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  • Calaferte par les deux bouts


    C’est en somme par les deux bouts que l’éditeur Gérard Bourgadier, ardent défenseur de la mémoire de Louis Calaferte, nous invite à poursuivre la lecture posthume de ce grand méconnu, dont l’oeuvre compte plus de cent titres dans les genres multiples de l’autofiction (dès son mémorable Requiem des innocents, suivi de Septentrion dont l’érotisme torride lui valut l’interdiction), de la nouvelle (le formidable recueil de Campagnes ou la dérangeante Mécanique des femmes), du théâtre, de la poésie, de l’essai, du pamphlet et des carnets, comptant aujourd’hui 11 volumes.
    Mélange de chroniqueur éruptif à la Céline (quoique plus proche d’un Cendrars ou d’un Henry Miller) et de poète à fulgurances, de contestataire hors-parti et de moraliste, voire de mystique, Louis Calaferte composa les cinq récits de No man’s land à l’époque de Septentrion, dont ils ont le même ton flamboyant et grinçant à la fois, notamment La soirée chez Brandès, où la guerre des sexes et la passion artiste s’enchevêtrent comme des lianes enflammées…
    Tout différent, plus grave d’inspiration, parfois nuancé d’amertume, mais également de mélancolie et de tendresse, est le ton de Circonstances, où nous retrouvons l’homme vieillissant en sa retraite provinciale (il vomit le parisianisme) d’Alceste chrétien affirmant finalement que « si Dieu n’existe pas, nous n’existons pas non plus »…

    Louis Calaferte. No mans’land (récits) et Circonstances (Carnets 1989).Editions Gallimard, L’Arpenteur, respectivement 207p. et 245p.

  • Du vrai travail...

    A La Désirade, ce dimanche 7 août

    En vacances depuis hier, enfin je vais pouvoir travailler un peu sérieusement, j’entends : vivre plus avec L., écrire plus, plus lire, et peindre plus, voir plus de gens et surtout être plus attentif à tout, comme ce soir à cet inimaginable ciel gris orangé formant comme un dais chiné au-dessus d’un autre ciel à l’orient de perle reflétant sa pâleur dans les eaux du lac, là-bas au-delà des frondaisons du val suspendu.
    Le Triple concerto pour hautbois de Bach accompagne ma rêverie tandis que les nuages rougeoient un peu plus et qu’une dernière effusion d’or laiteux se répand du couchant sur tout le bassin lémanique…
    Tout à l’heure je regardais, d’un œil, le Dalaï-lama aux infos du soir (le cher homme prêche la compassion dans un stade de football de Zurich-City) en même temps que de l’autre je lisais Au secours Houellebecq revient !, petit livre vite fait et peut-être prématuré, s’agissant d’un roman que personne n’a encore eu l’heur de lire, alors même que l’auteur, Eric Naulleau, stigmatise l’éditeur et les Inrocks pour l’avant-campagne de marketing démente menée autour de la fameuse ( ?) chose à venir…
    Si je partage entièrement sa virulente critique d’un système qui tend de plus en plus à noyer la littérature dans la masse de n’importe quoi, et substituer, à l’approche attentive des livres, le battage médiatique où il n’est plus question par exemple que des goûts culinaires de l’Auteur ou de son penchant pour les chiens, au détriment de son travail, en revanche Eric Naulleau me semble un peu injuste en ce qui concerne l’apport de Houellebecq, tout de même intéressant, à tout le moins emblématique des névroses d’époque, et parfois aigu dans ses observations et plus encore par leur modulation, surtout dans Extension du domaine de la lutte. Cela étant, apparu cinquante ans plus tôt, un tel écrivain se serait fondu dans la catégorie des seconds couteaux : cela ne fait pas un pli à mes yeux, tandis qu’aujourd’hui les données conjuguées d’un creux de vague et des moyens de valoriser l’insignifiance à grands coups de publicité en fait un « auteur-phare », selon la formule aussi consacrée que débile…

