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  • Divagation dominicale

    A la rédaction, ce dimanche 14 août

    Damned, maudits Chinois ! me suis-je exclamé ce matin en découvrant, après avoir lancé mon Dell portable à ligne aérodynamique, que mes fichiers récents les plus précieux (mon dernier livre en chantier, mes carnets d’août 2005 et toute la matière du nouveau Passe-Muraille) s’étaient volatilisés comme par enchantement. Sur quoi, descendu en catastrophe à la rédaction de 24Heures où se situe notre base de données,  j’ai retrouvé cette matière que j’espère pouvoir, si les Chinois me l’accordent, récupérer sur mon outil volant. Mais quelle panique en attendant ! Et quel encouragement, aussi, à la fois à sécuriser à mort, et plus encore à tout écrire à la main de ma belle encre verte.
    Justement, hier, j’avais commencé de tout préparer à cet effet dans mon capharnaüm de livres et de fafs en piles, en tas, en tours, en cairns et en termitières papivores : j’avais entrepris de remplacer ma petite table de travail par une deux fois plus grande, qui n’est autre que la table du fameux Docteur César-Roux, médecin des pauvres et chirurgien-bricoleur de génie qui a donné son nom à l’une des rues les plus polluées de Lausanne et sa table à mon père-grand, lequel me l’a transmise et que j’accable d’encaustique depuis au moins 35 ans. Or donc m’étais-je dit, mon fils, désormais, tu n’écriras sur cette table plus qu’à l’encre verte avant de tout recopier à l’ordi maudit. Je ne croyais pas si bien dire : les Chinois m’avaient à l’oeil et me voici verrouillé dans ma nouvelle conviction sécuritaire.
    Aussi c’est un rappel excellent, à caractère virulemment métaphysique, de la volatilité de toute vacation terrestre et du caractère aussi fugace que vivace de nos infimes écrits quotidiens. Vassily Rozanov l’avait saisi mieux que personne, qui disait incarner la fin de la littérature en sanctifiant du même coup le moindre de ses soupirs et plus encore le moindre soupir des siens. Et voilà le résultat : plus que jamais la littérature devient une affaire privée et personnelle se transmettant d’un individu à l’autre tandis que les camions déversent leur lot quotidien de Marc Levy et de Dan Brown dans la cour des foules.


    Un autre avantage des rangements tient à cela que nous retrouvons quantité de livres que nous avions oubliée, comme cet Aller retour New York d’Henry Miller, dans la collection de la Petite Ourse de Rencontre qui a ressurgi hier soir d’un Ararat de bouquins empoussiérés et que je me suis mis tout de suite à relire. L’énergie de ce formidable bretteur ! Et le rappel d’Alfred Perlès, auquel ce livre est adressé, dont Miller dit que c’était le plus abondant épistolier des terres émergées. Du coup je me suis rappelé qu’il fallait que je fasse un signe à ma chère Asa, qui m’a toujours fait tant de réclame pour Miller, et que je reprenne mon Zambèze d’échange de lettres avec l’impayable Antonin.

    Autre détail: j’ai relevé ce matin, sur le rapport quotidien des visites de ce blog, que j’avais reçu 2071 coups d’œil durant cette première quinzaine d’août, et là encore je me suis dit : gare à l’illusion : un clic et tout ça s’évapore comme neige de baleine au soleil assassin…
    N’empêche que l’on y croit n’est-ce pas, à nos messages à Dieu sait qui, entre autre bouteilles à la mer. Même de plus en plus isolés les uns des autres, ils s’envoient comme ça des signes, les humains. Notre enfant Number One nous balance d’ailleurs, ce dimanche matin, un dernier SMS de Damas. Et hier c’était l’ami Nicolas de son île grecque. Et tout à l’heure un autre texto du jeune Bruno lisant Odon von Horvath au bord du Rhin...

    Eh mais gaffe à toi, camarade : sécurise illico ces divagations, pas que l'Humanité en perde une miette !

