UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Dimitri quinze ans après

    1406179664.JPG
    Sur une alliance indestructible. Postface à la réédition de Personne déplacée, en Poche Suisse.


    Lorsque Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse, m’a demandé, à l’automne 2007, quel livre j’aurais à cœur de voir figurer au sommaire de ce panorama référentiel de la littérature helvétique, l’idée de lui proposer la réédition de Personne déplacée m’est venue tout naturellement, tant il me semblait souhaitable qu’un nouveau public, aujourd’hui et demain, découvre ce livre qui fait date, je crois, dans l’histoire de l’édition et de la littérature romandes, et bien au-delà.
    La vie de Dimitri, et ce qu’on peut dire l’œuvre de Dimitri, auxquelles se confondent pour ainsi dire l’histoire et la vie de L’Age d’Homme, relèvent en effet d’une aventure qui dépasse les tribulations d’un individu particulier ou les anecdotes de la chronique littéraire. Comme aura pu le constater le lecteur de ces pages, une sorte d’aura poétique nimbe la parole même de Dimitri, comme d’un personnage de légende, et celle-ci relève de la littérature au sens le plus large, autant que de la vie de tous.
    Dans l’exemplaire de Personne déplacée que Dimitri m’a dédicacé au soir du 8 novembre 1986, jour de la saint Dimitri, notre ami m’écrivait notamment « Mon père portait sa main de sa poitrine vers moi et me disait faiblement : veliki savez (grande alliance). Je vous le renvoie ».
    Cette « grande alliance » signifie une filiation qui ne se manifeste pas que par le sang. On peut la concevoir en termes religieux, par la notion de « communion des saints » chère aux catholiques. Dans le sillage de Baudelaire, Georges Haldas parle de « société des êtres ». En ce qui concerne mes liens avec Dimitri et avec L’Age d’Homme, dont je me suis tenu éloigné pendant quinze ans, je la rapporte à ce lien indestructible, aussi indestructible à mes yeux que l’amitié vraie, qui court entre les âmes et les livres et constitue cette chaîne de questions et de réponses, de vœux et d’aveux, de culture et de civilisation que décrit John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature, traduits par Gérard Joulié à L’Age d’Homme. « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais « voir Dieu », il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature ».
    En relisant Personne déplacée, je me suis demandé si ce livre serait encore possible aujourd’hui sous cette forme, et force m’a été de constater que non. J’ai relevé, dans mon préambule, que je partageais et contresignais, pour l’essentiel, les positions de mon interlocuteur, dans une sorte de symbiose. J’ajoutais ceci : « Question politique, je crois sa réflexion toute bonne, dont on découvrira d’ailleurs les fondements, liés plutôt à la métaphysique qu’aux certitudes partisanes ». Or les années qui ont suivi la publication de Personne déplacée ont marqué, pour Dimitri, le passage de la réflexion « platonique » à un engagement personnel obéissant bel et bien aux « certitudes partisanes ». Par la décision de son directeur, qui n’a pas disjoint son travail d’éditeur littéraire d’une activité militante à caractère politique, à l’enseigne de l’Institut serbe, L’Age d’Homme s’est trouvé impliqué dans une mêlée qui lui a valu bien des avanies. Or Dimitri a-t-il eu raison, lui qui m’expliquait, au fil de nos conversations, que la particularité des auteurs de L’Age d’Homme était de se trouver tous «à côté» de telle ou telle cause ou conviction ? N’aurait-il pas fait mieux de se tenir «à côté» de la cause serbe au lieu de la servir au premier rang ? Le lecteur se rappellera le chapitre Petite tête serbe avant de lui jeter la pierre…
    J’ai raconté jour après jour, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon (1993-1999), ce qui m’a progressivement éloigné de Dimitri, non sans un constant sentiment de déchirement. Dès le début des années 1990, l’impression de replonger dans Le Temps du mal, grand roman de guerre où Dobritsa Tchossitch décrit l’empoisonnement mental qu’a constitué la politique dans la société yougoslave, entre nazisme et communisme, avec cette espèce de passion furieuse qu’il dit le propre de sa nation - ce sentiment de croissante intoxication a fait que j’ai commencé de me sentir étranger auprès du plus cher de mes amis, dont les vitupérations se multipliaient tous azimuts. J’ai tenté de parler avec Dimitri, vainement, je lui ai écrits maintes lettres, toutes restées sans réponse : je ne lui en veux pas le moins du monde. Ma position d’ami très proche, et en même temps de journaliste dans un grand quotidien, ne facilitait pas non plus nos rapports. Ayant défendu la cause serbe tant que je le pouvais, il m’est apparu à un moment donné, après que le président Dobritsa Tchossitch (auteur de L’Age d’Homme) eut été écarté par Milosevic, que défendre Milos413123094.JPGevic, et demain Karadzic, par seule fidélité à Dimitri, m’obligerait à trahir ce que je ressentais au fond de moi. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Ce qui est sûr est que je n’aimais plus nos rencontres de plus en plus brèves, et moins encore nos veillées de plus en plus lourdes. Je suis donc parti et ne le regrette pas. Pas un instant je n’estime avoir trahi Dimitri. J’ai souvent repensé à la brouille « à mort » des frères Issakovitch, dans Migrations, cet inoubliable roman de Milos Tsernianski que nous sommes allés présenter en Serbie en compagnie de Dimitri, en 1987. Dans mon exemplaire de Personne déplacée, j’ai conservé comme une relique la photo de Dimitri sur les rives de la Drina, qui a comme on sait « les plus beaux cailloux du monde ». Cher chauvin de petite tête serbe. Cher barbare avéré. Personne déplacée, décidément.
    Dimitri ne m’a pas envoyé un mot quand ma mère est décédée. Pas bien. Je n’ai pas envoyé un mot à Dimitri quand j’ai appris son terrible accident. Pas bien non plus. Dimitri ne m’as fait un signe après les livres que je lui ai envoyés le supposant le premier à les devoir aimer. Mauvais point. Je n’ai plus défendu L’Age d’Homme avec la même passion que naguère. Autre mauvais point. Chacun de nous est probablement convaincu que ses griefs pèsent plus que ceux de l’autre, comme il en va de nous tous quand nous jouons les Issakovitch. C’est ainsi, puis un seul geste et tout est oublié : ce geste serait un livre. Le voici.
    Lorsque, quinze ans après m’être détourné de lui, je suis allé serrer la main de Dimitri, la joie de son regard, la lumière de son sourire, la reconnaissance qu’il éprouvait à l’idée de rééditer Personne déplacée, m’ont tenu lieu de nouvelle dédicace. Je vous la renvoie…

