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  • L'enfant mystérieux

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    Avec Arnaud Rykner dans le silence blanc. Reading Rando (5)

    «Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe », écrit Jacques Audiberti, et c’est sans cesser de penser à un été désert, silencieux et blanc, au fond des chambres duquel on entendrait de cristallines voix d’enfants, que je marchais cet après-midi limpide en me remémorant les premières pages d’Enfants perdus, cinquième livre d’Arnaud Rykner dont l’image de couverture, signée Bernard Faucon, et la même limpidité des phrases développent une lente et lancinante rêverie dont le protagoniste muet est un garçon qui se sent muer, au sens profond du terme, comme si son corps donnait naissance à un autre corps confusément ressenti comme inhabitable, vers une vie pressentie invivable.

    Panopticon764.jpgD’emblée on entre dans une sorte de paix anxieuse au seuil de la grande maison vide, en bord de mer, entourée par un grand jardin, où arrivent d’abord l’homme et la femme ensemble, réunie une fois par année deux mois durant pour entourer les enfants et les écouter – ce sont de bonnes personnes à l’évidence -, puis le premier garçon arrive, qu’angoisse immédiatement « trop de joie » et dont le récit retrace le parcours d’enfant sensible et solitaire, qu’on remarque.
    Le silence de la neige et le silence de la mer sont comparables par le sentiment d’infini qu’ils dégagent, mais c’est par une cabane dans un arbre que, marchant le long de la forêt, m’ont surpris tant de souvenirs au moment où il est question, dans le roman d’une cabane toute semblable, où le garçon secret a établi son royaume que nul ne lui dispute d’ailleurs: « L’arbre, il le connaît bien. C’est le sien, celui où il habite quand il sent qu’il ne peut plus habiter en bas, avec eux, les autres ». Le silence de la neige, plus que celui de la mer, sauf à l’aube immobile, creuse une sorte de temps songeur dans le temps, et c’est précisément « loin de l’année » que les enfants se retrouvent pour jouer : jouer aux aveugles dans le brouillard d’une entrée maritime, jouer à la mort pour voir comment c’est, jouer à la guerre le temps de lancer quelques pétards, joués à être perdus en s’impatientant, S.O.S. venez-me-délivrer, que des sauveteurs surviennent.
    Panopticon736.jpgLe thème du livre – qu’on pourrait dire l’enfant et les sortilèges de la mort – n’est guère original, mais le ton, le rythme intérieur, la façon de restituer sans peser « la tristesse toujours possible des enfants », le développement des séquences dans une sorte de torpeur douce frangée de peur diffuse, mais sans peser une fois encore, où l’extrême clarté de l’expression file une sorte de rêverie amniotique, n’a laissé de me toucher par sa gravité et la lumière de ses mots, la puissance d’évocation de ses scènes ou de ses images – cette chaude baguette de pain que les gosses vont recevoir après la messe, ou la magie profonde d’un grenier où l’enfant va découvrir divers vestiges d’autres temps empoussiérés, dont un exemplaire de L’Enfant maudit de Balzac.
    Rien ici de la suavité factice d’une enfance idéalisée autour du mythe de l’innocence, mais le récit d’une sorte de fatal arrachement à la vie de l’enfant mystérieux, évoque par Ruysbroeck l’Admirable et qui m’a rappelé, dans le jour déclinant, ces mots de Juan Carlos Onetti : « Je me déplaçais parmi des corps et des voix sans perturber le chemin qu’ils s’étaient imposés, tenaces involontairement, oublieux de l’heure de leur mort et ignorant en outre que le temps n’existe pas. Mais je le savais, moi, depuis l’enfance, et je protégeais mon secret comme une maladie »…
    Or le garçon d’Enfants perdus ne pourra jamais dire «depuis l’enfance», puisqu’il choisit de faire exister le temps en s'immolant – et je voyais là-bas, sur la neige, comme une tache de sang bientôt évaporée…
    LireRykner.JPGArnaud Rykner. Enfants perdus. Le Rouergue, coll. la brune, 92p. Disponible en librairie dès janvier 2009.

