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Livre - Page 75

  • Coups de dés et frontières

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    Lettres par-dessus les murs (30) 

     

    Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...

    Caro JLs,

    Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête. Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.

    littérature,poésie,voyage
    Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.

    littérature,poésie,voyage
    Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
    Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

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    A L’Atelier, Vevey, ce 9 mai, matin.

     Cher Pascal,

    Tu me parles de la lune, et je te réponds : griffon. Tu quittes la Palestine pour quelque temps, pendant que je reclasse mes bibliothèques entre la montagne et le lac, sans le moindre checkpoint pour me retarder. Le rappeur Mohammed, à Gaza, raconte qu’il met en moyenne cinq heures pour faire 15 kilomètres, parfois toute une journée. Quant à moi, je vais passer ma journée à remettre tout mes Gallimard de la Blanche, à peu près 900 titres, par ordre alphabétique. Ce sera tout ça de gagné pour retrouver celui que je cherche. On perd son temps à le gagner : c’est un peu ça aussi la poésie de vivre, n’est-ce pas ?  En tout cas je fais ça sous le regard du griffon de fer-blanc que j’aperçois de ma fenêtre sur cour, dans mon nouvel atelier secret.

    780920579.jpgCelui-ci, que j’ai déniché pour 300 francs par mois dans la vieille ville de Vevey, à cinquante mètres d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, et qui se réduit à une chambre donnant sur une cour à ciel ouvert, précédée d’une piécette d’entrée pavée de brique rouge  sang de bœuf pourvue d’un évier de pierre à robinet d’eau froide, ce lieu absolument serein à la douce lumière sera ma thébaïde. J’y installe 7000 livres et mon chevalet, rien d’autre, si : un fauteuil à bascule pour lire. Autant dire le monde au cœur du monde, mais loin des rumeurs du monde, et d’autant plus que le réseau Swisscom est coupé net à la porte de la vieille maison dont le parterre est occupé par l’atelier d’un encadreur-doreur, gardé par le chien Pierrot à foulard libertaire, secondé par le chat Cybercat. Tout un autre monde déjà, que je te raconterai en alternance avec ton Amman et ton Bangladesh.

    633025382.gifDans le jeu des coïncidences, figure-toi qu’une grande et belle édition récente d’Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, paru à la Table Ronde l’an dernier, se trouve déposée depuis hier sur le manteau de la cheminée désaffectée de l’Atelier. Plus précisément, il s’agit du recueil des premières et deuxièmes épreuves avec les corrections manuscrites de Mallarmé, complété par un commentaire détaillé de Françoise  Morel, la propriétaire de l’ouvrage. L’objet contient, entre autres, le poème en l'état de sa parution dans la revue Cosmopolis du 4 mai 1897 et un texte repris en préface à la première édition en volume. Françoise Morel précise : «Les observations qui suivent n'ont pour objet que l'évocation de possibles, multiples et variables interprétations symboliques. On ne trouvera donc pas une clé ou des clés, mais de nombreux chemins, parfois de traverse, des carrefours, peut-être avant tout une rencontre, une ouverture, un horizon. Et qui mieux que Mallarmé pouvait nous conduire… »  Je ne sais si Mallarmé, auquel je suis attaché surtout par ses géniales Divagations, te conduira, mais vos anges gardiens ont fait leur job jusque-là, et la corporation ignore les frontières à ce que je sache…  

     

  • De la musique et des moeurs

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    Lettres par-dessus les murs (29)

     Ramallah, ce 3 mai 2008, tard.


    Cher JLs,

    Tu m'écris qu'il ne « faut jamais aller à Vienne il y a treize ans de ça ». Merci du conseil mais c'est trop tard, j'y suis passé plusieurs fois, il y a treize ans de ça, pour aller à Bratislava, je n'ai pas rencontré Hitler mais je n'ai pas aimé, ni l'Autriche vue du train, ni les rues de Vienne. Sans raison valable, je ne connais pas, je n'aime pas, mais j'aime bien ne pas aimer, parfois, on a tous droit à quelques préjugés, à quelques exaspérations gratuites (j'aime bien Thomas Bernhard par contre). Et puis franchement leur accent, leur café Meinl et tout le reste, hein, bon il y a les Schnitzel quand même, il faut leur laisser les Schnitzel, s'ils n'avaient pas les Schnitzel Vienne serait déserte.
    Je reviens d'un concert, dans la petite salle du conservatoire Edward Saïd de Ramallah. Piano à 4 mains, Monsieur et Madame ont fait le tour du monde plusieurs fois, ça fait trente ans qu'ils jouent ensemble. On se demande comment ils tiennent, depuis trente ans assis sur l'étroit tabouret. J'avais la tête ailleurs, mais Debussy l'a ramenée à la musique, superbes Epigraphes antiques, et puis Monsieur le pianiste aussi m'a bien fait comprendre qu'on était ici et pas ailleurs, et que c'était du sérieux. Tu verrais sa tête, c'est le sosie de Bernard Blier dans ses plus mauvais jours, Bernard Blier quand il apprend que son voisin est deuxième violon, dans Buffet Froid, et qu'il menace de lui coller une balle dans le ventre pour tapage nocturne. Sauf que Monsieur n'est pas acteur, et qu'il ne faisait pas rire du tout, mais alors pas du tout, le zouave. Une petite fille du premier rang remuait un peu les jambes, qu'elle avait trop loin du sol, ça ne lui a pas plu à Blier, t'aurais dû voir comme il l'a assassinée, la pauvrette, après un Cortège burlesque d'Emmanuel Chabrier. Do no gigoter les jambes, it is very disturbing, avec un regard à tuer les mouches. La petite n'a pas dû apprécier vraiment la suite, concentrée qu'elle devait être à ne pas remuer les jambes, c'est leur faute aussi, jouer des danses hongroises et des cortèges burlesques, forcément on agite les jambes, le feu a pris au deuxième rang, on bouge les jambes au deuxième, au troisième, et voilà toute la salle qui bouge les jambes, à l'immense mécontentement de Blier, raide comme la mort, qui refusille la petite du regard, entre deux mouvements, puisque c'est elle qui a commencé. Madame essaye de rattraper la sauce avec un sourire d'artiste un peu sec, et puis les deux s'emmêlent les pédales, à la fin du concert, parce que ça ne marche pas comme ça marche d'habitude, à Paris ou a New York, d'habitude c'est réglé comme du papier à musique, mais ici à peine la dernière note jouée il y a toujours quelqu'un pour vous sauter dessus et vous offrir des fleurs illico, Madame ne sait pas quoi faire, elle avait prévu de saluer, comment faire avec les fleurs dans les mains, ah la la, qu'en faire, les poser sur le piano, oui, non, et puis il faut sortir, et se faire désirer et rerentrer et resaluer, même si c'est un peu déplacé dans une salle de cinquante personnes, et puis il faut s'occuper de Monsieur qui semble oublier tout le protocole, qui cause à présent du Steinway que Barenbaum a offert au Conservatoire, elle le tire par la main, ils font mine de partir pour toujours, ils reviennent au milieu des gens déjà debout, tout ça est assez cocasse, faut-il encore jouer quelque chose ou pas ? En se rasseyant sur l'étroit tabouret, Blier a finalement une espèce de plissement dans le coin des lèvres, qui doit être chez lui l'équivalent d'un sourire à s'en faire péter les zygomatiques. Sur la brochure je lis qu'il est Français, mais qu'à ses heures perdues il joue au Wiener Kammerensemble. Ceci explique sans doute cela. Indigestion de Mozartkugel.

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    A La Désirade, le 4 mai, très tôt.

    Cher Blaise,
    Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage. Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout. Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
    Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
    Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
    1206041215.jpgIl n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
    Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
    Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
    Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
    Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »

  • Attention vous êtes scannés !

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    Lettres par-dessus les murs (28)

    Ramallah, le 1er mai 2008, soir.

    Cher ami,
    J'ai adoré votre description de la petite utopie de Pierre Versins. Il y a là matière à roman, mais votre lettre contient tout entier ce passionnant décalage entre les nuées de l'anticipation et les aléas du réel. Ca m'a rappelé la secte du dernier Houellebecq.
    J'ai pu entrer à Gaza hier. Pure science-fiction là aussi, Versins aurait aimé. Pour s'y rendre on traverse d'abord le meilleur des mondes, autoroutes rectilignes, stations-service impeccables, gardées par des vigiles bien rasés, et la vendeuse me tend un nouveau billet de vingt shekels, on les fait en plastique maintenant.

    littérature,voyage,société

    Et puis le passage d'Erez, des guichets, des ordinateurs, de petits couloirs qui sentent la javel, des tourniquets en acier brossé. Des portes blindées, automatiques, qui ouvrent sur un passage grillagé, long et sinueux, et puis un couloir de béton, de hautes parois recouvertes de bâches trouées, qui débouche sur rien, soudain. Le no man's land, la zone tampon. Deux cents mètres de gravats, de terrain rasé, balayé par le vent. En suivant le chemin de terre, on sent, dans nos dos, le regard des miradors. Devant, quelques taxis, quelques silhouettes, la petite ambulance au pare-brise étoilé, qui nous attend. Nous sommes de l'autre côté.

    littérature,voyage,société


    Ici c'est Mad Max : immeubles délabrés, carcasses de maisons, bennes à ordures renversées. Charrettes tirées par des mulets, entre les nids-de-poule, quelques voitures, qui marchent à l'huile végétale – on raconte que ça sent la friture, dans l'habitacle. C'est l'heure de la sortie des classes, de joyeux groupes d'écolières remontent les avenues sinistrées, en approchant de Gaza City le béton reprend ses droits, et la vie aussi, mais nul embouteillage pour ralentir notre ambulance. Elle se rend à sa réunion, il y a beaucoup à faire, les cliniques manquent de tout. Lui fera quelques rencontres, au centre culturel français. J'ai la vague idée d'un atelier d'écriture, ça semble juste, en discutant avec Abed, un étudiant, qui en a tellement gros sur la patate qu'il ne sait pas comment le dire, parce que les mots sont en deçà de ce qu'il ressent. J'espère pouvoir revenir, commencer par dire que les mots sont toujours en deçà de ce qu'on ressent, mais qu'on n'a pas encore trouvé mieux pour raconter les histoires. Celles d'Abed pourraient avoir lieu n'importe où : un oncle décédé avant-hier, et cet amour malheureux qu'il traîne depuis cinq ans, parce que son père ne veut pas entendre parler d'amour, quand c'est la guerre. Son histoire m'a touché plus que tout le reste, mais aujourd'hui j'ai du mal à trouver les mots, moi aussi, je vous en parlerai une autre fois. Ensuite on nous invite à manger du poisson, frit plutôt que grillé, parce que ça consomme moins de gaz et qu'on n'en trouve plus ici. Au moins il y a encore de l'électricité, grâce à Dieu, nous dit le taxi qui nous ramène à Erez. En s'approchant du no man's land, il nous montre des chars, mal dissimulés derrière les dunes.

    littérature,voyage,société
    Et on repasse dans l'autre monde. Les parois de béton, le dédale grillagé, les portes blindées, qui ne s'ouvrent pas. On fixe les caméras muettes. Dix minutes plus tard une porte coulisse en silence. On entre dans le monde des machines, c'est Matrix à présent. Ou Bienvenue à Gattaca. Vaste hall stérile. Rangées de tourniquets, surmontés d'une lumière rouge. L'un passe au vert. Il y a un être humain, de l'autre côté, enfin presque : un Palestinien revêtu d'un blouson fluorescent, qui nous dit de mettre nos affaires dans les bacs en plastique. Sacs, vestes, ceintures, téléphones, clés USB. Nouveaux tourniquets métalliques. Scanners individuels, comme des sas de décompression. Bruits métalliques, sifflements électriques. Ordres anonymes, grésillements de haut-parleurs. Nouveaux sas individuels, aux parois de verre, lumière rouge, wait, lumière verte, go. Le tapis roulant nous délivre nos affaires. Nouveau tourniquet. Rouge. Vert. Encore un hall, et puis les guichets, enfin, avec des humaines à l'intérieur, enfin presque : deux Russes blondes comme les blés, et le tampon de sortie.
    Je suis soulagé de n'avoir eu affaire qu'aux machines. L'image vous montre comment on nous a vu, sur les écrans. On nous a raconté des déshabillages autrement humiliants, complètement inutiles, des filles toujours, dans des pièces closes. Nudité intégrale. Levez la jambe, tournez, levez l'autre jambe. Ce n'était pas des machines qui regardaient.

    808618862.jpgA La Désirade, le 1er mai, soir.

    Cher Pascal,

    J’allais basculer, ce soir, « au cœur d’une inextricable toile de violence, de corruption et de chantage - car à Gaza-la-maudite, se fier aux apparences revient toujours à jouer avec la mort », lorsque ta lettre m’est arrivée.

    Du coup, j’ai remis ma lecture d’Une tombe à Gaza à plus tard. Pour être plus exact, je dois dire que j’hésitais à me plonger dans un polar décrivant le chaos de Gaza sous la plume d’un journaliste israélien, même si ce Matt Rees n’est pas un agent d’influence (ce dont je ne suis pas sûr du tout). Ensuite, et surtout, je me suis fait ce matin un plan de finition de mon livre en route et j’ai résolu, jusqu’au 30 juin, de ne pas me laisser contaminer par la folie du monde. T’as compris, le monde : jusqu’au 30 juin, t’arrêtes de faire le fou. Que mon ami Pascal me parle de Gaza, passe encore. Mais à part ça, le monde, tu me lâches les baskettes…
    littérature,voyage,sociétéDonc, dans l’immédiat, je vais plutôt revenir en Autriche. Tu me vois venir avec cette autre folie ? Alors tiens-toi bien : moi aussi je la voyais venir, l’histoire de l’attentionné pépère. J’en ai senti l’odeur abjecte dès mon arrivée à la Pension Mozart, il y a treize ans de ça.

    Treize ans Pascal : tu notes. Faut jamais aller à Vienne il y a treize ans de ça : ça peut mal tourner. Donc j’étais annoncé à la Pension Mozart et forcément, moi l’amateur de clichés, quoique honnissant l’opérette viennoise, je m’imaginais débarquant dans une maison toute blanche dehors et bien intimement romantique à l’intérieure, immédiatement accueilli par une accorte Fräulein en dirndl et son père le typique aubergiste viennois chantonnant quelque Hopli-Hopla par manière de bienvenue.

    littérature,voyage,sociétéEh bien tu oublies, ami Pascal : car ce fut par un dément que je fus reçu, furieux de mon retard (une heure en effet, dont je n’étais aucunement responsable, après un effroyable trajet en train rouillé, de l’aéroport en ville, interrompu par au moins treize accidents de personnes et de vétilleux contrôles de billets. Or au lieu de compatir et de m’offrir une part de la classique Sacher Torte, le Cerbère m’annonça qu’il m’avait d’ores et déjà puni en me reléguant dans la chambre de derrière, dépourvue de la table que j’avais posée comme condition de mon séjour, mesquine et sombre, avec une douche de fortune installée dans la pièce même, évoquant une cabine de téléphone de station balnéaire à l'abandon. Qu’en aurait pensé Amadeus ? Tu sais que cet ange était capable de colères vives. Moi aussi, surtout en fin de matinée autrichienne, quand on me fait chier. Donc j’envoyai paître cet imbécile et m’en fus avec mes treize valises, ne sachant où me réfugier. Treize heures plus tard à marcher sous la neige, j’échouai dans un hôtel du centre historique de la ville dont le concierge, après m’avoir signifié que je le dérangeais, me désigna une chambre certes pourvue d’un escabeau en forme de table, mais donnant sur une cour. De guerre lasse, je m’y posai, attendant d’autres désastres. Il y en eut tous les jours durant le mois sabbatique que je passai en ces murs d’une sournoise joliesse extérieure, jusqu’à ma rencontre d’Hitler.

    littérature,voyage,société
    Après trois semaines de contrition dans l’hôtel que je t’ai dit, l’amie d’une amie me proposa d’emménager dans un bel appartement Art Nouveau où je garderais ses treize chats pendant qu’elle séjournerait en Tasmanie. Ces chats, moi qui les aime, me parurent autant de chiens de l’enfer, mais Hitler m’attendait.
    Tous les jours à 13 heures, dont tu sais que c’est à Vienne l’heure exquise d’après déjeuner où Thomas Bernhard finit de lire ses journaux, tandis que je savourais mon café turc après m’être infligé une page de traduction de la joyeuse Elfriede Jelinek, Hitler sortait de l’appartement d’en dessous en vociférant un de ses discours. Cet affreux type dont je n’ai jamais vu le visage, littéralement terrifié que j’étais, sortait de son antre en hurlant, descendait les quatre étages de l’escalier typiquement viennois, ouvrait la majestueuse porte d’entrée, clamait une dernière malédiction puis remontait tout silencieux soudain d’un pas lourd et lent.
    Que faisait Hitler le reste du temps ? Avec qui vivait-il dans son bunker ? Avec ses treize enfants-hamsters nés d’une pure Aryenne séquestrée ? Avec quelque unijambiste à tête de coléoptère stalinien ? D’où lui venait cette colère de chaque jour ? N’était-ce pas simplement un écrivain autrichien de plus ?

    littérature,voyage,société

    Un jour je me rappelai la remarque que m’avais faite, au Café Kropf de Zurich, le jovial Hugo Loetscher, à propos de Thomas Bernhard : « Jawohl, c’est un vormidable écrivain, mais tout de même, cet homme qui tous les matins se retrouve devant son miroir et se dit : maintenant, je dois être en colère ! N’est-ce pas du cinéma ?"
    Aber nein, Herr Loetscher, pas à Vienne : à Vienne le cinéma fantastique s’est fait réalité, à Vienne les écrivains ne peuvent que vitupérer: à Vienne règne, sous les treilles et les volutes, les dorures et les stucs de sucre bleu et de chocolat blanc,  un climat de démence ordinaire tel que je n’en ai jamais perçu nulle part. On entre à Vienne sans se faire scanner, mais à Vienne-la-maudite, se fier aux apparences revient toujours à jouer avec la mort ...
    A part ça, Pascal, prenez garde à vous...

     

  • L'Ennemi

     

     

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    Le mal couve en douceur :

    c’est un regard trop doux

    qui très doucement voue

    l’innocence aux douleurs.

     

    Il singe en souriant :

    en sournois ingénu,

    c’est le démon confus

    au sourire obsédant.

     

    Il dit aimer le monde,

    et le monde est séduit,

    mais le monde entend-il

    ricaner cet immonde ?

     

    (22 mars 1989)

  • Valéry

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    Ta raison délétère,

    Teste enivré d’esprit,

    irradie et te brûle

    les ailes au froid profond

    de tant d’années-lumière.

     

    (17 février 1989)

     

  • Réminiscence

     

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    À chaque retour du printemps

    il y avait, invisible,

    l’Italien à l’accordéon.

    Dans la soirée il s’installait

    De l’autre côté des jardins.

    Aux fenêtres grand ouvertes,

    les gens du quartier s’accoudaient,

    et c’était comme un chant surgi

    d’un autre temps d’avant le temps.

      

    (13 décembre 1987)

  • Pour un monde parfait

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    Lettres par-dessus les murs (27) 

    Ramallah, mercredi 29 juin 2008.

    Cher JLK,

    La petite famille dont nous parlions hier prenait le petit-déjeuner sous la vigne, quand l'obus est tombé. Ils ont montré les images du lieu à la télé, chaises renversées, assiettes, sous le soleil qui trouait la vigne, et le père en pleurs. Cette fois-ci on n'a pas eu d'images "live", contrairement à celles qui montrent le petit Mohammed mourant dans les bras de son père, en octobre 2000 - hier les journalistes palestiniens sont arrivés trop tard, et les étrangers n'y étaient pas, le terminal étant fermé. Ehud Barak n'a pas eu un mot pour les victimes, c'est un homme fort, il continuera à lutter contre les terroristes. Pendant ce temps, il y a un jeune Israélien qui croupit dans une cave de Gaza, depuis juin 2006, et les obus ne me semblent pas le meilleur moyen de l'en sortir. Je ne peux pas imaginer l'état de son père, qui attend. Ni son état à lui. Il n'y a pas besoin de rester enfermé vingt-quatre ans dans une cave pour perdre la boule, comme cette Autrichienne qui a fait la une des journaux hier, séquestrée, elle, par son propre papa.
    Ces tragédies dont vous parlez, en Suisse, en Europe, relèvent d'une autre monstruosité, plus profonde peut-être, plus dérangeante en tout cas. Ici au moins il y a une cause, de part et d'autre, des peuples qui se battent au nom d'une terre, ça ressemble presque à une bagarre d'écoliers pour des billes, si elle ne se faisait à coups de mortier, s'il elle ne coûtait pas autant de vies, si elle ne durait pas depuis si longtemps. Et il y aurait beaucoup à dire sur la participation d'un gouvernement démocratique à cette horreur-là, quand la monstruosité se cache derrière un papier qu'on signe, un vote au parlement, le patriotisme des mille soldats de la Grande Muette.
    Tout ça donne bien envie de se retirer dans un chalet « loin des méchants », et je comprends bien votre plouc de voisin. Avec quelques amis d'ici, nous avions imaginé ce genre de retraite. On se barre, on colonise une île du Pacifique, on habite entre nous, on en fait un monde parfait. Sauf que s'il est parfait qu'y ferez-vous, vous qui travaillez dans l'humanitaire ? C'est vrai, alors disons qu'on garderait un peu de la population indigène, qui connaîtrait de graves soucis d'hygiène et de pauvreté, et qu'on s'en occuperait, on leur inculquerait les principes de la démocratie. Mais ils auraient le droit de vote ? S'ils ont le droit de vote ils pourraient finir par prendre le pouvoir, c'est gênant. Non, pas le droit de vote.
    2006118846.jpgNous avons eu plusieurs fois cette discussion-là, parfois sérieusement aussi, et à chaque fois notre utopie se cassait la gueule, notre île implosait. On est tombé d'accord : il est agréable de rêver à des mondes tranquilles, immuables, mais ça ne marche pas. C'est là le gros problème d'Israël, cette volonté de vivre dans un monde qui serait parfait, qui serait clos, avec une population choisie. Ca peut sembler légitime, au départ il s'agit seulement de se tenir « loin des méchants ». Désir de contrôle, comme vous dites, qu'on porte tous au fond de soi, mais qui par essence ne connaît pas de limites, et qui finit par provoquer le pire. Je revois les images de ce sous-sol, que le père incestueux avait aménagé pour sa fille, une petite salle de bains, un lit, tout ce qu'il fallait. Dans sa tête à lui, c'était parfait aussi.



    1529803370.jpgA La Désirade, ce mardi 29 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Ce monde parfait que vous évoquez, j’y ai vécu quelques mois l’année de mes vingt-cinq ans, entre l’Utopiste par excellence, la maîtresse de l’Utopiste et l’enfant de la maîtresse de l’Utopiste. Celui-ci, Pierre Versins de son nom de plume, Chamson de son vrai nom (cousin du romancier, je crois), était en train d’achever l’ouvrage de sa vie, à savoir l’  Enyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science fiction, et j’avais été appelé à ses côtés pour lui servir de secrétaire. Il habitait alors une ancienne ferme sur une sorte d’arête en belle courbe surplombant les champs et le lac de Neuchâtel, juste en dessus du village de Rovray ; mais de cela il ne voyait rien, tout à son Utopie. Il se disait anarchiste mais me faisait des scènes si je ne disposais pas la gomme à la place de la gomme ou le pot de gomme arabique à la place du pot de gomme arabique. Il se disait anarchiste, hostile à toute autorité mais il obéissait à sa montre comme un petit automate. A 16h.46 il interrompait ainsi notre travail, gagnait le bureau de poste en 4 minutes et en revenait à 17h.14. Son organisation était prodigieuse : il avait, au milieu de son extraordinaire bibliothèque (60.000 volumes), un grand classeur dont il extrayait les fiches au moyen de longues aiguilles. Il me dictait chaque article d’une traite après avoir consulté ses notes. Lorsqu’il s’agissait de livres très littéraires, il me laissait le soin de composer l’article. Ceux qui trouvent à redire à l’article consacré à Stanislaw Ignacy Witkiewicz n’ont pas à en vouloir à Pierre Versins puisque c’est moi qui ai sévi
    176725677.JPGCréchant alors tout seul dans une petite maison de poète de l’arrière-pays, je me pointais tous les matins à sept heures et, tout en buvant notre première cafetière, nous reprenions la conversation de la veille exactement où elle s’était interrompue la veille. Pierre ne me parlait jamais de la couleur du ciel ou de la nature environnante, le temps n’existait pas plus que le monde environnant ou sa vie personnelle, qui était un chaos. Son maître était Pierre Larousse, c’était un rationaliste aussi absolu qu’était irrationnel le comportement de sa jeune maîtresse, alcoolique au dernier degré, planquant ses bouteilles un peu partout et que j’ai vu lui courir après toute nue en brandissant un couteau de boucher.
    J’aime beaucoup ces souvenirs : j’ai pas mal aimé ce petit homme et sa compagne, j’ai bien aimé aussi le petit garçon qui avait l’interdiction de toucher aux jouets de la collection de l’Utopiste, je conserve de tendres souvenirs de ce séjour où je lus, notamment, Sa majesté des mouches de William Golding, qui décrit un peu ce que tu évoques : sur une île, la constitution d’un Etat idéal d’enfants naufragés qui tourne à la dictature.
    2030280773.jpgL’Utopiste ne voyait pas le monde, ni n’avait le moindre sens de la psychologie humaine. Encore très jeune, il avait été capturé dans un maquis de la Résistance et déporté à Auschwitz, dont il conservait le numéro d’immatriculation bleu-rose au poignet. Il aimait expliquer que son vrai nom lui avait valu d’échapper à la mort. Quand on le tatoua, l’aiguille utilisée était encore à peu près propre, alors que les prisonniers aux noms commençant par les lettres PQR et suivantes succombèrent tous aux infections multipliées. Se fût-il appelé Versins qu’il y restait.
    De l’irréalité ( !) du camp, il passa à l’irréalité du sanatorium, puis à l’irréalité de la science fiction ou plus exactement, comme il disait : de la conjecture rationnelle. Toute imagination non cadrée par la science positive ou la Raison, toute magie, toute mystique, toute poésie lui étaient suspectes. C’est chez lui cependant que je découvris Lovecraft et Philip K. Dick, auquel il a consacré un article plutôt faible. Voltairien d’esprit, mais d’un style moyen, il dut à la vente d’une édition originale de Candide, si j’ai bonne mémoire, l’acquisition de sa maison, qu’il revendit plus tard en se défaisant de son trésor, devenu celui de la Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains.
    Ce que je voulais dire à ce propos se résume en ceci : que c’est en observant l’Utopiste dans sa vie que j’ai compris à quel point l’Utopie avait besoin du chaos pour se développer, et à quel point son ordre illusoire reconduisait au chaos. Enfin je parle ici de l’utopie figée en schémas idéologiques, dont on sait les usages totalitaires.
    La poésie en revanche sauve l’Utopie de ce froid. Mais la poésie ne peut pas se cantonner dans l’Utopie, dont les formalisations vont contre la multiplicité de la réalité réelle. Comme écrivain de fiction, Pierre Versins n’a rien donné de convaincant, alors que c’est de cela qu’il rêvait. Il écrivit la plus courte nouvelle de l’histoire de la science fiction (« Il venait de Céphée, il s’appelait Dupont », mais cela restait en effet bien court. C’était un érudit, un collectionneur, un classeur vivant à longues tiges. À la fin de la soirée où nous avons fêté la sortie de l’Encyclopédie, je me le rappelle, tout petit avec son bonnet pointu de nain, s’en allant tout seul dans la rue avec son énorme livre sous le bras…
    La fin de sa vie, Pierre Versins l’a passée sur terre, mais c’est une autre histoire qui ne relève en rien de l’Utopie. Je ne sais d’ailleurs s’il faut s’en réjouir. Quant à moi, qui me méfie autant de la perfection que des systèmes coupés de la vie, je suis toujours aussi porté à ranger la gomme dans le frigo et le pot de gomme arabique dans le four à micro-ondes…

  • La guerre, et en nous...

