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Livre - Page 75

  • Mémoire vive (97)

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    Ce vendredi 1er janvier 2016. – Premier jour de l’an. Seuls à la Désirade, entourés d’un épais brouillard gris perle qui se lève ensuite sur un grand ciel tout neuf. Je pense à la disparition du grand paresseux (quelque six mètres de hauteur) et des chats à dents de cimeterre, il y a environ 45.000 ans, probablement liée à l’intrusion de Sapiens sur les terres dites plus tard américaines. Je pense aussi à Sophie qui héritera de ce carnet ramené de Bangkok par sa sœur, à l’effigie de Ganesh.

    893013.jpgMa bonne amie m’annonce ce matin qu’elle me connaît depuis 52 ans. Plus d’un demi-siècle, mais à peine un clignement de cil en regard du Long Récit esquissé par Yuval Noah Hariri dans sa « brève histoire » de notre espèce sous le titre, précisément, de Sapiens.


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    Certains individus ont la conscience (ou l’imagination) de la longue durée, et d’autres pas. Durant 60 ans environ, je ne me suis jamais soucié du fait que l’homme soit né au quaternaire, mais aujourd’hui je le conçois mieux, avec le recul de l’âge, la conscience plus proche de ma fin et l’acceptation de mon sort infime, et radieusement reconnaissant à La Vie, entre les deux infinis de Pascal à la vision duquel, à vrai dire, je préfère celle de Montaigne ou de Rabelais.


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    Travaillant à émincer la cinquantaine de textes que j’ai consacrés l’année passée à mes lectures, je constate que mes appréciations et autres jugements, qu’il m’arrive de nuancer un peu de manière plus indulgente ou au contraire plus sévère, ne changent quasiment jamais en ce qui concerne le noyau de chaque livre, qu’il s’agisse d’une oeuvre littéraire de grande envergure comme l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr, à mes yeux le meilleur livre de cette année, ou d’un roman raté comme Le Livre des Baltimore de Joël Dicker. Au noyau du premier : la poésie du monde ressaisie avec une plasticité sans pareille, entre le cendrier et l’étoile ; et du second : le toc d’une fabrication faite pour plaire.

     

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    La vie par procuration m’a toujours révulsé, dont j’ai perçu les méfaits dès l’apparition de la télé. Celle-ci aura été, dès la seconde moitié du XXe siècle, le miroir aux alouettes par excellence et le vecteur universel de toutes les envies et de tous les ressentiments – le départ de cette course néfaste à la comparaison qui caractérise et intoxique l’esprit de notre temps.


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    Ceci de Thucydide, qui recoupe en somme les témoignages des soldats russes collectés par Svetlana Alexievitch dans Les cercueils de zinc : « En ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun avec toute l’exactitude possible. J’avais, d’ailleurs, de la peine à les établir car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient selon leur sympathie àl’égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire. À l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparât pour un auditoire du moment ». Vrai pour la description de l’univers des déportés en Sibérie, dans le Sakhaline de Tchékhov, et vrai aussi pour l’immense travail de documentation sur les guerres ou la catastrophe nucléaire de Tchernobyl accompli par Svetlana notre sœur Courage.


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    D’un nouvel ami, via Facebook, au prénom de Florian et à qui j’avais envoyé L’échappée libre, j’ai reçu, en remerciement, un petit roman d’Antonio Moresco, La Petite lumière, qui m’a aussitôt saisi par la qualité fine de son récit, à caracère allégorique m’évoquant immédiatement ma propre situation de veilleur à l’écart qui, tous les soirs, de l’autre côté du lac, aperçoit les petites lumières de Novel sur l’ubac savoyard.
    antonio-moresco.jpgLa lecture de La petite lumière me rappelle mes premiers saisissements à caractère métaphysique, correspondant aux intuitions vertigineuses qui nous viennent à l’adolescence ou à la prime jeunesse, avec l’étonnement devant son unicité, la peur de l’inconnu, la splendeur et l’étrangeté de la nature, puis la découverte des mots qui nous permettent de l’exprimer, la première expérience des mots qui font mal ou qui peuvent faire mal, et les sentiments variés, la tristesse ou la joie, le mystère de tout ça, etc.


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    Le portrait est un art très délicat, dont la moindre nuance de vérité tient à des riens. Il ne s’agit pas que de ressemblance, mais de suggérer une présence qui tient ni plus ni moins qu’à l’âme de la personne. Sur un dessin fait d’après une photo, j’ai tenté ainsi de capter l’âme de S***, mais je ne crois pas que ce soit la bonne méthode. La mémoire est plus fidèle que la machine, je crois. Ainsi vaut-il peut-être mieux fermer les yeux au moment de réaliser le portrait de nos plus proches.


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    La véritable amitié exige distance et pudeur, délicatesse et fermeté. Couper court à toute Schwärmei, à l’enseigne de ce que René Girard appelle la médiation externe, c’est à savoir le partage des passions purifié de toute rivalité compétitive.


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    Unknown-3.jpegLa lecture d’une traite, ce soir, de Vertige de la force, le dernier essai d’Etienne Barilier, m’a fait grande impression. C’est la meilleure réponse qu’on puisse opposer à ceux qui pensent que l’Occident n’a plus rien à offrir, aux désespérés et autres écervelés attirés par le terrorisme et toute forme de violence. Son argumentation est très étayée, et le noyau de sa réflexion me semble vraiment toucher au fond de la question : au tréfonds de l’Abgrund selon Heidegger, cette idole blême.


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    On voudrait nous faire croire que les djihadistes ont de nobles motifs, mais la seule vue de leurs gueules vociférantes suffit à la conclusion que ce sont pour la plupart des voyous assoiffés de violence et de sang, et qu’ils aiment ça jusqu’à la mort - drogués à mort qui plus est. Ceci dit, et par exemple en regardant la série américaine Banshee, je me dis que la fascination pour la violence se porte bien aussi, dans la sous-culture occidentale, même si certain humour noir à la Tarantino – réalisateur des plus équivoques à mes yeux, d’ailleurs - s’efforce de tirer la chose vers la comédie hilaro-gore. Or j’y vois plutôt, pour ma part, l’effet d’une démagogie caractérisée.


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    Dans son préambule à La Fin de l’homme rouge, évoquant le désenchantement de la société russe actuelle, Svetlana Alexievitch pointe le côté second hand des fondamentaux recyclés de l’orthodoxie et du nationalisme, qu’on pourrait comparer aux multiples avatars actuels d’un revival des « vraies valeurs » plus ou moins frottées d’intégrisme, entre fondamentalistes chrétiens aux States et juifs ultra-orthodoxes ou islamistes radicaux ; et les cultes de Staline ou même d’Adolf Hitler de renaître à l’avenant…
    Cette notion de seconde main est valable à de multiples point de vue, notamment dans le domaine de la culture où perdure, par exemple, le mythe incessamment ressassé de l’avant-garde, prétexte à tous les simulacres. En découvrant les « œuvres » des stars du marché de l’art contemporain, de Damian Hirst à Jeff Koons, entre tant d’autres, l’évidence de la seconde main me frappe depuis des décennies, et ça continuera tant que ça fera pisser le dollar. En outre, ce que raconte Svetlana Alexievitch à propos du nouveau culte de Staline et des voages organisés sur les sites de l’ancien goulag, rejoint les mises en scène de la télé-réalité et réactualise un roman d’Amélie Nothomb qui avait suscité la controverse au moment de sa parution, où il était question d’une jeu télévisé organisé dans un camp de concentration plus vrai que nature. En somme tout se recoupe, dans le domaine du simulacre et de la vie par procuration, et rien d’étonnant à cela : les mécanismes en sont élémentaires…


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    Une nouvelle sorte de concentration m’est imposée par la maladie – ou plus exactement par le sentiment-sensation d’être perturbé dans mon intégrité physique, très fatigué et souvent en perte d’équilibre ou gêné dans la marche par des douleurs musculaires ou articulaires. Malgré ma tendance naturelle à dé-dramatiser, je suis plus à l’écoute de mon corps que d’ordinaire, selon l’expression au goût du jour, mais à part ça tout va bien, merci, et vous ?


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    La lecture de Vertige de la force, le dernier essai de Barilier, m’a beaucoup intéressé, et je crois que j’ai des choses personnelles à y ajouter, notamment à propos de la fascination pour la violence, telle qu’elle apparaît par exemple dans la série Banshee dont j’ai regardé hier la fin de la deuxième saison – et je m’en tiendrai là.

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    Le regard de Richard Aeschlimann, dans son récit autobiographique intitulé Comme des larmes tombées du ciel, est d’une telle acuité sensorielle et affective, et d’une telle capacité d’évocation, qu’il a fait resurgir en moi quantité de sensations et d’émotions qui me sont propres, mais évidemment liées au ton de la même époque, disons : la fin des années 50. Or, au fil du récit de ses souvenirs d’enfant mal loti en milieu un peu glauque, avec une mère désertant le foyer familial et une belle-mère peu aimante, notre compère remarque qu’en son enfance tous les adultes avaient l’air vieux. C’est le genre de remarques qui me laissent pantois tant elles rèvèlent une évidence inaperçue. Comme si je disais que ces années 50 ont été filmées en noir et blanc, jusqu’à l’apparition de la couleur au cinéma Colisée. Si je me rappelle en effet les hommes de notre famille, mon père et mes oncles, et plus encore nos grand-pères, tous avaient l’air de dignes Messieurs cravatés , tous costumés de gris anthracite ou de noir chez les plus âgés. Du côté des femmes il y avait un peu plus de couleur, même avant l’arrivée du Cinémascope, mais la voix du speaker de l’ATS (Agence Télégraphique Suisse) était elle aussi grise comme ces temps de guerre froide, que ce soit dans ses versions romande ou alémanique (Radio Beromünster, dans la Stube du Wesemlin), et toutes les nouvelles qui venaient par cette voix semblaient irrémédiablement sinistres, toutes également vieilles…
    Ce mercredi 20 janvier. – Si ma mémoire est bonne, mon grand-père paternel est mort à 71 ans – à vérifier toutefois - après un séjour d’un certain temps dans une institution spécialisée de Sauvabelin. Il me semblait alors un très vieil homme, mais le « pépé de Lausanne » m’a semblé vieux dès sa retraite, alors qu’il était plus jeune que je ne le suis aujourd’hui, moi qui ne me sens pas du tout un vieil homme, malgré le « retour » des regards de ces jeunes gens qui paniquent déjà à l’approche de la trentaine et se figurent qu’arriver à quarante ans signifie une sorte de mort.
    Or il me semble que notre génération (ceux qui sont nés avant 1950) n’a pas vécu cette angoisse du vieillissement, incarnant par excellence la première jeunesse épanouie du XXe siècle, contrairement à ceux qui sont nés dans les années 60-80. Je pense ainsi à la véritable déprime de certains jeunes confrères passant le cap de la trentaine, et cela n’a pas cessé d’empirer au point que les jeunes d’aujourd’hui s’attroupent en petites tribus ostensiblement opposées aux « vieux », sauf pour les utiliser socialement, tout en prononçant de beaux discours convenus sur l’exclusion des minorités économiques ou sexuelles, etc.


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    Ce qui me frappe, dans les nouvelles générations, c’est que peu de jeunes gens de ma connaissance – je parle des jeunes écrivains et autres « créateurs » - vivent dans la continuité, et je dirai, s’agissant de littérature, que très peu envisagent ce qu’ils écrivent dans la perspective d’une œuvre à bâtir, se contentant de « coups » momentanés. Cette notion d’œuvre peut paraître académique, voire dépassée, mais je ne l’entends pas au sens d’une carrière conventionnelle : bien plutôt dans l’optique d’une construction cohérente et têtue, voire obsessionnelle, dont l’image qui me revient à l’instant est celle du terrible Adolf Wölfli coupant soudain court à toute intrusion étrangère ou toute distraction pour s’exclamer gravement : « Ch’muss’schaffe », je dois créer…


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    Les témoignages recueillis Par Svetlana Alexievitch dans La fin de l’homme rouge, comme dans Les cercueils de zinc ou La supplication, relancent en sommne ceux que Dostoïevski et Tchékhov ont ramené des bagnes et autres lieux de relégation où il ont cru devoir se rendre pour en documenter la réalité de visu. Il y a ainsi une tradition russe de la compassion qui n’a pas d’équivalent en Occident. Les témoignages qu’on rendu un Soljenitsyne ou un Chalamov sur le goulag ont-ils des pendants en Occident ? Il me semble que non, car les écrits liés à l’univers concentrationaire sont de nature différente, même si certains auteurs, tels Jean Hatzfeld, Richard Kapuszcinski ou Patrick Deville ont fait œuvre de reporters et de témoins significatifs.


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    Dans La peur de l’islam, Olivier Roy s’applique à rompre avec l’hystérie médiatico-politique française consécutive aux attentats islamiques en France, en établissant divers constats à contre-courant des opinions verrouillées de droite ou de gauche. Le premier de ces constats est que la « communauté musulmane » relève selon lui, en France, de la fiction. De fait, la plupart des musulmans français ne réagissent pas de façon homogène. La minorité des « radicalisés » ne représente qu’une fraction non représentative d’une population en voie de mutation, constituant une nouvelle classe moyenne qu’on rejette implicitement en la traitant de « communauté musulmane ».