    Images: Philip Seelen.

  • Ce que PEUR veut dire

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    Avec François Bon en partage. Reading Rando (4)

     

    Les verticale des anciennes pluies, scrutées de derrière la vitre dans l’impatience  de nos enfances, avant de partir loin, relaient dans Peur  les verticales des cordes urbaines entre lesquelles zigzaguent un saxo tâtonnant et un violon titubant, et quel rapport avec les verticales de roc et de glace ?

    Je dirai : paysage mental, murs de New York ou de l’Aiguille du Fou, souvenir des villes, paysages où transi d’angoisse  on lève la tête dans le matin glacial, Manhattan ou l’Aiguille du Trident  – ma seule PEUR panique un matin de roche rouge et de glace il y a juste vingt ans avec mon ami R. fracassé vingt jours après au Mont Dolent -, et voici :

    Que je repars ce matin avant l’aube, par grand beau se levant, avec  Peur de François Bon et de ses musiciens au walkman, prêt à gravir ce couloir d’effroi, un pas sur l’autre, entre les hauts piliers comme de gratte-ciels – On avait traversé des villes sans personne -, et la neige glacée crisse comme les instruments de Peur,  mais les crampons s’accrochent comme les tampons aux parois de verre des villes de fer et de béton :

    On progresse,  le couloir est à la fois paroi trouée de fenêtres comme les buildings hallucinés de Buzzati, et cela:

    Quand on ferme les yeux pour souffler, les verticales basculent et voici les ravines bleutées devenues allées de cimetière - Tu marchais dans la maison des Morts -, tout devient Labyrinthe aux yeux fermés un instant, tes morts te pèsent et te soupèsent puis tu entends une voix pure, peut-être le jeune poète de Rilke – Nous manquons d’invocations sorcières –, enfin tes yeux clairs se rouvrent  et retrouvent les horizons de plus en plus larges à mesure que tu montes vers le ciel grand ouvert, la PEUR aiguise les marches mais de la surmonter te sort de l’impasse et de là-haut tu vois mieux ce qui te manque et qui te manque, à qui tu manques  – Et comment on est venu on sait pas, et où tu vas t’en sais rien ? – mais  de moins en moins de PEUR tout en haut du couloir d’angoisse, à monter on surmonte la PEUR, et voici :

    Rando15.jpgL’arête atteinte, l’équilibre entre deux vertiges, étroite rue où danser – Là-bas murs et seringues, voilà pour manger, trajets tracés, tous les bruits du monde -, ici l’ouvert par delà l’obscur et l’indistinct :

    Vaincue la PEUR à  l’instant, dis-tu, au jour partagé, songeant à eux, mais qui t'attendent demain là-bas - l'angoisse et l'effroi retrouvés tôt l'aube…

     

    LirePeur.JPGCette divagation de rando suit les séquences lues (François Bon en diseur d’extrême sensibilité) de Peur, sur ses textes (cités ici en italiques)  et des compositions de Dominique Pifarély (au violon, sur de magnifiques variations), avec François Corneloup (sax baryton), Eric Groleau (batterie) et Thierry Balasse (électro-acoustique).

    Peur. 1 CD chez Poros éditions, 2008.

    Le texte intégral de Peur peut se télécharger sur internet : http//www.publie.net/peur/

    Image: peinture de Buzzati ainsi légendée: Quando la grande montagna all'improvviso diventa la nostra vita, la nostra città, la nostra vecchia casa, l'antica nostra tomba.

  • In petto

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    … C’est vrai que tu fais vieille peau et que t’es seule, mais si je te regarde bien je dirais que t’es pas pire que les cheffes de projet liftées, je te vois les traits d’un caractère de sanglier mais ça reste un caractère, et puis être seule je préfère, dans le TGV, et je n’ai de comptes rendre à personne, surtout pas au sieur photographe, là, qui se figure que je n’ai pas remarqué son manège - ce que je vois ça me regarde et l’image qu’il me vole n’a rien à voir…
    Image : Philip Seelen

  • Harold Pinter le résistant


    Le Prix Nobel de littérature 2005 avait consacré le plus grand dramaturge anglais vivant, dont le théâtre est marqué par uPinter.jpgn rire panique. Pinter vient de nous tirer sa dernière révérence.