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    Lettres par-dessus les murs (26)

    Ramallah le 28 avril, soir.


    Cher JLK,

    Nous sommes partis à Gaza ce matin… une première pour moi, j'imagine les rues silencieuses, faute d'essence, les palmiers, le bord de la mer, mais une adolescente est morte hier sous les balles d'une incursion, j'ai mal dormi, je me réveille à l'aube et de sale humeur et ma douce, qui a déjà fait le voyage, me dit qu'elle privilégie les chaussures fermées plutôt que les sandales, tiens donc, il ne fait pas chaud et moite, en bord de mer ? si, mais au cas où, comment dire, pour une raison ou pour une autre, il fallait se mettre à courir, tu vois… On va cueillir Anja, notre amie journaliste, on se paume plusieurs fois dans les vertes vallées d'Israël, on ronchonne et on peste, on passe par Sderot sans le vouloir, et puis apparaît enfin le petit dirigeable blanc, immobile au-dessus du passage d'Erez, une espèce de ballon censé abriter des caméras de surveillance, tout à fait charmant. 864999355.jpgLe terminal d'Erez ressemble à un petit aéroport, vu de l'extérieur, avec son parking et ses grandes baies vitrées, c'est là-dedans qu'ont lieu les fouilles les plus poussées de la région, et sans doute du monde, trente-six détecteurs de métaux, de poudre, d'explosifs, des questions et des déshabillages. Et c'est aussi le seul point de passage pour Gaza, mais manque de pot, il est fermé.
    Les portables crépitent, ma douce connaît tout le monde et Anja aussi, et Rana encore plus, que nous rencontrons sur le parking presque désert. Quatre mômes tués ce matin, et leur mère, à Beit Hanun, juste derrière Erez, juste derrière ce beau petit aéroport. Mais l'« opération » de Tsahal est sur le point de s'achever, nous dit un diplomate de l'Union Européenne qui attend là aussi. Je déteste ce jargon militaire, que même les Palestiniens utilisent : ce n'est pas une « opération », c'est une attaque, une incursion. On attend, nos fesses sur le bitume, Anja me cite d'autres euphémismes militaires qu'elle a entendu ici, lors de ses entretiens avec l'armée, par exemple « les soldats de la deuxième ligne se mettent en place quand la ligne de front est worn out », usée, et j'imagine ce que signifie l'usure de la ligne de front quand retentit un bruit métallique et étouffé, et Anja me dit que c'est l'obus qu'on tire depuis un char, elle a passé des mois à Gaza pendant les pires moments, on entend d'abord ce bruit-là, m'explique-t-elle, et puis on compte jusqu'à sept, parfois huit, et si on entend la chute de l'obus, c'est qu'on est encore en vie. Je suis de fort bonne humeur à présent, d'excellente humeur, il souffle un petit vent frais, on recause avec le diplomate, apparemment non, l' « opération » n'est pas encore finie, tiens donc, tant pis, il attendra l'ouverture du passage et puis il passera la nuit à Gaza, c'est embêtant parce que son avion pour Bruxelles part demain soir, mais tant pis, il a un boulot à faire, n'est-ce pas, et puis une sirène retentit, et ma douce nous explique qu'il s'agit d'une alerte : une roquette Qassam a été lancée, qui viendra s'écraser quelque part, et peut-être sur nos têtes si on ne se met pas à l'abri tout de suite, aah bon, on se jette sous un toit en tôle ondulée, superbe protection et BANG tombe le Qassam, derrière le terminal ou sur son toit, on ne sait pas. Quand on ressort au soleil, le diplomate n'est plus là, et sa belle voiture non plus, et moi je me dis que j'ai un roman à mettre en page, d'autres choses à faire, qui réclament également mon attention, la vaisselle à la maison, les plantes à arroser, mais Anja et Rana et ma douce veulent attendre encore, que ce maudit passage ouvre, alors on attend encore, je me dis que je comprends Freud, quand il ne comprend pas les femmes. Dans nos sacs fond doucement le chocolat que nous avons apporté pour les gamins, il y a des clopes aussi, qui coûtent une fortune de l'autre côté, et puis de l'alcool, qui doit s'être déjà évaporé maintenant.

    voyage,politique,palestine,suisseC'est alors, ou un peu plus tard, que sort le convoi. Et l'image coupe net notre conversation, comme si le convoi nous avait roulé sur les pieds. Une jeep militaire qui précède un camion militaire, genre bétaillère. A l'arrière ballotte une trentaine d'hommes, les yeux bandés. La pêche du jour. On les conduit sans doute à la prison d'Ashkelon... Anja a le temps et le courage de prendre une photo, regardez bien, à l'arrière-plan, on voit la 4ème Convention de Genève qui part en fumée.
    Je ne verrai pas Gaza aujourd'hui, et je ne suis pas sûr de le regretter, vu ce que j'ai vu en restant au bord… j'ai fait la vaisselle et arrosé les plantes, à l'heure où je vous écris Erez est toujours fermé, et l'« opération » se poursuit sans doute. Sur le chemin du retour, Rana nous parle de son stage à Genève, elle a adoré Genève, c'est vraiment paisible, et elle dit ça sans aucune arrière-pensée. Moi j'ai hâte de venir vous voir, et je serai ravi de jouer du marteau et de la perceuse à la Désirade, mélanger du béton, je sais faire, je vous refais toute la toiture aussi...
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    A La Désirade, ce 28 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Votre amie rêve de Genève, où je n’irai pas ces jours vu mon état de béquillard, et d’ailleurs cette Suisse paisible qui lui a tant plu, pour des raisons sûrement légitimes, me déprime autant que la Suisse idéalisée dont les clichés sont toujours répandus. On l’a vue l’autre jour dans un reportage télévisé de la 3 consacré aux splendeurs lémaniques, de palaces en vues imprenables : j’étais tellement écoeuré par cet étalage de luxe et de beauté factice que je me suis replongé dans un film bien noir en songeant à tous ceux qui, dans ce pays, en bavent autant qu’ailleurs.
    Je ne vais pas comparer, cela va sans dire, notre situation privilégiée, matériellement au moins, avec celle que vous évoquez à l’approche de Gaza, mais ce que vous en dites est tellement plus vivant que ce reportage léché de l’autre soir, donnant à conclure que la paix qui y règne n'est que celle des cimetières…
    Les détails de votre virée m’ont rappelé cette séquence radiophonique atroce, au début de la seconde intifada, que j’avais immédiatement transcrite par écrit, tant j’étais bouleversé. Le correspondant observait en direct un père et son petit garçon fuyant devant les soldats israéliens, et l’on entendit un premier coup de feu, qui toucha le père, et le fils se jeta sur lui, dans un mouvement décrit par le reporter, et l’on entendit une autre détonation sèche, puis plus rien.
    Plus rien : quatre mômes aujourd’hui ? On ne doit pas en faire un drame. En tout cas, je présume que leurs parents, sans parler de la pauvre mère (!) n’auront pas eu droit à une Cellule de Soutien Psychologique telle qu’on en met sur pied, chez nous, à la moindre péripétie. L’autre jour ainsi, un jeune déséquilibré lausannois s’est pointé en classe avec un flingue et des munitions en quantité suffisante pour liquider toute sa classe. Il n’en voulait à vrai dire qu’à lui-même, mais le malheureux a merdé sur toute la ligne. Quant à ses camarades, ils ont été pris en charge par la fameuse Cellule de Soutien Psychologique et tout est rentré dans l’ordre : le lendemain, on lisait des témoignages responsables de ces jeunes gens, qui estimaient globalement inapproprié qu’on réintégrât leur condisciple…

    voyage,politique,palestine,suisse
    Nous n’avons point de guerre à nos portes, mais c’est dans les têtes que ça disjoncte, et tout à coup c’est l’explosion, comme au Japon ou en d'autres pays surdéveloppés aux meilleurs taux de suicide. C’est ainsi cet autre jeune homme, homophobe autant qu’homo, qui entre dans un cinéma porno du bas de la ville et sort un fusil d’assaut de sous son pardessus pour massacrer quelques pauvre bougres; ou c’est cet ancien sportif de haut niveau qui fauche une dizaine de passants à bord de sa voiture, sur le Grand Pont, fracassant ensuite la barrière de celui-ci et s’écrasant vingt mètre plus bas, pour sortir indemne (et furieux) de la carcasse du véhicule avant d'invoquer la folie de la société. Faits divers comme il y en a partout ? Pas tout à fait, en ce sens que ces explosions disent quelque chose sur ce monde si parfaitement « sous contrôle », qu’on n’a de cesse d’évacuer avec le psy de service.
    Bref, la vie continue, je pense ce soir aux hommes de la bétaillière mondiale, quels qu'ils soient, tout en me réjouissant de vous accueillir « loin des méchants », comme un plouc de la région a osé baptiser son chalet de nain de jardin - vous êtes donc priés de ne pas trop braver le Qassam. Bonne vie à tous deux et à vos proches, Inch Allah…

  • Double capture et fugue

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    Lettres par-dessus les murs (25)


    Ramallah, ce 25 avril, à l'heure du café.

    Cher JLs,

    Je n'ai pas de solution pour la thrombose, mais j'en ai une, sacrément efficace, pour ton problème de chauffage, c'est marqué en toutes lettres sur l'image ci-dessus, venez vous réchauffer ici, l'été est arrivé d'un coup mais les ruelles de Jérusalem sont encore praticables, et puis la maison est fraîche. Vous retrouverez cette affiche, qui figure dans de nombreux appartements ici, à juste titre, pour son graphisme impeccable et la douceur de ses couleurs, il fait bon à l'ombre des oliviers, quand on regarde le couchant sur le Dôme du Rocher. Il s'agit aussi, comme tu t'en doutes, d'un manifeste : l'affiche fut dessinée par un certain Franz Kraus, en 1936, il s'agissait alors d'une image de propagande sioniste, destinée à attirer les nouveaux immigrants – aujourd'hui le même dessin s'oppose à d'autres mythes sionistes, plus récents, qui veulent que la Palestine n'ait jamais existé, qu'elle ne fût jamais peuplée, qu'elle n'ait été qu'un désert aride et stérile. L'image a été exhumée et réimprimée en 1995 par un artiste israélien, David Tartakover, proche de Peace Now et des refuzniks de Yesh Gvul, deux groupes qui s'opposent avec plus ou moins de détermination à la politique d'Israël - le Yesh Gvul aimerait bien que la paix arrive maintenant, tandis que La Paix Maintenant l'imagine parfois un peu plus tard ; c'est ce que pensent quelques Israéliens que j'ai rencontré, ainsi que la mère du petit narrateur de My First Sony, que je n'ai pas rencontrée mais je l'aimerais bien, parce qu'elle a l'air très belle.
    76654389.2.jpgL'art palestinien ne bénéficie pas de l'héritage de Kraus, mais il se réveille – des amis viennent d'ouvrir une galerie à Ramallah, à deux pas de chez moi, je t'enverrai des photos de la prochaine expo, si je la vois avant l'été – l'espace est prometteur et ils ne manquent pas d'énergie, c'est plutôt les finances qui coincent, comme d'hab'. Ils ont tous un boulot à côté bien sûr, il y a de nombreux graphistes, dont l'auteur de cette affiche-ci, j'aime bien la tension du corps et la torsion du tank, tout droit dérivé de l'animation japonaise. Comme quoi il y a aussi, dans ce bas monde, des graphistes et des photoshopeurs qui ont vraiment quelque chose à dire.

    Moi je me suis battu avec Word, ce matin, un combat épique, presque mortel. A chaque fois c'est pareil, quand je fais de la mise en page, je me dis que je vais changer de programme, trouver un truc plus simple, plus souple, et je finis par rester coincé avec ce machin développé par on ne sait quels ingénieurs machiavéliques et tordus au possible, qui ont conçu des menus exprès pour qu'on s'y perde, et des commandes qui défient toute logique. Je me demande si ce machin a vraiment été créé par des humains, parce que c'est parfois tellement loin de la pensée humaine qu'il y a dû y avoir là une intervention extérieure, et Bill Gates serait d'un autre monde que ça ne me surprendrait pas plus que ça, il y a quelque chose de pas net du tout dans ce visage-là, la peau comme posée sur autre chose, et le col toujours fermé, hein, pour cacher quoi ? et les cheveux, tu ne vas pas me dire que ces cheveux-là te semblent honnêtes. L'amical salut à toute la Désirade, et ahlan wa sahlan en Palestine…

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    A La Désirade, ce vendred’hui, soir.

    Cher,
    La Thrombose, qui est essentiellement une manifestation de la trombe lente dans les vaisseaux sanguins, se soigne de deux façons : soit à la manière physiocrate, par auto-élévation dans la gouttière de Bonnet, qui a fait ses preuves à ce qu’on dit, sans que j’aie jamais pu le vérifier, soit par la méthode plus récente de la double capture, déduite des recherches que tu connais évidemment de Gilles Duchêne, par ses écrits posthumes.
    J’hésite à te l’avouer, dans la mesure où ces phénomènes restent suspects aux yeux des derniers adeptes de la secte cartésienne à surgeons positivistes primaires, très influente encore dans l’aire dominée par le zombie à pullover que tu cites, mais je te le dis tout de même pour égayer ta soirée : que notre chauffage est reparti ce soir alors que, renonçant décidément à la gouttière de Bonnet, je me lançai dans l’application simple de la double capture. Or la température, entre temps, est devenue quasi estivale ici aussi. Ainsi le processus de la double capture se manifeste-il dans un a-parallélisme prometteur, conforme aux modèles d’un Rémy Chauvin, tout en avérant les intuitions de notre ami Duchêne, dont la septième réincarnation se shoote toujours au carotène.
    Les deux préférés de mes lapins de compagnie se prénomment Gilles et Henri, en hommage à l’auteur de Mille panneaux et au philosophe Bergfather, dont tu connais les variations sur le thème de la multiplicité. Mes dernières thromboses ont guéri à les écouter ruminer de concert, mais cette fois la panne de notre chaudière m’a distrait, et c’est pourquoi mon sang m’a fait des tours.
    littérature,voyage
    Tout cela est anecdotique : revenons au sujet de la juste vitesse, critère essentiel de l’équilibre créateur selon Gilles Duchêne. A propos, as-tu vu le grand manteau de Gilles Duchêne ? A mon avis tout est là. La vraie vitesse est dans la lenteur souple de l’écriture, qui n’est pas molle comme le mohair ou le cachemire mais douce et ferme comme les pèlerines de conspirateurs anglais, les silences chuintés de Charlie Mingus ou les intervalles de lumière noire de Rembrandt Harmenszoon van Rijn. Tout cela relevant de l’approximation…

    Naturellement, cher Pascal, notre chambre d’amis vous attend, et les outils. De fait, les aménagements de La Désirade bénéficient de toutes nos invitations gracieuses. Le béton gâché est l’occasion de fusées poétiques. Les murs montés, les arches jetées, les appentis, les ajouts au labyrinthe de madrier brut, et la cueillette pour ces dames, font de ce lieu une nouvelle abbaye de Thélème dont nos hôtes sortent harassés mais heureux, une arche industrieuse et non moins affectueuse où François Bon se démène parfois à la Stratocaster. A part quoi ma jambe gauche souffre toujours de toucher terre, et je sais pourquoi: question de vraie vitesse une fois encore. Là-bas, au désert, loin du Paris-Dakar, vous connaissez, vous prenez le temps, au sens propre, le délire vous est encore naturel : « cette Rolls-Royce qui coule doucement dans les eaux grises »…
    Images : Visit Palestine, Franz Kraus (1936) ; Birzeit Right to Education Campaign, Zan Studio. Schémas orthopédiques ingénieux. 3) La gouttière de Bonnet. G. D. au miroir. Gravure de Rembrandt.

  • Des envoyés un peu spéciaux


    voyage

     

     

    Lettres par-desus les murs (24) 

    Ramallah, ce mardi 22 avril, 16h 03.

    Caro JLK,

    Ce matin nous sommes partis avec Paul voir le site d'El Maghtas, le site du baptême du Christ. Situé en pleine zone militaire, dans la vallée du Jourdain, il est aujourd'hui accessible à l'occasion du pèlerinage qu'y organisent les Grecs Orthodoxes, ce sera grandiose, dit Paul, il y aura là des milliers de personnes qui viendront se presser sur les rives du Jourdain, se mouiller les lèvres et se mouiller le front, et prier et chanter sous la direction des Patriarches venus ouvrir la cérémonie. Bien bien, allons-y, Paul est journaliste, il se dit qu'il tient peut-être là un sujet, mais il déchante assez vite. Les champs de mines que nous longeons sont certes exotiques, mais sur place point de popes, et presque autant de soldats que de pèlerins. Et pas de sacro-sainte baignade, l'accès au fleuve est interdit, on fait la queue juste pour le voir, il y a des russes surtout, des serbes, des grecs aussi, souvent revêtus des longues tuniques blanches qu'on vend à l'entrée, symbole de la pureté retrouvée du baptême. En face, de l'autre côté du filet d'eau boueuse (le Jourdain n'est plus ce qu'il était, ma chère), se dresse une petite basilique, en territoire jordanien. Là il n'y a qu'une dizaine de touristes, Israël est plus économique pour les pèlerins, tout de même, le Saint Sépulchre + la Nativité + Nazareth, qui dit mieux, mais l'embêtant c'est que du côté jordanien on peut la toucher, cette eau sainte, et tous nos pèlerins de regarder avec envie de l'autre côté, jalousant ceux-là qui peuvent se tremper les pieds.

    voyage




    Un chargé de communication de l'armée nous entraîne ensuite à l'ombre d'une casemate, nous fait son topo (je suis pour l'occasion journaliste à la Tribune de Lausanne, c'est ainsi que le fourbe Paul me présente), tout le monde est beau tout le monde est gentil, hélas oui l'accès au fleuve est interdit, il y a eu des incidents l'année dernière, pas facile de gérer les milliers de personnes attendues, même si ce sont seulement des centaines, c'est vrai, mais nous avons donc eu l'idée de pomper l'eau du fleuve, de la disposer dans de grands bacs sur l'esplanade, comme vous avez pu le voir, et les douches crachent l'eau du fleuve aussi, c'est une bonne solution, tout le monde est content. Presque tout le monde, nous discutons ensuite avec cette dame outrée de ne pouvoir marcher dans les pas du Christ, cela fait des années qu'elle vient, c'est tout de même un monde, ça fait deux millions d'années et les juifs n'ont toujours rien compris, rien à rien, et moi j'habite à Bruxelles et je sais, ils ont achetés toutes les moyens de transports de la ville, les autobus et les trams et aussi Sabena, alors vous voyez, mais l'Apocalypse est pour bientôt, je ne sais pas exactement, dans un an ou deux ou trois peut-être, ça commencera avec l'Iran ou la Chine, et alors le Jourdain sera asséché et tout sera mort et là, là ils comprendront.
    D'autres se satisfont du système de pompage, ils se baignent dans les grands bacs, prennent des douches sacrées, et comme ces dames ne portent souvent rien sous leurs tuniques blanches, le tout ressemble un peu à un concours de T-shirt mouillé du troisième âge, je ne m'étends pas, et je passe aussi sur cette New-Yorkaise qui insiste pour nous expliquer que cette terre sainte appartient aux chrétiens et aux juifs et à seuls, et sur ce pope, enfin un pope, qui tenait dans ses mains une belle colombe blanche et qui gueulait comme un poissonnier sur un petit porteur palestinien engagé pour l'occasion.

    On a pu s'approcher du Jourdain ensuite, grâce à Paul, et parce qu'on ne peut rien refuser à des journalistes de la Tribune de Fribourg, des pèlerins nous tendent leurs bouteilles vides, de l'autre côté des barrières, en nous suppliant de les remplir directement au fleuve, on s'exécute, accroupis dans la boue, et à l'heure où je t'écris, j'ai encore de la boue sainte sur ma chemise d'envoyé spécial de La Désirade. (Tu expliqueras au rédac'chef que je n'ai pas pu envoyer ça avant 16h parce que je me suis tapé une sainte insolation. Comment va là-bas ? Il vous fout pas trop la pression le JLK ? On nous a réparé le chauffage au bureau ?)

    1666814839.JPGA La Désirade, ce mercredi 23 avril, à point d'heures.

    Cher Pascal,
    Ton récit de pèlerins au Jourdain m’a rappelé mon premier reportage sur le front du voyage de masse, en 1971, jeune mercenaire que j’étais au service, je te le donne en mille, de La Tribune de Lausanne, en voie proche de me dégager de relents de pseudo-marxisme qui collaient mal à ce que j’observai dix jours durant à travers les palmeraies et les déserts, jusqu’à Nefta et retour, en compagnie d’une petite troupe de charmants nains de jardin, trois ou quatre paires très sages et le couple plus louche du barman de La Chaux-de-Fonds et de sa cousine, l’un et l’autre venus pour les mêmes menées nocturnes dont ils me détailleraient chaque matin les péripéties, parfois avec les mêmes partenaires, le plus souvent dans les cuisines, parfois même dans un placard ou à l’abri tièdement malodorant d’un dromadaire. Je m’amusais d’entendre leurs récits de la plus joviale vulgarité, tandis que nos autres compagnons de voyage comparaient la propreté des draps de ce dernier hôtel (à Matmata, dans la ruche troglodyte) avec celle des draps du précédent (à Kairouan). U620358055.JPGn couple me plaisait joliment, aussi, tout à fait convenable celui-là et d’une innocence, même, assez touchante. C’est ainsi que Monsieur Dubulluit, tenancier du restaurant végétarien de Sierre, en Valais, avait fait arrêter notre pullman en plein désert, dans cette sorte d’âpre pierrier que figure le Chott-El-Djerid, où il avait aperçu deux femme marchant flanquées de deux enfants, auxquels il avait proposé d’envoyer les deux bicyclettes inutilisées qu’il avait dans la cave de sa maison en Valais… Or l’interprétation marxiste butait sur ce genre de situations, comme sur la façon qu’avait Madame Dubulluit de tout acclimater selon ses références en s’exclamant, devant telle mosquée, « ah, le clocher de Saint-Léonard ! » ou, en visitant les arènes d’El Djem, « Eh, les ruines de Martigny-Bourg ! »429506583.JPG
    Hélas j’étais encore un peu trop pseudo-marxiste cette année-là, un peu trop critique et moqueur, de sorte que mon reportage n’a pas enchanté mes compagnons de route, qui en ont perçu le soupçon d’ironie. De la même façon, l’agence de voyage qui m’avait invité ne fut pas entièrement satisfaite de ma prestation publicitaire. Seul mon rédac’en-chef de La Tribune me félicita, qui m’envoya bientôt à Lourdes où, d’abord catastrophé par cet étalage de hideux commerce, puis ému par les processions de pauvres gens, je me rappelai la sainte injonction : « Tu ne t’assiéras pas à la table des moqueurs ».

    voyage


    On n’en rit pas moins sous cape, évidemment, cher toi, comme devant le bossu dont on tapote la gibbosité pour se porter chance, ou comme devant les fillettes collées dos à dos. La vie est une telle farceuse, me dis-je parfois au risque de déplaire à Jésus, ce garçon si sérieux, en apparence tout au moins. Car j’imagine le vrai Christ, mon Christ à moi, cette espèce de Palestinien malcommode, souriant tout de même et se marrant sûrement en faufilant ses paraboles, se demandant s’il était vraiment indiqué de ramener Lazare au milieu de ses vauriens de congénères ?
    Bon mais c’est pas tout ça : le chauffage a de nouveau clamsé à La Désirade. Je purge et je pompe mais question miracle tu oublies, on se les gèle sous les pluies mouillées de la divine incontinence, à cela s’ajoutant un début de putain de thrombose. Rester seize heures d’affilée dans les salles obscures d’un festival équivaut à se faire Los Angeles et retour sans escale. Me revoilà donc béquillard comme devant, à me shooter aux anticoagulants. Encore heureux que je puisse écrire à mes amis et me gondoler par-dessus les murs...