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    Christoph Blocher pointant la « dictature » rampante en train, selon lui, de s’établir dans le monde politique suisse au dam du bon peuple que lui seul prétend écouter et comprendre, incarne à mes yeux le type, matois et revanchard, du paysan parvenu trônant, content, devant son tas de fumier doré. Que celui-ci soit sans odeur, comme on le dit de l’argent, me rend le personnage d’autant plus odieux qu’il sert de couverture à toute une caste de privilégiés qui, de la terre et des gens humbles et honnêtes votant pour le tribun, n’ont strictement rien à faire.
    En lisant le dernier récit d’Antonin, intitulé Pap’s et inspiré par la découverte des cahiers de jeunesse que lui a confiés son père avant sa mort, je me suis rappelé les mots du prélude de L’Ange exilé de Thomas Wolfe, et plus précisément le fragment de litanie qui m’est revenu tant de fois : « Qui de nous a connu son frère ? Qui de nous a lu dans le cœur de son père ? Qui de nous n’est à jamais resté prisonnier ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? »

    Unknown.jpegEnsuite, au fil des pages, c’est aussi bien un Emile Moeri différent de celui que j’ai bien connu, qui m’est apparu à travers les pages qu’il a écrites dans les premières années de ses pérégrinations de jeune médecin attiré par la littérature et les artistes, évoquant tour à tour une mission en Israël, un premier amour, divers voyages, la rencontre de la pétulante Elsa, sa future épouse et mère de son futur premier fils (l’écrivain) au Mexique. Or Antonin semble avoir été aussi touché à la lecture des cahiers que lui a remis son père, que nous le sommes en découvrant leurs fragments insérés comme « en abyme » dans son récit assez peu circonstancié au demeurant ; mais il est émouvant de retrouver, sous la plume du fils écrivain, cette trace des velléités littéraires du fils d’un employé postal fuyant la médiocre débonnaireté vaudoise et s’appliquant à l’observation du monde qui l’entoure, au récit de ses rencontres et expériences diverses, ou à l’esquisse d’un roman jamais achevé. Ceux qui, comme moi, ont bien connu Emile Moeri, cardiologue veveysan estimé, ami de nombreux peintres et écrivains (de Charles-Albert Cingria à Georges Haldas, ou de Lélo Fiaux à Louis Moillet, notamment), auront sans doute apprécié les qualités de grand lecteur qui furent les siennes, autant que sa fine verve de correspondancier maintes fois constatée dans ses épatantes cartes postales. Mais Emile écrivain ? C’était peut-être son rêve en ses années de formation, finalement réalisé « à travers » son fils , mais jamais nous n’aurons eu le sentiment qu’il y aura eu chez lui un écrivain « empêché ». Assez curieusement, et là gît sans doute l’espèce de tendresse amicale qui s’en dégage, Pap’s, plus qu’un rapport de fils à père, instaure la relation diachronique de deux fils proches par leur rejet des conventions et leur vénération de la littérature, qui se retrouvent ainsi liée, par delà les eaux sombres, dans le cercle magique, sans rien de complaisant, d’un récit achevé nourri par des notes restées « du côté de la vie ».


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    Je limite à l’extrême, sur Facebook et autres plateformes de l’Internet, l’expression de mes opinions, me tenant à l’écart des échanges criseux où n’importe qui se fait un devoir impératif de se prononcer sur n’importe quoi. Alain Finkielkraut déclare, dans son dernier livre, qu’il n’a point d’opinions à faire valoir : rien que des positions, et qui se défendent par l’argument, et c’est ainsi que je vois aussi la chose, même si l’affirmation de Finkielkraut me fait sourire alors qu’il la ramène à tout propos. Or je pense, quant à moi, que les opinions ne sont rien, ou plus exactement ne sont la plupart du temps que saillies momentanées, en tout cas au café du Commerce et sur les réseaux sociaux qui en sont le nouvel avatar, tandis que les positions nous engagent où nous sommes et dans la durée.

    01-benoit-violier-c-lenakanet-388_01.jpgCe dimanche 31 janvier. – L’on a appris aujourd’hui, « avec stupeur », la nouvelle du suicide de Benoît Violier, patron du célébrissime restaurant de Crissier et considéré comme « le meilleur cuisinier du monde ». Or ce « geste incompréhensible » l’est à proportion des honneurs récents ( cuisinier de l’année, etc.) et futurs, notamment à l’enseigne du non moins célébrissime guide Michelin, et en « contraste absolu » avec les dernières apparitions publiques du chef français, qui exhalaient la plus souriante sérénité. Mais non : voici qu’on le retrouve mort, par balle et chez lui, semant la consternation panique chez tous ceux qui le connaissaient (et sa charmante épouse et son fils gentil) et autres « fins gourmets », un commentateur poussant le bon goût jusqu’à parler du deuil « particulier » des gastronomes; et diverses « grandes toques » de participer à la déploration générale.
    Quant à moi, le véritable culte voué à la gastronomie surfine m’a toujours exaspéré et, sans préjuger des causes de cet « acte insensé », j’y vois plutôt l’un de ces gestes dont on ne sait s’ils tiennent plus du désespoir ou de la rage, qu’on retrouve dans tous les romans de Simenon, à commencer par La fuite de Monsieur Monde, où soudain tel individu rompt avec les trop belles apparences et passe la ligne rouge, parfois en tuant et parfois en se tuant. Ce drame affreux, mais pas plus terrible en somme que d’innombrables tragédies individuelles ou collectives survenues le même jour, nous dit quelque chose de ce monde où l’on hisse une activité humaine (la cuisine, etc.) au rang de rituel quasi sacré, exaltée tous les jours par des joutes télévisées à vrai dire obscènes, réalisant tous les fantasmes de jouissance et de réussite qui, peut-être, on fini par écoeurer Benoît Violier – on n’en sait rien mais c’est ainsi que je le ressens alors que retentissent les thrènes médiatiques et autres jérémiades ostentatoires…

  • Sud des Alpes

     

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    Chemin faisant (21) 

    Pluies tessinoises. – Il n’est pas de vert plus vert que celui du Lac Majeur, de ce vert émeraude de l’eau qui tourne au noir sur les monts à la péruvienne que le subit et grondant orage d’été dramatise encore, et nulle pluie n’est si drue et si liquide et si fraîche et si limpide et si vivement mouillée que celle qui tombe en trombes de ce ciel tessinois du partage des eaux du Nord et du Sud évoquant à la fois les fjords et le Brésil – le plus sévère et sensuel mélange de l’alpin et du latino…

     Notes3.jpgVocaboli . – Les mots chantent ici comme nulle part en Suisse, les mots et les noms aussi, pergola et Solari,  zoccoli et Solduno, les mots chantent ici autrement qu’en Italie, en Italie on ne dit pas grotto comme ici, en Italie on hésiterait tout de même à baptiser une montagne Monte Generoso, ou une autre Monte Verità, il y a là quelque chose de terrien et de lyrique à la fois, de pierreux et de fluide, d’âpre et de soleilleux comme le vin d’un rouge un peu noir et d’un goût un peu dur qui se retrouve dans les visages des vieux aux yeux candides…

     Notes2.jpgVasques. – En remontant la Maggia l’on passe de la Polynésie languide aux marmites d’eaux glacées où les corps mortels et les âmes suressentielles se purifient, et c’est dans un bleu d’agate qu’on se plonge et se frotte et se lustre, il y a là de quoi revigorer les peaux jeunes et vieilles, nulle part au monde sauf peut-être au Japon  l’eau n’est si belle et bonne que dans cette rivière tombée du ciel et polie par la pierre…

  • Adieu la smalah

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    Chemin faisant (20)

    Rafik l’agneau. – Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il avait encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays:  les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !

    Et s’il n’y avait que ça !  Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, est perçu par beaucoup de ses lecteurs comme l’oeuvre d’un monstre de cruauté (les lecteurs reportent souvent la férocité du réel décrit sur l’auteur…)  en cela qu’il détaille la monstruosité d’un régime de maffieux recourant à la torture, lequel régime s'effondra peu avant la publication de l'ouvrage !

    Tunisie666.gifEt voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même intempestif se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flatterie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer même son nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman : dégage…

     

    Ambivalence . – Certains jours je me suis demandé ce que nous fichions dans ce pays, tant j’y éprouvais de contraintes latentes, surtout dans la relation entre femmes et hommes. Mais grâce à nos amis j’ai finalement envie d’y revenir encore et déjà j’y pense, déjà nous y pensons avec ma bonne amie – nous reviendrons et pas que pour les rivages dorés de la Tunisie balnéaire.

    Une jeune fille de notre connaissance raconte que sa famille, après qu’elle eut brisé ses fiançailles, l’a bonnement harcelée afin de trouver un nouveau prétendant, et l'a même sommée de se livrer à ce qu’elle appelle des «entretiens d’embauche». Or loin de nous éloigner de ce pays, de telles situations nous donnent envie d’en savoir plus ; et c’est pourquoi je me suis lancé, après notre rencontre, dans la lecture des Propos changeants sur l’amour d’Azza Filali, dont la dernière phrase est de mise ce dernier dimanche matin : « À de tels moments, il m’arrivera, sans doute, de repenser à vous »…

    Tunisie28.jpgMéditerranée. – Ce soir nous retrouverons l’ami Philip à La Désirade, lui dont l’une des passions est la Méditerranée. Or la dernière vision que nous retiendrons de cette trop brève semaine en Tunisie sera celle des Mangeclous, je veux dire des Ben Salah, de la tribu des Ben Salah comptant, pour la seule génération de Rafik, cinq sœurs et cinq frères, ces Ben Salah venus saluer leur frère et oncle ou cousin, surprise des surprises, dans le hall de départ de l’aéroport ! Aussitôt  j’ai pensé : voici les Mangeclous, par allusion aux Valeureux du Juif Albert Cohen de Céphalonie - et même les couffins y étaient, débordant de figues et de dattes et d’Allah sait sûrement quoi.

    Oui mon cher Rafik, et que tu le veuilles ou non, le temps de ce vol de retour Allah sera ton copilote et les roumis que nous sommes lui adressent un ultime salamalec…

    Images : LK et JLK 

  • Le sang du peuple

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    Chemin faisant (19)

    Indépendance. – Sur la même page d’ Un amour de frère, son dernier récit évoquant à la fois un retour à ses sources tunisiennes et son arrachement à un monde par trop contraignant, toutes choses liées et fondues par la ressaisie de ce qu’elle appelle la mémoire aimantée, Colette Fellous évoque la chevauchée de Bourguiba à travers Tunis préludant à l’indépendance, et sa propre cavalcade de jeune fille en quête d’émancipation, qui se retrouve à Paris avec ses frères et découvre le monde dans les salles obscures des cinémas. Exactement comme ce fut le lot de Michel Boujut, jeune déserteur de la guerre d’Algérie se planquant avant son exfiltration vers le pays des porteurs de valises qu’était alors la Suisse…

    Tunisie98.jpgFrères ennemis. – On sent chez certains la nostalgie des années  Bourguiba, et tel de ceux-là rappelle les qualités de la première constitution de 1959 élaborée sous l’égide de celui-ci, qui pourrait encore faire l’affaire à ce qu’il écrit dans La Presse. Mais sur les murs de Tunis que voit-on ces jours ? On voit partout l’effigie de Salah Ben Youssef, camarade puis rival du « combattant suprême », bientôt recalé, contraint à l’exil et assassiné par un sbire de celui-là. Et Bourguiba de s’en vanter publiquement lors d’une manifestation à grand fracas.

    Cela pour se rappeler, me souffle Rafik le révolté, qu’une dictature en a remplacé une autre, avant de préciser que l’avenir sous Ben Youssef n’eût pas été, probablement, garant de plus liberté tant il était proche des islamistes, lesquels se servent aujourd’hui de lui, par voie d’affiches, pour appeler au rassemblement des leurs…

    4149389-6299069.jpgViolences. – On a beaucoup parlé, dans les médias occidentaux, du pacifisme caractérisé de la révolution du jasmin ; or il faut s’en rappeler aussi les violences, et la chronique, jour par jour, des événements survenus depuis l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, en décembre 2010, rappelle comment le formidable mouvement de protestation et de destitution de la Mafia despotique fort bien vue des Américains et des Français, a cristallisé après nombre de soulèvements populaires aux quatre coins du pays, et notamment dans les foyers de révolte de Kasserine ou de  Ghafsa, violemment réprimés.  

    J’ai retrouvé cette chronique, très abondamment illustrée et documentée, dans un grand album récemment paru intitulé Dégage ! à côté duquel un  Indignez-vous !, ou un Engagez-vous ! paraissent bien convenus…  

  • Un si fragile espoir

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    Chemin faisant (18) 

    Délivrance. – Depuis notre premier soir à La Goulette, où nos premiers échanges amicaux ont duré des heures autour d’une table en terrasse, les mots-clefs qui m’ont semblé caractériser le ton de toutes nos conversations auront été: soulagement, libération, espérance, sur fond d’inquiétude latente, mais comme un nouveau souffle se manifestant à tout coup, avec quelle reconnaissance de tous pour « les jeunes »…

    Impatience. – Et cette fébrilité partout perceptible, notamment dans les journaux qu’on sent traversés par le souffle d’un débat de fond, véritable raz-de-marée d’expression relevant visiblement de l’exorcisme et de la compulsion, où le sentiment d’urgence revient à tout moment, et les mises en garde, les avertissements, les appels à la responsabilité, la dénonciation des fauteurs de troubles, la méfiance envers ceux qui pourraient trahir ou capter la révolution.


    254631_2270836817259_5191965_n.jpgEspérance. –
    Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude,  de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ». Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?

    2784045172.jpgA l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de  Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».

    Où l’espoir du « plus jamais peur ! » rend un son propre à ce qui s’est passé en Tunisie, en attendant le meilleur ou le pire... 

  • Le bain des femmes

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    Chemin faisant (17)

    Séparation. – À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas, et voici cette vieille qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…   

    Le secret. – Dans le dernier livre de Colette Fellous, un amour de frère à paraître prochainement, une scène des plus troublantes en dit long sur la très grande intimité et la très grande distance unissant-séparant la jeune sœur de vingt ans et son frère de sept ans son aîné lorsque de celui-ci, reposant nu après sa mort, nu mais sous un drap, sa sœur s’approche, seule, et soulève le drap pour voir de lui cette chose qu’elle n’a jamais vue alors qu’un tel amour les unissait qu’elle draguait parfois les garçons pour lui – ce confondant secret de l’autre ignoré, trop dangereusement aimé et interdit, séparé par sa mortelle maladie de diabétique et par celle de vivre aussi…

    La nuit des femmes. – Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre grand-mère paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan...