  • Le secret de Wittgenstein

    Ludwig Wittgenstein peut-il être soupçonné d'avoir caché, à ses contemporains, le danger que représentait Adolf Hitler ? Le génial logicien autrichien n'était-il pas mieux placé que quiconque pour connaître « le monstre », lui qui l'avait côtoyé en son adolescence, au collège de Linz ? Telles sont les questions qui se posent assez insidieusement à la lecture de ce (remarquable) petit livre, en lequel il faut voir une variation romanesque bien plus qu'un début de mise en accusation.

    Ainsi que le confirme la récente notice biographique du très sérieux Dictionnaire Wittgenstein (Gallimard, Bibliothèque des idées, 2003), le jeune Ludwig fréquenta bel et bien le collège de Linz à la même époque que son aîné (qui semble le citer explicitement dans Mein Kampf), mais on sait que la cristallisation de l'antisémitisme de Hitler est bien ultérieure, et rien ne permet d'affirmer qu'il y eut entre les deux garçons un rapport personnel significatif.

    Antoine Billot n'en imagine pas moins une « scène primitive » qui expliquerait l'une des origines du ressentiment mortel de l'artiste raté, humilié par le fils du grand mécène viennois Karl Wittgenstein. Même aventurée, l'hypothèse donne lieu à la rencontre assez fascinante à Cambridge, en avril 1951, d'un jeune homme candide manipulé par d'anciens déportés vengeurs et du philosophe à la toute fin de sa vie, titubant entre lucidité et délires révélateurs. D'une très belle écriture, ce sombre bijou pourrait fâcher certains gardiens du temple, mais tant pis pour eux, n'est-ce pas ?

    Antoine Billot.Le désarroi de l'élève Wittgenstein. Gallimard, col. L'Un et l'autre, 208

  • Les printemps retrouvés

    Rencontre avec Francis Reusser

    C'était en 1976, la chute de Saigon n'était plus qu'un souvenir lointain mais la Révolution culturelle chinoise nourrissait encore maintes illusions chez les gauchistes occidentaux. Au Festival de Locarno, cette année-là, le Léopard d'or fut attribué à Francis Reusser pour Le grand soir, également couronné au Festival de Hyères. L'accueil des camarades du cinéaste, jugé politiquement incorrect, fut en revanche globalement négatif, qui lui reste aujourd'hui encore en travers de la gorge. Un article incendiaire, et non signé, du journal Rupture le traitait ainsi de renégat et lui prédisait un avenir d'infâme suppôt de l'art bourgeois. Un quart de siècle plus tard, l'affreux « déviationniste » n'en a pas moins retrouvé ceux avec lesquels il partagea, au tournant des années 70, maints combats, dont celui du Comité Action Cinéma et de Lôzane bouge. Son dernier film, réalisé pour la télévision, n'a rien pour autant de la commémoration d'anciens combattants ...

    — Quelles sont, Francis Reusser, les origines de votre rébellion ?

    — C'est d'abord l'histoire d'un orphelin (j'ai perdu ma mère en ma deuxième année, et mon père à 13 ans) qui bascula dans la petite délinquance avant de se retrouver en maison de correction. Fils d'ouvrier veveysan, j'avais fait un bout de collège et deux ans à l'Ecole de photographie de la grande époque, avant de me retrouver, chenapan chopé pour un larcin dans les vestiaires du tennis-club, « casé » dans une institution pilote de la région genevoise, où le jeune éducateur Louis Emery, dont le père avait arrêté Mussolini, m'a tenu lieu de substitut paternel. Comme je le dis dans le film, j'ai pris là de salutaires coups de pied au cul, tout en amorçant un boulot d'assistant cameraman à la télé romande, avec des gars comme Soutter et Goretta qui m'ont beaucoup appris. Il n'y avait que le patron de la télé, René Schenker, qui savait où je rentrais le soir ... Par ailleurs, j'avais déjà commencé à écrire et à faire un peu de théâtre. Le cinéma, auquel j'ai été initié par le club Fip-Fop de Nestlé (rires) ne devait venir que plus tard. Question politique, contrairement à l'ouvrier mon père qui ne voyait en l'URSS qu'une horreur absolue, j'ai été proche des communistes genevois et j'ai collaboré à un journal anarchiste. Mais le premier vrai choc, à côté de la guerre d'Algérie, fut l'attentat contre le consulat d'Espagne à Genève, auquel a participé le futur éditeur écrivain Claude Frochaux, le premier de mes « acteurs » à s'exprimer dans le film.