  • Handala, Hani, Hip Hop'n'Patti

    voyage,politique,musique

    Lettres par-dessus les murs (23)


    Ramallah le 20 avril, soir

    Cher JLs,
    Je reviens d'un spectacle de danse de la troupe El-Funoun, un hommage à Naji Al Ali, caricaturiste palestinien assassiné à Londres en 1989. Je lis que Thatcher s'est fâchée avec le Mossad, après sa mort, mais il est possible que l'artiste ait été assassiné par l'OLP elle-même, qu'il critiquait ouvertement, comme sur le dessin que je vous joins. Il est resté célèbre pour Handala, ce petit garçon qui tourne le dos au spectateur et qui symbolise l'obstination et l'amertume d'un peuple – on le trouve dans de nombreux appartements ici, ou en graffiti sur le mur.285929047.gif
    Et puis ce matin un texte a atterri dans ma boîte aux lettres, je ne sais trop par quels rebonds - un texte qui hésite entre l'émotion et la propagande, maladroit mais digne d'intérêt je crois, en français, ce qui n'est pas courant. On remarquera ici aussi la défiance des Palestiniens face à leurs dirigeants… mais ce seront mes seuls commentaires, je vous le livre tel quel, changeant seulement le nom du signataire, un professeur de l'université de Naplouse – pas un prof de français, on s'en doutera en lisant ces lignes.

    "Hani était mon étudiant, j'ai partagé avec lui des moments très difficiles et aussi des moments de rire et de joie. J'étais le seul à le comprendre!!! C'était un étudiant impulsif, bagarreur et très gentil. Un enfant des camps qui ne savait pas les règles de la courtoisie imposée par les citadins de Naplouse. Il disait ce qu'il pensait tout cru sans réfléchir et souvent à haut voix. Mais il était épris de justice et de bonté : il venait souvent me voir pour régler les problèmes des autres mais il ne parlait jamais de ses problèmes. Lorsqu'il parle ses mains bougent dans tous les sens et son visage devient rouge puis il se calme… Et pour finir il vient t'embrasser et demander de l'excuser.
    Souvent, il arrivait le matin en retard parce qu'il ne savait pas dans quel coin de la ville il se cachait et chez qui il dormait…Vivre tous les jours la peur au ventre, changeant de maison, de quartier, de rue et fuir rapidement en pensant à ce que l'ennemi a mis comme plan non pas pour vous arrêter mais pour vous tuer, c'était le pain quotidien de ce garçon.
    Puis, il faut tenir bon et lorsque l'occasion se présentait résister et tirer sans peur ni crainte. C'est ce qu'il a fait ce matin. Oui, il a résisté autant qu'il peut… Des minutes, des heures ou toute la nuit devant les brigades de la mort israéliennes protégées par l'aviation, les blindés et toute la technologie moderne…Lorsque nous résistons en Palestine deux solutions s'offre à nous : la mort ou la mort …
    La mort de ce garçon m'a énormément touchée. L'année dernière, il a eu un problème avec un prof qui n'aimait pas les gens de Fatah en général, j'étais obligé d'intervenir pour faire respecter le prof et demander au prof d'être un peu tolérant avec un pourchassé des brigades de la mort israéliennes. Hani était tellement modeste et respectueux envers ses profs au point d'aller présenter ses excuses à ce prof. Et il a décidé d'arrêter les cours parce qu'il ne pouvait pas concilier résistance à l'occupant jour et nuit, pourchassé et suivi d'une maison à l'autre, d'une rue à l'autre et surtout blessé de deux balles à la jambe et les études...
    La résistance à Naplouse, ville assiégée depuis le début de la deuxième Intifada, qu'on le veuille ou non se fait à partir de l'invasion de 2002 par les gens du Fatah le Jihad Islamique et un peu dans le camp de Ain Beitalmaa par le FPLP. Ces résistants, dont on ne veut pas parler dans les médias arabes et au sein de l'autorité Palestinienne, ne croient pas au processus de paix décidé et ordonné par l'occupant et ses alliés et opposent une résistance farouche à l'occupant souvent dénaturée par certains bandits qui profitent de l'insécurité pour se remplir les poches. Cette résistance est la seule qui existe dans la région nord de la Cisjordanie au cas où vous ne le savez pas... Elle doit continuer par des gens qui n'ont rien à perdre rien à gagner…
    Souvent la mort vient en une belle journée d'avril et je dis comme les Indiens d'Amérique c'était une belle journée pour mourir cher Hani.
    Basem"

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    A La Désirade, ce dimanche 20 avril, soir.

    Cher Pascal,
    J’ai passé toute la journée d’hier avec vous dans le noir. Il faisait un temps sublime et je suis entré dans un salle obscure où m’attendait Osvalde Lewat, qui avait Une affaire de nègres à me raconter.
    Son film commence par un rite funéraire durant lequel des femmes vont ensevelir, dans une fosse, non pas un corps, mais une branche de palmier sectionnée par un coup de machette, comme a été fauchée la vie d’un jeune homme, entre 2000-2001 - et il y en eut mille environ -, liquidé sans jugement par un escadron de la mort baptisé Commandement opérationnel, et qui aboutit, sous prétexte de lutte contre le banditisme dans la ville de Douala, à des massacres arbitraires visant les plus démunis d’un quartier de misère. Sur une simple dénonciation, « ils sont venus prendre l’enfant… ». Et cette Osvalde Lewat de recueillir le témoignage de ce grand mec en uniforme, souriant et semblant en bander encore, à reconnaître le plaisir qu’il avait de tuer et de se saouler ensuite un bon coup avec ses compères. Handala, à ce moment-là, avait le dos tourné et les épaules secouées de pleurs. Puis il se retourna et l’on vit ce grand nègre en larmes parlant de son fils à lui, emmené par les bourreaux l’aube d’un jour paisible.
    Tu connais la rive de Nyon au printemps : c’est la quiétude même, mais me voici te rejoindre à Ramallah dans un tonitruement de rap palestinien sur fond de coups de feu et de sirènes, appelé là-bas, toujours dans le noir, par une Palestinienne installée aux States, Jackie Reem Salloum, qui a filmé, dans Slingshot, les jeunes rappeurs de DAM, de Lyd, que tu connais sans doute, et du groupe PR de la bande de Gaza. Après le passé récent du Cameroun, voici que je me trouvais plongé, avec une salle de plus en plus vibrante d’émotion, dans ce que tu vis tous les jours, mélange de contrainte et d’exubérance, de désir de vivre et d’interdits, au fil de ce qui est bien plus qu’un reportage tendancieux: une immersion dans cet étrange labyrinthe cerné de murs et de haine où des bandes de jeunes gens, certes révoltés, disent leur désir de paix et de vie bonne. Propagande déguisée que ce hip hop aux récits arrachés à la vie dans ce piège ? Pas du tout mon sentiment à découvrir, avec Jackie, ces bandes de magnifiques jeunes gens, garçons et filles aussi, telle la belle Adeem, qui restent pleins d’espoir en dépit d’une situation désespérante. 222634043.jpg
    Ensuite c’est le journaliste colombien Hollman Morris qui nous a rejoints, dans la même salle obscure, dont le dernier film de son compatriote Juan Lozano, Témoin indésirable, est consacré à son effort courageux, sous menace constante, de documenter les massacres perpétrés par les groupes paramilitaires, dont le nombre des victimes avoisine les 20.000 disparus.
    Voilà le cinéma du réel, et le soir ce fut Patti Smith qui chantait en noir et blanc son Dream of Life, vieille ado féerique à dégaine de sorcière tendrement moqueuse, modulant en finesse les poèmes de Blake et de Rimbaud, avant de se déchaîner dans la jungle de décibels des orages magnétiques à la gloire des garçons sauvages de Burroughs & Ginsberg. 1083835349.jpg

    Et demain il pleuvra mais je retournerai dans le noir voir ce qui se passe chez vous, là-bas, tous près… A 5 minutes de chez moi, comme Nahed Awwad intitule son dernier film, qu’on verra sans la voir, puisque le mur reste entre nous, en ne pensant que plus fort à vous autres…
    Images. Dessins de Naji Al Ali. Les rappeurs du groupe PR. Hollmann Morris. Patti Smith.

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  • Retour à la case réel

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    Lettres par-dessus les murs (21)

    Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.

    Cher JLs,

    Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.
    65609375.jpgJe ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.
    Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...
    Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.

    Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah...

    1684781605.JPG 

    A La Désirade, ce 16 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Il y a des hurlements tout à côté, des ordres vociférés, des mecs qui gueulent, des chiens qui se déchaînent et tout un ramdam. Je te dirai tout à l’heure de quoi il s’agit quand les Ukrainiennes regagneront leurs places devant les webcams. Pour l’instant j’en reviens à ton histoire de faciès et de bombe.
    C’est pourtant vrai que tu as une gueule louche. Aux yeux des flics de la place Chauderon, à Lausanne, tu ne passerais pas l’exam. Pas plus qu’Abou Musaab al-Zarkaoui, mon dentiste. Je le lui avais pourtant dit : teignez-vous en blond. 1049179951.jpgEt lui : mais pourquoi ? Jusqu’au moment où je lui ai amené la photo que tous les journaux et les médias diffusaient de par le monde, annonçant la mise à prix de sa tête. Alors lui, candide, de regarder la photo et de me regarder, avant de prendre l’air catastrophé de l’aimable assistant-dentiste d’origine marocaine qui fait son stage dans la super-clinique de Chauderon et auquel on révèle soudain sa ressemblance avec l’ennemi public Number One. Note que Zarkaoui, comme je m’obstine à l’appeler, était repéré bien avant que son sosie terroriste n’attire l’attention sur lui : son faciès suffisait à le faire arrêter tous les matins à la douane française de Genève, venant de Bellegarde, et tous les soirs à la sortie de notre aimable pays. Les douaniers avaient beau savoir une fois pour toutes que ce bon Monsieur Meknès était un dentiste diplômé travaillant dans un maison sérieuse de la place lausannoise : sait-on jamais avec ces nez crochus ? Te voilà d'ailleurs donc en bonne compagnie, alors que je n’ai jamais eu droit, pour ma part, et surtout sur les lignes d’autobus Greyhound, aux States, qu’au soupçon d’être un Juif new yorkais, statut qui ne me défrisait d'ailleurs pas plus que d’être pris pour un Palestinien de Chicago ou un Tchétchène à Zurich-City. Bref.
    La bombe, et ton histoire, c’est autrement sérieux, en ce qui te concerne en tout cas, dans la mesure où ces situations de panique aboutissent souvent à des bavures. Mais pour détendre l’atmosphère, je te dois le récit de ma bombe à moi, qui n’aurait pu me coûter qu’une nuit à l’ombre, au pire.
    2003102896.JPGC’était à l’aéroport de Montréal, il y a quelques années de ça, sur le départ. Après une semaine à semer la Bonne Semence littéraire, de Toronto à Québec en passant par Trois-Rivières, en compagnie de Corinne Desarzens, aussi talentueuse auteure qu’imprévisible personne, dont tu connais peut-être, toi l’ami des coléoptères, son livre assez stupéfiant consacré aux araignées. Or après l’avoir accompagnée pendant une semaine, j’avais à cœur de lui offrir un cadeau. Ainsi, dans un marché en plein air, avais-je trouvé une cucurbitacés de belle dimension, sur laquelle se trouvait peinte une splendide araignée. Cela ne pouvait manquer de lui plaire: j’étais content. Pas pour longtemps. Dans un banal sac en plastique, la courge était l’un des trois bagages que j’avais au checkpoint de l’aérogare, quand une impressionnante sergente du service de la Migration m’interpelle :
    - Et dans c’te sachet, Monsieur, que se trouve-t-il ?
    Alors moi très tête en l'air :
    - Eh bien sergente, là-dedans, j’ai ma bombe de voyage.
    Et moi de sortir l’objet de c’te sachet pour exhiber candidement la courge et son ornement arachnéen.
    Je m’attendais à un éventuel rire complice : pas du tout : le drame : le scandale : la menace de sévices. Rendez-vous compte, calice, ce que vous avez dite ?
    Toi qui vis dans la fréquentation quotidienne de la violence d’Etat, peut-être trouveras-tu mon comportement inapprioprié voire répréhensible, comme me le signifiait une file entière de voyageurs indignés me regardant comme un inconscient grave, un potentiel Zarkaoui ?
    Mais comme une faute ne va pas sans une autre chez les individus de ma triste espèce, j’ai réitéré cette blague de mauvais goût en Egypte en l'an 2000, plus précisément sur la grande terrasse du temple d’Habsethsout, à Louxor, où 62 personnes furent massacrées en 1997, dont 36 Suisses. Ainsi, à un garde armée m’interrogeant sur le contenu de mon sac, je répondis : well, nothing, just a little swiss bomb. Et lui de rire joyeusement – lui qui avait un si terrible faciès d’Arabe. Qu’en conclure alors ? Je t'en laisse la liberté..
    1769723990.JPGMais tu m'as ramené à la case réel, et je descends d’un étage de La Désirade à l'autre, où passe le dernier film d’Ulrich Seidl, Import/Export, dont les images nous plongent illico dans le bain d’acide vert pâle et bleu poison de la réalité contemporaine. En Autriche, ce sont d'abord de jeunes flic-vigiles qui s’entraînent à tuer. Puis on est dans une usine de sexe virtuel où des femmes rejetées de partout s’agitent misérablement devant des webcams de la firme. L’une d’elles, l'un des deux personnages principaux du film, dégaine de jolie blonde un peu paumée, qui essaie d’échapper à ce labyrinthe de branlerie froide, se retrouve en Autriche où elle est censée s’occuper d’un petit monstre de dix ans. Puis elle finit dans un asile de vieux, comme un ange en uniforme dans ce mouroir. Quant au jeune homme rejeté de son cours de vigiles, puis jeté de l'appart de sa petite amie chez laquelle il débarque avec un pitbull, il va lui aussi d'impasse en impasse jusqu'au moment où ce qui a l'air de son père lui propos de partager une fille de cabaret. C'est abject et d'une étrange pureté
    1846862619.JPGUlrich Seidl est un déprimé salutaire à mes yeux. L’un de ses premiers films, Amours bestiales, consacré à la relation maladive de nos contemporains avec les animaux, m’est resté comme un clou rouillé dans la chair de l'âme. M600555765.2.JPGaudit Seidel qui montre ce qui est. Maudite Patricia Highsmith, dont les nouvelles de Catastrophes racontent de même ce qui est. Maudit artistes qui expriment ce qui est, le meilleur mais aussi le pire, la beauté des choses et la hideur de ce que l'homme en fait... 

  • Nobles causes et postures

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    Lettres par-dessus les murs (20)

    Ramallah, ce dimanche 13 avril 2008.

    Cher JLs,

    Dans une de nos premières lettres, j'étais curieux de savoir comment tu avais à nouveau serré la main de Dimitri. J'avais entendu parler des tribulations de l'Age d'Homme, je comprends mieux à présent le contexte de l'affaire, et ton implication personnelle. Reste le mystère de la rupture apparente entre l'homme et les idées, de la limite entre l'engagement noble et le militantisme borné. Tu écris que Dimitri « n'a pas disjoint son travail d'éditeur littéraire d'une activité militante à caractère politique ». Je me demande si l'on peut vraiment disjoindre son travail et ses engagements, sans courir le risque de la schizophrénie. Je me demande aussi ce que signifie être militant – à partir de quel moment on se retrouve ainsi catégorisé, enfermé dans une cause.

    littérature,politique
    Il y a ici d'incessantes violations des droits de l'homme, que leur répétition rend atroces. Quelqu'un qui s'insurgerait contre les mêmes violations, au Tibet, ne sera pas forcément taxé de militant, me semble-t-il – ainsi le brave BHL, dans Le Point du 20 mars (on feuillette ici la presse qu'on trouve, au hasard des arrivages, ce n'est pas forcément la meilleure, ni la plus fraîche), qui appelle au boycott des Jeux Olympiques chinois.

    littérature,politiqueVoici ce qu'il écrit : « Je persiste à dire qu'il n'est pas trop tard pour utiliser l'arme des Jeux afin d'exiger d'eux, au minimum, qu'ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l'autonomie régionale tibétaine ».
    BHL aurait pu tout aussi bien appeler au boycott des Salons du Livre de Paris et de Turin, pour les mêmes raisons, afin d'exiger du gouvernement israélien invité, « au minimum, qu'il arrête de tuer et applique à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les résolutions des Nations Unis, les arrêtés de la Cour Internationale de Justice et les articles de la 4ème Convention de Genève. »
    Il semble qu'il y ait des causes dans le vent, tout un éventail de combats dont peuvent s'emparer les philosophes de pacotille pour laisser éclater leur juste indignation, leur terrible colère et leur courage d'hommes libres. D'autres engagements transforment quiconque les défend en dangereux partisan, en militant au jugement défaillant et à l'œil hagard.
    Mais sans doute tous les militants, et surtout les plus enragés, ignorent-ils leur parti pris et pensent-ils se fonder sur une évidence, politique, religieuse, écologique ou humanitaire...

    A quel moment glisse-t-on, quand est-ce que le simple devoir devient-il une obsession agressive ? Vos mots réveillent ces questions, que je dois me contenter de poser, n'étant pas assez armé pour y répondre. La prochaine fois je regagnerai le monde rassurant de l'anecdote, les rires de jeunes filles voilées, l'odeur de la cire et de l'encens dans les recoins du Saint Sepulcre. Ou bien des ruelles de la vieille ville d'Hébron, où nous nous rendons demain...

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    A La Désirade, ce lundi 14 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Je ne sais trop ce que vous entendez par « monde rassurant de l’anecdote ». Je n’ai pas l’impression que vous vous y complaisez dans vos lettres. Notre vie est faite de petits faits, et si nous sommes réellement engagés dans notre vie, ces petits faits en rendent compte. Je suis en train de lire Déposition, Journal de guerre 1940-1944, de Léon Werth, littéralement tissés de petits faits qui en disent plus long, je crois, sur l’Occupation, que moult manuels d’histoire et moult libelles « engagés »…

    littérature,politique
    Où sont les écrivains engagés ? titrait le journal Le Temps de samedi dernier, à propos d’une polémique, tout à fait justifiée selon moi, lancée par l’écrivain alémanique Lukas Bärfuss, l’un des nouveaux auteurs dramatiques les plus percutants du moment, dont vient de paraître un roman (Hundert Tage) fustigeant la politique suisse d’aide au développement au Rwanda. Le débat porte sur l’absence, aujourd’hui, de grandes voix comparables à ce que furent celles de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Très différemment l’un de l’autre, les deux écrivains ont marqué leur époque, à la fois par leurs prises de position publiques et par leurs livres. Mais il y a un malentendu à ce propos : ni l’un ni l’autre, dans son œuvre, ne se réduit à un donneur de leçons brandissant l’étendard de la juste cause. Luka Bärfuss l’exprime d’ailleurs très bien : « Chaque fois que je me plonge dans l’un de leurs ouvrages, je remarque que Frisch et Dürrenmatt n’ont jamais été tels qu’on les dépeint. Ils étaient plus multiples, différents, contradictoires et riches ».
    La question sur l’engagement des écrivains ne vise-t-elle qu’à promouvoir une fois de plus une posture, consistant à signer des manifestes et à écrire des livres qui «dénoncent» telle ou telle injustice ? Ce serait ramener la littérature à une fonction de catéchisme ou de service de propagande, et c’est cela même que j’ai déploré en son temps, à L’Age d’Homme, où ont paru soudain des brochures et des livres relevant de la propagande serbe.

    littérature,politiqueOn a dit alors : Dimitri est pro-serbe. La vérité, c’est que Dimitri était serbe, et qu’il était Dimitri ; et pour beaucoup, son engagement fut le signal d’une curée qui avait bien d’autres motifs qu’humanitaires ou politiques.
    Pour ta gouverne, gentil Pascal, je te recopie ces notes (sur des centaines) de mes carnets du début de l’année 1993, tirés de L’Ambassade du papillon :

    «1er ja357758807.jpgnvier. – (…) A présent, je me demande quelle attitude adopter par rapport au drame balkanique. J’ai manifesté à trois reprises, dans les colonnes de 24Heures, ma réprobation à l’encontre de la diabiolisation des Serbes, à la fois injuste et dangereuse. Puis je me suis interrogé sur la légitimité des positions des Serbes eux-mêmes, qui prétendaient ne pas mener une guerre de conquête au moment où ils la menaient, se disaient opposés à la purification ethnique en la pratiquant néanmoins, et se voulaient rassurants à propos du Kosovo alors qu’ils ne cessaient d’humilier et de persécuter les Kosovars.
    Comment une cause juste peut-elle être défendue par des crimes ? Comment un homme de foi comme Dimitri peut-il tolérer que les siens perpètrent des atrocités au nom de ladite foi ? Je sais bien qu’il me reproche mon angélisme, mais j’espère ne pas avoir à lui reprocher un jour son fanatisme » (…)

     26 février. – Nous avons eu ce midi, avec Dimitri, une discussion qui a fini en violente altercation, donzt je suis sorti glacé de tristesse, Que faut-il maudire ? Quelle fatalité ? Quelle divinité maligne ? Quelle névrose mégalomane ? Quelle tragédie historique ? Quel mauvais génie ? Je n’en sais fichtre rien. Je comprends le drame de notre ami, mais je refuse dee partager se haines noires et de le suivre dans ses jugements expéditifs. Sans cesse il glisse de la rancœur viscérale à l’explication doctrinaire, de l’autojustification cousue de fil blanc au délire d’interprétation., Je lui ai dit des choses dures, mais adaptés à sa propre violence. Je lui a dit qu’il était, comme les autres, empêtré dans le langage de la propagande (…) ».

    9 mars. – Longue conversation ce midi avec Claude Frochaux, à propos de Dimitri et de L’Age d’Homme. Me dit son grand souci. Ne parle plus politique avec Dimitri depuis 1968, mais craint à présent de ne pklus pouvoir assumer la défense d’une maison d’édition transforfmée en officine de propagande. Redoute en outre que les activités de l’Înstitut serbe ne suscitent des agressions, voire des attentats, à la suite de menaces déjà proférées. (…) Quelle tristesse d’imaginer que cette belle aventure de L’Age d’Homme puisse s’achever ainsi dans un tumulte de haine et d’idées extrémistes (…) , et que notre amitié soit sacrifiée sur l’autel du chauvinisme et du fanatisme religieux – vraiment cela me consterne ».

    22 mars. – La politique et les idées générales valent-ils le sacrifice d’une amitié ? Lorsque je parle, à froid, des positions de Dimitri à des gens de l’extérieur, ceux-ci m’assurent qu’à un moment donné je ne pourrai plus le soutenir, affaire de principes. Or ils n’ont aucune idée de ce qu’est Dimitri en réalité, ni de ce que sont nos relations en ralité. Dès que je me retrouve en sa compagnie, tous mes griefs, ou mes interrogations les plus lancinantes, se trouvent remis en question par cette seule présence. Ce n’est pas une affaire de charme ou d’envoûtement mais c’est ce qu’il est, c’est ce que je suis, c’est ce que nous sommes, c’est vingt ans de partage et de téléphonages, c’est l’aventure de L’Age d’Homme et ce sont nos vies »…

    littérature,politique

    Un mois plus tard, cher Pascal, je me trouvais à Dubrovnik en compagnie de centaines d’écrivains du monde entier pour le congrès du P.E.N.-Club, où j’assistai à une fantastique opération de propagande anti-serbe déployée par la section croate qui espérait l’exclusion officielle de la section serbe, comme il en avait été de la section allemande en 1933…
    L’écrivain engagé, ces jours-là, était incarné par Alain Finkielkraut, accueilli en héros par les Croates. Ce n’est pas cette image que je préfère me rappeler de notre cher penseur... J’assistai à des débats extravagants, où l’on prétendait réduire la littérature serbe à une production barbare – hélas, je l’avais lue et je la défendis vaille que vaille. Je décrivis tout ce que j’avais vu (et notamment que Dubrovnik n’était pas du tout anéantie comme on l’avait prétendu) dans un reportage qui valut à 24Heures tant de lettres d’injures que le journal publia un contre-reportage susceptible d’amadouer nos lecteurs croates, et l’on me pria de ne plus toucher à ces sujets trop délicats… sur quoi, un mois plus tard, mon rédacteur en chef m’envoyait à un congrès sur l’orthodoxie en Chalcydique où j’assistai aux plus fulminants discours guerriers qu’on eût jamais entendus dans aucun festival de popes…

  • Jérusalem entre les murs

    1765547832.jpgLettres par-dessus les murs (19)

    Ramallah, ce vendredi 11 avril, soir.
    Cher JLK,

    Je profite d'une pause dans mon rôle de guide improvisé pour reprendre la plume. Mes parents errent dans la vieille ville de Jérusalem, sur les traces du Christ, ils contemplent sans doute l'œuvre d'Herode, qui a construit le Second Temple ; l'Esplanade des Mosquées est fermée aux visiteurs aujourd'hui, tant pis, ils se feront joyeusement harceler par les marchands de tapis, de chandeliers et d'authentiques couronnes d'épines. Moi, tranquille sur une terrasse près de la Porte de Damas, je tape ces lignes, et je souffle un peu. Pas facile de faire le guide ; montrer ne suffit pas : il y a tant d'anomalies dans le paysage qui provoquent le questionnement incessant de mes chers visiteurs, j'y réponds de mon mieux mais je frôle parfois l'extinction de voix.