    Image: photo JLK.

  • Avant les Dunes électroniques...

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    Chemin faisant (16)

    Mise en garde. – Rafik l’étudiant, déjà vibrant de révolte et d’insolence, avait affronté son oncle Ahmed alors ministre de l’économie, en lui reprochant de promouvoir le tourisme dans les années 60. « Vous allez faire de nous des larbins, sinon des putains ! », avait lancé l’impudent à la face du grand homme de la famille qui l’écarta d’un revers de main : « Va donc, fils, tu ne sais rien de tout ça ! »

    Or, un demi-siècle plus tard, l’on se dit qu’il y avait du vrai dans l’objection du jeune rebelle et que la question mérite d’être repensée…

    Tunisie3.JPGSans rien voir... – Azza la romancière nous raconte l’histoire, à valeur de fable, de cette jeune touriste, d’origine tunisienne, revenue au pays avec des amis français en janvier dernier pour un séjour balnéaire assorti de tous les agréments distrayants, sportifs et festifs, quinze jours de rêve et retour vers le 20 janvier pour découvriràparis  que, pendant ce temps,  la Révolution était survenue en Tunisie.

    Tunisie2.JPGTourisme de masse. – L’embêtant avec ce tourisme-là, c’est que tu ne rencontre personne en vérité ; je me l’étais dit en 1970, envoyé en Tunisie pour mon premier reportage consacré au tout début du tourisme de masse, et je me le répète aujourd’hui en constatant  à quel point le malentendu se trouve entretenu entre prétendus maîtres et semblants de serviteurs – ces rôles que tu peux inverser à l’envi…

    Image : photos JLK d’un premier reportage en Tunisie, en 1970.

  • Des amis sous les étoiles

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    Chemin faisant (15)
    Le monde à refaire.
    – Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent aussi imprévisibles.

    262591_2260074428206_1217454_n-1.jpgQuelle dignité ? – De ces apaisements de l’homme sage et pondéré Rafik le scribe n’a rien à faire. À ses yeux l’agenouillé et le couché sont indignes, mais c’est à mon tour de lui faire observer que prier est pour l’homme une façon aussi de se grandir et non seulement de s’aplaventrir, de se recueillir et de s’ouvrir à un autre ciel tout spirituel, et Nozha la gracieuse et la joyeuse invoque alors les transits d’énergie qui nous font communiquer avec les sphères et l’infini, et ma bonne amie sourit doucement et j’en reviens à d’autres cultes actuels du barbecue et du jacuzzi peut-être moins dignes que le fait de participer à la Parole – puis notre rire relativise toutes ces graves méditations dans la nuit des dieux divers…

    281418_2270975300721_6757119_n.jpgLes amis. – C’est ce couple pétillant des vieux fiancés de Moknine, c’est Azza la femme médecin et écrivain évoquant le mimétisme des immolés par le feu, c’est cet autre médecin romancier imaginant dans son livre le rapprochement soudain des rivages opposés de la Méditerranée et racontant ensuite ses derniers mois d’opposant sur Facebook, c’est Samia sa conjointe professeure de littérature modulant ses propres observations sur ce qui se prépare, c’est Jalel nous consacrant une matinée pour nous montrer le Bardo, c’est Rafik et ses frères et sa nièce de trente ans lancée dans la modélisation en 3D d’une série d’animation évoquant la Tunisie de 2050, les amis c’est l’amitié sans idéologie, les amis c’est l’accueil et l’écoute et les possibles engueulées, les amis c’est l’art relancé de la conversation ou l’art du silence accordé - c’est un peu tout ça les amis…

     

     

  • Leçons de mémoire

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    Chemin faisant (14)

    Passéisme. –  « C’était tellement mieux avant ! », soupire la très vieille dame vieille France à sa compagne et complice qui lui demande de préciser : «Vous voulez dire du temps de Ben Ali ? », et la première : « Mais non voyons, je ne parle pas de ce malfrat ! », alors la seconde d’insister : «Vous voulez donc dire du temps de Bourguiba ? », et la très vieille momie : « Eh surtout pas ce manant de Bourguiba qui a tout chambardé ! Vous ne vous souvenez donc pas des parasols de l’Hôtel Majestic, combien leur couleur s’accordait aux uniformes de nos légionnaires… »

    Régression. – Rafik le scribe ne décolère pas, qui revient du quartier de la rue de Marseille, ce vendredi de prière, où il a buté sur des centaines de croyants musulmans obstruant la chaussée, comme on l’a vu à Paris et comme il me disait, récemment encore, que jamais on ne le verrait dans son pays !

    « C’est le choc de ma vie ! » s’exclame-t-il en tempêtant, lui qui se vantait hier d’avoir botté le cul, adolescent, d’un agenouillé priant dans le nouveau sanctuaire de Feu Bourguiba, et son frère Hafedh le conseiller, plus tolérant, plus débonnaire, de chercher à le calmer en arguant qu’il ne s’agit là que d’une minorité, mais plus grande que la colère du Prophète est celle de Rafik le mécréant !  

    Révolution ? – Il n’y aura de Révolution, me dit Rafik le scribe, Rafik le voltairien, Rafik l’intraitable laïc, que le jour où l’on cessera de me dire que je suis musulman parce que je suis Tunisien ! Mes frères m’enjoignent de me calmer en me disant que c’est comme ça parce que cela l’a toujours été, mais jamais je ne l’accepterai, pas plus que je n’ai accepté de célébrer le ramadan dès l’âge de Raison de mes douze ans ! Qu’est-ce donc que cet état de fait qui nous ferait musulman sans l’avoir voté ?

    Photo LK: Rafik Ben Salah dans sa classe d'école primaire, à Moknine, cinquante après...

  • Magies et souvenances

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    Chemin faisant (13)

    Jeteurs de sorts. – Comme nous filons plein sud sur l’autoroute à trois larges pistes constituant l’ancienne Voie Royale menant le Président Ben Ali d’un de ses palais à l’autre, nous remarquons, sur l’accotement, un jeune homme brandissant un bâton le long duquel se tortillent de drôles de lézards vivants. Alors notre ami Semi l’enseignant, frère de Rafik le scribe que nous accompagnons dans son pèlerinage à Moknine où il a passé son enfance, de nous apprendre qu’il s’agit de caméléons à vendre en vue de pratiques magiques, telles que s’y employait la femme du Président elle-même. La chose paraît hallucinante mais elle a été rapportée récemment par l’ancien majordome de la sinistre « coiffeuse », qui égorgeait chaque matin un caméléon sur la cuisse du potentat, lequel jetait aussitôt un sort à tel ou tel ennemi…

    1151351042.jpgHeureux les humbles. - Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.

    Tunisie65.jpgOr une suite d’émotions fortes l’attendent en ces lieux. D’abord en tombant sur un grand diable émacié, la soixantaine comme lui, qu’il n’a plus revu depuis cinquante ans et avec lequel s’échangent aussitôt moult souvenirs qui font s’exclamer les deux frères se rappelant l’interdiction paternelle qui leur était faite de jouer avec ce « voyou » !
    Ensuite en pénétrant dans la maison familiale occupée aujourd’hui par deux sémillants octogénaires : elle d’une rare beauté vaguement gitane, et lui figurant un vrai personnage de comédie orientale, qui nous ouvrent une chambre après l’autre afin de bien nous montrer qu’ils ne manquent de rien, leurs beaux lits d’acajou, leurs grandes jarres d’huile et de mil, le confort le plus sommaire et parfaitement  suffisant à l’évidence.

    Tunisie66.jpgEt puis  dans la foulée : Rafik le scribe, conteur inépuisable retrouvant les lieux de son Amarcord des années 50, Rafik retrouvant la petite gare désaffectée de Moknine, Rafik pénétrant ensuite dans la salle de classe où l’instituteur le rouait de coups avec son bâton d’âne, Rafik retrouvant la boutique du photographe pédéraste qui lui valut d’être battu une fois de plus par son père inquiet de le voir revenir de là-bas avec un photo dont il était si fier, Rafik ému, tour à tout exalté, pensif, abattu, révolté une fois de plus…

     Vegas au Tiers-Monde. – En moins d’une heure et sur moins de cinquante kilomètres, entre Moknine et Sousse, dix kilomètres de côte délabrée et l’urbanisation touristique à l’américaine la plus délirante, on passe de la quasi misère au plus extravagant tapage de luxe, modulé par autant de palaces monumentaux, actuellement sous-occupés.

    Voilà bien la Tunisie actuelle, qu'on sent entre deux temps et deux mondes, deux régimes et le choix le plus incertain - la Tunisie de toutes les incertitudes et qui aura de quoi faire avec tant de contradictions et de contrastes confondants, la Tunisie de demain dont on espère qu’elle s’aime assez pour s’aider; la Tunisie qu'on aurait envie d’aimer, aussi, sans la flatter, cette Tunisie où l'on est si bien reçu tout en restant tellement étranger...

  • Souriez, vous êtes en Tunisie...

     

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    Chemin faisant (12)

    Double sens. – À en croire la vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas,  au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’il mange la femme et baise la chèvre.

    De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu une femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…

    Tunisie37.jpg Preuves par le vide. – Le match de football de la finale  de la Coupe de Tunisie, qui a été gagnée lundi soir par L’Espérance, contre l’Etoile, nous a valu un tonitruant concert de klaxons sur les pentes de Sidi Bou Saïd, mais c’est surtout devant les écrans de télé que la fête a eu lieu puisque la rencontre s’est jouée « à huis-clos » devant un stade à peu près vide, réservé à environ 2000 spectateurs, pour cause d'injonction répressive et de sécurité générale à relents post-révolutionnaire. Or on sait que la Révolution a également vidé les grands hôtels de Tunisie, au dam de l’économie du pays et des gens qui en vivent.

    Tunisie45.jpgC’est cependant avec une espèce de satisfaction maligne que j’aurai traversé les halls froids et les allées et les pelouses désertées du Mövenpick de Gammarth dont l’étalage de luxe se déploie jusqu’au rivage doré, quasiment sans âme qui vive – et c’est l’expression qui convient à cette planque pharaonique pour Lybiens friqués: sans âme qui vive.

    Jalel.jpgL’heureuse erreur. – À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru  ensemble le fabuleux dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette révolution, qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin.

    Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !

    Images: singes hamadryas au Jardin du Belvédère; les incidents d'avril dernier opposant L'Etoile et L'Espérance; le Mövenpick désert de Gammarth; Jalel El Gharbi.

  • Ceux qui nous pompent l'air

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    Celui qui te raconte une fois encore son opération / Celle qui ne fait que passer et s’incruste un siècle et demi / Ceux qui ont toujours une cata à raconter au Courrer du cœur / Celui qui te téléphone chaque fois qu’il se rappelle ton utilité / Celle qui est prête à t’expliquer son recueil de poèmes ésotériques /  Ceux qui ne lâchent jamais prise / Celui qui fait surveiller l’avocat de son ex / Celle qui surveille la consommation de Martini de son beau-père Alfred / Ceux qui sont au courant des rabais pour seniors / Celui qui tient la jambe de l’acrobate hédoniste / Celle qui te demande de veiller sur son cobra pendant la Toussaint / Ceux qui demandent à leurs ex de rester discrètes / Celui qui envoie ses témoins à Jéhovah / Celle qui remonte les bretelles du diacre naturiste / Ceux qui se rendent insupportables à force de prévenance absolument désintéressée / Celui qui remercierait son supérieur de le tancer si tant est que son supérieur le tançât / Celle qui te reproche l’inconduite de ta nièce alors que sa sœur à elle suit les traces de votre cousin olé olé / Ceux qui prétendent que les Islandais manquent de tonus sexuel alors que des chercheurs américains ont établi les conséquences du voisinage des volcans sur le système hormonal moyen / Celui qui a rencontré ce Monsieur Météo dont on parle en Allemagne et qui dansait  sur une piste balinaise avec un parapluie jaune / Celle qui a pris des leçons chez Lassie chien fidèle puis est partie avec un éleveur de visons / Ceux qui avaient 30 millions d’amis à la télé et seulement trois cents sur Facebook / Celui qui se fait fort de publier des livres littéraires et gourmands à la fois plus une certaine touche spirituelle enfin tu vois quoi / Celle qui t’envoie des compliments en espérant visiblement que tu fasses pareil mais te fatigues donc pas Mireille / Ceux qui sont toujours en train de monter un coup fumant sur le trottoir / Celui qui fixe la Top de 67 ans qui dorlote son gigolo en lui évoquant ses années Dior / Celle qui préfère les mensonges de ses gigolos les plus cupides aux vérités de son miroir méchant miroir / Celui qui te rappelle pour t’enjoindre de ne plus le rappeler / Celle qui ne trouve pas la sortie de la morgue et y passe donc la nuit sans pyjama / Ceux qui rentrent chez eux par la petite porte / Celui qui remonte la pente à reculons / Celle qui écrit à Monsieur Météo qu’il est son rayon de soleil même quand il pleut / Ceux qui restent optimistes en dépit de la nouvelle bactérie du concombre, etc.

