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  • De fulgurantes approximations

    A La Désirade, ce 21 août 2005

    Il fait nuit encore aux fenêtres de La Désirade, et silence absolu, mais ce mot d'approximation m'a soudain amené à ma table pour y jeter ces quelques propos sur la conversation que me sembe une lecture féconde, comme je la vis ces jours en revenant à tout moment au Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig.

    Une bonne façon de converser, avec soi-même autant qu’avec autrui, tient à ne pas hurler en cas de désaccord. Je ne regrette pas le temps idéologisé à outrance où, lorsqu’une idée ou une position déplaisaient l’on se mettait à hurler. On s’imaginait alors faire preuve de caractère, et c’était évidemment une faiblesse d’endoctrinement. Ces discussions finissant dans les cris et parfois les pleurs, qui étaient le propre de certains groupes ou de certains individus en mal de pouvoir, m’ont vite fatigué, comme tout ce qui hurle dans l’idéologie. J’ai perdu beaucoup de supposés amis qui hurlaient dès que nous étions en désaccord. A l’inverse, mon amitié pour Charles Du Bos n’a fait que se renforcer, même si je ne le lis que rarement, mais je sais que demain je reviendrai à lui comme je reviens ces jours au Dictionnaire égoïste de la littérature française, pour converser tranquillement.
    Tranquillement ne veut pas dire sans passion. Une conversation sans opinion personnelle affirmée, ponctuée de « j’sais pas », « j’veux dire», et autres « tu vois ce que j’veux dire », est aussi assommante qu’un échange de vociférations énervées. La tranquillité est une force, comme disait l’autre scout, et c’est le terme d’approximation, dont Charles Du Bos s’est servi pour intituler la série de ses essais de lecture, qui me semble convenir le mieux à cette disposition intérieure que j’affine à la lecture de Dantzig comme, disons, à la lecture de toute pensée en mouvement.
    Nous ne lisons pas à l’instant tout à fait comme nous lirons tout à l’heure, même si nous changeons peu sur l’essentiel. Nos sentiments les plus personnels ont la finesse et la précision de rayons laser venus de je ne sais où, et je constate pour ma part que l’appareil était prêt lorsque j’avais sept ans, comme celui de Dantzig évoquant ses premières choses sues (qui lui donnaient le culot de corriger au même âge les erreurs de sa prof communiste teigneuse, genre c’est-moi-qui-sais), même si cinquante ans plus tard je me trouve souvent aussi naïf  et niaiseux à d’autres égards qu’à neuf ans et demi.
    Ce que dit Dantzig sur la poésie par exemple, de si férocement pertinent, et qui touche si juste en ce qui concerne plus précisment le culte du vague et de l'ineffable auquel s'adonne l'actuelle poésie romande,  relève à mes yeux d’une vérité fulgurante non moins qu’approximative. Je veux dire que le sentiment-laser, ou la pensée-laser, est absolument juste, pour lui à ce moment-là, comme pour moi à l’instant où ça fait tilt, mais le jugement n’en est pas moins un objet (il parle lui-même de la poésie sous l’aspect de l’objet) qu'on va regarder de tous côtés comme Cézanne la pomme ou la fesse de baigneuse, et reconsidérer au besoin, nuances à l’appui.
    La langue française est appropriée à ces clairs de la pensée, mais c’est souvent le piège des ardents obscurs ou des égomanes furieux, comme l'illustre un Marc-Edouard Nabe entre tant d'autres. Charles Dantzig n’est pas de ceux-là, qui me semble puissamment doux jusque dans ses traits les plus vifs, gentil et modeste en dépit de ses flèches de feu et de son apparente superbe. Dantzig ne craint pas de se rappeler, contre les cuistres prétendant avoir découvert Flaubert et Balzac à trois ans, que c’est La plus mignonne petite souris qui lui a valu ses premiers émois de lecteur, et qu'il a racheté le livre plus tard comme on relit le Dostoïevski de ses seize ans à quarante ans passés, pour faire des retouches à notre lecture. Toute lecture est retouche, me semble-t-il, et à n‘en plus finir. Non pour se déjuger mais pour affiner. D’approximation en approximation nous avançons ainsi dans un univers de plus en plus intéressant, il me semble, à proportion de notre curiosité relancée à chaque nouvelle rencontre.

