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  • Mémoire vive (93)

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    À La Désirade ce 1eroctobre 2015. – Six heures du matin. Réveillé par une vague angoisse psychique à foyer physique précis : là-bas au triangle inférieur du ventre où se concentrent, 144 secondes par jour, les tirs de l’accélérateur linéaire. Sensation diffuse de calcination, ou peut-être n’est-ce qu’une idée puisque je ne ressens aucune brûlure réelle ? Puis je me lève et cela va mieux. Mais une nouvelle sensation plus profonde d’urgence me taraude : plus une pinute à merdre.

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    Je suis très intéressé, depuis quelque temps, par la re-lecture de Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, quarante-cinq ans après sa parution originale.

    C’est un essai, à certains égards, de visionnaire, dont les quatre décennies passées ont avéré certains aspects de sa vision, en divergeant en revanche de l’utopie qu’il appelait de ses vœux, consistant en une gouvernance mondiale qui se substituerait aux Etats-nations. La seule Révolution à venir qu’il voyait alors de ses yeux, découlant des bouleversements sociaux et culturels survenus aux Etats-Unis au tournant des années 60, a tourné court durant lesdécennies suivantes, alors que l’Empire ne cessait d’étendre son hégémonie et de contribuer un peu partout au chaos ; et la tragédie du 11 septembre a précipité les choses pour le pire…

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    Titre de couverture du Courrier international. « L’ONU peut-elle sauver le monde ? »

    On en doute en ce qui concerne   le jeune Ali qui attend d’être décapité par les Saoudiens, dont l’un d’eux brigue la présidence du Conseil des droits de l’homme de la même Organisation...

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    Reprenant la lecture du Livre des Baltimore pour vérifier que je n’ai pas fait preuve de myopie par rapport à d’éventuelles qualités qui m’auraient échappé, je constate que ce roman n’est pas que décevant : qu’il est bonnement écoeurant de complaisance et de superficialité satisfaite.

    Ai-je péché par aveuglement, complaisance ou naïveté en accueillant La vérité sur l’affaire Harry Quebert avec tant de générosité ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que j’ai parié pour le meilleur du talent de Joël Dicker bien avant que le succès, de toute évidence, ne l’égare.  

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    Les premiers mots qui nous restent en mémoire relèvent autant de la recomposition, voire de l’invention a posteriori, que du souvenir direct.

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    2551226573.jpgLire et commenter La Divine Comédie m’amène, progressivement, à distinguer plus précisément ce que j’en apprécie vraiment de ce qui m’en semble daté ou même irrecevable aujourd’hui. L’idée de coupler, alors, cette lecture avec celle de Montaigne, pourrait peut-être ajouter du sel à l’exercice, me dis-je à l’instant.

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    Le problème de Joël Dicker, c’est qu’il veut plaire à Maman. Pacte dangereux pour un écrivain. Le cher Marcel l’avait rompu en dépit de l’amour inconditionnel qu’il vouait à sa mère; mais Proust était un type aussi courageux qu’orgueilleux et conscient de son génie, et son environnement n’avait rien de comparable avec le climat de Star Ac’ qui prévaut aujourd’hui et crétinise un peu tout lemonde.

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    Dois-je accepter la règle « démocratique » selon laquelle, après avoir publié un long texte argumenté à propos de tel ou tel sujet, sur mon blog ou sur Facebook, n’importe qui, sous anonymat, puisse en dire n’importe quoi ?

    Il y a quelques années, je me suis fait traiter de fasciste, sur mon propre blog, parce que je me permettais de virer des commentaires insultants non signés, alors que c’est, précisément, ces attaques masquées qui relèvent, sinon du « fascisme », accusation ridicule, du moins de la muflerie la plus lâche.

    Or le « jeu » est moins sournois sur Facebook, où l’échange se fait à visage découvert, mais c’est alors la jactance qui menace de tout diluer…

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    736512979.jpgLa lecture (ou plutôt l’écoute) de la Recherche m’est un viatique sensible quotidien. Je descends tous les jours à La Providence pour ma séance quotidienne de radiothérapie, qui dure exactement 144 secondes, et descendant puis remontant j’écoute les fragments de Du côté de chez Swann ou du Temps retrouvé, dont je connais déjà la plupart quasi par coeur mais que je réécoute, comme je réécouterais un concerto ou un opéra, sur le mode répétitif voire obsessionnel qui a été le mien durant mes années de solitude, capable d’entendre La Bohème ou Tosca cent fois (au Grand Chemin, puis aux escaliers du Marché), cent fois la Rhapsodie pour altsolo de Brahms ou le concert pour violon de Sibelius, et mille fois Simon Boccanegra ou la Sonate posthume de Schubert.

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    La peinture est à mes yeux un art éminemment érotique, par les couleurs. Le sujet n’y est pour rien, qui ne fait que dire la volupté, tandis que les couleurs l’incarnent. On ne peint plus aujourd’hui tel ou tel sujet : on peint en somme de la peinture.

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    La notion de littérature romande a-t-elle encore un sens ? Je me le demande. Ce qui est sûr est que les nouvelles générations de quadras et de trentenaires n’ont presque plus rien à voir, du point de vue des mentalités, avec la nôtre, et beaucoup moins encore avec celles de nos aînés.

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    En couverture de L’Obs de cette semaine,on lit : « La troisième guerre mondiale a-t-elle commencé ? » 

    Or il me semble que les médias nous ont déjà fait le coup deux ou trois fois. À croire que la troisième guerre mondiale recommence chaque année et chaque fois ailleurs, comme refleurissent les marronniers...

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    12369036_10208220494816918_5325400035265526465_n.jpgEn relisant ce soir le chapitre des Plaisirs de la littérature consacré à Dante, je me dis que personne, aujourd’hui, ne propose de synthèses aussi claires et profondes, si pénétrantes et si libres d’esprit que celles de John Cowper Powys dans ce livre inépuisable.

    En France, je ne vois personne qui parlerait aujourd’hui de Dante avec la finesse et la justesse qu’a montrées un Etienne Gilson, à l’exception de Philippe Sollers, ici et là, par fulgurances, quand il ne ramène pas tout à son cher lui-même…

     

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    Je me suis procuré cet après-midi La seule exactitude d’Alain Finkielkraut pour me faire une idée « sur pièce« de ce livre éreinté récemment sur deux pages de L’Obs, d’une manière qui m’a semblé ruisseler du fiel parisien le plus douteux.

    Le livre serre l’actualité de près, dès 2013, et la première chronique consacrée au mariage pour tous, nuancée et pénétrante, ne me semble pas du tout d’un « réac » borné mais procède d’une réflexion sur la filiation tout à fait légitime.

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    Unknown-3.jpegJ’ai de la peine à parler de « mon cancer » sur un ton dramatique, et d’autant moins que j’ai commencé à lire Sable mouvant de Henning Mankell, récit entrepris en 2013 au lendemain de l’annonce de « son » cancer à lui, déjà largement propagé en métastases et ne lui accordant que peu de mois à vivre (il est mort tout récemment) avec un sentiment de reconnaissance particulière tant ce livre est encore « du côté de la vie ».

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    Je me sens de plus en plus distant, par rapport à l’eschatologie chrétienne (je ne parle pas du rabbi Iéshouah, que j’aime plus que jamais) et de plus en plus proche de l’humanisme souriant d’un Rabelais ou d’un Montaigne, lequel écrit ceci : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.»

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    On a parlé, dans les journaux, d’un « coup de maître » à propos du premier roman de l’auteur alémanique Jonas Lüscher, intitulé Le printemps des barbares, où je vois plutôt, pour ma part, un coup d’épée dans l’eau. 

    De fait, en dépit d’une certaine élégance d’expression, frottée d’un certain chic littéraire ostentatoire (avec salamalecs convenus à Nabokov, Bowles ou Sebald), cette prétendue « formidable satire de notre époque » me semble plutôt anodine dans ses deux premiers tiers, par invraisemblance gratuite dès la scène de la collision d’un car plein de touristes et d’unecaravane de chameaux dont treize d’entre eux restent sur le carreau. Le tableau se veut allégorique, mais il est aussi caricatural que, par la suite, le récit du mariage de deux jeunes Anglais trèsfortunés entourés d’une clique de yuppies londoniens dans un palace tunisien en plein désert,genre oasis de Nefta, s’achevant en chaos babylonien qui se veut représentatif de la décadence occidentale sur fond de crise financière. 

    Or, autant le Montecristo de Martin Suter me semblait intéressant, en rapport avec le monde financier, malgré le paradoxe de son argument narratif, autant ce Printemps des barbares m’a ennuyé par son manque de base crédible et sa visée par trop édifiante en son manichéisme à gros traits.

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    medium_ogre.2.jpgJules Renard en son Journal : « Les morts de l’amitié ».

    Ou encore : Les nuages passent sur la lune comme les araignées auplafond ».

    Et ceci sur Dieu : «Je croirai à tout ce qu’on voudra, mais la justicede ce monde ne me donne pas une rassurante idée de la justice dans l’autre.Dieu, je le crains, fera encore des bêtises : il accueillera les méchants au Paradis et foutra les bons dans l’Enfer ».

    Ou cela : « J’ignore s’il existe,mais il vaudrait mieux, pour son honneur,qu’il n’existât point ».

    Et enfin : « Faire une conférence sur Dieu, avec projections ».

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    Je n’ai plus envie de me forcer à quoi que ce soit. Un peu fatigué par mon traitement de radiothérapie, je n’en garde pas moins d’énergie et de vivacité d’esprit. Surtout, je suis plein de projets, et c’est à cela seul que je dois penser. À savoir plus précisément : La Vie des gens, Les Tours d’illusion, Mémoire vive et La Fée Valse. Après quoi je reviendrai, peut-être, au roman. Ou peut-être pas…

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    La lecture de Sable mouvant de Henning Mankell me passionne et me touche à la fois. L’homme est mort le 5 octobre dernier, mais son livre reste « du côté de la vie » à mes yeux.

    À divers égards, il m’évoque la démarche de Christoph Ransmayr dans son Atlas d’un homme inquiet, pratiquant une sorte d’observation panoptique ouverte à la fois sur le monde et, s’agissant du regard rétrospectif de Mankell à travers les années, sur le temps que nous avons vécu et qui nous reste à vivre.

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    En lisant les Conversations d’un enfant du siècle  de Frédéric Beigbeder, j’apprécie le talent et la verve du lascar, tout en me disant que nous n’appartenons pas au même monde ; et pourtant je lui trouve plus de sérieux et d’intelligence critique, de fantaisie et de justesse qu’à maints commentateurs moins « branchés » ou « à la coule »…

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    dantzig-coupc3a9.jpgJ’aimerais essayer d’exprimer, au plus près de mon sentiment personnel, ce que m’inspire la lecture de l’Histoire de l’amour et dela haine de Charles Dantzig, dont les réponses littéraires, ou je dirais plutôt : poétiques, à des questions assez triviales, m’intéressent et me touchent sans que lesdites « questions triviales » ne m’intéressent ni ne me touchent à vrai dire plus que ça.

    De fait, la question du mariage pour tous, dont le débat furieux qu’il a suscité en France constitue le fil rouge narratif du roman, pas plus que la question de l’homophobie, ne m’intéressent ni ne me touchent « au fond ». 

    Bien entendu, je suis partisan du mariage pour tous, ou disons qu’il me semble juste et bon que toutes les unions conjugales bénéficient des mêmes droits, et l’homophobie, autant que le racisme ou la misogynie, m’ont toujours choqué sans que je n’en fasse jamais un thème de réflexion ou de polémique. 

    Bref, c’est essentiellement l’amour, la haine, les personnages de ce roman, et plus encore sa « musique », la musique de Paris et des conversations, la musique d’une pensée et d’une rêverie qui m’ont touché dans ce roman singulier qui,pour moi, s’inscrit naturellement dans la constellation des autres livres de Dantzig – ou du moins ceux que je connais, car je n’ai rien lu de sa poésie -,à commencer par l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien dont certaines pages de ce roman prolongent l’inventaire.

    Parlant d’amour dans ce roman (le premier roman que je lis d’ailleurs de lui), Dantzig relance à sa façon les approximations du Stendhal « étudiant » l’amour, exemples à l’appui, avec autant de justes intuitions et plus de porosité au sens de la « sensation vraie», selon l’expression de Peter Handke, mais en moins pointilliste hypersensible et moins névrosé que celui-ci.