    C’est un écrivain de théâtre et un personnage public unanimement respecté, en dépit de ses légendaires coups de gueule, qui fut consacré par l’Académie de Stockholm en la personne du dramaturge anglais Harold Pinter. Après le choix controversé de l’Autrichienne Elfriede Jelinek qui avait provoqué la démission bruyante d’un des leurs, les académiciens suédois ont soigné leur crédibilité en consacrant une œuvre théâtrale à la fois novatrice et mondialement reconnue, dont l’exigence éthique de l’auteur s’est également manifestée sans relâche sur le devant de la scène publique. Encore marqué par les stigmates d’une chimiothérapie, Sir Harold prit en effet la parole à Hyde Park, en février 2003, lors de la manifestation monstre contre la participation de l’Angleterre à l’intervention en Irak, déclarant par ailleurs dans un entretien : « Je craindrais fort, si je me tenais en face de Tony Blair, de lui cracher dans l’oeil ». Cela pour le style du personnage, qui a exorcisé son cancer en composant des poèmes empreints de la même rage… Mais Pinter, citoyen non aligné qui fut objecteur de conscience à dix-huit ans, et dramaturge aux thèmes explicitement politiques dans les années 80, est également un artiste accompli et l’inventeur d’une sorte d’infra-langage (ce qui se dit sous les mots, derrière les silences ou dans les formules les plus creuses en apparence) caractérisant ses « comédies de menace ».
    D’abord comédien sous le nom de David Daron, ce fils de tailleur juif vit sa première pièce montée en 1957, et c’est en 1960 que le succès lui vint avec Le gardien, Suivi par La collection (1961) et Le retour (1965), notamment. Depuis lors, Le gardien a fait le tour du monde. Par ailleurs, les cinéphiles se rappellent les trois films de Joseph Losey dont Pinter composa les scénarios : The Servant, Accident et Le messager. Pour le même Losey, Pinter conçut également une adaptation d’ A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, qui ne fut jamais tournée mais que Gallimard a publiée l’an dernier sous le titre Le Scénario Proust, parallèlement à l’édition conjointe de la première (La chambre) et de la dernière (Célébration) de ses pièces, séparées par quatre décennies mais restituant leur époque (la dèche matérielle et morale d’après 45, et le cynisme des yuppies d’aujourd’hui) avec la même acuité, le « vieux » Pinter étant peut-être plus radical que jamais quant à l’économie du langage.
    Souvent apparenté au théâtre de l’absurde, Harold Pinter apparaît plutôt, aujourd’hui, comme l’inventeur subtilement réaliste (saisissant aussi bien l’absurde de péripéties réelles) d’une dramaturgie tragi-comique déterminée par les conditions de la vie actuelle, où se trouve accentuée la terrible solitude de l’individu tendant « délibérément à esquiver la communication », selon les propres termes de l’écrivain. Moins porté au lyrisme métaphysique qu’un Samuel Beckett, et moins ouvertement violent qu’un Edward Bond, Pinter fait figure de résistant aussi sensible à la condition humaine qu’il paraît mal embouché. « Je ne cherche certainement pas l’universalité », conclut-il ainsi à sa façon : j’ai assez à faire pour écrire une foutue pièce »…

  • Le volcan et la rose

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    …Lucilius était tout à fait le genre amoureux transi, le passionné passionnel, l’exalté, le pulsionnel, mais à la fois romantique à ses heures, vraiment le type à faire des ravages dans les lycées de jeunes filles de Pompéi, et là vous voyez ce qu’il en reste: littéralement aplati et décapité - mais voyez la rose à peine déclose pour la mignonne qu’il s’en venait voir à la vesprée…
    Image : Philip Seelen

