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  • Ceux qui s'en tiennent aux faits

     

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    Celui qui s’attache à la collecte des cas particuliers dont il ne tirera pas pour autant une théorie / Celle qui observe les comportements de son entourage et les siens propre avec un souci d’objectivité d’entomologiste et une bienveillance découlant de son léger alcoolisme de l’après-midi / Ceux qui ne croient qu’à ce qu’ils broient / Celui qui est tellement terre à terre que le ciel va lui tomber sur la tête / Celle qui ne cesse de répéter « venons-en aux faits » à son nouvel amant japonais diplômé en préliminaires / Ceux qui prétendent que le cadavre dans le placard de la famille Simenon ne relève pas du fait mais de la fiction / Celui qui se base sur le fait que son oncle Nick ne boit pas pour en déduire qu’il a le nez au milieu de la figure et l’esprit d’escalier / Celle qui est désorientée en vérifiant l’assertion de Michel Onfray selon lequel l’humanité aurait perdu le nord / Ceux qui entre Noël et Nouvel An refuseront de s’en tenir aux fêtes et feront donc la gueule mais chacun son choix a dit Michel Drucker / Celui dont la face est déformée par les pragmatics / Celle qu’on dit un puits de science fiction en matière sentimentale et financière / Ceux qui se voilent l’interface / Celui qui dit au romancier en signature que sa vie aussi est un roman je ne vous dis pas et le romancier n’en demande pas plus non plus / Celle qui en sa qualité de fille assez canon vous fait sentir le vent du boulet / Ceux qui en reviennent à la factualité du textuel à ne pas confondre avec l’inter-textualité du conceptuel / Celui qui découvre l’effroi que peut susciter un fait quelconque survenant dans sa propre maison fermée à clef de l’extérieur par il ne sait qui ni pourquoi / Celle qui exclut la rêverie de l’inventaire des faits et gestes de l’assassin buté / Ceux qui prônent l’extension du domaine de la butte dont on dégagera la vue sur le delta / Celui qui considère le Christ comme un fait et le christianisme comme une (intéressante) fiction / Celle qu’inquiète le défrichement de la forêt de symboles / Ceux qui se considérent comme un fait accompli à prendre ou à laisser et plus si affinités, etc.

    Peinture: Joseph Czapski

  • Les mains du masseur

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    On ne parle que de la réparation du malade, mais point assez de sa jouissance et de celle des mains des saints hospitaliers, filles et garçons.

    Prenez le cas du machiniste Pedro, le splendide athlète aux yeux verts du Kouros Club, transformé en torche vivante sur son chantier et ramené à l’hôpital sous forme de crevette calcinée: des semaines durant, entre la vie et la mort, il n’a connu que les flammes de l’inconcevable douleur, couché sur le feu du drap blanc, puis les mains sont arrivées.

    Dans le rêve éveillé de Pedro ce sont évidemment des mains de femmes vêtues de blanc qui le massent ainsi en lui murmurant de bonnes paroles. Puis il conçoit avec horreur, au fond de son délire, que les plus douces et les plus attentives, les plus patientes aussi sont celles d’un jeune Américain au prénom de Christopher.

    Les mains de Christopher ont connu le bonheur de ramener le grand brûlé à la vie avec force onguents et palpations. L’idée que les mains de ce type l’aient touché est officiellement insupportable à Pedro, mais il se dit aussi qu’il ne reverra plus jamais le Ricain, et cela lui est une espèce d’odieuse peine, puis il reprend l’entraînement et tout est oublié.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Fan de Bofane

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    À lire absolument: Congo Inc. Le Testament de Bismarck, d’In Koli Jean Bofane. Lauréat du dernier Prix des Cinq-Continents.

     

    1.Congo Bololo

    L’ordre naturel préside à l’ouverture de ce roman dont l’incipit marque la première rupture verbale : « Putain de chenilles ! »

    La forêt vierge immémoriale figure en effet la Nature par excellence, entre basses branches et autres « fougères venues du pléistocène » ou « lianes tombant de nulle part » et, tout là-haut, les trouées de lumière de la canopée.

    Or le « putain de chenilles ! » a été proféré par un jeune lascar vêtu d’une seule culotte en écorce battue qui, des orchidées et du tatou, du porc-épic ou des fourmis, n’a plus rien à fiche. S’il se trouve encore là à ramasser des bestioles pour son oncle chef ekonda (du peuple mongo, apparié aux pygmées), c’est en pestant contre ce Vieux Lomama qui incarne à ses yeux tout un monde obsolète alors que lui ne rêve que technologie et prouesses guerrières ou financières auxquelles il s’exerce tous les jours au fil de ses sessions de jeux vidéo, sous le surnom de Congo Bololo, lanceur de redoutables missiles virtuels et parangon du Nouvel Homme mondialisé : « Dans cet univers virtuel, Isookanga incarnait Congo Bololo. Il convoitait tout : minerais, pétrole, eau, terres, tout était bon à prendre. C’était un raider, Isookanga, un vorace. Parce que le jeu l’exigeait : c’était manger ou se faire manger »…

    Le premier effet comique du roman tient à cette immédiate collision de deux cultures (et de deux langages) vécus par le jeune ekonda quittant bientôt sa culotte végétale pour enfiler son jean Superdry JPN et son t-shirt à l’effigie du rappeur Snoop Dogg, qui a vu d’un bon oeil la récente installation en ces lieux perdus, par la société China Network, d’une antenne-relais de télécommunications.

    Au naturel, Isookanga n’est donc qu’un Pygmée de vingt-cinq ans, ou plus précisément un demi-Pygmée puisqu’il est plus long de dix centimètres que les plus grands de ses compères de clan ; et le complexe que lui inspire son aspect physique de « trop-petit-trop-grand » s’aggrave du fait que sa mère a négligé de le faire circoncire, faisant de lui un double sujet de moquerie.  Mais « être grand, ne pas l’être, qui s’en soucie, quand seul le nombre de gigas est pris en compte ? »

    Côté comédie, le premier morceau d’anthologie suit avec le défilé inaugural marquant l’installation du pylône des télécoms, à l’occasion duquel Isookanga rencontre une première fois l’anthropologue africaniste Aude Martin, très curieuse des coutumes de son clan et tout de suite troublée par le jeune homme. Lequel profite d’un tumulte passager, provoqué par l’arrivée de l’hélico russe porteur de l’antenne, pour dérober en douce l’ordinateur de la dame, invoquant le « remboursement de la dette coloniale » afin de justifier son larcin – ainsi s’amorçant sa carrière de « mondialiste » dûment connecté. 

    2. Les enfants de Kin

    Si la Nature reprend ses droits avec l’évocation de l’immense Congo, sur lequel Isookanga s’embarque à destination de Kinshasa – ce qui va représenter des semaines de navigation -, c’est que, rappelle l’auteur, le fleuve a vu passer les siècles et autant de très fugaces « grands de ce monde », de deux ou trois Ramsès à Léopold II, Hitler ou Kabila père et fils. Du même coup, il est question de la richesse naturelle que représente l’eau du Congo pour le pays : « En 2025, il n’y aura plus que cinq mille mètres cubes par habitant. Tout le monde aura un problème, sauf le Congo ».

    Dans l’immédiat, cependant, on constate que le Congo n’a que des problèmes, qui vont se matérialiser sous les yeux de notre mondialiste dès son arrivée à Kinshasa. Lui qui espérait trouver un point de chute chez un oncle lointain de son meilleur ami, en se faisant passer pour celui-ci, est vite repéré comme un imposteur du fait de sa trop courte taille – où l’on voit que l’ostracisme physique se porte bien à Kin autant qu’ailleurs. Ainsi le loustic se retrouve-t-il à la rue, d’abord chahuté par les shégués (les fameux enfants des rues), puis admis par l’entremise de la fringante Shasha la Jactance, cheffe de bande de quinze ans au passé tragique et survivant du commerce de ses charmes – comme on dit…  

    Deuxième morceau d’anthologie : quand, à la suite de la mort du jeune shayeur (vendeur à la sauvette) Omari Double Lame, très aimé des shégués, ceux-ci affluent par milliers sur la place du Grand Marché où ils se mettent à tout casser. C’est alors que, flanqué de son ami chinois Zhang Xia, avec lequel il a monté entretemps un petit commerce d’eau pure (« Eau Pire Suisse »), Isookanga se voit propulsé porte-parole des enfants de la rue  et négociateur solennel auprès des forces de l’ordre, attirant l’attention respectueuse d’un ancien seigneur de la guerre au Kivu – tout cela tenant du conte épique ou du manga afro-chinois…

    On a vu, dans le film Kinshasa Kids du Belge Marc-Henri Wajnberg,  datant de 2012, ces enfants de Kin dont certains ont été chassés de leurs familles sous le prétexte de sorcellerie, et c’est précisément le cas, dans le roman de Jean Bofane, du petit Modogo que le pasteur de son village a stigmatisé après l’avoir exorcisé à sa façon.

    Du film, où la musique et le rap jouent un rôle notable, au roman, le chaos de Kinshasa se trouve ressaisi, chez l’écrivain, par un travail remarquable sur le langage multiforme où le choc des jargons et des codes, des expressions africaines ou des bribes de dialogues de films ou de raps, entre autres éclats verbaux, constituent un patchwork chatoyant à vraie valeur et saveur littéraires.

    Au congrès des écrivains francophones de Lubumbashi, en octobre 2012, une table ronde traitait du statut de l’écrivain des « périphéries »  de la langue française par rapport à la Centrale académique parisienne. La question du « voleur » et du « violeur » fut alors évoquée, relative à un certain complexe des auteurs francophones, souvent exacerbé par une condescendance non moins certaine de la métropole linguistique. À quoi Jean Bofane répond ici, sans même le chercher probablement, en voleur et en violeur avéré, sourcier d’expression métissée mais nullement folklorique ou régionaliste, mimant bel et bien la langue-geste du français vivant actuel. 

    3.Du pleurer-rire 

    Ce roman évoque à la fois le Candide de Voltaire et le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Côté comédie, la trajectoire de l’ekonda Isookanga , assimilant les discours de la technologie et de la globalisation, rappelle la satire de L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier gorillant la langue des médias et des marques,  ou celle du non moins mémorable Duluth de Gore Vidal jouant sur la confusion volontaire de la réalité et de la fiction - ainsi les personnages revisités d’un feuilleton genre  Dallas évoluaient-ils entre l’écran de la télé et la vie réelle.  D’une manière analogue, Jean Bofane obtient de vertigineux effets comiques en faisant zigzaguer son protagoniste entre jeux vidéo figurant explicitement la réalité africaine et faits avérés de celle-ci à l’état quasi brut.

    En lisant le roman de Jean Bofane, dont le nom complet est In Koli Jean Bofane (In Koli signifiant La Blessure), on se rappelle aussi le beau titre du beau livre d’Henri Lopes, Le Pleurer-rire.  Comme dans le Candide de Voltaire, où les notes tragiques ne manquent pas, comme chez Rabelais sur fond de pestes et d’étripées religieuses, comme chez Céline hanté par la guerre et la mort, le rire cohabite ici avec l’horreur à vous tirer parfois des larmes qui ne sont pas de crocodiles.

    Côté comédie, à l’instar de Nasredine, du brave soldat Schweyk ou du Makar de Platonov cherchant le « chemin de la révolution » entre sables et steppes, le Pygmée de Bofane, conteur-griot, est un vrai personnage à tournure populaire qui fera rire tout le monde. 

    On rit ainsi, sans trop de retenue politiquement correcte quand il « tringle » bonnement la malheureuse africaniste Aude Martin, laquelle l’a véritablement cherché en le suppliant de lui faire partager la « souffrance de l’Afrique », et qui se retrouve culbutée, martelée à coups de reins et battue comme plâtre au point de faire surgir les voisins à la rescousse, mais tellement heureuse en fin de compte. Et l’on rit pareillement en assistant aux cultes pompes-à-fric de l’ancien catcheur Monk devenu révérend Jonas Monkaya, mandaté par le Seigneur afin de faire fructifier les comptes de la société Paradizo S.A. 

    Quant au pleurer, ce seront les femmes et les enfants d’abord qui le susciteront, pour lesquels La Blessure demande incidemment réparation…C’est par exemple l’histoire, filée en flash back, de la jeune Shasha la Jactance, naguère enfuie avec ses petits frères du lieu où les siens ont été massacrés. Comme toutes les femmes du roman, le personnage fera front  en dépit de son jeune âge, quitte à prendre sa revanche quand tel abject officier balte de l’ONU, combinant trafics louches et pédophilie, en fait sa petite esclave sexuelle juste bonne à assouvir ses fantasmes. De façon semblable, cette autre rescapée des horreurs de la guerre du Kivu qu’incarne Adeïto, elle aussi esclavagisée mais par un chef de guerre tutsi recyclé dans l’Administration kinoise, se venge finalement en abandonnant son monstrueux conjoint à la foule déchaînée qui lui fait subir le fameux supplice du pneu enflammé. Ce que le lecteur ne pleurera point, se rappelant les supplices pires encore que ce Kiro Bizimungu, dit Commandant Cobra Zulu, a fait subir durant la contre-offensive du FPR. 

    4. L’algorithme « originel »  

    L’explication du titre de ce roman grave et grinçant, en sa face sombre, se trouve à la page 271 : « L’algorithme Congo Inc. avait été imaginé au moment de dépecer l’Afrique, entre novembre 1884 et février 1885 à Berlin. Sous le métayage de Léopold II, on l’avait rapidement développé afin de fournir au monde entier le caoutchouc de l’Equateur, sans quoi l’ère industrielle n’aurait pas pris son essor à ce moment-là.Avec la sécheresse d’un rapport, l’auteur détaille ensuite les « contributions » de la Congo Inc. à la Grande Guerre et au second conflit mondial puis  à la destruction d’Hiroshima et Nagasaki (avec l’uranium de Shinkolobwe), à la guerre du Vietnam ou aux  applications plus récentes. « Les consommables humains pouvaient également prendre part à des basses besognes et à des coups d’Etat », précise l’auteur, avant d’enchaîner : « Fidèle au testament de Bismarck, Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high tech ». 

    Ce passage explicitement géo-politique est inséré, avec un naturel étonnant,  dans le cours de la narration dramatique du chapitre intitulé Game over, consacré au génocide des tutsis et à la contre-offensive de ceux-ci vécue par Kiro Bizimungu, qui vient d’apprendre qu’il est en passe d’être livré à la justice internationale. Auparavant, des scènes d’une violence hallucinante, sinistre pendant inversé du premier génocide, auront illustré cet aspect collatéral des « consommables humains » sacrifiés à la cause de la Congo Inc. 

    5. Le Vieux

    Un vrai romancier se reconnaît à cela qu’il va partout, se mêle de tout, parle toutes les langues et endosse tous les âges : tel est In Koli Jean Bofane. Au nombre des plus beaux épisodes de son nouveau roman, il faut relever la scène magnifique du Vieux Lomama découvrant, dans la forêt surmontée par la maudite antenne, la dépouille du léopard Nkoi Mobali, seigneur incontesté de la jungle visiblement déchiqueté par de vulgaires phacochères, au mépris de tout ordre naturel.  Choqué dans ses fibres les plus profondes, le chef ekonda, qui s’ennuie par ailleurs de son écervelé de neveu, décide alors de rallier Kinshasa pour alerter les autorités, l’ONU et possiblement le monde entier, voyant en l’assassinat  du noble fauve par une « coalition de phacochère », le signe des « prémices d’un événement tel que la fin du monde ou quelque chose qui y ressemblerait quand même un peu »…

    Comme bien l’on pense, ce n’est pas dans une optique de sentimentalisme écolo convenu que Jean Bofane raconte le périple du Vieux Lomama, mais là encore sur le ton de la fable et sur un fond de vérité qui fait pièce au cynisme aveugle des prédateurs. L’arrivée de Vieux Lomama à Kinshasa, ses retrouvailles avec son neveu finalement content de le retrouver, et le retour de la belle paire sous la canopée ne constitueront pas, pour autant, un happy end lénifiant, loin s’en faut puisque le mal court, toujours, un peu partout… 

    Entre tendresse profonde et révolte combien légitime,    In Koli Jean Bofane nous offre, avec Congo Inc. Le Testament de Bismarck, une magistrale transposition romanesque de la réalité contemporaine, non seulement congolaise mais africaine et mondiale, relevant à la fois du conte tragi-comique et de la fable polémique, de la réflexion politique et du constat catastrophé, enfin de l’increvable pari humain que n’en finit pas de relancer la vraie littérature.