    Je n’ai pas souvent lu, de nos jours, de pages évoquant l’amour des cheveux de tel ou tel personnage, ou le langage des yeux et des mains (ou même des dos) avec autant de bonheur que dans cette suite de fragments liés ensemble par une narration qui structure à la fois un décor (Paris, la lumière de Paris, l’asphalte des rues de Paris, les fenêtres éclairées des premiers étages des appartements de Paris, les bistrots de Paris où se retrouvent les jeunes gens de Paris) et son ambiance générale momentanée (le moment des manifs et contre-manifs), enfin tout un ensemble de composantes produisant la masse et les volumes aérés, il faudrait plutôt dire la tonne musicale du roman.

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    Ferons-nous encore de grands voyages ? En ce qui me concerne, je n’entrevois pour le moment que la Californie, pour rendre visite à nos enfants. Sinon, je doute que je remette jamais les pieds en Afrique, et l’Orient ne m’attire plus guère, ni le Moyen ni l’Extrême, sauf peut-être Shanghai.

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    La tendance au nivellement est massivement accablante, mais la stupidité et la vulgarité n’ont pas encore tout contaminé. Preuve en est que nous sommes là, qui lisons et publions encore de bons livres, apprécions de bons films, voyons s’épanouir de bons et beaux enfants.

    Bref, tout n’a pas encore été gâché et sali. Mais non : pas tout.

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    Très intéressé par les propos d’Alain Finkielkraut dans son entretien avec Frédéric Beigbeder transcrit dans les Conversations d’un enfant du siècle de celui-ci.

    Finkielkraut s’en prend notamment à la falsification des propos qui caractérise certaines opérations médiatiques, la nouvelle mentalité qui se répand sur l’Internet etqu’il estime « atroce », et ceci encore qui me parle vivement :qu’il affirme n’avoir point d’opinions, mais que des convictions

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    4784493_7_77a7_l-ecrivain-boualem-sansal-a-paris-le-4_0bdf7cc333484f14fb1e5549215bbb89.jpgUne horreur glaçante et croissante saisit le lecteur de 2084 dès les premières pages de ce roman d’anticipation catastrophiste faisant écho à Orwell même si le climat du début, dans unsanatorium de l’Atlas lointain, évoque plutôt Le désert des tartares de Buzzati, avec un autre type d’angoisse cependant, liée à la paranoïa islamique.

    Comme dans Le Serment des barbares, du mêmeBoualem Sansal, un mélange immédiat de noirceur panique et de comique imprègne le récit des tribulations du jeune Ati, sur fond de théocratie à la foisinsidieuse et écrasante. Cette ambiance m’a rappelé mon dernier séjour à Tunis,en bien pire évidemment, et le rejet épidermique qu’elle suscite me fait aussipenser à la rage de Rafik envers les islamistes, que je croyais exagérée – mais j’avais tort. 

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    finkielkraut.jpgAlain Finkielkraut parle de l’Internet comme d’une réalité « atroce », et je lui donne à la fois raison et tort, comme j’ai donné raison et tort àDimitri qui y voyait un enfer sans prendre la peine d’y aller voir. 

    Hélas,L’Enfer d’Internet, que Dimitri apublié en 2008 à l’Âge d’Homme, signé par un jeune webmaster dégoûté de lachose et trouvant refuge dans les bras de Notre Seigneur, m’avait paru bien superficiel et moralisant, juste bon à conforter les préjugés de ceux qui ne sesont pas vraiment aventurés dans le Labyrinthe ni n’en ont vu, avec les tares,les indéniables apports.

    Finkielkraut a raison de fustiger la rupture d’un pacte de communication, à l’enseigne d’échanges masqués par un anonymat délétère ou faussés par une novlangue débile, mais il y a autre chose sur laToile, comme il y a autre chose, à la télé, que des émissions imbéciles.   

    Je suis le premier à déplorer le règne de la stupidité et de la vulgarité qui découle de l’ouverture des vannes mondiales de la parole vaine, mais je n’envois pas moins, et d’abord pour mon propre usage et exercice, dans monlaboratoire panoptique, l’intérêt de ce nouvel espace de perception etd’expression relevant à la fois du champ d’expérimentation et du terrain de jeuaux ressources infiniment renouvelables par la créativité de notre imagination.

     

    Ce jeudi 22 octobre. – C’est aujourd’hui que je vais subir la trente-neuvième et dernière séance de radiothérapie à l’hôpital de la Providence, après quoi, disons-le tranquillement :advienne que pourra.

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    Je me disais ce matin (vers six heures) que je devrais désormais m’efforcer de serrer de plus en plus près ce que je ressens comme la vérité. Non la Vérité avecun grand V et qu’on voudrait absolue, mais ce que je perçois comme vrai, non seulement juste et bon mais vrai, proprement ou salement vrai, vérité de corps et d’esprit, vérité des faits établis et vérité multipliée par notre créativité imaginative.  

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    11202822_10206652673982377_8613001836907619020_o.jpgMa bonne amie a toujours été ma boussole, qui m’a empêché de perdre le nord en maintes occasions. Je me garderai de la magnifier ou de l’idéaliser ; simplement je l’ai constaté à d’innombrablesoccasions : Lady L. a des antennes qui lui permettent de discerner le faux, le simulacre, l’hypocrisie sociale ou la frime morale, parfois avant même que ma lucidité réaliste ne prenne le pas sur ma naïveté ou ma crédulité.

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    À propos de boussole, j’ai commencé de lire ces jours le nouveau roman de Mathias Enard, précisément intitulé Boussole et que d’aucuns donnent pour le prochain Goncourt. Or je ne saurais dire que cette histoire de lettré à la fois mitteleuropéen et cosmopolite, sur fond austro-oriental, très ornée et saturée de références culturelles, tout intéressante et raffinée qu’elle soit, me saisisse, au contraire : après cinquante pages, avec passage obligé au musée des écorchés du Josephinum de Vienne (mauvais souvenir personnel,puisque j’y ai été insulté par une gardienne hystérique), j’ai commencé d’éprouver autant de lassitude que de cet ennui que m’ont toujours inspiré les visites guidées.

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    HESNARDAËRCU0001.jpgLe vert de la couverture de ce livre de poche, posé par hasard sur cette pile du dernier de mes innombrables rangements, m’a tapé ce matin dans l’œil, donc j’ai pris l’objet en question et, lunettes dûment chaussée, j’en ai découvert le titre en allemand, Das Unheimliche,en lettres blanches sur fond vert, puis, juste au-dessus, le titre en français d’Inquiétante étrangeté surmonté du nom de l’auteur, Sigmund Freud. 

    Mais que diable Sigmund Freud, que j’ai si peu fréquenté depuis tant de décennies,a-t-il donc à me dire ce matin ? La réponse à cette question est exactement du genre que j’attendais sans le savoir à ce moment précis, offerte en triptyque.

    Et d’une : « Cela nous a toujours puissamment dérangés nous autres profanes, de savoir où cette singulière personnalité, le créateur littéraire, va prendre sa matière ». 

    Et de deux : « Le psychanalyste n’éprouve que rarement l’impulsion de se livrer à des investigations esthétiques, et ce même lorsqu’on ne limite pas l’esthétique à la théorie du beau, mais qu’on la décrit comme la théorie des qualités de notre sensibilité ».

    Et de trois : « Le créateur fait donc la même chose que l’enfant qui joue : il crée un monde imaginaire, qu’il prend très au sérieux,c’est-à-dire qu’il dote de grandes qualités d’affect, tout en le séparant nettement de la réalité ».

    De même que je suis tombé ce matin « par hasard » sur L’Inquiétante étrangeté, j’ai repris non moins « fortuitement », hier, le livre le plus personnel de DinoBuzzati, En ce moment précis, quitient à la fois du journal extime morcelé et du recueil de pensées-amorceshantées par les grands thèmes mélancoliques du conteur-poète face à la maladieet à la mort, dont la première notation m’a accompagné depuis tant d’années, de mes antres solitaires du Grand Chemin et des Escaliers du Marché, jusqu’à notre balcon en forêt de La Désirade : «LA FORMULE. De quoi as-tu peur,imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien ; réussir à êtretoi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique,indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’un tenir compte, stupéfaits »…  

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    6d0f3e86.jpgC’est aujourd’hui la clôture de la rétrospective consacré à Marius Borgeaud à L’Ermitage, que nous sommes allés voir l’autre jour avec Lady L. au milieu d’une dense foule défilante et trépignante.

    En ce lieu gris et froid exhalant le calvinisme bourgeois, pesante demeure dans son merveilleux environnement naturel des hauts de Lausanne, l’exposition, très intéressante à divers égards – je ferme les yeux sur le prohibitif prix de l’entrée, la multitude de gardiens sourcilleux et l’immense pancarte déclinant tous les interdits frappant le visiteur, qui me rappelle qu’au Rijksmuseum on peut photographier des chefs-d’œuvre à tout-vat en mâchant de la réglisse -,enrichie de quelques œuvres passables de contemporains utiles à la comparaison (de Sisley, Pissaro ou Vallotton), m’a conforté dans le sentiment que MariusBorgeaud, fils de bourgeois né coiffé et tard venu à la peinture, ne fut que tardivement accompli en son art, - contrairement à des Pissaro ou Vallotton,précisément -, plutôt du genre amateur-imitateur qui décanta progressivement et développa son indéniable vision personnelle marquée par un sens de l’espace et de la lumière sans doute inné, avant l’acquis d’une poésie méditative sereinedont les intérieurs bretons des dernières années rejoignent la peinture dusilence, moins épurée que celle d’un Morandi mais pas moins vibrante.

    borgeaud-georges-1913-1998-swi-ete-en-provence-2486055.jpgLe génie est (parfois) affaire d’obstination, disait à peu près Proust, et c’estce qu’on se dit en suivant ici le parcours d’un honnête second couteau del’impressionnisme, en ses débuts, qui ne cesse ensuite de se dépasser lui-mêmeavant de se « rejoindre », si l’on peut dire, dans la limite de sesmoyens. Parce qu’il y a des gradations, évidemment, dans ce qu’on peut appelerle « génie », et Marius Borgeaud n’atteindra jamais, me semble-t-il,la dimension « classique » d’un Pissaro ou d’un Vallotton – encore eux -, mais l’art de Borgeaud n’en est pas moins éminemment original et attachant, imposant finalement, sans artifices ni virtuosité trop brillante, sa vision sans pareille.

    Ce mardi27 octobre. J’ai achevé tout à l’heurela lecture de 2084 de Boualem Sansal, qui ferait un beau Prix Goncourt. C’est en effet un livre sérieux et inspiré par une sorte de prophétisme visionnaire, lucide en diable et restituant admirablement le mélange de paranoïa et d’absurde d’un monde plombé par une caricature de religion érigée en dictature totalitaire.

    S’agit-ild’une caricature de l’islam ? Oui et non, mais il faut alors préciser quel’islam lui-même, ou plus exactement un certain islamisme furieux, wahabbite, ou salafiste, ressortit déjà à la caricature en inspirant des théocratiesrétrogrades dont le pétrole est le seul garant du pouvoir.

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    J’apprends à l’instant que l’Académie Goncourt a écarté 2084 des finalistes du Prix. Tant pis pour ces pleutres. Je présume que certains d’entre eux, dont un Ben Jelloun, doivent frémir de jalousieautant que de crainte de heurter « nos amis musulmans », mais l’Académie française a déjà rendu justice à l’écrivain, dont le roman fait enoutre « un tabac »…

    Ce mercredi 28 octobre. Au Bout du monde où je me trouve àl’instant, je commence à lire les Œuvres de Svetlana Alexievitch, et tout de suite je suis saisi, ébranlé par cettevoix. D’elle je n’avais rien lu jusque-là, à part les bouleversants Cercueils de zinc ; comme avec Alice Munro il a fallu le Nobel pour que j’y revienne, mais je sens que cette lecture va marquer mes temps prochains,autant que celle de Boualem Sansal. Tous deux me semblent en effet,aujourd’hui, des auteurs importants pour les temps que nous vivons.