    Image : Philip Seelen 

     

     

  • Chemin faisant (11)



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    Dans le bleu. – On sait que c’est au Baron d’Erlanger, peintre délicat, que Sidi Bou Saïd doit le dominion établi de son bleu, sans pareil au monde si l’on excepte quelque ruelle ou quelque place de Séville ou des Cyclades, mais un tel ensemble, ici, du blanc chaulé et de cet extrême azur que surexaltent le violet ou le rouge et le blanc des bougainvillées et du jasmin, me paraît unique absolument, qui dépasse le pittoresque et le pictural pour devenir peinture sculptée ou architecture rêvée par un géomètre poète de la vraie races des bâtisseurs anonymes pour lesquels la beauté relève d’une seconde nature. On en reste sans voix.
    Or, à ce bonheur avéré s’ajoute ces jours celui de voir les terrasses, au soir venant et à la nuit se faisant lentement sur la baie, occupées par des Tunisiens de tous âges et semblant goûter la jouissance du lieu plus tranquillement, au lieu de la meute ordinaire des roumis en pantelants troupeaux - et la nuit vient, on savoure son thé de menthe les yeux perdus jusqu’au Mont de Plomb, de l’autre côté des eaux scintillantes; et les amis s’attarderont longtemps encore à poursuivre sans discontinuer leur débat sur la vie qui va dans ce pays tout occupé de soi…

    59f8da5f-38a1-43af-b395-2ee507434262.Medina_Tunis_Tunisia.jpgBigarrures de la Médina. – Avant cela nous nous étions perdus à travers la médina, dans la houle canalisée de la foule entre les hauts murs à loggias et moucharabiehs, étourdis par la touffeur des odeurs sucrées et des beignets, des parfums, des narguilés, et dans cette boutique où je m’étais arrêté pour faire l’achat d’une sacoche de cuir utile à l’attirail du plumassier, le prénommé Brahim, tout avenant avec sa dent manquante lui donnant quelque chose de médiéval, avait sorti son briquet pour me prouver que ce cuir-là n’était pas du vulgaire skaï et valait donc son pesant de dinars, et j’avais réduit sa mise de moitié, sur quoi Brahim m'ayant demandé quel avenir je voyais à son pays, je lui répondis comme au jeune douanier me le demandant pareillement à notre débarquement : mais mon gars c’est ton affaire et je te la souhaite toute bonne !

    zoo-du-belvedere.jpgLa sieste du tigre. - De la progression des salafistes et du ramadan prochain dont le parti religieux pourrait tirer profit politique, du sort de la Banque islamique ou de la déconvenue liée au nouveau Pacte républicain, le tigre du zoo du Belvédère ne semble point se préoccuper le moins du monde, mais qui oserait lui parler de liberté à celui-là !
    Nous avons subi cet après-midi la morgue de la lionne et le dédain du cerf de l’Atlas, le regard plus doux et plus triste à la fois du Mouflon à manchettes et, sur leur rocher, les crânes mimiques de défi des babouins, nous avons vu le rhinocéros se tourner très lentement à notre arrivée pour ne plus nous montrer que son formidable derrière blindé – nous avons perçu l’humeur plombée par la chaleur des encagés, et je me suis rappelé alors ce paragraphe de Rien que la terre de Paul Morand où tout est dit de cette confrontation: « Je rêve d’un pacte de sécurité entre l’homme et les animaux, où chacun cessant d’obéir à la loi de la jungle, s’engagerait à se respecter en s’aimant ; où les tigres, comme des frères, viendraient à Singapore se faire soigner les dents par le dentiste japonais ou épiler les moustaches par le coiffeur chinois, iraient au besoin se faire admirer dans ces jardins zoologiques qui seraient comme d’accueillants hôtels, puis rentreraient librement chez eux dans la forêt équatoriale. Mais comment leur cacher que les hommes mangent de la viande ? »

  • Lendemains qui chantent

     

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    Chemin faisant (10)

    En roue libre. – Six mois après la Révolution du jasmin flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur ; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça, cependant  ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus en coulisses ?  Et ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera  l’affaire de tous ou ne sera pas...

    Plus jamais peur. – Et là, tout de suite, sur les murs de l’aéroport et par les avenues ensuite, aux panneaux des places et sur la haute façade de l’ancien siège du Parti, voici ce qui sidère et réjouit Rafik le Scribe de retour au pays : que le Portrait omniprésent du Président n’y est plus, que cela fait comme un vide – qu’on n’attendait que ça mais que c’est décidément à n’y pas croire tandis que les gens répètent à n’en plus finir, genre Méthode Coué, que jamais, en tout cas, jamais  on ne reverra ça…                 

    254234_2245354820225_4145306_n.jpgÀ La Goulette. – Et dès le premier soir à La Goulette c’est la bonne vie retrouvée, la cohue de la rue et la bousculade populeuse, le jovial chaos des gens et des conversations aux terrasses où l’on continue de ne parler que de ça : de ce qui nous arrive et en adviendra, et c’est un régal de mets et de mots malgré l’anxiété qu’on sent mêlée aux libations – à la tablée du Scribe son frère le Conseiller Hafedh se livre à la plus fine analyse d’où il ressort que tout reste à faire et que rien n’est acquis, confiance et méfiance iront de pair et la soirée s’éternise entre frères humains.

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  • Retour en Tunisie

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    La boule. – Sur le départ  on hésite, à tout coup, une dernière fois. On a la boule au ventre. On serait tenté de tout  laisser tomber. On pense à l’emmerdement de tout voyage dans les pays à cabinets différents des nôtres. On pense à la chaleur, on pense aux voleurs (il n’y a que ça dans les autres pays), on pense à l’eau douteuse des pays de là-bas - et puis tout à coup ça y est, c'est reparti, le vieil homme est dépouillé, Aladin nous voici et Ferdine remet ça : « ça a commencé comme ça… 

    Kairouan.jpgKAIROUAN, 1970. – Et tandis que nous bouclons nos valises me revient le souvenir enchanté de Kairouan cette nuit-là, la première fois, cette nuit que j’étais tombé du ciel en reporter tout débutant, l’avion à hélices nous avait pas mal secoués, le nom de MONASTIR m’était apparu au-dessus des palmiers et maintenant c’était la route à cahots qui nous trimballait, enfin voici qu’au bout de la nuit noire tout était devenu blanc : c’était Kairouan aux mosquées, j’étais transporté, jamais je n’avais vu ça, c’était une magie éveillée, tous ces types en robes blanches et cette mélopée de je ne sais quelle Fairouz, ou quelle Oum Kaltsoum, tous ces appels tombés de je ne sais quels minarets et ces envolées, et sur les milliers de petits écrans de télé : ce même vieux birbe en blanc sorti la veille de l’hosto et qu’on me disait le père de tous - ce Bourguiba qui parlait à ses enfants ce soir-là…

    jasmin-vendeur-290711.jpgPARFUMS. -  Il paraît que ça s’est gâté en quarante ans, là-bas à Djerba, je ne sais pas, on verra, d’ailleurs ce n’est pas sûr qu’on s’y pointera, mais rien ne me rappellera plus, jamais, le parfum du printemps, la douce fraîcheur du printemps, la moelleuse suavité du printemps que celui de la fleur de jasmin dans les allées de Djerba…

     

     

  • Mémoire vive (96)

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    À La Désirade, ce 1er décembre 2015. - J’avais rendez-vous ce matin avec le Dr M***, pour un premier aperçu des résultats de la radiothérapie, sur la base d’un test sanguin. Or on peut être rassuré pour le moment, avec un taux de PSA de 9, après le pic de 14 qui a nécessité le traitement. Le cancer est sous contrôle, dans sa capsule, sans métastases à ce qu’il semble, mais on ne pavoise pas pour autant. Nous avons pris rendez-vous pour mars prochain, en espérant atteindre le chiffre « normal » de 7 ou de 5, en attendant mieux.  

    °°°

    La lecture de Freud m’intéresse à proportion de son contact avec la réalité humaine. Pourtant ce souci n’a rien d’anecdotique. Il s’agit juste d’échapper à une nouvelle idéologie, sans parler des chapelles qui s’en disputent l’interprétation.

    °°°

    Ce qui me semble important, pour éviter toute lassitude et toute aigreur, c’est de se concentrer sur les objets et ne pas se laisser contaminer par le clabauage et la morosité ambiants. Claude L***, à la rédaction de La Tribune de lausanne, m’appelait le pinson des neiges, au motif que je sifflotais du matin au soir Et cela, ma foi, m’est resté : je chantonne tout le temps.

    °°°

    Je me reproche parfois d’avoir perdu beaucoup de temps au fil des années, surtout entre 25 et 35 ans, mais, d’un autre point de vue, je ne me suis jamais arrêté sur mes chemins de traverse, alors que tant d’autres qui semblaient si affairés se sont encroûtés pour l’essentiel. Et puis, comme disait mon ami Thierry Vernet : on ne peut pas être et avoir été, donc passons.

    °°°

    L’idée de Nietzsche (selon Peter Sloterdijk) que l’Antiquité ne cesse de se régénérer et constituerait une présence habitable pour qui l’admettrait, me convient pleinement. Homère est un présent toujours possible, de même que Socrate via Platon ou Hérodote, Virgile ou Théocrite. Je choisis ce qui m’est réellemnent contemporain, à tous les siècles, mais l’Antiquité nous désaltère de l’eau la plus fraîche, Chine comprise cela va sans dire.

    °°°

    Un problème, qui est parfois le mien, tient au fait qu’on oublie tout au fur et à mesure, et c’est à la fois tant pis et tant mieux vu qu’on crèverait de tout se rappeler. Puis on se dit (je me dis) qu’heureusement : on écrit, et mes carnets en conservent les traces depuis 1966. Puis on oubliera ce qu’on a écrit…

    °°°

    1743162877.jpgLire La Commedia de Dante aujourd’hui n’a aucun sens si l’on n’y voit qu’un devoir culturel ou pire : un programme de développement personnel, alors qu’elle ne relève que de l’expérience vécue de la poésie. 

    °°°

    Le dernier film de Nanni Moretti, Mia madre, nous a beaucoup touchés, L. et moi, nous rappelant les derniers jours de nos mères respectives.

    Le film – l’un des plus limpides et sensibles de Moretti, avec La chambre du fils -, est un modèle d’humour tendre à dérives, parfois, de douce folie, et rien n’y est discordant ni banal : tout est perçu à fleur d’émotion et au gré de retours de mémoire rantôt poignants et tantôt cocasses.

    En outre, ce film m’a rappelé le texte qui m’a été inspiré par les quinze jours que nous avons vécus après l’accident cérébral de notre mère, qui constitue la dernière partie des Passions partagées.

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    Pascale Kramer m’a adressé, dans l’après-midi, un message de vive reconnaissance, à propos du long texte que j’ai consacré à son Autobiographie d’un père, où elle me remercie particulièrement d’avoir souligné, dans ma présentation du livre, le thème du pouvoir souvent abusif exercé, par ceux qui détiennent le savoir et le langage, sur ceux qui en manquent – les sans-mots de la classe moyenne inférieure, nouvel avatar du prolétariat qu’on retrouve dans ses autres livres autant que dans les romans d’un Philippe Djian.

    Ce mercredi 9 décembre. – À Vevey, dans un ancien restaurant transformé en bar à tapas. Typique des métamorphoses actuelles, mais je ne suis pas forcément contre : va pour la mutation. J’y lis Le magnétisme des solstices de Michel Onfray, son journal. Et tout de suite je suis rebuté, après le titre qui veut « faire poétique », par l’agressivité prétentieuse et la démagogie balnéaire de l’hédoniste. Et dire qu’on appelle ce sophiste un philosophe, alors qu’il ne fait que jongler avec les idées des autres, soit pour les nier soit pour s’en parer comme des plumes d’un paon. Sa prose sans style me rappelle par trop les sectes rationalistes du siècle dernier dans leurs libelles fleurant déjà le rance.

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    Ne plus penser qu’à donner, à produire, si j’étais un arbre je le dirais sans penser : à fleurir

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    Réviser son histoire de la philosophie occidentale dans la classe du professeur Revel est un vrai bonheur, surtout dans la forêt, sur un banc de cette allée silencieuse... 

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    La lecture de L’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien m’intéresse et parfois m’épate ou me donne de nouvelles idées, mais je m’en éloigne quand Charles Dantzig moralise (un peu) ou dogmatise (à la française) ou quand il laisse affleurer son personnage de célibataire homo de gauche, ou de littérateur à la Sollers qui se met alors à poser et à plastronner sur le même air du solipsisme fameux, fumeux et furieux que d’autres intempestifs à la Nabe ou à la Dante, comme quoi il n'en est qu'un en France littéraire et c'est MOI, MOI, MOI...

    Tout cela qui, vu avec un peu de recul, et par exemple de La Désirade, paraît assez dérisoire. Le défaut que je signale, qui est aussi défaut de style, se retrouve d’ailleurs dans son roman, qui s’empêtre dès que l’auteur devient « journaliste » ou même propagandiste de la cause gay.

    Assez significativement, Dantzig croit (d’après ce qu’il en dit dans ses interviews) que son personnage de politicien de droite homophobe est le personnage le plus important et le plus réussi du roman, alors que c’est tout le contraire à mon avis : une caricature sans nuances ni consistance, bref tout qu’un personnage de roman convaincant, alors que le reste du livre est plein de très bonnes choses et d'une écriture souvent épatante. 

    De fait, Charles Dantzig est un lecteur aussi poreux que Sollers et un prosateur hors pair quand il oublie de poser.

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    J’ai parfois l’impression qu’il y a un fantôme en moi, un être physique autre, peut-être dépendant de la maladie ? Ou peut-être n’est-ce qu’une fantasmagorie ?

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    Est-il obligatoire, pour le fils, de tuer le père afin de s’affirmer ? Et s’il ne s’agissait pas, plutôt, pour le fils, de de se protéger du père tueur ?

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    Nous parlons, avec un ami, du phénomène d’époque que constitue l’effarant manque d’attention de beaucoup de nos contemporains. Maurice Chappaz y voyait la plus grande tare de ce temps - et c’était avant l’Internet.

    IMG_1318.jpegCe mardi 15 décembre. – J’ai fait cette nuit un rêve à caractère récurrent puisque, une fois de plus, je me suis retrouvé dans le Vieux Quartier de mes récits et de mon ancienne vie aux escaliers du Marché. Or l’accès au numéro 13 de la rampe en question m’était interdit par une porte murée, et je n’en finissais plus de tourner en rond dans le quartier à moitié en ruines, véritable chaos de murs effondrés dont le décor m’apparaissait avec une extrême précision, copie conforme de mes souvenirs, jusqu’au moment où je me suis retrouvé dans la voiture d’un personnage à la fois inconnu et complice…

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    J’ai résolu, pour le temps qu’il me reste à vivre, de me montrer beaucoup plus réservé et distant, en sorte de me protéger, d’une part, et d’autre part de rappeler, à ceux qui tendent à tout niveler, que tout n’est pas égal et que tous ne sont pas égaux. Cela allait de soi du temps de notre jeunesse, où un homme de plus de 60 ans méritait quelque respect, alors qu’aujourd’hui les jeunes mufles des milieux littéraire et médiatique ont perdu toute jugeote à cet égard et se croient la mesure de tout.

