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  • Maudits de luxe

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    Quand Houellebecq et BHL se la jouent ennemis publics.

    Ce devait être le « coup » de la rentrée de Teresa Cremisi, patronne des éditions Flammarion qui orchestra déjà, l’an dernier, les effets d’annonce précédant la parution de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Selon la même logique marchande, une rumeur non moins affriolante annonçait cet été le retour de l’amer Michel avec un « inédit ». Des libraires, françaises et francophones ont subi de fortes pressions visant à leur faire passer de grosses commandes avant de pouvoir juger de l’objet. Or en quoi consiste celui-ci ?
    Ennemis publics, le titre de l’ouvrage, constitué de 29 lettres échangées entre janvier et juillet 2008, annonce la couleur. Michel Houellebecq en est l’inspirateur, selon lequel lui et BHL, qui n’auraient rien d’autre en commun, seraient tous deux les victimes d’une « meute » les poursuivant de sa haine.
    L’entrée en matière est quasi burlesque: Houellebecq, dans une première lettre, fait ainsi le portrait de BHL en « spécialiste des coups foireux et des pantalonnades médiatiques », baignant dès son enfance « dans une richesse obscène », incarnant par excellence la « gauche-caviar ». Et de préciser : « Philosophe sans pensée, mais non sans relations, vous êtes en outre l’auteur du film le plus ridicule de l’histoire du cinéma ». Dans la foulée, Houellebecq se présente lui-même comme « nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux », concluant en ces termes non moins accablants : « Fondamentalement, je ne suis qu’un beauf », doublé d’un « auteur plat, sans style »…
    On l’aura compris : cette double caricature serait celle que diffusent les ennemis de nos «maudits». Ceux-ci se sont découvert le même sort affreux « au restaurant ». D’où le besoin de répondre à la grave question : « Pourquoi tant de haine ? » Et BHL, milliardaire affligé, d’évoquer, avec le millionnaire Houellebecq, la cohorte des lynchés de génie qui les ont précédés, de Baudelaire (sic) à Ezra Pound…
    Pourtant cet échange, soyons juste, ne va pas s’en tenir à ces lamentations évidemment infondées - la meute se réduisant de fait à une poigné de critiques parisiens qui ont le front de ne pas reconnaître l’incommensurable talent des duettistes, tel un Pierre Assouline, qualifié par l’élégant Houellebecq de « ténia ». Autant Houellebecq que BHL ont des choses parfois intéressantes à dire. Qu’ils parlent de leurs pères respectifs (l’alpiniste ronchon de Michel, et l’affairiste froid de BHL), de morale politique (Michel le cynique et BHL le vertueux) de ce qui les passionne réellement ou leur tient lieu de credo « philosophique »: chacun, en écrivain « tripal » pour Houellebecq, ou en intellectuel plus structuré pour BHL, dépasse parfois le papotage convenu ou le plaidoyer pro domo. Mais tout cela fait-il un vrai livre ? Le lecteur appréciera…
    Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics. Flammarion/Grasset, 332p.

    La marque du faux

    Les correspondances d’écrivains constituent parfois de précieux documents, où les auteurs se « lâchent » et se révèlent en vérité. Il n’est que de citer celles de Flaubert et de Georges Sand, ou du même Flaubert et de Maupassant. Michel Houellebecq se réclame d’ailleurs des virtualités du genre, dans la perspective d’une « littérature de l’aveu », pour engager Bernard-Henry Lévy dans le présent échange. Or celui-ci est d’emblée faussé par le caractère artificiel de la démarche. Si leur susceptibilité de présumé génies insuffisamment reconnus rapproche les deux personnages, on les sent peu complices, surtout affairés à poser pour le lecteur déjà « programmé ».
    Les débuts sont comiques de vanité, entre le teigneux Michel et le pompeux BHL, mais leurs divergences profondes (de tempérament autant que de posture intellectuelle) donne plus de relief aux quelques lettres sonnant moins faux. On vérifiera, dans la foulée, le délabrement de la pensée de Michel Houellebecq, et la veulerie que module sa langue même, tout en appréciant ce qui fait la qualité de ses romans : sa perception à la fois « végétative » et suraiguë, et son humour tordu de fils de personne sans descendance. A ses côtés, BHL a tout de même plus de tenue, plus d’intelligence et de cohérence dans ses propos, malgré cette suffisance guindée (il est sûr d’être un bon romancier et un modèle d’intellectuel engagé…) qui nous gâche ses meilleures observations, notamment sur Lucrèce ou La visite la vieille dame de Dürrenmatt.
    Egalement nuls dans certains jugements (par exemple sur la Russie), nos deux coqs en pâte ont-ils enfin mérité en quoi que ce soit l’appellation d’« ennemis publics » ? A vrai dire le public s’en fout…

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 octobre 2008.