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    734737821.jpgSvetlana Alexievitch, dans Les cercueils de zinc, transmet ce témoignage d’un grenadier russe revenu d’Afghanistan :« Quand une balle rencontre un homme, ça s’entend, c’est un bruit caractéristique qu’on ne peut pas oublier, une espèce de claquement mouillé. Un gars que vous connaissez tombe face contre terre dans la poussière, brûlante comme des cendres. Vous le retournez : il a encore entre les dents lacigarette que vous venez de lui donner…Encore allumée… La première fois on agit comme dans un rêve :on court, on traîne, on tire, mais on ne retient rien,on ne peut rien raconter après le combat. C’est comme si tout se passait derrière une vitre…Comme dans un cauchemar, quand on est réveillé par la peur sans se souvenir de rien. En fait, pour éprouver vraiment une terreur, il faut s’en souvenir, s’y habituer. Au bout de deux ou trois semaines, il ne reste plus de vous que le nom, vous n’êtes plus du tout la même personne. Tel que vous êtes devenu, la vue d’un mort ne vous fait plus peur, vous réfléchissez calmement ou avec agacement à la façon dont vous allez le descendre de son rocher ou le traîner en pleine chaleur sur plusieurs kilomètres. Ce nouvel homme que vous êtes n’imagine plus, il connaît l’odeur des entrailles en pleine chaleur, il sait que l’odeur des excréments et du sang humain ne peut être éliminée par aucune lessive… Il sait ce que sont des crânes grimaçants et brûlés dans une flaque boueuse de métal fondu, comme si pendant quelques heures ses compagnons n’avaient pas crié mais ri en mourant. Il connaît ce sentiment aigu du soulagement, jamais éprouvé auparavant, à la vue d’un tué : Ce n’est pas moi ! Ca se produit si vite, cette transformation. Très vite. Presque pour tout le monde ».

    Ce jeudi 29 octobre. –  J’ai passé cet après-midi à Chênes-Bougeries, avec mon cher Alfred Berchtold, auprès duquel je suis resté une petite heure. Le vieil homme, nonagénaire depuis juin dernier, très émacié et ne se déplaçant plus qu’au moyen d’un déambulateur, reste pourtant très vif d’esprit. Je lui ai parlé de Marius Borgeaud et de mes lectures récentes, nous avons bien ri une fois de plus des cuistres universitaires faisant subir leurs outrages au pauvre Ramuz, et lui m’a évoqué ceux qui, au cours de sa longue existence de grand humaniste franc-tireur, lui ont voulu du bien, dont il prétend que je suis le benjamin, avant de revenir sur la fin, qui m’a ému aux larmes, de sa chère épouse.

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    Emerson :« L’imagination est le matin de l’esprit, la mémoire en est le soir. »

    11053050_10207965600684724_7699797825190323705_n.jpgCe samedi 31 octobre. – Il a fait ces soirs de sublimes crépuscules, exaltant les couleurs flamboyantes et les moires d’or et de pourpre de l’automne, pour s’achever en lentes fusion d’indigo et d’orangés, jusqu’à fondre au noir final.

     

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    Rousseau sur ses besoins essentiels : « Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau »...

  • Cosmos

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    Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n’est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c’est pile ce que c’est : le ventre de Marelle est rond comme un ballon d’enfant, tiens j’ai envie de le palper et d’écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie, on ne sait pas encore s’il ou elle s’appellera Dominique ou Dominique et s’il ou elle préférera le foot ou la brasse coulée, c’est le mystère de la Création; mais bon c’est pas tout ça, maintenant raconte, accouche: es-tu d'accord avec le Sage inconnu quand il affirme que se reconnaître vivant dans les sphères équivaut à habiter le subtil commun en visant la case Paradis ?

    Image : Philip Seelen

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Ceux qui (re)lisent Montaigne

    Montaigne02.jpgCelui qui prétend sur Facebook qu'il "relit les Classiques" avec l'intention velléitaire de s'y mettre une fois s'il a le temps mais en tout cas pas maintenant vu que la lecture de Dan Brown va lui prendre des plombes avant la parution du best-seller annoncé de Marc Levy et Guillaume Musso réunis à quatre mains sur un roman dont l'héroïne est asexuelle et le héros gay tu te rende compte le défi Maguy ! / Celle qui pense qu'elle DOIT lire La Boétie comme l'a recommandé Michel Onfray sur France-Info / Ceux qui sont venus à Montaigne par Erasme qu'ils ont bien connu à Bâle avant qu'il n'arrête de fumer / Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui remarque que la mort sereine d'André Gide (Roger Martin du Gard notant: "Il faut lui savoir un gré infini d'avoir su mourir si bien") fut aussi désespérante et réconfortante à la fois que celle de La Boétie relatée par son ami en ces termes sobres: "Etant sur ces détresses il m'appela souvent pour s'informer seulement si j'étais près de lui. Enfin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m'en réjouis avec Mademoiselle de La Boétie. Mais une heure après ou environ, me nommant une fois ou deux et puis tirant à soi un grand soupir il rendit l'âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d'août, l'an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu trente-deux ans,neuf mois et dix-sept jours" / Ceux qui pensent naturellement à Stendhal lorsque Montaigne écrit du bon écrit selon lui qui est "un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, non tantdélicat et peigné quevéhément et brusque, éloigné d'affectation, court et serré, décousu et hardi" / Celui qui a noté quelque part cette sentence selon laquelle "tout jugement en gros est lâche et imparfait", qui le conforte dans l'évitement souple des abus de généralités / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui ne se parlent plus depuis que le plus catholique de deux à option souverainiste a crié à l'autre qu'il fallait choisir entre Montaigne et Pascal point barre / Celui qui se rappelle les jugements de Barrès sur Montaigne en lequel il voyait essentiellement un crypto-youpin (langage d'époque) manquant de courage devant la peste et décriant les moeurs très-chrétiennes genre égorger un protestant ou un mahométan / Celle qui aime bien la façon qu'avait Montaigne d'admirer son père qui "parlait peu et bien" / Ceux qui lisaient Tintin au Congo à l'âge (sept ans) où Montaigne savait déjà par coeur Les Métamorphoses d'Ovide en latin / Celui qui ayant emporté le Journal de voyage en Italie a relevé sur le Campo de Sienne en laissant froidir son capuccio: "J'ai honte de voir nos hommes s'effaroucher des formes contraires aux leurs; ils semblent être hors de leur élément quand ils vont hors de leur village. Où qu'ils aillent ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères" / Celle qui trouve bien plates les considérations artistiques de ce cher Montaigne qui de Sienne ne voit que le Campo jolient incurvé et rien des fresques de Simone Martini ou d'Ambrogio Lorenzetti / Ceux qui rappellent au taxidermiste anti-sceptique que Montaigne déposa une médaille votive en pensant à son épouse et sa fille en une chapelle de Lucca où il écrit qu"il y a là "plus d'apparences de religion qu'en nul autre lieu" / Celui qui compatit rétrospectivement (ce qui lui fait une belle jambe) aux douleurs subies par Montaigne sous l'effet de la pierre / Celle qui affirme que la détestation des médecins professée par Montaigne annonce celle de Molière qui n'a pas connu pour sa part les colites néphrétiques / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience  à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui apprécie particulièrement le goût de Montaigne pour les nuances et détails qui lui font voir divers aspects d'une même réalité - ainsi: "N'oserions-nous pas dire d'un voleur qu'il a une belle jambe ?" / Celle qui estime très sots ceux-là qui ne veulent lire que Bossuet et pas Les Essais ou que Rousseau et pas Voltaire / Ceux qui voient en Monsieur de La Boétie un crypto-protestant coincé mais ça aussi ça se discute / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées /  Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir" / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon comme le pensait aussi Jeanne de Lestomac sa nièce canonisée en 1949 / Ceux qui ont toujours Les Essais à portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite comme ils le font du Zibaldone de Leopardiou des Notizen de Ludwig Hohl, etc.

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    Montaigne03.jpgMontaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de  Vingt-sept sonnetz d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007.

     

    Roger Stéphane. Autour de Montaigne. Stock, 1986.

     

    Jean Lacouture. Montaigne à cheval. Seuil, 1997.

      

  • Mémoire vive (92)

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    À La Désirade, ce mardi 1er septembre. – Je repars aujourd’hui dans mes grandes lectures, dont j’ai établi une liste pour le mois à venir, en commençant par La Zone d’intérêt, le roman de Martin Amis consacré à Auschwitz où, d’emblée, j’ai senti le sérieux de la vraie littérature.

    Cela commence très fort, sous le regard des bourreaux, avec un jeune colosse obsédé par la baise, qui tourne autour de la femme du commandant du camp, lequel est en train de « recevoir », sur la fameuse Rampe, un train de déportés français dont il redoute qu’ils fassent encore « des histoires », ce qui ne manque d’arriver au moment où un camion se renverse, en ce lieu même, avec tout un chargement de cadavres. De quoi énerver ces sacrés Français…

    Je suis curieux de voir ce qui a fait que Gallimard, l’éditeur français habituel de Martin Amis, autant que l’éditeur allemand, ont refusé de prendre ce livre. Or la postface de celui-ci, par Amis lui-même, a plutôt de quoi inciter à la confiance, tant les bases documentaires de l’auteur semblent solides, et de conclure au probable mauvais procès…

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    Quatrième séance de radiothérapie aujourd’hui. Un quart d’heure à tout casser, mais l’énorme machine qui me tourne autour ne laisse de m’impressionner. Je me demande d’ailleurs comment fonctionne cet « accélérateur linéaire », et qui règle le « tir », de l’ordinateur ou du jeune technicien aux yeux de gazelle m’accueillant avec une prévenance presque excessive…

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    C’est l’honneur de la littérature que de traduire la beauté du monde, et ce l’est autant d’éclairer l’abjection de l’homme, comme s’y emploie Martin Amis dans son dernier livre. Honte à Gallimard qui a refusé de publier ce livre nous plongeant, littéralement, au cœur du mal. D’aucuns s’exclameront peut-être : ah mais, assez de livres sur la Shoah ?, ce qui, bien sûr ne fonde pas le rejet des éditeurs français et allemands ; mais ceux-ci incriminent probablement le fait que le romancier ose parler, dans l’enceinte du camp, des menées sexuelles des officiers et de la vie de leurs familles, comme dans La Chute on reprochait au réalisateur d’avoir abordé les aspects « humains du Führer, lors d’une autre polémique franco-allemande des plus ridicules. Or il est important, justement (ce qu’a aussi fait Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, attaqué lui aussi pour cette raison par un Lanzmann) de rappeler à tout un chacun que les « monstres » nazis sont, hélas, des hommes comme les autres , etc.

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    Le poète Adonis se prononce très clairement, dans un entretien diffusé sur Internet, à propos de la régression et du déclin de la culture arabe actuelle, selon lui en grand retard sur la culture contemporaine, en tout cas dans les pays soumis au Diktat politique de la religion. Il va sans doute encourir la fureur des bigots islamistes, mais il a le courage de dire tout haut ce que de nombreux intellectuels du monde arabo-musulman pensent en leur for intime sans oser l’exprimer haut et fort. Par conséquent : respect.

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    La façon dont on présente la littérarure dans les médias, à propos de la rentrée littéraire, est dominée par l’obsession du chiffre, du succès et du « carton ». Quant au contenu des livres : néant.

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    Dans un entretien de ce jour publié dans Le Temps, le brave Joël Dicker affirme qu’il a envie d’être lu comme on regarde une série télé « en famille », et que ce qui le frappe, dans le monde actuel, est « le manque d’amour ». On tombe des nues devant tant de pénétration perspicace et d’originalité… 

    Suter7.jpgÀ La Désirade, ce dimanche 6 septembre. – Je viens d’achever la lecture de Montecristo de Martin Suter, entreprise hier soir, et qui m’a captivé. On y retrouve le storyteller formidable de Small World, qui a révélé l’auteur en 1998, et qui, depuis lors, a acquis la maestria d’un grand pro de la narration populaire, au bon sens du terme, avec des degrés de densité et et d’intensité variables.

    Montecristo est un thriller sans faille, qui revisite la Suisse au-dessus de tout soupçon du camarade Jean Ziegler dans la foulée d’un journaliste vidéaste cachetonnant dans la télé people tout en rêvant de tourner un vrai film dont le scénar s’inspire du roman fameux de Dumas, impliquant un jeune Helvète piégé en Thaïlande pour possession de drogue glissée par des tiers dans ses bagages. Parallèlement, le protagoniste se découvre par hasard en possession de deux billets de 100 francs suisses absolument identiques, qui l’engagent dans une investigation aux implications énormes.

    Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias et le cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur (on sait qu’il fut un chroniqueur économique pertinent voire mordant avant de passer au roman), la qualité de sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement de ses personnages, enfin la swiss touch de son univers qui relance les fables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour avec, en l’occurrerence, une Marina plus qu’avenante. Bref, c’est de la toute belle ouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante…

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    À propos de l’Etat islamique et de l’impuissance de l’Occident, autant que du double langage des autorités arabes à son égard, je lis ceci, dans Marianne, qui me semble clair et juste, notamment à propos de l’Arabie saoudite : « C’est donc avec ces gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes, que nous frappons des gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes »…

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    Vision d’enfer : ceux qui s’ennuient et s’en veulent mutuellement de se faire chier. Souvenir de ce couple entre deux âges et deux eaux plates, au café Diglas de Vienne, que j’ai vu se faire face pendant une heure sans se dire un mot, se regardant avec quelle intensité assassine.

