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  • Quand Jauffret tourne à vide

    En lisant Asiles de fous

    C'est un sentiment très pénible que celui de voir un livre d’un écrivain qu’on a estimé s’égarer dans l’artifice et le vide, comme il me semble m’y enfoncer à la lecture d’ Asiles de fous, le dernier roman de Régis Jauffret, dont les situations et les personnages me font l’effet de fantasmagories gratuites à force d'exagérations et suant bientôt l’ennui.
    La femme qui y parle, qui se dit elle-même une « femme verbale » à la dernière page du roman en espérant finalement s’incarner « un instant », dit-elle, nous apprend du même coup que le Damien autour de l’absence duquel elle tourne deux cents pages durant n’est pas vraiment celui dont elle nous a parlé, tout en étant sûre « qu’il est toujours plus ou moins vivant, assez sans doute pour avoir écrit ce roman »…
    C’est aussi subtilement tordu que le serpent qui se mord la queue, mais plus grave : c’est ennuyeux, c’est de plus en plus assommant, pas un instant on n’y croit, on espère à la page 25 qu’on sera surpris à la page 30, mais à la page 50 ça se gâte et s’enlise définitivement, après l’évocation peu crédible d’un amour en vase clos, avec l’arrivée du père de Damien, beau-père beaufissime qui vient annoncer à Gisèle que son fils l’a chargé de déménager ses affaires, à commencer par l’armoire en pin des Landes, et de faire les questions et les réponses sur dix pages tandis que Gisèle reste là à se demander, comme le lecteur, ce que diable elle fiche dans ce roman…
    Les merveilles de la technologie me permettent, en même temps que de tapoter ces notes sur mon portable made in China, d’écouter How strong is a woman d’une Etta James à la voix aussi puissamment charnelle qu'émotionnelle, et tout à coup cela m’apparaît : que ce qui pèche chez Jauffret, là comme ailleurs d’ailleurs, tient au manque de chair et au manque de consistance émotive de sa protagoniste qu’il a choisi avec son seul cerveau de plaindre sans lui laisser exprimer jamais ce qu’elle ressent avec ses tripes ou son cœur à elle.
    Hélas, il y a là comme un parti pris cérébral du malheur et de l’horreur qu’on pouvait encore apprécier dans le ton panique et fou d’Histoire d’amour ou de Clémence Picot, mais à présent on dirait que la machine à broyer du noir de l’écrivain tourne à vide ou ne broie plus rien qu’une idée de noir…
    Régis Jauffret. Asiles de fous. Gallimard, 211p.

  • Yasmina Reza au clavecin

    Les mots pour patrie

    Yasmina Reza reprend, dans Nulle part, sa partie de clavecin personnel. C’est doux et ferme, finement incisif, cela sonne comme une confidence dans le froid, sous la neige peut-être, dans un jardin public ou dans un café, c’est égal.
    Elle parle de ses enfants petits qui s’éloignent en grandissant, et cette liberté bonne lui fait mal, puis elle écrit : « Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes père, mère, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits , je le berçais dans une langue inventée »…
    Sa patrie ce sont donc les mots, la musique de la langue française, à un moment donné elle cite le Requiem de Fauré et c’est cela même, cette douceur et cette netteté sous la neige.
    Au théâtre, Arts m’avait paru trop brillant, mais Conversations après un enterrement, puis La traversée de l’hiver et L’homme du hasard m’ont touché comme du Tchekhov à la française, ça et là un peu lisses encore mais avec des résonances émotionnelles d’une autre profondeur, et le monologue du ronchon magnifique d’Une désolation est aussi une belle chose généreuse à la Gary, dont la mélancolie réservée se retrouve dans cette suite de méditations fuguées à fines touches...

    Yasmina Reza. Nulle part. Albin Michel, 77p.

  • Rumeurs de rentrée


    N’y a-t-il de bon bec
    qu’Houellebecq ou Dantec ?