    Ah mais tellement plus importants à l’instant : ces derniers feux de rouge en fusion dans le jour qui s’en va sur les ailes du hautbois - ce ciel me rappelant une fois de plus le regret de Corot sur son lit de mort, qui se reprochait de n’avoir jamais su peindre vraiment un ciel, ce qui s’appelle un vrai ciel…


  • Les pèlerins du blues



    The soul of a man de Wim Wenders
    « Le blues et une musique qui parle à chacun, affirme Martin Scorsese. Son émotion, sa puissance et son rythme sont universels. » Or l'amour du blues, précisément, a poussé le fameux réalisateur à concevoir une collection de films où sept cinéastes passionnés de cette musique, lui compris, célèbrent celle-ci, chacun selon sa sensibilité.
    Premier de la série à être présenté ,le film de Wim Wenders, intitulé The soul of a man (L'âme d'un homme), est un voyage à travers le temps où l'âme du blues revit d'une génération à l'autre et au fil de voix plus belles les unes que les autres, propulsées à travers l'espace comme une poussière d'étoiles.
    La métaphore kitsch n'est pas gratuite, puisque le vaisseau spatial Voyager, lancé en 1997, transporte en effet un enregistrement de la voix du chanteur aveugle Blind Willie Johnson (auteur notamment de The soul of a man), qui va ressusciter ici deux légendes du blues dont les compositions n'ont cessé d'être reprises depuis les sixties, à savoir Skip James, étonnante figure des années 30 longtemps oublié et redécouvert à Newport en 1964, et J. B. Lenoir, autre créateur mythique dont l'art a culminé à l'époque de Martin Luther King et de la guerre au Vietnam, ensuite revisité par nombre de contemporains.
    Plus qu'un documentaire riche en images d'archives, The soul of a man constitue un poème musical, cinématographique et « historique » entremêlant les époques et les voix avec une élégance formelle qui ne vire jamais à l'esthétisme ou aux effets aguicheurs genre clip. Figure émouvante de l'époque de la Dépression, Skip James revit ici lors de son premier enregistrement de 1931, qui ne lui vaudra pas un dollar de droit (la Paramount Records déposant bientôt son bilan), mais Wenders en cite simultanément toutes les reprises ultérieures, de Bonnie Raitt à Bek ou de Lucinda Williams à Lou Reed, notamment ; et de rappeler aussi que c'est le succès du groupe Cream qui permettra au vieux Skip cancéreux de se faire opérer et de survivre quelques années encore ...
    Dans la foulée, c'est sur la piste de John Mayall chantant la mort de J. B. Lenoir que Wenders remonte, grâce au travail documentaire oublié d'un adorable couple de babas suédois, à la source pure de cet autre inspiré du blues, auteur, entre autres, de Down in Mississippi (que reprennent ici Los Lobos) ou de Vietnam blues, dont Cassandra Wilson module une version vibrante. Plus d'âge, ni de race qui séparent, mais de belles voix, de belles images et de belles gens qui conjurent la mocheté des temps qui courent. A vérifier sur le DVD…

  • Au bon jeune temps

    Nos meilleures années, c'est tous les jours ...