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    La médiocrité m’est de plus en plus insupportable, et ce matin (avant l’aube) je me sentais l’humeur d’un Léon Bloy ou d’un Thomas Bernhard, vitupérant les crétines et les couillons des milieux littéraire et médiatique, après quoi j’ai retrouvé ma bonne amie et mon bon naturel, etc.

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    La lecture de Pap’s, de l’ami Antonin, me rappelle à la fois le personnage et la personne d’Emile Moeri, sonpère qui fut mon ami, et mon propre père avec lequel j’ai pu nouer, aussi, de tardifs liens d’amitié.

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    La question de l’intimité se pose avec la pratique de l’Internet, et la nécessité d’une protection s’imposera de plus en plus. Il s’agit de protéger son corps et son cœur, donc son esprit et son âme, puisque le corps et l’âme ne font qu’un. L’âme est la partie la plus personnelle de la personne, qui doit être protégée parce qu’elle est aussi la plus sensible et la plus secrète.

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    Unknown.jpegEn lisant le Pap’s d’Antonin Moeri, je découvre un aspect d’Emile que j’ignorais, lié à sa recherche personnelle de jeune homme en quête d’absolu et en mal de céativité littéraire. Les velléités d’écriture du père, devenu médecin, ont été formulées dans les quatre cahiers noirs qu’il a remis à son fils avant sa mort, et l’on y perçoit une réelle nature d’individualiste possiblement créateur, en rupture avec son milieu de vignerons vaudois mais sans la force nécessaire à la poursuite, de front et sur la durée, d’une activité de médecin et d’écrivain. À en juger par les extraits de ces cahiers, autant que par les nombreuses cartes postales que j’ai reçues d’Emile, celui-ci avait une qualité d’observation et d’expression révélant une certaine originalité, mais ses essais en matière de narration ne semblent guère, en revanche, bien concluants.

    Assez curieusement, ce travail de mémoire du fils marque, plus qu’une relation de fils à père, celle d’un fils à l’égard d’un autre fils, avec le décalage d’une génération.

    Pour ce qui me concerne, je vois au moins deux raisons de m’intéresser à ce livre, qui éclaire une personnalité que j’ai bien connue tout en faisant revivre une époque et un milieu – toute une société en voie de disparition. De Pierre Estoppey à Georges Haldas, Olivier Charles ou Jeannot l’Oiseau, entre vingt autres écrivains ou artistes, tous les amis d’Emile, à part l’abbé Vincent, ont disparu. Or Antonin, à travers le portrait « en creux » de son père, restitue bel et bien quelque chose de cette époque, avec ses créateurs et ses amateurs éclairés, même si l’on eût pu en dire beaucoup plus sur les relations d’Emile et de Charles-Albert Cingria, ou de Louis Moilliet.

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    En lisant ce matin plusieurs chapitres du Sable mouvant d’Henning Manckell, je pensais à l’angoisse particulière que doit susciter le verdict fatal d’un cancer sans rémission, et j’ai naturellement rapporté son cas au mien en attendant d’en savoir plus sur celui-ci dans les semaines et les mois à venir…  

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    Le sentiment, ou plus exactement la sensation, à la fois physique et métaphysique, que tout est finalement néant et poursuite du vent, se trouve contredit, en moi, par la conviction (le sentiment intérieur) que tout a un sens. Or ce double sentiment recoupe ce que John Cowper Powys exprime à la dernière page de son Autobiographie… 

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    J’aimerais mieux qualifier (plus que définir) le type de relations (en majorité non-relations) établies à l’enseigne d’Internet, autant sur les blogs que par Facebook. Dans quelle mesure ces relations sont-elles plus que des échanges virtuels et plus que des illusions ou des fantasmagories ? Cela mérite, je crois, d’être observé et discuté.

    Réduire l’Internet à une poubelle, selon l’expression d’Alain Finkielkraut, me semble excessif et injuste, mais dire comme lui qu’il y quelque chose d’ « atroce » dans ce que permet Internet me semble en revanche justifé à bien des égards, et notamment dans le déferlement des opinions assenées et des invectives anonymes tous azimuts.

    Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un bon usage de la Toile à défendre contre la vulgarité, le clabaudage et le n’importe quoi.

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    En lisant le chapitre d’une vie de Dante consacré à la Vita nova, je conçois plus précisément la formidable cohérence de tout l’édifice intellectuel et moral, mental et spirituel, philosophique et poétique de cete œuvre finalement accomplie dans la Commedia. Œuvre-somme d’un seul homme – livre total, comme le qualifiait justement François Mégroz qui avait le tort, en revanche, de considérer que cette seule lecture suffisait pour une vie…

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    J’aurai toujours été de l’espèce des généreux, en butte au dédain voire au mépris des égoïstes et des ladres. Aujourd’hui je peux le dire tranquillement : que tous ceux, jeunes surtout, que j’ai soutenus, aidés, encouragés d’une manière ou de l’autre, en littérature, m’ont laissé tomber comme une vieille chouette. Or je me sens, intérieurement, bien plus jeune qu’eux ; et ce n’est pas pour me rassurer à bon compte que je le constate : c’est parce que c’est vrai.

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    Je me le disais, hier, sans trop de dépit : que pas un de mes profs, ni du collège ni du gymnase, pas plus qu’aucun de mes camarades de collège ou de gymnase, ne m’aura jamais fait un signe à la suite de mes publications. Ce qui s’appelle être prophète en son pays : plus qu’inaperçu, sciemment ignoré. Mais c’est ainsi, aussi, qu’on se blinde et qu’on avance plus librement.

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    Ma bonne amie a des antennes : c’est un vrai radar à détecter la fausseté.

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    pound.jpgLa (re) lecture du Comment lire d’Ezra Pound ramène aux fondamentaux, selon l’expression consacrée, mais il suffit de le citer pour couper court à toute platitude convenue : « L’enseignement littéraire était, au début du siècle, encombrant et inefficace. Il l’est encore. Certains professeurs étaient « touchés » par les « beautés » des auteurs (généralement décédés), le système, en bloc, manquait de coordinations. Etudiant la physique, on ne nous demande pas d’apprendre la biographie des disciples de Newton qui s’intéressent à la science, mais n’ont réalisé aucune découverte. On laisse l’étudiant se passer de leurs tâtonnements, notes de blanchissage et expériences érotiques. Le mépris général de l’éducation classique, plus spécialement des humanités, la dérobade générale du public devant tout livre « de mérite » et, sur un autre plsn, la publicité flamboyante qui enseigne « comment faire semblant de savoir quand on ne sait pas » auraient pu avertir les sensibles qu’il y a quelque chose de défectueux dans les méthodes appliquées de nos jours à l’étude des Lettres ».

    Rien à changer à cette entrée en matière datant de 1934. Juste ajouter que c’est, aujourd’hui, pire qu’alors…  

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    En vérité, révérence à ma mère, je me sens bien plus réaliste que mystique.

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    Cauchemar du souterrain cette fois, que j’ai raconté à Lady L. dès mon réveil.

    Je me trouvais en voiture avec Jean Ziegler. Celui-ci m’impatientait un peu en ne répondant pas à mes questions, notamment à propos de droit de l’ordre du Conseil de sûreté.

    Cependant, arrivés en un lieu d’où la voiture devait emprunter un souterrain, je quittais la voiture de fonction en compagnie de la jeune Alexia, 5 ans, que je prenais sur mes épaules pour entreprendre la traversée du souterrain. Or celui-ci se présentait d’abord sous la forme d’une entrée de grotte étroite mais assez haute, pourvu d’une voûte de type gothique qui ne posait pas de difficulté de progression. Ensuite en revanche, comme toujours dans ce type de cauchermar, le boyau se rétrécissait et le plafond s’abaissait jusqu’à me forcer à me traîner à genoux avec l’enfant. Sur quoi, saisi d’angoisse, j’entreprenais de reculer, toujours chargé de mon fardeau, et forçant ceux qui nous suivaient de reculer eux aussi, jusqu’au moment soulageant où nous nous retrouvions « toute la bande » avec les fumeurs de cigarillos, sur une aire où les quolibets fusaient. L’un des moqueurs raillait mon peu de savoir-faire pratique. Je le défiais alors de traverser le souterrain sans lâcher sa cigarette. Il se débinait et je lui lançais (écho direct de ma lecture de Sable mouvant, hier soir) qu’il fallait parfois avoir le courage d’avoir peur. Mais le rêve s’arrêtait là et je n’ai pas bien compris ce que Jean Ziegler venait y faire.

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    À de certains moments, il faut choisir entre la sincérité qui isole plus ou moins et la faveur du groupe ou de la meute. Au plus haut du panier, ce serait Alceste contre Philinte, mais le plus souvent c’est mélangé, jusque sur les réseaux sociaux ou la lèche et la hyène se partagent le terrain. 

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    Une grande publicité, dans Le Point, fait état du jugement de Marc Fumaroli, grand érudit, professeur au Collège de France et académicien, à propos du Livre des Baltimore de Joël Dicker. Comme quoi il aurait été « emporté ». Ce qui dénote, probablement, certaine complaisance mondaine à l’égard de son ami Bernard de Fallois, mais est-ce bien nécessaire de s’abaisser à cela pour un tel homme de goût ? En tout cas, je ne crois pas un instant que ni lui, ni Fallois, aient pu gober les niaiseries du Dicker bis. Mais le succès, n’est-ce pas ? Et la flatteuse jeunesse…

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    La mentalité ésotérique m’a toujours rebuté, je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause des divers gourous et autres sectes qui l’illustrent plus ou moins. Je pourrais d’ailleurs en tirer des récits cocasses tirés de mon expérience personnelle, entre les disciples de Gurdjieff et ceux d’un certain prétendu sage indien débarquant à Lausanne en Rolls au début des années 70, les adeptes du Temple solaire et autres naïfs ou illluminés, charlatans et consorts. Par opposition, ma lecture de Dante est prosaïque et tout axée sur la poésie. Je vois ce que je lis et discerne, et ce qui parle à mon oreille et à mon esprit, c’est tout. Ensuite, les doctes peuvent me dire qu’il y a quatre voies d’accès à la lecture de la Commedia, la voie littérale, la voix synthétique, le voie didactique et la voie anagogique : je prends note et je passe, comme j’ai pris note et passé quand Alain Daniélou m’apprenait, sur un banc de Chandolin, sous les mélèzes centenaires, qu’il y a à la vie quatre sens…

    Dans la foulée je lis Le Purgatoire sans me forcer, sans préjugé ni conclusion prématurée. 

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    Le trésor de citations d’auteurs de partout et de tous les temps réunies par Simon Leys dans Les Idées des autres, ne cesse de m’épater et d’avérer l’idée de Cingria qui disait que le meilleur critique serait celui qui se bornerait à coudre ensemble des citations. Pourtant il va de soi que citer les grands auteurs, ou les plus humbles, voire les plus méconnus, n’a de sens que si la démarche procède d’un choix personnel découlant de la sensibilité et du goût du lecteur. Ainsi Leys précise-t-il en sous-titre que « ses » Idées des autres ont été « idiosyncratiquement compilées » par lui pour « l’amusement des lecteurs oisifs »…

    Or, de même que Simon Leys trace une manière d’autoportrait par le seul fait de son choix de citations (sur les amis, l’amour, l’argent, l’attention, la beauté, la femme, la jeunesse, la mort, le rire, les sauvages, etc.), chaque lecteur se révélera lui-même en choisissant dans ce choix les citations (de Rousseau, Valéry, Baudelaire, Simone Weil, Zhuang Zi, etc.) de son propre goût.

    Je choisis aussitôt celle de Simon Weil sur l’attention: « L’attention absolument sans mélange est prière. Toutes les fois qu’on fait vraiment attention on détruit du mal en soi ». Ou ceci de Nietzsche : « Concocte ton baume avec ton poison ». Ou cela de Gerard Manley Hopkins. « Là où il n’y a pas de mystère, il n’y a pas de vérité ».

    Ce dimanche 27 décembre. – Notre mère aurait eu 99 ans aujourd’hui. Elle aurait mis sa jolie robe verte et aurait tenu à monter à La Désirade sans aide, et de notre balcon elle aurait admiré la vue et se serait réjoui du beau temps et de la douceur pour ainsi dire estivale du jour. Pour ma part, je suis allé me balader, via Google Earth, sur les crêtes siennoises, puis en Californie, du côté de San Diego où nous irons l’an prochain, et finalement à Shanghai et environs où nous n’irons jamais…

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    Maritain dans Les idées des autres : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre. Mais le monde est plein de cœurs secs à l’esprit mou ».

    Une citation de R.A. Torrey dont j’avais fait l’exergue du Viol de l’ange : «L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seroint persécutés par leurs souvenirs ». 