    A La Désirade, ce jeudi 10 avril 2008.

    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée - entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L'Age d'Homme, coll. Poche suisse. 

  • Incivilité

    Panopticon709.jpg

    …T’as vu la vitrine, elle a pas tenu, la vitrine des Göbbels, c’est du joli, bel exemple pour nos Jeunesses : ça veut se lancer dans le commerce de luxe avec argenterie et cristal de Bohême, ça veut frimer et c’est même pas capable de se payer du verre de sécurité alors qu’on sait qu’y a plein de Juifs jaloux qui rôdent la nuit dans le Reich, aber was ?…
    Image : Philip Seelen

  • Un Yéhoshua, divers Christs...

    ChristDali.jpg

    Une série télévisée et trois livres interrogent la naissance et l’essence  du christianisme

     

    Cela commence par un conte à l’orientale enrichi de détails à travers les siècles (l’étoile, les mages, les bergers, le sapin), une histoire à dormir debout, mais qui a changé le monde. Deux mille ans après la naissance, dans une grotte ou une étable, quelque part en Galilée (le lieu exact est discuté), d’un poupon né d’une vierge (une hypothèse du Livre de Jean évangéliste le fait même sortir d’une oreille de Marie…) à l’improbable date du 25 décembre (solstice d’hiver marquant antérieurement la naissance du dieu romain Mithra voué lui aussi au salut de l’humanité), probablement quatre ans avant sa naissance homologuée par l’Histoire (le fameux roi Hérode étant mort en l’an zéro), le juif Yehoshua ben Yosef, alias Jésus, dit aussi Messie ou Christ, continue de vivre, et sous de multiples visages, parfois antagonistes : figure sacrificielle du Sauveur au message de paix, ou chef d’une guerre sainte auquel l’apôtre Luc attribue ces paroles : « quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence (Luc, 19, 77).

       Si le Da Vinci Code a fasciné des dizaines de millions de lecteurs, l’histoire de Jésus, qui a nourri vingt siècles de littérature et de civilisation, pour le meilleur et parfois pour la justification du pire, est bien plus intéressante. Pour l’illustrer: la série de L’Apocalypse, sur Arte, réalisée par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, et la publication de trois ouvrages captivants : Jésus sans Jésus, des mêmes Prieur et Mordillat scrutant la christianisation de l’Empire romain, Enquête sur Jésus, dialogue de Corrado Augias et de l’historien « bibliste» Mauro Pesce, sur le parcours terrestre de Jésus, qui a passionné le public italien, et enfin L’Homme religieux de l’écrivain romand Claude Frochaux revisitant, de manière très libre et décapante, voire sarcastique, les mythes et légendes mais aussi le génie propre du christianisme resitué dans la longue histoire du prodigieux imaginaire religieux de notre espèce.