    In Koli Jean Bofane. Congo Inc. Le Testament de Bismarck. Actes Sud, 293p.

     

    Exergue : « Le nouvel Etat du Congo est destiné à être un des plus importants exécutants de l’œuvre que nous entendons accomplir » (Le chancelier Bismarck, en clôture de la conférence de Berlin, février 1885)

  • Fin de partie

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    Notre ami le coupeur de tresses a le meilleur jeu ce soir, et sans doute va-t-il nous plumer une fois de plus. Le jeune révérend lesbien relève en souriant qu’il y en a qui naissent coiffés, ce qui nous fait rire en vertu de notre vieille complicité, eh, eh.

    Notre convention stipule qu’à celui qui gagne on paie sur la cagnotte ce qui lui fait plaisir, et là ce ne sera pas compliqué vu le goût simple de Ferdi ; et vous savez que les filles tressées ne manquent pas dans cette partie de Vienne.

    Cependant Vienne, précisément, nous inquiète.

    Nous parlions ce soir de la situation générale dans le pays. Tout ouverts que nous soyons aux penchants spéciaux, nous nous inquiétons depuis quelque temps de voir s'affirmer en nombre les vociférateurs aux bras levés, et d'autant plus qu'ils nous vilipendent dans les journaux et les assemblées. En réalité, la marge de liberté s’amenuise pour les marginaux singuliers que nous sommes, tandis que les vociférateurs croissent en nombre et en surnombre les bras levés comme des membres.

    Mais que deviendrait la société vienoise séculaire sans nous autres innocents coupeurs de tresses, renifleurs d'aisselles et autres buveurs de larmes à l'ancienne, sans parler de nos amis poètes également menacés ?

    C'est de cela que nous parlons ce soir en brassant nos cartes, au fond du café que vous savez, dont nous ne savons pas, nous, quel sort l'attend avant longtemps, que nous partagerons.

    Image: Poupées de Bellmer.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le Bouc

    littérature

     Il n’est pas facile de le repérer, et d’autant moins qu’il y a souvent de très beaux mecs chez les ramoneurs.

    Les femmes des villas des hauts de ville sont évidemment favorisées par rapport aux habitantes du centre, mais c’est surtout en zone de moyenne montagne que se dispensent le plus librement les bienfaits du ramonage.

    Il est en effet surexcitant de voir les bandes de ramoneurs passer d’un pâturage à l’autre. Elles les suivent aux jumelles. Dès qu’il y a un nouveau le téléphone arabe le signale. C’est alors à celle qui se fera la plus aguicheuse en feignant d’être surprise au saut du lit.

    Aucune d’elles, cependant, ne s’attendait à ce que leur offre Antonin le velu, dit Le Bouc.

    Toutes autant qu’elles sont, elles vous diront que le sobriquet pèche, car Le Bouc sent la fleur sauvage. Plus qu’il n’est velu, Le Bouc est à vrai dire chevelu, couvert d’une vraie toison dont la caresse est une rareté au dire de la gent féminine. Ses grands yeux bleu ciel, son corps sculpté jaillissant de la combinaison noire à l’âcre odeur de suie , sa douceur de mie et sa vigueur de quille, enfin les mots inimaginables qu’il murmure à tout le corps de celle qu’il fait jodler de plaisir tandis que ses potes ramonent en sifflotant, tout cela fait une réputation à l’équipe de Maître Leleu qui se répand sur tout l’arc alpin.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Ceux qui évitent l'affrontement

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    Celui qui s’impatiente de ne pas voir sa fille briller comme lui au même âge / Celle qui a toujours eu peur des ricanants / Ceux qui ont opinion sur rue et pas question de les contredire / Celui qui demande juste aux jumeaux de citer Heidegger correctement à table quand on reçoit Philippe et Julia / Celle qui n’a pas supporté que sa mère rie d’elle devant ses amies du Groupe de Conscience Nelson Mandela / Ceux qui se gaussent de celles qui n’ont pas d’agrégation de philo ou autre brevet d’excellence AAA / Celui qui a été banni de Facelook pour une phrase inappropriée à propos des vandales de banlieues / Celle qui a toujours redouté le ton péremptoire de son beau-père psy quand il enjoignait sa mère de mieux la gérer au niveau du verbal / Ceux qui parlent de précarité avec leurs amis Dulaurier de Segonzac / Celui qui ne cédera pas à l’unanimité à bon compte de ceux qui le jugent par ouï-dire / Celle qui serait censée s’intéresser aux autres conformément à l’éthique altruiste de son père philosophe de plateau sur BTFM alors qu’elle ne s’occupe que de son conjoint ingénieur de gauche et de leurs enfants / Ceux qui sont restés très modestes et le font sentir à leur bonne somalienne qui se le tient pour dit / Celui qui a mis en garde ses voisins de la Résidence Mireval contre l’immigration massive perceptible à l’apparition de vigiles de couleurs dans ce quartier jusque-là préservé / Celle qui ne se prononce pas sur le niveau d’éducation de ses neveux dont le père à quinze ans déjà frayait avec des techniciens de surface / Ceux qui sont priés de se la coincer pendant que l’ami de leurs parents formule son jugement sur le Coran qu’il a étudié « dans le texte » / Celui qui a laissé sa fille s’enfoncer dans son trou d’abandon au motif qu’elle ne voulait pas travailler le senti réciproque de leur vécu relationnel / Celle qui a toujours perçu l’extrême violence d’un certain discours intellectuel modulé de la même voix très douce que celle des prêtres et des psys / Ceux qui ont essayé d’imposer la lecture de La Domination de Pierre Bourdieu à leur fille insoumise / Celui qui convoque ses enfants à une heure précise pour leur dire que ça ne peut plus se faire d’arriver en retard à leurs discussions ouvertes sur le ressenti convivial en famille / Celle qui craint d’être atteinte par les certitudes de sa voisine juge pour enfants et fidèle en ménage / Ceux qui mettent le sujet sur la table et le regardent en parlant de l’objet du litige / Celui qui reproche surtout à ses enfants de ne rien lui reprocher / Celle qui essaie de s’y retrouver entre ses deux pères attendant sa majorité pour faire leur coming out /Ceux qui hésitent à casser le morceau dont les débris risquent de leur rester en travers de la gorge et autres dommage collatéraux / Celui qui s’inquiète de constater l’indifférence de sa bru à la question du réchauffement climatique la concernant plus que lui vu leur âge respectif / Celle qui compare les sous-entendus idéologiques de son beau-père à des émanations de méthane en zone arctique / Ceux qui ne s’affrontent jamais que dans le déni / Celui que sa timidité a toujours tenu à l’écart où il est resté ensuite par nonchalance / Celle qui n’évite aucun affrontement dans le couvent où tout finit par se savoir / Ceux qui ont fait carrière dans l’art de s’affronter par évitement jusque dans la Chambre où ils restent très écoutés /Celui qui compte les coups d’épée dans l’eau de C dans l’air / Celle qui ne comprend pas que les violents aiment ça point barre / Ceux qui par expérience récente évitent les nids de frelons, etc.

    (Cette liste résulte (en partie) de la lecture d’Autopsie d’un père, nouveau roman de Pascale Kramer paru ces jours chez Flammarion)

  • La fugitive

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    Je reçois une lettre anonyme signée Un ami qui vous veut du bien, qui me dit que celle que je cherche a été vue ces derniers jours dans le métro de Paris.  

    Je fais donc croire à Pomme, qui me présente volontiers comme son compagnon de vie, que je dois passer trois jours à la capitale, et je m’y attendais: elle me dit qu’elle ne pourra m’accompagner à cause de son atelier de patchwork.

    Le premier jour j’aperçois celle que je cherche sur le quai de la station Gaîté, mais c’est évidemment de l’autre côté des voies et ce n’est même pas la peine que j’essaie de la rejoindre puisque sa rame arrive à ce moment-là. 

    Le lendemain il me semble en distinguer le pur ovale du visage dans la foule de Saint-Michel, mais ce n’est peut-être qu’une fantasmagorie; en revanche elle s’assied bel et bien en face de moi sur le trajet de retour entre Bastille et Gare de Lyon, et là je m’en veux de ne pas avoir le cul de bouleverser la sacro-sainte organisation de Pomme, qui m’attend ce soir pour fêter la libération des otages du Liban avec ses amis du Groupe Solidarité.

    Bref, je n’en ai pas fini de lui courir après. D’ailleurs cela devait être écrit puisqu’au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais de laquelle il fallait que je me prenne un doux-baiser-vous-l’aurez.

    Image: Philip Seelen


    (Extrait de La Fée Valse)

  • Lionel Baier par delà La Vanité

    4742078_7_4306_carmen-maura-et-patrick-lapp-dans-le-film_da855bf5f0b8746ccdd339ae8368967f.jpgÀ propos de La Vanité, variation douce-acide intéressante sur un thème hyper-délicat,  d'un réalisateur dont on peut attendre encore plus...

     

    Qu’est-ce qui cloche, à mes yeux, dans La Vanité de Lionel Baier,  qui m’a touché mais également agacé, comme souvent le cinéma suisse romand quand il se pique d’humour ou de drôlerie, sur un ton qui ne m’a jamais convaincu ni chez Alain Tanner ni chez Michel Soutter non plus, peut-être par manque de naturel et fausse gouaille pataude ? 

    Il y a pourtant, chez Baier, un sens du comique indéniable, supérieur à celui de Tanner et Soutter, et qui éclate ici et là dans La Vanité au fil de scènes irrésistibles,rappelant un peu le Prick up your ears de Stephen Frears, comme lorsque le vieux candidat à la mort, allongé sur le lit, demande au jeune prostitué russe de lui monter dessus et... de l’étouffer, avant que le jeune homme ne tombe de là-haut dans une chute grotesque à souhait, rompant avec le pathétique de la situation.

    rechte_spalte_gross.jpgLionel Baier est, à mes yeux, le plus authentiquement auteur des réalisateurs de sa génération, comme l’est un Xavier Dolan au Canada, mais en moins intense et en moins pur. Baier est peut-être plus cultivé et plus connaisseur, en matière de cinéma, que Xavier Dolan, mais celui-ci est un vrai médium, capable d’incarner et de représenter la souffrance par le truchment de situations dramatiques beaucoup plus fortes que celles des films de Baier, qui n’a ni l’intensité émotionnelle ni l’amour fou de Xavier Dolan, plus proche à cet égard d’un Cassavetes.

    Lionel Baier a probablement signé son meilleur film avec Low cost, dédié à Claude Jutra, mais l’ensemble de ses courts et long métrages, dès ses premiers documentaires, décline déjà un regard tout à fait personnel et cohérent, et fonde un espace qui doit beaucoup à la mentalité (protestante et individualiste)  et au décor physique et culturel  de notre pays, sans jamais donner dans la couleur locale. 

    Cela étant, et cette impression m’a été confirmée par son dernier long métrage « à succès », Les grandes ondes, que je n’ai guère aimé à vrai dire, il me semble que ce grand talent est encore loin de donner sa pleine mesure, et cela se confirme avec La Vanité.

    Or qu’est-ce qui, dans La Vanité, film plein de qualités au demeurant, me semble une fois encore inaccompli.

    Ce qu’il faut reconnaître en premier lieu,c’est le grand intérêt du traitement, non convenu, d’un thème très délicat, déjà modulé de façon plus conventionnelle, sérieuse mais un peu lisse voire, édulcorée, par Fernand Melgar dans son documentaire intitulé Exit; comme aussi, beaucoup moins connu mais très intéressant, par un court métrage portant le même titre d’Exit, d’un réalisateur alémanique du nom de Benjamin Kempf, dont le point de vue tragi-comique préfigurait à certains égards celui du film de Baier.   

    662_2.jpgLe film en question, d’une durée de 10 minutes, date de 2002 et met en scène trois personnages : la vieille Erika (Stephanie Glaser), son compagnon Ruedi (Waloo Lüönd) et l’envoyée de l’association Exit, Frau Schmid (Alice Brünggen) munie de la fameuse potion.

    Confrontée à un cancer en phase terminale, Erika a décidé d’en finir au vu des souffrances annoncées, et, forte de son ascendant évident sur Ruedi, a convaincu celui-ci, plus jeune qu’elle d’une quinzaine d’années et visiblement en bonne santé, de partager son sort. 

    Or,après que chacun s’est habillé « comme il faut » pour accueillir la dame d’Exit, qui les soumet à un dernier interrogatoire formel, et après qu’ils ont écouté ensemble une dernière fois leur morceau de musique préféré (Love Letters…), sur lequel Erika esquisse un pas de danse gracieux, voici, moment terrible, que, devant les deux verres de potion létale, Ruedi se rebiffe, proteste, dit qu’il a encore de la vie devant soi (la dame d’Exit acquiesce gravement), ce qui met Erika en colère, qui avale alors sa potion et va se coucher seule en boudant, dans l’autre pièce, sur le lit conjugal. Après quoi, cédant à la culpabilité, Ruedi boit à son tour la potion et rejoint Erika, à la fois triomphante et non moins sincérement émue, amoureuse pour une dernière fois. 

    On ne saurait, en moins de mots et d’images , en dire plus sur une situation tragique nuancée d’une pointe d’humour noir.

    01-lavanite-2.jpgQuant au film de Lionel Baier, il joue également sur l’humour avec trois protagonistes se croisant de manière« improbable », comme on dit, dans un haut-lieu des années 60 préfigurant la société hyperfestive, au Motel de Vert-Bois, sur les hauts de Lausanne, où la piscine en bordure de forêt, la drague et le twist, notre  belle jeunesse enfin s’épanouirent sur fond de trente glorieuses…

    Un demi-siècle plus tard, l’architecte David Miller (Patrick Lapp, qui crève l’écran, comme on dit, de sa présence physique), se pointe en ces lieux décatis, voire glauques, où il a rendez-vous avec Esperanza (Carmen Maura, qu’on ne présente plus, n’est-ce pas) qui représente l’agence de voyages Ad Patres - j’invente.

    Or, comme le fils de David s’est défilé, le témoin de la cérémonie sera le locataire du studio d’à côté, un jeune Russe du nom tchékhovien de Treplev (IvanGeorgiev), qui fait commerce de ses charmes pour arrondir ses fins de mois comme le personnage de Garçon stupide,et se met à pleurer contre toute attente, quand il comprend le projet de David, puis à rappeler celui-ci « du côté de la vie »...

    Tout cela pourrait être formidable, et certaines séquences le sont presque, de même qu’une série de plans remarquables, picturaux et lyriques à la fois, relançant la vision nocturne de Lausanne retravaillée par Baier, et l’on sourit de voir danser soudain un sachet en plastique flottant en l’air… rappelant évidemment le même plan d’American Beauty.

    Mais quoi ? Pourquoi ce film si intéressant me laisse-t-il malgré tout sur ma faim ? 

    À cause des dialogues (co-signés ici par Lionel Baier et Julien Bouissoux, qui me semble avoir une bien meilleure « oreille » dans ses propres livres, soit dit en passant) par trop « écrits », souvent « téléphonés » ou sonnant faux (à mon goût, je précise), ou d’un scénario parfois confus ou embrouillé, comme dans les autres films de Baier ?