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    On le taxera d’élitisme, mais Paul Valéry a raison quand il écrit que « tout le monde ne tend à lire que ce que tout le monde aurait pu écrire ». Ce que j’appelle la meute, qui est légion sur les réseaux sociaux et environs, mais pas que…

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    Je ne sais si c’est l’effet de l’âge, exacerbé par la conscience physique de la maladie, mais la lecture de Sapiens, qui fait la synthèse de l’histoire de notre espèce, me passionne depuis quelque temps, sans doute aussi à proportion du talent de narrateur et de vulgarisateur de Yuval Noah Harari. Sa façon de raconter la saga du bipède plus ou moins pensant, en variant à tout moment la profondeur de champ et le point de vue, entre le cendrier et les étoiles, multipliant les effets de décentrage synchronique ou diachronique, et ne cessant de procéder aussi par recoupements et regroupements synthétiques, est tout à fait captivante pour un ignare de ma sorte en matière scientifique et paléonotlogique…

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    Unknown-1.jpegJe retombe sur ces lignes de la préface à L’Inassouvissement, par Witkiewicz lui-même, datant de décembre 1929, et je les recopie aussitôt tant elles s’appliquent aujourd’hui, et sûrement plus qu’alors, à ce que la critique littéraire est devenue, en Suisse romande autant qu’en France : «Le manque de formation intellectuelle de la plupart des critiques, l’absence chez eux d’un système de concepts pour juger de la valeur d’une œuvre, joints à la production massive de la médiocrité et à l’inondation du marché par la traduction de camelote étrangère, tout cela donne une triste image de la décadence littéraire. Que peut-on exiger du public, si la critique elle-même se trouve à un niveau inférieur à la moyenne ? » 

    À la Désirade ce jeudi 31 décembre. – L’année s’achève tout tranquillement, d’abord au cinéma où nous sommes allés voir L’Hermine, relation d’un épisode judiciaire vécu par un président de cour d’assises fatigué (Fabrice Lucchini) qui retrouve, dans le jury de cette pauvre affaire,une femme dont il est tombé amoureux lors d’un séjour à l’hôpital – elle se trouvant interprétée par l’actrice danoise Babette Knudsen, devenue célèbre par la série Borgen et bonnement irradiante en l’occurrence.

    Le film est d’ailleurs fait pour ces deux acteurs, sans développer rien d’intéressant sur l’affaire d’infanticide qui les réunit.

    Tout cela pour donner une espèce de téléfilm assez moyen, en dessous de plusieurs des séries que nous avons vues ces derniers temps.

    Après le cinéma, nous sommes allés à Villeneuve, à L’Oasis, où nous nous sommes régalés une fois de plus de filets de perches pêchées Dieu sait où – nous ne voulons pas le savoir…  

    Et voici pour l’année 2015, durant laquelle j’aurai écrit trois nouveaux livres sans rien publier que des centaines d’autres textes sur la Toile…

  • Pains et vins de pays



    pensées en chemin,notes de voyage

    Chemin Faisant (8)


    Nous autres Européens. - On peut ne savoir à peu près rien du Portugal, et guère plus de Lisbonne en dehors de ce qu’on en a lu dans quelques livres, et percevoir cependant, en peu de temps, un pays et une ville de connaissance, liés à un monde qu’on dira l’Europe des cultures, selon l’expression chère à Denis de Rougemont, qui l’opposait à l’Europe des nations.

    pensées en chemin,notes de voyagepensées en chemin,notes de voyageAinsi quelques jours seulement à flâner dans Lisbonne et tant d’odeurs aussitôt, suaves ou fortes, tant de couleurs douces ou vives, tant de lumières changeantes, le bleu des azulejos et le noir des gueules ou des yeux nous relient à Séville mais dans un autre ton, le linge aux fenêtres est celui de Naples mais différemment, l'ondulant pavé doux me remémore mes errances à Cracovie et je pense aux ports et aux figures de pêcheurs de Bretagne ou au bois sculpté des visages de nos vieux paysans de montagne, et lisant Miguel Torga je retrouve les gens de notre terre ou ceux de Verga le Sicilien, parce que derrière Lisbonne, nous rappelle justement Torga, plus en haut, plus près de la terre et du ciel, avant Lisbonne existe le Portugal comme un père ou comme la mère éternelle de ce père, et voici Torga parler de son merveilleux Royaume de Tràs-os-Montes, « tout en haut du Portugal, comme les nids sont tout en haut des arbres pour que la distance les rende plus impossibles et désirables », et c’est une espèce de Tibet dans l’océan de pierres, une espèce de Valais que rappellent ces mots qui pourraient être de Maurice Chappaz : « On ne voit pas comment ce sol pourrait donner du pain et du vin. Mais il en donne. Pain de maïs, de seigle, d’orge et de froment. Pain complet. Parce que c’est du vrai pain, et pétri à la sueur du front. Il a goût de labeur. C’est bien pourquoi le sens le baisent lorsqu’il tombe à terre ».

    Lisbonne.jpgSous le pont trépidant . – Or notre pain et notre vin d’Alentejo, ce soir, nous le partagerons dans le tonitruement obsédant du pont autoroutier et ferroviaire du 25 avril, au bord de la marina d’Alcantara, non loin de la promenade de Santos où commence la déambulation fantomatique du Requiem d’Antonio Tabucchi, et je voudrais oublier toute cette littérature, je m’étais promis de ne pas la laisser nous suivre partout, et la revoilà pourtant, la nuit scintillant sur le Tage et le boucan du pont se fondant au loin : elle est partout et voilà que Miguel Torga, loin de l’arrière-pays, ne peut que revenir et céder à son tour au charme : « Le sort a voulu qu’il en soit ainsi et que le Tage ouvrît dans le calcaire de l’Estremadura un estuaire large et majestueux, profond et abrité ; qu’après avoir meurtri les hauteurs côtières il les transformât en promontoire de rêve. Et de chaque colline où l’on vient se pencher c’est un ravissement sans limites qui embrasse le ciel et la terre en une même émotion reconnaissante. » Mais ensuite, avec le retour des caravelles, c'est une autre ville qui surgit de la nuit aux mille visages de toutes les ethnies et les couleurs et cette Europe sera de partout.


    Pessoa1.jpgDes pays à l’écart. – Il est émouvant de voir le jeune Pessoa, plein de componction lettrée, se faire le guide prévenant et candidement enthousiaste du visiteur débarquant à Lisbonne, dans un texte daté des années 1920-1930 et qui ne porte en rien la marque du génie polymorphe de son auteur. On y sent une autre urgence, qui est de partager un trésor dont la méconnaissance l’impatiente. Voici ma ville merveilleuse, dit-il en détaillant ses monuments avec application zélée, et voici mon Portugal. Or, venant de Suisse, dont la gloire passée n’est en rien comparable à celle des Lusitaniens, mais qui fait bel et bien partie de l’Europe des cultures depuis sept siècles et plus, ce refrain lancinant des pays plus ou moins injustement dédaignés des prétendues grandes nations trouve un écho immédiat, avec le malin plaisir aujourd'hui de savoir que le guide un peu empesé de trente-cinq ans, dans son imper couleur muraille, est considéré désormais comme l’un des plus grands écrivains européens, à l’égal d’un Musil ou d’un Kafka, autres poètes apparemment «sans qualités» de leur vivant…

    A Lire :Miguel Torga. Portugal, José Corti, 1996.
    Fernand Pessoa. Lisbonne, Poche 10/18, 1997.

  • Nulle part ailleurs

    pensées en chemin,notes de voyage

     Chemin faisant (7)

    Tous les départs. – Le sentiment ne m’est apparu qu’avec le temps que le point de départ se situe partout et que c’est tous les jours, comme à l’instant au promontoire de ce jardin dominant le Tage, qui me rappelle mes premiers départs d’un balcon en forêt à l’adolescence, dans l’état chantant des appels de Cendrars, vers une vie plus libre et pour écrire là-bas mieux que dans mon quartier de nains de jardin, par exemple à Sienne ou à Cortone, à Venise ou à Rome, et je partais mais n’en ramenais rien que les lumières infuses de Sienne, au déclin du jour orangé sur le Campo, des immatérielles collines de Cortone ou des crépuscules de Rome aux jardins de la villa Borghese.

    pensées en chemin,notes de voyageDans le bleu. – Or, c’est cela justement qui nous est donné par le ciel de Lisbonne, c’est ce bleu, tout ce grand bleu que parcourt le vent à grandes enjambées, nous échevelant dans ce geste déjà familier de ses grande mains salées par la mer ou les monts, c’est ce bleu dans lequel on se dit qu’en effet on nage un peu, comme étourdi, secoué, mais c’est parti, cette fois c’est vraiment parti, le bleu s’est mis à parler, les azulejos à danser là-bas sur les murs et dans les patios, et me revoici sur ce balcon en forêt, quelques vies auparavant, au milieu de cette clairière où s’est formé le sentiment que c’était là que ça se passait et que partir n’aurait de sens que pour vérifier que tout se passe ici, à l’instant même et nulle part ailleurs…

    pensées en chemin,notes de voyageLe geste de Léon. – Le geste du Léon de Manet de former sa bulle et d’en suspendre l’éclat résume à mes yeux ce chef-d’œuvre réalisé du moment pur de l’art, plus fragile et plus inutile on ne saurait imaginer, c’est l’instant absolu qui retient son souffle et pour l’éternité figurée que représentent les objets, car ce n’est qu’un objet mais qui nous fait signe, et voici que nous nous en arrachons avec son secret, Léon nous a dit son bonheur enfantin de former cette bulle, toute la grâce d’une enfance bientôt passée, toute la gravité de se sentir sans âge.

    Edouard Manet. Les bulles de savon, 1867. Fondation Callouste Gulbenkian, Lisbonne.

  • Lisbonne à la mer de paille


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     Chemin faisant (6)

    Avenida. – On arrive à Lisbonne par le ciel et c’est ensuite à bonnes foulées dans le vent vif qu’on descend l’Avenida da Libertade vers le fleuve là-bas qu’on devine entre les toits et la mer qui s’ouvre au-delà comme s’ouvre la ville à la double évidence claire et plus obscure qu’il n’y paraît, car aussitôt son mystères et ses ruses se ressentent à l’avenant et le premier soir on se tait, comme intimidé par tant de présences et de secrets latents, devant la mer de paille

    notes de voyageCe qu’on dit de Lisboa. – Son nom se chuinte du matin au soir et dans tous les quartiers, des palais aux bouges et à tous les étages on parle d’elle, on l’évoque , on l’exalte, on soupire, elle obsède, elle est partout et nulle part et de partout on vient la voir mais à tout coup elle se dérobe, elle est princière ou courtisane ou bourgeoise vertueuse ou lycéenne nattée à jolis bas ou fiancée abandonnée à poignard, elle attend son pirate, elles attendent tous leurs pescadores, elle sont transparentes et tout à fait imprévisibles comme le temps au ciel, d’ailleurs des poètes en débattent sur des photo surannées, et de partout montent en murmures les voix du passé tissant le présent, on raconte, on a dit, le discours est une musique il s’agit de choisir entre cracher fin et faire venir, à savoir ménager l’importun et le provoquer, on sait d’elle tant de choses mais patience, écoutez, mille voix la disent et la traduisent et la trahissent sans cesser de lui sourire – et ce matin de Pâques elle est toute vierge et pure sous le grand ciel lavé de tout le péché d’hier soir et d’avant-hier encore plus noir, elle est encore en cheveux, elle se prépare pour la messe et les bénédictions, hier soir encore elle vociférait qu’elle était si heureuse d’être si triste, c’était à n’y rien comprendre, elle fait mille manières, elle se tord les mains dans cette boîte de fado garantie tipica de l’Alfama, elle jette les mains en avant comme les jette la gitane et un sort avec, puis elle joue la sérénité et se met à parler français et te raconte alors l’histoire d'un saint venu par l'eau et de ses corbeaux invisibles et de ses scribes attitrés ou vagabonds, tel ce Camilo en ses mauvais lieux statufié dans le square voisin ou ce José Cardoso à sa fenêtre de solitude, telles ces voix gravées dans la cire du fado des errants – et ce matin de Pâques elle est en gloire au retour des caravelles, l’enfant prodigue fera le beau, elle a vu revenir ses pirates dont les capitaines sont juchés sur des colonnes trouant le ciel et là-haut d’autres histoires de comptoirs et de soleils mouillés se racontent au bord des parapets, enfin ce soir tout ça sera du passé et reprendra l’incantation à Lisboa, cependant qu’au bar de la religieuse portugaise, ou là-haut vers le miradouro da Nossa Senhora do Monte au tendre sanctuaire de la religieuse portugaise, ou là-haut sur le jardin suspendu de Santa Catarina où se convulse le monstre Adamastor, enfin partout, là-haut ou là-bas, où elle se trouve et se retrouve et se perd sans repères, les aiguilles du Temps continuent de tourner à l’envers…

    notes de voyageEt qu’ajouter encore ? – On « fait des heures », à Lisbonne, quand on n'a rien d’autre à faire, disent les Lisboètes, et l’Américain John Dos Passos dit sa « nostalgie endormie », et Saint-Exupéry lui trouve un air de « paradis clair et triste », José Cardoso Pires lui revient en confidence et lui fait d’emblée ce premier aveu qui en contient tant d’autres : « Pour commencer, tu m’apparais posée sur le Tage comme une ville qui navigue. Ce ne m’étonne pas : chaque fois que je me sens sur le point d’étreindre le monde, que ce soit à la pointe d’un belvédère ou assis sur un nuage, je te vois ville-nef, vaisseau fait de rues et de jardins, et la brise elle-même a pour moi un goût de sel. Il y a les vagues du grand large dessinées sur tes chaussées ; il y des ancres, des sirènes.Le bordage du pont, quand il s’évase et devient place avec une roses des vents brodée sur le pavage, est commandé par deux colonnes surgies des eaux qui montent une garde d’honneur aux partants pour les océans ». Et les yeux levés vers le bleu du ciel de ce matin de Pâques Pedro Tamen ajoute enfin :

    "Du haut d’où je vous parle / J’ajoute du bleu de plusieurs couleurs / à cet autre bleu que vos yeux perçoivent…"

  • Train de nuit

     

     

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    Chemin faisant (5) 

     

    De l’abyme. – …Combien de temps le train s’est-il arrêté dans la nuit, et quels rêves dans le rêve l’ont-ils hanté tout ce temps comme suspendu, le train de nuit a-t-il quelque chose à nous dire, qu’il nous réveille parfois sur sa voie d’attente, ou n’est-ce qu’un rêve dans le rêve ?...