    Que savons-nous, croyants ou non, des fondements de la religion chrétienne ? Jésus était-il lui-même chrétien ?  Quelle sorte de « royaume » annonçait Yehoshua et ne s’adressait-il pas qu’aux juifs, comme le suggèrent Prieur et Mordillat? Est-ce lui, et non Paul de Tarse, qui a fondé le christianisme ? Et que celui-ci apportait-il de nouveau ? Le Christ est-il réellement ressuscité ? Et si nous n’y croyons pas au sens strict, la valeur du christianisme se réduit-elle à zéro ?

    Dans un page d’ Être chrétien, le théologien suisse dissident Hans Küng, cité par Corrado Augias, s’interroge devant des siècles de peinture : « Quelle est la véritable image du Christ ? Est-ce le jeune homme imberbe, le bon pasteur de l’art paléochrétien des catacombes, ou le barbu triomphant, empereur cosmocratique de la tardive iconographie du culte impérial aulique, rigide, inaccessible, majestueux et menaçant sur fond doré d’éternité ? »

    Christ8.jpgChrist.JPGChessexPage4.JPGA ces images, on pourrait en ajouter mille autres, liées aux mille interprétations de ses paroles, comme il y a un Christ romain, un Christ catholique, des Christs du Nord et du Sud, un Christ des pays riches et des pays pauvres, le Christ des dictateurs et celui des croyants de bonne foi.  Claude Frochaux, agnostique déterministe, mais passionné par le phénomène du sacré, met en exergue l’initiateur d’un amour personnel absolu, visant l’humanité entière: « Aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés », c’est l’innovation la plus importante introduite dans l’histoire des religions ». (…) « Jésus a inventé l’air-mail, dans le premier sens du terme. L’e-mail connecté au ciel. On ne peut plus rien faire sans Lui »…     

     

    La religion n’est pas

    que ce que l’on croit…

     

    Tiraillé entre sa conviction que la Science peut tout expliquer, et son besoin fondamental de mettre un nom sur une blessure béante, l’homme, qui se sent plus qu’un animal, conscient de sa propre mort et cherchant un palliatif à son angoisse cosmique, a trouvé dans la religion un autre ciel que le ciel « physique », un autre lien avec le présumé créateur et ses semblables. Or la foi religieuse exclut-elle la connaissance ?

    « Je suis persuadé que la recherche historique ne compromet pas la foi, mais n’oblige pas non plus à croire », affirme Mauro Pesce, dont l’  Enquête sur Jésus enrichit  l’approche d’un Henri Guillemin (L’Affaire Jésus) ou d’un Gérald Messadié (L’homme qui devint Dieu »).

    Or, que dirait aujourd’hui le juif Yéhoshua ben Yosef, alias Jésus, de ce que l’Eglise a  fait de lui ? Prieur et Mordillat répondent en se fiant, justement, à la recherche, et c’est édifiant…  

    « L’histoire des religions est l’objet d’étude la plus fascinant qui soit », écrit Claude Frochaux, «c’est par et dans la religion que l’homme a révélé sa spécificité absolue». Cependant, au fil des siècles, un fossé de plus en plus profond s’est creusé entre connaissance et foi, science et religion. Tout serait simple s’il suffisait de constater les seuls faits ou de croire les seuls articles d’une foi universelle. Hélas l’affirmation d’une vérité exclusive, scientifique ou religieuse, n’est plus recevable. Mais comment ne pas voir, enfin, que l’homme coupé du religieux risque aussi de se couper de tout élan créateur, de tout modèle de beauté ou de bonté ?

     

    LirePrieur.jpgL’invention du

    christianisme

    « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue », écrivait Alfred Loisy, et c’est sur ce qui distingue la promesse « juive », du premier et l’expansion de la seconde, que se penchent les auteurs. On connaît déjà ceux-ci pour leurs deux séries télévisées Corpus Christi et L'Origine du christainisme, mettant à controbution de nombreux spécialistes du monde entier. On sait leur attention à la transition entre tradition juive et monothéisme chrétien, dont ils étudient ici l'émergence marginale dans l'Empire romain puis, avec Constantin, sa victoire politique au titre de religion d'Etat. L'ouvrage s'arrête longuement à l'Evangile selon saint Jean et à l'Apocalypse. Aux pages 228-2312, on y trouvera seize modulations de l'abasourdissement (supposé) de Jésus devant l'évolution du monde et l'interprétation de ses paroles - à lire et à méditer...

    Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Jésus sans Jésus. Seuil/Arte, 274p.

     

    LirePesce.JPGJésus tel

    qu’il fut

    Ce qu’on sait de Jésus tient en peu de lignes, alors que les témoignages et les interprétations prolifèrent. Un célèbre chroniqueur italien, très au fait de la tradition chrétienne et catholique, Corrado Augias, interroge Mauro Pesce, professeur d'histoire du christianisme à l'université de Bologne, au fil d'un dialogue clair, dense et très documenté, tout à fait accessible au plus large public. Le livre a cela de particulier qu'il ne montre aucun esprit de revanche dans ses aperçus les plus "démystificateurs", mais respire, pourrait-on dire, la bonne foi. Les introductions générales d'Augias sur chaque thème (Jésus juif, Jésus politique, Jésus thaumaturge, la virginité de Marie, la résurrection, la naissance d'une religion, le legs de Jésus, etc.) sont d'une remarquable clarté, et les éclarairages de Mauro Pesce d'un apport considérable et d'une constante équanimité.

    Corrado Augias et Mauro Pesce. Enquête sur Jésus. Rocher, 307p.

     

    LireFrochaux.JPGAu-delà de

    La religion

    Y a –t-il une vie spirituelle après l’extinction de la foi ? L’auteur en est convaincu, qui propose de redécouvrir le sens du sacré pour l’homme et les moyens de réenchanter le monde. Ecrivain et penseur autodidacte d''une grande originalité, Claude Frochaux pourrait être dit un iconoclaste des Lumières à la façon du fameux curé Meslier, dont il a parfois la virulence en plus agréablement  pince-sans-rire, mais son approche du phénomène religieux dépasse de beaucoup la polémique anticléricale. Déterministe et souvent réducteur dans ses développements, Frochaux reprend une thèse majeure de L'Homme seul, qui substitue le primat de la géographie à celui de l'Histoire en post-marxiste passionné d'anthropologie culturelle. Sa façon de relire l'histoire  de Jeanne d'Arc, et la construction du mythe, parallèlement à celle du Christ, et ses derniers chapitres sur le lien entre nature et religion, mais surtout entre religion et création artistique, est stimulante et devrait intéressant le croyant autant que le mécréant. Surtout, le ton de l'écrivain, mêlé d'humour et d'insolence, est unique...

    Claude Frochaux. L’Homme religieux. L’Age d’Homme, 226p.

     

    Ces  articles ont paru, en version émincée, dans l'édition de 24Heures du 20 décembre 2008.

      