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    Hier nous nous sommes rendus au mausolée d'Arafat, dans l'enceinte du quartier général de l'Autorité Palestinienne, là où en 2002 le vieillard à la lippe tremblante bégayait sa colère à la lumière des bougies, encerclé par les chars israéliens. Le mausolée vient d'être achevé, on redoutait le pire, c'est pourtant une réussite architecturale, loin des constructions outrées que l'on trouve souvent dans le monde arabe. C'est sobre, une large esplanade conduit au cube de verre et de pierre où repose le symbole de l'unité palestinienne perdue. Au fond, la baie vitrée donne sur un petit plan d'eau, et un vieil olivier, et au-delà sur les immeubles de l'Autorité et le bureau d'Abbas. 1579380664.jpgHier trois bus scolaires étaient garés à l'entrée, qui déversait une foule de jeunes filles voilées, venues tout exprès de Surif, un village du district d'Hébron. Ca chahute sur l'esplanade, ça nous regarde, ça pouffe et ça gigote, ça court dans tous les sens et ça brandit haut le téléphone portable pour immortaliser l'excursion. Habillées à la dernière mode occidentale, me dit ma mère, qui en sait plus loin que moi sur le sujet. Une adolescente insiste pour se faire prendre en photo à ses côtés. Elles ne voient pas souvent des étrangers, mais ne sont pas bégueules pour un sou – elles m'interpellent et puis se cachent l'une derrière l'autre en riant. A l'intérieur du mausolée, elles font la queue pour se faire tirer le portrait par leurs camarades, posant, soudain toutes sérieuses, entre les deux soldats en uniforme d'apparat qui gardent la stèle commémorative. « Ici repose le martyr Yasser Arafat », et le vieil Abu Ammar, comme on l'appelle ici, apprécie sans doute cette invasion turbulente aux rires étouffés.
    428021096.jpgLe lendemain de mon arrivée à Ramallah, nous sommes venus ici. C'était un soir de novembre 2005, un an après la mort du raïs, il faisait froid, il pleuvait un peu. Un soldat solitaire nous a invité à rentrer dans la Muqataa, il ne nous a pas demandé de laisser nos sacs à l'entrée, il souriait, on entrait ici comme dans un sympathique moulin. En nous voyant approcher quatre soldats ont regagné l'édifice vite fait, une provisoire boîte de verre, construite dans l'attente du mausolée d'aujourd'hui. J'étais ému en entrant, les quatre gardes encadraient la tombe, au garde à vous, c'était encore une pierre tombale toute simple, recouverte de couronnes. La plus grande, à nos pieds, avait été envoyée par l'Afrique du Sud. Posé à côté, il y avait un distributeur de kleenex en carton. Derrière on avait accroché un poster un peu froissé, un photomontage représentant l'homme devant le Dôme du Rocher. Il voulait se faire enterrer à Jérusalem, il n'a pas eu ce droit. Nous sommes restés là, mains croisées, entre la politesse et l'émotion, et les regards droits des soldats. Et puis l'un d'eux s'est baissé, pour prendre une boîte de biscuits, qu'il nous a tendue. C'était Ramadan, c'était l'usage, alors nous avons grignoté nos biscuits au-dessus de la pierre, en essayant de ne pas faire tomber trop de miettes. Et puis d'autres visiteurs sont venus, trois Palestiniens qui ont écrasé leurs cigarettes à l'entrée. Ce n'étaient pas des touristes, eux, ils venaient saluer Abu Ammar comme on vient saluer un proche, nous nous sommes retirés.
    Maintenant c'est un vrai mausolée, flanqué d'une mosquée et d'un beau minaret, et d'un futur musée, je crois, et la politique prend le pas sur l'humain. Mais il y aura encore beaucoup de jeunes filles courant et pouffant sur l'esplanade…

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    Les Palestiniens sont parfois critiques envers les actions du raïs, mais tous le considèrent comme un père. Un de mes étudiants me disait que c'est grâce à lui qu'il a pu s'inscrire à l'université – Arafat distribuait lui-même les faveurs, les postes et les aides, garantissant la cohésion d'un peuple, empêchant aussi l'établissement d'une démocratie moderne et propre sur elle comme on rêvait de l'implanter. Quand elle fut opérationnelle, les Etats-Unis et l'Europe en ont refusé les résultats… mais c'est une autre histoire.
    Je vous salue, cher ami. Et vous conseille de surveiller mieux votre ordinateur, sur le mien j'ai trouvé des traces de bec…

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    A La Désirade, ce 11 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».

    voyage,littérature,jérusalemEnsuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…
    J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…

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    Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.
    Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…

    PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?

  • Avec nos animales salutations

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     Lettres par-dessus les murs (18)

    Ramallah, ce jour d’aujourd’hui

    Cher Fellow,

    Notre ami Pascal, très sollicité ces jours par la visite de ses proches, venus de loin, m’a prié de le relayer dans sa correspondance en tâchant, si possible, de rester dans le ton. Qu’est-ce à dire ? Voudrait-il donc que je me borne à répéter ce qui a été dit jusque-là ? Un perroquet n’est-il bon qu’à ça ? Je n’ai pas relevé, mais je n’en pense pas moins, comme je présume que vous non plus n’en pensez pas moins.

    A ce propos, j’ai bien aimé le passage de la lettre de JLK touchant au Bréviaire de la bêtise de l’excellent Alain Roger, qui rappelle cette évidence que, parmi les espèces, seule la bête ne l’est pas. On ne le dit pas assez. Le bipède est d’une telle suffisance qu’il s’imagine le seul à penser alors qu’il ne fait ça, la plupart du temps, surtout en France, qu’avec sa cervelle formatée. Or vous le savez, nous le savons, nous tous qui pensons de façon coenesthésique et point seulement cartésienne, que la réduction du langage au verbe et du verbe au système html nous coupe de bien des mondes et de l’aperception de ces mondes. Je profite, dans la foulée, de réparer l’injustice qu’a constitué l’occultation manifeste  du centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty, le 13 mars 1908. Je n’étais pas né plus que vous, mais je suis sûr qu’un Ecossais de race (on m’a rapporté que votre qualification de champion et petit-fils de champions n’est autre que Marvel of the Highlands) apprécie les vraies commémorations, à l’opposé de tout ce qui se fait de nos jours, même à Ramallah à ce qu’il paraît.

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    La perception coenesthésique, que Merleau défendait en somme par la bande, revient pour l’homme à penser par la peau autant que par le cerveau, faute de pouvoir penser par les plumes (supériorité nette à cet égard de l’Ara ararauna, votre serviteur) ou par le poil dru (votre si belle robe, et votre si belle moustache à la Frantz-Josef) mon ami), la nageoire ou l’élytre.

    Notre ami Pascal, comme vous le savez, a ce don de poète rare de penser, sinon par les élytres, du moins comme s’il en était pourvu, et c’est ainsi qu’a été conçu Le chien noir et le poisson-lune. Je cite de mémoire en perroquet-passeur : « La mer s’est retirée, un grand chien noir court entre les trous d’eau, un poisson-lune entre les crocs. Le poisson s’est fait piéger par la marée et le voilà, les yeux brûlés par l’air, volant écrasé dans la mâchoire du monstre… Il court vers sa fin, le grand chien noir, le poison des dards du poisson court déjà dans ses veines ».

    Tout cela pour vous conseiller d’éviter le poisson du vendredi, cher ami.

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    A La Désirade, ce même jour.

    Cher Youssou,

    Votre conseil amical me touche, mais je suis vacciné. Il m’est en effet arrivé, il y a quelque temps, de déterrer une carpe japonaise, du genre coï, dont une nageoire pointait d’un tas de détritus jetés non loin de là par nos voisins, pour sentir le froid soudain de ce fluide mortel qu’un fulgurant réflexe m’a évité de sucer.

    Bien m’en a pris, car j’eusse été privé, crevant bêtement, de ce que je vis en ces jours printaniers, que vous avez sans doute connu vous aussi en marge de votre captivité, que nos frères humains appellent l’Amour et qu’un de leurs auteurs a dit justement « l’infini à la portée du scottish ».

    La perception phénoménologique trouve en la matière, cher Youssou qui avez compris qu’il n’y a pas, dans la notion de corporéité, de clivage entre le corps-pour-soi et le corps-pour autrui, un champ d’observation  d’une prodigieuse richesse, dont je vis tous les jours les effets sous le flux d’effluves montés par bouffées de la ferme voisine où Elle crèche. Je veux parler de Blondie, la Goldie retriever la plus craquante du voisinage, que je rejoins au moindre signe de distraction des gens de La Désirade, dont je perçois ces jours l’agacement érotophobe, mais passons : je crois qu’ils lisent ce blog.

    Je sais assez que passera vite cette saison d’amour, mais j’aimerais vous dire, Youssou, j’aimerais vous faire sentir ce que je ressens à fleur de robe et tout partout, j’aimerais vous communiquer, de poil à plume, cette irradiante félicité qui me fait danser autour de Blondie et la humer tout partout, j’aimerais avoir les poétiques vocables qui me permissent (subjonctif typiquement humain) d’évoquer cette tache d’or « qui passe entre les troncs bleus et lisses des longs arbres touffus » puis qui traverse « l’ocre étendue d’une prairie immobile, étalées sous un ciel sans vent ». Bien sûr vous  aurez reconnu  les mots de notre ami Pascal.

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    Blondie est ocre et pleine de grâce, comme ce dernier morceau du même scribe que vous connaissez mieux que nous, intitulé Ocre et qui me semble à moi aussi plein de grâce sublimée : « Une piscine asséchée dont la peinture bleue s’écaille / Un peu de vent dans les citronniers / Le soleil décline ; sur la terrasse, les arabesques / de la balustrade s’étirent dans la poussière / Au fond du jardin, deux chaises en fer, une / petite table carrée ; sur le plateau, un poisson en / mosaïque bondit hors de l’eau »…

    Images : le perroquet Youssou par Pascal Janovjak ; le chien Fellow par JLK.

    Pascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève 2007.    

     

  • Merci la vie, merci bien...

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    Lettres par-dessus les murs (17)

    Cher JLs,
    J'éprouve toujours le besoin de commencer ces lettres par un remerciement, ça va devenir lassant. C'est peut-être une habitude d'expatriation, on est souvent trop poli, quand on n'est pas chez soi - les Arabes et les autres sont tous un peu cannibales, vous le savez, mieux vaut sourire. Je ne vous remercie donc pas pour vos histoires de femmes voyageuses, et surtout pas pour celle de Lina Bögli, dont le nom m'eût évoqué une responsable du rayon vêtement de la Migros d'Appenzel plutôt qu'une aventurière au long cours et aux longues jupes. J'aime ces récits d'ailleurs qui se donnent le droit de juger, de décrire les impressions négatives et les déceptions - une ethnologie critique, pas nécessairement pertinente ou avisée, mais qui nous change des gentils documentaires géographiques où une voix traînante décrit les pêcheurs en train de pêcher et les chasseurs en train de chasser, et qu'importe s'il s'y mêle parfois un peu de racisme instinctif, un peu de cette défiance que nous portons au plus profond de nos gènes.

    voyage,littérature
    Je me rappelle d'un beau texte de Pasolini, le récit d'un voyage en Inde en compagnie d'Albert Moravia. Sa franchise m'avait touché, il était là, il voyait et donnait à voir, il ne s'excluait pas du paysage qu'il se permettait de condamner quand il ne lui plaisait pas. C'était entier. Je n'ai pas le bouquin ici, alors je vous cite un court extrait de Nicolas Bouvier, lu la semaine dernière dans L'Usage du Monde – ça n'a rien à voir mais il m'a plu pour les mêmes raisons, parce que ça sent le vrai. Bouvier et Vernet arrivent à Téhéran, en mai 54 :
    « … et comme un Auvergnat montant sur Paris, on atteint la capitale en provincial émerveillé, avec en poche une de ces recommandations griffonnées sur des coins de table par des pochards obligeants, et dont il ne faut attendre que quiproquos et temps perdu. Cette fois nous n'en avons qu'une ; un mot pour un Juif azeri que nous allons trouver tout de suite : une tête à vendre sa mère, mais c'est un excellent homme tout plein d'un désir brouillon de débrouiller nos affaires. Non, il ne pense pas que des étrangers comme nous puissent loger dans une auberge du bazar… non, il ne connaît personne du côté des journaux, mais voulons-nous déjeuner avec un chef de la police dont il promet merveille ? Nous voulons bien. Et l'on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourth chez un vieillard qui nous reçoit en pyjama. La conversation languit. Il y a longtemps que le vieux a pris sa retraite. C'est dans une petite ville du sud qu'il était chef, autrefois, il ne connaît plus personne à la préfecture… d'ailleurs il a tout oublié. Par contre, une ou deux parties d'échecs lui feraient bien plaisir. Il joue lentement, il s'endort ; ça nous a pris la journée. »

    voyage,littérature

    Voilà Bouvier souriant, admirable, parfaitement à l'aise dans ses chaussures de marche, et ce n'est pas évident, c'est délicat le voyage, ou l'expatriation, c'est toujours un peu la corde raide, tendue entre le tourisme et la schizophrénie. Au bout du rouleau, il y a Lawrence d'Arabie, qui estimait qu'on ne pouvait intégrer deux cultures, deux modes de pensée, qu'en payant le prix de la folie. Bouvier répond en écho, moins tragique : « on croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
    Plus loin, cette autre phrase qui fait tilt : « Un séjour perdu et sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n'aurais pas tenu longtemps ». Comme s'il était vital de garder toujours des liens, même lâches, avec le pays natal, pour éviter de se perdre complètement. Moi je ne risque rien, heureusement ou hélas, il n'y a pas de postiers à Ramallah pour mander mes lettres par-dessus les murs, mais une bonne vieille connexion internet, et des médecins, et des commodités. Je vous laisse, le jeune orchestre symphonique de Berne joue dans une demi-heure, Bellini, Bruch et Schuman.

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    A La Désirade, ce mercredi 9 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Moi aussi j’aime dire merci, et j’en rajoute par malice. Notez : rien ne me fait autant sourire sous cape que celles et ceux qui vous disent : « Merci, merci d’exister ». Je ne sais vraiment pas quoi leur répondre. Que je n’y suis pour rien ? Hélas je ne sais pas non plus leur rendre la politesse. Ce merci d’exister a quelque chose d’un peu trop affecté à mon goût, mais bref, je remercie d’autant plus volontiers quand il y a de quoi, comme après le sept jours parfaits que nous ont fait passer nos amis la Professorella et le Gentiluomo, dans leur maison de Marina di Carrara, avec le chien Thea et sept chats correspondant évidemment aux étoiles de la Constellation du même nom.
    Une posture me fait horreur par contraste, et c’est celle qui consiste à dire qu’on ne doit rien à personne. Je trouve cela tout à fait répréhensible. A ce propos, la Professorella nous a beaucoup fait rire en nous racontant le séjour de l’écrivain Georges Borgeaud en ses murs, qui non seulement parvint à se faire payer le voyage en avion, mais remplaça pour ainsi dire l’entier de sa garde-robe en une semaine, avant de manifester, à l’instant des adieux, une sorte de réserve pincée du ton, précisément, de celui qui ne doit rien à des hôtes qui de-toute-façon-ont-les moyens…
    Autant je m’amuse de la niaiserie très helvétique qui faire dire « merci, merci bien », et répondre « pas de quoi », puis « merci à vous», ou pire : « service », autant me consterne le déni de reconnaissance qui procède le plus souvent d’un déni de filiation. Mon amie Nancy Huston (« Merci d’exister, Nancy, ah merci, merci bien») a très bien illustré le phénomène dans ses Professeurs de désespoir en décrivant la façon de certains de nier l’importance de ceux qui nous ont donné le jour, pour mieux dénigrer ensuite la notion même d’enfantement.
    Tu me parles de L’Usage du monde et me cites quelques-unes de ses formules fameuses, me rappelant du coup le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier, notre cher Thierry Vernet dont a paru, l’an dernier, le recueil des lettres qu’il a adressées aux siens entre juin 1953 et octobre 1954 : sept cents pages de vie profuse et généreuse, où la reconnaissance éclate à chaque page.
    Cela commence comme ça, après un bel éloge de Thierry par Nicolas. « Le 6 juin 1953 matin. Sauvé ! Embrayé ! En vous quittant j’ai été me taper une camomille dans le wagon restaurant. Pas bien gai. Un couple en face de moi s’était trompé de train. Ils ont passé à 120km/ devant Romont, où ils n’ont pu descendre. Ca m’a distrait. Gros retard à Zurich (1h1/2) à cause d’un fourgon postal qui s’était mise sur le flanc, à ce que j’ai pu comprendre de ces « Krompsi-krompsi-krom » explicatifs. Cela a tout décalé. Train-train jusqu’à Graz. Du vert, du vert, des sapins. Pris en affection par un vieux peintre de Graz de retour de Paris, qui ne parle pas un mot de français. Il me prête et me force à lire pour me plaire Intermezzo de Giraudoux que son fils donnait à sa femme. « Son fils wohnt Paris. Arkitekt. Femme Französin, lustig ». On parle peinture. Il aime Picasso : lustig, lustig. Mais lui, il fait aussi des Abstrackt-form, bitte ? – Ach so ! J’étais pas mal claqué, le cœur qui me sortait un peu des lèvres. Un gros Bernois, retour de Kaboul et HongKong m’a remis sur mes rails. Tous ces petits vieux garçons, vieux petits garçons, qui se plient en deux dans des : Entschuldigung, Ach ! so, yo-yo-yo, bitte sehr ! »
    133991546.JPGTu vois le ton. Thierry écrivait comme ça, les yeux ouverts, le verbe vif, et ses lettres, comme celles de Lina Bögli, forment finalement un fabuleux reportage en marge de L’Usage du monde.
    En octobre 1954, dernière notation du voyage à Kaboul, dont il va revenir avec Floristella dans ses bagages, qu’il va épouser à Genève (mais il regrette de ne pouvoir emporter son accordéon avec lui), Thierry Vernet écrit encore ceci : « Dîner tranquille. Sommeil. Un peu mélancoliques de quitter le cher Nick. On se lève à 5 h demain matin. L’avion part à 7h.30. Ce sera magnifique. Fini l’islam. Mes croques-notes, je vous embrasse, je vous aime, je vous rembrasse. J’espère que tout va bien. Je vous télégraphierai de Delhi. Amitiés à tout le monde. Thierry. »
    Et à vous, Pascal que je n’ai jamais rencontré que dans nos lettres, mes amitiés, et à vos parents qui vont débarquer à Ramallah, à votre Serena et au perroquet Youssou.

    744796507.JPGThierry Vernet. Peindre, écrire chemin faisant. Préface de Nicolas Bouvier. L’Age d’Homme, 708p.

    Images: Photos de Nicolas Bouvier, dessins de Thierry Vernet. Les deux compères à la Topolino.

  • À l'ami disparu

     Le_Mont_Dolent_frontiere_entre_Suisse_France_et_Italie.jpg

     

    En mémoire de Reynald.

     

     

     

     

     

     

      


    Ce soir j’avais envie de te téléphoner, comme ça, sans raison,
    pour entendre ta voix, comme tant d’autres fois.
    Après tout c’était toi, déjà, ces longs silences.
    Mais je sais bien, allez, vous étiez occupés :
    les patients, les enfants, l’éternelle cadence.
    Ce n’était plus, alors, le temps de nos virées
    au biseau des arêtes ;
    ou comme ces années en petits étudiants dans l’étroite carrée :
    les rires, avec ta douce, que nous faisions alors !
    L’emmerdeur d’en dessous qui cognait aux tuyaux,

    tout ce barnum : la vie !
    Et ce soir de nouveau j’aurais aimé semer
    un peu ma zizanie.
    Ou parler avec toi, comme tant d’autres fois.
    J’avais presque oublié ce dimanche maudit,
    cette aube au bord du ciel, au miroir effilé
    la griffe de ta trace au-dessus des séracs.
    Tu vaincras, tu vaincras scandes-tu : tu vaincras!
    L’orgueil de ton défi !


    Mais soudain à la Vierge là-haut qui te bénit
    - à toi sans le savoir est lancé le déni
    d’une glace plus noire.
    Ce dimanche maudit, juste à ton dernier pas.
    Et ce cri ravalé, et ce gouffre creusé.
    Et l’effroi des parois – et la mort qui se tait…

    Sais-tu que je t’en veux ce soir,
    ami, parti tout seul
    comme un bandit.

     

    (ce 13 décembre 1987, après le 15 août 1985)

  • Les femmes d'abord

    littérature,voyage

    Par-dessus les murs (16)
    Ramallah le 7 avril, après-midi.


    Cher JLs,
    Votre dérive dans les rues de Tokyo m'en rappelle une autre, un peu plus à l'Ouest mais asiatique toujours - c'est sans doute en Asie qu'on se perd le mieux, en Inde surtout, vous connaissez le syndrome indien, ce conseiller culturel de je ne sais plus quelle ambassade, qui disparaît et qu'on retrouve plusieurs semaines plus tard, dépenaillé et errant dans les rues de Calcutta ou de Delhi, ou bien Jean-Hugues Anglade qui se dissout complètement, entre Bombay et Goa, dans le Nocturne Indien de Corneau et Tabucchi.
    Nous c'était au Bangladesh, on n'a pas perdu notre identité, juste notre chemin. J'étais parti avec Bruno et Caroline, quelque part du côté des champs de thé de Sylhet. Nous avions loué des vélos, sur les conseils avisés du Lonely Planet.

    littérature,voyage


    La carte des itinéraires était maigrelette, on aurait dû se méfier, mais c'était tellement beau, quel plaisir de filer ainsi au milieu des rizières sur nos vaillantes montures, nous nous sommes enfoncés dans des terres plus sauvages, des douces collines, poursuivis par des papillons aux envergures de corbeaux et des nuées de moustiques, et une heure plus tard, la bouteille d'eau que nous nous partagions était vide. Alors on s'est dit comme ça qu'on pourrait rentrer, ça avait l'air simple sur le plan, mais il est des lieux réfractaires à la cartographie, des trous noirs qui absorbent les imprudents, où l'espace se dilate, et le temps plus encore. Le chemin se resserra en piste, pas cyclable pour un sou, les fessiers brûlaient, les serpents sifflaient sur nos têtes, on nageait plus qu'on ne pédalait, dans le chaud et l'humide. Au détour d'un chemin, deux heures plus tard, un adolescent, qui portait un fagot. Etrange et superbe rencontre.

    1557904133.JPGC'est par là, dit-il, c'est tout droit. C'est sûr ? Tout droit, pas plus compliqué, pas à droite et à gauche ou à gauche ensuite après le feu ? Juste tout droit ? Oui oui tout droit. Bien sûr, après le premier virage nous attendait une bifurcation et un choix périlleux, et bien sûr nous faisions le mauvais. Etrange contrée vraiment, on avait l'impression d'être absolument seuls, mais toutes les heures, au détour d'un buisson surgissait un Bangladais, aussi à l'aise dans la jungle que vous à la Désirade. Ils se ressemblaient tous, ces Bangladais (ou alors c'étaient les mêmes qui se remettaient exprès sur le chemin), et ils nous perdaient du mieux qu'ils pouvaient, ils y mettaient du coeur et de l'effort, vraiment, sérieux et appliqués, et nous suants, à moitié morts de soif et de fatigue, d'implorer la route juste, le chemin vrai pour sortir enfin de cet enfer, et eux de se plier en quatre pour nous égarer davantage. Vraiment l'idée leur plaisait, contrairement à vos Japonais. Ils se mettaient à plusieurs parfois, ils n'étaient pas toujours d'accord sur le meilleur piège à nous tendre, leurs dissensions nous rassuraient, l'un d'eux au moins avait raison. Mais le plus souvent ils étaient unanimes à tendre leurs bras pour nous précipiter plus avant dans l'inconnu et les fièvres. Mes compagnons me faisaient peur désormais, ils étaient clairement en train de subir une inquiétante métamorphose, blancs comme des spectres, avec des plaques rouge homard sur le visage, et déjà à moitiés liquides. Je fis comme si de rien n'était, je ne savais pas comment ces créatures pouvaient réagir, et puis il allait faire faim, bientôt, des alliances allaient se nouer pour la survie, il fallait rester sur ses gardes.
    Je me rappelle d'une ferme, surgie au milieu de nulle part, l'unique demeure à mille milles à la ronde. L'eau du puits nous a sauvé, elle n'était absolument pas conforme aux normes de potabilité occidentales, elle devait grouiller de vermine et de bactéries et d'hépatites latentes, mais elle nous a sauvé, je crois, et nos bienfaiteurs d'agiter longtemps les mains, soulagés sûrement de voir repartir ces trois extraterrestres albinos et cramoisis sur leurs machines volantes.

    Une vingtaine de prières plus tard, et un testament virtuel mille fois amendé, nous avons aperçu une maison, dans la lumière du couchant, non, deux maisons, trois, et sous le porche de l'une d'elles on vendait des boissons gazeuses. Alors nous avons compris que la ville n'était pas loin, qui dit boissons gazeuses dit civilisation, eau potable, douche froide, matelas, ventilateurs.


    A Dhaka, sous la clim et un gin tonic à la main, j'ai fait la connaissance d'une autre Caroline, Riegel de son nom. Un poil plus expérimentée elle faisait de plus longues virées, elle arrivait tout droit du lac Baïkal, elle allait rejoindre Bangkok. Une balade... Dans ses yeux se retrouvaient tous les sourires aperçus sur le bord des routes... Elle vient de m'écrire pour m'annoncer la sortie de son livre, les amateurs de bicyclette et d'Asie le trouveront sur http://www.baikal-bangkok.org/fr/

    Nous retournons au Bangladesh dans un mois exactement. Revoir nos amis, Bruno et les autres, je vous raconterai... Si nous n'y laissons pas nos os, nous viendrons ensuite à la Desirade. Si vous m'envoyez les coordonnées GPS par retour du courrier.