     

    D’un autre monde. – Le veilleur sourit à l’idée que les dormeurs du train de nuit puissent se rencontrer sans se lever et se parler et fraterniser dans une autre dimension où la vie et le voyage se transformeraient en voyage vers la vie…

     

    Du vertige. – Une autre angoisse les reprendra tout à l’heure quand le train repartira, et c’est que le tunnel n’ait plus cette fois de fin, ou que le train plonge soudain, tombe soudain, ne traverse plus leur sommeil mais en devienne la tombe…

     

    (Domodossola, dans la nuit du 24 au 25 mai 2009)

     

    Image : dessin de Richard Aeschlimann.

  • Nostra cara gioventù

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    Chemin Faisant (4)

     

    Du fantasme de Trevi. – Ils n’osent pas, hélas, franchir le pas, ils reviendraient bien à minuit, elle malgré son embonpoint, et lui malgré ses cheveux de vieille souris, se jeter dans la grande vasque, mais à minuit tous deux pioncent après une exténuante journée à rentabiliser le Passeport Musées…      

     

    De la combinazione. – Au marché de Marina di Carrara vous attend Khaled et son étal de jeans de toutes les tournures et tous à dix euros, que vous essayerez sous le regard narquois des matrones -  et pour un euro de plus le petit marchand vous filera la marque de votre choix, Gucci ou Dolce Gabbana, que votre moitié y coudra volontiers…     

     

    De l’espèce future. – Sorry Sior Scrittor, dirais-je ce soir à Guido Ceronetti en traversant ses collines de Toscane plus douces que nulle part ailleurs, scusi Signor mais je récuse votre façon de récuser toute descendance humaine au profit de l’Aragne ou du Scarabée plus dignes que nous, selon vous, de nous survivre – et  qui dira donc la beauté des Crêtes siennoises en votre paradis retrouvé de blattes et de scolopendres, cher misanthrope que je soupçonne, quand les moustiques attaquent, de ne pas lésiner non plus sur le Fly Tox…

     

    (Marina di Carrara, le 24 mai 2009)

     

    Image: Anita Ekberg et Marcello Mastroianni, dans La Dolce vita de Federico Fellini.

     

    Ceronetti.jpgGuido Ceronetti. Insetti senza frontiere. Adelphi, 2009.

  • À la paresseuse

     

    notes de voyage

     Chemin faisant (3)

    Langueurs. - A Rome certains jours la chaleur devient touffeur et même bouffeur, car la touffeur bouffe comme une robe se mouvant un peu sous la molle brise de plus en plus chaude, et quand l'air succombe lui-même à la touffeur la robe bouffante et suante se met à couler jusque dans nos dessous ou tout désir s'étouffe...

    notes de voyagenotes de voyageDe la fraîcheur - Au Capitolino les éphèbes d'Hadrien ont toujours le téton dur et le sourire doux, et quelques déesses à la douceur égale de marbre pur sous la caresse attendent avec eux la nuit - et comme la clim fonctionne et que tout est beau, comme à l'antique nous resterions là des heures à regarder le Temps qui passe...

    notes de voyageDes îles de Rome. - Avec L. on se balade sans cesser de relancer nos curiosités, en a-t-on marre qu'on en redemande de jardins en terrasses (hier soir c'était de limoncelli qu'on redemandait tant et plus au coin de la place Saint-Eustache où se boit le meilleur café de Rome tandis qu'un émule de Paolo Conte sussurait en sourdine) et d'allées en promontoires dont la vue prend toute la ville, comme au débouché de la ruelle  Socrate, à l'instant, sur le Monte Mario ou ce vieux chat se gratte... 

     

    Images: éphèbes du Capitolino, et Pincio.

     

  • Chemin faisant (2)

    notes de voyage

     

    De la profusion.- C'est la seule ville au monde où le tout afflué de partout participe en fusion à la totalité du tintamarre et du tournis de saveurs et d'images kaléidoscopiques, tout s'y fond du présent et de tous les passés, tout se compénètre et rejaillit et se tisse et se métisse dans un flux de pareil au même  - et ce matin même au Trastevere désert tout retentissait encore dans le silence retombé de la nuit traversée... 

    notes de voyageDu pasticcio.- Tout est mélange extrême dans la catholicité païenne que figure l'éléphant de la Minerva portant l'obélisque et la croix sur quoi ne manque que le logo de McDo, et c'est le génie des lieux et des gens qui déteint sur tous qui fait que chacun se la  joue Fellini Roma, ce matin au Panthéon où  l'on voyait deux sans-emplois déguisés en légionnaires romains s'appeler d'un bout à l'autre de la place au moyen de leurs cellulaires SONY, et défilaient les écoliers et les retraités de partout, se croisaient les lycéens et les pèlerins de partout sous le dome cyclopéen, et le vieux mendiant au petit chien et l'abbé sapé de noir à baskettes violettes, et sept soudaines scootéristes surgies sur le parvis du temple des marchands - tout ce trop se mêlait, ce trop de tout, ce trop de vie de notre chère Italie...   

    notes de voyageDe la paresse. - Promis-juré nous ne ferons rien aujourd'hui,  ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert, c'est cette facon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...  

     

  • Czapski et les Vaudois

     13086991_10209378587768518_6548617340242658012_o.jpg13112800_10209378610809094_6228749983676218139_o.jpg

    Un nouveau petit musée, à Cracovie, documente la vie et l'œuvre de l'artiste et écrivain Joseph Czapski, rescapé de Katyn et grand témoin du XXe siècle. Où l'histoire européenne passe par Chexbres et le couple de Barbara et Richard Aeschlimann...

    Jouxtant la gare principale de Cracovie, la paroi d'un immeuble de cinq étages est couverte d'une immense affiche annonçant l'ouverture du nouveau musée Czapski. Les mêmes affiches se multiplient en ville et jusqu'au fronton du Musée national. Ainsi se manifeste la reconnaissance, tardive mais vibrante, de la Pologne libérée à un homme qui, longtemps en exil à Paris, a représenté l'une de ses consciences inflexibles.
    28fac866-e9bb-4188-84af-211b09602940.jpgDe la vie de Joseph Czapski (1896-1993), ses livres et ceux de plusieurs auteurs (notamment Wojciech Karpinski, Richard Aeschlimann et Jil Silberstein) témoignaient déjà, ainsi qu'un film du réalisateur polonais Andrzej Wolski, diffusé du Arte en novembre de L'an dernier.


    13071728_10209378568248030_8890621243859665472_o.jpgÀ ces témoignages s'ajoute aujourd'hui un vrai lieu de mémoire, au coeur d'une ville incarnant le passé européen avec une splendeur intacte comparable à celle de Prague ou de Bruges, où des classes entières d'adolescents et de lycéens affluaient dès le lendemain de son inauguration en présences d'autres figures éminentes de la culture polonaise, tels le cinéaste Andrzej Wajda, le poète Adam Zagajewski et le leader de Solidarmosc Adam Michnik, notamment.
    13062198_10209351707576530_160954886047444402_n.jpgSi l'expression lieu de mémoire fait un peu gravement solennel, genre Verdun ou Auschwitz, elle se justifie dans la mesure où le destin de Joseph Czapski, de la première à la seconde guerre mondiale, en passant par les camps de prisonniers, le massacre de Katyn fallacieusement attribué aux nazis, l'exil et la résistance, a recoupé celui de la Pologne et de l'Europe meurtrie par les guerres et les révolutions.

    13083134_10209351707616531_5671968358406067744_n-1.jpg13055517_10209351707456527_3658320286281179322_n.jpg13082582_10209351707656532_2467014525800924939_n.jpg13100797_10209351709016566_5899514918033441216_n.jpgCependant il émane, de ce lieu de remémoration collective à valeur historique, une aura personnelle liée à la fois à l'abondante documentation biographique, familiale et artistique détaillant le parcours de Czapski, et la frémissante présence de nombreuses pages, souvent aquarellées, de son monumental journal, ainsi que la reconstitution partielle de son atelier de Maisons-Laffite et, pour couronner le tout, une quinzaine de ses tableaux dont les plus importants ont été donnés par les galeristes vaudois Barbara et Richard Aeschlimann.

    À ce propos, il faut rappeler que les amis suisses de Joseph Czapski, à commencer par Jeanne Hersch et Muriel Werner-Gagnebin, qui a sugné la premièe monographie consacrée au peintre, parue à L'âge d'homme, ont joué un rôle décisif dans les défense et illustration de son œuvre.


    Une première exposition à Lausanne, à la Galerie Melisa de Roger-Jean Ségalat, révéla au public romand cette œuvre hors-modes, qui s'est développée dans la double filiation post-impressionniste et expressionniste, avec une touche unique.
    Par la suite, alors que deux éditeurs de nos contrées (L'Âge d'homme et Noir sur blanc) publiaient parallèlement les œuvre du Czapski écrivain, premier témoin de l'archipel carcéral du goulag (dans Terre inhumaine) et passionnant commentateur de l'art du XXe siècle (lui-même se réclamant à la fois de Soutine et de Bonnard), s'amorçait une collaboration amicale et professionnelle sans pareille entre Richard et Barbara Aeschlimann, qui a donné lieu à démultiplié les expositions à la galerie Plexzs de Chexbres, devenue Maison des arts, jusqu'à la grande rétrospective du musé Jenisch, à Vevey, et sans oublier la première exposition d'envergure au musée national de Cracovie, significativement intitulée Joseph Czapski dans les collections suisses...


    13055594_10209351708896563_1430891375496084978_n.jpgAlors que de vieux démons pointent leurs vilains museaux chauvins ou antisémites dans certains milieux nationalistes ou ultra-conservateurs de l'actuelle Pologne, provoquant de massives et réjouissantes manifestations, le musée Czapski rappelle à tous, aujourd'hui, que la Pologne, martyre à diverses reprises, a survécu grâce à ceux qui auront résisté aux passions delétères et aux idéologies fallacieuses, tel Joseph Czapski.

     

  • Ceux qui lénifient

     

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    Celui qui a cessé de léninifier pour se mettre à lacancaner / Celle qui rappelle que Charles Marx ne s'est pas toujours comporté en conjoint convivial / Ceux qui ont trouvé des défauts à l'éducation selon l'Emile de Jean-Jacques / Celui qui estime que tous les étrangers ne méritent pas de devenir suisses exception faite des fortunes établies sur prédestination certifiée par les banques calvinistes / Celle qui affirme que tout étranger peut s'améliorer en Suisse pour peu qu'il accepte de trier nos déchets / Ceux qui changent de trottoir chaque fois qu'ils aperçoivent un individu adonné à la libre circulation des personnes / Celui qui s'invite chez les Schengen histoire de casser le morceau / Celle qui a découvert que son coiffeur serbe avait des tendances socialistes / Ceux qui parlent toujours de leurs kilos en trop durant les périodes de votations / Celui qui exprime publiquement son admiration au maire que sa détermination courageuse a fait perdre le tiers de ses 150 kilos en gardant intact son fameux mental de crack en arithmétique / Celle qui se demande où le maire a mis ses kilos en trop / Ceux qui  offrent du magret végétal au maire amaigri qui l'accepte au nom de l'écologie libérale / Celui qui conclut le débat en affirmant que toutes les religions se valent sauf la sienne / Celle qui est anorexique en ville et vite en surpoids à la campagne / Ceux qui expliquent au biographe qu'il y a toujours une petite fille au coeur de la femme du fameux romancier et que de cela aussi il faut tenir compte pour mieux cerner celui-ci / Celui qui ne restera pas une nuit de plus chez sa cousine tendance ultragauche qui lui rappelle le matin qu'on n'est pas à l'hôtel et qu'on fait donc son lit / Celle qui vexe son thérapeute en lui faisat remarquer que Lacan aussi portait un noeud pap rouge mais sans pois blancs / Ceux qui taxent volontiers leurs épouses légitimes d'admirables compagnes sans les emmener dans les colloques d'écrivains où de plus jeunes personnes leur parlent de leurs ouvrages avec un réel intérêt / Celui qui tombe sur les carnets intimes inédits de Petua Clark oubliés par celle-ci à la pension Belle Vista et révélant ce que les invités de Michel Drucker appellent une belle personne / Celle qui porte des manteaux de fourure bio vu que les visons dont il sont cousus ont été nourris dans les normes / Ceux qui rêvent d'une Suisse entièrement peuplée de moutons noirs / Celui qui vomit l'Helvétie des barbecues ethniquement épurés et des jacuzzis à l'eau filtrée de tous éléments étrangers / Celui qui se régale à la lecture du nouveau roman du métèque Hanif Kureishi, Le dernier mot, sarcasmant joyeusement dans la foulée d'un jeune lettreux niais (niais comme tous les jeunes lettreux) commis à la biographie d'un sanglier fameux de la littérature multimondiale assez proche de V.S. Naipaul / Celle qui m'a raconté sa visite à Trinidad de Tobago et l'inénarrable cinéma du vieux Naipaul au milieu des siens - elle prononçait des chiens / Ceux qui retrouvent volontiers les phrases limpides de Philippe Sollers à Venise dans son nouveau (faux) roman Médium  en s'amusant de le voir réduire à peu près tout ce qui se fait aujourd'hui à du sous-produit de foutoir alors que lui seul assume l'héritage de Stendhal et de Diderot et de Montaigne et de Dante et de Virgile et de Tchouang-tseu reçu à l'époque chez le Thierry Ardisson des Empires combattants, etc.                 



  • La pensée contre la force

     

    9782283029404.jpgÀ lire toute jactance cessante:  Vertige de la force, le dernier essai d'Etienne Barilier, écrit entre janvier et novembre 2015. 

    Une réponse admirablement étayée à ceux qui pensent que l'Occident n'a "rien à offrir" aux désespérés ou aux écervelés que le terrorisme attire. 

    La remise en cause radicale de l'assertion selon laquelle l'islamisme n'a "rien à voir" avec l'islam. 