  • Le homard en pince pour la vie

    Corbaz.jpg
    RÉCIT DE VIE Aimé Corbaz revient de l’enfer. Tout sourire, avec un témoignage d’une paradoxale pureté.
    « Je suis pédé, alcoolo et je vous emmerde », écrit Aimé Corbaz à mi-parcours d’un récit qui horrifiera probablement maintes braves gens, comme sa mère lorsqu’il lui avoua son homosexualité : « On aurait préféré que tu sois balayeur mais normal ». Et son père, après avoir envisagé un suicide collectif, un soir de Noël à « traditionnel règlement de comptes » : « Je n’ai pas de conseil à recevoir d’une tarlouze »…
    Or curieusement, et malgré la jaquette du livre un peu accrocheuse, c’est un récit qui touche à proportion de sa franchise crue, jusqu’au fond de l’abjection, et de son honnêteté sur fond de souffrance, que La peau du homard, dont le sous-titre, Confidences d’un alcoolo repenti, ne doit pas faire croire à une confession les yeux au ciel. Aimé Corbaz ne cesse d’être mordant jusqu’à la provocation (un « fichu cynisme » de défense), mais cette agressivité criseuse ne masque jamais vraiment les désarrois d’un tendre en manque d’amour. Le gentil Pascal (son prénom de naissance), quoique « choyé sans démesure », fils de flic et de femme au foyer, qui prend sa première cuite à la fanfare de Lausanne où il tient la trompette (la musique sera pour lui « un territoire ami et fidèle »), n’a rien au départ que d’ordinaire. S’il découvre le «bonheur indicible» de la jouissance homosexuelle à 17 ans, et se met bientôt à picoler, rien n’annonce l’enfer physique et psychique dans lequel il va se retrouver dans la quarantaine, parallèlement à son activité de journaliste. Sans rien épargner au lecteur des détails de sa déchéance, dans un milieu glauque ou défonce alcoolique et sexe vont de pair, Aimé Corbaz ne se complait pas pour autant dans le sordide. Son récit entremêle belles rencontres et déboires affectifs, et si sa première « croisade abstinente » ne dure que 4 mois, sa rechute vertigineuse sera ponctuée de beaux moments, jusqu’à la casse finale qui l’incitera au choix décisif « entre vivre et mourir », le 27 octobre 2003.
    Cette seconde naissance a préludé, pour Aimé Corbaz, à une nouvelle vie, souvent difficile au demeurant, et notamment assombrie par la découverte de sa séropositivité. Mais avec pas mal d’appuis amicaux, dont le docteur lausannois Raymond Abrezol et son assistante sophrologue, avec lesquels il découvrira une nouvelle spiritualité, notre « homard » (animal-symbole dont la dure carapace a le même rouge que le psoriasis tenace de l’auteur) s’est fait une peau ne « craignant plus les caresses de l’existence».
    Note optimiste finale: Aimé Corbaz, viré de son journal en 2007, y a vu l’occasion d’un rebond salutaire. Il est aujourd’hui thérapeute diplômé, offrant ses services à ceux qui en ont besoin. «Je me sens enfin vivant », écrit-il en conclusion. Chapeau bas…
    Aimé Corbaz. La peau du homard. Favre, 108p. Site de l’auteur : WWW.soifdevivre.ch

  • Un style

    Panopticon716.jpg

    …C’est tout à fait le genre mariole de ton clan d’avoir la raie au milieu, même coiffé à la Gabin comme ton père ou comme ton frère à la Delon, sans parler de tes cousins: le front bas et l’œil buté, la raie est là: tu sens la brute aux bonnes manières et c’est ça que j’aime surtout chez toi, mon Paulo, c’est de te savoir si futé velouté sous ton air con – mais maintenant passe la cinquième et fais-moi la grosse peur…
    Image : Philip Seelen

  • Rendement

    Panopticon854.jpg

    …Dès la première recapitalisation de l’or blanc, nous fonçons vers les zones à risques les plus productives que nous avons à gérer, aussitôt traitées comme il se doit, à cela près que nous donnons désormais toute priorité aux victimes certifiées solvables, compte non tenu des comportements inappropriés – la Compagnie n’a pas à juger ceux qui paient...
    Image : Philip Seelen

  • Triptyque pour Derrick

    Derrick3.jpg

    Hommage à l’adorable ringard

    La scène se passe un de ces étés derniers, aux arènes de Vérone. Le public, composé pour majorité de retraités allemands, finit de s’installer sur les gradins, lorsqu’une rumeur croissante les parcourt, signalant qu’IL vient d’apparaître dans cette loge d’honneur, tout là-bas. Mais qui ça ? Le Cavaliere en personne ? Que non pas : l’Inspecteur, notre cher Derrick. Alors l’assistance de se lever comme une seule et de gratifier le flic le plus ringard et le plus attachant du fenestron, après Maigret et Columbo, d’une longue Standing Ovation…
    Ringard, Derrick ? En apparence en tout cas : on ne fait pas mieux dans le genre pied plat petit-bourgeois, entre chef de bureau ou cadre supérieur moyen, disons : neutre. Ne buvant guère ni ne se droguant à vue, sans femme qui lui prépare le frichti de Maigret ni penchants culinaires comme le Chili de Columbo.
    Or c’est à proportion de cette neutralité à lunettes disgracieuses, imper trop bien repassé, stature de plantigrade colossalement mou, donc rassurant, que le cher Horst Tappert, rescapé de la famille Trapp (autre hit de notre enfance), est bel et bien devenu le troisième homme de la trinité angélique des séries policières, avec Maigret et Columbo, avant le Renard (qui vient de changer de visage, soit dit en passant) et très au-dessus de concurrents léchés à la française (Navarro ou Julie Lescaut), sans parler des pauvres Xperts.
    Le secret du succès de ces trois Zéros ? A l’opposé, précisément, des insipides Xperts technocrates : la pâte humaine. Non seulement de l’inspecteur, mais également de son ami Harry, plus qu’un seul faire-valoir, des personnages souvent très bien dessinés, qu’endossent des comédiens non moins typés, au service d’un scénario sérieusement filé, certes moins richement élaborés que ceux de Columbo, moins poreux aussi que ceux de Maigret, mais qui ne modulent pas moins une image de la société contemporaine avec plus de nuances et de surprises que les séries françaises si politiquement correctes et si lisses de facture…
    Contrairement aux épisodes de Julie Lescaut ou de Navarro, ceux de Derrick, autant que ceux de Columbo, peuvent se voir et se revoir. L’esthétique en est assez affreuse du point de vue visuel, le moralisme sentencieux de l’inspecteur bavarois souvent pesant, et pourtant on l’aime bien, Derrick, il découvre les turpitudes humaines avec autant d’étonnement indigné que le spectateur moyen, et sa façon d’agir, sans trop d’armes brandies – juste quand « ça craint » - avec son flair et son feeling (comme lorsque Peter Falk renifle son coupable dès son apparition) a tout pour satisfaire l’homme ordinaire en chacun de nous…