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    A La Désirade, ce lundi 7 janvier, soir
    Caro Pascal,
    J’aime énormément vos récits de complots bengalis, de bouteilles vides et de serpents qui sifflent sur vos têtes. Votre façon d’écrire « et puis il allait faire faim » me rappelle cette phrase sublime d’une carte postale envoyée du Tessin par Charles-Albert Cingria à je ne sais plus qui : « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin », et je savoure vos histoires de Caroline. Un homme qui a des histoires de Caroline à raconter ne peut pas être tout à fait mauvais. Je vais tâcher de retrouver celle que j’avais commise il y a bien des années de cela dans ma vie de péché. En attendant, vos femmes voyageuses m’en ont rappelé deux autres, Lieve et Lina.
    1220267687.jpgJe n’ai fait qu’une balade en compagnie de Lieve Joris, mais alors mémorable, dans nos préalpes voisines, d’abord au col de Jaman d’où l’on découvre l’immense conque bleue du Léman. 283016233.jpgNous parcourions des pierriers à chamois et vipères sur les vires desquels elle me raconta sa visite à V.S. Naipaul à Trinidad de Tobago, à l’occasion d’une réunion de famille homérique… puis à la terrasse vertigineuse de l’hôtel de Sonloup où, durant le repas, son ami chef de guerre en opération aux frontières du Kivu l’appela au moyen de son portable satellitaire pour nous faire entendre le crépitement des armes automatique, avec ce léger décalage qui rend la guerre encore plus surréaliste que d’ordinaire.

    De la guerre, il était d’ailleurs beaucoup question dans La danse du léopard que venait de publier cette femme si courageuse et intéressante, comme l’est aussi une Anne Nivat dont je lis ces jours le récit des tribulations à Bagdad. Mais pour l’instant c’est de la plus pacifique des femmes que j’aimerais vous parler, notre Lina qui fit juste saliver un cannibale dans sa paisible existence d’institutrice…
    Si vous ne connaissez pas Lina Bögli, il vous reste encore quelque chose à découvrir en ce bas monde : ses lettres de voyage représentent en effet l’un des classiques de la littérature nomade, aussi délicieuse que le journal du berger érudit Thomas Platter, intitulé Ma vie. Mais qui est Lina Bögli ?
    1222486885.jpgC’est une irrésistible godiche qui écrivait, en février 1897, de passage aux îles Samoa: « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. »
    Lorsqu’elle note cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli a déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec la longue pause d’un séjour à Sydney. L’idée un peu folle de faire le tour du monde en dix ans lui est venue en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet signifiait pour elle une échappatoire au vide de l’existence d’une femme seule. « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. »

    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laisse cependant filtrer,
    de loin en loin, un persistant mal du pays. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages «sur le terrain ». Ses jugements sont parfois expéditifs, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », ni de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, note-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ».
    1773353324.JPGDans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses de Samoa ou d’Hawaï, elle exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».
    Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit.
    À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « paradis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi. Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans on petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen,dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain.
    1626977995.JPG«L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, Lina Bögli achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»

    Pardon, cher Pascal, d'avoir été un peu longuet avec cette impayable Lina, mais elle vaut en somme son pesant de kilobytes. J'avais rédigé le premier jet de ces notes dans un cybercafé de Toronto. Le clavier dont je disposais alors était dépourvu d'accents. Vous aurez remarqué que je les ai rétablis.  Ainsi constate-t-on que tout est perfectible sous la douce férule de l'instite... 

    412585483.JPGImages: paysage du Bangladesh, par Pascal Janovjak. Au Col de Jaman. Lina Bögli. Dessins et peintures de Thierry Vernet. Aquarelle de Frédérique Kirsch-Noir. Femme-papillon par X.

  • Des plans sur la Planète

     

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    Lettres par-dessus les murs (15)

    Ramallah, le 5 avril, après-midi,

    Cher JL,
    Nous rentrons d'une belle ballade dans le Wadi Qelt, aux portes de Jericho, trois heures à gravir des collines, à suivre la vallée asséchée qui mène au monastère St Georges. Pas de dragon sur le chemin, quelques bédouins accueillants, des libellules au ras des pierres, des mouches amoureuses de nos paupières, d'étranges oursons-castors qui détalent au bruit de nos pas, et des aigles, qui traversent la bande de ciel qui surplombe le défilé.

    1474325075.jpgNous en revenons affamés, heureux et complètement cuits… mais je tiens à vous remercier sans plus tarder pour les plans de l'oniroscope et du mnémoscaphe, que vous me promettez. J'espère pouvoir également jeter un oeil sur ceux de la Grosschen, dont vous parlez dans une de vos dernières nouvelles. Elle m'a l'air tout particulièrement efficace. En échange je vous montrerai les plans de l'armure passe-muraille, de la taupe mécanique à deux places et du pont individuel portatif et autopropulsé. Ce ne sont hélas que des prototypes, qui présentent encore quelques défauts mineurs, j'ai besoin de votre expertise pour comprendre où ça coince. Nous déroulerons tout cela sur la grande table, nous étudierons les mouvements des forces, les mains à plat sur le papier, un cigare au bec, en très sérieux chefs d'état-major préparant de nouvelles offensives.
    J'ai un faible pour les plans, les cartes et les schémas, qu'ils soient d'architecture, anatomiques, mécaniques ou géographiques. J'ignore pourquoi ces froides représentations de la réalité me fascinent. Peut-être à cause de leur vaine méticulosité, de ce dessin rigoureux qui cherche à décrire les choses au plus près, et qui pourtant ne pourrait être plus éloigné de la matière.
    Dans la plupart des pays arabes que j'ai visités, les gens auxquels j'ai demandé mon chemin n'ont jeté qu'un oeil distrait sur la carte que je leur montrais. On n'est pas en très bons termes avec la projection spatiale ici, on utilise plutôt le souvenir en guise de repère. Vous tournerez à droite après le rond-point, à gauche après le supermarché, c'est là, derrière l'hôpital, vous voyez l'hôpital ? Mais où tout cela se trouve, sur une carte, on ne sait pas trop. Quoi de plus artificiel, de plus étrange, vraiment, que de réduire le réel à deux dimensions ? Nous ne sommes pas des oiseaux, comment avons-nous eu l'idée de représenter le monde vu d'en haut, bien avant les satellites ? Sans doute est-ce pour cela que j'aime les plans et les cartes : ce sont des projections mentales, qui nous obligent à changer d'angle, de point de vue, à perdre un peu l'équilibre, décoller du réel pour se l'approprier autrement. Planer au-dessus d'une ville, plonger à l'intérieur d'une machine. Les cartes sont des supports à rêves, elles laissent le champ libre au spectateur, invité à ajouter la vie, le mouvement et la matière entre les lignes et les pointillés. Ouvrir "L'indispensable Paris par Arrondissement" au papier jauni, arpenter des quartiers inconnus, ou "The new Oxford Atlas", qui n'est plus très new du tout, qui m'emmène en URSS ou au Pakistan Oriental. Un simple tracé fait rêver à de sombres impasses, à de larges avenues klaxonnantes, quelques lignes de dénivelé et voilà les arbres qui penchent, sur la colline fouettée par le vent, et la marée ronge les côtes de cette petite île, là, au large de la péninsule antarctique. Qu'importe l'échelle ou le sujet, les schémas et les plans sont toujours une représentation de l'imagination elle-même.
    757086515.jpgJe vous joins donc une carte, géographique ou anatomique, vous choisirez – j'en ai effacé la légende et tout ce qui pourrait faire obstruction à votre fantaisie. Vous me raconterez votre interprétation demain, autour du barbecue... Ce matin j'ai balayé les sarments secs, sous la vigne, et Thomas me dit qu'il n'y a rien de meilleur que les barbecues aux sarments, vous êtes donc cordialement invité, avec toute votre tribu. Gareth malheureusement ne sera pas des nôtres, il a reçu il y a trois jours son avis d'expulsion définitif. C'est dommage, vous vous seriez bien entendus, j'en suis sûr, lui non plus n'était pas un enragé.

     

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    773210363.jpgA La Désirade, le 5 avril, soir

    Cher Pascal,
    Je me demandais où vous aviez disparu. Comme je venais de vous inviter à La Désirade et que je sais votre très extrême curiosité, je me suis inquiété à l’idée que, peut-être impatient de découvrir mes plans de l’oniroscope et du mnémoscaphe, vous auriez fait quelque folie. Or il se trouve que rallier la Suisse depuis la Palestine est bien moins compliqué que d’arriver à La Désirade pour qui n’a pas reçu le Plan. Certains ont cru qu’ils pourraient nous rendre visite sans le Plan. Leurs os blanchissent dans les ravins proches et les pierriers de l’autre versant des monts. Que cela serve de leçon aux autres...

    Mais vous voici justement faire l’éloge du Plan, qui m’a rappelé la première fois où je me suis perdu dans Tôkyo.

    J’y accompagnais alors l’Orchestre de la Suisse Romande, au titre de tourne-pages attiré de Martha Argerich, étoile de la tournée avec le violoniste Gidon Kremer. Tourner les pages d’une partition suppose qu’on sache déchiffrer celle-ci, chose déjà soumise à une certaine connaissance du plus fin solfège. Mais déchiffrer un plan de Tôkyo est encore une autre affaire, surtout quand on n’en a point sous la main, comme c’était mon cas en cette première aube, lorsque je sortis de l’immense pseudo-palace imitation Renaissance italienne que figure le Takanawa Prince Hotel. C’était à peine sept heures du matin, et la première station d’autorail se trouvait à moins de cent mètres. Mon intention était de me rendre au cœur de la ville, conformément à mon penchant d’aller subito au cœur des choses. Mais le cœur de Tôkyo était-il à gauche ou à droite ? Telle était la question. Et nulle pancarte lisible pour me renseigner : pas une inscription en un autre alphabet que nippon, et nul plan non plus que je pusse lire. Je m’informai donc auprès d’un jeune homme me semblant un étudiant, qui se détourna sans me répondre mais en ne cessant de sourire dans le vide. J’ignorais alors que tous les Japonais ne sont pas impatients de vous aider. Ensuite, quand je fus monté au hasard dans le premier train se pointant, bondé de Japonais semblant tous décidés à m’ignorer (tous dormaient debout, ou plus précisément suspendus aux poignées prévues à cet effet), j’eus bientôt des doutes, puis la certitude que ce train allait tout ailleurs qu’au cœur de Tôkyo – je comptais débarquer à Kanda où se concentre la plus grande quantité de librairies au monde -, sans s’arrêter pour autant alors qu’après vingt ou trente kilomètres de course forcenée la ville se clairsemait avant d’en devenir un autre, dont j’apprendrais peu après qu’il s’agissait de Yokohama. Je me jurai alors, avant de rebrousser chemin, en tâchant de résister à l’irrépressible flot d’employés se rendant à leur bureau, que jamais plus je ne me déplacerais dans Tôkyo sans un plan.

    Quelques jours plus tard, décidé de rencontrer le grand écrivain Kenzaburo Oé, dont j’avais l’adresse en poche, je découvris cependant que se diriger dans Tôkyo avec un plan est aussi délicat que de le faire en s’aidant d’une partition musicale, mettons : le Concerto pour la main gauche de Ravel dont je tournais les pages chaque soir. Se déplacer à Tôkyo ne peut se faire qu’en taxi, mais ce qu’on ne sait pas est que chaque taximan ne connaît qu’une section du plan et pas celle d’à côté, de sorte qu’il faut sauter d’un taxi à l’autre, de la limite d’une section à la frange de l’autre et d’un taximan mal luné à un autre, avant de s’apercevoir qu’on tient le plan à l’envers et que le dernier taximan porte le tatouage typique du yakusa…

    1786790883.jpgCela pour les premiers jours, le temps de se rendre compte que tous les Japonais n’ont pas la même tête ni ne pensent qu’à vous empêcher de rencontrer Kenzaburo Oé qui, soit dit en passant, doit se demander aujourd’hui où blanchissent mes os… Ensuite, comme on se fait à tout, je me suis fait à Tôkyo, sans plan mais avec l’aide de l’admirable Georges Baumgartner, véritable Plan vivant qui m’a raconté la ville du haut d’un des buildings de Ginza où la ville se lisait comme sur une maquette en 3D vue du ciel – comme vous-même pourriez, via Google Earth, découvrir le val suspendu où s’accroche notre nid d’aigle de La Désirade. A ce propos je me promets, demain, par le même truchement, de vous rendre une visite virtuelle. Si Gareth n’y est plus, ce sera donc avec Thomas et Serena que nous trinquerons…

    Deux mots encore, cependant, à propos de Georges Baumgartner. Pour nous autres Romands, Georges incarne le Japon. C’est sans doute LE correspondant de nos journaux et de nos médias audiovisuels le plus fameux, à juste titre. Débarqué dans les années 70 par auto-stop, ce petit Jurassien têtu, combatif et droit, est devenu le « lecteur » patenté de la réalité japonais. Dès notre première rencontre, il m’expliqua que la règle du journaliste japonais consiste à n’écrire ou ne dire que le 20% de ce qu’il sait ; mais lui s’efforçait d’enfreindre cette règle tacite. Plus tard, j’ai d’ailleurs appris que la chose avait failli lui valoir son poste.

    Il y a une vingtaine d’années de ça, contrariés par les articles de Georges Baumgartner visant les pratiques d’une certaine Firme, les directeurs de celle-ci invitèrent le rédacteur en chef de notre journal, 24 Heures, à découvrir le Japon, ses cerisiers, ses geishas et son admirable industrie. Au terme d’un voyage agréable, notre rédacteur en chef eut à comprendre, à demi-mot, qu’on eût été fort aise de le voir envisager l’éventualité de ne plus trop laisser la bride sur le cou de ce Monsieur Baumgartner, certes éminent par ses écrits mais dont on se demandait s’il avait bien assimilé les us et coutumes du Japon. Hélas les rédacteurs en chef occidentaux sont parfois difficiles à manœuvrer, ou peut-être celui-là était-il simplement mal élevé ? Du moins Georges Baumgartner, honneur à notre patron de l'époque, conserva-t-il son poste qu’il tient aujourd’hui encore avec la même rigueur inflexible.

    Cela dit vous avez raison : les plans sont surtout faits pour rêver. Les vieux portulans sont les plus poétiques à cet égard, mais j’ai un petit plan de Manhattan, qui s’ouvre et se referme comme une cocotte en papier, que j’ai réellement utilisé et qui me ramène, une autre année, du côté de Brooklyn Heights où, plutôt fauché et frigorifié, je trouvai sans plan, pur miracle, cette boutique d’un vieux Juif qui me vendit une pauvre  pelisse à col d’astrakan, genre manteau de Gogol en plus laminé, pour 5 dollars seulement...

    Mais allez, Pascal: minuit approche et je m’en vais faire un tour en oniroscaphe, histoire de compléter la cartographie des grands fonds de la planète Morphée…        

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  • Nos drôles de machines

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    Lettres par-dessus les murs (14)

    Ramallah le 2 avril 2008, nuit.

    Salam aleikum,

    Merci pour le pardessus, le temps s'est étrangement rafraîchi ici, je l'ai utilisé à la place de mon imper, j'avais fière allure (quoiqu'un peu emprunté, sans doute). Ce matin c'est au hasard d'une promenade digitale que je découvre cette perle, qui date de bien avant l'internet, et que vous avez peut-être entendu comme moi : le plus ancien enregistrement connu, effectué en 1860, dix-sept ans avant Edison, par un typographe français, Edouard-Léon Scott de Martinville, lequel sieur avait inventé le phonautographe, un bidule constitué d'un porte-voix inversé qui dirigeait les ondes sonores sur une membrane, laquelle gravait ses vibrations sur un cylindre entouré de papier noirci à la fumée. Vous visualisez ? Le bout de papier en question a été exhumé début mars dans quelques archives parisiennes et poussiéreuses, on en a tiré un son. Un enfant, qui chante les premiers vers d'Au Clair de la Lune, en 1860.
    1860, vingt ans après la parution des Aventures d'Arthur Gordon Pym, que vous évoquez, dix ans après que les sœurs Fox ont entendu les esprits frapper des coups dans leur maison, à Hydesville, NY, donnant ainsi naissance au spiritisme que le pauvre Conan Doyle allait défendre dans toute l'Europe au tournant du siècle (Holmes en le quittant avait emporté un peu de sa lucidité), spiritisme que Camille Flammarion considérait comme une science, pendant qu'il fouillait les étoiles à la recherche d'autres mondes habités, pendant que des prostituées battaient le pavé londonien, mal éclairé au gaz, et tout ce qui s'ensuit.
    La belle époque… 1860, à Paris on cause encore des Fleurs du Mal dans la rue, au milieu des gravats et des chantiers d'Haussmann, la voix du crieur de journaux et les bruits des travaux devaient s'entendre, jusque dans l'appartement où un enfant, sous l'œil vigilant d'un inventeur, chantait, pour la centième fois peut-être, Au Clair de la Lune dans un entonnoir. Comme l'ont déjà écrit de nombreux commentateurs, c'est bien un fantôme qu'on a l'impression d'entendre, un fantôme issu de la fumée noire du papier gratté, qui s'est engouffré dans les circuits imprimés de nos réseaux, et qui nous transmet sa voix d'outre-monde...
    http://www.firstsounds.org/sounds/1860-Scott-Au-Clair-de-la-Lune.mp3

    Le plus beau, dans cette histoire, c'est que l'inventeur du phonautographe n'avait aucun moyen d'écouter son enregistrement, contrairement à Edison. Il aura donc fallu attendre qu'Edison invente l'ampoule, à la lueur de laquelle Tesla inventa les communications radio, que les Allemands utiliseront pendant la Seconde Boucherie pour transmettre leurs messages codés, obligeant les Alliés à concevoir vite vite un machin appelé ordinateur pour les déchiffrer, machin que le mois dernier, enfin, un autre Américain un peu dans la lune aussi utilisera pour décoder cette énigme-là : dix secondes d'une comptine fredonnée en 1860, qui parle elle d'un temps encore antérieur à tout ce bazar, où l'on s'éclairait à la chandelle ou au clair de la lune… Cher Jean-Louis, je te rends ta plume, si tu m'écris un mot.

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    A La Désirade, ce jeudi 3 avril, matin.

    Cher Pascal,
    Dans son fameux roman inédit à titre posthume sous le titre provisoire de La nostalgie du crotale, notre ami Kilgore Trout rend hommage à Scott de Martinville et à son phonautographe, grâce auquel nous prenons connaissance aujourd’hui, par votre inappréciable truchement, de ce bouleversant document. Nous qui sommes des gens de plume dans l’âme, dont le sang est d’encre polychrome, ne craignons pas de trahir l’esprit de la Lettre en accueillant toutes les machines inventées par l’Espèce bipatte en sorte de maximiser les potentialités de l’écrit destiné à rester éternellement, en tout cas jusqu’à la fin de l’après-midi.
    L’an 1860, puisque vous évoquez Baudelaire, marqua aussi la parution des Paradis artificiels, peu après celle d’Oblomov, le chef-d’œuvre en pantoufles d’Ivan Gontcharov, et c’est cette année aussi que l’abbé Fiorello Gentile della Macchia, jeune aristocrate siennois voué à la Sainte Eglise, entreprit de cavalcar la tigre en compagnie d’une jeune chambrière helvète, ma trisaïeule ensuite répudiée par sa famille. Faute de pouvoir se réclamer d’une généalogie dorée à la feuille, on se trouve parfois un ancêtre privilégié. Or j’en ai deux: le premier, mercenaire du roi, est tombé aux Tuileries dans l’exercice de son job, et le second est l’abbé Fiorello, qui vira sa cuti dans les bras et les draps de ma trisaïeule le 11 mai 1860, jour même où Garibaldi lançait son expédition, une année tout juste avant l’invention du vélocipède par les frères Michaux.
    L’abbé Fiorello ne m’a pas légué qu’une ascendance toscane : en fouillant dans ses archives persos, déposées à l’anarchevêché de Montalcino, j’ai pu, de fait, y recopier les plans de deux merveilleuses machines qui n’ont rien à envier au phonautographe : je veux parler de l’oniroscope et du mnémoscaphe.
    1570714477.jpgJe ne vous en souffle mot qu’à vous, mon ami, car je vous sais capable de garder un secret. Comme vous êtes un garçon sensible et sensé tout à la fois, vous ne me demandez pas pourquoi je me suis gardé de faire la moindre publicité à l’oniroscope, qui permet de transcrire ses rêves dans sa camera oscura à fins strictement personnelles, non plus qu’au mnémoscaphe, autorisant la circumnagivation dans le tréfonds de son eau songeuse: vous avez compris quel mauvais usage en feraient d’aucuns. Enfin, puisque tu m’as rendu ma plume, gentil Pascal, l’accès aux plans de ces appareils te sera néanmoins permis lorsque tu te pointeras à La Désirade. Ce qu’attendant je te souhaite de beaux rêves, et à ta moitié d’orange, au clair de la terre…

    Documents : gravure anonyme parue dans Camille Flammarion, L'Atmosphère: Météorologie Populaire, Paris, 1888. Protototypes du phonautographe et du mnémoscaphe.

  • Ressources de l'imagination

     

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    Lettres par-dessus les murs (13)

    Ramallah, ce mardi 1er avril, matin.

    Cher JLK,

    « Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu'il ne suffit pas, pour un écrivain, d'avoir des choses à dire : encore faut-il qu'il en ait à raconter. ».

    Merci à vous et à Gripari pour cette phrase… On pourrait ajouter que pour avoir des choses à raconter, il faut parfois en vivre, je n'ai compris cette évidence que très tard, j'ai longtemps cru, aveuglément, à la toute-puissance de l'imagination – que les obscurs recoins de nos cervelles contenaient des mondes, à la manière des vieux greniers.

    littérature,voyageC'est peut-être vrai pour les écrivains qui ont roulé leur bosse, ça l'est moins pour les jeunes scribouillards, qui feraient mieux d'aller voir la lumière du jour plus souvent. Ils ont parfois de la chance, le hasard fait parfois irruption dans leur inquiète retraite, à la manière de ce sac à main que la vie a déposé, une nuit, dans notre jardin, par le truchement de quelque voleur de poule qui cherchait un coin isolé pour explorer son butin. C'est toujours assez glauque, un sac à main éventré dans les herbes hautes. C'est un peu comme découvrir un cadavre (toute proportion gardée bien sûr, je ne tiens pas à vérifier la validité de ma comparaison, je me contente volontiers du sac à main). Il y a là toute une intimité profanée, les reliefs d'une existence, le souvenir d'un instant qu'on imagine violent, d'autant plus violent que la délinquance est rare. La victime n'a pas vingt-cinq ans, son visage sourit encore, sur la carte d'identité abandonnée dans les herbes hautes. C'est important, une carte d'identité, sans elle il est impossible de circuler. Elle est délivrée par Israël, via l'Autorité Palestinienne, et les procédures de renouvellement sont longues et compliquées.

    littérature,voyage
    Je vide le sac à main sur la table de la cuisine. Excepté un ou deux perce-oreilles (forficula auricularia) qui s'échappent en frétillant des pinces, il contient : - un paquet de mouchoir - un foulard - un lourd flacon vaporisateur « Soul », qui contient un fond de parfum trop fort - une serviette hygiénique - deux petites peluches, un chien porte-clés aux oreilles jaunes, et un lapin à ressort - une feuille de papier quadrillé, pliée en quatre, vierge, - un carnet. Je l'ouvre. Ce n'est pas un carnet d'adresse, c'est un journal intime. Ecrit en arabe, heureusement, il gardera ses secrets. Une phrase en anglais, tout de même, maladroitement tracée sous un cœur percé de sa flèche, I love you for ever ever ever. C'est vrai que c'est intime, un sac à main… Je me rappelle le journal que je tenais adolescent, si quelqu'un avait pu jeter les yeux dessus je l'aurais tué. Je refuse donc d'aller porter le sac à la police, comme on me le conseille, ces gens-là sont plus voyeurs que des écrivains. Si tous les adolescents du monde se ressemblent, alors il y a aussi, dans ce journal, le prénom de celui qu'elle aime for ever ever ever, et l'oiselle pourrait passer un sale quart d'heure. Derrière la carte d'identité se trouve une carte de stagiaire du Ministère du Travail, je m'y rends donc ce matin, après un week-end et un jour de grève. On me fait fête, on m'installe dans un bureau vide, on m'apporte du café, un cendrier. La fille ne travaille plus ici, on passe des coups de fil, je contemple le pot de fleurs artificielles posé sur le bureau. Dans le couloir passent et repassent des types, ils semblent n'avoir pas grand-chose à faire, dans ce ministère du Travail… L'anglophone de service vient me causer, il m'explique que la prochaine fois, le plus simple est de se rendre à la station de taxis collectifs qui desservent le village de la demoiselle, on la reconnaîtra à coup sûr, on lui rendra son sac. Pas con (c'est d'ailleurs à une station semblable que ma compagne a récupéré mon téléphone portable égaré dans une voiture, le conducteur l'avait appelée). Pas con mais reste l'intimité du journal intime, que j'ai glissé dans ma poche, et dont je ne parle pas. On parle d'autre chose, du Koweit et de je ne sais quoi, et puis on vient nous dire qu'on a réussi à joindre la fille, elle est en chemin. Un autre café plus tard la voilà qui déboule, tout sourire, avec son père, tout sourire aussi. Tant pis pour l'argent que contenait le sac, volé sur le comptoir d'un magasin – l'important c'est la carte d'identité, satanée hawiyye, la voilà enfin. La fille range la carte dans son sac, mais le journal intime elle le garde à la main, sur son cœur. En rentrant chez moi, en traversant la ville, les gens m'applaudissent et jettent des pétales de roses sur mon chemin. Je vous salue, cher ami.

      

    A La Désirade, ce mardi 1er avril 2008, soir.

    Cher Pascal,

    L’imagination, ce sera de raconter la vie de cette fille et le contenu de son journal intime en vous rappelant le geste qu’elle a eu de le retenir sur son cœur. Mais l’imagination, ce pourrait aussi de lui inventer de toute pièce le destin de la femme-orange, vous savez, la femme qu’on pèle, la femme réellement femme et qu’il faut peler pour l’aimer, et qui pelée, le matin, quand vous la retrouvez dans votre lit, s’est misérablement ratatinée et vous supplie de la boire avant qu’elle ne meure tout à fait…

    littérature,voyageC’est l’une des nouvelles à dormir debout qu’a publiées récemment l’auteur belge Bernard Quiriny, sous le titre de Contes carnivores préfacées par Enrique Vila-Matas qui tient l’auteur en grande estime. Ou vous pourriez prêtez à votre jeune fille la destinée de la servante de Son Excellence, l’évêque d’Argentine à deux corps. Je dis bien : à deux corps, mais gratifié d’une seule âme par le Seigneur. D’où complications pour l’intéressé, comme il aurait pu en aller aussi de votre jeune fille amoureuse for ever ever ever d’on ne sait toujours pas qui. Vous avez préservé son secret, tandis que j’ai violé celui de mes squatters.

