqué. Mais de quoi nous réjouissions-nous donc dans notre obscurité ?

    De la retenue. – Notre confrère Georges Baumgartner, au 59e étage du Club de la presse étrangère, à Tokyo, me disait que le journaliste nippon ne dit ordinairement que le 20% de ce qu’il sait.

    Or je me reproche, pour ma part, de ne pas dire non plus tout ce que je sais ou que je pense, ma réserve représentant un bon solde de 20% au titre de la crainte de faire trop de vagues, du respect humain ou de la conscience aiguë du relativisme de tout jugement, du mépris pour les faiseurs qui se passe volontiers de commentaire, ou encore de la paresse, de l’indifférence et d’un je m’en fichisme « métaphysique » de plus ou moins bon aloi…

    Images: L'isba vue d'en haut et le lac Léman; Adolf Wölfli et ses peintures; dessins de Louis Soutter.

  • Decrescendo dolcissimo

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    Au niveau du groupe nous nous étions cooptés selon des critères purement contrapuntiques, en évitant cependant le mec trop à droite ou la nana coincée. L’idée de jouer de nos corps était inscrite dans le contrat tacite, mais on n’allait pas donner pour autant dans l’échangisme à la trouduc.

    Jamais, d’ailleurs, nous n’avons cherché le scandale. Si le public venait de plus enplus nombreux à nos concerts, rien n’était calculé de notre part, ni les préliminaires ni la conclusion.

    Lorsque la maladie a fait du septuor un quintet, puis un trio, c’est assez naturellement que la gravité et la mélancolie se sont substituées, dans nos interprétations, à la sensualité radieuse qui avait établi notre célébrité.

    Enfin là, si vous le voulez bien, vous la bouclez un moment, j’veux dire : vous vous taisez, vous faites silence, vous la fermez juste le temps que nous écoutions ce que Franz Schubert a écrit rien que pour nous deux, rien que pour elle et moi - rien que pour vous tous et nous tous qui sommes encore là.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • La surveillante

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    Cela se sait maintenant de quelques-uns, mais on a garde de ne pas l’ébruiter : pas que ça merde.

    Quand elle nous a mis au premier rang, les grands, pour nous avoir à l’œil à ce qu’elle disait, et qu’elle a commencé ses fouilles au corps, il y en a qui n’y ont vu que du feu, mais elle a compris que j’avais compris et c’est pourquoi son regard se faisait si grave quand elle m’emmenait derrière le paravent. 

    Du jour où elle a rougi en touchant soudain le manche de couteau que j’avais dans la poche de ma culotte de peau, , et que je l’ai fixée aux yeux, elle a deviné que je ne dirais rien, et c’est alors qu’a commencé le jeu de me retenir après les heures de retenue, avec deux autres du même bois serré.

    Or tu sais que je ne dirai rien, Demoiselle, ça  t’es tranquille. Deux des moyens ont cafté à ce qu'on dit, mais quelle preuve en ont-ils ? Et quant à mes deux compères, pas de souci non plus  vu  que nous venons tous les trois de Soues-dessus.

    Et de toute façon, Demoiselle, qui prêterait le moindre crédit à trois voyous qui sont pour ainsi dire abonnés à la colle du jeudi ?

    Image: Soutine 

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Les ados

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    Il y en a qui croient que l’amour est facile à cet âge, mais c’est n’importe quoi.


    En tout cas dans le rêve, c’est pas le rêve. Certes les corps sont élastiques et légers comme plus jamais après, et ce pourrait être si bon l’amour seulement physique à cet âge, rien que la peau, rien que les parfums nature, et la vigueur et la saveur de la première fois.

    Mais il est devant elle comme un sac, et ce qu’il lui dit est tellement emprunté qu’elle ne peut se retenir de se gausser.

    Il n’y a qu’à la danse qu’il la fait taire quand il se presse contre elle et qu’elle le sent bien dur, pourtant ce qui suit est forcément mal barré d’un côté ou de l’autre parce que ca va forcément trop loin ou pas assez.

    Enfin ils se sont quand même promis de se retrouver seuls dans la chambre de sa sœur à elle, le mardi quand il n’y aurait personne. Il a dit à ses compères que cette fois il la tirait vite fait, mais à présent il a peur de ne pas assurer au moment où ; surtout il y a quelque chose qui ne lui revient plus tout à fait chez elle maintenant qu’ils en sont vraiment là, en plus de son odeur de Vicks Vaporub.

    Et ensuite, c’est souvent comme ça la première fois, il ne se rappelle plus bien ce qui s’est passé, pas plus qu’elle, d’ailleurs, sauf pour dire, et elle aussi que, vraiment, vraiment ç’avait été super géant.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Un couple uni

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    Nous aimons nous tenir par la main et déambuler ainsi le long des Ramblas.

    Notre dernière querelle date de 1987, le soir précédant mon départ en Pologne.

    J’étais rentré cuité du bureau. Elle m’a dit je ne sais plus quoi. Le coup est parti avant que je le retienne. Ensuite je lui écrivis, dans l’avion, une lettre que mes larmes de sentimental à la con trempèrent de grosses gouttes.

    Lorsque je suis revenu de Varsovie, elle portait encore des lunettes noires pour cacher son bleu.

    À Varsovie j’ai passé toute une nuit avec un ancien proche de l’actuel pape, amputé d’une main, qui se rappelait les décombres de la ville en 1945 ; il avait sept ans et son père lui disait de bien regarder la place anéantie, dont pas un vestige de mur n’était plus haut que lui – la même place où nous nous trouvions à l’instant, avec son air de décor de théâtre et ses boutiques de Cardin.

    C’est ce que je raconte à ma moitié sur les Ramblas, qui valent toujours le déplacement.

    Ah oui cela encore : que notre position préférée est celle du missionnaire.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Salon de coiffure

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    J’aime chevaucher à cru mon poulain noir à longue crinière, mais cela n’est pas du goût de Monseigneur qui me poursuit de son jaloux anathème.

    Longtemps j’ai cru que c’était ma réputation de Jésuite ferré en astrophysique, bien établie dans le diocèse, qui lui inspirait cette défiance.

    Puis, tombant un soir sur Son Eminence dans le salon de la Mère Victoire, en fort brillant état, le voici qui m’explique de vive voix que c’est à la chevelure d’Absalon qu’il en a.

    Ne me l’amenez pas en confession où je la lui raccourcis à la cisaille, me lance-t-il alors en me désignant les lames aiguisées saillant du désordre de ses vêtements épars.

    Enfin tout rentre dans l’ordre lorsque le Kid aux cheveux de jais s’agenouille devant lui pour lui demander sa bénédiction et que, d’un geste vif, le prince de l’église lui taille une longue mèche qu’il lui jette au visage tandis que la garçon fait ce qu’il doit selon le Canon.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Mon penchant

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    …Ce n’est pas tant un moyen terme qu’une pente personnelle, entre le précipité vertical de la foudre et l’immanence méditative des lacs d’Engadine, c’est de la même façon que j’ai toujours gardé à l’esprit la solution tierce qui dépasse, au sens où le comprend le Tao, les limites solipsistes du bilboquet ou la mécanique un peu énervante à la longue du ping-pong - bref l’expérience m’a enseigné qu’il n’y a que la diagonale pour accéder aux arêtes de ma préférence où tu chemines, calmos, entre deux abîmes…
    Image : Philip Seelen

  • Vert de lune

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    … C’est pas Rimbaud ça, alors tu me dis qui c’est vite fait parce que moi faut pas me chambrer, allons bon, lol, tu me dis que c’est Breton, et qui c’est ça Breton, tu me cherches ou quoi, tu veux montrer que tu m’écrases question poésie et tout ça, non mais t’es qui toi, tu vas pas me dire que c’est pas Rimbaud qu’a dit que la lune était bleue comme une émeraude ? …

    Image: Philip Seelen

  • Cosmos

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    Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n’est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c’est pile ce que c’est : le ventre de Marelle est rond comme un ballon d’enfant, tiens j’ai envie de le palper et d’écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie, on ne sait pas encore s’il ou elle s’appellera Dominique ou Dominique et s’il ou elle préférera le foot ou la brasse coulée, c’est le mystère de la Création; mais bon c’est pas tout ça, maintenant raconte, accouche: es-tu d'accord avec le Sage inconnu quand il affirme que se reconnaître vivant dans les sphères équivaut à habiter le subtil commun en visant la case Paradis ?

    Image : Philip Seelen

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Ceux qui passeront l'hiver

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    Celui qui dit ne pouvoir conduire qu’avec des gants fourrés à l'agneau doux / Celle qui milite pour la préservation des tapirs / Ceux qui ne savent même pas à quoi ressemble un Comorien / Celui qui visite tous les cimetières / Celle qui s’est offerte à Dieu fin 1977 / Ceux qui se flattent de lire de l'Heidegger sur la terrasse du chalet Edelweiss / Celui qui se shoote au chant grégorien / Celle qui compte les heures durant lesquelles son conjoint téléphone à sa mère / Ceux qui se retirent dans la pièce de derrière pour hiberner / Celui qui mord sa cousine Bluette dans le train fantôme / Celle qui pose nue dans l'atelier surchauffé donnant sur la Meuse / Ceux qui ont décidé de se séparer sans se le dire / Celui qui se flatte d’avoir fait tous les 4000 des Alpes occidentales sans avoir jamais commis l'Acte / Celle qui enchaîne ses amants au même radiateur / Ceux qui raffolent du goût de la colle de timbre / Celui qui en pince pour les casseroliers de moins de 25 ans / Celle qui sait (dit-elle) pourquoi elle allait chaque année à Djerba à l'époque mais présent tu oublies / Ceux qui se vantent d’être absolument indifférents aux appels du Ciel / Celui qui pense que c’est plaire à Dieu que de dénoncer « le vice » dans les courriers de lecteurs / Celle qui n’aime rien tant que les enfants au jardin public / Ceux qui se réjouissent de voir l’expo Boudin à Vancouver / Celui qui ne peut renoncer au Pauillac qui le démolit (à ce que dit le Dr Gallopin) / Celle qui adore son collègue Lucien Martineau pour la délicieuse mollesse de ses mains / Ceux qui se plaignent d’Untel toujours de bonne humeur / Celui qui s’imagine obligé « par les circonstances » de manger son chat / Celle qui en veut aux Albanais du sud par tradition familiale / Ceux qui espèrent quand même que leur fils finira par se lancer dans le mariage pour tous / Celui qui dit qu’il n’y a que l’Opel Rekord de fiable / Celle qui a pris en horreur la liberté de sa sœur aînée / Ceux qui collectionnent les photos de la face cachée de la lune, etc.

    JLK, La Savoie enneigée. Huile sur panneau.