    Une réflexion sur le "crime de devoir sacré" qui remonte aux sources de la violence monothéiste, avec des aperçus et des mises en rapport éclairantes sur l'évolution comparée du christianisme conquérant ne cessant de produire son autocritique - de Las Casas aux théologiens de la libération, en passant par Castellion, Bonhoeffer et Jean XXIII - et d'un islam crispé dans sa vision  de l'homme esclave de Dieu et de la femme esclave de l'homme. 

    Enfin et surtout: un  questionnement fondamental sur la fascination exercée même sur les plus grands esprits (dont un Heidegger) par la force et les puissances irrationnelles, la pureté de la force sacrée à l'état brut et la mort. 

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Editions Buchet-Chastel, 117p.

     

    (Commentaire plus substantiel suivra)

  • Mouse of cards

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    À propos de la série bad-buzzée avant sa sortie. De l'intérêt des ratages en tant qu'exemples par défaut...


    (Dialogue schizo)


    Moi l'autre: - Alors, on a détesté Marseille ? On en rajoute au bad buzz ?


    Moi l'un: Mais non, faut pas exagérer, peuchère ! Y a pire comme série française, même s'il n'y a pas pire que les séries suisses...


    Moi l'autre: - Tu défendrais cette daube ? Ce copié-collé de tous les schémas et procédés anglo-ricains, cette resucée affadie de Borgen et House of cards ?

    Moi l'un: - Je n'irai pas jusque-là, mais je trouve le ratage intéressant par ce qu'il signale. Un peu comme le ratage du Livre des Baltimore de Joël Dicker. Paul Léautaud le disait justement: un mauvais livre à souvent le mérite de nous aider à préciser ce qu'on entend par la qualité d’un bon livre.


    Moi l'autre: - Tu vois des qualités dans Marseille ?


    4924540.jpg-c_320_320_x-f_jpg-q_x-xxyxx.jpgMoi l'un: - J'en vois ici et là, et d'abord l'interprétation en dépit du dialogue trop mécanique ou artificiel. Depardieu est un dino frémissant d'émotion ici et là, et tous les personnages à l'avenant, sauf les tout méchants (Nadia Farès en potiche du Mal) qui sont tellement caricaturaux qu'on oublie. On a reproché à Benoît Magimel de n'avoir l'accent marseillais que dans certaines scènes mais c'est mal vu: son personnage n'a l'accent du cru que lorsqu'il s'adresse aux Marseillais de la rue, ce qui correspond à une réalité. À part ça l’ensemble des acteurs se tient plutôt bien. Et puis il y a deux ou trois plans de Marseille que j'aime assez. Il y a même, ici et là, un ou deux plans de cinéma qui échappent au laminage...


    Moi l'autre: - Quelque chose à sauver du dialogue ?


    Moi l'un : - Ouais, tout n'est pas que du carton-plâtre. Il y a même une ou deux trouvailles.


    Moi l'autre: - Ah bon, tu cites ?


    Moi l'un: - Par exemple, sur la fin, après le suicide raté de Rachel, la femme du maire ( Géraldine Pailhas, plutôt pas mal) qui retrouve celui-ci et convient avec lui qu'ils pourraient entamer une nouvelle vie, Robert Faro (Gérard Depardieu) propose: “Et si on prenait un chien ?". J'aime bien...


    Moi l'autre: - Chacun ses faiblesses. Mais pour en revenir au filmage de la ville de Marseille, tu vas pas défendre les plans aériens tonitruants avec musique d'ouverture de jeux olympiques...


    Moi l'un: - Alors là, c'est typiquement le genre de copié-collé qui en dit long sur les standards du genre. Tu as ça toutes les trois minutes dans la série Beauty and the Beast, avec plongée du ciel sur New York et point d'orgue ronflant. Mais là c'est justifié par la pompe lyrique qui sied à la Grande Pomme...


    Moi l'autre: - À ce propos notre compère JLK aime à le rappeler: que le scout est bon, mais n'est pas poire ? Que dire alors du contenu politique de Marseille ?


    Moi l'un: - Alors là rien à sauver ! C'est de la bouillabaisse au marshmallow franchouille, de la sociologie bien pensante à la Julie Lescaut et du sous- Borgen édulcoré. Si tu penses au tableau socio-politique de The Wire (À l'écoute) ou aux coulisses du pouvoir d'A la Maison Blanche ou de House of cards, tu soupires... Mais là aussi il ya matière à réflexion, sachant que Denis Robert a dû chercher des fonds au Luxembourg pour traiter sérieusement l'affaire Clearstream ou qu'on juge le film Salafistes trop dangereux pour ce con de public !


    Moi l'autre: - Alors ?


    Moi l'un: - Alors ça ressemble à une certaine France qui fait semblant de se flageller tout en roulant les mécaniques, à une certaine production française à la traîne des Ricains sans en avoir les moyens - même si cette série cheap roule sur 1 million l'épisode -, enfin que ca fera un bon produit formaté pour TF1...


    Moi l'autre: - Tu as évoqué le nom de Joël Dicker...


    Moi l'un: - Oui, parce que même si ça semble n'avoir rien à voir, ça a à voir. Dans Le livre des Baltimore, Dicker multiplie les poncifs les plus superficiels des séries télé, sans une once des vérités sociales, politiques ou simplement humaines foisonnant dans The Wire, à propos de la même Baltimore. Preuve qu'une série télé peut nous offrir plus parfois qu'un roman. Mais Dicker peut faire mieux, j'en suis sûr. Qu'il s'inspire donc du formidable Cleveland contre Wall Street de son compatriote Jean-Stéphane Bron, où l'honnêteté de l'investigation va de pair avec le souffle narratif et la présence si intense des protagonistes.


    Moi l'autre: - Tu vois Jean-Stéphane Bron se lancer dans une série Suisse à la Borgen ?


    Moi l'un: Je vois ça très bien si la télé romande se sort les pouces du cul, pour parler comme Nicolas Bideau, et si l'industrie inexistante du cinéma suisse fait alliance avec les émirats à l'instar de nos stars de l'économie et de la finance...

  • Cingria et Witkiewicz

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    Du chant du monde au poids du monde

    Tout l’oppose à Cingria, et pourtant Witkiewicz m’est aussi cher que celui-là. Le premier est un poète des Psaumes, le second un prophète de l’Apocalypse.

    Le premier est essentiellement dans le chant et la spéculation à l’antique, le second dans la rage de tout dire. Le premier se satisfaisait en somme du monde pour peu qu’il y ait une terrasse de café dans le coin, une rivière où se plonger, quelques amis à retrouver puis à quitter pour d’autres, un livre à lire ou à écrire, un harmonium dans la petite église d’à côté. Le second s’impatientait de tout et le manifestait à grands gestes furieux d’écriture et de peinture, rien ne le contentait qui risquait de freiner son ardeur à saisir et ressaisir l’insondabilité abyssale du Mystère de l’Être, rien ne le satisfaisait des concepts qui n’étaient pas soumis à l’épreuve du feu passionnel ou métaphysique, rien ne le contentait des accroupissements sociaux ou des arnaques idéologiques, rien ne lui masquait la progression de la médiocrité et de la bête noire qu'il appelait le nivellisme, lequel triomphe dans le règne actuel de l'insignifiance.

    Charles-Albert était plutôt petit, très en lard mais ferme, le pif et la bedaine considérables, la voix et le geste aussi précieux que l’écriture, il ne plaisait qu’en causant, et encore cela se limitait-il à des cercles choisis, tandis que Stanislaw Ignacy dominait tout le monde de sa taille de colosse, fascinait les femmes rien qu’à les fixer de son regard d’acier bleuté, jouait de son grand visage comme d’un masque shakespearien à transformations – Cingria était intégralement original, et Witkiewicz originalement intégral.

    Les oeuvres de Cingria et de Witkiewicz sont disponibles aux éditions L'Age d'Homme.

  • Retour à la maison

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    Notes de l'isba (31)


    Le bleu du temps.- Le retour ces jours du soleil au bord du ciel de La Désirade coïncide avec notre retour à la maison, mais je ne l'entends pas au sens de Gustave Roud qui pensait à notre fin dernière : je pense à cette maison surplombant le champ très en pente où le chœur des narcisses s'apprête à entonner sa cantate, et le lac là-bas à reflets de lac, et les montagnes d'en face aux crêtes encore enneigées, et le sud qui derrière les montagnes déplie ses vallées et ses collines jusqu'à la mer, et le désert de l'autre côté de la mer, loin de la maison mais où fourmille encore la vie malgré les coups de barre du soleil...


    Au Coup de soleil. - Pendant la guerre, un cabaret alerte accueillait à Lausanne des gens de partout, où le poète vaudois Gilles faisait la pige à tous les ennemis de la vie, génial de faconde claire et de verve insolente à traits directs et belle rondeur.
    AVT2_Jouve_5435.pjpeg.jpegJean Starobinski évoque ce lieu, et les rencontres musicales de Gstaad défiant le bruit des canons, et Pierre Jean Jouve trouvant bon refuge à Genève (d'où la nuit on entendait très haut les bombardiers anglais se dirigeant vers l'Italie!) puis en Valais chez les Bille, autres seigneurs artistes et princièrement bohèmes et démocrates - toute une Suisse que ma maison...


    IMG_2200.jpgLa belle dame au balcon.- Hier une belle dame au visage doux et aux yeux très bleus, qui dirige à Berne une division des Archives littéraires suisses, parcourait d'un œil expert les centaines de carnets aquarellés et le monceau de lettres (identifiant illico la graphie de son ami Jacques Réda ou celle de Philippe Jaccottet) accumulés depuis une cinquantaine d'années et que j'aimerais déposer dans ce haut-lieu de mémoire mille fois plus signifiant que nos temples bancaires - mille murmures s'y faisant encore entendre dans les feuillages imprimés, où la voix un peu nasale de Cendrars croise le barrissement alémanique de l'immense Fritz Durrenmatt (à l'origine de ces archives), entre tant d'autres de Chessex à Patricia Highsmith, ou plus récemment Étienne Barilier ou Roland Jaccard nos compères toujours vivants...


    De l'âme romande. - Si la Suisse est d'Europe et du monde, c'est par ses écrivains (au sens élargi des poètes et des penseurs, des pédagogues et des théologiens, des historiens et des érudits tutti frutti), et nous devons revenir sans cesseà cette maison Suisse (dégagée cela va sans dire de tout chauvinisme suissaud) en attendant que l'Europe entre dans notre confédération d'esprit et d'art plus ou moins brut...
    Ce qu'attendent je découvre avec reconnaissance la 38e livraison de la revue Quarto, datée de l'année 2014, consacrée aux accointances helvétiques de Pierre Jean Jouve et préfacée en quatre langues par Stéphanie Cudré-Mauroux, la belle dame de passage en robe à fleurs.
    Or la Suisse de Jouve culmine dans un étincelant petit roman restituant ce qu'on pourrait dire l'âme romande en sa double source artiste et puritaine, d'une structure cinématographique merveilleusement elliptique et d'une intense tension psychique et sensuelle, intitulé Le monde désert et fortement marqué par le passage du poète dans la Genève calviniste et sur les hauts du val d'Anniviers, avec la touche russe et française de deux des protagonistes. 


    Soglio.jpgEt demain, toujours avec ce Jouve "Suisse", nous retrouverons Soglio sur son balcon du val Bregaglia, en relisant Dans les années profondes...

  • Ceux qui sont du Voyage

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    Celui qui ventile les inquiétudes / Celle qui défraie le chroniqueur / Ceux qui nourrissent le troupeau des bons sentiments / Celui qui ravaude ses trous de mémoire / Celle qui se délasse dans le container / Ceux qui ravalent leurs armes / Celui qui pense corbillard de plaisance / Celle qui est condamnée par les avocats de Michael Jackson au motif d’avoir prétendu que leur client n’était pas immortel le lendemain de son décès / Ceux qui ont homologué le culte de Bambi au nombre des trois religions principales de l’Etat de Californie et Banques associées / Celui qui affirme volontiers que  la sexualité contemporaine est une fiction de seconde zone / Celle qui se réalise dans le cybersexe parce que c’est plus propre / Ceux qui se font des couilles en or devant leur webcam de Trona / Celui qui va faire un tour avec la limo de Dolly Parton pendant que Madame chante pour les pauvres / Celle qui a tous les disques de Frankie Laine sauf un mais devinez lequel parce qu’elle elle a oublié avec tous ces déménagements en Haute-Alsace / Ceux dont les durs constats sont dénoncés pour Atteinte au Moral par la nouvelle Secte du Sourire de Facebook / Celui qui a un mouflon de retard sur les champions de l’émission star Je dégueule un mouton / Celle qui dénonce le pasteur anabaptiste qui parque toujours sa Chevy de travers / Ceux qui regrettent le temps où il y avait 188 églises à Atlanta et moins de nègres dedans / Celui qu’on appelle le Che Guevara de la galoche fourrée / Celle qui dit qu’elle a Tout Bonus après que Jerry le lui a fait avec Tom / Ceux qui ont passé sans transition de Petzi à Barbey d’Aurevilly / Ceux qu’on roule dans la farine avant de les frire à petit feu sois joyeux / Celui qui reproche à son ami Bantou de ne pas finir son cannibale / Celle qui apprend par cette liste qu’un cannibale en Belgique est le nom d’un tartare en francophonie normale / Celle qui entretient des relations à caractère zoophile avec l’effigie du panda du WWF /Ceux qui reprochent au réalisme fantastique de Louis-Ferdinand Céline (selon la définition de Guido Ceronetti au Congrès de Pasadena de 1977) d’être à la fois trop réaliste et trop fantastique / Celui qui recopie ce matin sous la neige ce passage du Voyage à l’usage prioritaire de ses amis de Facebook à l’âme bien noire et au cœur bien accroché : « On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu’on voudrait peut-être s’arrêter tout net d’être jeune, attendre la jeunesse qu’elle se détache, attendre qu’elle vous dépasse, la voir s’en aller, s’éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu’elle s’en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l’autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu’ils sont les gens et les choses »…

    Image : Louis-Ferdinand Céline