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    J’ai commencé ce matin de lire le roman de Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine, dont les premières pages, évoquant la masturbation, ne m’ont pas vraiment transporté. C’est une manière d’essai-roman rappelant à la fois Kundera, Quignard et Sollers, avec quelque chose de très Français ou, plus précisément, de très Parisien qui m’a paru un peu trop chic au premier regard ; mais je réserve tout jugement sérieux puisqu’il me reste plus de 400 pages pour le fonder.

    Quant au mariage pour tous, il me semble aller tellement de soi que même le nôtre, entre une divorcée et un inclassable, se passe de tout débat, autant que le mariage ou le non-mariage de nos enfants…

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    L’idée de la perfection, dont parle un Matthieu Ricard, la pratique de la méditation et autres « techniques » d’acquisition de la sérénité : tout cela m’ennuie à vrai dire.

    De fait, je suis bien plus intéressé, et naturellement attiré, par l’imperfection et les difficultés quotidiennes que par je ne sais quelle harmonie, si sublime qu’elle soit

    Je respecte certes les moines et les bonzes, les nonnes et les saintes, mais là n’est pas ma voie.

    C’est aussi ce que je me dis en lisant et en annotant Le Purgatoire de Dante, dont la visée et l’enjeu – à savoir le salut de notre âme - m’importent bien moins que les observations faites en chemin et les constantes inventions verbales du trouvère…

    Comme disait l’autre, plus que le but, c’est le chemin qui compte ; en outre, l’idée d’une rétribution liée au mérite du pécheur battant sa coulpe et psalmodiant des hymnes, m’a toujours paru signaler un marché douteux, à base de chantage et de calculs. - notre mère y avait recours et cela me hérissait, surtout lorsqu’elle a entrepris nos enfants…

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    C’est un bon exercice que de distinguer, dans les séries américaines, ce qui relève du kitsch ou du stéréotype, de ce qui mérite l’intérêt pour sa qualité documentaire ou dramaturgique.

    Je m’ y suis appliqué depuis que j’ai découvert ce nouveau genre, que j’imaginais sans le moindre intérêt, avec les six saisons de The Wire, formidable aperçu des coulisses de Baltimore, à tous les étages de la société, la série « culte » de Twin Peaks et ensuite des réalisations plus récentes comme Breaking bad ou Six feet under, suivies de vingt ou trente autres. 

    Ce mardi 15 septembre. – Jérôme Meizoz se fend, aujourd’hui, d’une chronique dans Le Temps, à propos du prétendu renouveau de la littérature romande et du boom publicitaire que celle-ci provoque dans les médias et sur Internet. Il a raison à certains égards, et notamment quand il oppose la recherche du coup médiatique au développement patient d’une œuvre, mais il fait preuve de simplisme quand il prétend que ce qui caractérise cette nouvelle donne se caractérise par son recours aux techniques littéraires américaines visant à la fabrication de best-sellers. Comme s’il y avait une recette du best-seller, et comme si les romans des jeunes auteurs parus ces dernières années en Suisse romande appliquaient la même recette. Evidemment, ce qu’on peut dire « l’effet Dicker » brouille les esprits, et les médias ont amplifié le malentendu en reconnaissant soudain une littérature qui « cartonne », ce qui est évidemment stupide et plus encore relatif.

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    Jules Renard : « À voir un Chinois, on se demande ce que peut bien être le masque d’un Chinois ».

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    Je suis réellement épaté, et crescendo, par la lecture de l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig, dont la rare finesse de perception et la merveilleuse fluidité du style m’enchantent bonnement.

    On retrouve ici la meilleure veine des moralistes et prosateurs français, de La Bruyère à Stendhal, en passant par Joubert, mais pas que, vu qu’il y a là-dedans uneveine anglo-saxonne du meilleur aloi.

    On n’est pas loin non plus, question narration romanesque, d’un Philippe Sollers, en plus attentif à autrui, par le truchement d’une frise de personnages bien individualisé et beaucoup plus autonomes que ceux de Sollers, toujours voués au rôle de faire-valoir (les femmes sur les genoux du Maître) ou de repoussoir.  

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    ob_cd401d_manifeste-4-pajak.jpgJ’ai commencé de nous lire, en voiture, le quatrième volume de la série du Manifeste incertain, de Frédéric Pajak, toujours aussi intéressant et ici en crescendo, pourrait-on dire. Mais cela part déjà très fort, avec une charge carabinée contre la malbouffe et, plus généralement, l’obsession gastronomique assez dégoûtante qui sévit actuellement. En tout cas il prêche un converti en mon humble personne, moi qui ai horreur de cette profusion d’émissions télévisées et de reportages, d’article des portraits de « grandes toques » qui envahissent bonnement les médias.  

     

    Ce dimanche 20 septembre. – Un jour des dernières semaines de sa vie, mon ami R***, sur le quai de la gare de Lausanne où nous nous étions rencontrés par hasard, m’a répondu, après que je lui eus demandé comment il allaait, qu’il était entrain de mourir et qu’il allait à Berne voir je ne sais plus quelle expo, comme j’y allais moi-même, mais comme je pensais que nous allions voyager ensemble et que je m’en réjouissais tout amicalement, il me répondit d’un sourire aimablement distant – ce qui me choqua en me rappelant tout ce que nous avions partagé pendant ces dernières années -, précisant qu’il avait pris de la lecture et que moi aussi sûrement comme-il-me-connaissait, sur quoi il me décocha un autre sourire un peu moins froid mais plus triste et me planta là comme s’il me renvoyait aux vivants qu’il allait quitter bientôt, sans que j’imagine évidemment, alors, la façon qu’il choisirait de quitter ce monde en se perfusant, avec son ami D***, en pleine santé à ce qu’on m’a dit – tous deux nous laissant une lettre d’adieu pleine de reconnaissance et d’allégresse…

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    Jules Renard : « Balzac est peut-être le seul qui ait eu le droit de mal écrire. »

    Dürrenmatt30001.JPGCe lundi 21 septembre. – Je suis parfois gratifié du don spécial de faire des rêves à caractère féerique, comme celui de la nuit dernière, qui s’est développé comme une prodigieuse vision en trois dimensions, richede couleurs et de sensations.

    Je me trouvais d’abord sur une espèce de très vaste mappemonde circulaire de plastique multicolore, évoquant une sorte d’immense ballon de plage dégonflé aux motifs encore indéchiffrables mais très harmonieux dans leur organisation esthétique, du genre des particules visuelles constituant les mobiles gracieux d’un Kandinsky, de la série Bleu ciel, avec quelque chose aussi des dessins que Friedrich Dürrenmatt conçut pour ses enfants en bas âge.

    Tout cela était déjà bien beau, sans atteindre pourtant le caractère féerique de la suite du rêve.

    Un mot cependant, avant d’évoquer celui-là, à propos du terme de particule, qui m’a rappelé le traitement que je suis en train de subir par radiothérapie, consistant, par accélérateur linéaire, en tirs groupés de particules, précisément, visant à brûler certain foyer cellulaire infinitésimal repéré par l’imagerie par résonance magnétique. Tout se tient-il ainsi par en dessous ?

    Ce qui est sûr, c’est que la féerie de cette nuit aura tenu à un souffle, dont l’effet visible fut le déploiement soudain de la surface multicolore en sphère gonflée aux dimensions d’une montgolfière géante, ou plus exactement d’un duplicata de planète bien ronde et bien chatoyante de couleurs, avec ce défi personnel de m’y accrocher puisque, sous l’effet du souffle continu, le formidable ballon commençait de s’élever au-dessus du sol solide, m’évoquant maintenant quelque géante balle-bulle aux rondeurs colorées d’une nana de Niki de Saint-Phalle.

    Or j’avais remarqué, durant le lent gonflement de la sphère, que le rêvem’avait pourvu d’un équipement spécial à baudrier de tergal et mousquetons de téflon, qui me permettraient de m’accrocher aux innombrables boucles visibles aux flans ce l’OFNI (Objet Flottant Non Identifié) dont se précissait à l’instant l’envol.

    La sensation de voler, fûtce durant l’espace-temps restreint de deux ou trois secondes qu’aura duré le rêve, procède –telle d’un ordre métabolique subtil. Comme celui qui préside à la floraison des ancolies ou des campanules, ou n’est-ce que le résultat aléatoire non concerté d’un désordre physique ou psycghique ?

    En clair : d’où vient cette nom de Dieu de féerie ? Et par quel souffle, ou coup de pouce techno-scientifique, subitement accélérée ?

    La boule de gomme du mystère a ce matin un goût et une fragrance de chlorophylle qui me rappelle nos enfances hollywoodiennes. Let’s have a dream…

    Post scriptum : et ne pas louper, demain, le rendez-vous au service de radio-oncologie de La Providence…

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    Il y a, chez Frédéric Pajak, un mélange de sens commun et d’originalité, de complète indépendance d’esprit et de justesse dans le choix des mots et le cadrage de ses peintures, qui est d’un auteur accompli. Il peut aller n’importe où : ce sera toujours intéressant, jamais convenu, toujours personnel et valable pour son lecteur – et sa lectrice ; il faut le préciser désormais, comme à la police : nos collaborateurs et collaboratrices, etc.  

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    Les gens qui ont appris que j’avais le cancer – je ne sais comment ce genre de bruit se répand – me parlent sur un ton légèrement différent, mélange de sollicitude un peu plus tendre que d’ordinaire, et, je le note sans aucune nuance de reproche, de curiosité. Ah bon ? Eh oui. Voilà voilà. Et à part ça, ça va ? Mais comment donc !

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    Georges Dumézil : « Le désespoir est manque d’imagination ».  

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    La nouvelle relative à la prochaine décapitation du jeune Saoudien dont le seul « délit » relève de son opposition présumée à la politique du gouvernement, ou plus exactement (d’après ce que j’ai compris) au fait qu’il a un parent dans le collimateur du régime, me touche comme si je connaissais ce garçon. Il faut dire que l’abjection et la sauvagerie de ces potentats m’atteint comme si c’était le genre humain que ces ordures déshonoraient, et la menace que le corps décapité de ce jeune homme soit ensuite crucifié et livré aux charognards achève de me solidariser avec ce frère humain dont le sort fait protester les « nations civilisées », lesquelles continuent de faire commerce avec ce régime d’assassins.

    Ce vendredi 25 septembre. J’ai consacré ce soir un long papier au livre de Jacques Vallotton, Jusqu’au bout des apparences, évoquant sa carrière de journaliste, en développant une réflexion sur le « métier » en question et ses divers aspects.

    Or je me pose ce soir la question : ai-je jamais été, moi-même, ce qu’on peut dire un journaliste ? J’ai certes écrits des milliers d’articles, travaillé treize ans en free lance pour divers journaux et revue, sans parler de la radio ; j’ai exercé pendant six ans le poste de chef de rubrique, à La Tribune-LeMmatin, et ensuite j’ai rejoint l’équipe de la culturelle de 24 heures, mais journaliste ? Je ne sais pas.

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    En lisant ce que Charles Dantzig écrit à propos de l’humour et du comique, et plus précisément sur le manque d’humour des Français et leur peu de sens du comique, je constate que ses vues recoupent exactement mon propre sentiment à cet égard, dont j’excepterai une paire de Marcel, Aymé et Proust, et Rabelais cela va sans dire, et Molière, et Céline dans ses meilleurs moments quand il oublie d’être salaud, et Michel Houellebecq évidemment.

    Charles Dantzig a pour lui la vista cosmopolite de l’anglophile et le sens de la catastrophe de l’enfant déçu, que je partage depuis l’âge de trois ans, plus précisément lorsque, creusant dans la pelouse paternelle un trou destiné à rejoindre l’autre bout de la Terre dont les habitants sont appelés Têtes Bêches, notre père m’a tancé doucement avant de me confisquer (dur, dur) ma pelle.  

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    Sous la plume d’Oscar Wilde : « Nothing that is worth knowing can be taught ». Ce qui vaut aussi dans notre langue en dépit des pédants et des cuistres: « Rien de ce qui mérite d’être su ne peut être enseigné ».