  • Ceux qui rebondissent

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    Celui qui change de millésime comme de chemise / Celle qui fait visiter le loft du 2016 Happy Avenue à ses futures victimes / Ceux qui prennent 666 résolutions / Celui qui affirme que rien ne sera comme avant dans le couloir de la mort transformé en espace convivial donnant sur le champ d’avocats / Celle qui repart à Zorro / Ceux qui changeant l’eau du mainate / Celui qui dans son pyjama rayé dort à l’abri / Celle qui répète que plus loin la mauvaise herbe ne stocke pas le DDT / Ceux qui positivent dans leur boudoir boudiste / Celui qui oublie le soir ce qu’il a décidé le matin / Celle qui procrastine non sans effort eu égard au Surmoi de l’hoirie / Ceux qui pèchent par modestie dans le confessionnal du père Sigmund de l’Eglise du ça / Celui qui bat de l’aile dans le miroir aux alouettes / Celle qui fait la liste des objets à refiler aux Roms venus de tous les chemins / Ceux qui relisent La chasse aux vieux de Dino Buzzati / Celui qui dans le passage clouté se fait crucifier entre deux larrons / Celle qui ne s’excuse pas de s’en aller un 1er de l’an vu que les premiers seront les derniers et qu’à la fin tout s’arrange / Ceux qui se rappellent soudain que les chats à dents de cimeterre et les paresseux géants (six mètres de hauteur à la belle époque) ont disparu avec la mégafaune des plateaux dits plus tard américains et ce dès la survenue de Sapiens descendu de l’Alaska / Celui qui affirme que ce n’est pas Sapiens qui a domestiqué le blé et la patate mais le contraire / Celle qui admet avoir été cueilleuse de baies dans la région d’Arcachon / Ceux qui ont notablement rectifié leur vision matérialiste de l’Histoire en prenant en compte la découverte du site de Göbekli Tepe (environ 9500 ans avant notre ère) dont les monuments géants échappent à tout raisonnement économiste réducteur / Celui qui s’obstine à prétendre qu’il n’y a aucun rapport entre les mégalithes de Stonehenge et les têtes de pioches galloises / Celle qui lance perfidement à sa guenon bonobo qu’elle manque d’erre / Ceux qui pensent que les temples de Göbekli Tepe ont été construits après le village du site et celles qui pensent le contraire / Celui qui estime que les sandales d’Empédocle ont été laissées par celui-ci sur le rebord du cratère afin de lui éviter de se cramer les pieds / Celle qui regrette parfois la période cool de la récolte des tubercules avant la fuite en avant du jardinage intensif / Ceux qui n’ont jamais apprécié les moutons que leur curiosité éloignait du troupeau / Celui qui est né par hasard fils de Lazare le berger pastorialiste des hauts plateaux silencieux où tu te relèves volontiers pour jouir de la vie même quand t’es mort / Celle qui a lu quelque part que les poules mondiales constituaient actuellement une troupe virtuelle de 25 milliards d’individus alors qu’il y a 10.000 ans elles n’étaient que 10 millions dans les niches afro-asiatiques / Ceux qui constatent objectivement que le poulet domestique est aujourd’hui la volaille la plus répandue de tous les temps sans vouloir flatter les collaboratrices et collaborateurs du LAPD, etc.

    (Cette liste procède partiellement de la lecture de Sapiens, « brève histoire de l’humanité » racontée non sans captivante alacrité dans la sagacité par Yuval Noah Harari et parue en traduction français chez Albin Michel)

  • Mémoire vive (93)

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    À La Désirade ce 1eroctobre 2015. – Six heures du matin. Réveillé par une vague angoisse psychique à foyer physique précis : là-bas au triangle inférieur du ventre où se concentrent, 144 secondes par jour, les tirs de l’accélérateur linéaire. Sensation diffuse de calcination, ou peut-être n’est-ce qu’une idée puisque je ne ressens aucune brûlure réelle ? Puis je me lève et cela va mieux. Mais une nouvelle sensation plus profonde d’urgence me taraude : plus une pinute à merdre.

    °°°

    Je suis très intéressé, depuis quelque temps, par la re-lecture de Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, quarante-cinq ans après sa parution originale.

    C’est un essai, à certains égards, de visionnaire, dont les quatre décennies passées ont avéré certains aspects de sa vision, en divergeant en revanche de l’utopie qu’il appelait de ses vœux, consistant en une gouvernance mondiale qui se substituerait aux Etats-nations. La seule Révolution à venir qu’il voyait alors de ses yeux, découlant des bouleversements sociaux et culturels survenus aux Etats-Unis au tournant des années 60, a tourné court durant lesdécennies suivantes, alors que l’Empire ne cessait d’étendre son hégémonie et de contribuer un peu partout au chaos ; et la tragédie du 11 septembre a précipité les choses pour le pire…

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    Titre de couverture du Courrier international. « L’ONU peut-elle sauver le monde ? »

    On en doute en ce qui concerne   le jeune Ali qui attend d’être décapité par les Saoudiens, dont l’un d’eux brigue la présidence du Conseil des droits de l’homme de la même Organisation...

    °°°

    Reprenant la lecture du Livre des Baltimore pour vérifier que je n’ai pas fait preuve de myopie par rapport à d’éventuelles qualités qui m’auraient échappé, je constate que ce roman n’est pas que décevant : qu’il est bonnement écoeurant de complaisance et de superficialité satisfaite.

    Ai-je péché par aveuglement, complaisance ou naïveté en accueillant La vérité sur l’affaire Harry Quebert avec tant de générosité ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que j’ai parié pour le meilleur du talent de Joël Dicker bien avant que le succès, de toute évidence, ne l’égare.  

    °°°

    Les premiers mots qui nous restent en mémoire relèvent autant de la recomposition, voire de l’invention a posteriori, que du souvenir direct.

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    2551226573.jpgLire et commenter La Divine Comédie m’amène, progressivement, à distinguer plus précisément ce que j’en apprécie vraiment de ce qui m’en semble daté ou même irrecevable aujourd’hui. L’idée de coupler, alors, cette lecture avec celle de Montaigne, pourrait peut-être ajouter du sel à l’exercice, me dis-je à l’instant.

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    Le problème de Joël Dicker, c’est qu’il veut plaire à Maman. Pacte dangereux pour un écrivain. Le cher Marcel l’avait rompu en dépit de l’amour inconditionnel qu’il vouait à sa mère; mais Proust était un type aussi courageux qu’orgueilleux et conscient de son génie, et son environnement n’avait rien de comparable avec le climat de Star Ac’ qui prévaut aujourd’hui et crétinise un peu tout lemonde.

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    Dois-je accepter la règle « démocratique » selon laquelle, après avoir publié un long texte argumenté à propos de tel ou tel sujet, sur mon blog ou sur Facebook, n’importe qui, sous anonymat, puisse en dire n’importe quoi ?

    Il y a quelques années, je me suis fait traiter de fasciste, sur mon propre blog, parce que je me permettais de virer des commentaires insultants non signés, alors que c’est, précisément, ces attaques masquées qui relèvent, sinon du « fascisme », accusation ridicule, du moins de la muflerie la plus lâche.

    Or le « jeu » est moins sournois sur Facebook, où l’échange se fait à visage découvert, mais c’est alors la jactance qui menace de tout diluer…

    °°°

    736512979.jpgLa lecture (ou plutôt l’écoute) de la Recherche m’est un viatique sensible quotidien. Je descends tous les jours à La Providence pour ma séance quotidienne de radiothérapie, qui dure exactement 144 secondes, et descendant puis remontant j’écoute les fragments de Du côté de chez Swann ou du Temps retrouvé, dont je connais déjà la plupart quasi par coeur mais que je réécoute, comme je réécouterais un concerto ou un opéra, sur le mode répétitif voire obsessionnel qui a été le mien durant mes années de solitude, capable d’entendre La Bohème ou Tosca cent fois (au Grand Chemin, puis aux escaliers du Marché), cent fois la Rhapsodie pour altsolo de Brahms ou le concert pour violon de Sibelius, et mille fois Simon Boccanegra ou la Sonate posthume de Schubert.

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    La peinture est à mes yeux un art éminemment érotique, par les couleurs. Le sujet n’y est pour rien, qui ne fait que dire la volupté, tandis que les couleurs l’incarnent. On ne peint plus aujourd’hui tel ou tel sujet : on peint en somme de la peinture.

    °°°

    La notion de littérature romande a-t-elle encore un sens ? Je me le demande. Ce qui est sûr est que les nouvelles générations de quadras et de trentenaires n’ont presque plus rien à voir, du point de vue des mentalités, avec la nôtre, et beaucoup moins encore avec celles de nos aînés.

    °°°

    En couverture de L’Obs de cette semaine,on lit : « La troisième guerre mondiale a-t-elle commencé ? » 

    Or il me semble que les médias nous ont déjà fait le coup deux ou trois fois. À croire que la troisième guerre mondiale recommence chaque année et chaque fois ailleurs, comme refleurissent les marronniers...

    °°° 

    12369036_10208220494816918_5325400035265526465_n.jpgEn relisant ce soir le chapitre des Plaisirs de la littérature consacré à Dante, je me dis que personne, aujourd’hui, ne propose de synthèses aussi claires et profondes, si pénétrantes et si libres d’esprit que celles de John Cowper Powys dans ce livre inépuisable.

    En France, je ne vois personne qui parlerait aujourd’hui de Dante avec la finesse et la justesse qu’a montrées un Etienne Gilson, à l’exception de Philippe Sollers, ici et là, par fulgurances, quand il ne ramène pas tout à son cher lui-même…

     

    °°°

    Je me suis procuré cet après-midi La seule exactitude d’Alain Finkielkraut pour me faire une idée « sur pièce« de ce livre éreinté récemment sur deux pages de L’Obs, d’une manière qui m’a semblé ruisseler du fiel parisien le plus douteux.

    Le livre serre l’actualité de près, dès 2013, et la première chronique consacrée au mariage pour tous, nuancée et pénétrante, ne me semble pas du tout d’un « réac » borné mais procède d’une réflexion sur la filiation tout à fait légitime.

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    Unknown-3.jpegJ’ai de la peine à parler de « mon cancer » sur un ton dramatique, et d’autant moins que j’ai commencé à lire Sable mouvant de Henning Mankell, récit entrepris en 2013 au lendemain de l’annonce de « son » cancer à lui, déjà largement propagé en métastases et ne lui accordant que peu de mois à vivre (il est mort tout récemment) avec un sentiment de reconnaissance particulière tant ce livre est encore « du côté de la vie ».

    °°°

    Je me sens de plus en plus distant, par rapport à l’eschatologie chrétienne (je ne parle pas du rabbi Iéshouah, que j’aime plus que jamais) et de plus en plus proche de l’humanisme souriant d’un Rabelais ou d’un Montaigne, lequel écrit ceci : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.»

    °°°

    On a parlé, dans les journaux, d’un « coup de maître » à propos du premier roman de l’auteur alémanique Jonas Lüscher, intitulé Le printemps des barbares, où je vois plutôt, pour ma part, un coup d’épée dans l’eau. 

    De fait, en dépit d’une certaine élégance d’expression, frottée d’un certain chic littéraire ostentatoire (avec salamalecs convenus à Nabokov, Bowles ou Sebald), cette prétendue « formidable satire de notre époque » me semble plutôt anodine dans ses deux premiers tiers, par invraisemblance gratuite dès la scène de la collision d’un car plein de touristes et d’unecaravane de chameaux dont treize d’entre eux restent sur le carreau. Le tableau se veut allégorique, mais il est aussi caricatural que, par la suite, le récit du mariage de deux jeunes Anglais trèsfortunés entourés d’une clique de yuppies londoniens dans un palace tunisien en plein désert,genre oasis de Nefta, s’achevant en chaos babylonien qui se veut représentatif de la décadence occidentale sur fond de crise financière. 

    Or, autant le Montecristo de Martin Suter me semblait intéressant, en rapport avec le monde financier, malgré le paradoxe de son argument narratif, autant ce Printemps des barbares m’a ennuyé par son manque de base crédible et sa visée par trop édifiante en son manichéisme à gros traits.

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    medium_ogre.2.jpgJules Renard en son Journal : « Les morts de l’amitié ».

    Ou encore : Les nuages passent sur la lune comme les araignées auplafond ».

    Et ceci sur Dieu : «Je croirai à tout ce qu’on voudra, mais la justicede ce monde ne me donne pas une rassurante idée de la justice dans l’autre.Dieu, je le crains, fera encore des bêtises : il accueillera les méchants au Paradis et foutra les bons dans l’Enfer ».