  • La mère et l'enfant

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    Avec Hafid Aggoune au bord du ciel. Lecture de rando (3)

    L’air avait une limpidité de cristal pur, cette fin de journée sur les hauts de Saint-Maurice en Agaune, et c’est avec émotion que je me suis rappelé l’évocation cruelle et douce à la fois, de l’épisode le plus marquant de son ( ?) enfance, que détaille Hafid Aggoune dans son dernier livre, Rêve 78, bref et dense récit des retrouvailles d’un gosse de 5 ans, longtemps séparé de sa mère, et de celle-ci, maltraitée par la vie et par ses hommes (son père et son conjoint), et qui revit positivement après qu'il lui a été permis de rejoindre son petit garçon.
    « Ma mère a quitté sa famille l’année de ses quinze ans. Elle était battue par son père, détestée de sa belle-mère. Au fil des années elle était devenue la bonne à tout faire de neuf demi-frères et demi-soeurs..."
    DSCN1523.JPGCe que j’aime bien, dans le processus de la lecture de rando, c’est qu’elle remet en somme un livre à distance et dans sa juste proportion avec l’univers environnant. Les hauts de Morcles, en dessus de Saint-Maurice, à peu près à 1600 mètres d’altitude, au debouché d’une longue route forestière sinueuse et très étroite bordée de fortifications militaires datant de la dernière guerre (toute la montagne est truffée de forts et de casernes souterraines) s’ouvrent soudain sur un paysage d’une grande majesté, dominé d’un côté par la Dent de Morcles et de l’autre par la Cime de l’Est avec, en arrière-fond, l’Aiguille verte et les Drus. Rando12.jpgCe décor contraste pour le moins avec le climat du récit d’Aggoune, mais après avoir chaussé mes raquettes et gravi une longue pente, jusque sur un promontoire, j’ai lu les phrases suivantes dans une disposition particulière qui en accentuait le relief.
    « Si mon enfance n’a pas été précisément heureuse, elle m’aura donné cette capacité essentielle de savoir me confronter au vide. Savoir rester seul à ce pont me fait penser à cet océan immense, pacifique en apparence, mais couvrant la moitié de la surface de la terre, profond et sombre comme les entrailles de Saint-Etienne »...
    Et cela aussi qui retentissait dans l’immense solitude de la montagne : « Certaines choses d’une vie s’écrivent avec les mots du silence. On ne les entend pas. Le monde les étouffe. On cherche éperdument. On écoute autre chose. Mais ces choses-là restent, attendent. Elles pourraient attendre une éternité et une nuit de plus ».
    Le petit garçon, fils d’ouvrier trop pauvre pour lui offrir des livres, est devenu écrivain comme l’auteur, et l’écriture compte dans sa résilience autant que ce qu’il a vécu avec sa mère dès ces retrouvailles, qu’il évoque aujourd’hui à trente ans de distance, à la veille de devenir père lui-même. Hervé Babel, protagoniste du récit est-il le double de Hafid Aggoune ? Peu importe à vrai dire... 
    Ce qui est sûr en revanche, c'est que Hafid Aggoune est un écrivain pour qui les mots ont une charge vitale, ceux des autres (« Chaque mot lu de certains écrivains a été cette main qui m’a éloigné du bord des gouffres ») autant que les siens. On s’en était avisé en lisant ses premiers livres, tel notamment Quelle nuit sommes-nous ?, paru en 2005. C'est aussi évident en l'occurrence.
    « L’écriture m’apprend à croire en nous », note encore Babel-Aggoune après avoir constaté que la littérature est comme une femme, comme une amante ou comme une mère, et ceci qui est sans doute frappé au sceau de l’expérience personnelle. « Seuls, les livres consolent de l’inconsolable ».
    Il aura fallu trente ans à Hervé Babel, protagoniste du récit, pour comprendre son père, lequel n’a jamais cru en lui, et lui pardonner. Cela me rappelle mon père en montagne, et ce jour de mes quatorze ans où, à un passage délicat d’une ascension, il me dit soudain : « Allez, maintenant, passe devant… »
    DSCN1522.JPGHeureux celui qui a été adoubé par son père. Mais heureux aussi celui qui retrouve son père manquant.
    Vers dix-sept heures, un 24 décembre en montagne, l’air fraîchit soudain et le jour décline. J’ai lu encore ces mots que j’avais souligné avant la descente, et j’ai fait un signe amical à l’écrivain, là-bas, je ne sais où - ciao compère, heureux Noël: « Quand je manque de courage, je pense toujours à ma mère marchant droit devant elle, vivante, née là sous la lueur d’un jour froid de ciel bleu miroir, l’une de ces journées d’hiver où cette couleur suffit à effacer du corps tous les martyres »…
    LireAggoune.JPGHafid Aggoune, Rêve 78. Joëlle Losfeld, 63p.
    Images JLK : 1) Cime de l’Est, 2) Dent de Morcles, 3) Canon à l’hibernation… 4) L'Aiguille verte et les Drus.