    Panopticon532.jpgDernière affaire

    …Non, ce pays n’est plus pour le vieil homme, avait conclu l’Inspecteur au terme de la dernière affaire de sa carrière de défenseur de l’ordre moral bavarois, la plus sordide à vrai dire, où l’Innocence s’était trouvée souillée de la plus vile façon, au cœur de la cité, par celui que les médias, dès le lendemain de son arrestantion, appelèrent le Pervers à la Hotte…




    Panopticon544.jpgLes Adieux

    …A la fin de la soirée d’adieux à l’Inspecteur, tous ses collègues de la Criminelle, Harry en tête, accompagnèrent leur vieil ami au seuil de la taverne d’où ils le virent s’éloigner seul, une dernière fois, en direction des Jardins du Margrave, or voici que, peu après sa disparition mélancolique au bout de l'allée, ce furent les traces de deux individus qu’ils avisèrent là-bas, et tout aussitôt les limiers de s'interroger: mais qui donc, Gopverdammi, accompagnait le patron vers l'Autre Monde - et qui d’autre pourrait jamais résoudre cette énigme que lui et lui seul, qui n’y était plus pour personne ?...

    Images : Philip Seelen

  • L’aube venant

    Zundel.jpg

    Un mot de l’Abbé Zundel.

    Croire, je ne sais pas, mais vivre Dieu : plutôt ça. Pourtant le dire est difficile. Trop de malentendus en découlent. Pas envie d’être classé croyant. Eventuellement pratiquant, si j’allais plus souvent manger le Christ en douce, huguenot infiltré à l’Eucharistie, mais croyant ça demande plus, et plus j’ose pas, sainte Joséphine. Plutôt du genre des pouilleux se pressant dans son antichambre lausannois, à attendre une thune de l’Abbé Zundel - une thune et des mots qui font du bien.
    Or mon ami R., lui, croyait au sens le plus strict du Credo. Tous les dimanches à la messe. Et tous les soirs, cependant, dans ce que les belles âmes appellent les mauvais lieux. Tous les soirs à se défoncer de sexe. Et tous les dimanches à demander pardon aux Trois Personnes. Et voici qu’un jour, n’en pouvant plus, il va se confesser à l’Abbé Zundel, ne lui épargnant rien de ses péchés affreux, au moins dignes de l’Enfer pensait-il, mais l’Abbé : « Continue, petit »…
    Maurice Zundel est mort en 1975. Mon ami R., lui, a si bien continué qu’il a été rattrapé par la Bête une vingtaine d’années plus tard. Il ne s’y présenta pas seul, mais avec son compagnon de vie, épargné par la Bête, et qui choisit de se perfuser avec lui. A leurs proches, les deux compères laissèrent une lettre joyeuse. Et le père de D., personnage de l’Eglise darbyste, connu pour son austérité morale, de constater simplement à propos du sacrifice de son enfant : « Devant tant d’amour, on ne peut que s’incliner »…

    Quant à nous continuons, soeurs et frères, belles-soeurs et beaux-frères, tandis qu'Osez Joséphine tourne en boucle...Zundel2.jpg

  • Notes sous la neige

    Neige18.jpg
    A La Désirade, ce jeudi 18 décembre. – La montagne était ce matin sous la neige, la montagne et le lac et ses lointains. Puis un ciel noir s’est levé sur l’immensité blanche, avec une sorte de gravité mystérieuse qui m’a rappelé le sombre et lancinant hiver 1956, à l’arrivée des réfugiés hongrois dans nos classes résonnant de socques et fumant de mitaines alignées sur les radiateurs bouillants.
    Or je retrouve ce matin mon cher vieux Thibon, dans L’Echelle de Jacob, comme un compagnon de route avec lequel j’aime être autant en accord qu’en désaccord, mon paléochristianisme se distinguant à bien des égards de son catholicisme pur et doux.