    Ou cela : « J’ignore s’il existe,mais il vaudrait mieux, pour son honneur,qu’il n’existât point ».

    Et enfin : « Faire une conférence sur Dieu, avec projections ».

    °°°

    Je n’ai plus envie de me forcer à quoi que ce soit. Un peu fatigué par mon traitement de radiothérapie, je n’en garde pas moins d’énergie et de vivacité d’esprit. Surtout, je suis plein de projets, et c’est à cela seul que je dois penser. À savoir plus précisément : La Vie des gens, Les Tours d’illusion, Mémoire vive et La Fée Valse. Après quoi je reviendrai, peut-être, au roman. Ou peut-être pas…

    °°°

    La lecture de Sable mouvant de Henning Mankell me passionne et me touche à la fois. L’homme est mort le 5 octobre dernier, mais son livre reste « du côté de la vie » à mes yeux.

    À divers égards, il m’évoque la démarche de Christoph Ransmayr dans son Atlas d’un homme inquiet, pratiquant une sorte d’observation panoptique ouverte à la fois sur le monde et, s’agissant du regard rétrospectif de Mankell à travers les années, sur le temps que nous avons vécu et qui nous reste à vivre.

    °°° 

    En lisant les Conversations d’un enfant du siècle  de Frédéric Beigbeder, j’apprécie le talent et la verve du lascar, tout en me disant que nous n’appartenons pas au même monde ; et pourtant je lui trouve plus de sérieux et d’intelligence critique, de fantaisie et de justesse qu’à maints commentateurs moins « branchés » ou « à la coule »…

    °°°

    dantzig-coupc3a9.jpgJ’aimerais essayer d’exprimer, au plus près de mon sentiment personnel, ce que m’inspire la lecture de l’Histoire de l’amour et dela haine de Charles Dantzig, dont les réponses littéraires, ou je dirais plutôt : poétiques, à des questions assez triviales, m’intéressent et me touchent sans que lesdites « questions triviales » ne m’intéressent ni ne me touchent à vrai dire plus que ça.

    De fait, la question du mariage pour tous, dont le débat furieux qu’il a suscité en France constitue le fil rouge narratif du roman, pas plus que la question de l’homophobie, ne m’intéressent ni ne me touchent « au fond ». 

    Bien entendu, je suis partisan du mariage pour tous, ou disons qu’il me semble juste et bon que toutes les unions conjugales bénéficient des mêmes droits, et l’homophobie, autant que le racisme ou la misogynie, m’ont toujours choqué sans que je n’en fasse jamais un thème de réflexion ou de polémique. 

    Bref, c’est essentiellement l’amour, la haine, les personnages de ce roman, et plus encore sa « musique », la musique de Paris et des conversations, la musique d’une pensée et d’une rêverie qui m’ont touché dans ce roman singulier qui,pour moi, s’inscrit naturellement dans la constellation des autres livres de Dantzig – ou du moins ceux que je connais, car je n’ai rien lu de sa poésie -,à commencer par l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien dont certaines pages de ce roman prolongent l’inventaire.

    Parlant d’amour dans ce roman (le premier roman que je lis d’ailleurs de lui), Dantzig relance à sa façon les approximations du Stendhal « étudiant » l’amour, exemples à l’appui, avec autant de justes intuitions et plus de porosité au sens de la « sensation vraie», selon l’expression de Peter Handke, mais en moins pointilliste hypersensible et moins névrosé que celui-ci.

    Je n’ai pas souvent lu, de nos jours, de pages évoquant l’amour des cheveux de tel ou tel personnage, ou le langage des yeux et des mains (ou même des dos) avec autant de bonheur que dans cette suite de fragments liés ensemble par une narration qui structure à la fois un décor (Paris, la lumière de Paris, l’asphalte des rues de Paris, les fenêtres éclairées des premiers étages des appartements de Paris, les bistrots de Paris où se retrouvent les jeunes gens de Paris) et son ambiance générale momentanée (le moment des manifs et contre-manifs), enfin tout un ensemble de composantes produisant la masse et les volumes aérés, il faudrait plutôt dire la tonne musicale du roman.

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    Ferons-nous encore de grands voyages ? En ce qui me concerne, je n’entrevois pour le moment que la Californie, pour rendre visite à nos enfants. Sinon, je doute que je remette jamais les pieds en Afrique, et l’Orient ne m’attire plus guère, ni le Moyen ni l’Extrême, sauf peut-être Shanghai.

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    La tendance au nivellement est massivement accablante, mais la stupidité et la vulgarité n’ont pas encore tout contaminé. Preuve en est que nous sommes là, qui lisons et publions encore de bons livres, apprécions de bons films, voyons s’épanouir de bons et beaux enfants.

    Bref, tout n’a pas encore été gâché et sali. Mais non : pas tout.

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    Très intéressé par les propos d’Alain Finkielkraut dans son entretien avec Frédéric Beigbeder transcrit dans les Conversations d’un enfant du siècle de celui-ci.

    Finkielkraut s’en prend notamment à la falsification des propos qui caractérise certaines opérations médiatiques, la nouvelle mentalité qui se répand sur l’Internet etqu’il estime « atroce », et ceci encore qui me parle vivement :qu’il affirme n’avoir point d’opinions, mais que des convictions

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    4784493_7_77a7_l-ecrivain-boualem-sansal-a-paris-le-4_0bdf7cc333484f14fb1e5549215bbb89.jpgUne horreur glaçante et croissante saisit le lecteur de 2084 dès les premières pages de ce roman d’anticipation catastrophiste faisant écho à Orwell même si le climat du début, dans unsanatorium de l’Atlas lointain, évoque plutôt Le désert des tartares de Buzzati, avec un autre type d’angoisse cependant, liée à la paranoïa islamique.

    Comme dans Le Serment des barbares, du mêmeBoualem Sansal, un mélange immédiat de noirceur panique et de comique imprègne le récit des tribulations du jeune Ati, sur fond de théocratie à la foisinsidieuse et écrasante. Cette ambiance m’a rappelé mon dernier séjour à Tunis,en bien pire évidemment, et le rejet épidermique qu’elle suscite me fait aussipenser à la rage de Rafik envers les islamistes, que je croyais exagérée – mais j’avais tort. 

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    finkielkraut.jpgAlain Finkielkraut parle de l’Internet comme d’une réalité « atroce », et je lui donne à la fois raison et tort, comme j’ai donné raison et tort àDimitri qui y voyait un enfer sans prendre la peine d’y aller voir. 

    Hélas,L’Enfer d’Internet, que Dimitri apublié en 2008 à l’Âge d’Homme, signé par un jeune webmaster dégoûté de lachose et trouvant refuge dans les bras de Notre Seigneur, m’avait paru bien superficiel et moralisant, juste bon à conforter les préjugés de ceux qui ne sesont pas vraiment aventurés dans le Labyrinthe ni n’en ont vu, avec les tares,les indéniables apports.

    Finkielkraut a raison de fustiger la rupture d’un pacte de communication, à l’enseigne d’échanges masqués par un anonymat délétère ou faussés par une novlangue débile, mais il y a autre chose sur laToile, comme il y a autre chose, à la télé, que des émissions imbéciles.   

    Je suis le premier à déplorer le règne de la stupidité et de la vulgarité qui découle de l’ouverture des vannes mondiales de la parole vaine, mais je n’envois pas moins, et d’abord pour mon propre usage et exercice, dans monlaboratoire panoptique, l’intérêt de ce nouvel espace de perception etd’expression relevant à la fois du champ d’expérimentation et du terrain de jeuaux ressources infiniment renouvelables par la créativité de notre imagination.

     

    Ce jeudi 22 octobre. – C’est aujourd’hui que je vais subir la trente-neuvième et dernière séance de radiothérapie à l’hôpital de la Providence, après quoi, disons-le tranquillement :advienne que pourra.

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    Je me disais ce matin (vers six heures) que je devrais désormais m’efforcer de serrer de plus en plus près ce que je ressens comme la vérité. Non la Vérité avecun grand V et qu’on voudrait absolue, mais ce que je perçois comme vrai, non seulement juste et bon mais vrai, proprement ou salement vrai, vérité de corps et d’esprit, vérité des faits établis et vérité multipliée par notre créativité imaginative.  

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    11202822_10206652673982377_8613001836907619020_o.jpgMa bonne amie a toujours été ma boussole, qui m’a empêché de perdre le nord en maintes occasions. Je me garderai de la magnifier ou de l’idéaliser ; simplement je l’ai constaté à d’innombrablesoccasions : Lady L. a des antennes qui lui permettent de discerner le faux, le simulacre, l’hypocrisie sociale ou la frime morale, parfois avant même que ma lucidité réaliste ne prenne le pas sur ma naïveté ou ma crédulité.

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    À propos de boussole, j’ai commencé de lire ces jours le nouveau roman de Mathias Enard, précisément intitulé Boussole et que d’aucuns donnent pour le prochain Goncourt. Or je ne saurais dire que cette histoire de lettré à la fois mitteleuropéen et cosmopolite, sur fond austro-oriental, très ornée et saturée de références culturelles, tout intéressante et raffinée qu’elle soit, me saisisse, au contraire : après cinquante pages, avec passage obligé au musée des écorchés du Josephinum de Vienne (mauvais souvenir personnel,puisque j’y ai été insulté par une gardienne hystérique), j’ai commencé d’éprouver autant de lassitude que de cet ennui que m’ont toujours inspiré les visites guidées.

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    HESNARDAËRCU0001.jpgLe vert de la couverture de ce livre de poche, posé par hasard sur cette pile du dernier de mes innombrables rangements, m’a tapé ce matin dans l’œil, donc j’ai pris l’objet en question et, lunettes dûment chaussée, j’en ai découvert le titre en allemand, Das Unheimliche,en lettres blanches sur fond vert, puis, juste au-dessus, le titre en français d’Inquiétante étrangeté surmonté du nom de l’auteur, Sigmund Freud. 

    Mais que diable Sigmund Freud, que j’ai si peu fréquenté depuis tant de décennies,a-t-il donc à me dire ce matin ? La réponse à cette question est exactement du genre que j’attendais sans le savoir à ce moment précis, offerte en triptyque.

    Et d’une : « Cela nous a toujours puissamment dérangés nous autres profanes, de savoir où cette singulière personnalité, le créateur littéraire, va prendre sa matière ». 

    Et de deux : « Le psychanalyste n’éprouve que rarement l’impulsion de se livrer à des investigations esthétiques, et ce même lorsqu’on ne limite pas l’esthétique à la théorie du beau, mais qu’on la décrit comme la théorie des qualités de notre sensibilité ».

    Et de trois : « Le créateur fait donc la même chose que l’enfant qui joue : il crée un monde imaginaire, qu’il prend très au sérieux,c’est-à-dire qu’il dote de grandes qualités d’affect, tout en le séparant nettement de la réalité ».

    De même que je suis tombé ce matin « par hasard » sur L’Inquiétante étrangeté, j’ai repris non moins « fortuitement », hier, le livre le plus personnel de DinoBuzzati, En ce moment précis, quitient à la fois du journal extime morcelé et du recueil de pensées-amorceshantées par les grands thèmes mélancoliques du conteur-poète face à la maladieet à la mort, dont la première notation m’a accompagné depuis tant d’années, de mes antres solitaires du Grand Chemin et des Escaliers du Marché, jusqu’à notre balcon en forêt de La Désirade : «LA FORMULE. De quoi as-tu peur,imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien ; réussir à êtretoi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique,indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’un tenir compte, stupéfaits »…  

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    6d0f3e86.jpgC’est aujourd’hui la clôture de la rétrospective consacré à Marius Borgeaud à L’Ermitage, que nous sommes allés voir l’autre jour avec Lady L. au milieu d’une dense foule défilante et trépignante.