    Une belle chanson récente de Charlebois, C'était une très bonne année, rend le même son de nostalgie radieuse qu'un film qui a fait son chemin de bouche à oreille, sans casting d'enfer ni plus d'effets spéciaux que de pub, intitulé Nos meilleures années (La meglio gioventù) et retraçant la chronique des trois dernières décennies vécues par une famille italienne qu'on pourrait dire bonnement une famille humaine.
    Charlebois alignera soixante balais, cette année, dans le grand beau placard de sa vie de « doux sauvage », et sa chanson nous raconte que l'année de ses 20 ans fut bien bonne, mais que celles de ses 30 et de ses 40 ans ne le furent pas moins, et c'est le même sentiment qui se dégage finalement des six heures de bonheur souvent poigné par l'émotion — car rien n'y est omis des douleurs de la vie — que nous fait vivre le film tendre, généreux et plus profond qu'il n'y paraît sous ses dehors de saga télégénique, de Marco Tullio Girardi.
    Ce qui y épate surtout, c'est que pas un instant l'esprit « ancien combattant » si répandu dans la génération soixante-huitarde ne sévit dans cette fresque également dénuée de toute idéologie réductrice. Le parti pris « humaniste » de Girardi, qui s'en tient essentiellement aux retombées personnelles des événements de ces trente ans écoulés, en fait-il pour autant un film apolitique ou même « de droite »? Telle n'est pas du tout non  impression, sans qu’on puisse dire pour autant que Nos meilleures années est un film « de gauche ». Mais comment ne pas voir, par ailleurs, que ce film échappe à la fois au cynisme et au désabusement, et que ses positions fondamentales participent d'un esprit critique lucide et généreux ?
    L'opinion prévaut toujours, pour certains, qu'une œuvre ne peut être dite « engagée » sans dénoncer ceci ou cela et sans se rapporter à telle ou telle position explicite. Tchekhov fut sans doute, à son époque, l'un des peintres les plus radicaux de la misère russe, mais ses admirateurs « de gauche » ne cessèrent de lui reprocher de ne pas se rallier à tel ou tel parti et de ne pas dénoncer plus clairement le mal. Or le bon toubib répondait simplement qu'un écrivain qui peint des voleurs de chevaux n'a pas besoin de dire, s'il a bien fait son travail, qu'il est mal de voler des chevaux. Et les récits de Tchekhov continuent de nous toucher et de nous « changer », alors que les discours des idéologues restent plus que jamais lettre morte.
    Il est cependant un parti pris, dans Nos meilleures années, qui consiste à célébrer la beauté des choses et des gens. Cela ne se répète pas tous les jours dans les journaux et moins encore dans les téléjournaux, et pourtant c'est le dernier mot du film et cela en résume l'orientation et la « lumière ».
    Pour autant, et une fois encore, ce film ne dore pas la pilule. De l'horreur vécue dans certains établissements psychiatriques, à la fin des années soixante, à la terreur mafieuse culminant avec l'assassinat du juge Falcone en passant par les Brigades rouges, le chômage, la drogue et la détresse existentielle aboutissant parfois au suicide, il évoque aussi la face sombre de notre condition. Pourtant, c'est essentiellement un film d'amour que Nos meilleures années, dont tous les personnages, issus de quatre générations, inspirent le même attachement et la même confiance. Le « message » qu'on pourrait en dégager, qui n'a rien d'explicitement politique ou religieux (alors même qu'il s'inscrit dans la communauté vivante et questionne le sens et les fins de notre vie), se résume à ce que vous en direz à ceux que vous aimez et aux autres. Allez voir ce film et parlez-en à vos mômes et à vos vieux. Ce sera comme de parler de nos années bonnes qui parfois le furent un peu moins: de notre « meglio gioventù », de notre jeunesse qui fout le camp et reverdit tous les matins…