    Certains de nos confères rouscaillent un peu, depuis quelque temps, du fait qu’ils n’ont pas encore reçu le dernier Houellebecq, d’ores et déjà tenu pour l’Evénement de la rentrée littéraire. A l’école du nouveau marketing à la Harry Potter, qui conditionne l’impatience du milieu médiatique pour mieux doper celle du public, les stratèges des éditions Fayard, qui ont arraché “l’écrivain-phare” à Flammarion comme une équipe de foot l’aurait fait d’une “icône” de la baballe, entretiennent le suspense comme jamais on ne l’avait vu jusque-là. Alors que la plupart des nouveautés cataloguées “en librairie depuis le 25 août” sont déjà en nos mains, nous serions donc censés saliver comme le chien de Pavlov ?

    Ce qui est sûr, c’est que la tactique a de l’effet, qui vient d’être relancée par une indiscrétion de Frédéric Beigbeder, proche de l’”auteur-culte” qu’il coacha naguère chez Flammarion et, après la défection de son poulain, probablement ravi de semer la zizanie dans les rangs de la concurrence, révélant aussi bien l’énoncé de la première phrase de La possibilité d’une île, le fameux roman à venir de Michel Houellebecq: “Qui, parmi vous, mérite la vie éternelle ?”.

    Prodigieux, n’est-ce pas ? Et comment ne pas attendre la suite avec la conviction que là se trouve LE Produit ? En termes commerciaux: le Produit d’Appel ?

    Mais comment ne pas s’imaginer aussi, en bonne logique concurrentielle, que ledit produit en appellerait aussitôt un autre du même gabarit ? Or voici qui s’avère, avec le même effet d’annonce destiné à lancer Cosmos, le prochain roman du rival direct de Michel Houellebecq, à savoir Maurice G. Dantec, romancier prolifique passé du polar à la contre-utopie politiquement incorrecte, lui aussi transféré à grand prix d’un éditeur (Gallimard) à l’autre (Albin Michel) et se posant, après Houellebecq l’anti-Coran, en “écrivain combattant, chrétien et sioniste”.

    Aussi mégalo que son compère, moins grand public mais fascinant de plus en plus de plus ou moins jeunes lecteurs par ses provocations anti-consensuelles et ses visions fumeuses traversées d’éclairs de lucidité, Dantec, “exilé” au Canada, mène sa campagne d’auto-promotion via le Jerusalem Post, fort de sa récente redécouverte de l’Ancien Testament et de sa neuve conviction formulée à grand renfort de majuscules: que “La terre d’Israël a été donnée pour l’ETERNITE au peuple d’Abraham. C’est ainsi. C’est écrit. Et cette Ecriture-là, nous savons de quel FEU elle est faite”...

    Et la littérature dans tout ça ? Les nuances, les beautés, les surprises, l’humanité de la littérature ? Trouvera-t-elle donc une place à la rentrée entre ces Titans supposés ? Y aura-t-il encore des phrases entre les slogans de la publicité ?

    Une lecture absolument épatante, en attendant d’autres découvertes, nous le prouve en toute grâce et vivacité, finesse de style et fantaisie imaginative, sous le titre d’Ubiquité. L’auteur en est Claire Wolniewicz, dont le premier roman est arrivé par la poste aux éditions Viviane Hamy. Pur régal ! Dont voici une phrase au hasard en scoop mondial: “Les vêtements étaient légers, la peau libérée; le ciel était bleu et grand, dégagé sur tous les fronts; la vie affleurait de partout”…