    En ce lieu gris et froid exhalant le calvinisme bourgeois, pesante demeure dans son merveilleux environnement naturel des hauts de Lausanne, l’exposition, très intéressante à divers égards – je ferme les yeux sur le prohibitif prix de l’entrée, la multitude de gardiens sourcilleux et l’immense pancarte déclinant tous les interdits frappant le visiteur, qui me rappelle qu’au Rijksmuseum on peut photographier des chefs-d’œuvre à tout-vat en mâchant de la réglisse -,enrichie de quelques œuvres passables de contemporains utiles à la comparaison (de Sisley, Pissaro ou Vallotton), m’a conforté dans le sentiment que MariusBorgeaud, fils de bourgeois né coiffé et tard venu à la peinture, ne fut que tardivement accompli en son art, - contrairement à des Pissaro ou Vallotton,précisément -, plutôt du genre amateur-imitateur qui décanta progressivement et développa son indéniable vision personnelle marquée par un sens de l’espace et de la lumière sans doute inné, avant l’acquis d’une poésie méditative sereinedont les intérieurs bretons des dernières années rejoignent la peinture dusilence, moins épurée que celle d’un Morandi mais pas moins vibrante.

    borgeaud-georges-1913-1998-swi-ete-en-provence-2486055.jpgLe génie est (parfois) affaire d’obstination, disait à peu près Proust, et c’estce qu’on se dit en suivant ici le parcours d’un honnête second couteau del’impressionnisme, en ses débuts, qui ne cesse ensuite de se dépasser lui-mêmeavant de se « rejoindre », si l’on peut dire, dans la limite de sesmoyens. Parce qu’il y a des gradations, évidemment, dans ce qu’on peut appelerle « génie », et Marius Borgeaud n’atteindra jamais, me semble-t-il,la dimension « classique » d’un Pissaro ou d’un Vallotton – encore eux -, mais l’art de Borgeaud n’en est pas moins éminemment original et attachant, imposant finalement, sans artifices ni virtuosité trop brillante, sa vision sans pareille.

    Ce mardi27 octobre. J’ai achevé tout à l’heurela lecture de 2084 de Boualem Sansal, qui ferait un beau Prix Goncourt. C’est en effet un livre sérieux et inspiré par une sorte de prophétisme visionnaire, lucide en diable et restituant admirablement le mélange de paranoïa et d’absurde d’un monde plombé par une caricature de religion érigée en dictature totalitaire.

    S’agit-ild’une caricature de l’islam ? Oui et non, mais il faut alors préciser quel’islam lui-même, ou plus exactement un certain islamisme furieux, wahabbite, ou salafiste, ressortit déjà à la caricature en inspirant des théocratiesrétrogrades dont le pétrole est le seul garant du pouvoir.

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    J’apprends à l’instant que l’Académie Goncourt a écarté 2084 des finalistes du Prix. Tant pis pour ces pleutres. Je présume que certains d’entre eux, dont un Ben Jelloun, doivent frémir de jalousieautant que de crainte de heurter « nos amis musulmans », mais l’Académie française a déjà rendu justice à l’écrivain, dont le roman fait enoutre « un tabac »…

    Ce mercredi 28 octobre. Au Bout du monde où je me trouve àl’instant, je commence à lire les Œuvres de Svetlana Alexievitch, et tout de suite je suis saisi, ébranlé par cettevoix. D’elle je n’avais rien lu jusque-là, à part les bouleversants Cercueils de zinc ; comme avec Alice Munro il a fallu le Nobel pour que j’y revienne, mais je sens que cette lecture va marquer mes temps prochains,autant que celle de Boualem Sansal. Tous deux me semblent en effet,aujourd’hui, des auteurs importants pour les temps que nous vivons.

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    734737821.jpgSvetlana Alexievitch, dans Les cercueils de zinc, transmet ce témoignage d’un grenadier russe revenu d’Afghanistan :« Quand une balle rencontre un homme, ça s’entend, c’est un bruit caractéristique qu’on ne peut pas oublier, une espèce de claquement mouillé. Un gars que vous connaissez tombe face contre terre dans la poussière, brûlante comme des cendres. Vous le retournez : il a encore entre les dents lacigarette que vous venez de lui donner…Encore allumée… La première fois on agit comme dans un rêve :on court, on traîne, on tire, mais on ne retient rien,on ne peut rien raconter après le combat. C’est comme si tout se passait derrière une vitre…Comme dans un cauchemar, quand on est réveillé par la peur sans se souvenir de rien. En fait, pour éprouver vraiment une terreur, il faut s’en souvenir, s’y habituer. Au bout de deux ou trois semaines, il ne reste plus de vous que le nom, vous n’êtes plus du tout la même personne. Tel que vous êtes devenu, la vue d’un mort ne vous fait plus peur, vous réfléchissez calmement ou avec agacement à la façon dont vous allez le descendre de son rocher ou le traîner en pleine chaleur sur plusieurs kilomètres. Ce nouvel homme que vous êtes n’imagine plus, il connaît l’odeur des entrailles en pleine chaleur, il sait que l’odeur des excréments et du sang humain ne peut être éliminée par aucune lessive… Il sait ce que sont des crânes grimaçants et brûlés dans une flaque boueuse de métal fondu, comme si pendant quelques heures ses compagnons n’avaient pas crié mais ri en mourant. Il connaît ce sentiment aigu du soulagement, jamais éprouvé auparavant, à la vue d’un tué : Ce n’est pas moi ! Ca se produit si vite, cette transformation. Très vite. Presque pour tout le monde ».

    Ce jeudi 29 octobre. –  J’ai passé cet après-midi à Chênes-Bougeries, avec mon cher Alfred Berchtold, auprès duquel je suis resté une petite heure. Le vieil homme, nonagénaire depuis juin dernier, très émacié et ne se déplaçant plus qu’au moyen d’un déambulateur, reste pourtant très vif d’esprit. Je lui ai parlé de Marius Borgeaud et de mes lectures récentes, nous avons bien ri une fois de plus des cuistres universitaires faisant subir leurs outrages au pauvre Ramuz, et lui m’a évoqué ceux qui, au cours de sa longue existence de grand humaniste franc-tireur, lui ont voulu du bien, dont il prétend que je suis le benjamin, avant de revenir sur la fin, qui m’a ému aux larmes, de sa chère épouse.

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    Emerson :« L’imagination est le matin de l’esprit, la mémoire en est le soir. »

    11053050_10207965600684724_7699797825190323705_n.jpgCe samedi 31 octobre. – Il a fait ces soirs de sublimes crépuscules, exaltant les couleurs flamboyantes et les moires d’or et de pourpre de l’automne, pour s’achever en lentes fusion d’indigo et d’orangés, jusqu’à fondre au noir final.

     

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    Rousseau sur ses besoins essentiels : « Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau »...

  • Cosmos

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    Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n’est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c’est pile ce que c’est : le ventre de Marelle est rond comme un ballon d’enfant, tiens j’ai envie de le palper et d’écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie, on ne sait pas encore s’il ou elle s’appellera Dominique ou Dominique et s’il ou elle préférera le foot ou la brasse coulée, c’est le mystère de la Création; mais bon c’est pas tout ça, maintenant raconte, accouche: es-tu d'accord avec le Sage inconnu quand il affirme que se reconnaître vivant dans les sphères équivaut à habiter le subtil commun en visant la case Paradis ?

    Image : Philip Seelen

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Ceux qui (re)lisent Montaigne

    Montaigne02.jpgCelui qui prétend sur Facebook qu'il "relit les Classiques" avec l'intention velléitaire de s'y mettre une fois s'il a le temps mais en tout cas pas maintenant vu que la lecture de Dan Brown va lui prendre des plombes avant la parution du best-seller annoncé de Marc Levy et Guillaume Musso réunis à quatre mains sur un roman dont l'héroïne est asexuelle et le héros gay tu te rende compte le défi Maguy ! / Celle qui pense qu'elle DOIT lire La Boétie comme l'a recommandé Michel Onfray sur France-Info / Ceux qui sont venus à Montaigne par Erasme qu'ils ont bien connu à Bâle avant qu'il n'arrête de fumer / Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui remarque que la mort sereine d'André Gide (Roger Martin du Gard notant: "Il faut lui savoir un gré infini d'avoir su mourir si bien") fut aussi désespérante et réconfortante à la fois que celle de La Boétie relatée par son ami en ces termes sobres: "Etant sur ces détresses il m'appela souvent pour s'informer seulement si j'étais près de lui. Enfin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m'en réjouis avec Mademoiselle de La Boétie. Mais une heure après ou environ, me nommant une fois ou deux et puis tirant à soi un grand soupir il rendit l'âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d'août, l'an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu trente-deux ans,neuf mois et dix-sept jours" / Ceux qui pensent naturellement à Stendhal lorsque Montaigne écrit du bon écrit selon lui qui est "un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, non tantdélicat et peigné quevéhément et brusque, éloigné d'affectation, court et serré, décousu et hardi" / Celui qui a noté quelque part cette sentence selon laquelle "tout jugement en gros est lâche et imparfait", qui le conforte dans l'évitement souple des abus de généralités / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui ne se parlent plus depuis que le plus catholique de deux à option souverainiste a crié à l'autre qu'il fallait choisir entre Montaigne et Pascal point barre / Celui qui se rappelle les jugements de Barrès sur Montaigne en lequel il voyait essentiellement un crypto-youpin (langage d'époque) manquant de courage devant la peste et décriant les moeurs très-chrétiennes genre égorger un protestant ou un mahométan / Celle qui aime bien la façon qu'avait Montaigne d'admirer son père qui "parlait peu et bien" / Ceux qui lisaient Tintin au Congo à l'âge (sept ans) où Montaigne savait déjà par coeur Les Métamorphoses d'Ovide en latin / Celui qui ayant emporté le Journal de voyage en Italie a relevé sur le Campo de Sienne en laissant froidir son capuccio: "J'ai honte de voir nos hommes s'effaroucher des formes contraires aux leurs; ils semblent être hors de leur élément quand ils vont hors de leur village. Où qu'ils aillent ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères" / Celle qui trouve bien plates les considérations artistiques de ce cher Montaigne qui de Sienne ne voit que le Campo jolient incurvé et rien des fresques de Simone Martini ou d'Ambrogio Lorenzetti / Ceux qui rappellent au taxidermiste anti-sceptique que Montaigne déposa une médaille votive en pensant à son épouse et sa fille en une chapelle de Lucca où il écrit qu"il y a là "plus d'apparences de religion qu'en nul autre lieu" / Celui qui compatit rétrospectivement (ce qui lui fait une belle jambe) aux douleurs subies par Montaigne sous l'effet de la pierre / Celle qui affirme que la détestation des médecins professée par Montaigne annonce celle de Molière qui n'a pas connu pour sa part les colites néphrétiques / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience  à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui apprécie particulièrement le goût de Montaigne pour les nuances et détails qui lui font voir divers aspects d'une même réalité - ainsi: "N'oserions-nous pas dire d'un voleur qu'il a une belle jambe ?" / Celle qui estime très sots ceux-là qui ne veulent lire que Bossuet et pas Les Essais ou que Rousseau et pas Voltaire / Ceux qui voient en Monsieur de La Boétie un crypto-protestant coincé mais ça aussi ça se discute / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées /  Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir" / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon comme le pensait aussi Jeanne de Lestomac sa nièce canonisée en 1949 / Ceux qui ont toujours Les Essais à portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite comme ils le font du Zibaldone de Leopardiou des Notizen de Ludwig Hohl, etc.