    Ce dimanche 27 septembre. – En revenant à Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, je suis surpris d’y retrouver le climat de nos années de jeunesse, perçu en Amérique pré-révolutionnaire comme l’étaient les notes californiennes d’un Edgar Morin, que j’ai rencontré à Paris au tout début des années 70. Revel pensait alors que la seule Révolution encore envisageable viendrait des States, et ses observations restent bien plus lucides, vivaces et généreuse que celles de tant de commentateurs de l’époque, plus à gauche ou plus à droite. Venu du socialisme réformiste, c’était un esprit libre et moins austère qu’un Raymond Aron, et je me suis également régalé, l’autre jour, de ses Contre-censures, qui n’ont pas pris une ride. Lorsque, en 1972, je suis allé interviewer cet horrible facho de Lucien Rebatet, à propos des Deux étendards, et que l’intempestif m’a classé « libéral » à l’américaine, alors que lui-même, s’il avait eu mon âge, eût été maoïste (nous avions bu pas mal de scotch en cette fin d’après-midi, mais il pensait sûrement ce qu’il disait), je ne savais trop ce que ce « libéralisme » américain signifiait, mais à présent je le vois un peu mieux, me reconnaissant volontiers dans les positions d’un Gore Vidal ou d’un Oliver Stone, tout en récusant toute forme de classement.

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    Que pense réellement Bernard de Fallois, grand lettré vieille France qui a publié tant d’auteurs de premier rang, relit Proust chaque année et m’a fait connaître ou rencontrer tant de beaux et bons esprits (de Jacqueline de Romilly à Léon Poliakov en passant par Benoist-Méchin, Fabre-Luce, Debray-Ritzen et bien d’autres), de cette romance insipide et niaise que représente Le Livre des Baltimore de Joël Dicker, et qu’en aurait pensé Dimitri, qu’en disent vraiment un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot après le bon accueil (selon moi justifié) qu’ils ont réservé à La Vérité sur l’affaire Harry Quebert ? L’on me dit que l’ambiance, à la rue de la Boétie, est au délire. Est-ce à dire que le succès rende fatalement aveugle, voire stupide ?

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    2551226573.jpgMa lecture de La Divine Comédie, que je distille irrégulièrement sur la Toile depuis plusieurs années, et qui aborde ces jours Le Purgatoire, n’aura de sens que si elle devient de plus en plus personnelle et spontanée, sans gêne. À propos du poème en question, John Cowper Powys en souligne l’aspect fondamentalement daté , par opposition à d’autres grands textes classiques tels L’Illiade ou les livres de Rabelais. La « tapisserie » poétique de Dante est sans pareille, mais une chose la plombe évidemment, et c’est la théologie.

    Or, me rappelant la lecture « morale », voire moralisante, de notre cher vieux François Mégroz, je me dis que ce Dante-là, catholique ultra et césaro-papiste à outrance, devrait me faire réagir de plus en plus naturellement contre, comme je réagirais contre je ne sais quel ayatollah furieux mais poétiquement génial…

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    L’inflation médiatique suscitée par le nouveau roman de Joël Dicker est tellement disproportionnée, par rapport à l’objet en question, qu’elle en devient ridicule, voire comique, essentiellement liée à deux chiffres : 2 millions d’exemplaires vendus et 42 traductions. Ce qu’on observe alors de nouveau, c’est l’anticipation du lancement de l’objet par des journalistes, devançant même la pub, impatients d’être les premiers à en parler et de recueillir les propos exclusifs ( !) du prodigieux Barbie Mec mal rasé, qu’on ne saurait critiquer sans passer pour jaloux ou incapable de « savourer son plaisir ».

    Quant à lire un seul commentaire élogieux, structuré et argumenté, qui nous explique pièce en main pourquoi ce roman est « encore meilleur » que le précédent, je l’attends évidemment avec toute mon attention de gâte-sauce craignant, hélas, de ne point être démenti…

      

    Ce mardi 29 septemnbre. – Vingt-troisième séance, ce matin, à compter jusqu’à 144 pendant que l’énorme accélérateur linaire me tourne autour. Ensuite vu ma chère Marie-Laure, après bien des mois sans se rencontrer. Bonne conversation comme toujours. Le penchant croissant d’une certaine Suisse égoïste et pleutre vers le repli xénophobe nous désole, mais notre amitié se nourrit surtout de belles et bonnes choses. Je lui parle de nos filles si ouvertes au monde. Elle m’évoque le courage de notre amie M*** amputée à hauteur de la hanche et ne cessant de chantonner, puis elle m’évoque l’homme de sa vie, une fois de plus, dont la disparition l’a bouleversée. Elle représente le seul lien amical fort que j’aie gardé avec mes anciens collègues de 24 Heures. Je lui offre l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig et lui promet l’Atlas d’un homme inquiet. Nous sommes un peu tristes à l’idée que « notre » table, au Buffet de la Gare, soit promise à la disparition dès la fin de l’année. Plus grave : qu’aucun de nos amis serveuses et serveurs, tous virés, ne soit sûr de retrouver un emploi. Plan social zéro. Société de merde.

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    Simone Weil : « On dégrade les mystères de le foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation ».

    Prodhom_image.jpgCe mercredi 30 septembre. – La lecture des Marges de Jean Prod’hom me touche à un point rare, et surtout ne cesse de relancer ma propre rêverie. Je me revois dans les bois à quatorze ans, Sur le chemin de terre aujourd’hui coupé par l’autoroute, où je me suis aperçu tout à coup – vertige pour ainsi dire métaphysique – que j’étais moi et pas un autre. Or il y a de ça dès les premières pages de Marges, dans ce texte intitulé J’ai vécu de bien mauvais moments où il est question de ce qui est attendu d’un écolier dont on attend qu’il fasse preuve d’originialité dans ses composition, qui s’en reconnaît incapable et qui découvre plus tard que sa vraie voie et sa vraie voix sont ailleurs, « loin de l’école et des médecins », toutes choses que j’ai vécues tout pareillement quoique tout autrement, dans le préau de l’école primaire de Chailly, quand je me sentais autre que les autres. Et Jean Prod’hom : « Il convient poeut-être de rester modeste en la circonstance et de se cointenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jou, sous nos yeux, le ciel d’opale, le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en ciel de la mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte ».

    12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o.jpgJean Prodh’hom tient à la fois de l’écolier dissident prolongeant la récré pendant des années et de l’instituteur à l’ancienne, il me fait penser à Gavillet pourchassé dans nos campagnes à l’été 1953 et à Gaston Cherpillod pêchant dans une rivière en égrenant les noms de lieux genre Donneloye ou Promasens, Prévondavaux en descendant de Denezy ou Correvon au couchant, ainsi de suite dans la foulée des aiguiseurs de naguère et des vanniers de jadis…  

    3768120043.jpgQuand je remontais en danseuse la côte du Chianti direction Arezzo, sur mon vélocipède à multisacoches,  j’ai noté des tas d’impressions que je retrouve dans ce qu’écrit Jean Prodhom de Pozzuoli dont le front de mer évoque le décor de Mains basses sur la ville, « mosaïque de sacs-poubelles, baignades interdites, horizon glauque, odeurs douteuses, plages jonchées des restes de la cuisine du monde », et tout en haut de ma côte toscane il y avait des mômes de pas treize ans qui vendaient de la limonade et que j’ai payés en coupures roses et bleues de lires pourries de l’époque, ainsi de suite.

    °°°

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgEt Charles-Albert de préciser en se penchant sur la terre romaine assez rouge à cet endroit-là : «  ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…

  • Ceux qui se mordent la queue

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    Celui qui dit à sa soeur d'aller réveiller le vieux démon  / Celle qui estime que la Justice devrait interdire le spectacle des sinistres au Palais Bourdon / Ceux qui comme Paul Auster (Juif par sa mère) prônent le déplacement d'Israël dans l'Etat du Wyoming dont les territoires ne demandent qu'à être occupés / Celui qui lance comme ça que le prochain show de BHL sera un four si le gouvernement ne veille pas au grain / Celle qui te traite d'antisémite au motif que tu lui a refusé ta brosse à dents aux douches du camping / Ceux qui récusent la notion de peuple élu sauf pour ceux qui la méritent genre Pologne Christ des nations ou Suisse qui lave plus blanc / Celui qui est prêt à prouver que le Nazaréen n'est pas mort sur la croix mais a fondé un ashram à Goa à l'enseigne de Peace & Love / Celle qui traite l'évêque d'antisémitre / Ceux qui ont toujours un génocide d'avance et des excuses en retard / Celui qui affirme qu'on ne peut rire de tout même circoncis / Celle qui explique à Fernand qu'il est antisioniste sans le savoir alors le Fernand ensuite il a honte quand il la tire mais elle est doublement contente / Ceux qui proposent un salafist-fucking à la République qui n'ose pas refuser sous son voile /Celui qui écoule les produits de la firme Méchant Dieu & Co sur le marché de dupes / Celle qui est non seulement agnostique mais fière de sa Vespa rouge / Ceux qui se sont bricolé un Jésus portatif avec diffuseur d'odeur de sainteté / Celui qui a appris le piano tout enfant grâce à une Bible sur le tabouret / Celle qui ne se donnera qu'à un Dieu rigolo / Ceux qui prétendent que la première femme de Yahweh le velu était une négresse un peu cannibale mais on connait les provocs du MOSSAD / Celui qui porte sa kipa sur le côté genre béret basque /Celle qui ne voit en la quenelle que la femelle du queneau de même que Zazie prend la métrelle quand y a  pas de métro / Ceux qui aimant la France déplorent que ses gouvernants ne sachent plus danser que la valse à deux temps, etc.  

     

    Peinture: Pierre Omcikous

  • Diamants noirs de Sebald

    littérature

    A propos de Séjours à la campagne.

    Une pénétrante évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténèbres pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois aussi des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille. Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine sous forme d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre à la surface de laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure d'anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…

    W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

  • Au bonheur d'Alice Munro

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    Le dernier recueil traduit de la grande nouvelliste, Trop de bonheur, est aussi le meilleur. Le Nobel a révélé une oeuvre majeure  en consacrant une dame de coeur.

    Alice Munro est sans doute la plus grande nouvelliste de la littérature mondiale actuelle, très justement récompensée par le Prix Nobel de littérature 2013. Le triple mérite de celui-ci fut de consacrer une femme, Canadienne anglaise donc un peu décentrée, et cantonnée dans le genre de la nouvelle assez peu prisé, surtout en langue française. Parfois comparée à celles de Tchékhov ou de Raymond Carver, l'oeuvre d'Alice Munro est à vrai dire d'une totale originalité, tant par sa perception du monde que par sa poésie hyperréaliste.

    Munro33.jpgDivorce, avortement, émancipation des moeurs, destinées personnelles sur fond de tragédies collectives, femmes en fuite, familles éclatées et recomposées: il y a de tout ça dans ces nouvelles dont le plus surprenant est leur façon de nous situer dans le temps. Que sommes-nous devenus avec les années ? Telle est la question qui revient à tout moment chez Alice Munro, dont le réalisme hypersensible, extrêmement attentif à l'intimité de chacun, va de pair avec le sentiment que nos vies, à tout moment, peuvent bifurquer et se refaire, sans aucune règle. 

    Munro01.jpgAlice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia Trop de bonheur, rassemblant dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres. Le recueil s'ouvre sur le récit insoutenable de Dimensions,  nous confrontant à une folie meurtrière. La figure du psychopathe est très présente dans la littérature contemporaine. Or les gens on beau parler de "fou criminel" à propos de Lloyd, le père de ses trois enfants: la narratrice voit surtout en lui un "accident de la nature" et continue de lui rendre visite dans l'institution où il est incarcéré. De ce triple infanticide évoqué en cinq lignes quant aux faits précis, la nouvelliste tire un récit d'une trentaine de pages modulant le point de vue de Doree, qui continue de rester attachée à celui qui est taxé de "monstre" par son entourage, sans lui céder en rien pour autant.

    Dans Trous-profonds, Alice Munro revient sur un thème qu'elle a souvent traité: la fuite et la disparition d'un proche, retrouvé des années plus tard. Or cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui s'éclipse pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de profond de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

    Sans préjugé doloriste, Alice Munro est extrêmement sensible aux êtres fragilisés d'une façon ou de l'autre, comme il en va du narrateur de Visage, rejeté par son conosaure de père du fait de la tache de vin qui marque son visage.  Or le vrai thème de cette nouvelle, également récurrent, touche à une passion enfantine jamais avouée. Sans complaisance, la nouvelliste lève ainsi le voile sur les secrets de tous les âges (comme dans Jeu d'enfant) et de tous les milieux, sans jamais faire du "social" ou du "psy", juste à fleur de sentiments.

    Munro26.jpgAlice Munro va partout, pourrait-on dire, dans tous les milieux, à tous les étages de la société, sans aucun préjugé. Peu d'écrivains parlent si librement et si naturellement de la sexualité, sans une once de provocation. Comme un Tchékhov, la nouvelliste ne démontre rien: elle montre. Au lecteur ensuite de conclure...