  • Bondage

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    …Je l’avais tellement dans la peau, vous pouvez pas imaginer Monsieur le Juge, avec cet air glamour qu’elle avait, ce côté petite fille fragile modèle ancien, tout ça tellement Tentation et tout le toutim, que forcément fallait que je l’exprime et c’est comme ça que j’ai commencé à la ligoter, et comme elle en redemandait de plus en plus j’ai serré de plus en plus, Monsieur le Juge, c’est comme ça l’amour – mais forcément ça vous échappe…
    Image : Philip Seelen

  • Le Crash

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    …LE problème ce n’est pas toi, Marie-Laure, tu nous fais une accidentée à peu près crédible, et la route voilée du vélo, passe encore, mais le reste : vous sentez le Drame, vous autres, avec ce cadrage de pub moite et ce deuxième plan qui somnole, non mais c’est quoi ces Pros ? Vous croyez que vous allez prendre les gens aux tripes avec ce genre de sieste ? Vous vous figurez que la Ministre va se contenter de ça pour sa campagne de sensibilisation à l'Hécatombe dans la Ville ? Vous croyez pas que ça craint pour le Bilan Mérite ? Alors on se bouge, on se fait un debriefing dans un quart d’heure avec toute l’équipe et je veux des idées qui crachent le sang...

    Image: Philip Seelen

  • Top Secret

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    …C’est en effet la dernière sortie du Tsar Poutine Ier, Mesdames et Messieurs des médias occidentaux, et nous vous saurions gré de respecter les clauses de la confidentialité militaire, oui Monsieur : l’honneur de la flotte nucléaire russe emporte sa charge maximale vers son ultime destination, dans une zone du Pacifique où l’explosion se fera en toute discrétion, non Madame : l’équipage complet ne se dérobera pas à son Devoir, qui a choisi de rester à bord, mais inutile d’en faire de gros titres…

    Image : Philip Seelen         

  • Lectures de Rando (1)

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    Par les hauteurs avec Philippe Sollers et Charles Dantzig