    Je m’explique : l’année de votre naissance, en 1975, menant une vie de musard à vadrouilles, j’avais confié, à un compère de passage, la clef de ma trappe d’artiste pleine de bouquins, aux Escaliers du Marché lausannois de bohème mémoire, qui laissa s’y installer quelque temps d’autres migrateurs moins délicats que lui. En peu de temps, ma thurne fut transformée en souk puis en foutoir immonde, que je trouvai toute porte béante lorsque j’eu le mauvais goût de m’y repointer sans crier gare. Du moins, avant de lever le camp, mes bordéliques hôtes inconnus avaient-ils oublié un journal de bord substantiel, dans lequel se déployait, sous diverses plumes, la chronique déambulatoire de couples et autres groupes à transformations, passant d’une communauté d’Ardèche à une ruine du Larzac, via Goa et l’île de Wight, un refuge de Haute Savoie et les quais de la Seine.

    littérature,voyagePassionnant ? Absolument pas : misérable. Sans trace de joie de vivre (sauf au début et ensuite par sursauts) ni de fantaisie imaginative : un tissu de considérations pseudo-philosophiques et de dialogues de sourds (car les rédacteurs de ce journal se parlaient par ce truchement), avec quelque chose de pathétique dans le vide de l’observation et du sentiment. Je me dis alors qu’il y avait là la matière d’un roman d’une forme originale, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je me sentirais la capacité, je veux dire : l’imagination, de m’y colleter.

    littérature,voyageL’imagination d’un conteur à la Gripari, comme celle de l’auteur des Contes carnivores, ou celle de Cortazar dont on vient de ressortir les nouvelles en Quarto, semblent ressortir à l’invention pure. On se rappelle aussi Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, cette merveille étrange. Pourtant vous avez raison de penser que ces histoires apparemment extraordinaires procèdent elles aussi d’une expérience et d’un savoir d’acquisition. Gripari a évoqué, dans Pierrot la lune, sa vie personnelle où l’imagination ne semble jouer aucun rôle, au contraire de ses merveilleux contes pour enfants ou de ses nouvelles plus ou moins fantastiques. A y regarder de plus près, on constate qu’il en va tout autrement. A contrario, certains univers qui semblent découler de prodiges d’imagination, notamment dans la science fiction, se réduisent souvent à des clichés répétitifs et autres gadgets mécaniques. Votre sac est une auberge espagnole : vous y trouverez ce que vous y fourrerez.

    littérature,voyagePour ma part, je vous laisse ce pardessus oublié par mes squatters avec leur journal. Jetez-le sur les épaules de votre imagination....

  • Être là, voir et entendre

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    Lettres par-dessus les murs (12)

    Ramallah, le 30 mars 2008. 11h.


    Cher JLK,

    C'est vrai, c'est le détail qui fait l'émotion, qui peut provoquer l'empathie. Le petit fait vrai, insignifiant, dont Barthes montre que c'est lui qui crée « l'effet de réel » (et donc le mensonge littéraire). Les politiques pourtant devraient se tenir au-dessus du détail, dans leurs décisions, leur jugement devrait être guidé par l'objectivité des chiffres, non par l'émotion ou la sympathie intuitive... enfin, je crois… c'est pour ça que j'ai du mal à accepter l'inutilité des rapports qui s'accumulent ici. Mais chacun son boulot, Dieu merci nous ne sommes pas des hommes politiques, et nous pouvons nous laisser émouvoir par le détail de la vie, et essayer de le transmettre.
    Il fait chaud. Une silhouette s'avance, elle vient de franchir une brèche du mur. La femme porte une robe noire, un foulard, et un enfant dans les bras. Elle s'avance vers la jeep. Elle veut aller à l'hôpital, l'enfant est malade. Le soldat refuse. Il lui dit de retourner d'où elle vient.
    littérature,voyage,politiqueCe n'est pas juste une image, c'est une réalité, je l'aie vue de mes yeux. Une association israélienne organisait des visites de Jérusalem et de ses alentours, les maisons détruites et les colonies en construction, tous les méfaits de l'Occupation. Notre bus avait suivi le mur, sur une centaine de mètres, jusqu'à une brèche. Une brèche comme il y en a des dizaines, mais impraticable, ce jour-là, parce qu'une jeep la surveillait. Le bus s'arrête, et c'est là que nous avons vu le petit spectacle, comme mis en scène exprès pour nous, cette femme qui s'avance, sa robe poussiéreuse, elle a dû marcher longtemps, elle a dû escalader les blocs de béton, elle porte son enfant, le soldat refuse de la laisser passer. J'avais l'impression de voir un cliché, une actrice sortie d'un mauvais documentaire de propagande. Je ne comprends pas pourquoi. Il n'y a rien de plus universel que la souffrance d'une mère luttant pour soigner son enfant… et pourtant ça ne marche pas, l'image ne m'émeut pas, pas immédiatement – malgré ses détails, la poussière, son visage fatigué, l'image se surimpose à d'autres images identiques, elle perd de son sens, de sa réalité. La scène a été vue trop souvent, trop souvent décrite, elle est usée.
    littérature,voyage,politiqueEt alors je comprends ce qui ne marche pas, dans cette image, le détail qui cloche : c'est le foulard. Non pas parce qu'il fait de cette femme une musulmane, ce qui en ces temps d'islamophobie ne constitue pas le meilleur passeport, mais parce qu'il fait d'elle une Palestinienne. Elle n'est plus la femme, la mère : elle est la Palestinienne, et ça ne veut plus rien dire parce qu'on l'a vue trop souvent, ça va, on connaît ça, la pauvre Palestinienne avec son gamin, devant la jeep, sur fond de béton. C'est le syndrome du bambin africain avec son ventre gonflé.
    Pour redire l'humain, il faut parfois gommer des détails, nier l'étrangeté, le particularisme. Il faudrait arrêter le temps, figer les acteurs. S'approcher de la femme, enlever ce foulard, doucement, faire glisser ses longs cheveux noirs sur le visage fiévreux de l'enfant. Tourner la scène une seconde fois. Je ne suis pas journaliste, je peux donc raconter d'autres histoires, autour, avant, après, changer de point de vue, reconstruire le réel. Pourtant c'est ça qui s'est passé, juste ça et pas autre chose : elle, son enfant dans ses bras, le soldat. Ca devrait suffire mais ça ne suffit pas.
    littérature,voyage,politiqueElle réussit à s'approcher de notre bus, elle est prête à tout, elle nous interpelle, elle veut aller à l'hôpital. Vous imaginez combien on peut être à l'aise, assis derrière la vitre d'un bus climatisé, avec une femme en contrebas, qui vous supplie de l'aider. Notre guide sort du bus, il est israélien, il parlemente avec le soldat, il désigne la femme, il désigne le mur, il désigne l'enfant, il s'énerve. Le soldat se retient, gêné sans doute par nos regards, mais il ne cède pas.
    Et le guide baisse les bras, remonte dans le bus, et le bus repart, et derrière nous, dans la poussière, la femme nous regarde, avec son enfant, et le soldat la cache à ma vue. Le guide nous dira qu'il n'a rien pu faire, que lui-même courait trop de risques, à s'opposer au soldat. Il doit protéger sa liberté, sa fonction, le peu de pouvoir qu'il a. Son rôle, malheureusement, doit se limiter à nous faire voir. Le mien se limite ici à décrire, à reconstruire, à essayer de transmettre. Mais il doit bien y avoir des gens, quelque part, dans des ministères, dans des gouvernements, dans des parlements, dont le rôle serait d'agir ?

    littérature,voyage,politique


    A La Désirade, ce 30 mars. 17h.

    Cher Pascal,

    Je vous lis tout en écoutant mon ami Rafik Ben Salah au micro de Charles Sigel, dans l’émission Comme il vous plaira que j’estime l’une des plus intéressantes de la radio romande, à l’enseigne d’Espace 2. Rafik est en train de lire une page de Ramuz, tirée du Passage du poète. Puis la voix de Ramuz lui-même se superpose à la sienne, et je trouve ça très beau. Vous le savez peut-être : Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés…

    littérature,voyage,politique
    Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement.
    Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier.
    Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter.
    littérature,voyage,politique
    Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable.

    « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre, bientôt dans le cadre de toute une action qui se déroulera sur la chaîne Espace 2, dès le 7 avril prochain, sur le thème de l’intégration. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler, cher Pascal. Ce qu’attendant, prenez bien soin de vous et de votre douce amie, et saluez Youssou le perroquet.


    Illustration : Pablo Picasso, Mère et enfant (1902); Rafik Ben Salah

  • Le détail de nos vies


    Lettres par-dessus les murs (11)

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    Ramallah, le 27 mars 2008

    Cher JLK,
    J'ai ri à la lecture de vos inquiétudes communes sur le destin de l'Italie, avec le Gentiluomo et la Professorella, « en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone ». Nous aussi nous nous sommes inquiétés de tant de choses, hier soir, devant quelques verres d'arak, du hoummos, du mutabal et une belle assiette de tabouleh. Heureusement que nous ne sommes qu'humains, et que notre capacité au souci est limitée… imaginez le monde tel qu'il serait sinon, de longs cortèges de spectres errants, qui ne boivent pas et qui ne mangent pas, graves et muets, qui déambuleraient, tristes et courbés, se grattant le menton, hantés par le sort des fourmis d'Amazonie…
    Mouna, ma voisine de table, me disait hier qu'elle aussi pouvait oublier la situation, depuis qu'elle travaillait à Ramallah. Avant c'était plus dur, elle se rendait tous les matins à Jérusalem, elle ne supportait pas les files d'attente et les humiliations. Jérusalem n'est qu'à 15 km de Ramallah, mais l'espace ici se déploie différemment… On peut mesurer les distances en semaines de bateau, en heures d'avions, en kilomètres au compteur ou en nombre de pleins, ici on compte en nombre de checkpoints. On pourrait compter en cigarettes aussi : un ami palestinien, ancien résident à Jérusalem, me racontait (avec les exagérations qui sont le propre des bonnes histoires) qu'avant il allumait sa clope du matin en montant dans le taxi, et qu'il l'écrasait en arrivant devant son bureau, à Ramallah. Aujourd'hui, dit-il, le paquet tout entier y passe. Il a donc décidé d'arrêter de fumer, l'Occupation a du bon, tu vois. Il a arrêté de fumer, et puis il a déménagé à Ramallah. Et Mouna, pour la même raison, a quitté son travail à Jérusalem, et c'est ainsi que la Palestine se morcelle chaque jour davantage, qu'elle se divise en îlots, en enclaves, en prisons.
    Comme ailleurs dans le pays, l'espace qui sépare Ramallah de Jérusalem est devenu incertain, mouvant. Un cauchemar de géomètre, impossible à appréhender autrement que par l'expérience quotidienne, et celle-ci sera différente chaque jour, et Jérusalem ressemble de plus en plus à la Jérusalem Céleste, si loin si proche, une abstraction flottante. Regardez cette carte des Nations-Unies : la situation est illisible, la cartographie est devenue impuissante à décrire le terrain. Elle arrive tout juste à donner une idée de la confusion.
    C'est en feuilletant un rapport des Nations-Unies, il y a trois ans, que j'ai commencé à comprendre l'ampleur du désastre : tout y figure, tout y est répertorié. Le nombre d'accouchements dans les files d'attente, le nombre de personnes décédées dans des ambulances bloquées, tout, daté, documenté, avec le beau logo des Nations Unies à chaque page, je t'assure que c'est sympa à lire, le soir. Des kilos de rapports, des tonnes de chiffres, estampillés ONU, CICR, sans parler d'autres organisations moins (re)connues, telle B'Tselem, centre d'information israélien pour les droits de l'homme dans les territoires occupés - son dernier rapport donne 885 mineurs palestiniens tués par les forces de sécurité israéliennes depuis 2000. Il y a tout, par zone, par tranches d'âge. L'ampleur du désastre n'est pas la monstruosité de ces chiffres, bien sûr, mais leur inutilité absolue. On pourrait empiler les rapports jusqu'à la Jérusalem Céleste que ça ne changerait rien. 885 enfants tués, 885 familles en deuil. 885 histoires à raconter, 885 tragédies à écrire, à mettre en scène. Une bonne suffirait, peut-être ? On en a écrit des centaines déjà.
    Mouna, ma voisine de table, a vécu en exil jusqu'à il y a dix ans, dans des pays prospères, tranquilles. C'est tout de même ici qu'elle se sent le mieux, c'est le pays de ses parents, de sa famille. Et puis malgré ce qui est arrivé à ses enfants, elle se surprend souvent à oublier la situation. Je ne lui demande pas ce qui leur est arrivé, ils sont bien vivants, eux, ils étudient à Londres, alors nous parlons de Londres, et je me ressers une plâtrée de hoummos. C'est un véritable péché, le hoummos, si vous ne connaissez pas je vous en ramènerai.

    (Entre nous : tu auras compris que je ne suis pas un enragé. Mais parfois c'est plus fort que moi, et la littérature c'est aussi ça : écrire ce qui est plus fort que soi... J'essayerai de me retenir, notre correspondance m'est chère, quand elle parle d'autre chose, mais parfois c'est tellement à gerber, je te jure…)

    Marina di Carrara, le 27 mars, soir.

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    Caro Pascal,
    Pourquoi vous retiendriez-vous ? Ces lettres n’auront de sens que si nous nous parlons en toute sincérité, au fil de ce que nous vivons l’un et l’autre. Je ne raconterai pas ici, discrétion oblige, l’enfance et l’adolescence de la Professorella, qui relève des désastres de la guerre, ni non plus les récits que nous fait le Gentiluomo de quarante ans de fréquentation de la créature humaine, au titre de défenseur des braves et des moins braves gens. Je ne vais pas non plus vous faire l’injure de prétendre que tous les malheurs se valent « l’un dans l’autre ». Certains Suisses, qui ont coupé à la guerre, ont parfois prétendu que ne pas subir la guerre était encore pire qu’en souffrir, sous prétexte qu’imaginer le malheur est aussi difficile que de l’endurer. Je n’invente rien.

    52672160.jpgLe grand Ramuz l’écrit pendant la guerre 14-18. Alors que le pauvre Cendrars, engagé volontaire, saigne sur un brancard avant de se faire amputer et de vivre des jours hallucinants dans la chambre d’un jeune soldat qui crèvera de façon atroce, littéralement achevé par un officier chirurgien (c’est raconté dans J’ai saigné), Ramuz écrit comme ça que certes, c’est bien affreux de penser que des milliers de jeunes Français sont en train de mourir dans les tranchées, mais que de penser cela aussi est une souffrance, au moins aussi douloureux que de le vivre. Eh bien non : ce n’est pas pareil. La pesée des douleurs est une opération tout à fait impossible, mais disons que certaines situations « limites », vécues par nos frères humains, appellent un minimum de réserve de la part des « privilégiés » que nous sommes, étant entendu que cette appellation cache souvent de grandes détresses. Bref, parlons de ce que nous voyons et vivons, de ce qui nous révolte et qui nous enrage ou nous encourage au contraire.
    Ce qui m’intéresse, dans ta dernière lettre, ce sont les détails. Ce n’est qu’ainsi, je crois, qu’on peut vraiment en apprendre un peu plus sur une situation, et se sentir un peu plus réellement concerné. Patricia Highsmith, qu’on limite stupidement aux dimensions d’un auteur policier, me disait un jour que seule la réalité l’intéressait. A savoir : les faits réels, souvent insignifiants en apparence, mais qui font que tel va devenir, dans les pires circonstances, un kamikaze, alors que tel autre, son frère, vivra un tout autre destin. Patricia Highsmith pensait que tout crime avait pour origine une humiliation, récusant l’idée que le mal est ancré dans l’homme. Fort de son expérience, notre ami le Gentiluomo pense qu’au contraire certains individus sont criminels par « nature » alors que tel assassin, par exemple par passion, n’a tué que sous l’effet de celle-ci et n’est en rien un vrai criminel. La Professorella en visite d’ailleurs un, à la prison de Pise, qui a tué sa femme adorée et blessé son amant avant de s’égorger lui-meme sans s’achever, et qui poursuit aujourd’hui de sérieuses études en attendant sa libération, vers 2020...
    As-tu jamais eu envie de tuer ? m’a demandé hier soir le Gentiluomo. Je lui ai répondu sans hésiter que oui : qu’il y a quelques années, observant des dealers au parc Mozart de Vienne, j’ai pensé que, sans doute, si l’on m’avait permis de faire un carton sur ces ordures, je l’eusse fait. Ce que je voyais de réel était là : c’étaient ces jeunes filles et ces jeunes garçons réduits à l’état de spectres suppliants par ces salopes. Le détail, c’étaient le tremblement des mains des junkies et l’acier du regard des dealers. J’aurais volontiers tué rien que pour ça.
    A propos de Mai 68 tel que je l’ai réellement vécu, j’ai oublié de vous raconter deux ou trois détails qui enrichissent encore le tableau dans la nuance du ridicule qui m'est cher. Après notre escapade au Quartier latin, inspiré par les provos d’Amsterdam, j’ai en effet fauché une Mobylette que j’ai peinte en noir avec l’intention de la remettre en circulation au titre de l'instauration d'une nouvelle forme de propriété collective. Comme je me suis fait piquer par les flics avant d’accomplir cet acte que je me proposais de répéter ensuite, j’eus à remplacer fissa le véhicule, propriété du fils du rédacteur en chef d’un journal agricole, en m’engageant comme moniteur d’alpinisme rétribué au service de groupes de jeunesse belge qui chantaient le soir, devant les sommets immaculés, un chant nationaliste à la gloire du lion des Flandres…
    A cette époque, cette phrase de Paul Nizan me semblait rendre compte exactement de ce que je ressentais : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel age de la vie ». Aujourd’hui, je dirais les choses autrement.

  • Question de civilisation

     

    littérature,politique,voyage


    Lettres par-dessus les murs (10)

    Ramallah, mardi 25 mars 2008.

    Cher JLK,
    Merci pour la concrète beauté du marbre de Carrare. J'imagine des glaciers, d'immobiles cascades, des parois aveuglantes… Ici aussi on taille la roche, pour l'utiliser ou pour faire place à des immeubles, à des routes. J'ai toujours été impressionné par ce travail pharaonique, presque inhumain, des collines entières qu'on a évidées – quand, comment ? – pour tracer les voies de la civilisation, pour construire la route qui mène, par exemple, de Ramallah à la Mer Morte. Je recopie les mots suivants, griffonnés ce samedi sur mon carnet, quand nous étions coincés sur cette route-là, sous le cagnard, à l'entrée de Jéricho.
    On se rend à un mariage, à l'Intercontinental du coin. Barnabé est français, Maha est palestinienne, il n'y aura là que des gens très bien, de nombreux Occidentaux (qui sont toujours très bien, comme on sait) et des Palestiniens de la haute et un peu moins haute. Mais les soldats du checkpoint n'ont pas l'air de savoir qu'il n'y a ici que des gens bien, coincés dans leurs voitures, sous le cagnard, encravatés et chaussures cirées, ils nous traitent comme des marchands de poules, c'est très vexant. Ce conflit, et c'est sa seule éthique, n'épargne pas les riches...
    littérature,politique,voyageOn arrive au checkpoint, enfin, un beau, bien construit, avec mirador et tout, et qui ne manque pas de personnel, il y a le bidasse du mirador, trois qui discutent en bas, trois autres qui contrôlent les papiers. Ils doivent crever de chaud, sous leurs casques et leurs gilets pare-balles, et le poids du fusil qui leur ronge l'épaule… On nous demande nos papiers, bien sûr, et bien sûr on nous demande notre nationalité, et comme à chaque fois nous répondons en grommelant que cette information figure, elle aussi, sur les passeports qu'ils font semblant de feuilleter, qu'ils tiennent à l'envers. Cela arrive souvent, de se retrouver face à des soldats quasi analphabètes, qui ne parlent qu'hébreu, et parfois russe, ou une quelconque langue éthiopienne, s'ils n'ont pas oublié leur pays d'origine. C'est un droit inaliénable, de ne pas parler anglais, mais ici cette ignorance est un peu dangereuse, quand on tient un fusil. On est plus facilement amené à utiliser d'autres modes de communication, surtout quand on a vingt ans, qu'on est énervé par la chaleur et par la fatigue.
    littérature,politique,voyageOn passe, la route cahote sur trois cents mètres, jusqu'à une pauvre guérite qui tremble dans la chaleur, sur laquelle flotte un drapeau palestinien. Le soldat est armé, lui aussi, mais seul. Il nous demande d'où on vient, garez-vous sur le côté. Je sors de la voiture, empli d'une divine colère, je lui dis que merde, on a attendu une demi-heure chez les autres, là, il va pas nous faire chier lui aussi ! Il me regarde, sérieux comme la mort. Il ignore les passeports que je lui tends. Il me redemande d'où on vient. Je suis suisse, elle italienne. Oh, dit-il en anglais cette fois, pour montrer qu'il en connaît deux mots, des mots prononcés lentement, bien détachés, she is italian… et puis un sourire éclatant s'ouvre dans son visage brun, Welcome to Jericho !

    Je n'ai jamais bien compris la présence de ce checkpoint en carton. Montrer aux touristes, israéliens ou autres, que Jericho est bien en Palestine, peut-être. Ce qui serait idiot, puisqu'on est en Palestine depuis Ramallah, et que ce contrôle-ci ne fait que valider l'autre checkpoint, en donnant l'impression d'une frontière. Réponse symbolique à l'Occupation ? sans doute, mais surtout mimétisme imbécile de l'occupant par l'occupé. Ce qui est sûr c'est qu'il ne fait pas peur, ce checkpoint-là, et que je m'en veux d'avoir manqué de respect à cet homme. Il ne nous demande pas grand-chose, juste d'admettre qu'il est chez lui, et que nous sommes ses invités d'honneur.


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    Marina di Carrara, ce mardi 25 mars. Soir.

    Cher Pascal,
    Inviter semble ici l’honneur de ceux qui nous reçoivent, et c’est en nous laissant faire que nous vivons l’hospitalité radieuse de la Professorella et du Gentiluomo, au milieu de leur sept chats dont l’un a perdu sa queue ainsi qu’un peu d’une patte, sous une voiture, plus la chienne Thea dont la vivacité bondissante avoisine celle de l’otarie, tandis que ses regards redoublent de tendre dévotion.
    littérature,politique,voyageComme le dit et le répète le Gentiluomo, qui incarne à mes yeux l’humaniste sans illusions comme le sont souvent les médecins et les avocats, rien ne va plus en Italie où se répandent outrageusement la corruption et la vulgarité, dans une espèce de mauvais feuilleton dont la télévision relance chaque jour les nouveaux épisodes. Cela étant, rien ne lui fait tant plaisir que je lui dise et lui répète ce que nous aimons des Italiens et de la culture italienne, de la cuisine italienne (dont la Professorella perpétue l’art avec une délicatesse sans faille) et du cinéma italien qui est l’émanation pure et simple de son peuple, ainsi qu’il nous le racontait ce soir en évoquant la façon de sa chère petite mère, au soir de son mariage avec la Professorella, de les accompagner jusqu’à leur maison et jusqu’à leur lit, temporisant à qui mieux mieux avant que sa jeune épouse ne fasse comprendre à sa chère belle-mère que, n’est-ce pas, c’était le moment de céder le pas et la place…
    La vie italienne est une comédie mais au sens profond, me semble-t-il, à savoir toujours un peu combinée à du tragique et du grotesque. L’autre jour, la Professorella nous racontait comment, à un examen universitaire, ses collègues napolitains, impatients de faire réussir leur candidate napolitaine, une vraie cloche mais de brillante et mondaine tournure, la firent passer pour gravement atteinte de cruelle maladie (un cancer et, double infortune, ahimé, au sein gauche tant qu’au sein droit) avant que, devant l’obtuse incorruptibilité de leurs pairs, ils n’eurent recours aux plus hautes autorités académiques et ecclésiastiques pour tenter de faire pression en faveur de la pseudo-moribonde. Ce cinéma n’a son équivalent nulle part, et c’est pourquoi nous aimons l’Italie.
    littérature,politique,voyageLa société italienne est en butte à une évolution de ses pratiques politiques et institutionnelles, au plus haut niveau, qui marque une coupure croissante entre le pays réel et la classe politique, sous l’effet de comportements ressemblant de plus en plus à des modèles de type mafieux – c’est du moins ce qu’un ami de la Professorella, philosophe n’ayant rien d’un prophète de bistrot, nous disait encore hier soir. Or faut-il s’en inquiéter ? Certes, il le faut. Nous nous en en inquiétons donc en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone, tout en nous racontant à n’en plus finir des histoires de nos vies. Nous nous en inquiétons en passant aussi en revue nos dernières lectures ou nos derniers films. Nous n’y pensions plus cet après-midi en nous baladant de ruelles en places, à travers la ville supervivante de Lucca, puis en nous exténuant de bon bruit humain dans une trattoria de là-bas, mais ce soir, à l'instant de m'inquiéter de nouveau de tout ce qui fout le camp, et pas qu'en Italie,  je pense à vous, Pascal, à Ramallah, et à ce simple geste de regretter d’avoir manqué de respect à un homme. C’est comme ça, j’en suis convaincu, que commence la réparation de tout ce foutu pasticcio…

  • Mémoire vive (99)

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    À La Désirade, ce mardi 1er mars. – La possible élection d’un Donald Trump, au poste de président des Etats-Unis, a de quoi faire trembler le monde entier, mais je n’arrive pas à croire que les Ricains en arrivent à ce fond de régression, pire en somme que celui où était descendu un George W. Bush. Pourtant sait-on jamais ? Quant à moi je lis tranquillement les nouvelles d’Un ange sous le pont, de John Cheever, qui incarne à mes yeux le meilleur de la littérature américaine, du côté de Tchékhov.