    Dans la merveilleuse nouvelle intitulée Bois, nous voici dans foulée d'un menuisier-ébéniste qui va choisir ses arbres dans la forêt, évoquée avec un souffle et une connaissance technique et poétique rappelant Jack London. Ou nous voilà, avec Trop de bonheur, remonter le courant de l'Histoire à la rencontre d'un extraordinaire personnage féminin. En concentré romanesque de cinquante pages, inspiré par le personnage réel de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne et romancière, Alice Munro retrace une destinée de femme libre et sa fin bouleversante. Une fois de plus, comme dans la dizaine de recueils traduits à ce jour, s'exerce son prodigieux don d'observation reliant sans cesse le moindre détail à l'ensemble, sensible en même temps au tragique de la condition humaine et au comique de la vie, et trouvant à tout coup une nouvelle manière de raconter.

     

    Alice Munro. Trop de bonheur. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L'Olivier, 2013, 215.

     

     

    Munro30.jpgAlice Munro en dates

     

    1931 - Naissance, le 10 juillet, à Wingham, sur la rive du lac Huron, en Ontario.

    1950-1951 - Publie sa première nouvelle et épouse James Munro, avec lequel elle s'installe à Vancouver. Le couple aura quatre filles, dont une meurt à sa naissance.

    1963 - Alice et James Munro tiennent une librairie à Victoria.

    1968 - Son premier recueil, La Danse des ombres heureuses, obtient le prix du Gouverneur général, plus haute distinction littéraire canadienne,

    1972 - Divorce et repart pour l'Ontario où, en 1976, elle épouse le géographe George Fremlin. Se fait connaître d'un large public en publiant ses nouvelles dans le New Yorker, notamment.

    2005- Parution d'une monumentale biographie "à travers ses livres", par Robert Thacker

    2007 - Sa nouvelle L'ours traversa la montagne, évoquant la maladie d'Alzheimer, est adapté au cinéma par Sarah Polley, sous le titre de Loin d'elle, avec Julie Christie qui obtient un Oscar pour ce rôle.

    2013 - Nominée depuis des années, elle est consacré par le Prix Nobel de littérature.

     (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures du lundi 20 janvier 2014)

  • L'écriture mode de vie

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    Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu'une seule démarche. Ecrire m'est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l'écriture des autres, me semblerait tout à fait vain.

    Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j'ai d'abord vécu les mots, si l'on peut dire: j'ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu'on peut éprouver devant l'étrangeté mystérieuse des mots, qui découle de l'énigme insondable de notre présence au monde.

    Entre cinq et sept ans, j'ai découvert l'extrême prodigalité du langage, de la langue et du vocabulaire en arpentant le labyrinthe enchanté du Nouveau Petit Larousse illustré hérité de mon grand-père paternel; puis, entre onze et treize ans, la lubie m'a pris d'apprendre par coeur des centaines et des milliers de vers contenus dans un Trésor de la poésie française hérité de mon père.

    Ces expériences singulières ne m'auront pas empêché de vivre, alors, comme n'importe quel sauvageon des abords forestiers et lacustres d'une ville suisse de moyenne importance, mais c'est par la langue française parigote que, parallèlement à la mémorisation de centaines de vers de Verlaine et Rimbaud, Torugo ou Baudelaire, entre tant d'autres, j'ai découvert à dix ans, pour la première fois, ce que peut être la langue d'un écrivain vivant en lisant San Antonio au dam de mes bons maîtres et maîtresses.

    Les "purs littéraires" feront peut-être la moue, mais ils ont tort. Les voies de la littérature sont pénétrables par de multiples accès, et la faconde rabelaisienne de San A en est une, comme l'aurait probablement reconnu un Audiberti.

    J'aime assez, à ce propos, la distinction que fait ce magicien de la langue que fut Jacques Audiberti entre trois niveaux d'écriture que pratiqueraient respectivement, selon lui, l'écriveur, l'écrivant et l'écrivain.

    L'écriveur serait, ainsi, celui qui ne fait de la langue qu'un usage utilitaire, sans aucune recherche de forme ou de style, tel le localier rapportant un fait divers ou le policier dressant son rapport.

    L'écrivant, plus soucieux d'expression, serait l'historien composant sa chronique, l'avocat filant par écrit sa plaidoirie, ou le médecin rédigeant ses mémoires, étant entendu que certains écrivants (une Jacqueline de Romilly ou un Marc Fumaroli) peuvent surclasser maints présumés écrivains par leur style.

    Or l'écrivain, justement, se distinguerait de l'écriveur ou de l'écrivant par un rapport quasiment charnel avec la langue, sur laquelle il exercerait comme un droit de cuissage. Un Rabelais, un Proust ou un Céline en seraient de parfaits exemples entre mille.

    Ma propre pratique de l'écriture, cinquante ans durant, n'a cessé d'osciller entre l'activité de l'écrivant, engagé dans une carrière de journaliste et de chroniqueur littéraire, et celle d'un écrivain brassant les genres du journal intime ou extime, du roman et des nouvelles, dans une vingtaine de livres où l'écriture se veut libre de toute contrainte - chose impensable dans un quotidien de grand tirage.

    En simplifiant évidemment, s'agissant d'un métier aux tours variables et qui ne s'apprendront jamais entièrement en école ou en atelier, je dirais que le travail journalistique est essentiellement une technique, alors que l'écriture littéraire prétend à l'art. La première activité participe surtout, à mes yeux, de l'explication, alors que la seconde requiert bonnement l'implication.
    Comme je lis autant que je vis, j'écris pour ainsi dire tout le temps. Et tout, du monde qui m'entoure, admirable ou détestable, me fait miel et substance. Après le terrible XXe siècle, et malgré certaine déprime, paradoxalement répandue dans les pays les plus nantis, ce que Blaise Cendrars appelait le "profond Aujourd'hui" reste à lire et à dire.

    Notre époque incertaine, tout en mutation, peut-être difficile à vivre pour des écrivains "à l'ancienne", me semble un formidable terrain d'observation, appelant plus que jamais à la transmutation du tout-venant babélien en parole vive et en musique verbale usant de tous les instruments, jusqu'au blog, au rap ou au slam.

    Un grand effort critique est exigible de l'écrivain contre l'uniformisation des langues et des opinions, la déshumanisation et le nivellement liés au surnombre affolé, la fuite dans l'abrutissement ou l'avilissement, la prostitution d'un peu tout et la consommation effrénée - le culte de la puissance et de l'argent.

    À ces faces sombres s'oppose la face lumineuse d'une parole revivifiée. Par la littérature et la poésie, entre autres voies du coeur et de l'esprit, donner un sens à sa vie est encore possible, je crois.

    C'est pourquoi j'écris.



    À La Désirade, ce dimanche 10 mars 2013.

  • I had a dream

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    À propos de la lecture de Sable mouvant de Henning Mankell, et d'un rêve récurrent...

    J'avais fini la soirée, de retour a casa après avoir vu le remarquable Back Home de Joachim von Trier, en lisant Sable mouvant de Henning Mankell, récit amorcé au lendemain du jour où il a appris qu'il était condamné (cancer déjà généralisé) et qui constitue une chronique au passé-présent zigazaguant entre nos souvenirs de 30.000 ans en arrière et la dernière trace de notre espèce (dans 100.000 ans pour ce qui concerne les déchets nucléaires), situant la prochaine glaciation (en Suède et environs) dans quelque chose comme 5000 ans.

    Unknown-3.jpegJe reviendrai sur ce livre magnifiquement vivant, d'un type généreux et profond par son réalisme même.

    Le rêve angoissant de Mankell est celui d'être pris dans les sables mouvants et le mien, revécu la nuit dernière, est de me trouver coincé dans un boyau souterrain - cauchemar classique du nouveau-né, dit-on dans les colloques psychanalytiques australiens.

    Or dans ce dernier rêve je venais de quitter Jean Ziegler dans notre voiture de fonction du Conseil mondial des Droits de l'Homme et de l'Eau, et je m'enfonçais dans une grotte à l'entrée accueillante (une porte à voussure ogivale) avec une petite fille de cinq ans sur le dos, Alexia de son prénom.

    Ensuite la grotte se rétrécissait jusqu'à n'offrir qu'une issue de la taille d'une tête d'Homo Sapiens, donc nous allions devoir reculer - pensée toujours stressante à l'idée que de l'autre côté aussi cela se puisse se refermer.

    Au sortir soulageant de la grotte, divers fumeurs de cigarettes se moquaient de mon peu de succès dans les souterrains. J'en défiais alors un en lui lançant (écho de ma lecture de Mankell) que parfois il faut avoir le courage de sa peur.

    Et ce fut la fin du rêve que je racontais aussitôt à Lady L. toujours intéressée par mes rapports d'activité onirique, souvent intense et pleine de choses cachées depuis le début du monde...

  • Ecce Homo


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    Que dirait le Christ surgissant, aujourd'hui, dans le Big Bazar préludant à sa naissance, fêtée aujourd'hui comme une opération commerciale entre tant d'autres  ? Qui pourrait le dire, pontife  ou mendiant, mécréant ou fidèle de quelque confession que ce soit ? Voici ce que je me demande depuis tant d'années à vitupèrer les temples de la Consommation, n'oubliant rien des humbles Noëls de notre enfance. Et voilà ce qu'en quelques pauvres mots je confesse de mon Christ à moi... 

    Mon Christ à moi est au milieu de nous jusqu’à la fin du monde. Ce matin il se trouvait peut-être à genoux au milieu d’un trottoir lausannois, sous les traits d'une mendiante au regard plein de ressentiment, à ce qu'il m'a semblé, qui m'a fait la maudire et me détourner - et je me le reproche encore à l'instant.
    Ce Christ-là avait les mêmes longs cheveux sales que celui qui s’est jeté du pont aux suicidés, en plein Lausanne, il y a trente ans de ça, et dont la vision de la tête ensanglantée, dépassant de la couverture jetée sur son cadavre, me restera toujours présente comme l'icône de la désespérance.
    Un autre Christ m’est apparu une autre nuit, à Paris, quand les nautoniers de la Seine ont relevé, des eaux huileuses, ce corps qui s’est défait de ses derniers vêtements au moment où il est apparu dans la lumière lunaire, blanc comme l’ivoire d'une autre vie.
    Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, et pendant ce temps il ne faut pas dormir, disait à peu près Pascal le croyant, et après lui Chestov mon frère l'hésitant.
    Je l’ai vu en agonie au service des soins intensifs d’une division de pédiatrie, crucifié dans le corps d’une petite fille dont les tortures furent exacerbées par l’incurie des supposés patrons, mais soignée tous les jours par des anges soignants. Mon Christ à moi est cette petite fille, mon église vivante est celle des compatissants qui se sont agenouillés autour de sa tombe, et tout le reste n’est qu’un bal de vampires.
    Mon Christ est cette petite fille martyre à laquelle je pense en me levant dans la splendeur de chaque matin du monde, présente lorsque je ferme les yeux face à la mer ou lorsque des amants s'étreignent. Mon Christ est ce pauvre sourire au milieu des milliers de visages défilant aux murs des couloirs d’Auschwitz. Faute de croire en la divinité du Christ, je pense que le Christ est notre humanité en devenir, notre salut avant la mort, non pas la force du « Christ des nations » mais la faiblesse du plus humilié et du plus offensé - notre nullité transmuée en aura.


    Ecce Homo. JLK. Gouache, 1997.