    Ce texte a paru dans l'édition de 24Heures du 21 juillet 2005

  • Du Merveilleux Machin


    A propos de Charles Dantzig et de Guido Ceronetti
    C’est en lisant la définition du Merveilleux Machin, ce livre qui tient de l’essai fourre-tout style Montaigne, le genre « ni fait mais à faire » dont parle Charles Dantzig dans son inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française, que m’est revenu le souvenir de La patience du brûlé de Guido Ceronetti, qu’aussitôt j’ai pêché sur un rayon pour y trouver la foison de reliques (lettre de Jacques Réda, factures du Café Diglas, dépliant publicitaire des Petits chanteurs à l’Ecole d’équitation espagnole, portrait de ma fille J. à l’éléphant Gigondas de Goulbenaize, etc.) que j’y ai laissées à travers les années sans compter les multiples aquarelles qu’y a jetées mon ami F. au temps de nos pérégrinations parisiennes ou viennoises.
    Or c’est cela même qu’un Livre Machin ou livre-mulet, rempli en outre par Ceronetti de notes de voyage exaltées ou plus souvent assassines à travers l’Italie, de sentences mystico-polémiques, de citations piquées au fil de ses lectures incessantes, de graffitis relevés sur les murs (NOUS SOMMES LA VIE SPLENDIDE DANS UN MONDE DE MORTS) et autres inscriptions notées au vol (A Louer. S’adresser à Pétrarque ; Régime : moins de kilos, plus de sexe, etc.), c’est cela par excellence avec Ceronetti, mais Dantzig lui-même ne nous offre pas autre chose, ou Ramon Gomez de La Serna dans Le rastro, Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité ou Dino Buzzati dans ses notes crépusculaires d’ En ce moment précis.
    Ce sont des livres de géographie émotive (dixit Ceronetti) avec lesquels se balader « autour de sa chambre », et Dantzig cite justement Xavier de Maistre, des livres-labyrinthes ou des livres-médecine comme cette autre merveille de Gomez de La Serna que je n’en finis pas de relire, Le docteur invraisemblable, non sans me promettre à présent d’aller mettre le nez dans Jaune bleu blanc de Valéry Larbaud que cite aussi Dantzig, et me revoici retombant, dans La patience du brulé, sur une page marquée par une aquarelle représentant L’Herbe du diable (mon cher F. qui a renoncé à la peinture pour l’image virtuelle, le malheureux, et notre amitié défunte à cause de cela peut-être...), où je retrouve cette phrase de Ceronetti soulignée au crayon rouge : « A mettre avec les Cent Plus Belles Pensées du Monde : « Le cœur de l’homme a des lieux qui ne sont pas et où entre la douleur pour les faire être ». (Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur)
    Guido Ceronetti. La patience du brûlé. Albin Michel, 1995, 452p.

  • Acide sulfurique non sulfureux

    A La Désirade, ce 25 août (soir)

    Il n’y a finalement rien, mais vraiment rien de répréhensible, ni rien même de provocateur dans le dernier livre d’Amélie Nothomb, que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants pour la réflexion critique, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase : « Vint le moment où la souffrance des autres de leur suffit plus : il leur en fallut le spectacle ».
    Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans même aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.
    Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps : elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des personnages qui ne sont ni des idées désincarnées ni des marionnettes donneuses de leçons, mais des sortes de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue pousse à la discussion.
    En abordant, sans peser, le thème du dégoût lié à la mise en spectacle de la pseudo-intimité, comme on l’a vu dans le Loft, ou les jeux de vile rivalité, plus encore ici la souffrance infligée sous l’œil des caméras, la romancière montre à la fois l’ambiguïté, voire l’hypocrisie de nos réactions, et notamment dans les médias commentant gravement la bassesse de ces entreprises en ne cessant de s’en repaître très moralement, comme ceux qui s’exclament au point culminant du livre où la protagoniste pure et belle va se trouver sacrifiée par le vote même des téléspectateurs la désignant à l’exécution : « Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision ! »
    Il y a de la moraliste, mais pas vraiment du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, qui n’est pas du tout cynique pour autant. Chère Amélie qui écrit cette suite de phrases au moment où son héroïne croit vivre ses derniers instants : « Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres (…) Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins »…
    J’aime vraiment beaucoup cette phrase : « Elle pensa aussi qu’elle avant tant aimé les matins ». Et ce drôle de livre irradie d’ailleurs une espèce de beauté nette et de confiance en la dignité humaine, malgré les horreurs qu'il évoque...