    A la question de savoir pourquoi il est chrétien, Gustave Thibon, au répond : « Parce que j’ai soif d’un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure ni moi-même – d’un être qui, tout en me ressemblant jusqu’au centre, soit aussi tout ce qui me manque. Parce qu’en ce monde, je veux tout bénir et ne rien diviniser. Parce que je veux garder simultanément le regard clair et le cœur brûlant. Parce que je sens que l’aventure humaine débouche sur autre chose qu’un creux désespoir, une creuse interrogation ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l’homme. Parce que j’ai besoin de lumière dans le mystère et de mystère dans la lumière. Parce que je veux avoir la force de bâtir et de vivre, et celle, plus grande encore, d’espérer dans l’éboulement et dans la mort.
    Parce que je suis, à la fois et indissolublement, réaliste et excessif. Parce que je veux m’abreuver d’excès sans renier l’ordre dans l’excès. Parce que le christianisme seul nous ouvre une région supérieure où tout ce qui, sur la terre, est considéré à juste titre comme scandaleux, insensé et destructeur (l’espérance aveugle, l’amour sans frein, la confiance dans la fécondité du mal unie au refus absolu du mal…) devient sagesse et vérité ; parce qu’il verse en nous un sang nouveau et si pur que sa température peut monter indéfiniment sans qu’il y ait fièvre. »
    A tout cela j’adhère, à cela près que mon paléochristianisme est moins exclusif que le catholicisme de tradition du cher Thibon, et de moins en moins. Je reconnais évidemment l’originalité absolue du christianisme, qui me fait ressentir le monde avec cet « amour sans frein » dont parle Thibon, et, plus profonde, cette « confiance dans la fécondité du mal unie au refus absolu du mal », mais pourquoi me fermerais-je pour autant aux autres traditions spirituelles ou aux remises en question les plus radicales ?
    Gustave Thibon, proche de Simone Weil, n’y est d’ailleurs pas fermé, qui écrit encore : « Si Dieu existait, de telles horreurs m’existeraient pas, m’a crié cet homme. – Mais si Dieu n’existait pas, si un ordre spirituel n’était pas immanent au monde, si le chaos régnait partout, il régnerait aussi dans ton âme, et tu ne t’indignerais pas. Ton scandale et ton angoisse en face de l’ordre violé rendent témoignage au créateur de cet ordre. Cette indignation qui te fait nier Dieu, elle est la voix même de Dieu en toi, la voix d’un Dieu trouble encore, impuissant et pressé. »
    On est loin, alors, du Dieu des certitudes, autant que des certitudes athées: « Différence entre un impie profond et un chrétien « ordinaire » : le premier ignore Dieu personnellement, le second connaît Dieu de nom »…

  • Robin des bars

    Panopticon804.jpg
    …Moi la justice, je t’explique, c’est pas compliqué : je ramasse ce qu’il y a où il y a et j’arrose où il y a pas, c’est pas plus sorcier que ça et j’ai le Brother pour moi: il a dit comme ça les derniers seront les premiers et ce que tu files au plus pauvre c’est à moi que ça revient, donc j’anticipe, je prends, je donne et pour moi j’me garde juste de quoi rappeler que le scout est bon mais pas poire…
    Image : Philip Seelen

  • L’ami de notre ami

    Ramallah62.jpg
    Destination Palestine, via Google Earth et Battuta

    Les lecteurs de ce blog qui ont eu la patience de lire la centaine de lettres échangées depuis mars 2008 par Pascal Janovjak, jeune auteur franco-slovaco-suisse établi à Ramallah, et le sieur JLK, auront relevé plusieurs mentions, par celui-là, d’un certain Nicolas, auteur d’un certain blog à l’enseigne de battuta.

    Les amis de nos amis ne sont pas forcément nos ennemis, en tout cas Pascal choisit bien les siens (je parle de ceux de Ramallah…), à en juger par la qualité de ce blog, que Nicolas lui-même présente en ces termes:

    Battuta est né un 28 janvier 2008, à Ramallah. Je vis en Palestine et compte bien y rester quelque temps encore. Dans l'encadré "Palestine: rencontres" j'aimerais continuer à partager toutes les émotions qui émanent de mes découvertes humaines.