    Même si comparaison n’est pas raison, notamment entre un long métrage et un court de dix petites minutes, Benjamin Kempf a signé une merveille avec son Exit dont toutes les composantes (narrative, esthétique, critique, image et dialogue, profondeur psychologique, interprétation, etc.) se fondent en unité, comme une nouvelle de Tchékhov sur fond d’intérieur petit-bourgeois plus-Suisse-tu-meurs, alors que Lionel Baier, brassant beaucoup plus large il est vrai, n’aboutit pas vraiment, finalement, à cette fusion

    6185973.jpgMais ne suis-je pas trop sévère ? Que non pas: j’ai juste envie d’être exigeant avec le présumé « wonder boy » du cinéma romand, à proportion d’un talent dont j’ai l’outrecuidance amicale d’attendre plus…

  • Ceux quI passent inaperçus

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    Celui qui cherche un homme (ou une femme cela va sans dire) dans la foule affolée par l’obscurité soudaine que troue le seul lumignon de sa lampe à huile / Celle dont personne n’a remarqué le backpack rempli de carambars / Ceux qui rompant avec toute idéologie se sont fait marginaliser alors même que l’on proclamait la prétendue « chute des idéologies » / Celui qui se demande si c’est déjà avant l’apôtre Paul ou seulement après que l’idéologie chrétienne s’est formatée / Celle qui a en elle un radar à peu près infaillible lui indiquant le moindre relent de cléricalisme ou de sectarisme / Ceux qui dépouillent l’idéologue comme d’autres le font du vieil homme / Celui qui taxe d’intellos ceux qui ont l’air de réfléchir / Celle qui assène ses opinions sans réfléchir en suscitant l’immédiat enthousaisme de la meute / Ceux qui ne perçoivent plus rien tant ils sont pressé de conclure / Celui qui prend un air entendu (genre Roland Barthes décryptant le message sémiologique de la minijupe ou des Doc Martens) pour affirmer que l’inaperçu est un concept porteur à creuser en séminaire / Celle qui anticipe tout débat en se positionnant du côté de Julia Kristeva / Ceux que leur posture autorise à s’injurier en souriant devant le public d’Ardisson qui mouille d’être dans le coup / Celui qui a toujours raisonné de bas en haut et se trouve donc en rupture de principe avec les heideggeriens de tous bords / Celle qui en ramenant tout à l’ontologie bavaroise est devenue la diva du Flore et autres hauts lieux de la pensée en marche dans les cafés / Ceux qui furent marxiste avant d’y réfléchir / Celui qui cultive son jardin sur les toits de Babel / Celle qui aime faire plaisir sans contrepartie ce qui décontenance les Finlandais / Ceux qui crachent par principe sur Amélie Nothomb qui leur sourit par éducation belge / Celui qui par snobisme résiste à Proust avant de le lire sous le manteau / Celle qui mordille son grand fils pour se le garder un peu avant de le voir retourner auxragazzi de la plage de Rapallo / Ceux qui sont super-élégants sans se faire remarquer vu qu’ils sont en Italie et pas dans une apéritif dînatoire de fonctionnaires de la culture suisse tous sapés de noir quoique tous opposés au port du niqab / Celui qui préfère sa propre compagnie à celle de trop de sales gens/ Celle qui ne roule pas à moto à Rangoon vu que c’est aussi mal vu que de critiquer la pensée de scootériste stressé de Pierre Bourdieu / Ceux qui se déplacent en Hummer bleu ciel pour se fondre dans le haut de l’écran tandis que Manuel Valls réitère son alliance avec l’Arabie saoudite et le Qatar dans leur juste lutte contre le terrorisme sans aucun rapport avec l'islam / Celui qui a toujours été attentif aux intermittences de tristesse inaperçues dans le Journal de Stendhal / Celle qui trouve plus de détails intéressants dans une page du Journal de Stendhal que dans l’intégralité du roman Drame de Philippe Sollers situé par Roland Barthes dans une filiation remontant à Homère / Ceux qui comme Laurent Binet considèrent Roland Barthes comme « le plus grand critique littéraire du XXe siècle » ainsi que le répètent d’ailleurs les cacatoès de Nouvelle-Guinée et le perroquet Enzo champion des parleurs de Youtube / Celui qui s’intéressant volontiers au genre du roman noir constate que La septième fonction du langage de Laurent Binet en reste paresseusement aux stéréotypes mal dégrossis des séries télévisées françaises genre Julie Lescaut au Collège de France ou Navarro chez les intellos / Celle qui a toujours reproché à son cousin Stéphane Mallarmé de prendre la pose dès que la caméra tournait au lieu de rester naturel « comme à la maison »/ Ceux qui sont tellement dans la lune qu'ils en ont oublié tout l'heure de border le soleil couchant, etc.

    PEINTURE: THIERRY VERNET

  • Dits de l'enfant

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    Pour Sophie, qui fête aujourd'hui ses 33 ans .

    Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle ravissant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?

    L’enfant dans la campagne. Longeant un champ de jeune blé dont elle caresse chaque épi, elle y va de son encouragement: “Pousse, blé, pousse donc...”

    Le soir l’enfant demande au père, quand il vient lui souhaiter bonne nuit, de lui poser un baiser non seulement sur la joue, mais sur les mains et les pieds, les coudes et les genoux.

    L’enfant passe une partie de ses journées à l’énonciation du monde, où tout est inventorié, nommé et qualifié, avec l’approbation du père qui la porte sur ses épaules. Ceci est un cheval: c’est un bon cheval. Cela est une marmotte: la marmotte est jolie. Et voici le chardon: attention ça pique !

    L’enfant au père, l’air résolu: “Allons, papa, viens donc promenader !”

    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: “Alors, dis-moi, tu as des problèmes ?”

    L’enfant au père: “Viens maîtressier, allons faire de l’écrition”.
    Ou encore: “Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue”.

    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »

    Image: Soutine

  • Mille pages de bonheur


    Sur le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig. Il y a dix ans déjà !

    Jamais égoïste déclaré n’aura tant donné en partage : jamais affirmation d’un goût tout personnel n’aura découlé de tant de porosité ni abouti à tant de détails nuancés dans l’expression. C’est en effet un merveilleux livre de lecture(s) que le Dictionnaire égoïste de littérature française de Charles Dantzig, qui nous révèle en outre un auteur au style prompt et délié, vif, naturel et fluide autant que l’était celui d’un Paul Léautaud (l’une des sources verbales le plus appréciées de Dantzig, avec La Fontaine, Proust ou Larbaud, entre autres), marqué surtout par un ton unique qui est le signe par excellence de l’écrivain, et suivant, de Villon (« humoristique », dit-il) à Stendhal («un écrivain de gauche, ils ne sont pas si nombreux, et adoré par la droite ») et Max Jacob (un de ses plus contemporains dadas), la ligne claire de notre langue.
    C’est dire aussitôt que les pompiers et les obscurs ne seront pas ménagés. Paul Claudel en fait notamment les frais dans le terrible article qui lui est consacré, à la fois si juste et injuste, dont l’attaque est du Dantzig le plus lancé : « Le huitième jour, Dieu créa Paul Claudel. Il avait envie de se foutre du monde ». Cela suivi de trois pages où le « sublime » du poète converti, le « péremptoire » du pseudo-paysan (« moi, j’n’étions point nuancé ! ») et le « bouffon » du converti militariste qui a célébré Pétain et de Gaulle avec le même élan qu’il en mettait à son prosélytisme religieux (« Claudel était un cynique jusque dans sa religiosité, peut-être »), est mis en rapport avec l’analyse plus profonde et pertinente de l’œuvre. De la même façon, Dantzig se montre très sévère à l’égard d’un Céline, dont la bassesse de l’individu, sa lâcheté, sa geignardise et sa vantardise, sa hâblerie et sa coquetterie, comme chez Claudel l’écrabouilleur, entachent l’œuvre elle-même. Proustien, Dantzig ne sépare pas pour autant l’homme de l’œuvre. Contre les vénérations automatiques (celle de Molière par exemple), il n’a pas son pareil pour traquer ce qui sonne creux ou faux, qui vient souvent du creux et du faux de la personne.
    On peut, naturellement, n’être pas d’accord avec Charles Dantzig : cela même est intéressant dans cet abécédaire hyper-érudit, genre vieille France, et très libre d’expression, style jeune loup, qui s’ouvre sur Action comme un film en tournage et finit sur Zoo en ces termes : « Eh bien, les enfants, c’est l’heure de la fermeture. Mon troupeau d’écrivains s’en va rentrer à l’étable, et mes lionnes d’idées rôder de nuit dans la savane. Elles égorgeront quelques innocents par erreur : pardonnez-les, l’esprit assouvit ses instincts sordides dès que notre brave corps endormi ne les surveille plus ».
    Le gardien de cette fabuleuse ménagerie qu’est la littérature française parle magnifiquement de beaucoup de ses plus intéressantes bêtes (Proust au premier rang en détaillant tout ce que La Recherche n’est pas, mais aussi Cendrars, Guitry, Laforgue, Musset, Toulet, même San-Antonio, cent autres), mais son dictionnaire inclut d’innombrables autres entrées thématiques inattendues sur l’Adverbe, la Coquille, le Cliché, la Creative writing, le Cuistre, les Fins de vie, les Grincheux, la Poésie, la Ponctuation, le Premier livre, jusqu’à l’Utilisation des noms d’écrivains à des fins mercantiles ou militaires, qui font de ce livre-mulet un compagnon de route inestimable. 

    Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Grasset, 961p. 

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 27 septembre.

  • Fils de pub au paddock de Gustave Roud

     11148809_10208068584259249_4632778601976473204_n-1.jpg

    (Dialogue schizo)

    À propos d’une chronique signée Marcel (pseudo connu sur Facebook et à la rédaction de 24 Heures) prenant la défense de Joël Dicker le storyteller genevois et de Bastien Baker le crooner vaudois, contre leurs détracteurs, taxés de « cultureux ». Retour sur le chien Duke du Livre des Baltimore, double probable du Jimmy de Vengeance. Libres propos sur le reportage désopilant consacré par le courriériste mondain Poupette (nom connu sur Facebook et à la rédaction de L’Hebdo) à la présumée gay attitude du poète Gustave Roud.

    Moi l’autre : - Alors, que penses-tu de cette chronique de Marcel ?

    Moi l’un : - Je la trouve un peu démago, mais pas de quoi fouetter un journaleux.

    Moi l’autre : - Tu ne crois pas qu’il vise notre compère JLK en incriminant un critique qui s’en prend à Joël Dicker sur son blog littéraire et sur Facebook ?

    Moi l’un : - C’est possible mais JLK s’en fout. Ce n’est pas la première fois qu’on le traite de littérateur raté et l’appellation de cultureux lui va aussi bien que celle de cul-terreux. Tu sais qu’il est resté simple et cultive son jardin, tel Candide en ses Préalpes.

    Non : l’important est ce que Marcel dit, ou plus exactement ne dit pas, du Livre des Baltimore, qu’il n’a sûrement pas lu - ce qui n’est pas grave du tout. Plus exactement donc, il défend, non pas le talent de romancier de Joël Dicker, mais le succès de Dicker. Or le succès, c’est la vox populo : c’est la preuve par le nombre et le dinar. Joël Dicker fait pisser le dinar : donc c’est du sérieux pour Marcel & Co. Et tous ceux qui le critiquent, forcément jaloux à mort, ne sont que des cultureux rassis.

    Moi l’autre : - C’est pourtant vrai que JLK en a remis, question critique…

    Moi l’un : - Tu fais bien de soulever la question, vu qu’à notre connaissance, pas un papier sérieux, pas une critique élaborée et détaillée par des exemples n’a montré en quoi Le Livre des Baltimore, comme le prétend son éditeur (qui n’en croit pas un mot, c’est bien sûr) est « encore meilleur » que La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Donc JLK défendait le meilleur de Dicker, contre le moins bon. Tu trouves pas ça sympa ?

    Moi l’autre : - Si Marcel ne dit pas non plus un mot de précis sur les qualités du Livre des Baltimore, il se fait en revanche le défenseur de Joël Dicker gérant son image publicitaire en vantant les mérites de telle compagnie d’aviation ou de telle marque d’automobile.

    Moi l’un : - On le savait déjà : Joël aime écrire dans ses déplacements sur Easyjet (témoignage d’un ami Facebook) et les voitures l’inspirent. N’est-ce pas son droit ? Et n’est-ce pas son droit aussi de Battant batteur à ses heures (on sait qu’il aime accompagner son pote Baker à la batterie) de se la jouer Federer en matière de pub ? C’est assez nouveau pour un écrivain issu de Romandie puritaine, mais Grasset n’avait pas craché sur une pub du savon Bébé Cadum pour booster Radiguet.

    Moi l’autre : - Tu rigoles ?

    Moi l’un : - Non : je connais mes classiques.

    Moi l’autre : - Mais tu ne crois pas que, tout de même, pour un écrivain qui se respecte, jouer ce jeu-là peut-être risqué ?

    Moi l’un : - Bah, disons qu’il y a une certaine logique et plus tard, c’est vrai, un prix à payer, qui sait ? On verra. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir écrit un excellent thriller au succès aussi monstrueux qu'imprévu, le lascar s’est risqué à exploiter celui-ci en resuçant le passé édulcoré de son protagoniste, pour aligner stéréotypes et clichés.

    Moi l’autre : - Marcel invoque pourtant la qualité artisanale du travail de Joël et de Bastien, ces ouvriers du succès…

    11046778_10208068584819263_6678318326177199914_n.jpgMoi l’un : - Pour Bastien Baker, je me la coince, vu que j’en suis resté à Bryan Adams dans le domaine, et que j’écoute plutôt Stromae ces derniers temps. Et d’ailleurs, que Bastien se démène pour promotionner son dernier disque, comme Joël s’emploie à signer son livre, rien que de normal et de légitime !

    Moi l’autre : - Revenons-en alors à cette question de l’artisanat.

    Moi l’un : - Oui. Tu as relevé le fait que Joël Dicker aimerait qu’on lût Le Livre des Baltimore comme on regarde une série télé « en famille ».

    Eh bien , précisément si tu compares l’artisan pressé qui a ficelé Le Livre des Baltimore et le travail accompli sur le scénar ou les dialogues, sans parler de l’interprétation, d’une série comme Vengeance, qui a dû inspirer notre Joël à divers égards (la famille hyper-friquée, le chien Duke démarqué de Jimmy, et la dolce vita dans les Hamptons), y a pas photo ! Autant les personnages, même très typés, du genre Victoria Greyson la Lady Macbeth du feuilleton, Mason Treadwell l’écrivain retors ou la double Amanda, sont intéressants jusque dans leur perversité, autant ceux du Livre des Baltimore sont laminés et conventionnels. Et l’écriture ! Ces dialogues tellement débiles, alors que les dialogues de Revenge pétillent à tout moment de méchanceté suave et de malice ou d’humour noir.

    Moi l’autre : - Donc on peut faire du très bel artisanat dans un genre décriépar les « cultureux » !

    Moi l’un : - Mais cela va de soi ! Et Joël Dicker l’a prouvé…avant de prouver le contraire. Et Simenon !

    Moi l’autre : - Passons donc, pour nous désopiler de concert à la lecture du reportage de Poupette sur les jeunes faneurs et faucheurs chers à Gustave Roud, dont notre sémillant papoteur a retrouvé la trace pour L'Hebdo.

    Moi l’un : - Ah ça c’est le scoop ! Il fallait le faire. Mais ça ne m’étonne pas autrement. Il y a au moins vingt ans de ça, quand Poupette sortait à peine des langes de Maman et qu’il fréquentait (déjà !) la rédaction du Matin de Lausanne, n’en vint-il pas, comme me l’a raconté le médisant JLK, à l’époque chef de la culturelle du titre en question, à lui demander si Gustave Roud et Charles-Albert Cingria ne pouvaient pas être considérés comme les pionniers de la littérature « gay » en Suisse romande …

    Moi l’autre : - Prodigieux ! Quelle intelligence de la société et des mentalités !

    12241182_10208068585859289_5773287474849702810_n.jpgMoi l’un : - Tu imagines le cher Gustave cravaté, certes fasciné par les beaux corps des moissonneurs-batteurs du Jorat, se poser dans les salons de la Guilde, ou au Cercle littéraire de la place Saint-François, ne fût-ce qu’en laudateur du Corydon de Gide. Et Charles-Albert, certes pincé à vingt ans sur une plage romaine en train de peloter des ragazzi, et foutu au trou pour ça avant d’en être délivré – honte des hontes – par Gonzague de Reynold son ennemi giflé naguère – tu vois notre Charles-Albert prôner la gay attitude alors qu’il vitupérait quiconque le soupçonnait de pédérastie...

    Moi l’autre : - Pédales honteuses honteusement hypocrites ?

    Moi l’un : - Bien mieux que ça : poètes majeurs portés sur la beauté masculine comme le furent Michel-Ange et Léonard, et avant eux Socrate et Platon et nombre de califes et d'abbés, mais pas question d’en faire un conformisme de plus ! Et les oeuvres ont tellement peu à voir avec cette sociologie de bazar !

    12227094_10208068586499305_3234140718854870167_n.jpgMoi l’autre : - Tu auras remarqué que le vieux paysan interviewé par Poupette le lui balance carrément : foutez-lui donc la paix, au Gustave que, peut-être, nous n’avons même pas su apprécier pour ce qu’il était. D’ailleurs Poupette ne dit pas un mot sensé sur l’œuvre de Roud.

    Moi l’un : - Ce qu’on peut ajouter, à propos du sens commun et de la sagesse populaire, qui n’a pas besoin de tout normaliser, se rapporte à la réaction de la sœur de Gustave Roud.

    Moi l’autre : - Ah bon ? Tu en sais quelque chose ?