  • La fable dérangeante d'Amélie Nothomb

    Un décapant Acide sulfurique

    On a déjà parlé de scandale à propos du nouveau roman d’Amélie Nothomb, mais je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait de quoi s’indigner du fait qu’elle situe Acide sulfurique dans un camp de concentration, devenu le lieu de mise en spectacle télévisuelle de la souffrance. La conjecture romanesque a toujours consisté, et notamment dans le domaine de la fable, a pousser une situation à son extrémité, et l’auteur des Combustibles ne fait pas autre chose qu’illustrer, ici, la tendance répandue dans notre société à donner en pâture, à un public supposé vampire, les images du malheur et de la misère.
    Amélie Nothomb imagine que, pour le tournage d’une série de télé-réalité intitulée Concentration, toute une organisation se met en place, qui va planifier la déportation d’une population dont la seule caractéristique sera d’appartenir au genre humain, dans un camp où tout sera filmé, du tunnel inutile qui sera creusé par les détenus aux latrines et aux moindres recoins où les uns et les autres se réfugieront.
    D’aucuns taxeront peut-être Amélie Nothomb de cynisme, alors que c’est ceux qu’elle ne fait que singer qui le sont évidemment, cyniques : les organisateurs de reality-shows débiles, qui vampirisent la vie au seul bénéfice du spectacle. On se rappelle le film C’est arrivé près de chez vous, superbe gorillage belge du genre, et peut-être n’est ce pas un hasard qu’Amélie, belge elle aussi, déboule ainsi avec un roman corrosif à sa façon, un peu jeté mais foisonnant d’idées fulgurantes, plus grave qu’il n’y paraît, reprenant aussi le thème du double (belle/laide, sainte/salope) développé dans Antechrista.

    Il y a de très beaux moments dans les cent première pages d’ Acide sulfurique que j’ai lues jusque-là, et par exemple celui des détenus qui se mettent à converser intelligemment pour résister à la dégradation collective filmée à laquelle on les voue. Cette scène m’a rappelé le témoignage de Joseph Czapski intitulé Proust contre la déchéance (publié aux éditions Noir sur Blanc), évoquant les causeries que les détenus du camp stalinien de Starobielsk avaient organisées pour ne pas se laisser contaminer par la bestialité ambiante.
    Désarçonnante Amélie décidément, que d’aucuns se figurent si sotte avec ses chapeaux, et qui me paraît à vrai dire une bien plus intéressante sorcière que tant d’auteurs supposés pensants, notamment ici, dans son registre à la Buzzati ou à la Romain Gary, qu’elle cite d’ailleurs. Simplette en apparence et d’une dérangeante profondeur en vérité : telle est cette sale gamine sage avant l’âge et qui ne se ride point pour autant sous les sunlights…
    Amélie Nothomb. Acide sulfurique. Albin Michel, 192p.

  • Hommage à Horst Tappe

    A La Désirade, ce mercredi 24 août

    Nous venions de passer à table, hier soir, avec des amis, lorsque Bernard Campiche m’a appris au téléphone la triste nouvelle de la mort de Horst Tappe, rongé par un vilain crabe dont il a été délivré dimanche dernier, dans le même hôpital du Samaritain où s’est éteint Vladimir Nabokov qu’il avait portraituré comme aucun autre, et du coup je suis allé chercher une quinzaine d’autres de ses portraits, de Lobo Antunes et de Patricia Highsmith, d’Ezra Pound et de Picasso, de Nancy Huston et de Judith Hermann, touts marqués par la même qualité de lumière et de présence, qui caractérisait le grand art de notre ami ; et plus tard, nos invités nous ayant quittés, j’ai repensé aux heures passées ensemble avec Horst depuis notre première rencontre, à Saint-Malo, puis à son domicile de Territtet, dans son logis de vieux garçon au visage embellissant quand il se sentait valorisé, où nous nous racontions nos lectures et nos pérégrinations en picolant comme il l’aimait pour s’adoucir la vie. De fait, affligé d’une difformité physique allant s’aggravant, le cher homme, quoique ne se plaignant jamais, devait souffrir de se sentir tenu à distance des femmes, même si deux d’entre elles (les jeunes historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse) l’ont entouré, ces dernières années, de prévenances particulières en l’aidant à réaliser plusieurs expositions et ses deux livres consacrés à Nabokov et Kokoschka, jusqu’à la triste fin que lui a valu sa tumeur au visage.
    Certains êtres marqués dans leur chair, comme l’était aussi Flannery O’Connor avec son affreux lupus, trouvent dans leur douleur une énergie productrice de beauté, et c’est ce qui me frappe le plus dans le portraits que nous laisse Horst Tappe, au-delà de tout esthétisme de studio : c’est cette beauté intérieure, liée à l’aura de la personne, qu’il parvenait à restituer. La douceur et la gravité qui se dégagent des portraits de Nancy Huston ou de Judith Hermann, la morgue impériale de vieille tortue d’un Somerset Maugham ou le charme ravageusement mélancolique d’un Antonio Lobo Antunes, entre tant d’autres visages réellement révélés, en disent beaucoup sans doute, aussi, sur la qualité d’un artiste et d’un homme auquel, plus que le prestige des noms et des titres, la relation simple et vraie importait pour l’essentiel. Tout cela que j'ai tâché de ramasser dans cet hommage à paraître demain...