    — Vous définissez celui que vous avez été, dans les années 70, comme un cinéaste maoïste. Que cela signifie-t-il ?

    — En fait, nous avons été plus soixante-huitards avant 68 qu'après ! La date clé, pour moi, fut 1967, où je suis allé à Prague. J'avais déjà réalisé l'un des sketches de Quatre d'entre elles et j'y ai rencontré les cinéastes tchèques que nous connaissions déjà grâce à Freddy Buache. Là je joue au foot avec Forman, je vais voir tourner Jiri Menzel, et c'est le malentendu total: j'arrive avec mon marxisme et je tombe sur des gens qui font un cinéma formidable et ne rêvent que d'Occident parce que Novotny règne sur le pays. En 1967, j'assiste à un récital de poésie d'Allen Ginsberg dans une cave à jazz de Prague, et l'année qui suit ce sont les chars soviétiques ... Quant au maoïsme, après 68, ce sera la perspective d'une alternative. Le premier et le seul groupe auquel j'adhère vraiment sera Rupture, où je vais rester deux ou trois ans. C'est alors toute une aventure politique et humaine que je raconte dans le film, avec l'imprimerie de Vaugondry, Armand Dériaz, le film sur les Palestiniens (Biladi, une révolution, 1971) qu'on va montrer partout en Suisse et en Europe, le journal Rupture qui cristallise la créativité formidable d'un tas de gens.

    — Pourquoi le choix du style carnet personnel ?

    — C'est un vieux débat que j'ai déjà eu à propos de la pseudoobjectivivité de la TV. On n'avance pas masqué: il y a quelqu'un qui dit « je » et qui assume. Par ailleurs, c'est un portrait de groupe qui n'a rien d'exhaustif. J'ai choisi des gens que je connaissais et dont l'expérience de vie m'a paru significative et intéressante. Certains « acteurs » pressentis se sont défilés qui, eux, n'assument pas ce passé-là. L'un d'eux m'a même menacé de représailles si je le citais. Un autre, que je sais l'un des auteurs de mon « exécution » dans Rupture, et qui occupe aujourd'hui une belle place de directeur, a lui aussi décliné. Passons ...

    — Le bilan politique de ces grandes espérances déçues n'apparaît pas vraiment dans le film. Pourquoi cela ?

    — Si je fais ce film trente ans plus tard, c'est faute de n'avoir pu le faire tout de suite, dans une atmosphère de tensions exacerbées entre les groupes. C'est pourtant sur cette base critique que, par le biais de la fiction, j'ai réalisé Le grand soir. Résultat: j'ai été traîné dans la boue et dans des termes inimaginables aujourd'hui ... — d'ailleurs, un Jacques Basler ou une Diane Gilliard reconnaissent qu'il est heureux que le pouvoir ne soit pas tombé entre leurs mains ! Par la suite, la critique de la stratégie révolutionnaire esquissée dans Le grand soir, d'ailleurs modérée, a été largement reprise et partagée. A ce que je sais, le bilan du maoïsme a été fait par le groupe avant sa dissolution, mais je n'y étais plus. Or ce qui m'intéresse, aujourd'hui, c'est ce que ces gens sont devenus. Comment ils restent fidèles à eux-mêmes par-delà le dogmatisme, et ce qu'ils transmettent. Au-delà de toutes les conneries que nous avons dites ou faites, il y a des valeurs que nous n'avons pas à renier dans la société très dure où nous vivons aujourd'hui. Mon film s'achève au printemps 2003, sur les images des bombardements de Bagdad, et je parle d'un film réalisé par mon fils de 20 ans et ses camarades. La vision de ceux-ci, croyezmoi, n'est pas rose. Et la question se pose plus que jamais: « Que faire ?» é