  • Dantzig en altitude

    A La Désirade, ce samedi 20 août

    Juste en dessous du col de l’Albrunn, l’autre jour, avant de débusquer une gargantuesque marmotte au milieu des hauts gazons, je suis tombé sur deux moutons brun grave, absolument seuls dans le pierrier, qui m’ont considéré d’un air vaguement réprobateur tandis qu’une pensée me revenait à propos de ce que dit Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, sur l’incompatibilité entre puritanisme et littérature, mais aussi de sa détestation de la montagne.
    Charles Dantzig dit ne pas aimer la montagne, où cela manque selon lui de cafés et de cinéma. Invité à passer une nuit à Sils-Maria au titre (si j’ai bien compris) de connaisseur de Nietzsche, il s’est laissé tirer l’oreille avant de renoncer tout à fait, en quoi il a eu tort évidemment, car à Sils-Maria, le long du lac, il eût croisé les spectres cinématographiques à outrance de La montagne magique, à un coup d’aile de la maison natale de Giacometti et de cette autre merveille qu’est le village de Soglio, sur son promontoire annonçant déjà l’Italie, où Rilke a séjourné et Jouve situé Dans les années profondes, le premier récit de La scène capitale; là aussi que Daniel Schmid  a tourné son beau film intitulé Violanta.
    Il n’y a peut-être pas de cinémas en montagne, mais il y a du Japon en Engadine et de sévères moutons aux regards de sombres pasteurs bergmaniens sur les roches livides. Or le puritanisme est ce barrage de lourde pierre, semblable à celui qui retient les eaux d’émeraude du Lago di Devero, qu’un écrivain ne peut que se sentir appelé à briser pour lâcher les bondes de ce qui bouillonne en lui, et c’est ainsi que, de Nathanaël Hawthorne à John Cowper Powys ou, au pays de Calvin, à Benjamin Constant et Jacques Chessex, le puritanisme a construit ceux-là même qui en ont fracassé la gangue. Calvin fut un écrivain autant qu’un épouvantable éteignoir, et nous pouvons jouer avec cela comme les Anglais et les Nordiques, Pasolini dans ses Lettere luterane si contradictoires ou Ramuz et ses propres antinomie de lyrique coincé.
    En ce qui me concerne, je me sens typiquement un puritain qui emmerde le puritanisme, comme les moutons sévères du col de l’Albrunn emmerdent le panurgisme prêté à leur espèce. L’horreur serait qu’il n’y ait plus de barrage, n'estce pas, et là je présume que nous nous retrouvons avec Dantzig. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus follement stimulant à la lecture de son livre : que tout ce qu’il dit qui me heurte, m’intrigue, me paraît d’abord extravagant (ce qu’il écrit sur Molière, contre tant de platitudes convenues auxquelles j'ai souscrit trop de fois) en appelle à des retouches de ma part, qui en susciteraient peut-être d’autres de la sienne. Ce livre est une extraordinaire conversation, comme il n’en est plus guère par les temps qui courent sauf, disons, à ces hauteurs, avec un Pietro Citati ou un Marc Fumaroli, si l’on s’en tient aux vivants.
    A son corps défendant j’ai traîné mon Dantzig à travers les forêts de mélèzes et les tourbières, sans cesser de resonger à ce qu’il dit de Morand (magnifique et nul à la fois) ou de Vialatte, de Romain Gary (à propos duquel il fait montre de tant de justesse généreuse) ou de Léautaud (notre passion commune d'une époque, lui à Montmartre et moi entre Batignolles et Butte-aux-Cailles), de Fermina Marquez ou de Montherlant dont il fait le bilan des raisons de la détestation qui le poursuit et celui des motifs de l’admirer quand même.
    Charles Dantzig admire et c'est rare, mais plus encore il fait l’éloge de la transmission, et c’est ce qui me le rend infiniment proche, quand notre époque d’atrophie répand le nouveau provincialisme dans le temps (dont parlait T.S. Eliot) qui nous fait rejeter tout ce qui nous a précédés. Nous sommes tous contemporains de Lucrèce et de Pascal, de Proust ou de Max Jacob au moment de les lire, tandis que le temps perdu dans une page insignifiante est déjà ce qu’on dit un temps mort.