    Moi l’un : - Oui, et de source sûre : ainsi, quand le poète revenait de ses chasses photographiques, dont il ramenait ses merveilleux autochromes paysagers ou ses portraits de beaux paysans à moitié dénudés, elle disait à propos de ceux-ci : « Mais mais mais, comme c’est bien : encore un poulain dans son paddock ! »

    Moi l’autre : - Tu crois que Gustave Roud, aujourd’hui, à supposer qu’il eût toujours vingt ans, consentirait à poser en marcel devant un avion de la compagnie Swiss ?

    Cingria130001.JPGMoi l’un : - Je ne sais pas. Faut que je lui envoie un SMS posthume, ou que je voie sur l'application Facebook Six Feet Under si Charles-Albert est prêt à échanger...

  • Jean Prod'hom l'orpailleur

    12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o-2.jpg 

    Jean Prod’hom, l’auteur de Marges, sera l’hôte ce jeudi soir du Café littéraire de Vevey, dès 19h.

    Jean Prod’hom est un promeneur solitaire attaché à notre terre et à ses gens, un rêveur éveillé, un grappilleur d’émotions, un poète aux musiques douces et parfois graves, un roseau pensant(sur l’époque) et un chêne pensif (sur nos fins dernières).  

    Un an après la parution (chez Autrepart) de Tessons, recueil d’éclats sauvés d’un paradis pas tout à fait perdu, ses Marges confirmentl’évidence que « l’inouï est à notre porte ».


    Unknown-2.jpgJean Prod’hom n’a rien du lettreux né coiffé promis à briller sur la scène littéraire,selon l’expression débile des temps qui courent. Il est plutôt, à la base, du type pas vraiment sûr de lui qui n’arrivait pas, enfant ou adolescent, à satisfaire le besoin d’originalité (sic) de ses enseignants. C’est par lui-même, aussi bien, qu’il a renoncé à la prétendue originalité (resic) pour se trouver lui-même, peut-être « à l’occasion d’une rêverie », et trouver sa voie et sa voix, telle qu’unique, mais toujours hésitante et parfois contrainte, elle s’exprime au fil de ces Marges. 

    Et le moyen d’y parvenir plus précisément : « Il convient peut-être de rester modeste en la circonstance et de se contenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jour, là, sous nos yeux, le ciel d’opale, le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en-ciel dela mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte ».  

    Les textes consignés dans ces Marges, choisis par l’éditeur Claude Pahud qui revendique une sélection subjective – et fort bien équilibrée me semble-t-il dans l’alternance des tons et des couleurs, entre poids du monde et chant du monde -, sont le plus souvent brefs, n’excédant jamais trois pages, mais se donnant comme une suite d’évocations ou d’esquisses narratives - comme autant de variations sur les thèmes de la nature (comme Roud et Jaccottet, Chessex ou Chappaz, Jean Prod’hom participe bel et bien ce que qu’on peut direl’âme romande, sans forcer sur le spiritualisme éthéré, dans le sillage de la 5Promenade du Rousseau rêveur) prolongée sous les arbres ou le long desruisseaux, mais aussi sur l’éducation, les occurrences sociales, l’apprentissage du métier de vivre, l’amitié, son entourage, la vie enfin comme elle va ou ne va pas.

    Avant lui, Charles-Albert Cingria s’émerveillait devant« cela simplement qui est », et ce peut être un événement apparemment infime comme celui de ramasser un éclat de porcelaine : « Sandra trouve un tesson, les rochers des Mémises montrent leurs dent d’or, la Savoie est comme une île ». Ou ce peut-être le ballet étrange, lui aussi banal au possible mais vu comme jamais, d’une petite fille s’attachant à nouer ses lacets.

    Ou encore, sur le bord de mer volcanique de Pouzzoles,dans cette Italie nirradiée et pourrie qu’a décrite Guido Ceronetti et qui continue de nous être si chère :« On descend jusqu’au port de Pozzuoli avec devant nous un bout du cap Misène, impossible d’aller jusqu’à Procida et d’en revenir avant le soir, on se rabat sur le front de mer qui ressemble à celui de Mani sulla città, mosaïquede sacs-poubelles, baignades interdites, horizon glauque, odeurs douteuses, plages jonchées de restes de la cuisine du monde, maisons abandonnées, immense catastrophe à laquelle les habitants de Campanie semblent se faire »…      

    IMG_0614.jpgSouvenirs d’une enfance lausannoise de sauvageon du côté des hauts du Valentin, flâneries dans l’arrière-pays vaudois dont les noms s’égrènent comme une litanie parfois exotique (ainsi que le relève le Tourangeau François Bon), vacillements (« je tremble de rien, je tremble de tout ») et riches heures (Boules à neige, À l’ombre du tilleul) constituent un kaléidoscope enrichi par le contrepoint d’images photographiques aux cadrages et aux teintes, ou aux tons, filtrant elles aussi certaine rêverie douce.


    Unknown-1.jpgMiracle d'actuelle époque: ce trésor de sensibilité a été tiré d’un blog (lesmarges.net) par l’éditeur Claude Pahud, enfin éclairé par une fraternelle postface de François Bon, d’une seule coulée de quatre pages de notations difficiles à isoler, mais on cite: « il y a de la tragédie et il y a des soleils, il y a partout l’attention aux autres et l’écart où l’on est toujours avec les autres, on ne serait pas soi-même (ou soi-même en permanente construction ) sinon / il y a surtout ce renversement des jours dans la langue : comment la langue pourrait se construire, sinon ou autrement – c’est la vieille tâche de la littérature, ce qui la rend indivisible, ce n’est pas la question du poème ou du roman, de l’essai ou du joirnal, c’est simplement ce lancer des mots dans le monde qui permet de les éprouver à eux-mêmes / et tout cela encore exacerbé de nous venir de ce si beau pays où montagnes, lacs et bois sont toujours un paysage avant l’horizon, où certaine stabilité donne poids et aux hommes et aux mots », etc.

    Jean Prod’hom, Marges. Antipodes, 164p.Introduction de Claude Pahud. Postface de François Bon.

    Jean Prod’hom au Café littéraire. Vevey, Quai Perdonnet, ce 19 novembre,dès 19h.

  • Ceux qui serecueillent

    littérature

    Celui qui ne faisait que passer par là / Celle qui allait sortir du Bataclan tellement Kiss the Devil la faisait gerber / Ceux qui  n'ont pas eu  le temps de se filmer / Celui qui dans le Daily Mail assimile tous les migrants à des rats / Celle qui trouve de l'humour  à cette caricature abjecte vu qu'on peut rire de tout ah, ah / Ceux que les dessins de Charlie-Hebdo font à présent vomir mais ce n'est pas d'hier / Celui qui à 25 ans s'est fait exploser drogué à mort pour des ordures qui se disent solidaires de la France éternelle / Celle qui rappelle que ce qu'on ne peut dire on le tait / Ceux qui traitent de sous-hommes ceux qu'ils n'ont cessé d'humilier en se prétendant supérieurs /Celui qui a tout perdu sous les bombes humanitaires / Celle qui campe sous les ruines de la maison de son beau-fils actuellement en Belgique / Ceux qui reçoivent des couvertures et du lait condensé de la part de braves gens non identifiés / Celui qui donne son gilet pare-balles à une jeune femme enceinte / Celle qui n’a plus même de haine en elle / Ceux qui espèrent que le carnage du Bataclan  va relancer le tourisme loin des banlieues / Celui qui embrasse soudain la cause du Hezbollah / Celle qui a pleuré en lisant  l’oraison funèbre de l’écrivain David Grossman à son fils Uri tué  sur le front du Liban mais n'en pense pas moins aujourd'hui des fachos orthodoxes israéliens / Ceux qui pensent que les ennemis des deux camps ont fait un pas de trop  / Celui qui peint la nuit des chevals bleus / Celle qui te fait remarquer qu’on ne dit pas chevals mais chevaux / Ceux qui sont à chevaux sur les principes grammaticals / Celui qui rêve d’apprendre l’hébreu pour lire Seule la mer d’Amos Oz dans le texte / Celle qui estime que son élevage de kinkajous la rend tout aussi intéressante que l'incantation de Madonna au soir du vendredi 13 / Ceux qui aiment se promener nus sous la pluie / Celui qui revient à Rabelais et Montaigne ou reprend avec L. ses balades dans les grands bois pensifs / Celle qui ne se fera jamais (dit-elle) aux émanations d’ammoniac / Ceux qui s’aiment sans s’être jamais vus / Celui qui trouve plus de grâce à un sapajou qu’aux fauteurs de haine hurlant d'Allah est Akhbar  / Celle qui s’estime trop romantique pour faire l’acquisition de la bicyclette électrique que lui recommande son beau-frère Jean-Paul / Ceux qui ne sont pas loin de penser que le représentant en bicyclettes électriques Jean-Paul Dumortier n’est qu’un blaireau / Celle qui photographie les ébats nocturnes des putois / Ceux qui lisent Joël Dicker traduit en islandais / Celui qui s’enduit de graisse d’otarie / Celle qui rêve de s’établir en Appenzell Rhodes-extérieures pour l’amour d’un luthier slovène / Ceux qui aiment jouer de la clarinette dans les hauts bois, etc.

     

  • Ceux qui gesticulent

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    Celui qui enjoint le Gouvernement suisse de fermer les frontières de ce pays de souche blanche et chrétienne / Celle qui au nom de l’UDC recommande qu’on surveille les 400.000 musulmans feignant de vivve paisiblement en Suisse alors qu’on sait ce qu’on sait / Ceux qui se demandent si les imams et les pasteurs protestants et les sociologues et les prêtres de gauche n’ont pas quelque chose de suspect en commun / Celui qui rappelle à ses employés (tous blancs et baptisés comme vérifié) que 42% des patrons des grandes firmes suisses sont étrangers et que c’est donc le moment de se montrer vigilant / Celle qui dit et redit ce que Bernard-Henri Lévy a dit et redit / Ceux qui se rappellent les camps de concentration américains aménagés pour les Japonais suspects / Celui qui comme Kouchner prône la force militaro-humanitaire / Celle qui apprend ce matin chez sa coiffeuse camerounaise que la Suisse compte 24% d’étrangers résidents permanents et pas l’ombre d’un ghetto / Ceux qui découvrant la liste individualisée des victimes des attentats du 13 novembre pensent à celles qu’on pourrait établir de tous les massacres aveugles perpétrés dans le monde (entre les pyramides de crânes humains de Tamerlan et les millions d’Indiens massacrés par la sainte Eglise catholique et apostolique, en passant par les protestants et les cathares et tant d’autres charniers de droit divin ou pas, on a le choix) et qui ramènent l’ « horreur absolue » au rang de tragédie relative même si la douleur personnelle reste incommensurable / Celui qui en revient à la réflexion de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) sur les civilisations diverses et les fondements variés de la vérité et de la justice possiblement traduits par des lois plus ou moins justes selon les cas / Celle qui se rappelle qu’en 2012 (c’est presque du passé) un tiers des nouvelles entreprises suisses avaient des ressortissants étrangers pour fondateurs / Ceux qui se demandent ce que dirait aujourd’hui un Montaigne de l’état du monde et de ses progrès supposés en France du Sud-Ouest et ailleurs / Celui qui aux gesticulations des uns et des autres répond tranquillement (avec l’ami de La Boétie) que toutes les civilisations se valent en bien comme en mal / Celle qui n’en démord pas à propos des basanés quin’ont même pas lu le dernier Dicker / Ceux qui pensent que quand même Allah n’est pas sympa avec les mousmées / Celui qui aux certitudes partisans ou cléricales des uns et des autres répond tranquillement (avec l’auteur des Essais) qu’une civilisation a toujours tort quand elle use de violence / Celle qui rappelle sur Facebook que la mère de ce fourbe réformiste de Montaigne était non seulement de souche portugaise mais juive / Ceux qui préfèrent avoir tort avec Pascal qui justifie le mensonge de droit divin et l’Etat qui le fait respecter que raison avec Montaigne enjoignant chacun de chercher le moyen juste de ne point trop s’assassiner / Celui qui s’oppose tranquillement (avec Montaigne) à la spirale de la haine en affirmant qu’il n’y a jamais eu nulle part  aucune Autorité fondée sur une vérité absolue  et qu’il n’ya donc pas plus de souverain Bien politique qu’il n’y a de souverain Bien métaphysique et qu’en conséquence il est conseillé de cesser de gesticuler pour Rien,etc.      

    Image: Philip Seelen

  • Face à l'immonde

     

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    par Saïd Bouamama

    A l’heure où nous écrivons le bilan des tueries parisiennes est de 128 morts et de 300 blessés. L’horreur de cette violence injustifiable est absolue. La condamnation doit l’être tout autant, sans aucune restriction et/ou nuance. Les acteurs et/ou commanditaires de ces meurtres aveugles ne peuvent invoquer aucune raison légitime pour justifier ces actes immondes. La tragédie que nous vivons débouchera sur une prise de conscience collective des dangers qui nous menacent ou au contraire sur un processus de reproduction dramatique, en fonction de notre capacité collective à tirer les leçons de la situation qui engendre un tel résultat. L’émotion est légitime et nécessaire mais ne peut pas être la seule réponse. La réponse uniquement sécuritaire est également impuissante. C’est justement dans ces moments marqués par l’émotion collective que nous ne devons pas renoncer à la compréhension, à la recherche des causes et à la lucidité face aux instrumentalisations de l’horreur. 

    Les postures face à notre tragédie

    En quelques heures toute la panoplie des postures possibles face à la tragédie s’est exprimée. Il n’est pas inutile de s’arrêter sur chacune d’entre elles. La première se contente de dénoncer Daesh et à exiger cette dénonciation de manière pressante de nos concitoyens musulmans réels ou supposés. Le projet politique de Daesh et les actes qui en découlent ont déjà été dénoncés par la très grande partie des habitants de notre pays, populations issues de l’immigration incluses.

    Il faut vraiment être coupés de nos concitoyens musulmans réels ou supposés pour en douter. Ces concitoyens français ou étrangers vivant en France sont les premiers à souffrir de cette instrumentalisation de leur foi à des fins politiques, réactionnaires et meurtrières. « Qu’est-ce qu’on va encore prendre » est la réaction la plus fréquente qui suit l’émotion face à ces meurtres, conscients qu’ils sont des instrumentalisations de l’émotion à des fins islamophobes qui ne manquerons pas. Il ne s’agit pas d’une paranoïa mais de l’expérience tirée du passé et en particulier des attentats du début de l’année. Dans ce contexte les injonctions à la dénonciation sont ressenties comme une suspicion de complicité ou d’approbation. Une nouvelle fois ce qui est ressenti c’est une accusation d’illégitimité de présence chez soi. Voici ce qu’en disait Rokhaya Diallo dans une émission radio à la suite des attentats de janvier :

    « Quand j’entends dire que l’on somme les musulmans de se désolidariser d’un acte qui n’a rien d’humain, oui, effectivement, je me sens visée. J’ai le sentiment que toute ma famille et tous mes amis musulmans sont mis sur le banc des accusés. Est-ce que vous osez me dire, ici, que je suis solidaire ? Vous avez vraiment besoin que je verbalise ? Donc, moi, je suis la seule autour de la table à devoir dire que je n’ai rien à voir avec ça (1). »

    La seconde posture est l’essentialisme et le culturalisme. Les actes barbares que nous vivons auraient une explication simple : ils sont en germe dans la religion musulmane elle-même qui à la différence des autres, porterait une violence congénitale, une barbarie consubstantielle et une irrationalité dans son essence. Cette religion à la différence des autres religions monothéiste serait allergique à la raison et inapte à la vie dans une société démocratique. De cette représentation de la religion découle la représentation de ses adeptes. Les musulmans seraient, contrairement aux autres croyants, une entité homogène partageant tous le même rapport au monde, à la société et aux autres. Une telle posture conduit inévitablement à l’idée d’une éradication, l’islam apparaissant comme incompatible avec la république, la laïcité, le droit des femmes, etc. Résultat de plusieurs décennies de diffusion politique et médiatique de la théorie du « choc des civilisations », cette posture s’exprime dans des formes plus ou moins nuancées mais est malheureusement bien ancrée dans notre société (2).