    Le chant des vies non alignées

    La première et la dernière image des Printemps de notre vie est un coin de terre entre lac et ciel, ce que Francis Reusser le ramuzien voit par sa fenêtre d'enfant du pays, et ce pourrait être un cliché, comme toute sa chronique d'une jeunesse rêvant à la révolution pourrait se réduire à de l'imagerie convenue, si celui qui parle et raconte, et l'imagier, et le capteur de sons et de voix, n'était avant tout un auteur: une espèce d'écrivain doublé d'un poète du visible, accessoirement archiviste et témoin vivant du temps présent.Avec la vélocité généreuse de l'impatient qui aimerait tout dire en recollant vite vite tous les morceaux du souvenir et de l'instant présent, ici et partout, mais en suivant la basse continue très précise et sensible d'un texte écrit, Reusser accueille aussitôt d'autres voix dans son patchwork « in progress », et c'est alors une polyphonie d'accents mais aussi de visages. Il y a Claude le visionnaire et Serge l'artisan coachant son Antillaise au football des filles, Marlène la pasionaria de naguère et Jacques le sculpteur à la dégaine de vivant forcené, l'autre Jacques traînant sa patte et portant toujours haut son cœur solidaire, Sylvain se partageant entre drogués et mômes perdus, Daniel que son travail dans l'humanitaire justifie au meilleur sens politique, Philippe qui revient de la délinquance sans abjurer son engagement, d'autres, et Céline et Julie qui, de leur bateau, regardent leurs « vieux » tout en scrutant leur printemps à elles. Car ce poème à la résistance est aussi une histoire de tribu et de filiation, et comme toujours tout reste à réinventer.

    Francis Reusser. Les printemps de notre vie. A voir sur DVD

  • Un ratage intéressant

    A propos d'Irréversible

    Je ne m’y attendais pas, mais ce film est vraiment quelque chose de peu banal, qui tranche sur les proliférantes idioties du moment, sans être du tout un grand film pour autant. C’est un film extrême, qui manque sûrement d’une base de réflexion solide, mais qui montre l’horreur avec une réelle force.
    Il s’agit de l’histoire, racontée à l’envers, d’une dérive amoureuse qui s’achève en viol puis en vengeance. La forme du récit est troublante, et d’emblée on est physiquement secoué par l’incroyable brutalité de la première scène de meurtre, préparée par une véritable mise en condition visuelle et sonore du spectateur, littéralement projeté en enfer. De ce début réellement épouvantable, où un foutoir homo sert de décor à la mise à mort d’un innocent, l’on «remonte» ensuite d’une péripétie à l’autre, en découvrant d’abord la victime d’une agression sexuelle pour assister ensuite au viol puis à la séquence «en boîte» précédant celui-ci, dans une constante marche à contrepied, pourrait-on dire. Tout a l’air chaotique, et véritablement sens dessus dessous, puis un couple émerge de ce chaos, et un autre , et du silence succède au tintammare infernal, puis l’image d’une femme au milieu d’une prairie paradisiaque.
    Or ce qui cloche, là-dedans, tient à la minceur des personnages et à l’absence d’un contrepoids, non tant moral que métaphysique ou philosophique. La formule philosophique, répétée et censée orienter la signification du film, est que «le temps détruit tout», ce qui me semble en l’ocurrence un truisme. On pourrait l’appliquer à L’Ecclésiaste, mais également à n’importe quel constat général établi par les temps qui courent. Et pour l’occurrence, cette «pensée» fait office de gadget.