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    Montaigne03.jpgMontaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de  Vingt-sept sonnetz d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007.

     

    Roger Stéphane. Autour de Montaigne. Stock, 1986.

     

    Jean Lacouture. Montaigne à cheval. Seuil, 1997.

      

  • Mémoire vive (92)

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    À La Désirade, ce mardi 1er septembre. – Je repars aujourd’hui dans mes grandes lectures, dont j’ai établi une liste pour le mois à venir, en commençant par La Zone d’intérêt, le roman de Martin Amis consacré à Auschwitz où, d’emblée, j’ai senti le sérieux de la vraie littérature.

    Cela commence très fort, sous le regard des bourreaux, avec un jeune colosse obsédé par la baise, qui tourne autour de la femme du commandant du camp, lequel est en train de « recevoir », sur la fameuse Rampe, un train de déportés français dont il redoute qu’ils fassent encore « des histoires », ce qui ne manque d’arriver au moment où un camion se renverse, en ce lieu même, avec tout un chargement de cadavres. De quoi énerver ces sacrés Français…

    Je suis curieux de voir ce qui a fait que Gallimard, l’éditeur français habituel de Martin Amis, autant que l’éditeur allemand, ont refusé de prendre ce livre. Or la postface de celui-ci, par Amis lui-même, a plutôt de quoi inciter à la confiance, tant les bases documentaires de l’auteur semblent solides, et de conclure au probable mauvais procès…

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    Quatrième séance de radiothérapie aujourd’hui. Un quart d’heure à tout casser, mais l’énorme machine qui me tourne autour ne laisse de m’impressionner. Je me demande d’ailleurs comment fonctionne cet « accélérateur linéaire », et qui règle le « tir », de l’ordinateur ou du jeune technicien aux yeux de gazelle m’accueillant avec une prévenance presque excessive…

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    C’est l’honneur de la littérature que de traduire la beauté du monde, et ce l’est autant d’éclairer l’abjection de l’homme, comme s’y emploie Martin Amis dans son dernier livre. Honte à Gallimard qui a refusé de publier ce livre nous plongeant, littéralement, au cœur du mal. D’aucuns s’exclameront peut-être : ah mais, assez de livres sur la Shoah ?, ce qui, bien sûr ne fonde pas le rejet des éditeurs français et allemands ; mais ceux-ci incriminent probablement le fait que le romancier ose parler, dans l’enceinte du camp, des menées sexuelles des officiers et de la vie de leurs familles, comme dans La Chute on reprochait au réalisateur d’avoir abordé les aspects « humains du Führer, lors d’une autre polémique franco-allemande des plus ridicules. Or il est important, justement (ce qu’a aussi fait Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, attaqué lui aussi pour cette raison par un Lanzmann) de rappeler à tout un chacun que les « monstres » nazis sont, hélas, des hommes comme les autres , etc.

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    Le poète Adonis se prononce très clairement, dans un entretien diffusé sur Internet, à propos de la régression et du déclin de la culture arabe actuelle, selon lui en grand retard sur la culture contemporaine, en tout cas dans les pays soumis au Diktat politique de la religion. Il va sans doute encourir la fureur des bigots islamistes, mais il a le courage de dire tout haut ce que de nombreux intellectuels du monde arabo-musulman pensent en leur for intime sans oser l’exprimer haut et fort. Par conséquent : respect.

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    La façon dont on présente la littérarure dans les médias, à propos de la rentrée littéraire, est dominée par l’obsession du chiffre, du succès et du « carton ». Quant au contenu des livres : néant.

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    Dans un entretien de ce jour publié dans Le Temps, le brave Joël Dicker affirme qu’il a envie d’être lu comme on regarde une série télé « en famille », et que ce qui le frappe, dans le monde actuel, est « le manque d’amour ». On tombe des nues devant tant de pénétration perspicace et d’originalité… 

    Suter7.jpgÀ La Désirade, ce dimanche 6 septembre. – Je viens d’achever la lecture de Montecristo de Martin Suter, entreprise hier soir, et qui m’a captivé. On y retrouve le storyteller formidable de Small World, qui a révélé l’auteur en 1998, et qui, depuis lors, a acquis la maestria d’un grand pro de la narration populaire, au bon sens du terme, avec des degrés de densité et et d’intensité variables.

    Montecristo est un thriller sans faille, qui revisite la Suisse au-dessus de tout soupçon du camarade Jean Ziegler dans la foulée d’un journaliste vidéaste cachetonnant dans la télé people tout en rêvant de tourner un vrai film dont le scénar s’inspire du roman fameux de Dumas, impliquant un jeune Helvète piégé en Thaïlande pour possession de drogue glissée par des tiers dans ses bagages. Parallèlement, le protagoniste se découvre par hasard en possession de deux billets de 100 francs suisses absolument identiques, qui l’engagent dans une investigation aux implications énormes.

    Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias et le cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur (on sait qu’il fut un chroniqueur économique pertinent voire mordant avant de passer au roman), la qualité de sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement de ses personnages, enfin la swiss touch de son univers qui relance les fables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour avec, en l’occurrerence, une Marina plus qu’avenante. Bref, c’est de la toute belle ouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante…

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    À propos de l’Etat islamique et de l’impuissance de l’Occident, autant que du double langage des autorités arabes à son égard, je lis ceci, dans Marianne, qui me semble clair et juste, notamment à propos de l’Arabie saoudite : « C’est donc avec ces gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes, que nous frappons des gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes »…

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    Vision d’enfer : ceux qui s’ennuient et s’en veulent mutuellement de se faire chier. Souvenir de ce couple entre deux âges et deux eaux plates, au café Diglas de Vienne, que j’ai vu se faire face pendant une heure sans se dire un mot, se regardant avec quelle intensité assassine.

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    J’ai commencé ce matin de lire le roman de Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine, dont les premières pages, évoquant la masturbation, ne m’ont pas vraiment transporté. C’est une manière d’essai-roman rappelant à la fois Kundera, Quignard et Sollers, avec quelque chose de très Français ou, plus précisément, de très Parisien qui m’a paru un peu trop chic au premier regard ; mais je réserve tout jugement sérieux puisqu’il me reste plus de 400 pages pour le fonder.

    Quant au mariage pour tous, il me semble aller tellement de soi que même le nôtre, entre une divorcée et un inclassable, se passe de tout débat, autant que le mariage ou le non-mariage de nos enfants…

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    L’idée de la perfection, dont parle un Matthieu Ricard, la pratique de la méditation et autres « techniques » d’acquisition de la sérénité : tout cela m’ennuie à vrai dire.

    De fait, je suis bien plus intéressé, et naturellement attiré, par l’imperfection et les difficultés quotidiennes que par je ne sais quelle harmonie, si sublime qu’elle soit

    Je respecte certes les moines et les bonzes, les nonnes et les saintes, mais là n’est pas ma voie.

    C’est aussi ce que je me dis en lisant et en annotant Le Purgatoire de Dante, dont la visée et l’enjeu – à savoir le salut de notre âme - m’importent bien moins que les observations faites en chemin et les constantes inventions verbales du trouvère…

    Comme disait l’autre, plus que le but, c’est le chemin qui compte ; en outre, l’idée d’une rétribution liée au mérite du pécheur battant sa coulpe et psalmodiant des hymnes, m’a toujours paru signaler un marché douteux, à base de chantage et de calculs. - notre mère y avait recours et cela me hérissait, surtout lorsqu’elle a entrepris nos enfants…

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    C’est un bon exercice que de distinguer, dans les séries américaines, ce qui relève du kitsch ou du stéréotype, de ce qui mérite l’intérêt pour sa qualité documentaire ou dramaturgique.

    Je m’ y suis appliqué depuis que j’ai découvert ce nouveau genre, que j’imaginais sans le moindre intérêt, avec les six saisons de The Wire, formidable aperçu des coulisses de Baltimore, à tous les étages de la société, la série « culte » de Twin Peaks et ensuite des réalisations plus récentes comme Breaking bad ou Six feet under, suivies de vingt ou trente autres. 

    Ce mardi 15 septembre. – Jérôme Meizoz se fend, aujourd’hui, d’une chronique dans Le Temps, à propos du prétendu renouveau de la littérature romande et du boom publicitaire que celle-ci provoque dans les médias et sur Internet. Il a raison à certains égards, et notamment quand il oppose la recherche du coup médiatique au développement patient d’une œuvre, mais il fait preuve de simplisme quand il prétend que ce qui caractérise cette nouvelle donne se caractérise par son recours aux techniques littéraires américaines visant à la fabrication de best-sellers. Comme s’il y avait une recette du best-seller, et comme si les romans des jeunes auteurs parus ces dernières années en Suisse romande appliquaient la même recette. Evidemment, ce qu’on peut dire « l’effet Dicker » brouille les esprits, et les médias ont amplifié le malentendu en reconnaissant soudain une littérature qui « cartonne », ce qui est évidemment stupide et plus encore relatif.

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    Jules Renard : « À voir un Chinois, on se demande ce que peut bien être le masque d’un Chinois ».

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    Je suis réellement épaté, et crescendo, par la lecture de l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig, dont la rare finesse de perception et la merveilleuse fluidité du style m’enchantent bonnement.

    On retrouve ici la meilleure veine des moralistes et prosateurs français, de La Bruyère à Stendhal, en passant par Joubert, mais pas que, vu qu’il y a là-dedans uneveine anglo-saxonne du meilleur aloi.

    On n’est pas loin non plus, question narration romanesque, d’un Philippe Sollers, en plus attentif à autrui, par le truchement d’une frise de personnages bien individualisé et beaucoup plus autonomes que ceux de Sollers, toujours voués au rôle de faire-valoir (les femmes sur les genoux du Maître) ou de repoussoir.  

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    ob_cd401d_manifeste-4-pajak.jpgJ’ai commencé de nous lire, en voiture, le quatrième volume de la série du Manifeste incertain, de Frédéric Pajak, toujours aussi intéressant et ici en crescendo, pourrait-on dire. Mais cela part déjà très fort, avec une charge carabinée contre la malbouffe et, plus généralement, l’obsession gastronomique assez dégoûtante qui sévit actuellement. En tout cas il prêche un converti en mon humble personne, moi qui ai horreur de cette profusion d’émissions télévisées et de reportages, d’article des portraits de « grandes toques » qui envahissent bonnement les médias.  

     

    Ce dimanche 20 septembre. – Un jour des dernières semaines de sa vie, mon ami R***, sur le quai de la gare de Lausanne où nous nous étions rencontrés par hasard, m’a répondu, après que je lui eus demandé comment il allaait, qu’il était entrain de mourir et qu’il allait à Berne voir je ne sais plus quelle expo, comme j’y allais moi-même, mais comme je pensais que nous allions voyager ensemble et que je m’en réjouissais tout amicalement, il me répondit d’un sourire aimablement distant – ce qui me choqua en me rappelant tout ce que nous avions partagé pendant ces dernières années -, précisant qu’il avait pris de la lecture et que moi aussi sûrement comme-il-me-connaissait, sur quoi il me décocha un autre sourire un peu moins froid mais plus triste et me planta là comme s’il me renvoyait aux vivants qu’il allait quitter bientôt, sans que j’imagine évidemment, alors, la façon qu’il choisirait de quitter ce monde en se perfusant, avec son ami D***, en pleine santé à ce qu’on m’a dit – tous deux nous laissant une lettre d’adieu pleine de reconnaissance et d’allégresse…

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    Jules Renard : « Balzac est peut-être le seul qui ait eu le droit de mal écrire. »

    Dürrenmatt30001.JPGCe lundi 21 septembre. – Je suis parfois gratifié du don spécial de faire des rêves à caractère féerique, comme celui de la nuit dernière, qui s’est développé comme une prodigieuse vision en trois dimensions, richede couleurs et de sensations.