    La troisième posture est celle de la relativisation de la gravité des tueries. Celles-ci ne seraient que le résultat d’une folie individuelle contre laquelle on ne pourrait rien si ce n’est de repérer le plus tôt possible les signes annonciateurs dans les comportements individuels. Nous ne serions qu’en présence d’accidents dans les trajectoires individuelles sans aucune base sociale, matérielle, politique. Une telle posture de "psychologisation" occulte que les individus ne vivent pas hors-sol et que leur mal-être prend telle ou telle forme en rencontrant un contexte social précis. C’est à ce niveau que se rencontre l’individu et sa société, la trajectoire individuelle et son contexte social, la fragilisation et les offres sociales et politiques qui la captent pour l’orienter. Il est évident que les candidats « djihadistes » sont issus de trajectoires fragilisées mais cela ne suffit pas à expliquer le basculement vers cette forme précise qu’est la violence nihiliste (3).

    La quatrième posture s’exprime sous la forme de la théorie du complot. Les tueries seraient le fait d’un vaste complot ayant des objectifs précis : complot juif mondial, "illuminati", actes des services secrets, etc. Elle conduit à un aveuglement face au réel et à l’abandon de l’effort de compréhension du monde et des drames qui le secouent. Elle suscite une dépolitisation se masquant derrière une apparente sur-politisation : dépolitisation car il serait vain de rechercher dans l’économique, le social, le politique, etc., les causes de ce que nous vivons et sur-politisation car tout serait issu d’une cause politique occulte portée par un petit groupe secret. Elle est entretenue par la négation dominante de la conflictualité sociale, des oppositions d’intérêts et des stratégies des classes dominantes pour orienter l’opinion dans le sens de ses intérêts matériels. A ce niveau l’accusation de « confusionnisme » de toute dénonciation des stratégies des classes dominantes conduit consciemment ou non à entretenir la théorie du complot. Certains « anti-confusionnistes » de bonne foi ou non entretiennent en effet boomerang le « complotisme ». Ce faisant, certains « anti-confusionnistes » entretiennent la confusion (4).

    La cinquième posture est l’explication en terme du « virus externe ». Notre société serait victime d’une contamination venant uniquement de l’extérieur contre laquelle il faudrait désormais se prémunir. Elle débouche sur une logique de guerre à l’externe et sur une logique sécuritaire à l’interne. Elle est créatrice d’une spirale où la peur et le discours sur la menace externe suscite une demande d’interventions militaires à l’extérieur et de limitation des libertés à l’interne. Susciter une demande pour ensuite y répondre est un mécanisme classique des périodes historiques réactionnaires. L’absence de mouvement anti-guerre dans notre société est le signe que cette posture est largement répandue. Or comme la précédente, elle conduit d’une part à l’abandon de la recherche des causes et d’autre part au sentiment d’impuissance (5).

    Il reste la posture matérialiste ne renonçant pas à comprendre le monde et encore plus quand il prend des orientations régressives et meurtrières. Minoritaire dans le contexte actuel, cette posture est pourtant la seule susceptible d’une reprise de l’initiative progressiste. Elle suppose de recontextualiser les événements (et encore plus lorsqu’ils prennent des formes dramatiques) dans les enjeux économiques, politiques et sociaux. Elle nécessite la prise en compte des intérêts matériels qui s’affrontent pour orienter notre demande et qui produisent des conséquences précises. Elle inscrit les comportements individuels comme étant des résultats sociaux et non des essences en action. Elle prend l’histoire longue et immédiate comme un des facteurs du présent. Elle peut certes se tromper en occultant par méconnaissance une causalité ou en la sous-estimant, mais elle est la seule à permettre une réelle action sur ce monde.

    Dans un monde marqué par la violence croissante sous toutes ses formes, le renoncement à la pensée nous condamne pour le mieux à une posture de l’impuissance et pour le pire à la recherche de boucs-émissaires à sacrifier sur l’autel d’une réassurance aléatoire.

    Une offre de « djihadisme » qui rencontre une demande

    Il existe une offre de « djihadisme » à l’échelle mondiale et nationale. Elle n’est ni nouvelle, ni inexplicable. Elle a ses espaces de théorisations et ses Etats financeurs. L’Arabie Saoudite et le Qatar entre autres, pourtant alliés des Etats-Unis et de la France, en sont les principaux (6).

    Ces pétromonarchies appuient et financent depuis de nombreuses années des déstabilisations régionales dont elles ont besoin pour maintenir et/ou conquérir leur mainmise sur les richesses du sol et du sous-sol du Moyen-Orient. Cette base matérielle est complétée par un besoin idéologique. Elles ont besoin de diffuser une certaine vision de l’Islam pour éviter l’émergence et le développement d’autres visions de l’Islam progressistes et/ou révolutionnaire qui menaceraient l’hégémonie idéologique qu’elles veulent conquérir. Plus largement les pétromonarchies sont menacées par toutes les théorisations politiques qui remettent en cause leur rapport aux grandes puissances qui dominent notre planète : nationalisme, anti-impérialisme, progressisme dans ses différentes variantes, communisme, théologie de la libération, etc.

    C’est à ce double niveaux matériel et idéologique que s’opère la jonction avec la « réal-politique » des puissances impérialistes. Elles aussi ont un intérêt matériel à la déstabilisation de régions entières pour s’accaparer les richesses du sol et du sous-sol, pour justifier de nouvelles guerres coloniales en Afrique et au Moyen-Orient, pour supplanter leurs concurrents, pour contrôler les espaces géostratégiques et pour balkaniser des Etats afin de mieux les maîtriser. Elles aussi ont un besoin idéologique de masquer les causes réelles du chaos du monde c’est-à-dire la mondialisation ultralibérale actuelle. Il n’y a aucune amitié particulière entre les classes dominantes occidentales et les pétromonarchies et/ou les « djihadistes », mais une convergence relative d’intérêts matériels et idéologiques. Comme le soulignait De Gaulle pour décrire la réal-politique : « Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». C’est cette réal-politique qui a conduit dans le passé à présenter les « djihadistes » en Afghanistan comme des combattants de la liberté et qui conduit un Fabius à dire aujourd’hui : « El Nosra fait du bon boulot ».

    Mais se limiter à l’offre ne permet pas de comprendre l’efficacité actuelle du phénomène. Encore faut-il expliquer le fait que cette offre rencontre une « demande ». Nous disions plus haut que cette offre n’est pas nouvelle. Nous l’avons-nous même rencontrée dans les quartiers populaires, il y a plus de trois décennies. Simplement à l’époque, elle ne rencontrait aucune « demande ». Nous pensions à vivre, à nous amuser, à militer et à aimer et regardions ces prédicateurs comme des allumés. C’est la raison pour laquelle il faut se pencher sur les processus d’émergence et de développement de cette demande « made in France ». A ce niveau force est de faire le lien avec les processus de paupérisation et de précarisation massive qui touchent les classes populaires. L’existence avérée de candidats « djihadistes » non issus de familles musulmanes souligne que c’est bien l’ensemble des classes populaires qui sont concernés par ces processus conduisant les plus fragilisés de leurs membres à sombrer dans des comportements nihilistes. Force également est de faire le lien avec les discriminations racistes systémiques et institutionnelle qui abîment des vies pour nos concitoyens noirs, arabes et musulmans. Force enfin est de prendre en compte dans l’analyse les effets des discours et pratiques islamophobes qui se sont répandus dans la société française et qu’il de bon ton de relativiser, d’euphémiser, voir de nier. Ce sont l’ensemble de ces processus qui conduisent à l’émergence du nihilisme contemporain.

    Enfin la vision méprisante des habitants des quartiers populaires comme « sous-prolétariat » incapable de penser politiquement conduit à sous-estimer le besoin du politique dans les classes populaires en général et dans leurs composantes issues de l’immigration post-coloniale en particulier. Ces citoyennes et citoyens observent le monde et tentent de le comprendre avec les grilles disponibles dans une séquence historique donnée. Ils et Elles ne peuvent que constater que des guerres se multiplient et que l’on trouve des financements pour le faire alors qu’on leur serine que les caisses sont vides. Elles et ils ne peuvent qu’interroger la soi-disant nécessité urgente d’intervenir en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Lybie, en Côte d’Ivoire, au Mali, etc. et à l’inverse la soi-disant nécessité urgente à soutenir l’Etat d’Israël en dépit de ses manquements à toutes les résolutions des Nations-Unies. Tous ces facteurs conduisent pour la majorité à une révolte qui cherche un canal d’expression et pour une extrême minorité à l’orientation nihiliste.

    A ne pas vouloir comprendre qu’un monde immonde conduit à des actes immondes, on constitue le terreau de la rencontre entre l’offre et la demande de nihilisme.

    Notes :
    1) http://www.atlasinfo.fr/Charlie-Heb...
    2) Voir sur ce sujet : Jocelyne Cesari, l’Islam à l’épreuve de l’Occident, La Découverte, Paris, 2004.
    3) Sur la rencontre entre le contexte social et effets fragilisant sur les trajectoires individuelles voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 1952.
    4) Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, Paris, 2012.
    5) Voir notre article avec Yvon Fotia « Discrimination systémique » , Dictionnaire des dominations de sexe, de race, de classe, Syllepse, Paris, 2012.
    6) David Benichou, Farhad Khosrokhavar, Philippe Migaux, Le jihadisme, comprendre pour mieux combattre, Plon, Paris, 2015.

    Et Richard Labévière, Les dollars de la terreur, Les Etats-Unis et l’islamisme, Grasset, Paris, 1999.

    Source : www.investigaction.net

  • Le cuistre et l'amateur

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    (Dialogue schizo) 

    À propos d’une polémique lancée par le Révérend Daniel Maggetti, gardien autoproclamé du Temple de la Littérature Romande, contre les Souvenirs autour de la Muette du Dr François L. Pellet, qui pensait bien faire…

     

    Moi l’autre : - Cette fois notre compère JLK devrait se le tenir pour dit : que plus jamais quiconque prétend écrire, dans nos contrées, sur la littérature romande ou ses écrivains, ne sera habilité à le faire sans passer par l’instance de consécration du Centre de Rumination des Langueurs Romandes, dirigé par le Révérend Maggetti, seul habilité à déterminer la scientificité du moindre écrit.

    Moi l’un : - De fait, la polémique lancée par son éminence sacerdotale dans L’Hebdo, il y a quelque temps, et reprise par une chronique magistrale, ce matin dans Le Temps, devrait en imposer à chacun à commencer par ce malappris de JLK : pas de salut hors de la chapelle de Dorigny, baptisée Le Mouroir par Jacques Chessex...

    Moi l’autre : - N’empêche que le JLK en question nous a passé son exemplaire de ces Souvenirs de La Muette, et que nous pouvons donc en juger. De quoi fouetter l’Auteur ? Vraiment du travail d’amateur ?

    Moi l’un . - Très exactement ça : du travail d’amateur, d’abord au sens de celui qui aime, et ensuite d’un point de vue plus discutable. Or ce qui est intéressant, c’est que le Dr Pellet le dit tout à trac: qu’il a commencé par ne pas trop aimer Ramuz, dont il trouvait les premiers romans, Aline et Jean-Luc persécuté, par trop tristes…

    Moi l’autre : - Bah, pas très original en cela. Et c’est vrai qu’il y a plus fin en matière de jugement littéraire, Mais ensuite il se rattrape, piqué par ses conversations avec la fille de Ramuz, surnommée Gadon par celui-ci, et se mettant à lire tout Ramuz. Comme il est médecin, il va craquer à la lecture d’Une Main, en attendant mieux.

    Moi l’un : - Ce qui est sûr alors, c’est que le « mieux » ne sera pas de l’ordre du jugement littéraire, et d’ailleurs il n’y prétend pas. En revanche, sur la demande de Gadon et de son fils, surnommé Monsieur Paul, collègue de JLK à 24 heures, il va se coller à la correction de l’image par trop figée, austère et fausse, de l’image de Ramuz généralement admise. 

    Comme il est voisin de La Muette, le brave docteur a beaucoup « échangé » avec la fille de Ramuz, Madame Olivieri, et avec son fils Guido, petit-fils adoré del’écrivain, qui vont lui confier, en plus de leurs observations, un certain nombre de documents inédits, textes et photos, à partir desquels il constitue une mosaïque plus ou moins bien fagotée, qui corrige notablement, en effet, l’image qu’on a de Ramuz dans la vie quotidienne, son attitude envers sa femme Cécile et les femmes en général, sa fille et son petit-fils, ses amis et son travail, notamment. Rien que pour la foison de détails liés à ces aspects de la vie de l’écrivain et de ses proches, le livre est intéressant.

    Moi l’autre : -  Il commence par une anecdote tordante ! L’histoire du beau–père de Pellet qui, en sa jeunesse de gymnasien, est allé voir Ramuz pour l’interroger en vue d’un travail personnel. Alors Ramuz de le recevoir très gentiment et de l’aider à rédiger ledit travail. Et le jeunot de présenter ensuite celui-ci à son prof, détestant probablement Ramuz (comme c’était la mode à l’époque dans le corps professoral perclus de jalousie) et de lui coller une mauvaise note au motif qu’il ne comprenait rien à cet écrivain…

    Moi l’un . – Notre ami JLK a eu plus de chance, puisque c’est un prof de collège, mais deux générations plus tard, qui lui a fait découvrir Ramuz avec une rare ferveur. Bref, il y a ceux qui aiment les romans de Ramuz, ce qui n’était pas le cas du Dr Pellet au départ, et il y a ceux qui le débinent ou le portent aux nues, selon la tendance du moment.  Or la tendance actuelle, au Centre de Recherches sur les Lettres Romandes, est de le statufier « scientifiquement », ce dont l’intéressé aurait d’ailleurs eu horreur.

    Moi l’autre : - Maggetti a crié au sacrilège sous prétexte que le Dr Pellet osait poser la question de l’antisémitisme de Ramuz, affirmant  que jamais l’écrivain n’a jamais écrit une ligne répréhensible à cet égard…

    Moi l’un : - Oui, il a déjà attaqué Pellet à ce propos, dans une polémique antérieure, mais le toubib se fiait à des témoignages de proches, évoquant notamment l’interdiction faite par Ramuz de se fournir chez des commerçants juifs. Or il n’en fait pas un procès a posteriori mais relève un trait d’époque par ailleurs très répandu, avant de remarquer que le grand humaniste n’a jamais écrit une ligne solidaire relative à cette tragédie, comme l’a relevé sa fille en évitant de s’attarder... Sur la même ligne, on se rappelle les postures maurassiennes des Cingria, et même Cendrars a été pointé du doigt…

    Moi l’autre : - Au demeurant, le Dr Pellet corrige le tir dans l’autre sens, contre ceux qui ne voient en Ramuz qu’un affreux macho écrasant sa femme et l’empêchant de peindre…

    Moi l’un . - C’est vrai, il y a le pater familias et le Maître soumettant les siens à son horaire d’écrivain très discipliné, mais il y a aussi le bonhomme plein d’humour et de finesse, très présent avec les enfants, à la fois sociable et peu social, pas du tout répandu en ville comme on le voit à la fin de Circonstances de la vie, où Lausanne et son casino font presque figure de Babylone…

    Moi l’autre : - Le livre du Dr Pellet éclaire certains aspects hilarants de cette pétoche anti-moderniste… 

    Moi l’un : -  Ah ça, je trouve irrésistible la scène rapportée de Ramuz exigeant, alors qu’on remonte les zigzags d’un col en automobile, de descendre aux virages pour les faire à pied…

    Moi l’autre : Et dire que Maggetti voudrait nous priver de ça !

    Moi l’un : - Evidemment il y a grand danger, pour un universitaire blotti dans sa serre tiède, de voir la vie débarquer ! À cet égard, ce qu’il dit sur la méfiance qu’un historien digne de ce nom doit manifester envers les « sources directes » est hautement significatif. Momie classée et embaumée: pas touche !  

    Moi l’autre : - Surtout que ça touche, en l’occurrence, à l’intimité de l’écrivain, du couple et de la famille. Les lettres inédites de la future Madame Ramuz sont touchantes de naturel coquin…

    Moi l’un : ouais, mais là, le prof Maggetti a raison : notre Dr Pellet aurait pu se montrer vraiment plus rigoureux en datant ces documents, ou plus généralement en collant des guillemets à ses citations. Là, l’amateurisme n’est plus admissible. Et pour l’iconographie, les reproductions sont vraiment « limites ». Donc on ne se gênera pas de critiquer, mais quant à en faire un crime de lèse-majesté, minute !

    Moi l’autre : - Donc c’est à prendre comme un témoignage, intéressant pour le lecteur non spécialiste mais curieux d’en apprendre plus sur l’écrivain, sa vie ordinaire et son temps…

    Moi l’un . - Oui, et bien d’autres aspects : Ramuz et la musique, Ramuz et la peur du voyage, Ramuz et le bonheur, entre autres…

    Moi l’autre : - Le type est souvent angoissé, il pèse parfois sur son entourage proche, mais en somme c’est plutôt un homme bon,conclut le Dr Pellet.