  • Contre la fausse parole


    Les modes intellectuelles de la deuxième moitié du XXe siècle, avec leur foison de maîtres penseurs et autres gourous concélébrés de cafés en universités, ont complètement occulté certains penseurs de qualité, dont Louis Lavelle est l’un des plus beaux exemples. Ecrivain d’une haute spiritualité et d’un style admirable de fluidité et de claire profondeur, si l’on ose dire, Lavelle est de ces philosophes dont chaque page nous ramène au cœur de l’interrogation sur le mystère de l’être et le sens de la vie, dans une visée à la fois éthique et métaphysique. Des livres tels que L’intimité spirituelle, La conscience de soi ou, plus encore L’erreur de Narcisse, sont à redécouvrir dans leur fraîcheur persistante, au même titre que les ouvrages plus « techniques », tel l’excellent Panorama des doctrines philosophiques de celui qui tint la chaire de philo du Collège de France de 1941 à sa mort, en 1951.
    L’idée de rééditer La parole et l’écriture, traitant notamment de la corruption du langage contemporain, est aussi louable qu’est pertinente la substantielle introduction de Philippe Perrot. Des données fondamentales du langage à sa modulation par la voix (le souffle, le pépiement de l’enfant, la perception du mot comparé à l’ouïe ou à la vue) et aux vertus, mais aussi aux apories de la parole, Louis Lavelle éclaire une fois de plus notre lanterne avec une tranquille sagesse.
    Louis Lavelle. La parole et l’écriture. Le Félin/Poche, 222p

  • Saisons de la terre et des hommes

    Les Paysans de Ladislas Reymont


    C’est sur le thème des adieux que s’ouvre le premier des quatre chants des Paysans de Ladislas Reymont, qui se déploie d’ailleurs tout entier dans la lumière déclinante et nimbée de mélancolie de L’Automne. Quittant le village où elle servait jusque-là, chez des paysans qui lui ont fait comprendre, à l’approche de l’hiver, qu’elle représentait désormais une charge plus qu’une aide, la vieille Agata s’engage, résignée, sur le triste chemin de mendicité qui va la mener « par le monde », seule avec sa besace et son bâton garni de piquants de hérisson. Avec le curé qu’elle rencontre, et qui la bénit en s’étonnant de cet exode, le lecteur commence à s’apitoyer sur ce pauvre sort, mais déjà la vieille s’éloigne dans la vaste campagne, et la vie poursuit son cours de fleuve. Saluant au passage le prêtre qu’ils aiment et vénèrent, les habitants du village dont les toits de chaume se resserrent derrière les vergers, là-bas, vaquent aux travaux de la saison. Ici, c’est une jeune fille qui conduit une vache au taureau du meunier. Puis c’est le marchand de chiffons juif, traînant la patte derrière sa brouette. Ensuite, c’est un mendiant aveugle guidé par un mâtin. Et là, en rangées de fleurs rouges dans les champs, ce sont les paysannes au ramassage des pommes de terre dont les voix montent par intermittence dans l’air tranquille comme celles d’un chœur antique ; et avec elles c’est le village, tout le village, qui prend vie, et la vieille sagesse des uns, se traduisant à tout moment en sentences riches de l’expérience commune, et la sale langue des autres, le bon sens matois et la verdeur truculente, la parole rude et fleurie des gens de cette terre dont on dit qu’elle seule ne ment pas.
    Ainsi le village va-t-il vivre, quatre saisons durant. Avec ses habitants, nous assistons aux messes du dimanche, dans la contrition manifestée, et nous nous retrouvons au cabaret du juif Jankiel. Nous prendrons un parti ou l’autre dans les litiges du tribunal local, en présence de l’huissier aux pieds nus. Nous nous rendrons à la foire haute en couleurs, au bourg voisin, puis nous connaîtrons la « double mélancolie des chagrins passés et des soucis d’avenir », dans la tristesse fantomatique des lourdes journées pluvieuses. Puis ce sera jour de noces, avec ses réjouissances que ne tarderont à étouffer les neiges d’hiver. Alors nous suivrons les travaux éreintants des bûcherons. Et viendra Noël, pacifiant jusqu’aux plus terribles conflits.
    Car les travaux et les jours de la communauté paysanne ressuscitée par Ladislas Reymont ne constituent qu’une toile de fond, sur laquelle se détachent les figures d’une poignante tragédie.
    Demain, nous le savons bien, le printemps refleurira, le vrai printemps semblant ruisseler du ciel, avec le soleil réchauffant les chaumières. Et comme chaque année, Pâques retentira de l’Alléluia des chrétiens. Puis ce sera la verdure de Pentecôte, et reviendront les nuits courtes, chaudes et claires de tous les étés.
    Cependant nous voici, frères humains, dans le temps brisé de nos passions. À Lipce vivait un homme, et c’était le père. Et le père était l’ennemi de son fils. Et telle femme fut entre eux.
    Voici Maciej Boryna, deux fois veuf mais encore solide dans sa carcasse de patriarche à la fois craint et respecté. Voici son fils Antek, au même caractère ombrageux et emporté, qui lui réclame en vain un tant soit peu d’indépendance. Et voici la belle Jagna, dont le père va faire sa jeune épouse, et qui sèmera le trouble et la honte dans le village en enflammant les cœurs au gré de ses caprices.
    Plus que de grandes figures romanesques, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa me paraissent plutôt, à vrai dire, les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne.
    Maciej Boryna représente par excellence l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité et aussi pour faire enrager son fils, n’est en somme qu’un accident de parcours. Tandis que le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène prodigieuse où nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma des suites d’une blessure, pour se rendre dans ses champs, en pleine nuit, et y semer une dernière fois sous le vaste ciel tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner, jusqu’à tomber foudroyé.
    Jagna Dominikowa, pour sa part, dégage toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. C’est le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Or c’est cela justement que l’ensemble des femmes, trimant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruauté, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.
    À cet égard, l’attitude d’Antek Boryna, partagé entre ses sentiments et la loi du groupe, est également significative. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens pour cette communauté ! » Et le moment qui nous révèle le fond de son drame est celui qui le voit renoncer tout à coup à tuer son père, lors de la révolte paysanne conduite par celui-ci, pour courir à sa rescousse.
    Ce qui fait, enfin, la grandeur des Paysans, c’est la généreuse sérénité avec laquelle l’auteur peint cet univers de l’ancestrale civilisation paysanne, et la pénétration charitable qui l’aide à nous faire saisir les plus obscurs mobiles humains. Avec une constante objectivité, formellement maîtrisée par la multiplication des points de vue – ainsi la voix d’un conteur populaire alterne-t-elle avec celles du narrateur et de toutes les parties dialoguées –, Ladislas Reymont parvient à fondre les détails minutieusement observés dans la vision d’ensemble de sa fresque.