    Je me trouvais d’abord sur une espèce de très vaste mappemonde circulaire de plastique multicolore, évoquant une sorte d’immense ballon de plage dégonflé aux motifs encore indéchiffrables mais très harmonieux dans leur organisation esthétique, du genre des particules visuelles constituant les mobiles gracieux d’un Kandinsky, de la série Bleu ciel, avec quelque chose aussi des dessins que Friedrich Dürrenmatt conçut pour ses enfants en bas âge.

    Tout cela était déjà bien beau, sans atteindre pourtant le caractère féerique de la suite du rêve.

    Un mot cependant, avant d’évoquer celui-là, à propos du terme de particule, qui m’a rappelé le traitement que je suis en train de subir par radiothérapie, consistant, par accélérateur linéaire, en tirs groupés de particules, précisément, visant à brûler certain foyer cellulaire infinitésimal repéré par l’imagerie par résonance magnétique. Tout se tient-il ainsi par en dessous ?

    Ce qui est sûr, c’est que la féerie de cette nuit aura tenu à un souffle, dont l’effet visible fut le déploiement soudain de la surface multicolore en sphère gonflée aux dimensions d’une montgolfière géante, ou plus exactement d’un duplicata de planète bien ronde et bien chatoyante de couleurs, avec ce défi personnel de m’y accrocher puisque, sous l’effet du souffle continu, le formidable ballon commençait de s’élever au-dessus du sol solide, m’évoquant maintenant quelque géante balle-bulle aux rondeurs colorées d’une nana de Niki de Saint-Phalle.

    Or j’avais remarqué, durant le lent gonflement de la sphère, que le rêvem’avait pourvu d’un équipement spécial à baudrier de tergal et mousquetons de téflon, qui me permettraient de m’accrocher aux innombrables boucles visibles aux flans ce l’OFNI (Objet Flottant Non Identifié) dont se précissait à l’instant l’envol.

    La sensation de voler, fûtce durant l’espace-temps restreint de deux ou trois secondes qu’aura duré le rêve, procède –telle d’un ordre métabolique subtil. Comme celui qui préside à la floraison des ancolies ou des campanules, ou n’est-ce que le résultat aléatoire non concerté d’un désordre physique ou psycghique ?

    En clair : d’où vient cette nom de Dieu de féerie ? Et par quel souffle, ou coup de pouce techno-scientifique, subitement accélérée ?

    La boule de gomme du mystère a ce matin un goût et une fragrance de chlorophylle qui me rappelle nos enfances hollywoodiennes. Let’s have a dream…

    Post scriptum : et ne pas louper, demain, le rendez-vous au service de radio-oncologie de La Providence…

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    Il y a, chez Frédéric Pajak, un mélange de sens commun et d’originalité, de complète indépendance d’esprit et de justesse dans le choix des mots et le cadrage de ses peintures, qui est d’un auteur accompli. Il peut aller n’importe où : ce sera toujours intéressant, jamais convenu, toujours personnel et valable pour son lecteur – et sa lectrice ; il faut le préciser désormais, comme à la police : nos collaborateurs et collaboratrices, etc.  

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    Les gens qui ont appris que j’avais le cancer – je ne sais comment ce genre de bruit se répand – me parlent sur un ton légèrement différent, mélange de sollicitude un peu plus tendre que d’ordinaire, et, je le note sans aucune nuance de reproche, de curiosité. Ah bon ? Eh oui. Voilà voilà. Et à part ça, ça va ? Mais comment donc !

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    Georges Dumézil : « Le désespoir est manque d’imagination ».  

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    La nouvelle relative à la prochaine décapitation du jeune Saoudien dont le seul « délit » relève de son opposition présumée à la politique du gouvernement, ou plus exactement (d’après ce que j’ai compris) au fait qu’il a un parent dans le collimateur du régime, me touche comme si je connaissais ce garçon. Il faut dire que l’abjection et la sauvagerie de ces potentats m’atteint comme si c’était le genre humain que ces ordures déshonoraient, et la menace que le corps décapité de ce jeune homme soit ensuite crucifié et livré aux charognards achève de me solidariser avec ce frère humain dont le sort fait protester les « nations civilisées », lesquelles continuent de faire commerce avec ce régime d’assassins.

    Ce vendredi 25 septembre. J’ai consacré ce soir un long papier au livre de Jacques Vallotton, Jusqu’au bout des apparences, évoquant sa carrière de journaliste, en développant une réflexion sur le « métier » en question et ses divers aspects.

    Or je me pose ce soir la question : ai-je jamais été, moi-même, ce qu’on peut dire un journaliste ? J’ai certes écrits des milliers d’articles, travaillé treize ans en free lance pour divers journaux et revue, sans parler de la radio ; j’ai exercé pendant six ans le poste de chef de rubrique, à La Tribune-LeMmatin, et ensuite j’ai rejoint l’équipe de la culturelle de 24 heures, mais journaliste ? Je ne sais pas.

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    En lisant ce que Charles Dantzig écrit à propos de l’humour et du comique, et plus précisément sur le manque d’humour des Français et leur peu de sens du comique, je constate que ses vues recoupent exactement mon propre sentiment à cet égard, dont j’excepterai une paire de Marcel, Aymé et Proust, et Rabelais cela va sans dire, et Molière, et Céline dans ses meilleurs moments quand il oublie d’être salaud, et Michel Houellebecq évidemment.

    Charles Dantzig a pour lui la vista cosmopolite de l’anglophile et le sens de la catastrophe de l’enfant déçu, que je partage depuis l’âge de trois ans, plus précisément lorsque, creusant dans la pelouse paternelle un trou destiné à rejoindre l’autre bout de la Terre dont les habitants sont appelés Têtes Bêches, notre père m’a tancé doucement avant de me confisquer (dur, dur) ma pelle.  

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    Sous la plume d’Oscar Wilde : « Nothing that is worth knowing can be taught ». Ce qui vaut aussi dans notre langue en dépit des pédants et des cuistres: « Rien de ce qui mérite d’être su ne peut être enseigné ».

    Ce dimanche 27 septembre. – En revenant à Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, je suis surpris d’y retrouver le climat de nos années de jeunesse, perçu en Amérique pré-révolutionnaire comme l’étaient les notes californiennes d’un Edgar Morin, que j’ai rencontré à Paris au tout début des années 70. Revel pensait alors que la seule Révolution encore envisageable viendrait des States, et ses observations restent bien plus lucides, vivaces et généreuse que celles de tant de commentateurs de l’époque, plus à gauche ou plus à droite. Venu du socialisme réformiste, c’était un esprit libre et moins austère qu’un Raymond Aron, et je me suis également régalé, l’autre jour, de ses Contre-censures, qui n’ont pas pris une ride. Lorsque, en 1972, je suis allé interviewer cet horrible facho de Lucien Rebatet, à propos des Deux étendards, et que l’intempestif m’a classé « libéral » à l’américaine, alors que lui-même, s’il avait eu mon âge, eût été maoïste (nous avions bu pas mal de scotch en cette fin d’après-midi, mais il pensait sûrement ce qu’il disait), je ne savais trop ce que ce « libéralisme » américain signifiait, mais à présent je le vois un peu mieux, me reconnaissant volontiers dans les positions d’un Gore Vidal ou d’un Oliver Stone, tout en récusant toute forme de classement.

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    Que pense réellement Bernard de Fallois, grand lettré vieille France qui a publié tant d’auteurs de premier rang, relit Proust chaque année et m’a fait connaître ou rencontrer tant de beaux et bons esprits (de Jacqueline de Romilly à Léon Poliakov en passant par Benoist-Méchin, Fabre-Luce, Debray-Ritzen et bien d’autres), de cette romance insipide et niaise que représente Le Livre des Baltimore de Joël Dicker, et qu’en aurait pensé Dimitri, qu’en disent vraiment un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot après le bon accueil (selon moi justifié) qu’ils ont réservé à La Vérité sur l’affaire Harry Quebert ? L’on me dit que l’ambiance, à la rue de la Boétie, est au délire. Est-ce à dire que le succès rende fatalement aveugle, voire stupide ?

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    2551226573.jpgMa lecture de La Divine Comédie, que je distille irrégulièrement sur la Toile depuis plusieurs années, et qui aborde ces jours Le Purgatoire, n’aura de sens que si elle devient de plus en plus personnelle et spontanée, sans gêne. À propos du poème en question, John Cowper Powys en souligne l’aspect fondamentalement daté , par opposition à d’autres grands textes classiques tels L’Illiade ou les livres de Rabelais. La « tapisserie » poétique de Dante est sans pareille, mais une chose la plombe évidemment, et c’est la théologie.

    Or, me rappelant la lecture « morale », voire moralisante, de notre cher vieux François Mégroz, je me dis que ce Dante-là, catholique ultra et césaro-papiste à outrance, devrait me faire réagir de plus en plus naturellement contre, comme je réagirais contre je ne sais quel ayatollah furieux mais poétiquement génial…

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    L’inflation médiatique suscitée par le nouveau roman de Joël Dicker est tellement disproportionnée, par rapport à l’objet en question, qu’elle en devient ridicule, voire comique, essentiellement liée à deux chiffres : 2 millions d’exemplaires vendus et 42 traductions. Ce qu’on observe alors de nouveau, c’est l’anticipation du lancement de l’objet par des journalistes, devançant même la pub, impatients d’être les premiers à en parler et de recueillir les propos exclusifs ( !) du prodigieux Barbie Mec mal rasé, qu’on ne saurait critiquer sans passer pour jaloux ou incapable de « savourer son plaisir ».

    Quant à lire un seul commentaire élogieux, structuré et argumenté, qui nous explique pièce en main pourquoi ce roman est « encore meilleur » que le précédent, je l’attends évidemment avec toute mon attention de gâte-sauce craignant, hélas, de ne point être démenti…

      

    Ce mardi 29 septemnbre. – Vingt-troisième séance, ce matin, à compter jusqu’à 144 pendant que l’énorme accélérateur linaire me tourne autour. Ensuite vu ma chère Marie-Laure, après bien des mois sans se rencontrer. Bonne conversation comme toujours. Le penchant croissant d’une certaine Suisse égoïste et pleutre vers le repli xénophobe nous désole, mais notre amitié se nourrit surtout de belles et bonnes choses. Je lui parle de nos filles si ouvertes au monde. Elle m’évoque le courage de notre amie M*** amputée à hauteur de la hanche et ne cessant de chantonner, puis elle m’évoque l’homme de sa vie, une fois de plus, dont la disparition l’a bouleversée. Elle représente le seul lien amical fort que j’aie gardé avec mes anciens collègues de 24 Heures. Je lui offre l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig et lui promet l’Atlas d’un homme inquiet. Nous sommes un peu tristes à l’idée que « notre » table, au Buffet de la Gare, soit promise à la disparition dès la fin de l’année. Plus grave : qu’aucun de nos amis serveuses et serveurs, tous virés, ne soit sûr de retrouver un emploi. Plan social zéro. Société de merde.

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    Simone Weil : « On dégrade les mystères de le foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation ».