    Moi l’un : - À vrai dire  la « démystification » n’a rien decorrosif, mais l’image corrigée est étayée et rend l’homme plus proche, plus vivant en ses contradictions, assez coincé dans son corset de protestant mais capable de sourire et de rire – ce que ses portraits ordinaires évitent de montrer. Un homme pudique et droit, moyen comme époux mais bon papa, etc.  

    Moi l’autre : - Conclusion non scientifique ?

    Moi l’un . - Pouvait mieux faire. Mais l’amateur est moins puant que le cuistre

    François L. Pellet. Souvenirs autour de « La Muette ».Editions Ouverture, 397p.

  • Plus fort que la mort

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    En 2001 paraissait l'un des plus beaux livres de Janine Massard, et certainement le plus émouvant: Comme si je n'avais pas traversé l'été. 

    Il est certains livres qu'il paraît presque indécent de «critiquer» tant ils sont chargés de composantes émotionnelles liées à un vécu tragique, et tel est bien le cas du nouveau roman de Janine Massard, tout plein de ses pleurs et de sa révolte de femme et de mère confrontée, en très peu de temps, à la mort «naturelle» de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer.

     

    La volonté explicite de tirer un roman de cette substance existentielle et l'effort de donner à celui-ci une forme distinguent pourtant cet ouvrage d'un simple «récit de vie» où ne compteraient que les péripéties. Autant pour se ménager le recul nécessaire que pour mieux dessiner ses personnages et pour «universaliser» son récit, Janine Massard revendique le droit à l'invention, et c'est aussi sa façon de faire la pige au «scénariste invisible, ce tordu aux desseins troubles, qui a concocté cette histoire à n'y pas croire». Cette transposition littéraire ne saurait être limitée à un artifice superficiel: en véritable écrivain, Janine Massard l'investit avec vigueur et légèreté, quand tout devrait la terrasser et la soumettre au poids du monde. Alia (dont le prénom signifie «de l'autre côté» en latin) endosse ici le rôle principal d'une femme qu'on imagine dans la cinquantaine, du genre plutôt émancipé, protestante «rejetante» peu encline à s'en laisser conter par le Dieu fouettard de sa famille paternelle, et fort mal préparée aussi à l'irruption, dans sa vie de rationaliste, de la maladie et de la mort. En écrivain,

    Janine Massard se montre hypersensible au poids des mots, lorsque bascule par exemple le sens de l'adjectif «flamboyant» (marquant la victoire de la lumière) pour qualifier la «tumeur flamboyante» qui frappe soudain Bernard, le mari de la protagoniste.

    De la même façon, la romancière recrée magnifiquement les atmosphères très contrastées dans lesquelles baigne Alia, entre pics d'angoisse et phases d'attente-espoir, que ce soit dans la lumière lémanique (Alia, comme son père, étant «du lac» et très proche de la nature maternelle), les couloirs d'hôpitaux où se distillent les petites phrases lamentables des techniciens-toubibs si peu doués en matière de relations humaines, ou en Californie dont les grands espaces et la population déjantée conviennent particulièrement à sa grande fille nique-la-mort. Par ailleurs, le recours à l'humour multiplie les ruptures heureuses, par exemple pour faire pièce au désarroi solitaire d'Alia: «Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d'elle...»

    Livre de la déchirure et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive (nul hasard qu'Alia, soudain atteinte d'eczéma atopique, se compare au Grand Gratteur Job vitupérant le Créateur), le roman de Janine Massard est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux, des vivants et des morts, un livre du courage, un livre de femme, un livre de mère, un livre de vie. A un moment donné, rencontrant la Bosniaque Hanifa de Sarajevo, Alia découvre «l'explosion de l'expression créatrice apparue comme la seule réponse à la barbarie».

    Or, elle-même va «racheter», en écrivant, à la fois son passé et l'enfance de ses deux filles, les beaux moments passés avec Bernard et la force salvatrice du rire ou de la solidarité, la valeur du rêve aussi et la puissance insoupçonnée de l'irrationnel qu'un initié aux pratiques zen va lui révéler en passant, la soulageant physiquement et moralement à la fois. Elle qui se moque volontiers de ceux qui lui recommandent à bon compte de po-si-tiver («il paraît qu'il faut apprendre à vivre sa mort au lieu de mourir sa vie, parole de vivant, ça cause distingué un psy bien portant») ne tombe pas pour autant dans la jobardise New Age, mais découvre bel et bien une nouvelle dimension de l'existence aux frontières du visible et des certitudes.

    Dès le début de son livre, Janine Massard affirme «qu'une mort vous aide aussi à vivre», et cette révélation est d'autant plus frappante que cette nouvelle vie, cernée de mort mais d'autant plus fortement ressentie, est «sans mode d'emploi»...

    Janine Massard. Comme si je n'avais pas traversé l'été. L'Aire, 205 pp.

  • Ceux qui philosophent dans le mouroir

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    Celui qui a une licence de philo lui permettant de conduire à gauche et de mieux dénoncer les néo-réactionnaires lancés sur la bande d’urgence pour mieux frimer à la télé / Celle qui ayant lu un article sur Derrida se trouve habilitée à distinguer ce qui fait différer la différance de la différence / Ceux qui se sont passionnés pour l’archéologie du savoir à l’époque où Michel Foucault creusait le sujet dans le sous-texte / Celui qui comme Sollers estime que personne depuis Homère n’a lu comme lui La Divine comédie qui annonce d’ailleurs ce qu’ils pensent tous deux de la politique chinoise et du primat de la France dans toutes les matières y compris recyclage des déchets nucléaire / Celle qui a toujours bien ri en écoutant les gars de la revue Tel Quel parler aux masses ouvrières dans la foulée de Julia Kristeva redonnant du punch aux grévistes / Ceux qui réfutent les positions de penseurs qu’ils n’ont pas lu histoire de rester fermes / Celui qui reproche à Blaise Pascal (néo-réac français avant la lettre) le déficit technique de son argumentation conceptuelle / Celle qui n’ayant jamais lu Spinoza se situe clairement entre Comte et Sponville / Ceux qui aiment bien voir Michel Onfray à la télé non sans couper le son / Celui qui a lu attentivement Cosmos pour en rire en connaissance de cause / Celle qui salue l’initiative du patriarche russe visant à la réhabilitation de Staline en attendant qu’on rende enfin justice à Hitler critiqué par les Juifs ces réacs avérés / Ceux qui estiment qu’il n’y a qu’un Dieu fiable grand-russe prouvant son ouverture d’esprit en roulant Harley ou Kawa / Celui qui ouvre un café philosophique pour parler commerce / Celle qui a des opinions à revendre et même gratuitement si vous êtes preneur d’un selfie genre Onfray sur Instagram / Ceux qui demandent au dissident palestininen pourquoi il ne fait pas ramadan genre pensée juive pas casher / Celle qui désespère de ne plus voir des mains de vrais ouvriers maculées de vrais cambouis comme à Billancourt des belles années / Ceux qui lisant une réfutation des idées de Sartre sur Twitter se demandent mais alors que faire ? / Ceux qui vont encore prétendant que le matérialiste La Mettrie serait mort étouffé par un pâté de faisan alors qu’il se trouvait ce jour-là à un bruch vegan avant la lettre / Celui qui se sent plus à l’aise avec les pourceaux d’Epicure qu’avec les purs sots de Heidegger / Celle qui traque les relents d’antisémitisme subconscient dans les prolégomènes autrichiens du jeune Freud / Ceux qui non sans courage postulent la scientificité de la génétique littéraire de pointe se fondant sur les dernières percées de la biologie moléculaire aux extesions paradigmatiques reconnues par la fac de lettres de Lausanne (Switzerland) et environs genevois / Celui qui ne voit guère de contradiction entre la réfutation du dogmatisme marxiste par Jacques Monod et celle du dogmatisme catholique par le Théodore du même nom / Celle qui s’identifie aux damnés de la terre au niveau des principes mais travaille encore  sur la notion de frontière et d’identité comme son maître de thèse d’ailleurs qui a lui aussi « fait » la Syrie àl’époque / Ceux qui prétendent que finalement tout est philosophique comme à un autre point de vue tout est poétique même si l’économie a aussi son mot à dire ça c’est sûr Davos le prouve  / Celui qui reste fidèle à Sophocle à l’instar de la championne de ski Marielle Goitschel qui ne parlait pas pour ne rien dire / Ceux qui estiment qu’il n’y a plus au monde de philosphes dignes de ce nom (à part quelques sagesd’âges divers repérables sous les arbres non éradiqués de nombreux pays) mais une exponentielle prolifération de profs de philo se réfutant les uns les autres dans autant de congrès spécifiques relayés  par les télés locales ou sur Facebook si ça setrouve, etc.              

    Peinture: Pierre Omcikous.

  • Ceux qui tirent le meilleur du pire

     

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    Avec une révérence admirative à Béatrice Barton...

    Celui qui a dit à Alain Delon qu’il y avait chez lui du meilleur et du pire et que dans le pire il était le meilleur / Celle qui s’est sacrifiée pour l’emmerdeur plein aux as qui lui en a voulu de tout cœur / Ceux qui prouvent malgré leur sale gueule que la bonté est de ce monde / Celui qui a un caillou dans le bocal / Celle qui subit l’impatience du patient mal léché / Ceux qui pour se faire soigner dépensent en un mois le budget annuel de l’hôpital de Lambaréné à l’époque / Celui qui s’est demandé s’il deviendrait plutôt voyou ou plutôt avocat d’affaires et qui a fini avocat voyou d'affaires et plus quand affinités / Celle qui aime bien les avocats fourrés au caviar mais le fromage de L’Etivaz est aussi à son goût / Ceux qui sont snobs au point de se faire soigner aux Bahamas par des toubibs noirs et des soignants latinos / Celui qui appelle sa shooteuse ma fée carabine / Celle qui borde gentiment son mauvais coucheur / Ceux qui hurlent pour ne pas crier tant ils en chient / dmc3.jpgCelui dont on a planqué l’os crânien dans le bide pour pas qu’il ait mal au crémol / Celle qui au vu du pansement du trépané l’appelle sa grosse Bertha / Ceux qui ont droit au meilleur du pire et qui s’en tirent / Celui qui demande à son miroir ce qu’elle a sa gueule histoire de rompre la glace / Celle qui ne te souhaite pas plus un AVC qu’un ticket à l’UDC / Ceux qui ne pensent qu’à survivre et c’est qu’ils s’accrocheraient non mais des fois / Celui qui n’ayant pas les moyens de se payer les soins requis reste planté devant sa télé à regarder ce film à la con / Celle qui trouve que Lolita Morena n’a pas changé alors que son ancien jules ne se tient plus aussi bien / Ceux qui se retrouvent toute l’équipe à l’Hôtel des chamois de l’Etivaz où qu'ils se voient à la télé, etc.

    topelement.jpg(Cette liste a été établie à la suite de la projection du film (remarquable) de Raymond Vouillamoz (en collaboration avec Béatrice Barton) consacré aux tribulations physiques et psychiques de l’avocat genevois Dominique Warluzel, intitulé Avec la vie que j'avais, à revoir sur Internet via RTS2)

  • Aïcha

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    Elle est la seule en mesure de dire quelle odeur règne dans chaque maison, et comment ces gens-là rangent leurs affaires, ce qu’ils oublient ou ce qu’ils cachent. Elle est à la fois curieuse, envieuse, fataliste et résignée. Surtout elle a sa fierté, et la prudence fait le reste.

    En tout cas jamais elle ne se risquerait à la moindre indiscrétion hors de ses téléphones à sa soeur, elle aussi réduite à faire des ménages, mais en Arabie saoudite.

    Dans les grandes largeurs, elles sont d’accord pour estimer que les employeurs musulmans ne sont pas moins entreprenants que les chrétiens même pratiquants. Venant d’un pays très mélangé à cet égard, elles ne s’en étonnent pas autrement. De toute façon, se disent-elles en pouffant, de toute façon les hommes, faudrait les changer pour qu’ils soient autrement.

    Dans un rêve récent, elle découvre le secret du bonheur dans un coffret en bois de rose, chez ses employeurs de la Villa Serena. L’ennui, c’est qu’elle en a oublié le contenu quand elle se réveille, et jamais elle n’oserait en parler à Madame.

    Ce qu’il faut relever enfin, pour la touche optimiste, c’est que ni l’une ni l’autre ne doute qu’elle accédera bientôt à l’état de maîtresse de maison.

  • Ceux qui optimisent le challenge

     

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    Celui qui leur dit « à plus » en pensant probablement : si jamais, voire : le moins possible / Celle qui estime qu’avec les Palestiniens les Israéliens vont dans le mur / Ceux qui font valoir la dangerosité potentielle de l’érection des minarets dans nos cantons ruraux surtout à cause des valets de ferme et des enfants monoparentaux / Celui qui parle volontiers de citoyen lambda en s’excluant visiblement de cette caste improbable / Celui auquel son ex reproche d’instrumentaliser le plaisir qu’il lui a indéniablement procuré du point de vue strictement clitoridien dont elle a maladroitement fait état sur le plateau de Delarue / Celle qui s’inquiète de la traçabilité de l’allergie que sa fille Maude manifeste à l’endroit des chauves en épluchant les rendez-vous figurant sur le carnet d’adresses de Jean-Fabrice / Ceux qui travaillent au casting de leur prochain brunch / Celui qui rebondit aux propos de sa psy qui lui propose de purger son vécu relationnel du côté bi / Celle qui parle de réactualiser ses référents / Celle qui se plaint de ne pas impacter la libido de Mike au point de se demander si vraiment il est Str8 / Ceux qui ne te trouvent pas seulement grave mais carrément grave grave / Celui qui mise à fond sur l’écosociétal / Celle qui te demande si quelque part tu ne sais pas où tu en es enfin tu vois ce qu’elle veut dire ? / Ceux qui envoient un signal fort à leurs voisins échangistes qui laissent leurs partenaires parquer sur les cases libres du proprio sans se demander ce qui se passerait si tout le monde faisait pareil / Celui qui pratique la novlangue des connectés avec un max de malice / Celle qui est en train de booster l’idée d’un Espace Poésie au niveau de l’Entreprise / Ceux qui ont une nouvelle feuille de route au niveau du ressenti sensuel, etc.

     

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Trois perles romandes

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    En marge des têtes de gondoles de rentrée, trois livres parus en Suisse romande (entre autres évidemment) me semblent mériter une attention particulière. Les deux premières notes ont paru dans les colonnes du Matin Dimanche de ce jour, sur une page consacrée à neuf perles "injustement oubliées" de la rentrée littéraire, avec les contributions de François Busnel, Delphine de Candolle, Pascal Vandenberghe et JLK.

    Grappilleur d’émotions


    Prodhom_image.jpgJean Prod’hom est un promeneur solitaire attaché à notre terre et à ses gens, un rêveur éveillé, un grappilleur d’émotions, un poète aux musiques douces et parfois graves, un roseau pensant (sur l’époque) et un chêne pensif (sur nos fins dernières).

    Un an après la parution (chez Autrepart) de Tessons, recueil d’éclats sauvés d’unparadis pas tout à fait perdu, ces Marges confirment l’évidence que « l’inouï est à notre porte ».

    Souvenirs d’une enfance lausannoise de sauvageon, flâneries dans l’arrière-pays vaudois ou au diable vert napolitain, vacillements (« je tremble de rien, je tremble de tout ») et riches heures (Boules à neige, À l’ombre du tilleul) constituent un kaléidoscope enrichi par le contrepoint d’images photographiques.

    Miracle actuel: ce trésor de sensibilité a été tiré d’un blog (lesmarges.net) par l’éditeur Claude Pahud, enfin éclairé par une fraternelle postface de François Bon.

    JeanProd’hom, Marges. Antipodes, 164p.

    litterature-rentree-romande-males-auteurs1.jpgTragédie grecque


    L’actualité dramatique des crises européennes et des migrations trouve, dans Le Mur grec de Nicolas Verdan, une projection romanesque exacerbée, sur fond de roman noir économico-politique très bien documenté, humainement prenant.

    Le protagoniste en est un flic sexagénaire, Agent Evangelos, dont les tribulations existentielles recoupent celles de sonpays en déglingue. Chargé d’une mission dont il découvrira finalement les tenantscrapuleux, liés à la corruption ambiante, Agent Evangelos vit à la fois unerédemption personnelle par la venue au monde, en cette nuit de décembre 2010,du premier enfant de sa fille.