  • Eloge du savoir-boire



    La fièvre d’hygiène et de vertu qui sévit de concert avec l’industrie polluante et le commerce de la pornographie ne peut qu’inciter à la réaction vive : à bas tout ça et retour à Baudelaire qui disait qu’« il faut être toujours ivre » sans confondre pour autant ivresse et « défonce » imbécile.
    Dans le même esprit, Georges Picard enchaîne aussi bien : « La seule ivresse qui me convient est singulière. Je déteste les paradis collectifs, fussent-ils d’alcool, de drogue, de prière, d’enthousiasme politique ou sportif ». A l’opposé de la « masse éthylisée », l’ivresse du poète taoïste sous la lune ronde ou la sainte godille de Malcolm Lowry de bars en bars, sous le volcan, relèvent d’une compulsion qui n’a rien de recroquevillant ou d’anesthésiant mais au contraire visent à l’extase, à tout le moins à l’exacerbation joyeuse de la perception. Cela étant, Picard s’inscrit en faux contre l’idée, somme toute bourgeoise, que l’alcool (ou la drogue) aiguisent la pointe du génie, même si quelques exemples prouvent qu’il ne l’avachit pas forcément non plus. « La bonne ivresse ne libère que les meilleurs instincts », relève encore l’auteur, avant d’ajouter que « la plupart des individus boivent bêtement ».
    Confessant illico qu’il n’aura jamais bu pour se désennuyer, Georges Picard n’est jamais ennuyeux non plus dans cette suite de réflexions et de digressions qu’on ponctuera d’autant de verres d’eau claire ou de vin à belle robe, selon l’heure et l’humeur…

    Georges Picard. Du bon usage de l’ivresse. José Corti, 165p.

  • Chocolats pour l'âme


    Le virginal protagoniste du dernier roman de Christian Bobin chemine, très au-dessus des miasmes de notre bas monde, sur une arête de neige pure d'où il hume déjà l'odeur de sainteté des petits petons des chérubins. C'est un parfum à peine moins éthéré, baptisé Madone, qui lui a valu de tomber amoureux de Louise Amour dont la profession est d'être «nez ». Séduite par les livres tout empreints de mysticisme du jeune lettré, la Louise en question leur a emprunté diverses sentences aux fins publicitaires de lancer son produit. Ce trivial usage des sublimités du jeune homme (notre puceau touche à la trentaine, mais il constate qu'il avait oublié de vivre jusque-là) devrait le fâcher un max, tant il fuit la gadoue et ce qu'il appelle gentiment « l'Antarctique des gens normaux ».
    Mais le seul nom de Louise Amour, puis sa rencontre dans la « ville barbare » de Paris, lui révélant cet irrésistible sourire qui « enveloppait son visage d'une chaste cornette de lumière », et leur relation ensuite, vont pas mal bousculer ses saintes habitudes jusqu'au jour, crac, où le cœur de Louise lâche et le laisse là tout veuf, sinon tout bœuf (il lui arrive de voir des saintes en les vaches ruminant au pré).
    Frisant à tout moment le kitsch sulpicien, Christian Bobin nous offre ici ce que son personnage appelle « des chocolats pour l'âme ». A consommer modérément, histoire de savourer de fines touches de candeur bluette et d'assez  lumineuse écriture.
    Christian Bobin. Louise Amour. Gallimard, 150 pp.

  • L'ombre d'Eros

    De même que le narrateur de ce roman, un jeune photographe japonais établi à Cuba, est aussitôt fasciné par la très étrange, voire très cinglée Reiko Sakurai, une compatriote actrice qui débarque en ces lieux à la recherche d’un homme qu’elle appelle « le maître », le lecteur se trouve happé, presque à son corps défendant, par le flux d’énergie d’un récit à multiples enchâssements évoquant parfois les délires contrôlés d’un Thomas Bernhard.
    Sans s’occuper d’abord de l’identité de celui qui l’accueille, qu’elle imagine un envoyé du « maître », Reiko déverse, sur le supposé factotum, un véritable Niagara de confidences salées, frisant parfois la démence et reconstituant pourtant, avec une force d’évocation théâtrale (l’actrice faisant tous les rôles) et quelque chose de cinématographique aussi (dans le montage des séquences), le récit d’une vie chaotique marquée par une relation initiatique sado-maso et le recours à tous les excitants extrêmes.  
    Sous les dehors d’un récit indirect à l’érotisme exacerbé excluant toute intimité réelle, Thanatos, dernier volet de la trilogie englobant Ecstasy et Melancholia, en impose par la radicalité du propos sur les relations de dépendance, quelle qu’elles soient, et sur l’importance des cristallisations culturelles, illustrées ici par le contraste violent entre le fatalisme individualiste à la cubaine et  le collectivisme formaliste des Japonais. Glauque et saisissant à la fois par son écriture à couteaux tirés et son questionnement existentiel sur la valeur de toute vie…

    Ryû Murakami. Thanatos. Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Editions Philippe Picquier, 231p.