    Prodhom_image.jpgCe mercredi 30 septembre. – La lecture des Marges de Jean Prod’hom me touche à un point rare, et surtout ne cesse de relancer ma propre rêverie. Je me revois dans les bois à quatorze ans, Sur le chemin de terre aujourd’hui coupé par l’autoroute, où je me suis aperçu tout à coup – vertige pour ainsi dire métaphysique – que j’étais moi et pas un autre. Or il y a de ça dès les premières pages de Marges, dans ce texte intitulé J’ai vécu de bien mauvais moments où il est question de ce qui est attendu d’un écolier dont on attend qu’il fasse preuve d’originialité dans ses composition, qui s’en reconnaît incapable et qui découvre plus tard que sa vraie voie et sa vraie voix sont ailleurs, « loin de l’école et des médecins », toutes choses que j’ai vécues tout pareillement quoique tout autrement, dans le préau de l’école primaire de Chailly, quand je me sentais autre que les autres. Et Jean Prod’hom : « Il convient poeut-être de rester modeste en la circonstance et de se cointenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jou, sous nos yeux, le ciel d’opale, le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en ciel de la mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte ».

    12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o.jpgJean Prodh’hom tient à la fois de l’écolier dissident prolongeant la récré pendant des années et de l’instituteur à l’ancienne, il me fait penser à Gavillet pourchassé dans nos campagnes à l’été 1953 et à Gaston Cherpillod pêchant dans une rivière en égrenant les noms de lieux genre Donneloye ou Promasens, Prévondavaux en descendant de Denezy ou Correvon au couchant, ainsi de suite dans la foulée des aiguiseurs de naguère et des vanniers de jadis…  

    3768120043.jpgQuand je remontais en danseuse la côte du Chianti direction Arezzo, sur mon vélocipède à multisacoches,  j’ai noté des tas d’impressions que je retrouve dans ce qu’écrit Jean Prodhom de Pozzuoli dont le front de mer évoque le décor de Mains basses sur la ville, « mosaïque de sacs-poubelles, baignades interdites, horizon glauque, odeurs douteuses, plages jonchées des restes de la cuisine du monde », et tout en haut de ma côte toscane il y avait des mômes de pas treize ans qui vendaient de la limonade et que j’ai payés en coupures roses et bleues de lires pourries de l’époque, ainsi de suite.

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    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgEt Charles-Albert de préciser en se penchant sur la terre romaine assez rouge à cet endroit-là : «  ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…

  • Ceux qui se mordent la queue

    Omcikous.jpg

     

    Celui qui dit à sa soeur d'aller réveiller le vieux démon  / Celle qui estime que la Justice devrait interdire le spectacle des sinistres au Palais Bourdon / Ceux qui comme Paul Auster (Juif par sa mère) prônent le déplacement d'Israël dans l'Etat du Wyoming dont les territoires ne demandent qu'à être occupés / Celui qui lance comme ça que le prochain show de BHL sera un four si le gouvernement ne veille pas au grain / Celle qui te traite d'antisémite au motif que tu lui a refusé ta brosse à dents aux douches du camping / Ceux qui récusent la notion de peuple élu sauf pour ceux qui la méritent genre Pologne Christ des nations ou Suisse qui lave plus blanc / Celui qui est prêt à prouver que le Nazaréen n'est pas mort sur la croix mais a fondé un ashram à Goa à l'enseigne de Peace & Love / Celle qui traite l'évêque d'antisémitre / Ceux qui ont toujours un génocide d'avance et des excuses en retard / Celui qui affirme qu'on ne peut rire de tout même circoncis / Celle qui explique à Fernand qu'il est antisioniste sans le savoir alors le Fernand ensuite il a honte quand il la tire mais elle est doublement contente / Ceux qui proposent un salafist-fucking à la République qui n'ose pas refuser sous son voile /Celui qui écoule les produits de la firme Méchant Dieu & Co sur le marché de dupes / Celle qui est non seulement agnostique mais fière de sa Vespa rouge / Ceux qui se sont bricolé un Jésus portatif avec diffuseur d'odeur de sainteté / Celui qui a appris le piano tout enfant grâce à une Bible sur le tabouret / Celle qui ne se donnera qu'à un Dieu rigolo / Ceux qui prétendent que la première femme de Yahweh le velu était une négresse un peu cannibale mais on connait les provocs du MOSSAD / Celui qui porte sa kipa sur le côté genre béret basque /Celle qui ne voit en la quenelle que la femelle du queneau de même que Zazie prend la métrelle quand y a  pas de métro / Ceux qui aimant la France déplorent que ses gouvernants ne sachent plus danser que la valse à deux temps, etc.  

     

    Peinture: Pierre Omcikous

  • Diamants noirs de Sebald

    littérature

    A propos de Séjours à la campagne.

    Une pénétrante évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténèbres pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois aussi des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille. Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine sous forme d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre à la surface de laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure d'anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…

    W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

  • Au bonheur d'Alice Munro

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    Le dernier recueil traduit de la grande nouvelliste, Trop de bonheur, est aussi le meilleur. Le Nobel a révélé une oeuvre majeure  en consacrant une dame de coeur.

    Alice Munro est sans doute la plus grande nouvelliste de la littérature mondiale actuelle, très justement récompensée par le Prix Nobel de littérature 2013. Le triple mérite de celui-ci fut de consacrer une femme, Canadienne anglaise donc un peu décentrée, et cantonnée dans le genre de la nouvelle assez peu prisé, surtout en langue française. Parfois comparée à celles de Tchékhov ou de Raymond Carver, l'oeuvre d'Alice Munro est à vrai dire d'une totale originalité, tant par sa perception du monde que par sa poésie hyperréaliste.

    Munro33.jpgDivorce, avortement, émancipation des moeurs, destinées personnelles sur fond de tragédies collectives, femmes en fuite, familles éclatées et recomposées: il y a de tout ça dans ces nouvelles dont le plus surprenant est leur façon de nous situer dans le temps. Que sommes-nous devenus avec les années ? Telle est la question qui revient à tout moment chez Alice Munro, dont le réalisme hypersensible, extrêmement attentif à l'intimité de chacun, va de pair avec le sentiment que nos vies, à tout moment, peuvent bifurquer et se refaire, sans aucune règle. 

    Munro01.jpgAlice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia Trop de bonheur, rassemblant dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres. Le recueil s'ouvre sur le récit insoutenable de Dimensions,  nous confrontant à une folie meurtrière. La figure du psychopathe est très présente dans la littérature contemporaine. Or les gens on beau parler de "fou criminel" à propos de Lloyd, le père de ses trois enfants: la narratrice voit surtout en lui un "accident de la nature" et continue de lui rendre visite dans l'institution où il est incarcéré. De ce triple infanticide évoqué en cinq lignes quant aux faits précis, la nouvelliste tire un récit d'une trentaine de pages modulant le point de vue de Doree, qui continue de rester attachée à celui qui est taxé de "monstre" par son entourage, sans lui céder en rien pour autant.

    Dans Trous-profonds, Alice Munro revient sur un thème qu'elle a souvent traité: la fuite et la disparition d'un proche, retrouvé des années plus tard. Or cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui s'éclipse pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de profond de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

    Sans préjugé doloriste, Alice Munro est extrêmement sensible aux êtres fragilisés d'une façon ou de l'autre, comme il en va du narrateur de Visage, rejeté par son conosaure de père du fait de la tache de vin qui marque son visage.  Or le vrai thème de cette nouvelle, également récurrent, touche à une passion enfantine jamais avouée. Sans complaisance, la nouvelliste lève ainsi le voile sur les secrets de tous les âges (comme dans Jeu d'enfant) et de tous les milieux, sans jamais faire du "social" ou du "psy", juste à fleur de sentiments.

    Munro26.jpgAlice Munro va partout, pourrait-on dire, dans tous les milieux, à tous les étages de la société, sans aucun préjugé. Peu d'écrivains parlent si librement et si naturellement de la sexualité, sans une once de provocation. Comme un Tchékhov, la nouvelliste ne démontre rien: elle montre. Au lecteur ensuite de conclure...

    Dans la merveilleuse nouvelle intitulée Bois, nous voici dans foulée d'un menuisier-ébéniste qui va choisir ses arbres dans la forêt, évoquée avec un souffle et une connaissance technique et poétique rappelant Jack London. Ou nous voilà, avec Trop de bonheur, remonter le courant de l'Histoire à la rencontre d'un extraordinaire personnage féminin. En concentré romanesque de cinquante pages, inspiré par le personnage réel de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne et romancière, Alice Munro retrace une destinée de femme libre et sa fin bouleversante. Une fois de plus, comme dans la dizaine de recueils traduits à ce jour, s'exerce son prodigieux don d'observation reliant sans cesse le moindre détail à l'ensemble, sensible en même temps au tragique de la condition humaine et au comique de la vie, et trouvant à tout coup une nouvelle manière de raconter.

     

    Alice Munro. Trop de bonheur. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L'Olivier, 2013, 215.

     

     

    Munro30.jpgAlice Munro en dates

     

    1931 - Naissance, le 10 juillet, à Wingham, sur la rive du lac Huron, en Ontario.

    1950-1951 - Publie sa première nouvelle et épouse James Munro, avec lequel elle s'installe à Vancouver. Le couple aura quatre filles, dont une meurt à sa naissance.

    1963 - Alice et James Munro tiennent une librairie à Victoria.

    1968 - Son premier recueil, La Danse des ombres heureuses, obtient le prix du Gouverneur général, plus haute distinction littéraire canadienne,

    1972 - Divorce et repart pour l'Ontario où, en 1976, elle épouse le géographe George Fremlin. Se fait connaître d'un large public en publiant ses nouvelles dans le New Yorker, notamment.

    2005- Parution d'une monumentale biographie "à travers ses livres", par Robert Thacker

    2007 - Sa nouvelle L'ours traversa la montagne, évoquant la maladie d'Alzheimer, est adapté au cinéma par Sarah Polley, sous le titre de Loin d'elle, avec Julie Christie qui obtient un Oscar pour ce rôle.

    2013 - Nominée depuis des années, elle est consacré par le Prix Nobel de littérature.

     (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures du lundi 20 janvier 2014)

  • L'écriture mode de vie

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    Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu'une seule démarche. Ecrire m'est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l'écriture des autres, me semblerait tout à fait vain.

    Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j'ai d'abord vécu les mots, si l'on peut dire: j'ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu'on peut éprouver devant l'étrangeté mystérieuse des mots, qui découle de l'énigme insondable de notre présence au monde.

    Entre cinq et sept ans, j'ai découvert l'extrême prodigalité du langage, de la langue et du vocabulaire en arpentant le labyrinthe enchanté du Nouveau Petit Larousse illustré hérité de mon grand-père paternel; puis, entre onze et treize ans, la lubie m'a pris d'apprendre par coeur des centaines et des milliers de vers contenus dans un Trésor de la poésie française hérité de mon père.

    Ces expériences singulières ne m'auront pas empêché de vivre, alors, comme n'importe quel sauvageon des abords forestiers et lacustres d'une ville suisse de moyenne importance, mais c'est par la langue française parigote que, parallèlement à la mémorisation de centaines de vers de Verlaine et Rimbaud, Torugo ou Baudelaire, entre tant d'autres, j'ai découvert à dix ans, pour la première fois, ce que peut être la langue d'un écrivain vivant en lisant San Antonio au dam de mes bons maîtres et maîtresses.

    Les "purs littéraires" feront peut-être la moue, mais ils ont tort. Les voies de la littérature sont pénétrables par de multiples accès, et la faconde rabelaisienne de San A en est une, comme l'aurait probablement reconnu un Audiberti.

    J'aime assez, à ce propos, la distinction que fait ce magicien de la langue que fut Jacques Audiberti entre trois niveaux d'écriture que pratiqueraient respectivement, selon lui, l'écriveur, l'écrivant et l'écrivain.