    Un portraitiste des êtres 
    Le photographe allemand Horst Tappe, dont les portraits de grands auteurs et artistes contemporains (de Nabokov, Pound, Picasso ou Kokoschka, à presque tous les Nobel de littérature) ont fait le tour du monde, est mort dimanche dernier à l’hôpital du Samaritain, à Vevey, à l’âge de 64 ans, des suites d’une cruelle maladie.
    Né en 1941 en Westphalie, Horst Tappe avait acquis les bases de son métier dans un atelier traditionnel de sa ville natale, suivi les cours de Martha Hoepffner dans l’esprit du Bauhaus, et achevé sa formation à l’Ecole de photographie de Vevey, auprès d’Oswald Ruppen. Installé à Montreux depuis 1965, il était membre de l’American Society of Magazine Photographers et collaborateur permanent de périodiques et d’éditeurs du monde entier. En Suisse romande, il était devenu, dès 1986, le photographe attitré des auteurs de Bernard Campiche.
    Passionné d’art et de littérature dès ses jeunes années, Horst Tappe avait rencontré « son » premier sujet au début des années 60, en la personne de Jean Giono. Suivirent Oskar Kokoschka, à Villeneuve, qui aimait à s’entretenir avec lui à grand renfort de « lait » (ainsi que le peintre appelait son scotch…), le mythique Ezra Pound à Rapallo, puis Vladimir Nabokov son illustre voisin montreusien, qui l’emmena sur les hauts gazons à la chasse aux papillons, et dont il réalisa une série de portraits unique au monde, déjà présentée à Montreux et Saint-Pétersbourg, en attendant d’autres escales.
    De Noël Coward posant en son castel des Avants, à Picasso torse nu et l’air d’un empereur inca, Somerset Maugham au faciès de vieux bonze à peau de lézard ou Patricia Highsmith en sa naturelle élégance d’éternelle jeune fille bohème, entre tant d’autres, Horst Tappe, captant l’aura de chacun dans ses lumière magiques, restituait à tout coup le frémissement d’une présence, évitant à la fois l’anecdote et la pose désincarnée.

    Evoquant son arrivée en Suisse romande, Horst Tappe m'avait déclaré un jour: « Après l’Allemagne d’Adenauer, si lourdement matérialiste, je me suis senti revivre au bord du Léman ! ». La reconnaissance inverse, de la part des instances culturelles vaudoises et suisses, ne lui fut guère concédée en revanche, et l’indifférence que lui manifesta notamment le Musée de l’Elysée n’est pas à l’honneur de celui-ci. Du moins trouva-t-il ces dernières années, auprès des historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse, une aide précieuse pour la réalisation de livres (sur Vladimir Nabokov et Oskar Kokoschka) et d’expositions mettant en valeur ses précieuses archives, représentant environ 5000 portraits. La destinée de ce trésor reste actuellement incertaine, soumise à la décision du frère légataire du photographe. Quoi qu’il advienne, il faut espérer que le legs artistique de Horst Tappe, intéressant l’art photographique autant que les archives littéraires du XXe siècle, soit traité avec autant de respect que le photographe vouait à son art et aux êtres qu’il a « immortalisés »…