    La Syrie sera l'objet d'exercices d'écriture, seul ou à plusieurs. Avec des amis nous essayons, phrase après phrase de "reconstruire" nos souvenirs et parler de ce pays, parce qu'il nous a touchés et qu'on n'en entend pas toujours que du bien. Tous ceux qui ont vécu, ou passé dans ce pays, peuvent participer à l'écriture de ce livre ouvert.

    L'Irak est un conflit majeur de notre temps, qui nous pose à tous des colles essentielles. Cet encadré est en chantier, l'idée est d'y discuter des films qui paraissent sur ce pays, mais aussi de répertorier des blogs ou sites particulièrement intéressants pour s'informer sur ce qui s'y passe.

    battuta se veut, disons, de moins en moins personnel, et de plus en plus collectif. Tout le monde est le bienvenu pour y participer.


    Dans l’immédiat, ne manquez pas de rendre visite à battuta: http://battuta.over-blog.com


     

  • Fulgurances poétiques

    b9379d388bcd2ea33793f49d42b11d8b.jpg
     

     

     

     

     

     

     

     

     

      L’art suraigu de Pascal Janovjak

    C’est avec une prose inouïe que se pointe Pascal Janovjak dans son premier recueil intitulé Coléoptères, une première soixantaine de morceaux, suivis d’une quinzaine d’Elytres. J’entends par prose inouïe: jamais entendue, ni vue, ni lue même si elle rappelle ces prosateurs de l’inquiétante, cosmicomique étrangeté que furent un Henri Michaux ou un Alberto Savinio, pas loin non plus des conteurs minimalistes à la Brautigan ou Edoardo Berti, sans qu’il s’agisse ici d’influences manifestes, plutôt de parenté
    Par exemple je cite intégralement Le Train : « Gare. Le train s’en file, porté par les voix des morts. Traverse la très-ancienne plaine avec à bord un caillou noir qui vibre avec le grondement des machines, résonne avec les plaintes des profondeurs.
    « Les boiseries laquées du compartiment reflètent les lueurs des lampes, je n’aurais jamais dû accompagner R. dans sa fuite, un noir caillou dans mes doigts, un verre de vin tremblant sur la table.
    « De l’horizon déboule le train, passe devant une ancienne cahute de bois et se perd dans la nuit d’en face, disparaît des yeux du chat qui traverse doucement la voie chaude ».
    C’est étincelant , plastique en diable, tantôt plutôt sculpté dans la matière verbe et tantôt plutôt flûté les yeux fermés mélancoliquement murmuré ou silencieusement sifflé comme siffle silencieuse la salamandre chauffant au feu doux.
    Il y a là-dedans des merveilles, comme l’évocation des cheveux follets d'Emma dans L’orage flaubertien, et j’aime le tout bref Week-end, après le restaurant : « Elle est ressortie nettoyer la vitre arrière, c’est gentil, l’antibuée ne marche plus.
    « Et à travers le voile translucide du givre qu’elle gratte, je regarde sa silhouette ondulante se découvrir peu à peu – elle trouve toujours de nouveaux moyens de me séduire »...
    Ce sont des « fusées » poétiques qui tiennent du conte-goutte ou de l’haïku au premier regard, mais qui ont un pouvoir de « diffusion » dès qu’à l’image des fleurs de papier proustiennes fameuses on les immerge pour qu’elle s’ouvrent toutes grandes comme les pages d'un possible roman esquissé.
    J’y reviendrai. Dans l’immédiat, je note que ce petit livre très remarquable paraît à l’occasion des quinze ans des éditions Samizdat, à Genève, et qu’il est l’œuvre d’un auteur de 32 ans né à Bâle et qui vit aujourd’hui à Ramallah.
    On peut vivre à Ramallah et écrire aujourd’hui ceci, sous le titre de La Maison :
    « Tu te rappelles ces os que nous avons trouvés dans la forêt Tu disais que c’était un animal, moi j’essayais de te persuader du contraire, jusqu’à ce qu’affolée tu t’enfuies en pleurant. Ensuite tu racontais tout à Maman et j’étais privé de dessert.
    « Je suis retourné voir la maison. Il n’en reste plus grand-chose et la mauvaise herbe a tout recouvert ».
    f41589e913a631d9d231a0d14fcee9ba.jpgPascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève, 2007.

    Pascal nous signale que le poète Jalel El-Gharbi a commenté ces jours son livre sur son blog, Un site de poésie et de lumière intelligente, d'un passeur généreux, à recommander absolument: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/