  • Ceux qui se gênent

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    Celui qui a toujours l’air de s’excuser d’être là / Celle que résument sa jupe plissée et sa blouse ton sur ton / Ceux qui ne veulent pas déranger mais insistent à leur façon / Celui qui craint les timides en sa qualité d’officier du renseignement par ailleurs rompu aux ruses des faux modestes / Celle qui n’a jamais supporté l’imbécillité vulgaire d’un Patrick Sébastien sans le proclamer trop haut au bureau vu qu’elle n’a qu’un diplôme de sténo-dactylo / Ceux qui ont toujours trouvé que le sans-gêne des gens de télévision reflétait en somme la muflerie ambiante / Celui qu’amusent de moins en moins la stupidité et la vulgarité de la meute / Celle qui craint les hyènes médiatiques se précipitant sur elle chaque fois qu’elle change de rouge à lèvres / Ceux qui à l’instar de Chief Brenda Johnson fuient les estrades / Celui qui se sachant dépositaire d’un secret tâche d’en assurer la protection / Celle qui se cache pour souffrir / Ceux qui attentent à la pudeur de la lectrice et du lecteur de façon trop ostentatoire pour être remarquée en zone de muflerie généralisée / Celui qui est d’un pessimisme noir à son éveil avant que ses fenêtres ne hissent les couleurs / Celle qui apprécie le coucher de soleil sur les docks sans en fait pour autant un poème sur Facebook / Ceux qui dans la Vita Nova du jeune Dante ont appris ce qu’était le Dolce stil nuovo auquel ils n’adhèrent pas entièrement vu son tour un peu désincarné par les temps qui courent / Celle qui s’est toujours tenue à distance des jacteurs et des cafteuses qui lui en veulent pour cela même et jactent donc à son propos et caftent à l’avenant / Ceux qui arborent des chapeaux en sorte de rappeler à tout un chacun (et chacune) qu’ils sont écrivains / Celui qui rappelle à ses clients qu’il est d’abord écrivain mais c’est bien le chauffeur de taxi qui les conduit à l’aéroport / Celle qui déballe tout à la commissaire qui lui a ordonné d’accoucher / Ceux qu’une certaine réserve retient de montrer leur derrière sur les sites concernés / Celui que la chiennerie généralisée de la meute a conforté dans la discrétion de sa vie de chat / Celle qui est toujours restée décente comme le lui a enseigné sa mère militaire au doigt sur la couture / Ceux qui aiment bien revoir les Portraits de femme au travail d’Alain Cavalier dont l’aristocratie naturelle console de la vulgarité et de la stupidité gagnant tous les étages de la société / Ceux qui ont pressenti par intuition et ont vérifié par expérience que la quête effrénée du quart d’heure de célébrité ne relevait pas tant du besoin d’exister que de celui d’écraser / Celui qui prie à sa façon sans que le Seigneur ne lui en tienne rigueur vu qu’ils ont bon cœur tous les deux / Celle qui supplie le Bon Dieu de la rendre meilleure et de fait cela se remarque au bureau sauf les jours de congé / Ceux qui ne se gênent pas de se dire qu’ils s’aiment et d’ailleurs ça ne gêne personne tant qu’ils restent entre eux, etc.

    Peinture: Max à la poule, d'Albert Anker.

  • La forêt de Bellouve

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    Ce n’est pas un rêve mais la réalité même. Cela mérite d’être souligné d’emblée dans le temps d’inattention où nous vivons. Il va de soi que ceux qui en retrouvent le chemin ne sont pas forcément les plus instruits ou les mieux nantis, mais les plus assoiffés de retrouver la sensation première que dispense naturellement l’eau du gour de Bellouve.

    Vous vous trouvez dans la forêt de Bellouve. Vous ne savez comment cela s’est fait, mais vous buvez de cette eau et pour la première fois vous vous apercevez que vous êtes nu.

    En vous penchant sur le miroir liquide c’est cependant plus que votre corps que vous apercevez: c’est le corps du monde et la forêt s’ouvre alors à vous.

    Tout ce qu’ensuite vous vivez dans la forêt de Bellouve advient comme à jamais, et chaque lieu en gardera la trace et en vous.

    Image: Philip Seelen

  • Giton

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    C'est typiquement les années 70 dans cet appart bohème de rêve du Square du Roule où la mère de Nora a planqué des Juifs. Il y a dans toutes les chambres des danseurs du Ballet du XXe siècle qui parlent Karma et se foutent de la vaisselle sale. Ils ont adopté celui que j'ai voituré à Paris, qu'on appelle Giton et qui adore se montrer à poil. Incontestablement un corps sublime, le profil du favori de l'empereur Hadrien, assez d'instinct pour ne pas trop déconner quand on parle politique ou philo, mais Béjart lui a déjà fait comprendre qu'il lui faudrait trimer dur pour devenir ce qui s'appelle un danseur.

    Giton est en principe la chose de Nora, qui me fait comprendre à la cuisine qu'elle ne voit pas ça durer longtemps. Devant l'évier croûté de tartre on parle aussi de Gurdjieff et des groupes de Chandolin, puis du dernier festival d'Avignon où Germinal et Jorge ont fait merveille - entre autres trips.

    Dans le métro le lendemain Giton me la joue bardache, mais son narcissisme me tue à la fin. Le dernier soir nous allons fumer du H dans une baignoire de l'Opéra (Die Walkyrie) et nous rentrons si claqués que je m'endors au volant à la hauteur d'Auxerre. Mon ange gardien reptilien me fait juste éviter le crash, et quelque temps après Giton se met à boire, se laisse pousser la barbe et se lance dans le commerce.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Les grappes

    littérature

    - Voulez-vous de nos grappes ? nous demandent les femmes à la vendange sur les terrasses baignées par la lumière orangée du dernier soleil .

    Nous arrivons de la Montagne Noire (Crna Gora). Ce matin encore nous étions dans les mines. Nous sommes affamés et nos yeux sont dilatés par la longue obscurité. Seules les paumes de nos mains sont roses après le long savonnage sous la cascade.

    Le ciel aussi est rose et le soleil paraît une amulette scythe au ras des derniers ressauts des monts.

    La marche nous a tués, mais les grappes que nous tendent les femmes sont elles-mêmes comme des femmes: nous brûlons de les prendre à pleines mains et cependant une pudeur nous retient. Nous titubons de fatigue et notre sueur ruisselle le long de nos torses. Nous devons puer comme des fauves.

    La première grappe est comme une première femme, et voici que la vigne se remplit d’autres vendangeuses, puis ce sont les époux qui arrivent dans la rumeur des cloches, les vieux et les enfants impatients de nous arracher aux premières femmes pour jouer. Nous savons que refuser le jeu serait passible de lapidation.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Celles qui grimpent en opposition

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    Celui qui aime bien leur côté terre à terre avec vue sur le ciel / Celle qui ne crie pas sur les toits que c’est là-haut qu’elle se lâche avec Anaïs et ses Boyards papier maïs / Celles qui ne trouvent pas si normal que le nouveau Conseiller fédéral ait été élu par les gens normaux de ce pays si normal / Ceux qui ne se font pas une idée si haute de la chambre basse et ça aussi c’est normal et d’ailleurs valable pour la chambre haute / Celui qui aime bien leur côté précis et méthodique genre Marie Curie observant un bacille de coq / Celle qui prétend avoir vu Notre Seigneur marcher sur l’eau sans être sûre qu’il portait des DOC MARTENS ou des MEPHISTO’S / Celles qui prenant le thé avec sainte Anne n’ont rien vu venir alors qu’on était à la veille de l’Immaculée Conception / Ceux qui aiment bien leur côté nature quand elles ruminent sous l’édredon / Celui qui dans les îles se sent des ailes / Celle qui a perçu le côté féminin du général Sharon hélas dans le coma depuis un bout de temps / Celle qui rajoutent un glaçon à leur Martini pour pallier le réchauffement de la planète / Ceux qui en rajoutent une couche d’ozone en tout cas devant les caméras / Celui qui de son père resté l’enfant qu’il fut à hérité la collection d’œufs de pinsons qui chanteront encore quand nous ne serons plus / Celle qui a toujours refusé de cracher au bassinet du sanatorium « dans l’intérêt de la science » / Celles qui ont toujours été en quête de quelque « fraternel paria » et ça continue sur Facebook / Ceux dont le développement intellectuel s’est accompli avec tant de lenteur qu’à sept ans ils ne savaient pas encore L’Illiade par cœur ni d’ailleurs L’Odyssée / Celui qui apprécie les limites de leur crédulité pas vraiment dupe des recommandations éthiques de l’OTAN en Arctique / Celle qui en tant que magicienne infiltrée dans la famille Dessous L’Eglise a changé la réalité divine en sa propre cuisine, l’univers divin en son propre jardin, et l’immanente nature en ses divines confitures / Celles qui trouvent assez vulgaire et malappris d’offrir aux enfants des jouets onéreux / Ceux qui savent que les jouets les plus appréciés des enfants sont les plus simples et faits de bois comme les échelles pour monter aux arbres ou au ciel, etc.

     

  • Le cabinet du Maître

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    Le Maître nous reçoit dans un cabinet d’une blancheur aveuglante et nous fait nous déshabiller devant son assistante Blumlisalp en simple culotte.

    Lui-même ne porte qu’une vareuse de l’ancien régime, mais sa barbe taillée au ciseau menaçant et ses médailles d'argent repoussé signalent assurément un tempérament d'aumônier militaire.

    Blumlisalp nous propose de faire le test de Roczak, mais nous déclinons poliment.

    Le Maître nous promet alors qu’il va nous faire parler et que nous apprendrons, de gré ou de force, à gérer notre libido; pourtant c’est lui qui baisse les yeux lorsque nous l’affrontons du regard. Nous sommes de la génération Jung et c’est un vioque : voilà pour les faits.

    Lorsque je lui dis que nous aimons LE faire dans les clochers et les rochers, il le note dans son registre d’un air satisfait de poule tombant sur un couteau.

    Il précise sûrement : rêve du clocher, rêve du battant, rêve de l'homme au sable à Monaco, mais avec Wanda nous n’en avons rien à secouer. C’est pourtant clair : la morale bourgeoise, nous, ça nous gonfle.

    Enfin nous retrouvons nos vêtements et autres ornements soigneusement rangés dans les dépendances de l'Institut. Nous avons hâte de nous en aller. Au même instant, dans le rêve, une foule en délire nous acclame car Wanda me le réclame, ce soir, à l’italienne.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Rue de la Félicité

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    Moi j’aime Paris, j’veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : j’veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que j’veux dire quand j’te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…

    Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, j’te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais je file le train du chien Macaire jusqu’à ceux de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je m‘retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, j’te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • On continue

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    En mémoire de J.C.P.

    Le fait que mon père fût un géant aux semelles mythiques ne m’a pas empêché, en tout temps, dès la nuit des scores, de préserver en mon tréfonds, et de maintenir tout alentour ce sens très délicat de la juste proportion qui fonde l’équanimité innée et la douceur acquise d’un jugement à la fois sage et fou bien balancé.

    Mon père gesticulait en chaire et courait la brebis gueuse en vitupérant celle qu’il saillait (contradiction pointée dès Paul de Tarse et même avant, jusques en Chine passionnée et plus prudente que prude), mais mon père était mon père.

    Nous autres du haut Derbyshire, portés sur la hache de bois dur comme chacun sait, continuons de célébrer la poussée des élans vitaux avec l’imagination requise par les divers sens sensitifs et sensuels, au dam des pions glabres à tampons moroses, et cela vaut pour tous les arrière-pays à torrents vifs croulés du ciel, et les fronts de mer cornouaillés d’écume animale ne sont pas en reste.

    L’irrécupérable passé n’est qu’une illusion pour la Magicienne à l’accueillante maison sous la table, et le présent ne sera point relégué demain fussions-nous devenus silence et poussière d’engrais.

    Du moins nos livres, édités entre arbres et rochers, diront aussi que tout passe et continue sous le vent tournant leurs pages.

    Portrait: John Cowper Powys

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le drill des garçons

    littérature

    C’est au bout de la grande jetée qu’elle donne ses leçons. Dans le rêve elle est en grande tenue et nous aussi, tous les élèves en âge d’être initiés.

    Elle ne s’attarde guère à la théorie.

    - Venons-en tout de suite aux mains, nous dit-elle, et nous les lui présentons.
    A ceux qui n’ont pas de don elle en donne.

    Puis elle nous montre le mouvement approprié:


    - Le petit trot, la croupe au mur, la palotade.

    Dès qu’elle sent un emballement, elle invite l’intempestif à ralentir.

    - Le saut n’est que ce qui le prépare, nous répète-t-elle à l’envi.

    Puis elle chevauche l’un d’entre nous dont elle blesse parfois les flancs de ses éperons.
    La règle tacite est cependant de ne paraître jamais souffrir.
    Nos familles nous ont choisis pour être dressés et c’est un honneur.
    A marée haute il semble que nous dansions sur les flots.

  • SMS

    _DSC0060.JPGPour S. et F.