  • La maison du poète

    Après avoir achevé, toute jeune fille, la lecture intégrale de la Recherche du temps perdu, lors d’un séjour au Portugal, Evelyne Bloch éprouva le désir de visiter la maison d’Illiers (inspiratrice de Combray) pour y retrouver le fantôme de Marcel, où l’accueillit un certain Monsieur Larcher citant d’entiers paragraphes de Proust par cœur en lui faisant visiter les lieux. Cette même ferveur l’a saisie, à son tour, pour devenir une véritable passion. Ainsi la biographe de Madame Proust et de Flora Tristan a-t-elle réuni une précieuse documentation sur les maisons d’écrivains en France et ailleurs, qu’elle nous fait découvrir ici avec une foison de détails et d’anecdotes.

    Du pavillon minimaliste de Beckett à la « maison-racine » de George Sand à Nohant, en passant par les Charmettes de Rousseau (sans oublier le musée de Montmorency), la maison de Rimbaud tout récemment inaugurée à Charleville, la fascinante villa de Malaparte à Capri, le Paraïs de Giono à Manosque, la cité Véron de Vian au flanc du Moulin Rouge, la « cristal room » de Victor Hugo à Guernesey, la (conjecturale) Devinière de Rabelais à Seuilly, les lieux nomenclaturés mais jamais « possédés » en propre par l’errant Cendrars - cent autres maisons enfin, toutes situées au moyen d’une carte et d’une documentation précise. Rien pour autant de sec dans cette épatante invitation au voyage, renvoyant à autant de lectures…

    Evelyne Bloch-Dano. Mes maisons d’écrivains, Tallandier, 349p

    Les maisons de Pierre Loti et de George Sand

  • L'ange venu des eaux

    Lumière de la lagune, de Hanns-Josef Ortheil

     L’image des jeunes pêcheurs à l’arc de Carpaccio, immobiles sur leurs barques et visant les eaux de la lagune, m'est revenue à la lecture de la première scène de ce beau roman, marquée par la découverte, une aube automnale de chasse au canard en ces mêmes lieux, d’un jeune homme entièrement nu et d’une stupéfiante beauté, tenu pour mort dans un premier temps, et qui se relève bientôt mais sans mémoire de ce qu’il fut. Autant dire que c’est une sorte de revenant d’un autre monde que le comte Paolo di Barbaro, noble Vénitien conduisant la chasse et qui a confié le mystérieux jeune homme aux moines d’un couvent, retrouve peu après pour constater, chez celui qui ne se rappelle ensuite que son nom d’Andrea, des dons bien singuliers voire tout à fait hors du commun. Il y a en effet de l’ondin chez ce nageur prodigieux connaissant tout de la vie animale et végétale du royaume des eaux et capable d’en dessiner les moindres détails avec une virtuosité qui laisse le comte, grand amateur d’art, littéralement baba. Pourtant le grand personnage se laisse tirer l’oreille avant de prendre le jeune prodige à son service, qui l’en supplie avec une insistance têtue. Or le premier mouvement de défiance de Barbaro se justifiera par la suite, l’ange de la lagune se montrant par trop humain à l’approche de certaine jeune fille chère au comte – mais n’en disons pas plus. L’essentiel du roman n’est d’ailleurs pas cette « affaire », si révélatrice qu’elle soit des instances de la chair et de la passion amoureuse, mais tient à l’immersion progressive que l’auteur nous ménage dans l’univers de la peinture, à la bascule de deux époques. Constatant les dons naturel de son pupille, le comte l’initie à la peinture des maîtres vénitiens Guardi et Canaletto, dont Andrea décèle les « mollesses » avec un regard qui s’apparente de toute évidence à celui d’un Turner, préfigurant en outre les visions d’un Monet. Significativement, ce n’est pas devant le motif que le génie pictural d’Andrea s’accomplira, mais dans la réclusion sévère que lui a valu sa « faute » et qui lui donne, du moins, le temps et la concentration requis pour une véritable recréation du monde en ses reflets recomposés dans le tourbillon d’une sorte de remémoration proustienne.