    L'écriveur serait, ainsi, celui qui ne fait de la langue qu'un usage utilitaire, sans aucune recherche de forme ou de style, tel le localier rapportant un fait divers ou le policier dressant son rapport.

    L'écrivant, plus soucieux d'expression, serait l'historien composant sa chronique, l'avocat filant par écrit sa plaidoirie, ou le médecin rédigeant ses mémoires, étant entendu que certains écrivants (une Jacqueline de Romilly ou un Marc Fumaroli) peuvent surclasser maints présumés écrivains par leur style.

    Or l'écrivain, justement, se distinguerait de l'écriveur ou de l'écrivant par un rapport quasiment charnel avec la langue, sur laquelle il exercerait comme un droit de cuissage. Un Rabelais, un Proust ou un Céline en seraient de parfaits exemples entre mille.

    Ma propre pratique de l'écriture, cinquante ans durant, n'a cessé d'osciller entre l'activité de l'écrivant, engagé dans une carrière de journaliste et de chroniqueur littéraire, et celle d'un écrivain brassant les genres du journal intime ou extime, du roman et des nouvelles, dans une vingtaine de livres où l'écriture se veut libre de toute contrainte - chose impensable dans un quotidien de grand tirage.

    En simplifiant évidemment, s'agissant d'un métier aux tours variables et qui ne s'apprendront jamais entièrement en école ou en atelier, je dirais que le travail journalistique est essentiellement une technique, alors que l'écriture littéraire prétend à l'art. La première activité participe surtout, à mes yeux, de l'explication, alors que la seconde requiert bonnement l'implication.
    Comme je lis autant que je vis, j'écris pour ainsi dire tout le temps. Et tout, du monde qui m'entoure, admirable ou détestable, me fait miel et substance. Après le terrible XXe siècle, et malgré certaine déprime, paradoxalement répandue dans les pays les plus nantis, ce que Blaise Cendrars appelait le "profond Aujourd'hui" reste à lire et à dire.

    Notre époque incertaine, tout en mutation, peut-être difficile à vivre pour des écrivains "à l'ancienne", me semble un formidable terrain d'observation, appelant plus que jamais à la transmutation du tout-venant babélien en parole vive et en musique verbale usant de tous les instruments, jusqu'au blog, au rap ou au slam.

    Un grand effort critique est exigible de l'écrivain contre l'uniformisation des langues et des opinions, la déshumanisation et le nivellement liés au surnombre affolé, la fuite dans l'abrutissement ou l'avilissement, la prostitution d'un peu tout et la consommation effrénée - le culte de la puissance et de l'argent.

    À ces faces sombres s'oppose la face lumineuse d'une parole revivifiée. Par la littérature et la poésie, entre autres voies du coeur et de l'esprit, donner un sens à sa vie est encore possible, je crois.

    C'est pourquoi j'écris.



    À La Désirade, ce dimanche 10 mars 2013.

  • I had a dream

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    À propos de la lecture de Sable mouvant de Henning Mankell, et d'un rêve récurrent...

    J'avais fini la soirée, de retour a casa après avoir vu le remarquable Back Home de Joachim von Trier, en lisant Sable mouvant de Henning Mankell, récit amorcé au lendemain du jour où il a appris qu'il était condamné (cancer déjà généralisé) et qui constitue une chronique au passé-présent zigazaguant entre nos souvenirs de 30.000 ans en arrière et la dernière trace de notre espèce (dans 100.000 ans pour ce qui concerne les déchets nucléaires), situant la prochaine glaciation (en Suède et environs) dans quelque chose comme 5000 ans.

    Unknown-3.jpegJe reviendrai sur ce livre magnifiquement vivant, d'un type généreux et profond par son réalisme même.

    Le rêve angoissant de Mankell est celui d'être pris dans les sables mouvants et le mien, revécu la nuit dernière, est de me trouver coincé dans un boyau souterrain - cauchemar classique du nouveau-né, dit-on dans les colloques psychanalytiques australiens.

    Or dans ce dernier rêve je venais de quitter Jean Ziegler dans notre voiture de fonction du Conseil mondial des Droits de l'Homme et de l'Eau, et je m'enfonçais dans une grotte à l'entrée accueillante (une porte à voussure ogivale) avec une petite fille de cinq ans sur le dos, Alexia de son prénom.

    Ensuite la grotte se rétrécissait jusqu'à n'offrir qu'une issue de la taille d'une tête d'Homo Sapiens, donc nous allions devoir reculer - pensée toujours stressante à l'idée que de l'autre côté aussi cela se puisse se refermer.

    Au sortir soulageant de la grotte, divers fumeurs de cigarettes se moquaient de mon peu de succès dans les souterrains. J'en défiais alors un en lui lançant (écho de ma lecture de Mankell) que parfois il faut avoir le courage de sa peur.

    Et ce fut la fin du rêve que je racontais aussitôt à Lady L. toujours intéressée par mes rapports d'activité onirique, souvent intense et pleine de choses cachées depuis le début du monde...

  • Ecce Homo


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    Que dirait le Christ surgissant, aujourd'hui, dans le Big Bazar préludant à sa naissance, fêtée aujourd'hui comme une opération commerciale entre tant d'autres  ? Qui pourrait le dire, pontife  ou mendiant, mécréant ou fidèle de quelque confession que ce soit ? Voici ce que je me demande depuis tant d'années à vitupèrer les temples de la Consommation, n'oubliant rien des humbles Noëls de notre enfance. Et voilà ce qu'en quelques pauvres mots je confesse de mon Christ à moi... 

    Mon Christ à moi est au milieu de nous jusqu’à la fin du monde. Ce matin il se trouvait peut-être à genoux au milieu d’un trottoir lausannois, sous les traits d'une mendiante au regard plein de ressentiment, à ce qu'il m'a semblé, qui m'a fait la maudire et me détourner - et je me le reproche encore à l'instant.
    Ce Christ-là avait les mêmes longs cheveux sales que celui qui s’est jeté du pont aux suicidés, en plein Lausanne, il y a trente ans de ça, et dont la vision de la tête ensanglantée, dépassant de la couverture jetée sur son cadavre, me restera toujours présente comme l'icône de la désespérance.
    Un autre Christ m’est apparu une autre nuit, à Paris, quand les nautoniers de la Seine ont relevé, des eaux huileuses, ce corps qui s’est défait de ses derniers vêtements au moment où il est apparu dans la lumière lunaire, blanc comme l’ivoire d'une autre vie.
    Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, et pendant ce temps il ne faut pas dormir, disait à peu près Pascal le croyant, et après lui Chestov mon frère l'hésitant.
    Je l’ai vu en agonie au service des soins intensifs d’une division de pédiatrie, crucifié dans le corps d’une petite fille dont les tortures furent exacerbées par l’incurie des supposés patrons, mais soignée tous les jours par des anges soignants. Mon Christ à moi est cette petite fille, mon église vivante est celle des compatissants qui se sont agenouillés autour de sa tombe, et tout le reste n’est qu’un bal de vampires.
    Mon Christ est cette petite fille martyre à laquelle je pense en me levant dans la splendeur de chaque matin du monde, présente lorsque je ferme les yeux face à la mer ou lorsque des amants s'étreignent. Mon Christ est ce pauvre sourire au milieu des milliers de visages défilant aux murs des couloirs d’Auschwitz. Faute de croire en la divinité du Christ, je pense que le Christ est notre humanité en devenir, notre salut avant la mort, non pas la force du « Christ des nations » mais la faiblesse du plus humilié et du plus offensé - notre nullité transmuée en aura.


    Ecce Homo. JLK. Gouache, 1997.

  • Ceux qui se gênent

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    Celui qui a toujours l’air de s’excuser d’être là / Celle que résument sa jupe plissée et sa blouse ton sur ton / Ceux qui ne veulent pas déranger mais insistent à leur façon / Celui qui craint les timides en sa qualité d’officier du renseignement par ailleurs rompu aux ruses des faux modestes / Celle qui n’a jamais supporté l’imbécillité vulgaire d’un Patrick Sébastien sans le proclamer trop haut au bureau vu qu’elle n’a qu’un diplôme de sténo-dactylo / Ceux qui ont toujours trouvé que le sans-gêne des gens de télévision reflétait en somme la muflerie ambiante / Celui qu’amusent de moins en moins la stupidité et la vulgarité de la meute / Celle qui craint les hyènes médiatiques se précipitant sur elle chaque fois qu’elle change de rouge à lèvres / Ceux qui à l’instar de Chief Brenda Johnson fuient les estrades / Celui qui se sachant dépositaire d’un secret tâche d’en assurer la protection / Celle qui se cache pour souffrir / Ceux qui attentent à la pudeur de la lectrice et du lecteur de façon trop ostentatoire pour être remarquée en zone de muflerie généralisée / Celui qui est d’un pessimisme noir à son éveil avant que ses fenêtres ne hissent les couleurs / Celle qui apprécie le coucher de soleil sur les docks sans en fait pour autant un poème sur Facebook / Ceux qui dans la Vita Nova du jeune Dante ont appris ce qu’était le Dolce stil nuovo auquel ils n’adhèrent pas entièrement vu son tour un peu désincarné par les temps qui courent / Celle qui s’est toujours tenue à distance des jacteurs et des cafteuses qui lui en veulent pour cela même et jactent donc à son propos et caftent à l’avenant / Ceux qui arborent des chapeaux en sorte de rappeler à tout un chacun (et chacune) qu’ils sont écrivains / Celui qui rappelle à ses clients qu’il est d’abord écrivain mais c’est bien le chauffeur de taxi qui les conduit à l’aéroport / Celle qui déballe tout à la commissaire qui lui a ordonné d’accoucher / Ceux qu’une certaine réserve retient de montrer leur derrière sur les sites concernés / Celui que la chiennerie généralisée de la meute a conforté dans la discrétion de sa vie de chat / Celle qui est toujours restée décente comme le lui a enseigné sa mère militaire au doigt sur la couture / Ceux qui aiment bien revoir les Portraits de femme au travail d’Alain Cavalier dont l’aristocratie naturelle console de la vulgarité et de la stupidité gagnant tous les étages de la société / Ceux qui ont pressenti par intuition et ont vérifié par expérience que la quête effrénée du quart d’heure de célébrité ne relevait pas tant du besoin d’exister que de celui d’écraser / Celui qui prie à sa façon sans que le Seigneur ne lui en tienne rigueur vu qu’ils ont bon cœur tous les deux / Celle qui supplie le Bon Dieu de la rendre meilleure et de fait cela se remarque au bureau sauf les jours de congé / Ceux qui ne se gênent pas de se dire qu’ils s’aiment et d’ailleurs ça ne gêne personne tant qu’ils restent entre eux, etc.

    Peinture: Max à la poule, d'Albert Anker.

  • La forêt de Bellouve

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    Ce n’est pas un rêve mais la réalité même. Cela mérite d’être souligné d’emblée dans le temps d’inattention où nous vivons. Il va de soi que ceux qui en retrouvent le chemin ne sont pas forcément les plus instruits ou les mieux nantis, mais les plus assoiffés de retrouver la sensation première que dispense naturellement l’eau du gour de Bellouve.

    Vous vous trouvez dans la forêt de Bellouve. Vous ne savez comment cela s’est fait, mais vous buvez de cette eau et pour la première fois vous vous apercevez que vous êtes nu.

    En vous penchant sur le miroir liquide c’est cependant plus que votre corps que vous apercevez: c’est le corps du monde et la forêt s’ouvre alors à vous.

    Tout ce qu’ensuite vous vivez dans la forêt de Bellouve advient comme à jamais, et chaque lieu en gardera la trace et en vous.

    Image: Philip Seelen