    Ladislas Reymont. Les Paysans. Editions L'Age d'Homme.

  • De la critique

    Dans ma fonction de critique, et c’est vrai pour le théâtre plus encore que pour les livres, je me sens essentiellement un médiateur ou plus exactement : un passeur. A la prétention des uns de fonder une critique scientifique, qui me paraît surtout révéler le besoin de soumettre toute observation et tout jugement à l’idéologie, dans une optique aussi réductrice à mes yeux qu’est dépassée la bonne et belle parole de Monsieur le Critique académique, je voudrais opposer le libre exercice d’un franc-tireur également attentif à ce qu’il y a de permanent et de réellement revivifié, dans l’écriture théâtrale ou dans les nouvelles formes d’expression. Autant qu’en art, dont les resucées avant-gardistes ne font plus guère illusion, je tiens à résister aux nouvelles conventions de la pseudo-nouveauté, quitte à passer pour un attardé…


    Ce n’est pas tant ceux qui nous reprochent nos débordements, en matière de critique, que ceux qui nous en félicitent, qui nous en détournent. Ceux-là qui, même d’un jugement nuancé, ne retiennent que les aspects négatifs et nous tapent dans le dos en nous lançant avec quelle douteuse satisfaction: “Ah ça, comme tu l’as descendu...”

     

    Le critique, croqué par Friedrich Dürrenmatt