    Dix ans après Le rendez-vous de Thessalonique, son premier livre, Nicolas Verdan retrouve sa source grecque (sa seconde patrie par sa mère) avec un roman âpre et bien construit, tissé de constats amers et de questions non résolues.

    Nourri par les reportages sur le terrain de Verdan le journaliste, Le Mur grec illustre le talent accompli d’un vrai romancier qui prend le lecteur « par la gueule »…

    Nicolas Verdan, Le Mur grec. Bernard Campiche éditeur, 252p.

    ob_cd401d_manifeste-4-pajak.jpgLe paquebot de Pajak


    Ecrivain et artiste d’un talent et d’une originalité reconnus bien au-delà de nos frontières (son dernier ouvrage a été consacré par le Prix Médicis étranger 2014), Frédéric Pajak poursuit sa démarche de chroniqueur-illustrateur hors norme dans le quatrième volume de son formidable Manifeste incertain, entremêlant journal « perso » et découverte de tel ou tel grand personnage.

    En l’occurrence, une ouverture assez fracassante sur la malbouffe précède l’embarquement de l’auteur, aux Canaries, sur le paquebot titanesque Magnifica, à destination de l’Argentine.

    Pour meubler l’ennui mortel signifié par la formule « la croisière s’amuse », Pajak lit crânement L’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, en lequel il découvre un auteur bien plus passionnant qu’on ne le croit, déjà célébré par Nicolas Bouvier.

    Au demeurant, le récit de Pajak déborde de vie et de détails par le verbe (de plus en plus élégant dans sa simplicité ) et le trait d’encre, jusqu’à l’irrésistible évocation de la pension libertaire dans laquelle, ado, il a appris à désobéir aux éducateurs foutraques…

    Frédéric Pajak. Manifeste incertain IV. Noir sur Blanc, 221p.

  • L'amour par coeur

     

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    Que l’amour courtois n’exclut pas la vérité selon la chair.

    Léa n’en parle guère à Théo, comme si la chose allait de soi, mais ce qu’elle constate est que le solfège résiste. La musique tient bon, Cécile a de vraies raisons de s’indigner mondialement et Chloé de prodiguer partout ses soins de spy-doctor, chacune sans se départir, la première, de sa  pétulance positive et la seconde de son  cran en zone dangereuse, donc tout n’est pas perdu. Comme le disait aussi l’émouvant Christopher qui savait de quoi il parlait : il suffit de tenir la note.

    D’un autre point de vue, s’il est vrai que Théo n’a aucune espèce de notion en matière de fonctionnalité marchande, le moins qu’on puisse dire est qu’il aura assuré dans sa partie, sans sacrifier jamais aux effets, comme Léa dans sa façon d’apprêter la crème soubise ou sa persévérance à développer tous les registres de l’harmonium, l’éducation des greluches ou  l’accueil clandestin de clandestins quand celui-ci lui a paru justifié.

    Précisions utiles : À maints égards, Léa et ses filles incarnaient alors des variantes représentatives du type de la femme moderne libre et responsable. En sa qualité de fille d’hôtelier, Léa maîtrisait tous les aspects d’une organisation pratique accordée à un indéniable art de vivre, tout en assumant la gestion de l’œuvre de Théo  entre deux concerts d’harmonium ; Cécile s’était rendue utile puis indispensable auprès de nombreuses associations attachées au soutien ou à la survie de peuples divers  et de diverses espèces animales menacées, et Chloé travaillait sur le terrain à la réparation des corps et de leurs membres polytraumatisés avec des compétences d’acquisition palliant son excessive sensibilité – toutes qualités  relancées par les liens plus ou moins étroits que le trio entretenait avec Jonas, parrain de Cécile, le Monsieur belge dont les connaissances tous azimuts avaient aidé l’une ou l’autre à tel ou tel moment, ou encore Rachel et la Maréchale qu’une naturelle complicité rapprochait aussi, on verra comment.

    On pourrait dire enfin qu’à côté de la femme résolument terre à terre, il y a de la fée et du médium en Léa, qui voit bel et bien, à l’instant, Théo rassembler ses affaires en considérant son travail accompli durant la matinée, s’en féliciter d’abord puis y revenir plusieurs fois après une station à la fenêtre de l’Isba, retourner au portrait et se désoler d’y trouver tant de pendables insuffisances  et en soupirer, puis en rire comme il a appris à rire, enfant, de tout ce que la guerre lui a inculqué avant l’âge;, et s’il fumait encore il en grillerait une, au lieu de quoi il rajoutevite fait une nuance de bleu vert dans les yeux pers de cette Léa qu’elle-mêmeattend de découvir sans impatience aucune ; et plus tard elle le voitenfourcher son side-car après avoir coiffé son casque d’aviateur de la GrandeGuerre trouvé dans les greniers de la Bella Tola, et le voici descendant parles zigzags de la route d’en haut, le voilà fonçant sur les cornichessurplombant le Haut Lac, et maintenant c’est elle qui se jette un dernierregard au miroir avant de se pointer, clope au bec, sur le perron de pierre dela Datcha,  enfin on ne sait trop commentarranger la fin de ce chapitre mais ce qui est probable est qu’on entendra dela musique aux fenêtres ouvertes de leur demeure dont le plafond bleu dela  chambre des vieux amants semblebouger doucement sous l’effet de la lumière filtrant entre les feuillesreverdies du grand érable protecteur qu’il y a là.

    La musique peut venir à ce moment-là.

    Tout à l’heure Léa, les yeux mi-clos sur sa clope,entendra le bruit des pas de Théo dans l’allée, et c’est une musique detoujours qui lui revient. La vision de Théo se fond ainsi dans l’écoute de Léa.

    Ce qu’onpourrait dire un silence originel garde en mémoire ce bruit de pas dans laforêt, ou parfois dans les couloirs de bois de la Bella Tola, ou dans elle nesait plus quel jardin ou encore, à l’opposé de toute musique selon son cœur, derrière cette porte là-bas qui n’aurait jamais dû s’ouvrir sur les pas  de l’effroi.         

    L’harmonium n’est pas pour Léa l’instrument d’une fuite ni moins encore l’accompagnement pompé de cantiques supposés stimuler l’élévation de chacune et chacun les yeux au ciel, mais une machine à retrouver l’harmonie que seul aura jamais égalé le premier  souffle d’un enfant.

    Léa connaît le solfège sur le bout de chaque doigt, mais il y a longtemps qu’elle ne regarde plus les notes, comme Jonas retient tout par cœur à n’entendre les mots qu’une fois. De même Léa mémorise-t-elle les couleurs de la musique comme Théo entend pour ainsi dire la distribution des tons et des valeurs, sans jamais s’en laisser imposer par aucune des conventions privées ou publiques que Maître Waldau lui a appris tacitement à ignorer, au dam des cagots du clan Mestral.         

    Pas plus que la musique selon Léa n’est soumission aux édits du clan, elle ne s’est jamais associée à la moutonnière procession des concerts et festivals ni à aucune forme de célébration. Quant à l’harmonium de l’antédiluvienne chapelle anglicane de la Bella Tola dont un vieil accordeur de la plaine lui a transmis divers secrets d’entretien, Léa se l'est bonnement réapproprié pour son seul usage et le dernier auditeur fervent que fut Maître Waldau, avant la transplantation de l’objet à la Datcha où sa fonction quotidienne reste de faire pièce, tout tranquillement, à ce qu'elle qualifie de simulacre musical omniprésent alternant romances melliflues et trépidations.         

    La musique usinée est désormais partout, songe ainsi Léa en déployant, assise sur l’escalier de pierre, ses volutes bleutées; le simulacre de la musique submerge tout de sa flatteuse  inanité, dégoulinant des façades extérieures de la ville-monde et des parois intérieures de ses ascenseurs ou de ses lieux d’aisance aux suaves parfums de synthèse, et c’est tout ce que tous deux, unis contre la mort, vomissent et combattent par amour, se dit encore Léa en entendant le bruit des pas de Théo sur l’allée, et voici qu’une comptine chantée et rechantée, lui venant de Laure aux heures heureuses  de son enfance, remonte à ses lèvres avant que les lèvres de Théo ne s’y posent. 
    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Peinture: Pieter Defesche.

     

  • Ceux que ça dérange

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    Celui qui ne veut pas de migrants sur sa pelouse dont la copie de la Vénus de Milo mérite des égards / Celle qui se renseigne sur le prix des barbelés et la hauteur possible d’un mirador au coin de son jardin privatif en banlieue sensible aux courants d’air / Ceux qui écrivent au Vatican pour lui demander de prendre ses responsabilités / Celui qui ne voit pas pourquoi les milliards du Denier du Culte ne peuvent être réinvestis dans l’aide aux réfugiés même mahométans / Celle qui estime (au pif) que rien que sur la place Saint-Pierre de Rome on pourrait installer un camp géant sous la double protection de Notre Seigneur et des gardes suisses / Ceux qui avec l’écologiste suisse Franz Weber (ami de Brigitte Bardot) prônent la réquisition des résidences secondaires alpines (voire préalpines) au bénéfice de familles sans abri ce prochain hiver / Celui qui répond à ceux qui prétendent qu’il n’y a aucun appel à la violence dans le Coran : mais alors y a quoi ? / Celle qui demande pourquoi il y a tant d’étrangers dans d’autres pays et si peu à Urnäsch dont le Conseil communal ne compte aucun Noir à ce qu'on sache / Ceux qui n’ont rien contre les homos kosovars ou antillais s’ils font ça entre eux / Celui que ça dérangerait de faire un peu de place à ses frères musulmans dans son royaume hachémite alors que le Prophète a dit : ta maison est la leur sans penser il est vrai au cours du baril / Ceux qui ont vu des migrants avec des sacs griffés avant de lancer la rumeur qu’ils étaient volés à des femmes de cadres de chez Nestlé / Celui qui est toujours allé à contre-courant ce qui se complique en cas d'exode / Celle qui se réfugie chez sa mère au motif que son mec a encore fait le mur / Ceux qui sont doublement inquiets du fait que la barque soit pleine et que les glaciers se retirent / Celui qui comme Paul Auster (écrivain juif connu) estime qu’il est temps de déplacer Israël au Wisconsin dont le Hamas ignore où c’est / Celle qui ne peut souscrire à une religion qui n’entretienne point la bonne humeur à l’instar de la fondue moitié-moitié / Ceux que le bruit du monde ne distrait point du chant du monde, etc.

     

     

  • Les merveilleux nuages

     

    Panopticon138.jpg… Moi tu vois j’ai pas connu ni mère ni père, j’ai jamais eu d’amis, mais pas un, on m’a dit que je venais de là-bas mais j’ai pas ça de souvenir, donc je peux même pas dire que j’ai un pays, et comment je me trouve ici, je sais pas, si je trouve beau, je sais pas, je sais pas trop ce qui est beau ou pas beau, j’ai pas appris, mais ce que je sais, tout ce que je sais, mec, et ça je le sais: c’est que je kiffe les nuages, les nuages qui passent, là-bas, les merveilleux nuages…

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ne se laissent pas abattre

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    Celui qui se force à regarder l’insoutenable vidéo de 3 minutes 18 secondes durant laquelle un jeune homme maintenu à terre et menotté supplie ses invisibles bourreaux de l'épargner, d’une déchirante voix d’enfant en pleurs, jusqu’à l’interminable dernière minute où la main d’un de ces monstres sous-humains plonge un couteau dans sa gorge et détache sa pauvre tête de son pauvre corps au milieu des acclamations et des ricanements de ces sous-bestiaux nous infligeant la honte d’être de la même espèce / Celle que les fonctionnaires royaux saoudiens (en affaires avec les fonctionnaires fédéraux et autres  magnats sans états d'âme de notre pays) flagellent et décapitent sur la voie publique au nom du Dieu de miséricorde dont le prophète juste et bon a recommandé (par sourates, avant les hadiths additifs) de montrer la plus grande sévérité envers la créature féminine trop souvent insoumise et frivole / Ceux qui jouent au foot avec une tête d’enfant qui ne croyait en rien ce fils de copte / Celui qui lit attentivement La guerre n’a pas un visage de femme  dont l’auteure a une bonne tête / Celle qui prétend que Daech marque le retour de notre espèce au MoyenÂge en oubliant les bâtisseurs de cathédrales et le bleu Giotto pas vraiment style califat / Ceux qui échangeraient volontiers Donald Trump contre l’autre taré financier de l’Etat islamique et que ces deux-là se présentent à des élections libres enfin quoi / Celui qui aime bien la fermeté nuancée d’Alain Finkielkraut dans La seule exactitude / Celle qu’on appelle la hyène des médias comme cela s’explique dès qu’elle l’ouvre et la ramène / Ceux qui s’en remettent au Conseil des Arbres / Celui qui n’est riche que de ses yeux tranquilles / Celle qui a toujours redouté la méchanceté des prétendus vertueux – et relisez La Bigote de Jules Renard si vous n’êtes pas convaincus / Ceux qui en veulent toujours peluche / Celui qui trouve stupide et vulgaire la croyance de ceux selon lesquels les vierges qui les attendent de l’autre côté les préféreront aux jolis touristes agnostiques en chemises Lacoste / Celle qui enrage de n’être pas sifflée dans la rue et en conclut que tous ces étrangers et autres migrants ne sont que voleurs et pédés / Ceux qui ont toujours considéré le pouvoir religieux comme une obscénité  contre nature / Celui qui a conclu depuis longtemps que les oripeaux idéologiques des religions de masse ne cachaient que le vide des âmes / Celle qui attend des musulmans de France qu’il produisent leur Rabelais / Ceux qui savent que l’abbé Rabelais est l’un des poètes chrétiens les plus appréciés du Seigneur comme Il le leur a confirmé tout à l’heure par SMS / Celui qui préfère l’empathie grondeuse mais démocrate de Paul le converti (faut toujours que les convertis en rajoutent, c’est humain) à l’élitisme éthéré de Jean l’évangéliste / Celle qui estime que la religion (ou ce qu’on appelle comme ça pour aller vite) est une chose trop sérieuse (étant entendu que l’amour et le goût pour tout ce qui est bel et bon en ce monde épatant sont choses des plus sérieuses) pour être abandonnée à des prélats de tous bords avec ou sans dessous chics / Ceux qui se retrouvent en l’Abbaye de Thélème où tel aime telle (ou tel) de même que telles et tels se sentent immortels de leur vivant en attendant le doux sommeil, etc.

     

  • Ma vérité sur l'affaire Dicker

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    Pourquoi Le Livre des Baltimore, roman décevant et phénomène d’époque, mérite d’être commenté. Comment l’auteur se soumet à la symbolique Maman du conformisme béat. Ce qu’on pourrait, bien amicalement, lui conseiller pour honorer son talent et, demain peut-être, écrire de meilleurs livres…

     

    Premier constat. 

    La lecture attentive du Livre des Baltimore, dont j’attendais quelque chose, m’a plus que déçu : catastrophé après les cent premières pages. Je n’en croyais pas mes yeux à la découverte de cette vacuité saturée de superlatifs creux, devant ces personnages réduits à l’état d’ectoplasmes, ces situations « téléphonées » et ces dialogues filés comme dans quelque photo-roman à la NousDeux et autres sitcoms dévertébrées. Or les 376 pages suivantes du roman ne m'ont guère rassuré ensuite.

    Fallois.jpgCe premier constat m’a d’autant plus navré que j’avais apprécié, avant tout le battage de l’automne 2012, la lecture de La vérité sur l’affaire Harry Quebert dont Bernard de Fallois, grand Monsieur proustien de la littérature et de l’édition françaises, m’avait parlé au téléphone comme d’une révélation, à ses yeux en tout cas, m’invitant à partager son enthousiasme sur jeu d’épreuves.

    Et de fait, ce livre magnifiquement construit, jouant sur une sorte de« déconstruction temporelle » pour filer une intrigue policière captivante, m’a tout de suite épaté en dépit de son écriture lisse et de sa naïveté à de multiples égards (pas forcément déplaisante au demeurant chez un youngster), autant qu’il a bluffé par la suite un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot, vieux routiers de la lecture critique auxquels on ne la fait pas en matière littéraire...