    Montreux, Musée, 35 portraits de Kokoschka. Jusqu’au 31 octobre.
    Horst Tappe. Kokoschka. Préface de Christoph Vitali. Merian Verlag, 95p.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 25 août 2005



     

     
  • Une déchirante empathie

    En lisant L'Adieu au nord de Pascale Kramer

    Il a fait ce dimanche le temps le mieux approprié à la lecture de L’Adieu au nord, le nouveau roman de Pascale Kramer , achevé dans un train fuyant le nord, précisément, et l’énorme pluie faisant déborder les rivières et les lacs, après qu’une très vieille dame, droite comme une figure de Beckett, m’eut fait remarquer qu’il n’avait jamais si bien plu cette année, soulignant ensuite que « quand il pleut il pleut » et qu’« il faut ce qu’il faut »…
    Or il se dégage, de ce dernier livre de Pascale Kramer, et plus encore que les précédents, Les vivants et Retour d’Uruguay, une sensation de malaise voluptueux, si l’on ose dire, qui relève à la fois de l’atmosphère extérieure et de la température des corps des personnages, de l’air et de la peau, de la mer et des humeurs à tout instant changeantes d’Alain, le trentenaire fou de désir à l’approche de la femme-enfant Patricia, et de tous ceux qui gravitent autour de ce couple mal parti m’évoquant ces deux amants de L’Enfer de Dante qui s’accrochent follement l’un à l’autre et s’entraînent mutuellement dans une chute à n’en plus finir.
    C’est l’histoire d’une passion confuse dont le climat rappelle celui du Coup-de-vague de Simenon, avec ce même quelque chose de moite et de sensuel, de tendre et de maladroit, de très physique et d’à fleur de peau où tout est exprimé sans un dialogue, par des gens qu’on pourrait presque dire sans langage mais dont la romancière nous fait ressentir toutes les nuances des sensations et des émotions, de la manière à la fois la plus directe et la plus diffuse, la plus crue et la plus sensible aussi. Cela se passe d’abord dans une espèce de ferme où l’on cultive le cresson, entre terre et mer, puis à Cork où le couple se casse quelque temps, au double sens du terme, enfin retour à la case départ avec un enfant à naître et la conviction croissante d’un gâchis à venir, sans que cela soit sûr.
    Rien n’est jamais sûr dans les romans de Pascale Kramer, sauf qu’on est là et que ça fait mal, surtout ce désir lancinant qu’il y a entre l’homme et la femme et tous les malentendus qui en découlent et l’exacerbent, avec pour Patricia la rage initiale d’échapper à son salaud de père et chez Alain une sorte de « tyrannie masochiste » qui le torture et le pousse à des violences insensées.
    C’est là du vrai roman qui ne veut rien prouver mais qui s’impose par sa chair même, pourrait-on dire, qui fait de chaque phrase et de chaque séquence une suite implacable d’actions, même si ce qu’on appelle l’action se réduit à pas grand-chose d’autre que la vie qui va, comme on dit. Mais quel drame, quand on y regarde de près, quelle affaire que cette guerre des âges et des sexes, quelle douleur que cette passion à n’y rien comprendre, et toute la gamme des sentiments proustiens dans ce trou du cul du monde où la pluie est si mouillée mais nous colle les uns aux autres…
    C’est une bête étrange qu’un romancier, et là ça ne fait pas de doute : Pascale Kramer, à l’instinctive et avec une croissante puissance d’expression, qui n’exclut pas ici et là quelque pesanteur, s’impose comme un véritable médium du roman, proche une fois encore du meilleur Simenon mais avec son registre tout personnel doux et dur, tendre et vrai.
    Pascale Kramer. L’Adieu au nord. Mercure de France, 227p.