  • Le Lecteur merveilleux

    En lisant le Dictionaire égoïste de la littérature française

    Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer « le livre des livres », mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
    J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne : c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
    Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène « regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise », mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi – je dis bien à l’égoïste et pas à l’égotiste, qui ferait déjà poseur, et notre ami Charles ne l’est en rien.
    Je dis notre ami Charles parce qu’après les 55 pages de la seule lettre A, et sans avoir rien lu de lui jusqu’ici que des articles ça et là, j’ai l’impression de le connaître mieux que beaucoup de mes proches et collatéraux. C’est le fait des livres vraiment personnels et vraiment intimes. Or Dantzig nous le rappelle le premier : que c’est surtout dans le transformisme de la fiction ou de la critique que les écrivains se livrent, bien plus que dans leur journal intime ou leur confidences aux mufles médiatiques.
    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans ses développements extravagants (mais aussi d'un extravagant bon sens)  et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion de Baltasar Gracian qu’il cite évidemment.
    Il est rassérénant qu’en l’an 2005 on ose de nouveau, malgré l’interdiction de fumer dans les avions et ailleurs, défendre l’adverbe en rappelant les tares qu’on lui prête, et défendre l’adjectif pour montrer aussi que l’adjectif agit parfois comme un verbe, et l’adverbe itou, par exemple dans ce vers où Valéry montre un culot cumulatif : « Humblement, tendrement sur le tombeau charmant ». De même est-il réjouissant d’apprendre successivement , non moins que pertinemmentement, ce qu’est Adolphe de Benjamin Constant (qui « pratique la philosophie du euh… ») et ce que n’est pas A la recherche du temps perdu. Rien que cette suite de définitions par défaut est une pure merveille, mais il y en a comme ça des hottes.
    Or ce tôt matin, tandis que le brouillard enfume encore la montagne nocturne, je ne ferai plus que recopier ici, pour m’huiler les rouages, cette suite de petites définitions que le compère Charles donne sur le thème d’ Air d’époque : «L’air XVe siècle (je le dis par raccourci, les époques ne recouvrent pas exactement les siècles) est ardoise, venteux, violent, sent le sang. L’air XVIe siècle est vert, frais, provinces de France et d’Italie, petit cercle, cahoteux, sent le foin. L’air XVIIe est joyeux, négligé, rieur, mangeur de viande, ciel de Paris quand il est bleu avec trois nuages en croupe de jument, sent la bonne cuisine. L’air XVIIIe est rose et noir, osseux, sec, avec une odeur de gibier. L’air XIXe est violet, charnu, copieux bruyant, sent le ciment. L’air XXe est marron, tussif, marchant les épaules parallèles au mur, col de chemise sale, sentant le bureau mal tenu ».

    Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Grasset, 961 p.