    Les romans qui parviennent à combiner érudition et fantaisie, réflexion sur l’art et mouvement romanesque atteignent rarement le point de fusion (et d’effusion) qui scelle la qualité de Lumière de la lagune, confirmant l’originalité d’un écrivain déjà remarqué à la parution des Baisers de Faustina, où il était question du jeune Goethe à Rome. Ce nouveau roman d’Ortheil n’a rien, certes d’un « pavé de plage », et c’est tant mieux n’est-ce pas qu’il se distingue de trop de sous-produits destinés à « tuer le temps ». Un tel livre, captivant et plein de grâce, rend au contraire le temps plus vivant, et quelle plus belle façon que de rêver à Venise ?

    Hanns-Josef Ortheil. Lumière de la lagune. Traduit de l’allemand par Claude Porcell. Seuil, 332p.

  • Le noir lyrisme de James Lee Burke

    A propos de Purple Cane Road

    C’est notre ami le savant linguiste, l’autre soir, tandis que les fusées et autres feux d’artifices éclairaient le ciel du 1er août, fête nationale des Helvètes, qui m’a donné l’envie féroce de retrouver James Lee Burke, dont il a commencé à nous raconter le dernier roman traduit, Purple Cane Road, que je me suis procuré dare-dare pas plus tard qu’hier et dont j’ai lu déjà les trente premières pages.

    Retrouver le flic alcoolo Dave Robicheaux, beau gosse au grand cœur des bords du lac Pontchartrain, en Louisiane pourrie, est toujours un vieux bonheur, et surtout que cette fois il est touché personnellement du fait qu’un malfrat lui balance comme ça, au passage, que sa mère a été assassinée dans telle circonstance odieuse, il y a des années de ça, sa mère qui n’était pas plus du genre sainte que la mère de James Ellroy, à laquelle on pense évidemment dans cet équivalent romanesque du superbe Ma part d’ombre.

    Mais pourquoi diable James Lee Burke nous manque-t-il de loin en loin ? Parce que son dépotoir est beau. Parce que la nature sauvage de sa Louisiane est belle. Parce que ses personnages ont de la gueule. Parce que sa phrase, parce que ses mots, même traduits, ont du chien. Bref et surtout: parce que ce qu'il raconte est intéressant.
    Un jour Michel Butor, après la parution de ses mémorables lectures en quatre volumes de Balzac, interrogé par Bernard Pivot sur la raison de cet engouement, lui répondit simplement : parce que Balzac est intéressant. Voilà : Balzac est intéressant. De même que le Philip Roth de Pastorale américaine est intéressant. Christine Angot n’est absolument pas intéressante, ni Frédéric Beigbeder non plus, ni moins encore ce néant imprimé que figure Marc Lévy, tandis que Simenon est intéressant, et Michael Connelly dans L’envol des anges, et Ryu Murakami dans Thanatos, et James Lee Burke dans Purple Cane Road.
    Notre ami le savant linguiste, l’autre soir, nous a raconté son étude de l’usage des temps dans le roman policier contemporain, qui lui a fait découvrir la complexité de la narration de Simenon, par opposition aux mécanismes répétitifs et conventionnels d’un Jean-Patrick Manchette, dont je me suis toujours demandé pourquoi il m’ennuyait plus souvent qu’à son tour. N’est-ce pas intéressant ? Ce qui est sûr est que j’aime retrouver, physiquement autant qu’affectivement, la Louisiane de James Lee Burke. Il y a chez cet auteur un mélange de force et de sensibilité, de lucidité désespérée et de bonté, de rage épique et de lyrisme qui l’apparentent à un Faulkner, avec tout ce qui distingue le talent du génie, qui pourrait marquer aussi le saut qualitatif entre un Simenon et un Bernanos…

    James Lee Burke. Purple Cane Road. Rivages, 330p.