    °°°
    Que le sexe pour le sexe est en somme une variété de la gymnastique (surtout dans sa variante homosexuelle) avec une composante obsessionnelle inévitable côté psychisme et sensibilité fine - et la boîte de Pandore s'ouvre à cette enseigne par le fait de l'inassouvissement, etc.


    °°°
    Je fais retour à Tchékhov une fois de plus, mais cette fois par Bounine, qui a été son disciple et son grand ami de 1895 (il avait 25 ans) à 1904, date de la mort d'Anton Pavlovitch. Tchékhov est le meilleur antidote aux mensonges de l'idéologie politique et religieuse.


    °°°
    Faire pièce, sur Facebook, à toute forme d'indiscrétion, autant que toute connivence prématurée. Déjouer les questions privées autant que les aveux indésirables.


    °°°


    118433.jpgJ'ai été intéressé par le film Spotlight, qui évoque le scandale des prêtres pédophiles dénoncés à Boston par le journal local, au dam de la hiérarchie ecclésiastique. À un moment donné, l’un des 80 ( !) prélats incriminés, surpris à sa porte avant que sa sœur ne vienne l’arracher aux journalistes indiscrets, ose dire, en sa candeur imbécile, qu’en somme il aidait ces jeunes gens un peu perdus, etc. Cela étant, le film a aussi le mérite de montrer que, des décennies durant, « la société », et le journal lui-même, ont fermé les yeux sur ces faits dénoncés par des personnages jugés « peu fiables », etc.


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    Plus je vais et plus je me rends compte de l'importance, dans mon fonds personnel, de la littérature et de la pensée russe. Cela a commencé avec Berdiaev et Tchékhov, et cela n'a cessé de se développer de tous côtés, par Dostoïevski et Tolstoï, Biély et Leonov (entre 1967 et 1970, avec Pétersbourg et Le Voleur, tous deux parus à L'Âge d'Homme) et ensuite Rozanov, Chestov et tant d'autres, jusqu'à Zinoviev et Svetlana Alexievitch ces tout derniers temps.


    images-3.jpegCe que Tolstoï pensait des écrivains de son temps, Tchékhov compris: des gamins. Seul Shakespeare trouvait grâce à ses yeux, qui avait cependant le tort de ne pas écrire comme lui.


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    Anecdote plaisante: lorsque Tchékhov essaie un pantalon avant de se présenter chez Tolstoï: celui-ci est trop serré, il va me prendre pour un gandin, celui-la est trop large, comme la mer Noire - Tolstoï va dire que je suis culotté!
    Ensuite, à la fin de sa visite à Tolstoï celui-ci lui murmure à l'oreille: « Je ne peux pas supporter vos pièces. Shakespeare écrivait comme un cochon. Mais vous, c'est pire. »


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    Ce qui m'a toujours tenu debout: la nature, la lecture et l’écriture.


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    Ellis-Bret-Easton-1-821x1024.jpgD’un oeil je lis Glamorama de Bret Easton Ellis, soit six cents pages très rythmées et pimentées sur le milieu branché de la mode et du spectacle à New York, où l’on voit tout le gratin du monde « culturel » défiler, plus ou moins camé, et de l’autre, Les cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch, où se concentrent toutes les détresses, souvent désespérées, des rescapés de la guerre en Afghanistan, veuves et fiancées comprises. Or l’on pourrait croire que cette dernière lecture, lestée de souffrance humaine, éclipse l’aperçu du Satiricon américain, bonnement écoeurant de vanité superficielle et de stupide brillance, mais non, et c’est la vertu de la littérature que de nous le rappeler : que tout fait humain peut revêtir de l’intérêt pour peu qu’un écrivain sérieux le ressaisisse.


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    Drôle de société que la nôtre, qui a développé des moyens de communication sans précédent, et dont les individus communiquent si peu en réalité


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    Un reportage très substantiel, paru dans The Guardian, documente la personnalité complexe de John Cheever, à propos d’une biographie récente, par le truchement de rencontres avec sa fille Susan et son fils benjamin, ainsi que de la veuve de l’écrivain. Je lisais, ce matin encore, une nouvelle épatante de Cheever, l’un de mes auteurs américains préférés avec Alice Munro et Annie Dillard – en tout cas dans cette génération d’après celle de Faulkner & Co -, et je souris maintenant que d’aucuns aient été stupéfaits, déçus ou choqués d’apprendre que l’homme ait été un alcoolique invétéré et un bisexuel tourmenté, comme si cela changeait quoi que ce soit à ses écrits.


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    Il y a tout ce qu’on a noté pour fixer le sentiment ou la sensation d’un instant, et puis il y a tout le reste qui a été involontairement omis (on ne peut pas tout dire, etc.) ou qu’on a sciemment évité. Or c’est ce non-dit, volontaire ou non, qui m’intéresse aujourd’hui.


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    L’excitation médiatique, ou plus largement commerciale, fait qu’il est aujourd’hui difficile à un écrivain ou un artiste de ne penser qu’à La Chose sans arrière-pensée sociale ou financière ni rêve de succès ou de gloire si possible immédiats. Un jeune écrivain, de nos jours, doit impérativement se soucier de son look, et cela déjà fausse le jeu entre ceux qui ne paient pas de mine ou refusent de souscrire à ces codes, et celles ou ceux qui ont a priori le profil de candidats à la Star Academy littéraire…


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    J’ai de plus en plus envie, ces derniers temps, de raconter des histoires, et cela me reprend ce matin en lisant une nouvelle comique de Tchékhov (Le jugement) et une autre de John Cheever évoquant la jalousie d’un brave imbécile aux prises avec sa jeune femme qu’il appelle « maman ». En matière de narration, les exemples de Tchékhov, Alice Munro ou John Cheever, auxquels j’ajouterai encore Raymond Carver, sont aujourd’hui mes meilleurs repères en vue d’un nouveau recueil de nouvelles, sans qu’il s’agisse évidemment de les imiter en rien, sinon dans leur effort commun de transposer les faits bruts de la réalité, et autres anecdotes, en motifs littéraires significatifs.


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    En relisant Les Bonnes dames, je me dis que le narrateur est trop proche de l’auteur, et que là se trouve la limite de ce récit-roman, relevant plutôt de la chronique autobiographique frottée d’humour.


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    On adapte Céline au cinéma tout en se dédouanant : ah mais quel salopard, etc.


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    Les gens de l'UDC prétendent incarner le peuple, contre leurs adversaires classés bobos. La distinction est impayable. L’avocat genevois cul pincé Nydegger incarne le peuple. Blocher le milliardaire incarne le peuple. Freysinger le prof démago incarne le peuple. À se tordre…


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    images-4.jpegNotre époque, est notamment via l’Internet et les réseaux sociaux, a largement ouvert les vannes de l’indiscrétion, au point que nous sommes tous devenus, à notre corps plus ou moins défendant, de redoutables paparazzi et des voyeurs plus ou moins forcés. Je m’efforce de ne point trop juger de la chose en moraliste catégorique et courroucé, style Finkielkraut, mais le fait est là, objectivement obscène, et d’autant plus que tout relève désormais de la mise en scène monnayée, invitant tout un chacun(e) à vendre son image et les multiples avatars de son théâtre intime. Nous ne mesurons pas encore les implications et conséquences de cette exhibition forcenée, me semble-t-il, et je ne crois pas que la morale traditionnelle soit la bonne réponse à cette mutation de nos représentations personnelles. Mais qu’en dire de plus aujourd’hui, sinon par le détail et cas par cas ? En commençant, par exemple, par l’intrusion de la webcam dans les maisons…


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    charlesbukowski3_2339985a.jpgUn jour que je me trouvais en plein désarroi, après la publication de mon premier livre, vers les années 75-76, et ne sachant comment avancer dans un « roman en chantier », Dimitri m’avait conseillé de me débrider quitte à écrire, à propos de notre vie de jeunes gens, un roman à caractère pornographique. Or la remarque m’a blessé plus qu’elle ne m’a été d’aucun recours. Venant d’un pornographe avéré à la Bukowski qui m’aurait recommandé d’écrire sans précautions et de « tout déballer », comme il le faisait lui-même, je l’aurais bien pris ; mais venant d’un ami si proche et si moralisant à l’ancienne, en dépit de sa propre vie de cavaleur, cela m’a réellement déçu et choqué.


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    0.jpgPourquoi ai-je toujours été intéressé par les journaux intimes et les correspondances d’écrivains, et cela dès mes dix-neuf, vingt ans ? Parce que la vie littéraire et les secrets d’alcôve des écrivains m’intéressaient ? Pas vraiment. Parce que les anecdotes de la vie m’attiraient plus que les œuvres ? Absolument pas. Disons plutôt que le mélange des vies et des voix, des douleurs personnelles et de leur expression, de l’immédiateté de la perception et de la relation directe m’ont passionné du point de vue (d’abord peu conscient, ensuite plus lucide) d’une phénoménologie existentielle modulant une littérature, non pas brute mais très proche de l’écrivain se livrant en (quasi) toute sincérité, comme Marcel Jouhandeau dans ses Journaliers, Paul Léautaud en son Journal littéraire ou Jules Renard dans le sien.
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    Anton_Chekhov_with_bow-tie_sepia_image.jpgJe lis, sans discontinuer, les écrits « marginaux » de Tchékhov, réunis sous le titre de Carnets et de Conseils à un écrivain, ce dernier recueil étant assorti d’un aperçu biographique intéressant de Natalia Ginzburg. Tchékhov est le plus constant et le plus sûr de mes compères de papier depuis quelque cinquante ans, qui me ramène à tout coup à la réalité loyalement approchée, sans idéologie ni maniérisme littéraire, face au monde tel qu’il est.


    Ce mercredi 23 mars. – Ce soir ont débarqué Florian R***, mon ami savoyard rencontré sur Facebook, et son compère Thomas B***, vulcanologue établi aux Antipodes, qui nous ont fait d’emblée la meilleure impression. À côté de Florian, grand flandrin à dégaine de rugbyman, non moins que sensible et généreux, Thomas, très fin lui aussi, est riche d’une expérience qui m’intéresse d’autant plus qu’elle est d’un scientifique travaillant sur le terrain, dans une île des Antipodes. Après une excellente fondue signée Lady L., nous avons passé une excellente soirée, amicale et intéressante. Etc.


    Ce jeudi 24 mars. – Petit déjeuner avec Lady L. et les lascars. Belle lumière matinale. Bonne discussion. Thomas nous a montré des images des volcans de l’île de Vuanatu, parues dans une revue de voyages allemande où il apparaît en combinaison ignifuge évoquant la tenue d’un scapahandrier ou d’un cosmonaute. Il nous écrit la vie encore archaïque des Canaques de l’île, vivant à peu près en autaracie au pied des volcans, et débarquant parfois tout nus dans les rues et les commerces de la bourgade locale. De son côté, Florian m’a gâté en m’offrant la biographie de Simon Leys.


    Ce dimanche de Pâques, 27 mars. – Après une fin de nuit insomniaque (trop sifflé de rouge hier soir), j’ai repris, vers 5 heures du matin, la lecture de L’Ambassade du papillon, dont Florian, auquel je l’ai offert lors de son passage, m’a parlé sur Messenger, y voyant un modèle du genre dans le registre des carnets. Pour ma part, cette lecture m’a impressionné par la foison de détails (oubliés) que j’y retrouve, et qui me donne envie de reprendre cette pratique avec la même intensité et le même dédain d’une lecture tierce. Autrement dit : revenir à l’injonction du tout dire, quitte à faire une distinction plus sévère que naguère entre ce qui peut être publié et ce qui ne doit pas l’être de mon vivant.


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    1397146214000-tjndc5-5b1suyzb8yc1h0mh8gqo-original.jpgLes éditeurs, les critiques, la famille, ses enfants et sa femme se tortillent passablement en évoquant le contenu des Journals de John Cheever, parus avant une grande biographie récente et dont les pages consacrées aux « vices » de l’écrivain, à savoir son alcoolisme invétéré et sa bisexualité plus ou moins occultée, suscitent autant de gêne qu’ils ont valu de tourments à l’auteur. Or tout cela me paraît un peu lourdement souligné, avec ce mélange de curiosité offus quée et de compréhension forcée qui sied en pays puritain, mais il va de soi que le même genre d’attitude se retrouverait en France, en Allemagne ou en Suisse – ne parlons pas de l’Italie ou de l’Espagne. Et puis quoi ? Et puis rien. Bookchat


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    4099947658.jpgC'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer. Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire: nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien. Il va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

    Avant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François vivant la peinture comme je la vis.
    Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel: simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.


    283915_2246586411014_6713812_n.jpgMa bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.
    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite, et demain ce sera reparti destination les Flandres pour une double révérence à Jérôme Bosch et Memling, et ensuite Bruges et Balbec, la Bretagne et Belle-Île en mer, jusqu'au zoo de la Flèche et ses otaries...


    images-5.jpegCe mercredi 30 mars. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l'idée était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter, enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre 2013 , sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo je ne sais plus quoi (!!) et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes (!!!) mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...
    °°°
    Cette année-là, déjà, les gens nous avaient recommandé de profiter, et déjà cela m'avait horripilé, comme de nous voir souhaitées de bonnes vacances. De fait et je le dis comme je le ressens: nous ne sommes plus à l'âge des vacances (notion que j'abhorre d'ailleurs) et l'idée de profiter me gâte le plaisir d'être simplement et de vivre le mieux possible malgré la conscience lancinante de l'atrocité de la vie subie par tant de gens et nos corps qui se déglinguent.


    Unknown.jpegCe jeudi 31 mars. - Devant le Christ en croix de Grünewald figurant sur le retable d'Issenheim, l’on reste évidemment saisi et silencieux - saisi par la profonde beauté de cette scène supposément hideuse de la crucifixion de la bonté incarnée, et silencieux de respect compassionnel en se rappelant les milliers de malheureux recueillis par les frères antonins que la vision du Seigneur souffrant et des deux petites femmes agenouillées à ses pieds (Marie la mère et Marie-Madeleine notre sœur pécheresse) aidait à supporter leurs nodules douloureux et leurs purulentes pustules.


    894681581.jpgComme le Christ gisant du jeune Holbein à Bâle, le crucifié de Grünewald (nom incertain, comme celui d'Homère, d'un artisan peintre génial qui était aussi savonnier à ses heures) est d'un réalisme halluciné dont la fiction dépasse la réalité de l'humanité douloureuse de tous les temps, sans rien du dolorisme sentimental des figurations soft.
    La souffrance du Christ de Grünewald est le plus hard moment à vivre les yeux ouverts, mais ce n'est qu'un moment de la sainte story, comme Lampedusa ou Palmyre (ou Grozny où le jardin public des enfants récemment massacrés au Pakistan) ne sont que des moments de la crucifixion mondiale.
    Ensuite la visite continue, comme on dit, vous rebranchez votre guide audio, vous passez de l'autre côté du retable et là le cadavre terrible s'est transformé et transfiguré en un athlète doré qui s'envole dans la nuée orangée et c'est l'alleluia du Paradis de Dante où les démons grimaçants n'ont pas plus accès que les Salaloufs de Daech...


    °°°


    Notre Honda Jazz blanche a la dégaine d'une souris d'ordinateur. Lady L. en assure la conduite, pendant que je nous fais diverses lectures, avec l'aide d'une autre copilote électronique parlant comme d'un nuage. Miracle tout humain de la technique, mais c'est Notre Lady seule qui d'un coup de volant évitera le motard kamikaze qui vient de jaillir d'entre deux poids lourds.
    Or je lisais, au même instant et pêle-mêle en alternance, un papier du Monde où il est question du dernier livre de Gérard Chaliand déplorant le nouvel art occidental de perdre la guerre (la faute aux politiques tellement moins conséquents que les militaires de carrière et les poètes), un exposé historique du temps de Grünewald suivant celui de Dante et recoupant celui de Jérôme Bosch sur fond d'empire romain-germanique et de chrétienté soudain secouée par la Réforme, un chapitre revigorant d'un Bob Morane trouvé dans une bouquinerie de Colmar, un reportage sur le recyclage des déchets péchés en Méditerranée aux fins de tissages de haute couture, quelques pages de divers livres supportant plus ou moins la lecture orale et le début très scotchant (sur e-book) du dernier opus d'Emmanuel Carrère évoquant une tentative de matricide assez bouleversante - et la Moselle apparaissait en contrebas des monts boisés, et la Jazz survolait Verviers tandis que la copilote donnait ses ordres de sa voix d'hôtesse de l'air: à 300 mètres vous avez un précipice que vous tournez par la droite et ensuite vous allez dans le mur si vous ne m'obéissez pas...

  • Politiquement suspects ?

     

    429168525.jpg1087918061.jpg Par-dessus les murs (9)

    Ramallah, le 20 mars 2008

    Moj velky brat,
    Ach, la politik, cette superbe saloperie. C'est à croire qu'il ne faudrait jamais chercher à appliquer les idées. Elle semblait bonne au départ, vous la plantez en terrain fertile et puis ça pousse n'importe comment, ça devient carnivore, ça rampe et ça vocifère, ça traverse les murs et ça fait éclater les maisons, et à Bratislava le jeune homme n'a plus le droit d'étudier, il a vingt-cinq ans, il quitte son pays et sa famille et se retrouve en Suisse, dans un centre pour demandeurs d'asile, auprès d'une famille d'accueil ensuite, parce qu'à chaque poing dressé répond une main tendue… pour lui c'était les mains d'Albert et de Berit, que je considère aujourd'hui comme mes autres grands-parents.
    Ici aussi, des hommes et des femmes ont voulu bien faire. Construire une communauté et cultiver des oranges, et puis ils ont créé une machine de guerre, et un pays qui vit dans la peur. Un ami m'a écrit, il me dit qu'il aime bien nos lettres, mais que tout de même, c'est sacrément politiquement correct, notre truc. Je pense d'abord qu'il a tort, ce n'est ni correct ni incorrect, parce que ce n'est pas politique. Et puis à y repenser, c'est forcément politique, et pas seulement parce que j'habite à Ramallah. C'est politique parce que la politique est transversale, ni plus ni moins que la littérature, elle est partout, sous nos mots aussi, bien sûr. C'est pour ça qu'elle est si difficile à tenir à distance, parce qu'elle est humaine également, qu'elle procède des mêmes mécanismes qui nous conduisent à construire une maison, à fonder une famille, et que l'homme, à un moment où un autre, ne peut que refuser de tendre la main, parce que ce serait nier jusqu'à son humanité.
    J'arrête.
    Tout ceci n'est pas de mon ressort, velky brat, je suis piètre philosophe, et vous avez traversé des tempêtes dont je ne connais que les noms. J'espère que vous me raconterez, quand nous nous rencontrerons, comment vous avez serré à nouveau la main de Dimitri. Je ne vous tends pas la mienne, tovarichtch, aujourd'hui je me permets l'accolade,
    Pascal

    PS. Le combat ordinaire, de Manu Larcenet, raconte aussi des histoires de mains tendues, entre autres. Je relis le second tome ce matin, jamais une bande dessinée ne m'a autant ému, et pourtant je suis bédéphile en diable... Elle transcende avec talent la mode de l'autobiographie nombriliste, qui sévit depuis quelques années dans le monde des bulles.

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    La Désirade. le 20 mars, 21h.33

    Pan Towarysz,
    Votre ami nous trouve trop politiquement corrects, mais dans quel sens l’entend-il ? Je me le demande, parce que la notion et ce qu’elle exprime ont pas mal évolué depuis la première fronde opposée, aux Etats-Unis, à la political correctness, par exemple sous la plume libérale d’ un Allan Bloom, en 1987, avec L’Ame désarmée stigmatisant le déclin de la culture générale dans l’enseignement américain et le verrouillage des mots d’ordre progressistes. Je me rappelle, pour ma part, avoir écrit des papiers très favorables à ce livre, alors que nos bien-pensants de gauche le taxaient de fascisme. Je n’exagère pas: c’est le terme utilisé par un professeur de l’Université de Lausanne dans un journal de nos régions. Non seulement « réactionnaire », ce qui pouvait passer, mais fasciste.
    Or qu’est-ce qu’être « politiquement correct » en Europe, quarante ans après Mai 68 ? C’est être de gauche pour les gens de droite, ou rester constructif pour les nihilistes et autres cyniques de tous bords. Si la révolte démocratique, le goût de la justice ou la simple générosité relèvent du « politiquement correct », alors vive ça…
    Je me suis éloigné très vite, pour ma part, de la pensée clanique du groupuscule progressiste auquel j’ai adhéré en 1966, parce que très vite diverses choses m’ont dérangé dans nos soirées enfumées: la hargne autoritaire des tenants du dogme, la surveillance mutuelle au nom de ceux-ci et la langue de bois, que je dirais plutôt langue de fer. Je me rappelle le ricanement de notre idéologue en chef me surprenant à lire Charles-Albert Cingria, illico taxé de « fasciste ». Charles-Albert fasciste ? Disons qu’il avait souscrit, autour de ses vingt ans, aux idées de Maurras, mais c’est à peu près là que s’en tient sa « pensée » politique, oubliée ensuite. Mais hélas je pêchais, moi, par « littérarisme ».
    En mai 68, nous avons débarqué, petite troupe estudiantine en procession de 2CV chargées de précieux stocks de plasma sanguin pour « nos camarades des barricades », en pleine Sorbonne nocturne en proie à toutes les agitations fébriles, entre rumeurs (« Les fumiers de flics ont violé une militante du côté de l’Odéon ! » - « J’crois bien que j’ai vu Sartre passer dans la cour ! » et débats à n’en plus finir dans les auditoires, où j’ai découvert que la parole se transmettait à qui détenait le bâton. Des balais faisaient aussi l’affaire. Avais-tu quelque chose d’important à dire ? Tu t’arrangeais pour choper le bâton ou le balai, et c’était parti pour une nouvelle harangue. La nuit entière y a passé...
    Ce qui m’a frappé, dès le lendemain matin, c’est mon incapacité à gober ce qui se disait et se répétait de trottoirs en terrasses: que ça y était, que la Révolution était faite, que plus jamais ce ne serait comme avant.
    Or notre idéologue en chef nous attendait, au retour, avec un sourire de travers, comme à une fin de récréation. Lui non plus ne croyait pas que la révolution fût déjà faite. Du plus sérieux se préparait d’ailleurs, plus ou moins dans le secret, à quelques mois du virage trotskiste de ce qui deviendrait la Ligue marxiste révolutionnaire.
    Autre flash personnel mais datant de 1967 : cette vision du petit gars invité à la télévision pour y présenter la pensée de Marcuse, et le journaliste me demandant si Marcuse pouvait être compris des ouvriers, alors le petit crevé de parler gravement de « Marcuse et des masses… », et moi l’un de ne pas reconnaître moi l’autre. Mais déjà j’avais flairé, en Pologne, la réalité réelle du socialisme appliqué…
    Saloperie que la politique ? Mon père disait plus placidement que « la politique c’est la politique », mais je serais plutôt du parti de ma mère qui, dans sa vieillesse solitaire, envoya une lettre personnelle au ministre en charge des affaires du troisième âge pour l’enguirlander – je garde d’ailleurs précieusement la réponse toute personnelle du Conseiller fédéral Caspar Villiger, nimbée de fumée de cigare démocratique.
    Un jour, Pascal, nous parlerons démocratie à Bratislava. Je te parlerai alors, toi qui pourrait être mon fils, sauf que je me sens ce soir 7 ans autant que 700 ans, de mon ami G.K. Chesterton qui est à mes yeux la générosité incarnée, ne serait-ce que parce que, avec son gros cul, il libérait trois places d’un coup en se levant dans l’autobus; et je te citerai de mémoire deux de ses propositions touchant au principe de la démocratie. D’abord que « ce qui est commun à tous les hommes est plus important que ce qu’ils ont en particulier ». Aussi dit-il (c’est écrit noir sur blanc dans La morale des elfes) que « les choses ordinaires ont plus de valeur que les choses extraordinaires ; bien plus, ce sont elles qui sont extraordinaires ». Ensuite que la vraie démocratie va de pair avec la tradition plus qu'à l'idéologie du progrès. Et ceci pour l’éloge de la politique qui échapperait à l’obsession du pouvoir, à la vengeance ressentimentale de Caliban ou à la démagogie des élites jouant avec le désespoir de Billancourt: « Tout démocrate récuse l’idée qu’un homme soit discrédité par le hasard de sa naissance », écrit encore Chesterton, et moi j'ajoute que ce hasard englobe la génération 68 dont tu aurais des raisons (avec Houellebecq & Co) de contester le discours « politiquement correct ». Chesterton est du parti des fées et donc de la tradition, du vrai peuple qui a une mémoire et une sensibilité forestière. « J’ai toujours été plus enclin à suivre la foule anonyme des travailleurs que la classe confinée et querelleuse des gens de lettres, à laquelle j’appartiens », persifle-t-il.
    Dans le genre gendelettre, un littérateur suisse incarnant par excellence le « politiquement correct », notre cher Daniel de Roulet, qui se flatte-repent d’avoir été terroriste en 68, disons plus justement incendiaire du dimanche, n’a pas son pareil pour repérer ses pairs « politiquement suspects ». Je me flatte, sans me repentir, d’en être. Et je sens, Pascal, que vous en prenez dangereusement la voie. Continuez. Ahimè, ciao ragazzo, ciao compagno caro. Domani l’altro vi scriverò dalla Toscana cara (carissima)…39236741.jpg

     

  • D’une anarchie l’autre

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    Par-dessus les murs (8)


    Ramallah, le 22 mars 2008

    Caro JLs,

    Vos souvenirs m'en rappellent d'autres, des amphis enfumés, le rez-de-chaussée d'une maison délabrée, dans la banlieue de Strasbourg, où l'on s'écorchait la gorge à refaire le monde. Les historiens tenaient le haut du pavé, ils maniaient mieux la rhétorique, Georges était anarchiste, son idée était simple, facile à vendre, c'était un bon slogan publicitaire, ni Dieu ni maître… On avait l'impression qu'il avait tout compris, lui, excepté peut-être que ce qui l'intéressait, au final, comme tous ceux qui tenaient le balais, c'était le pouvoir. Mais je les enviais assez, même ceux de l'UNEF qu'on virait à coups de pieds dans les fesses, ils avaient tous leur Coran, écrit par Marx ou Bakounine, tout s'y trouvait, et surtout la solution miracle d'un monde parfait. Leur foi les portait, les galvanisait, ils sortaient tout électrisés avec leurs banderoles maculées de peinture encore dégoulinante, et on restait quelques-uns dans la salle, au milieu des cendriers et des bouteilles de Fisher, un peu plus littéraires peut-être, un peu moins convaincus, qui aurions aimé causer encore, pour être tout à fait sûrs de ce qu'on faisait… on finissait par rejoindre le peloton dare-dare, c'était quand même là qu'on s'amusait le plus, dans la petite foule d'excités, hurler à tue-tête, insulter les RG.
    515844276.jpgLa grande différence avec d'autres printemps, c'est que quand nous sortions de nos réunions, au milieu de la nuit, il n'y avait personne dans la rue. Pas de camping sur le campus, pas de feux de joie, pas de restes de banderoles, pas de belles phrases peintes sur les murs. On en écrivait quelques-unes alors, pour combler ce vide insupportable, de petits poèmes sur de grands murs vides. Sous les pavés la plage, sous le béton le béton… J'ai longtemps regretté, comme beaucoup d'amis, cette époque de combats que nous n'avons pas connue. On a soufflé sur les braises de vos révolutions, on gratouillait la guitare, ça roulait sec, on s'échangeait des albums de Led Zep. Difficile d'être plus réacs, en somme. Pourtant, aujourd'hui, à lire vos souvenirs, je me dis que ces moments n'étaient pas moins intenses. De haut de l'objectivité historique, ça n'avait pas le même souffle, bien sûr, mais l'essence du combat était là, dans nos manifs de cinquante pelés sous la pluie. On a fait l'expérience de l'illusion (parce qu'on en avait, cinquante pelés ça suffit à entretenir les rêves), et on a fait l'expérience de la désillusion, on n'a même pas eu besoin de toute une vie – à vingt-cinq ans c'était fini, on a pu passer à autre chose, parce qu'il y a toujours autre chose, caché là, derrière la globalisation et les écrans d'ordinateurs. On ne sait pas bien quoi, mais on trouvera, avec l'aide des suivants.
    Le libéralisme vieillit à vitesse grand V, et il n'aura même pas eu besoin d'un Staline. Le libéralisme est un totalitarisme comme un autre, même si le dictionnaire les donne comme contradictoires : c'est une autre façon de prétendre à la quiétude d'une réponse ultime, d'un système total. Voilà encore une idée agréable, tellement satisfaisante, quand on a le ventre plein, que de croire qu'en croisant les bras tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes… il n'y a pas de système parfait, pas de jardin qui s'entretiendrait tout seul, si tu veux du raisin mon gars faut tailler ta vigne. Il n'est plus possible de croire aux mains invisibles, quand même la nature, si souvent appelée à la rescousse par ceux qui soutiennent que l'homme n'est qu'un loup, et qu'il doit vivre conformément à sa nature lycanthrope, nous montre le contraire : que sans contrôle politique, la liberté d'entreprendre fait noircir le ciel, craquer les glaciers et monter le niveau des mers.
    On est passé au-delà des vieilles dualités et le sage Président de la République Française l'a bien compris, ce philosophe d'exception qui invite tout le monde à sa table, pour réfléchir, tranquillement, dans le silence, à l'avènement d'un monde meilleur... En attendant on écoute toujours Led Zep, et je trouve sur le web cette image amusante, un Ipod sur un 33 tours, sous-titrée "cómo han cambiado las cosas en 4 décadas"… Nothing has changed, everything has changed, chante Bowie dans un de ses derniers disques.