  • Les délices de Jardin

    Rencontre et lecture



    Les chemins de la liberté sont parfois imprévisibles, ainsi que l’illustre la trajectoire du fils aux yeux d’ourson de Pascal Jardin, né coiffé dans une famille hirsute où tout le monde aimait qui il voulait dans l’atmosphère la plus fidèlement adultère, si l’on ose dire. Deux exemples parmi d’autres : cet enfant que Pascal Jardin désire que sa femme conçoive avec son meilleur ami, le cinéaste Claude Sautet, qui portera bel et bien le nom des Jardin, demi-frère d’Alexandre. Ou cette messe annuelle du souvenir réunissant le club des trente maîtresses de Pascal, présidé par l’épouse légitime…
    De cette éducation jovialement bohème valorisant l’art et la littérature, l’amour libre et plus encore la liberté de penser, Alexandre Jardin se distancia d’abord, construction personnelle oblige, en se coulant dans le moule rassurant du garçon romantique illustré par ses premiers livres, de Bille en tête (1986) pour ainsi dire sorti de la cuisse jupitérienne de Françoise Verny, accoucheuse de ce premier roman gratifié du prix éponyme, au Zèbre (prix Femina 1988) et au Petit sauvage. Vingt ans plus tard, avec quatre enfants de deux femmes, l’écrivain dont on avait senti, déjà, les entournures craquer, notamment dans Le zubial, bel hommage à son père, dit avoir enfin « ouvert les vannes ». Et de fait, Le roman des Jardin s’impose par l’énergie et la verve, mais aussi par la tenue et la santé de son écriture plus encore que par le récit des fredaines carabinées de ses personnages, en somme «inventés » par la vie…
    Débarquant en scooter et bermudas chez son nouvel éditeur de la rue des Saints-Pères, Alexandre Jardin raconte la genèse de son livre avec la même faconde, ponctuée d’éclats de rire, et pourtant on sent que cette double ressaisie, existentielle et littéraire, lui tient profondément à cœur.
    - Quand votre image de jeune auteur idéal et de bon garçon a-t-elle commencé à vous peser ?
    - La fêlure remonte à l’époque de Fanfan, dans lequel j’étais pourtant sincère mais incomplètement puisque, en même temps, paraissait un livre traduit en anglais, sous le nom d’emprunt d’un journaliste connu, où je déversais tout ce qu’il y avait en moi de trouble et de louche. Or ce livre, qui a eu un grand succès mais ne paraîtra jamais sous mon nom, représentait la face d’ombre du chantre de la fidélité conjugale que j’étais alors. Je ne renie pas le rêve de pureté folle que représentait Fanfan, mais enfin je sentais bien que mon mariage avec une fille de notaire était en porte-à-faux avec mon côté Jardin. Depuis lors, je savais que j’évitais d’écrire LE livre qu’il fallait que j’écrive, jusqu’au moment où je me suis lâché…
    - Pourquoi intitulez-vous « roman » un livre aussi manifestement autobiographique ?
    - Parce que les Jardin étaient un roman ! Le fait d’être normal était considéré par eux comme une tare. J’évoque ce cadre de Nestlé, invité à La Mandragore, qui concrétisait tout ce que ma grand-mère réprouvait. Inversement, elle s’était entichée d’un Neuchâtelois nudiste et ne manquait pas une occasion d’attirer à elle les extravagants de toute obédience, écolos givrés, rabbins ou mages quelconques. Ceci dit, autant les faits exacts sont apparemment improbables, autant j’ai évité la surcharge, et c’est là que j’ai «reconstruit » le roman. Ce qui semble le plus délirant est le plus souvent vrai, mais j’ai dû recourir à un certain recadrage pour équilibrer le récit, quitte à élaguer. C’est ainsi qu’Yves Salgues se contente d’une guenon, alors que sa chienne partageait également son lit… Une de mes grandes craintes était de donner dans la confession et le déballage au goût du jour. Or l’espace du roman, sa fantaisie et son théâtre dialogué me semblaient l’antidote à cette facilité. Lorsque vous lisez le Fouché de Zweig, tout y est « historique », mais c’est un roman captivant ! Tout est affaire de transposition…
    - Que vous ont légué les Jardin de plus précieux ?
    - A part le goût de la liberté, celui de l’honnêteté. C’est pourquoi j’ai voulu faire un livre intègre. Et puis les Jardin vivaient dans la conviction que la vérité est ce qui est dit. Tout allait vers la création !
    - Ne vous payez-vous pas de mot lorsque vous parlez d’absolu ou de pureté ?
    - La pureté représente aujourd’hui, à mes yeux, ce luxe incroyable de vivre la vérité. Il est possible que les mots soient encore théâtraux, mais j’ai grandi dans un théâtre. Lorsque mon père est mort, j’ai été subitement privé d’un extraordinaire metteur en scène de notre vie. Il m’a fallu des années avant de rebondir.
    - Comment votre mère a-t-elle perçu votre livre ?
    - Ma mère a changé de vie. Devenue thérapeute, elle m’a lu dans cette perspective, surtout curieuse de voir ce que je devenais…
    - A la fin de votre roman, vous parlez comme si tout commençait pour vous…
    -Mais c’est exactement ça ! C’est le premier livre que j’écris sans rien contrôler. Très sincèrement, je pense que Le roman des Jardin est mon premier livre…