  • Retour à Romain Gary

     

    Le philosophe et le romancier

    Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’avait envoyé Christian Bourgois m’est soudain apparu : La fin de l’impossible.
    Or trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne comme un acte de reconnaissance aux « alliés » occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à « l’étrange acoustique du monde spirituel » dont parle Kierkegaard ; tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et tout aussitôt intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une « explication avec la vie » passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le « Moi-même moi-mêmisant » pour embrasser « le Tout de la vie », à savoir Romain Gary, Romain Gary dont je n’ai à peu près rien lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit « J’attends la fin de l’impossible », Romain Gary l’écrivain que le philosophe Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski…
    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers « l’étrange acoustique du monde spirituel », les gens dans le train me semblaient plus beaux et ces mots me parlaient : « Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre »...
    Et du même coup je me retrouvais impatient de découvrir de nouveaux livres, peut-être un nouvel interlocuteur vital, et me voici ce soir commençant de lire L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary tandis que la nuit redescend en grandes ombres sur l’espèce de fjord rougeoyant qui se courbe là-bas…



    A paraître chez Christian Bourgois, le 14 octobre : Paul Audi, La fin de l’impossible, deux ou trois choses que je sais de Gary.
    Paul Audi co-dirige en outre un Cahier de l’Herne en préparation, consacré à Romain Gary.

  • Labyrinthe poétique


    Il y a du rêveur labyrinthique à la Borges, du poète métaphysicien à la Kafka, du conteur paradoxal à la Buzzati et de l'humoriste à la Vialatte chez Eduardo Berti que le très compétent Alberto Manguel déclare, dans sa postface au présent recueil, « l'un des auteurs les plus intéressants et les plus doués de la nouvelle génération littéraire d'Argentine ».

    Plus que des nouvelles développées, les quelque quatre-vingts brefs textes réunis dans ce petit livre épatant tiennent d'embryons de récits ou d'amorces de contes dont le lecteur, à partir du « noyau », est supposé développer tout seul les pouvoirs imaginaires. Le consommateur passif en sera pour ses frais, tandis que l'amateur de rêveries fantaisistes ne laissera de se prendre au jeu dédaléen de l'auteur.

    Du peintre suisse inconnu dont une œuvre ancienne est redécouverte et acclamée à Vienne où il finit par s'apercevoir qu'elle est exposée à l'envers, à la machine à copier des photos qui élimine les sujets défunts du cliché, en passant par les deux vieux jumeaux capables de déchiffrer l'énigme des crimes en « lisant » les traces de sang des victimes, Eduardo Berti — qui dit par ailleurs que la première chose qu'il fait en débarquant dans une ville étrangère est de chercher son homonyme dans l'annuaire — multiplie les pistes à suivre, un peu comme dans un poème topologique à la Escher.

    Eduardo Berti. La vie impossible. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Luc Actes Sud, 181 pp.

  • Casting


    "Je veux les matrones à dix heures pile. Tu les fais aligner dans le studio 7 et je les veux maquillées à outrance mais sans coulures. Ensuite tu m’accompagneras au studio 3 où j’ai quelques nouveaux fortiches à briefer".

    "Tu sais ce que sont pour moi les matrones", avait ajouté le Maestro à l’ancien Carlo devenu Carla.

    Or c’était trop peu dire que Carla savait, qui avait passé de l’état de fortiche à celui de matrone épanouie à larges fesses et mammelles.