     

    Roth (Kuffer v1).jpgOn l’a dit et répété : ce roman, jouant sur les relations de deux écrivains à succès - le jeune Marcus Goldman et son vieux mentor Harry Quebert - révélait un fomidable storyteller et j’y trouvai, pour ma part, une sorte de fervent hommage à toute une littérature américaine récente évoquant les grandes espérances de la jeunesse et le choc de la réalité ( de J.D. Salinger et son Arrache-cœur aux romans d’un John Irving ou d’un Philip Roth), entre autres thèmes – dont celui, fondamental, des racines du Mal et de la culpabilité collective - réellement abordés et travaillés par le jeune romancier visiblement nourri, aussi, de séries télévisées américaines. 

    Ainsi, les motifs de Twin Peaks, imaginés par David Lynch, autant que le climat psychologique de certains romans de Philip Roth (notamment  par la relation de Marcus avec sa mère, prototype de la couveuse juive, ou aussi par la curée médiatique et populaire du politiquement correct, modulée dans La Tache ), constituaient-ils une substance riche et variée, où les stéréotypes de la littérature de gare (et d’aérogare) se trouvaient dépassés par l’énergie de la narration, l’évocation en 3 D du décor, le charme et la part de mystère de l’ouvrage. 

    Ensuite l’on vit la success story évoquée par le roman devenir réalité : non du tout par artifice de marketing, comme l’ont prétendu certains pédants jaloux ou mal informés, mais par les qualités primesautières du roman lui-même, lancé par les lecteurs et les libraires assez à l’écart de la critique instituée. Plus tard  en revanche, snobés par les prix décrochés par le livre (Prix du roman de l’Académie française et Goncourt de lycéens) et plus encore par le succès de Joël Dicker à l’international, les médias ont suivi le mouvement en bruyante troupe publicitaire. 

    Ainsi, un mois avant la parution du Livre des Baltimore, des pages entières étaient consacrées à Dicker, fort de ses 3 millions d’exemplaires vendus, égrenant quelques platitudes consensuelles sur le roman lui-même pour mieux « angler » le sujet sur la personne du romancier soigneusement mal rasé ( autant qu’un Marc Levy), lequel ne tarda pas à se repandre à son tour en propos convenus, notamment sur le manque d’amour dont pâtit le monde actuel - un vrai scoop !

     

    De l’utilité (éventuelle) d'une critique sévère-mais-juste...

    Paul Léautaud, dont l’esprit critique s’exerçait en toute liberté, dit un jour qu’il était instructif de lire, parfois, des livres de « carton ».

    Entendons plus précisément : de carton-pâte. Ce qu’on peut dire aussi : de kitsch fabriqué. 

    Dans une chronique récente du Figaro-Magazine, Frédéric Beigbeder montre bien, citations (assez accablantes) à l’appui, en quoi Le Livre des Baltimore procède de la fabrication complaisante, relevant en outre l’invraisemblance de diverses  situations qui signalent le manque de psychologie ou d’expérience vécue du romancier. 

     

    J’en ai repéré bien d’autres, comme la calamiteuse scène du génial ( ?) enfant Hillel taxant, à huit ans ( !) son prof de gymnastique de piètre « hypocondriaque » avant de l’obliger à monter aux perches, du haut desquelles le moniteur tombe et se casse les jambes. Ou, plus niaisement convenue qu’invraisemblable : cette autre scène où tel directeur de collège pour enfants (forcément) riches clame par devant son horreur du sexe, avant d’être surpris par le même génial Hillel en train de fesser le derrière  d'une collègue. 

    Or tout le Livre des Baltimore accumule, à grand renfort d’adjectifs outrés, les situations attendues et les clichés à n’en plus finir, émaillés de dialogues d’une complète indigence.

    Exercice de lecture : trouver, derrière les superlatifs qui font de Hillel un type génial, de son cousin Marcus « l’étoile montante de la littérature américaine », de leur ami Woody un mec super, d’Alexandra la chanteuse à succès « la nouvelle icône de la nation », la moindre épaisseur humaine, la moindre touche de personnalité non formatée, le moindre frémissement de réelle émotion ou la moindre raison concrète de s’intéresser à ces stéréotypes de papier glacé, de carton-plâtre ou de marshmallow…

     

    La question de Maman 

    Le personnage de la mère de Marcus, dans La vérité sur l’affaire Harry Quebert, plus ou moins calqué sur telle mère juive de Philip Roth, était intéressante par son côté lourdement envahissant typique de la mère américaine ou de la mère juive (ou de la mère autrichienne, italienne, iranienne ou genevoise).  

    Dans Le Livre des Baltimore, éclipsée par  la formidable (?) Tante Anita , épouse du non moins exceptionnel (!) Oncle Saul, la mère de Marcus fait pâle figure alors que la grand-mère paternelle, du genre duègne snob et péremptoire, qui ne jure que par les Goldman de Baltimore au détriment des Goldman du New Jersey (les parents « seconde classe » de Marcus) compose un début de personnage réellement insupportable (donc intéressant) que le romancier ne fait hélas qu’esquisser. 

    Cela étant, tout le roman me semble marqué par le commandement sous-jaçent, omniprésent dans une certaine Amérique, selon lequel il est inapproprié de déplaire à Maman. Or un écrivain digne de ce nom peut-il se déployer sans braver cet interdit ? Pourquoi Le Livre des Baltimore, qui se veut célébration de la jeunesse, est-il à ce point dénué de sensualité. Comment ne pas être écoeuré par cette apologie de la réussite, suivie d’une évocation non moins factice des revers subis par les riches  ?

    Exercice proposé à Joël Dicker: lire Le petit bout defemme de Franz Kafka et y réfléchir…

    La question du succès et del’argent. 

    Le succès phénonénal de La vérité sur l’affaire Harry Quebert est-il à l’origine de l’affadissement du Livre des Baltimore ? Un« carton » mondial est-il forcément fatal à un écrivain ? 

    Roth2.jpgPhilip Roth est l’exemple du contraire, dont le succès non moins extraordinaire de Portnoy et son complexe (Portnoy’s complaint) aurait pu marquer la chute, alors qu’il fut suivi d’une carrière en incessant crescendo, nourrie par la vie et une exigence littéraire sans cesse réaffirmée. Mais c’est en bravant Maman et sa famille juive que Philip Roth s’imposa d’emblée, avant de produire une œuvre travaillée par les névroses de l’auteur et les psychoses de l’époque, jusqu’à la trilogie américaine à la Thomas Wolfe, l’hommage au père de Patrimoine et l’uchronie politique du Complot contre l’Amérique entre autres livres mémorables d’une œuvre outrageusement ignorée par les académiciens du Prix Nobel.

    À ce propos, ceux qui reprochent aux jeunes auteurs (notamment romands) de « faire américain » prouvent qu’ils ont une piètre connaissance de la littérature américaine d’aujourd’hui, qui ne se réduit pas à la fabrication de bonnes stories ou au succès monstrueusement disproportionné d’une Anna Todd, parangon stupéfiant de l’infantilisme, de la stupidité et de la vulgarité. 

    Bref, pas plus que le succès, ou l’argent qui en découle, ne sauraient, sans son consentement tacite, nuire à un auteur digne de ce nom, comme l’a aussi prouvé un Georges Simenon, auquel Bernard de Fallois a d’ailleurs consacré un beau livre. 

     

    Simenon2.jpgDe la transmission d’une expérience

    Georges Simenon, précisément, estimait qu’il était impossible, à un père, de transmettre son expérience à ses enfants par le truchement de seuls conseils. 

    Un fils doit faire lui-même les expérience, jusqu’aux plus cuisantes, qui ont brisé et bronzé le cœur de son père, et c’est pourquoi je doute que quiconque puisse donner de bons conseils à  Joël Dicker.

     

    Cela étant, je trouve peu charitable, de la part de Frédéric Beigbeder, d’exclure le jeune romancier du domaine de la littérature, le renvoyant dans la catégorie des faiseurs de best-sellers à la Marc Levy, Guillaume Musso, Katherine Pancol et autres faiseurs. N’est-ce pas un peu tôt, s’agissant d’un auteur de trente ans soumis en peu de temps à l’inimaginable pression d’une notoriété mondiale ?

    L’indéniable risque d’un tel succès réside, évidemment, dans le fait que, tout à coup, un jeune auteur se trouve propulsé dans un univers factice coupé de la « vie réelle ». Au moment de l’affronter, Philip Roth avait déjà été consacré aux Etats-Unis pour son premier livre, Goodybe,Columbus, et ses assises personnelles, sociales ou littéraires, étaient d’une autre solidité que celles du jeune Dicker, si doué qu’il fût. 

    Cependant, qu’est-ce que la vie réelle ? Un Bret Easton Ellis, ou, quelques étages plus haut, un Henry James, ont prouvé que l’univers des riches pouvait offrir un matériau littéraire aussi intéressant que celui des « antihéros » de la moyenne bourgeoisie.

    Et Proust, ou Martin Amis en Angleterre, Gore Vidal « retournant » les clichés médiatiques dans son mémorable Duluth, délectable gorillage de la série Dallas (publié en traduction française par Bernard de Fallois, et préfacé par Italo Calvino) ont montré que tout peut être intéressant dans tous les milieux, outre que le vrai style ou la littérature la plus raffinée n’ont rien à voir avec le compte en banque de l’auteur. Le millionnaire Raymond Roussel voyageait en voiture de luxe, tousrideaux tirés, et en tirait de fabuleux voyages poétiques.

     

    L’enjeu de l’affaire Dicker en son époque

    Le grand Céline, autre passion avec Proust de Bernard de Fallois, dit quelque part qu’un écrivain n’est qu’un turlupin s‘il ne met pas sa peau sur la table. C’est lui aussi, à propos de son expérience au front de la première tuerie du XXe siècle, qui dit qu’il y a des puceaux de la guerre comme il y a des puceaux de l’amour. 

    Avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, Joël Dicker est parvenu, par une sorte de mimétisme saisissant, à pallier son manque d’expérience humaine en imitant les écrivains auxquels il rêvait de ressembler.Par sa fraîcheur et son ingéniosité, ce roman révélait un talent de narrateur très prometteur, supérieur (en tout cas à mes yeux) à celui d’un Paulo Coelho,dont L’Alchimiste a fondé le premier succès mondial avant la dégringolade d’une carrière de flatteur tous azimuts.

    Mais voici Le Livre des Baltimore que nous sommes supposés lire comme « une série américaine à regarder en famille », dixit Dicker…

    Passons sur l’image lénifiante d’un roman lu « en famille », mais que dire de la référence aux séries télévisées. Est-ce à dire que Joël Dicker se félicite de viser bas, comme ne manqueront pas de le conclure d’aucuns de leur haut ?

     

    En ce qui me concerne, après avoir nourri les plus sévères préjugés contre les séries télévisées, de Dallas à Urgences, j’ai découvert, ces dernières années, des séries intelligentes, admirablement construites, dialoguées et interprétées,qui valent parfois mieux que des romans à prétentions littéraires. 

    De Twin Peaks à Breaking bad, en passant par Luther ou BorgenThe Wire ou BroadchurchTrue DetectiveVera et quelques autres, j’ai trouvé dans ces ouvrages souvent collectifs un matériau réellement intéressant du point de vue littéraire et artistique, aux franges du cinéma et de la sociologie documentaire, avec de vrais stylistes (un Aaron Sorkin, dont la patte marque West Wing et plus encore Newsroom, remarquable aperçu critique des médias américains, est un scénariste-dialoguiste de premier ordre) qui fondent la culture vivante d’aujourd’hui n’en déplaise aux cuistres se posant en chiens de garde de la Littérature. 

    Dans ce nouveau contexte culturel, où l’intelligence talentueuse et l’ingénisoté le disputent aux sempiternels stéréotypes du feuilleton bas de gamme (la nuance s’imposait déjà du temps de Balzac, Hugo ou Dumas), il me semble assez sot de rejeter a priori tout recours aux nouvelles techniques« américaines » de narration, remontant pour le roman à Dos Passos – sans parler de l’héritage du cinéma chez Alfred Döblin ou chez le Jules Romains des Hommes de bonne volonté…), alors que la littérature contemporaine brasse et rebrasse tous les modes d’expression. De ce point de vue, l’opposition d’une Littérature recevable, selon les codes académiques frileux, et de sous-produits classés best-sellers, me semble non seulement vaine mais fausse du point de vue del’évaluation critique. 

    En Suisse romande, l’apparition soudaine d’un Joël Dicker, après le succès localde Quentin Mouron, ont semé une certaine confusion jamais observée dans le milieu littéraire, mais entretenue par une certaine sottise médiatique saluant même les beaux gosses… 

    Or ce qui est intéressant chez ces deux très jeunes auteurs, tient à leur expérience existentielle effectivement américaine (Quentin a passé son enfance au Canada et Dicker a baigné lui aussi dans le monde qu’il écrit durant ses vacances d’adolescent), mais surtout à ce qu’ils en ont tiré du point de vue de leur écriture, tous deux s’étant nourri de littérature autant que de séries télévisées. Cela étant, question thématique, processus narratif et succès en librairie, L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier avait marqué peu avant une percée déjà spectaculaire. Or, la Littérature y avait-elle perdu ? Nullement. 

    Les profs de littérature du coin ont considéré Joël Dicker et Quentin Mouron avec une sorte de condescendance, parlant d’OVNI sans entrer en matière sur la thématique et le dynamisme narratif de La vérité sur l’affaire Harry Quebert pas plus que sur la frémissante braise stylistique du premier livre de Quentin Mouron (Au point d’effusion des égouts) et sur l’étonnante perméabilité émotionnelle de Notre-Dame-de-la-Merci).

    Plus récemment, les apparitions d’un Antoine Jaquier, avec Ils sont tous morts, après SwissTrash de Dunia Miralles, ont joliment « cartonné » eux aussi dans nos contrées. Mais peut-on pour autant parler de « renouveau de la littérature romande » ?

    Peut-être à certains égards, qui englobent le renouveau de la culture dans son ensemble, la mutation des mentalités à plus large échelle, sans parler des composantes relevant de la sociologie littéraire. Mais encore ?

     

    Au début du XXe siècle, vers 1914, un vrai premier renouveau fut marqué par l’apparition de novateurs stylistiques éclatants, avec Ramuz (qui écrivit trois grands livres avant 30 ans…) , Charles-Albert Cingria et Blaise Cendrars (aussi peu Romand à vrai dire que Dicker…), mais qui aurait parlé alors de « tirage » ? 

    Ensuite, le « renouveau » n’a cessé de se répéter à chaque auteur significatif, de Pierre Girard à Alice Rivaz ou de Jacques Mercanton à Catherine Colomb, publiés à Paris ou non, jusqu’à Jacques Chessex, prix Goncourt 1973 et publié à Paris ou Georges Haldas, Nicolas Bouvier et tant d’autres, renouvelant chaque fois ceci ou cela.  

      

    Tout cela pour dire quoi ? Qu’il faut faire la part, aujourd’hui, de l’amnésie des uns et de l’hystérie des autres, en considérant les œuvres pour ce qu’elles sont, 

    La vérité sur l’affaire Harry  Quebert de Joël Dicker, succès mondial, est-il un livre marquant  du point de vue littéraire ? Sûrement moins que le premier petit roman de Ramuz, Aline,  pure merveille appréciée de quelques-uns seulement. 

    Mais Dicker ne sera-t-il bon qu’à aligner des best-sellers édulcorés, comme Le livre des Baltimore, probablement voué à un nouveau succès ? Qui peut en jurer ? 

    Un bêta de nos régions affirmait naguère que l’écriture d’un best-seller se réduit à un sujet + un verbe + un complément,réduisant le public à une masse de nigauds manipulés. D’autres ont longtemps considéré un Simenon comme un pisse-copie sans aucun intérêt littéraire, au motif qu’il était l’auteur francophone le plus lu au monde. 

    Bernard de Fallois,découvreur d’un inédit de Proust, fut un des éminents critiques littéraire qui ont défendu Simenon bien avant que celui ci ne fût intronisé à La Pléiade. Mais comment lui reprocher, aujourd’hui, de défendre son poulain aux oeufs d’or, même si Joël Dicker a encore bien à faire pour arriver à la cheville du petit Marcel ou à celle du non moins immense Simenon ? 

    Allons allons: bon vent Joël Dicker. J’ose croire, pour ma part, que tu (vous avez l’âge de nos enfants, donc je te dis tu) peux mieux faire que Le Livre des Baltimore… 

     

    Joël Dicker, Le Livre des Baltimore. Bernard deFallois, 476p.

    FrédéricBeigbeder, Un scénariode roman. Le Figaro-Magazine, 3 octobre 2015.