    Je ne sais pas comment te le dire mais j’ai le sentiment d’être tellement légère en pensant à toi, je marcherais sur les rivières pour te revenir d’un lac à l’autre en passant par les glaciers dont l’eau des crevasses est du même bleu blanc sableux que tes yeux de noiraud mal rasé, tu es à la fois mon arbre et le creux dans lequel j’aime à me lover pour te dire des trucs à l’oreille; les autres n’en finissent pas de nous seriner que le monde c’est galère, mais avec toi c’est plutôt pirogue en hiver et brise-glace en été, ça vient, ça vogue, j’aime bien aussi quand on fait la mer avec les draps et ensuite quand on se repose sur le sable noir sous le ciel rouge comme au Costa Rica l’année dernière ; aussi personne ne grimpe comme nous aux arbres pour rejoindre notre cabane au Canada, et là c’est vraiment Byzance avec toi quand on est seul comme à Paris loin des manifs (ou bien dedans à lever le poing, ça dépend), ou en Colombie l’autre fois ou l’an prochain en Californie, mais là faut que je te quitte, j’ai moins le temps que le lac et le Pacifique réunis - je la fais hyper-court : LOVE U +++ Je T’M…

     

     

    Aquarelle: Pieter Defesche.


    (Extrait de La Fée Valse)
  • Cerfs-volants

    littérature

    Nos maîtresses aiment à se tenir sur le chemin de ronde de l’ancien rempart du front de mer, où le vent donne à plein dans nos cornes tandis qu’elles manoeuvrent les filins.


    Nous sommes sept à baratter l’azur de nos mâles sabots, sept en comptant Apollonius, qui nous domine comme il en alla toujours de ses aïeux du Caucase, à la grande époque.
    C’est une loi de la nature qu’il y ait toujours un Dominant.
    Dans les gangs des banlieues aussi ce serait le mec du genre que nul n’affronte.
    Et je te le donne en mille: c’est la plus friquée qui tient Apollonius et le fait se battre au-dessus de nous contre les caïds de la tramontane.
    Elle se prénomme Elena. Tout à fait le style de la femme qui en veut. Elle se prétend Moldo-Valaque d’origine. Son père était un proche du dictateur communiste, et c’est par son frère, actuellement à la tête du trafic des go-go girls russes de Catalogne du nord, qu’elle a rencontré le Renne dont l’effigie flotte au-dessus de nous
    Mais les tabloïds ont déjà tout dit à ce propos...

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le stoppeur

    littérature,la fée valse

    De toute façon, c’est sûr, le stoppeur n’était qu’un prétexte.

    Quand elle l’a fait monter, j’ai très bien senti que c’était pour me mettre à l’épreuve; et c’est vrai que ça m’a superexcitée de voir les épaules nues du mec dans le rétroviseur.

    - Si tu t’étais vue le mater, qu’elle m’a fait le soir de son ton de sale bête d’intello ravagée, si t’avais vu ta gueule d’esclave hétéro. Non mais c’est vrai, ma pauvre toi: t’as encore vachement de travail sur toi question libération.

    N’empêche que c’est moi que ça libérait, cette crise de jalousie. Je ne me le suis pas fait dire deux fois; et rien n’y a fait quand elle a senti que son plan se retournait contre elle: le soir même je retournais chez Bob qui ne s’est pas fait prier pour me laisser revoir ses épaules et tout le toutim.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Au jardin

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    La terre en coupe est comme un rêve d’enfant: un merveilleux terrier à étages où l’on descend et remonte à n’en plus finir par tout un réseau de galeries fleurant la vieille farine et les fleurs séchées.

    Il y a des greniers et des cachettes: c’est là qu’on range les réserves de fruits et les chaînes de saucisses, les jarres et les barriques, les souvenirs de toute sorte.

    Il y a des balcons de bois d’où l’on surplombe tout le pays et les montagnes d’en face, selon la lumière, forment tantôt un dernier diadème himalayen et tantôt une cordilière pelée.

    Les mains dans la terre je divague. Je creuserais bien jusque de l’autre côté, comme lorsque je me suis fait azorer pour grave atteinte à la pelouse familiale, ce jour de l’été de mes sept ans où j’avais décidé de partir à la rencontre des Têtes Bêches à corps peints.

    Résumé de la situation: nous sommes au jardin pour toujours et convions la mort à goûter nos tomates. Les anges envient notre miam miam.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • De colère et d’espoir

    ee2b351ca87713202686e9ed07d9adfe.jpgEntretien avec Boualem Sansal. À relire dix ans après...

    Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après Le serment des barbares (1999), L’enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a « mal à l’Algérie » adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée Poste restante : Alger, d’un courage civique impressionnant.

    - Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie ?
    - Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.
    - Quelle a été votre éducation personnelle ?
    - Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de « beaux parleurs », comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.

    - Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir ?
    - Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.
    - En avez-vous un exemple ?
    - Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Egypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.
    - Comment en êtes-vous venu au roman ?
    - Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.
    - Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque ?

    - Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme Harraga relève d’une réalité vécue.
    - Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…
    - Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.
    - Pensez-vous être entendu ? Et menacé ?
    - On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…
    Le serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux et Dis-moi le paradis, parus chez Gallimard, sont disponibles en poche Folio.


    Du coté
    des femmes

    « Il faut en finir avec ces bêtes immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier les serments pleins d’orgueil et de morgue qu’ils ont réussi à nous extorquer au sortir de ces longues années de guerre. La lumière n’est pas avec eux et les lendemains ne chantent jamais que pour les hommes libres ». Ainsi Boualem Sansal s’exprimait-il dans Le serment des barbares, dont Harraga prolonge les constats du côté des femmes. Chérifa, enfant de la perdition enceinte de plusieurs mois, débarque un jour chez Lamia la pédiatre solitaire, sur l’indication de Sofiane le frère aimé et fuyant de celle-ci. Lasse « de la violence ambiante, des foutaises algériennes, du nombrilisme national, du machisme dégénéré qui norme la société », Lamia recueille l’adolescente en espérant l’aider à s’en sortir, jusqu’au moment où la sauvageonne s’esquive et disparaît. Malgré l’âpreté du tableau, ce roman magnifique vibre d’émotion, avec une ultime touche d’espoir.
    Boualem Sansal, Harraga. Gallimard, 271p.

    Par amour
    de l’Algérie

    Boualem Sansal est un écrivain, au verbe justement dit « rabelaisien » tant il brasse la vie à pleins mots, bien plus qu’un imprécateur. Il y a pourtant de l’exhortation dans cette Lettre de colère et d’espoir qu’il adresse à ses compatriotes, les enjoignant d’abord à se (re)parler. « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse ». Or revenant sur les dernières décennies, de « règne de fer » en embellie et de guerre civile en paix de cimetières, l’auteur s’en prend à une série de « constantes nationales » qui ne visent selon lui qu’à mieux asservir le peuple algérien. Ainsi celui-ci est-il notamment décrété massivement arabe (alors qu’il ne l’est qu’à 16-18%) et massivement musulman, dans un glissement qui aboutit à un fatal « qui n’est pas musulman n’est pas de nôtres ». D’inspiration démocratique, l’appel de Boualem Sansal est une incitation au débat. Puisse celui-ci s’ouvrir un jour…
    Boualem Sansal, Poste restante : Alger. Gallimard, 57p.

    Cette page a paru dans l'édition de 24Heures du 9 mai 2006.

  • CELA

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    Ce serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux: dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère qui n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère au jardin du souvenir et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?     

    Tu me disais, grand frère, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un corps et c’est le tien : ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand frangin que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA ? Et qu’est-ce diable que CELA?         

    Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.         

    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...

     

  • Docteur Ruth

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    L’Entreprise gère toutes les situations. En principe, les questions et les réponses stockées dans le Grand Fichier sont ventilées tous les matins sur les médias-cibles par les opérateurs de l’Agence.

    Ceux-ci, en parfaite parité sexuelle et raciale, sont triés sur le volet. Il leur est cependant recommandé d’éviter toute affaire perso dans le périmètre professionnel; en outre, il va de soi qu’il est rigoureusement interdit de fumer dans les locaux de l’Entreprise, et que les opérateurs ont le devoir de dénoncer, sur la Hotline, ceux de leurs camarades qui manifesteraient encore la moindre déviance.

    Cela ne nous empêche pas de fantasmer grave en gérant nos fichiers, mais tout doit rester sous contrôle, à commencer par nos affects et, d'une façon plus générale, la fonctionnalité relationnelle des collaborateurs de l'Entreprise.

    Dans une visée ludique reconnue d'utilité collective, nous nous sentons cependant motivés à la base, et là c'est que du plaisir.

    Cela explique que, par exemple lorsque Docteur Ruth recommande à Susan de Gainesville (Florida) de ne pas culpabiliser parce qu’elle aime que Jerry lui mette les pouces dans les oreilles quand il la prend en levrette sur sa Kawa, nous éprouvions quelque part une réelle fierté d’appartenir à la grande famille de l’Agence.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Les enfants perdus

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    Monsieur l’Abbé me dit que je donne ainsi naissance à des enfants perdus dont la plainte empêche les anges et Notre Seigneur de dormir.
    Chaque fois que tu le fais ils se trouvent comme chassés de ton vase sacré et voici qu’ils sanglotent dans la nuit, me dit Monsieur l’Abbé en s’approchant de moi.


    Monsieur l’Abbé mime les sanglots en posant sa main sur la mienne.


    Nous devons rester pur, me chuchote Monsieur l’Abbé dont la main s’appesantit sur la mienne, comme pour l’enfermer. Nous ne devons pas faire de peine aux anges et à Notre Seigneur.


    J’aimerais être un enfant perdu lorsque la main de Monsieur l’Abbé descend. J’aimerais être un sanglot quand la pince se referme sur ma chose dure et que Monsieur l’Abbé se redresse subitement, le visage tout bouleversé - on sent qu’il est du côté des anges et de Notre Seigneur. J’aimerais être pur quand Monsieur l’Abbé constate qu’une fois encore j’ai péché.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

    Peinture: Rico Wassmer.

  • Le Bug de l'an 2000

    littérature,société«On dirait des marques de derrières», releva un employé sur le ton de la blague, puis un expert le confirma devant la commission d’enquête: «Ce sont des marques de derrières».

    De derrières nus. De jeunes derrières peints. Pour parler clair: des traces de culs d’Indiens.

    Les registres du receveur de l’Etat furent les premiers touchés. Puis ceux de tous les dicastères de l’Administration.

    Les demoiselles poussaient des cris. Les chefs de service, sommés de sévir, étaient aux abois. Surtout il ne fallait pas que les médias s’en mêlent.

    Mais nul ne fut surpris de ce que les médias s'en mêlassent.
     
    Ainsi les marques de derrières apparurent-elles sur les morasses des journaux, sur les visages des présentateurs de téléjournaux, aux moments et aux lieux les plus inattendus: partout il y eut des traces de jeunes culs insolents, jusqu’au douzième coup de minuit marquant le tournant du millésime, après quoi tout rentra dans l’ordre.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Lesbos

     

    C’était un spectacle que de voir le lieutenant von der Vogelweide bécoter le fusilier Wahnsinn.

    Je les ai surpris à la pause dans une clairière: on aurait dit deux lesbiches. J’ai trouvé ça pas possible et pourtant ça m’a remué quelque part.


    Il faut dire que ça n’avait rien de la fureur du sexe. En fait, il semblait que ni l’un ni l’autre n’y pensait, comme si ça n’entrait même pas en ligne de compte.

    Le Hans Wahnsinn est un garçon de la campagne. Il passe son temps avec les chevaux et les filles de métairies. Quant au lieutenant, c’est un type sensible et sportif qui fera son chemin dans la Carrière, dûment épaulé par sa jeune épouse Lena.

    Il y a dans les rapports physiques un mystère. Savoir comment Egmont Ulrich Eberhard von der Vogelweide est arrivé à deviner la faiblesse du fusilier Wahnsinn, qui gémit comme une fille de ferme quand on lui léchote les tétons, là je m’interroge.
    Mais tout ça reste entre nous.

    En tant que parrain des jumeaux purs Aryens des Vogelweide je me la coince; et ma fonction de fourrier du 7e Wunderkommando m’a permis d’apprécier le fusilier Wahnsinn, qui s’est toujours porté volontaire quand ça merdait au niveau des corvées et qui ne se débine pas lorsque les nôtres en chient au front.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Rite ancien

    littérature
    - Maintenant tu seras un homme, mon fils, me dit mon oncle à monocle en désignant ma queue de lion.

    Nous nous sommes éloignés du village par les sentes conduisant à la Maison des Femmes que jouxte la Case de la Vierge. Le contraste que nous formons n’a pourtant rien que de naturel dans le rêve: mon oncle est du genre à porter le frac dans la savane, et ma queue de lion ajoute une indéniable dignité cérémonielle à mon corps entièrement épilé et peint aux couleurs de la possession.

    Mon oncle à monocle me conduit à la femelle fraîche: c’est la vieille règle de la brousse. Je roule les mécaniques pour la galerie, mais pas plus que mon père et le père de mon père je n’échappe à la pétoche.

    (Extrait de La Fée Valse)