    Comme le Maestro, Carla était folle d’Italie matriarcale. Tant qu’elle était Carlo, le petit mâle péninsulaire teigneux, son inquiétude de démériter sous la bannière de la Virilité l’avait empêchée de se réaliser pleinement.

    Depuis l’opération, en revanche, Carla jouissait à fond de la vie romaine, et le Maestro, qui avait naturellement méprisé le fortiche de naguère, apprécia tant la matrone qu’il lui offrit de travailler dans son gang.

    A l’heure qu’il est, Carla dirige ses castings en costume flottant de courtisane babylonienne. On la dirait sortie d’un film du Maestro, lequel n’oserait jamais, soit dit en passant, pincer la joue des fortiches comme elle le fait, parfois jusqu’à laisser sa marque.


  • Polar foldingue


    La fille du samouraï de Dominique Sylvain


    Le lecteur, happé dès les premières pages de ce polar à la française où la saveur du langage, la convivialité des climats et la loufoquerie des situations comptent plus que la vraisemblance de l’intrigue, se demandera plus d’une fois, par la suite, où diable Dominique Sylvain va le mener cette fois, avant de se laisser mener en bout de course où tout se dénoue joliment.

    On pense aux joyeuses cavalcades des compères Starsky & Hutch en suivant l’enquête des deux femmes complices réunies pour la seconde fois par Dominique Sylvain, qui font amie-amie avec autant de punch et de malice que les deux chers ringards. Ingrid Diesel carbure à l’énergie sexy, qui masse le jour et s’effeuille la nuit en brave Américaine saine comme une nageuse en eau claire, tandis que Lola Jost, commissaire en principe rangée des poursuites de voiture, fait plutôt dans l’affectif et la sensibilité vieille Europe cultivant son jardin secret à puzzles zen...

    Sans la tribu de Malaussène, il y a un peu de la loufoquerie sympa style Pennac dans le ton de Dominique Sylvain, dont l’histoire s’entortille, se complique et se développe d’une manière plus surprenante à vrai dire que les scénars du gentil prof, avec des moment frisant l’onirique (les soubassements inquiétants d’un hosto) et un souffle que requièrent évidemment les rebondissements en cascade du roman.

    Raconter celui-ci serait priver le lecteur du plaisir de la découverte, mais disons tout de même que l’enjeu de l’enquête est le rétablissement de la vérité à propos du prétendu suicide de la jeune Alice Bobin, fille d’un certain Papy Dynamite et sosie de Britney Spears (elle en a fait une profession) défénestrée du 34e étage de la tour Astor Maillot et filmée durant sa chute par un jeune vidéaste qui s’est empressé de vendre son bout de film à une chaîne de télévision. Ce thème très actuel de la vie parasitée par le virtuel et les images médiatiques est d’ailleurs au cœur du récit de Dominique Sylvain, lié à toute une série d’observations pertinentes sur les dérives du monde contemporain.

    Ceux qui connaissent déjà l’univers ludique des contes urbains de Dominique Sylvain ne demanderont pas à La fille du samouraï, plus qu’au précédent Passage du Désir, la vraisemblance « réaliste » d’un roman noir ordinaire, et pourtant le canevas et le fil conducteur du récit tiennent plus solidement, à la longue, qu’on ne pourrait le craindre, avec une frise de personnages qui s’étoffent peu à peu et un dénouement plongeant dans les embrouilles mêlées de la basse mondanité à maquereaux de luxe et de la haute parano politicarde.

    Au fil d’une investigation destinée, entre autres, à damer le pion à l’inévitable flic fâcheux, surnommé le Nain de jardin, les épiques péripéties vécues par ces dames ne laissent de divertir tandis que la romancière se paie quelques morceaux de bravoure également appréciables.

    Dominique Sylvain. La fille du samouraï. Editions Viviane Hamy, coll. Chemins nocturnes, 284p.