    Rousseau disait quelque part que « seul celui qui marche est apte au réel », et cela vaut même en montagne et même avec des raquettes et deux livres dans son sac en peau de chamois, sur la neige encore bien portante de la matinée.
    Or donc me voici reparti, pour une première mise en jambes que je m’étais promis d’assortir de deux arrêts, selon le principe de la Lecture de rando que j’inaugure par la même occasion Il faisait ce matin un temps à lire le nouveau Sollers, intitulé Les Voyageurs du temps et dont les cinquante premières pages s’inscrivent dans le droit fil d'Une vie divine, avec un narrateur qui ne se distingue de l’auteur que par un faufil de fiction (et encore) pour se concentrer sur des variations littéraires et philosophiques dans une langue fluide et rythmée à la fois. Le zeste de fiction nous transporte initialement dans un stand de tir parisien, tout près de son bureau de la NRF, où son chemin croise une agréable Viva, garde du corps aux divers sens du terme.
    J’avais fait un quart d’heure de raquettes, depuis le Parking des Lynx, lorsque je me suis trouvé face à une pancarte ordonnant, en cas d’avalanche,de prendre le chemin du bas. L’état des pentes me semblant plus mollissant que menaçant, j’ai pris le chemin des hauts jusqu’à un promontoire où j’ai repris ma lecture.
    Rando1.jpgDans les cent premières pages des Voyageurs du temps, Sollers parle de son corps, comme d’une espèce de double n’en faisant parfois qu’à sa tête (de nœud), puis il consacre de belles pages à l’antagonisme de la Bête (on dira pour faire court : le génie) et du Parasite, avant de bifurquer vers les irréguliers, de Kafka et Nietzsche à Rimbaud et Lautréamont via T.E. Lawrence. Dans la foulée, le roman s’est déjà transformé en soliloque tissé de phrases fringantes, mais c’est le moment de reprendre la rando.
    Rando2.jpgL’air est cristallin comme une page du grand Paon, l’azur cingle et le lac là-bas, immense fleuve immobile dans sa gaze de soie bleutée, a l'air de penser comme le dieu danse (mauvaise influence de Zarathoustra...) et comme Dantzig fait ses listes en dents de scie.
    J’ai naguère accablé les lecteurs de ce blog de citations des milles pages du Dictionnaire égoïste de la littérature française, paru en 2006. Je vais remettre ça avec les 700 pages de l’  Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, somme de listes dont la première (liste des cadeaux à réclamer au père Noël) devrait inclure le titre de ce livre-mulet enfilant perles sur trouvailles, avec des hauts et des bas certes, mais c'est le propre du livre où grappiller une foison d’observations-sensations-émotions que le lecteur prolonge avec les siennes propres.
    Listes des lieux, des villes, des « caressants ailleurs », Listes du beau & du chic ou du corps & du sexe, Listes des femmes comme on en voudrait dans sa famille ou des chansons de variétés tragiques, et cent et mille autres qui font de ce seul livre une épatante lecture de rando. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour...
    Philipe Sollers, Les voyageurs du temps. Gallimard, 243p.
    Charles Dantzig. Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. Grasset, 790p.
    Les deux ouvrages seront en librairie en janvier 2009.

  • Liberticide

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    …ça la fiche mal, tout se rétrécit, même si c’est pas d’hier ça commence à bien faire : tout s’étiole et s’étrique, la liberté ça se peau de chagrine grave, tu pourrais même pas rouler une pelle à Lola dans ce jardin public, illico t’aurais les mères qui te fonceraient dessus pour te flinguer pédophile, c’est vrai que Lol a l’air d’avoir douze ans alors qu’elle en a treize comme toi, mais même en quoi ça les regarde, les mères, tu trouves pas que ça la fiche mal ?...
    Image : Philip Seelen

  • Un anarchisme fraternel

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    Fernand Melgar, auteur de La Forteresse, Léopard d'or 2008 à Locarno, personnalité culturelle de l'année à 24 Heures.  
    L’émotion que Fernand Melgar a récemment suscitée à Vallorbe, lors de la première projection publique offerte aux gens du lieu de La forteresse, son film consacré aux requérants d’asile du centre local vivement contesté par les Vallorbiers à sa création, a été, pour le réalisateur lausannois d’origine espagnole, un signe de reconnaissance inappréciable.

    «Moi qui ai toujours rêvé de m’intégrer dans ce pays, j’ai vécu la xénophobie des années Schwarzenbach comme une trahison. Je revois, aujourd’hui encore, cette valise que des mains inconnues avaient déposée devant notre porte, à Chavannes, pour nous signifier qu’il valait mieux nous en aller. Mon père, magasinier-chef chez Payot, était alors tout prêt à rentrer en Espagne. A l’école, un camarade m’avait lancé, sans le penser sans doute: «Rentre chez toi, sale étranger!» Et voici que, trente ans plus tard, mon film touche des gens d’ici, se sentant soudain proches des requérants à cause de ce que ceux-ci vivent dans leur chair, comme ils pourraient le vivre eux-mêmes…»

    Le respect humain, la liberté, le souci de la justice et de la dignité de toute personne: ces valeurs élémentaires, Fernand Melgar les tient de son père et de ses deux grands-pères, syndicalistes.