    2017303549.JPGMarina di Carrara, Pasquetta, le 24 mars.

    Cher Pascal,

    Revenons donc à la vie et par conséquent à la réalité réelle, telle que nous la vivons et telle certes que nous aimerions la changer, mais qui est toujours mille fois plus intéressante et inattendue que les discours abstraits, les fantasmes et les concepts, par exemple devant un bloc de marbre.
    J’étais loin, ce matin encore, d’imaginer tout ce qu’un bloc de marbre pourrait me raconter aujourd’hui, et d’abord qu’il nous conduise le même jour à l’origine de l’anarchie italienne et au sommet de l’art brut. On connaît, évidemment, la ressource séculaire de Carrare, que représente son marbre blanc. Les carrières de celui-ci sont exploitées depuis l’Antiquité, et tout étranger qui passe par là ne manque pas de s’exclamer « ah oui, Carrare, le marbre de Carrare… », en voyant au mieux, de près, les dépôts de blocs entassés autour de la ville et jusqu’au port marchand de Marina di Carrara, ou, de loin, depuis l’autoroute, les entailles blanchâtres faites dans la montagne. A ces distances, le bloc de marbre n’a rien à raconter : il reste aussi lisse ou aussi opaque qu’un discours ou qu’un cliché.
    Le bloc de marbre ne parlera qu’à qui l’écoutera vraiment, et c’est ainsi qu’avec nos amis la Professorella et son conjoint le Gentiluomo, nos chers hôtes de Marina di Carrara qui nous ont conduits dans la montagne aux crêtes enneigées, nous avons peu à peu découvert les marches de plus en plus hautes et de plus en plus enfoncées des carrières évoquant des espèces de temples cyclopéens à ciel ouvert, aux faces miroitantes évoluant du blanc cireux au bleu sérac.
    1495224932.jpgLe grand récit du marbre nous ferait remonter à la nuit des temps géologiques, mais ce n’est pas celui-ci, ni celui des siècles d’exploitation, à tous le sens du terme, que nous a fait aujourd’hui notre bloc de marbre, même si la première des histoires qu’il nous a racontées se trouvait gravée sur la stèle de l’ouvrier exploité : Ai compagni anarchici uccisi sulla strada della libertà. Aux camarades anarchistes tués sur la route de la liberté. De fait, c’est à Colonata, petit village de pierre se dressant sur les hauteurs très escarpées de la montagne, que se situe le berceau de l’anarchie italienne née de la révolte d’hommes réduits au servage « da stelle a stelle », des étoiles du matin à celles du soir, nourris de lard blanc et de pain dur jusqu’au jour où, quelques-uns, rompant la sujétion collective, se mirent à tailler des blocs pour leur propre compte et à diffuser les idées du refus d’obtempérer. On les appelle les Spartani, descendants lointains des frondeurs de Sparte…
    Comme votre ami Olivier, cher Pascal, ma révolte juvénile s’est abreuvée des chansons de Brassens et de Ferré, bien plus que de Marx, autant que des écrits de Morvan Lebesque, maître polémiste du Canard enchaîné de mes quatorze ans, qui m’inspira mon premier article de gamin pacifiste ; mais pour autant, je ne saurais me dire anarchiste à si bon compte. Aucune importance à vrai dire : seule compte l’histoire de ces hommes qui se sont levés contre l’exploiteur et qui ont dit non, comme d d’autres disent non aujourd’hui encore à la corruption ou à la crétinisation tous azimuts.
    1658094487.JPGAutre belle histoire racontée, par le marbre, en contrebas de la même montagne, sur le bord d’un torrent où se dressent des centaines de sculptures d’une saisissante puissance expressive : celle de Mario del Sarto « poète du marbre de Carrare », comme on a qualifié cet artiste brut de haute volée, qui a recréé à même les pentes vertigineuses ou sur telle corniche ou tel replat, un ensemble de bas-reliefs, de figures en ronde-bosse, de bustes, de têtes, de scènes religieuses ou mythologiques à la fois émouvants, comme autant d’efflorescences hors-académisme, d’une beauté rude et quasi magique, où le marbre diffuse ce qu’on pourrait dire l’âme de l’humanité.571228397.JPG1796703870.JPG

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  • Le salaire des scribes

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    (Dialogue schizo)


    À propos des « piges » et autres frais dus, ou pas, aux écrivains utilisés dans les lieux publics, tels que salons du livre, débats, lectures, festivals et autres manifestations. Rebond sur une polémique lancée par Sébastien Meier dans Le Temps et développée sur les réseaux sociaux et dans Le Courrier sous la plume d’Anne Pitteloud...


    Moi l’autre : - Et toi, tu en penses quoi de cette agitation soudaine autour de la nécessité de rémunérer les écrivains en service « commandé » ?


    meier_070514awi_055nb004346-1.jpgMoi l’un : - J’en pense que Sébastien Meier n’a rien inventé, puisque Richard Garzarolli posait le même genre de questions au début des années 1970, et que la situation a pas mal évalué depuis lors.


    Moi l’autre : - T’as vraiment l’impression que la « chaîne du livre », en Suisse romande, peut être qualifiée de mafia ?


    Moi l’un : - C’est évidemment n’importe quoi, mais Sébastien parle en vieux gauchiste et je trouve ça rigolo.


    Moi l’autre : - Il est pourtant mal placé pour lancer son coup de gueule, vu que son éditrice de chez Zoé passe pour payer ses auteurs (si,si) et que les libraires ne l’ont jamais traité en paria.


    Moi l’un : - Bah, c’est le côté bisounours gâtés de nos jeunes auteurs. Sa polémique est aussi mal cadrée à la base que les attaques de Quentin Mouron contre le milieu littéraire romand, dans La combustion humaine, mais il n’en reste pas moins que la question de la rétribution de certaines prestations de l’écrivain, en certaines circonstances, peut se poser honnêtement. Les écrivains alémaniques, plus « professionnels » ou simplement pragmatiques que leurs homologues francophones, ont plus ou moins réglé la question de façon plus claire...


    Moi l’autre : - On demande à JLK ce qu’il en pense ?


    Moi l’un : - JLK s’en fout. Ou plus exactement, JLK a le défaut des généreux et des paresseux. C’est un type qui a beaucoup payé de sa personne et de ses services sans compter.


    Moi l’autre : - Pourtant c’est bien lui aussi qui répète volontiers que le scout est bon, mais n’est pas poire.


    Moi l’un : - Exactement, et tu te souviens du jour où le TJ de la télé romande l’a convié à parler, avant tout le monde, du livre exhumé d’Albert Camus, Le Premier homme, sans lui rembourser le voyage Lausanne-Genève ni lui proposer un kopek de simple « pige » ?


    Moi l’autre : - Ah oui, et sa réaction en privé avait été aussi vive que celle de Sébastien Meier, mais il n’en a pas fait une affaire publique. D’ailleurs ce n’était pas en tant qu’écrivain mais que chroniqueur littéraire à 24 Heures qu’il était « invité » ?


    Moi l’un : - Exactement, mais l’ambigüité était du même ordre, vu que les gens de la télé estimaient lui faire honneur en l’accueillant au fenestron…


    Moi l’autre : - Pour en revenir aux écrivains sollicités « professionnellement », faut-il alors, selon toi, les rétribuer, et quand, et comment ?


    Moi l’un : - Quand JLK, conseiller littéraire de la société Arts et Lettres, à Vevey, proposait l’accueil d’écrivains pour une soirée genre présentation personnelle, débat ou conférence, cela ne se discutait pas : l’auteur était payé, 500 francs de l’époque (dans les années 80-90), défrayé pour son voyage et son séjour à l’hôtel, plus un repas d’accueil avec les gens du comité. Mais l’entrée était payante, et il y avait parfois plus de 100 personnes dans la salle, avec des « pointures » style Yves Bonnefoy, Michel Butor, Georges Haldas ou Anne Cuneo.


    topelement.jpgMoi l’autre : - Celle-ci a pourtant demandé plus…


    Moi l’un : - Anne, à l’école alémanique, avait son tarif de base : 800 francs le show.


    Moi l’autre : - Et Kenneth White, on cafte ?


    Moi l’un : - C’est là que JLK a trouvé qu’on en demandait trop au scout et qu’il a cessé de collaborer à l’institution veveysane. La « star » en question exigeait une somme astronomique, et le comité a commencé à moduler ses « piges » selon la notoriété de l’invité. Avec la pige obtenue par le «géo-poète », Sébastien Meier aurait pu se payer une 2CV neuve…


    Moi l’autre : - Est-ce à dire qu’il faille fixer une Pige de Base Inconditionnelle (PBI) pour chaque prestation demandée à un écrivain ?


    images-3.jpegMoi l’un : - Cela me paraît difficile, voire impossible dans un système comme le nôtre. Mais là encore, l’expérience extra-syndicale de JLK peut fixer quelques repères. Quand il a été invité aux Etats-Unis, puis au Canada (au salon du livre francophone de Toronto), au salon du livre de Balma, au festival Petite Fugues de Besançon, à une tournée en Slovénie et en Grèce pour y parler de Jacques Chessex, ou au Congo pour le congrès des écrivains francophones, entre autres, à chaque fois il a été défrayé, soit par le festival littéraire local, soit par les universités sollicitées par les services de Pro Helvetia ou du Département fédéral des affaires étrangères. Bien entendu, cela ne suffisait jamais à couvrir tous ses frais, mais les expériences exceptionnelles qu’il a accumulées lors de ces diverses aventures enrichies de rencontres et de découvertes sans nombre valaient toutes les « compensations » et autres rallonges de subventions…


    Moi l’autre : - La question de la rétribution des écrivains relève-t-elle de la politique ?
    Moi l’un: - Sûrement, si la prestation passe par les réseaux liés à la politique, comme Pro Helvetia ou l’Office de la culture. Mais dans le domaine de la culture actuelle, où la situation est constamment embrouillée par les aléas et autres fluctuations du marché et du « star-system », il paraît aussi difficile que faux d’établir je ne sais quel « salaire de base » officiel…


    Moi l’autre : - Pourquoi faux ?


    2691044633.jpgMoi l’un : - Parce que l’écrivain vrai, ou le véritable artiste, sont le plus souvent irresponsables, trop occupés qu’il restent par La Chose. Tu vois Charles-Albert Cingria, éternel fauché, sempiternellement humilié par les nantis le traitant de pique-assiette, se mettre à faire des comptes. Je te rappelle que JLK, quand il a rencontré Lady L., avait une pile de commandements de payer et d’avis de saisie aussi épaisse qu’un oreiller.


    Moi l’autre : - Ouais, là tu prends le pire exemple. Comme journaliste, le même JLK s’est fait « oublier » par la société des rédacteurs en prétendant que la corporation était surpayée… grave le JLK. Mais comment conclure plus sérieusement ?


    Moi l’un : - Tu as envie de conclure ? Moi pas.


    Moi l’autre : - Ni moi. Ah mais, Lady L. nous appelle à table !


    Moi l’un : - Eh, chic, mais c’est payé ça ?

  • De la guerre et des gens

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    Par-dessus les murs (6)


    Ramallah, le 18 mars, 2h26.

    Cher ami,
    Je ne sais pas si je trouverai My First Sony à Tel Aviv – merci pour la proposition d'envoi que vous m'avez faite, mais Ramallah est, entre autres, sous blocus postal, comme je vous l'ai dit, et les valises diplomatiques que je connais sont avares en littérature et en poésie, dès qu'elles dépassent les quelques grammes d'une lettre (les diplomates ont des choses plus importantes à transporter, on le sait, le whisky ça pèse, et les antiquités aussi, dans l'autre sens).
    Mes parents me rendent visite bientôt, ils m'apporteront le livre de Barbash et je me ferai une joie d'en reparler avec vous. Ce ne sera sans doute plus d'actualité et c'est tant mieux… Pour l'instant je suis plongé dans quelques Petits Textes Poétiques de Robert Walser, mon exotisme à moi… nous faisons ensemble de longues randonnées dans la montagne, il n'y a personne pour arrêter nos pas, un brigadier un peu méfiant, parfois, qui regarde notre accoutrement de jeune poète avec un peu de suspicion, mais il est plus bête que méchant, et il ne porte pas de M16 en bandoulière. Les couchers de soleil sont magnifiques, dans ces contrées, les femmes sont belles, qu'on rencontre à la nuit tombée, au détour d'une forêt, qui vous ouvrent généreusement la porte de leur chaumière, une lanterne à la main… Walser, c'est déjà le siècle précédent, 1914, la nuit des temps. Excusez la naïve extase, mais quel miracle, que ces mots qui nous parlent d'une époque à l'autre ! Nous cherchons dans nos lettres à dire la ressemblance humaine, entre ici et Israël, la Suisse et ailleurs… pourquoi la tâche semble-t-elle parfois si rude, quand nous pouvons tisser des liens avec des hommes qui n'existent plus, plus loin de nous encore, par-delà des guerres et des guerres ?
    Vous avez lu la nouvelle comme moi : on aurait retrouvé, il y a peu, le pilote qui a descendu Saint-Exupéry, en juin 1944. Il s'appellerait Horst Rippert, 88 ans aujourd'hui. Les quelques citations que je lis dans le journal (« sur » le journal, plutôt, puisqu'on n'enfourne pas sa tête dans un écran) disent un regret vrai et sans pathos de l'ex-pilote de la Luftwaffe. Ca a l'air authentique, et d'ailleurs qu'importe si derrière ce Horst se cache quelque escroc de talent, il y a quelque chose de très touchant dans cette histoire, que l'on doit sans doute au recul, au décalage temporel. Etrange rencontre posthume, entre un lecteur qui abat sans le savoir l'auteur qu'il admire, qui a toujours espéré, ensuite, « que ce n'était pas lui », pas Saint-Ex, dans l'avion qu'il pourchassait.
    Je suppose que des histoires similaires fleurissent ici, des fleurs sauvages entre les lourdes dalles de la guerre. J'en entends peu, je vous l'avoue. Karin Wenger, journaliste à la NZZ, m'en a raconté une – c'est une histoire vraie, ce qui signifie, dans le contexte présent, que ce n'est pas une histoire d'amitié, mais celle, plus simple, d'une rencontre. Entre un soldat israélien, qui a fait son pauvre boulot dans le camp de réfugiés de Balata, à Naplouse, et un habitant de ce camp. L'un a très certainement essuyé les tirs de l'autre, ils se rencontrent pourtant, quelques années plus tard, dans l'appartement de la journaliste, ici à Ramallah. C'est un tour de force, même si l'ex-soldat fait partie de Breaking The Silence, un groupe d'anciens appelés qui témoignent de leurs actes et des horreurs de l'occupation.
    La conversation durera toute la nuit. Nous n'en connaîtrons que quelques bribes rapportées, la journaliste s'étant sagement retirée, après le dîner. Au petit déjeuner, seul reste l'Israélien, le Palestinien est parti à l'aube. Celui-ci confiera plus tard à la journaliste que la conversation était intéressante, oui, c'était bien, ils ont parlé de choses et d'autres, de musique... L'Israélien lui a confié ses projets, il aimerait prendre des cours d'espagnol, à Madrid, l'été prochain… c'est bien, c'est intéressant, oui, ça doit être bien, de pouvoir aller à Madrid, plutôt que d'être coincé en Cisjordanie, dans un camp de réfugiés, à attendre la prochaine incursion, les prochains tirs.
    Elle raconte cette histoire, et d'autres, dans un livre qui s'appelle Checkpoint, NZZ Libro Verlag. A paraître en août seulement… je reste fidèle aux décalages temporels, et vous joins cette photo du centre de Ramallah, prise il y a déjà trois mois.

     

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    La Désirade, ce lundi 18 mars, 15h 48.
    Cher Pascal,


    Vous m’envoyez une image de Ramallah sous la neige d’hiver d’il y a trois mois, et je me dois donc, malgré celle qui est revenue cette nuit sur nos hauteurs, de vous annoncer le printemps par le truchement d’Olympe. Les narcisses ne sont pas encore en fleur, mais ils pointent en toupets entre les primevères et les perce-neige. L’heure n’est plus aux folles descentes de luge de Sonloup aux Avants (là précisément où Hemingway venait se griser à l’époque de la Conférence de Lausanne), mais elle sera bientôt à la chasse à la martre et à la loutre que le lascar pratiquait en nos régions, et qui ne se montrent plus guère à vrai dire. Le gibier qui nous reste, à nous autres chasseurs virtuels qui ne touchons ni au lynx (sur les hauts) ni au coq de bruyère non plus qu’au blaireau pataud ou au daim gracieux, se réduit donc quasiment au militant écolo et à la démarcheuse de gelée royale. Pour mémoire légendaire, j’ajouterai que c’est dans le val suspendu que surplombe notre Désirade que s’achève L’Adieu aux armes, du même auteur qui s’est fusillé lui-même en été 1961, l’année aussi de la mort de Céline et de nos quatorze ans, où mon ami allemand Thomas et moi nous tâtions de nos premières cigarettes dans les fougères du bord du Danube, en Souabe profonde. A ce propos juste une histoire moins bellement symbolique que les vôtres mais qui dit aussi notre époque : il y a deux ans de ça, me demandant ce qu’était devenu Thomas, je le cherche sur Internet et en trouve, à l’appel de son nom, une bonne vingtaine (un acteur de théâtre à Berlin, un directeur de gymnase de Munich, un marchand hessois signalé à Baltimore en 1846, etc,) mais pas mon Thomas. Je regarde donc le site de sa ville natale et crac dans le sac : voici mon Thomas au cabinet médical repris de son père. Alors de lui écrire et pour apprendre quoi ? Qu’il a deux filles comme nous et une résidence alpestre à trois coups d’aile de condor de notre propre nid d’aigles – et de nous retrouver bienôt, tellement jeunes et pas changés, nicht wahr ?

    183573553.JPGRobert Walser a passé le dernier tiers de sa vie dans le « modeste coin » de la clinique psychiatrique d’Herisau (1933-1956) sans écrire plus rien mais en gardant toutes ses facultés de discernement, comme l’illustrent les merveilleuses Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig. Ce livre est baigné par la quintessence de la sagesse walsérienne, à la fois lucide et mélancolique. Tout en se baladant par les campagnes et les montagnes au fil de marches immenses, ponctuées de repas dans les auberges, l’écrivain parle au journaliste (qui note tout de tête et copie le soir son précieux rapport) de ses souvenirs d’Europe, de Berlin, de Vienne, de Musil, de Kafka et du monde comme il va (cette bruyante bête d’Hitler qui monte qui monte), ou encore de Tolstoï et de Dostoïevski, entre bien d’autres sujet. Rien ne remplace évidemment les textes du poète lui-même, mais ces promenades ont un charme incomparable autant qu’un vif intérêt documentaire. J’en enverrai volontiers un exemplaire à vos parents pour qu’ils vous le remettent ainsi que le My first Sony de Benny Barbash.
    On m’a reproché de parler trop vite dans 24 Heures de ce livre que je n’avais pas fini de lire (mettons 120 pages sur 426…) mais voilà le travail : notre seule page littéraire sort le mardi, ensuite de quoi il y aura Pâques et d’autres thèmes d’actualité à foison. Dans certains cas, nous sommes là pour amorcer les curiosités, et je suis content de l’avoir fait car ce livre, que je lis maintenant en entier me captive comme si je lisais ma propre enfance alors que mes parents ne se chamaillaient pas, que notre famille n’a subi ni la guerre ni aucune dictature, etc. Mais là encore il s’agit de ressemblance humaine, et ressaisie dans une espèce de flot prousto-célinien très singulier, à l’heure du simultanéisme et des liens familiaux et sociaux en constante crise.
    De fait, l’histoire du vieil Horst Rippert est émouvante, même si c’est un « classique » des aléas de la guerre. Je suis en train de lire Orages d’acier d’Ernst Jünger, qui évoque le monde des tranchées avec une sorte d’hyperréalisme hallucinant. L’autre jour encore, à Paris, nous sommes sortis, un ami et moi, complètement bouleversés par le film consacré à la reconstitution (par les acteurs du drame) de la bavure américaine d’Haditha, où des mères et des enfants sont massacrés sur le coup de sang d’un sous-officier lui-même broyé par la machine de guerre. La ressemblance humaine ? Jamais elle n’a paru plus criante que dans ce chef-d’œuvre du film anti-guerre. Et combien de petits princes là-dedans, alors qu’on continue à lire Terre des hommes dans sa traduction allemande…

    Photo Pascal Janovjak: Ramallah en janvier.

    Photo JLK: Olympe à La Désirade

  • Ceux qui vivent dangereusement

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    Celui qui se pique d'épique / Celle qui se pique le tube pour se sentir exister / Ceux qui attendent que la caméra tourne / Celui qui considère que l'habitude est le bras armé du bras cassé / Celle qui pose en Rimbaud des Femen / Ceux qui ne se rappellent rien sauf l’essentiel arraché à l’ennui / Celui qui parle de lui à la troisième personne du singulier et forme de politesse genre Alain Delon expliquant à son miroir comment nous nous apprécions en compagnie de nous-même et plus si affinités / Celle qui a eu froid dans le dos quand l’ancien serial killer recyclé l’a entendue en confession / Ceux qui mettent leur peau sur la table (disent-ils) à chaque fois qu’ils entrent en ascèse d’écriture / Celui attend le chèque de sa mécène pour écrire de nouveaux poèmes très dérangeants tels qu’elle adore les déclamer dans sa suite du Negresco / Celle qui asperge ses amants sadiques d’eau de rose en se réservant les épines / Ceux qui refusent d’envisager leur résurrection comme un investissement win-win / Celui qui a tiré un monde d’une tasse de thé dans laquelle Madeleine trempait un orteil distrait / Celle qui a compris qu’elle était coincée dans un roman quand l’odeur de renfermé l’a saisie dans les lavabos publics des Champs-Elysées / Ceux qui sont entrés en Gide par la porte étroite / Celui qui a rédigé l’autobio de Nabilla en lui insufflant l’intelligence et la sensibilité que lui a reconnues le sosie de Michel Drucker sur Youtube / Celle dont la plastique inspire le plasticien lubrique / Ceux qui vous disent comme ça que leur statut d’artiste en résidence implique une prise de risque proportionnée au temps libre qui leur est concédé dont le vertige se mesure à une angoisse exacerbée au niveau de leur être-là, etc.