    Comme une seconde naissance
    Il s’en passait des vertes et des pas mûres à La Mandragore, la demeure veveysane où les Jardin vivaient comme hors du temps et bien loin de ce « Tyrol francophone » que représente le pays de Vaud sous la plume d’Alexandre. Avec une grand-mère anarchisante et folle de littérature, maîtresse de Paul Morand et rassemblant toute sorte d’énergumènes autour d’elle dont cet inénarrable débauché toxico d’Yves Salgues, flanqué de sa conjointe guenon ; un aïeul ex-chef de cabinet de Pierre Laval, toujours actif dans les hautes sphères de la politique; une gouvernante surnommée Zouzou se révélant moins sage qu’au premier regard en passant des bras du maître de maison à beaucoup d’autres ; un cabanon réservé aux amours illicites des invités dûment reluquées par les garçons de la tribu: tel fut, côté Jardin, le décor vaudois de l’ « université du plaisir » fréquentée par Alexandre sous le décanat de l’Arquebuse, surnom de sa grand-mère.
    Coté Maman, femme « solaire et polygame », dans l’ex-couvent de Verdelot, en Seine-et-Marne, où ses parents « aimaient au pluriel », les leçons de vie ne furent guère plus corsetées, adonnées à une recherche de tous les plaisirs du corps et de l’esprit que la grand-mère distinguait de l’égoïsme en les disant « hantés jusqu’au délire par l’extase d’être soi ».
    Etre plus soi : tel est aussi bien le fil rouge de ce Roman des Jardin, qui pourrait souvent basculer dans la chronique mondaine (y passent en effet divers comparses connus, de Gainsbourg en Delon), mais qu’une réelle nécessité personnelle leste de vérité, avec des moments poignants (la solitude juste entrevue de la faraude grand-mère) alternant avec des morceaux de bravoure épiques (la mise en mer de la défunte guenon).
    Enfin et surtout, perceptibles dans ses dernières pages, une sorte de nouvelle porosité et de nouvelle puissance d’expression donnent à ce roman sa fraîcheur étonnante, comme d’une seconde naissance.
    Alexandre Jardin. Le roman des Jardin. Grasset, 313p.
    En librairie dès le 24 août.

    Cet article est paru dans l'édition de 24Heures du 16 août.


  • Poésie du noir et blanc

    A La Désirade, ce lundi 15 août



    Il a fait tout gris tout le jour, ou plus exactement il a fait noir et blanc, dans les tonalités  de Jules et Jim que je suis en train de regarder d’un œil tout en classant mes livres et en prenant ces quelques notes.
    Je croyais avoir vu plusieurs fois déjà Jules et Jim, mais ce n’est qu’aujourd’hui, dans le noir et blanc de ce jour pluvieux, me rappelant avec mélancolie la mort de mon ami Reynald, il y aura juste vingt ans de ça dans trois jours, que je vois vraiment ce film si doux et si dur à la fois, si lancinant et si léger, si merveilleusement rapide aussi, si français, si net dans ses plans et si délié, si juste, si naturel dans le passage d’un plan à l’autre.
    C’est Alain Cavalier qui me disait, un jour, que le problème essentiel du cinéma était le passage d’un plan à un autre, et Jules et Jim l’illustre à merveille, sans trace de maniérisme et sans bavardage non plus, ou peu s’en faut. Ce qui est dit là, dans ce récit en noir et blanc, ne peut être dit comme ça qu’au cinéma, avec ces acteurs et avec ces voix, cette pureté tendre et cruelle à la fois. Il y a dans ce conte amoureux quelque chose de Cocteau ou de Morand, mais le charme inquiet des années 60 en plus, avec une sorte de regard à travers le temps, d’un après-guerre à l’autre, qui donne leur profondeur et leur relief aux tableaux de cette jeunesse qui se prolonge…