    «Tous deux étaient anarchistes», précise-t-il alors: «L’un était du genre tribun charismatique, et l’autre, spécialiste de la désinformation. Il me semble que mon travail relève de ces deux sources…»

    S’il n’a pas connu lui-même ses aïeux, Fernand Melgar n’en est pas moins né en milieu révolutionnaire, dans le quartier de la «petite Russie», à Tanger, où s’étaient réfugiés nombre d’opposants au franquisme. «L’un de mes grands-pères a disparu au cours de la guerre d’Espagne. L’autre, avant de rendre son dernier soupir, s’est exclamé en voyant un curé s’approcher de lui pour lui administrer les derniers sacrements: «Faites-le sortir immédiatement de cette chambre !»

    De ce creuset d’anticléricalisme libertaire, le père de Fernandino gardera la passion de l’acte citoyen: «Chez Payot, il traquait littéralement les employés pour les faire voter, et bien voter comme il l’entendait, alors que lui-même n’avait aucun droit civique…» Nul droit, non plus, de faire venir sa famille en Suisse, qui vécut donc en clandestinité les premiers temps de son établissement.

    Melgar9.jpg«Un enseignement décisif que m’ont transmis mon père et mes grands-pères, inspirés par un anarchisme qui n’exclut pas la plus grande rigueur morale, c’est le refus du dogmatisme», explique encore Fernand Melgar. «Dans mes films, ainsi, j’expose les faits et laisse ensuite chacun se faire une opinion.»

    Rien en effet de l’intellectuel donneur de leçons chez lui, qui n’a jamais aimé l’école et s’est bricolé une culture personnelle entre télévision et mouvement punk. «La télé a été ma mère adoptive. J’étais accro, entre autres, des reportages et des documentaires de Temps présent ou des Dossiers de l’écran.»

    S’il a cherché l’intégration dès son adolescence, au collège de Morges, en fréquentant de préférence ses camarades de bonne famille, c’est dans le creuset de Lôzane bouge que Melgar s’est rapproché des milieux «créatifs», à l’enseigne du cabaret Orwell et de la Dolce Vita, où il s’est initié à la vidéo expérimentale. Fils d’un grand lecteur, il se dit lui-même peu cultivé au sens classique.

    «Le premier film qui m’ait vraiment marqué, c’est Stalker d’Andreï Tarkovski, découvert au ciné-club du Corso, à Renens. Par ailleurs, la vidéo a été l’une de mes passions de l’époque, que j’ai partagée ensuite avec le groupe Climage, aux côtés d’Alex Mayenfisch et Stéphane Goël, notamment. Cette aventure collective de Climage a été, et continue d’être, une expérience fondamentale. Actuellement, je collabore à un projet de Stéphane Goël consacré aux tribunaux de prud’hommes: c’est la première fois qu’on peut entrer dans cet univers très révélateur de ce qui se passe dans notre société.»

    Et Fernand Melgar, là-dedans ? L’individu ? Le père blessé par la perte accidentelle d’un enfant en bas âge ? L’homme d’aujourd’hui ? «En fait, je préfère me livrer en parlant des autres. C’est ce qui m’intéresse dans le documentaire, qui représente à mes yeux les hautes plaines du cinéma, alors que la fiction est essentiellement urbaine et intimiste. Dans La forteresse , les thèmes de l’arrachement affectif ou culturel lié à l’exil, du fils manquant, des drames individuels en relation avec des désastres humanitaires, m’impliquent très personnellement. J’ai l’air de ne pas y être alors que je m’y investis profondément et à de multiples égards.»

    Portrait de Fernand Melgar: Christian Bozon

    Ce portrait a paru dans l'édition de 24Heures du 22 décembre.