  • Décadence

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    … A l’époque dite du parapluie bulgare on risquait encore quelque chose, j’entends : physiquement, c’était excitant et ça pouvait payer gros, ensuite de quoi les Services se sont embourgeoisés, même dans notre camp, et les recrutés ont débarqué avec des idées et mêmes des idéaux, on a vu des dissidents des deux côtés, ça devenait du kif malgré le Mur et quelques arrestations matinales mais de plus en plus rares, maintenant tout ça c’est du passé, y a plus même à faire semblant, plus de Mur, plus rien…    

    Image: Philip Seelen    

     

     

  • Nec Plus Ultra

          

     

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    … Le modèle que je vous recommande est évidemment plus cher mais il serait aussi plus conforme au standing de Monsieur De Perroy et à son goût classique pour les belles choses que réalisent évidemment le bois de palissandre importé de Bornéo autant que  les ornements et les ferrures dorées rappelant explicitement le style Empire qu’affectionnait votre époux, lequel priserait enfin, à n’en pas douter, et vous n’en disconviendrez pas, le très confortable agencement intérieur dont nous vous laissons le choix du coloris du doublage de velours tout en vous rappelant que le vert dit Panthéon, strié d’or, est prisé de nos plus fidèles clients et garant de cendres de première qualité… 

    Image: Philip Seelen      

  • Ceux qui se disent maudits

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    Celui qui de toute façon est convaincu d’en savoir plus que les autres / Celle qui cherche la domination / Ceux qui préfèrent me pas entrer en contradiction / Celui qu’insupporte les jugements préétablis du Maître / Celle qui regarde débattre les mecs avec ironie / Ceux qui ont toujours visé haut (disent-ils en baissant modestement les yeux) / Celui qui attend qu’on se soumette / Celle qui décompense en twistant dans l’espace arboré de l’Entreprise / Ceux qui puisent dans les stocks de petit matériel de l’Entreprise pour compenser l’injustice qui leur est faite de toute façon / Celui qui gère (dit-il) la contradiction qui le fait adhérer à la cause des humbles alors qu’il roule en BMW / Celle qui se demande ce que répondrait Proust à Cauet / Ceux qui dégomment le pseudo-livre d’Houellebecq/Lévy sans l’avoir ouvert / Celui qui essaie de comprendre le pourquoi de la haine que suscite Pierre Assouline / Celle qui rit tout haut dans le métro en lisant le jugement de Michel Houellebecq comparant Assouline à un ténia alors qu’il est clair à ses yeux que c’est bel et bien l’amer Michel qui hante les intestins grêles / Ceux qui ont juré qu’ils faucheraient Ennemis publics à l’Hyper U par défi / Celui qui se rappelle sa descente à ski du Mont Blanc du Tacul en compagnie du père Houellebecq ce sinistre taiseux / Celle qui traite Houellebecq de moule ressentimentale / Ceux qui se demandent s’ils ne préfèrent pas l’inculture crasse d’Houellebecq à la pontifiance autosatisfaite de Lévy / Celui qui a par hasard bien connu les pères des deux lascars et n’en a pas un souvenir impérissable (dit-il) / Celle qui va se fendre d’une chronique positive sur Ennemis publics en recopiant ce qu’en dit Marianne / Ceux qui trouvent Rosebud d’Assouline plus classe que Comédie de Lévy et que Plateforme de Houellebecq réunis / Celui que la beaufitude de Houellebecq fascine comme l’ado en liquette qui fait son record de passage de porte dans il ne sait plus quel film belge à l’entracte duquel il a foutu un pain à l’ouvreur qui palpait les nibards de sa meuf / Celle qui s’inscrit au Club des Femmes Alpinistes de Haute-Alsace / Ceux qui assistent au sublime lever du jour automnal de ce dimanche 12 octobre 2008, en la saint Wilfried, cet Anglais entré au monastère pour échapper à sa belle-mère et devenu archevêque d’York avant de rendre son âme au Seigneur en 709, etc.   

     

    Image: Philip Seelen   

     

     

     

  • Le miel et la cendre

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    Quelque temps ensuite, je ne sais, quelques années, cela n’a guère d’importance, j’ai vécu dans ce monde facile que je récusais tout en m’y éclatant, comme on disait alors.
    Tout ce temps mort je me suis éclaté, comme on disait alors, et le temps lui aussi s’est alors éclaté, dont le labyrinthe du Palais Mascotte reste aujourd’hui la parfaite image.
    Le Palais Mascotte, l’ancienne usine de traitement des déchets urbains, désaffectée et réinvestie, indéfiniment relookée, comme on disait alors, d’abord par les marginaux de la contre-culture, à cette époque-là, devenue squat et lieu modulable des expressions de toute sorte, ensuite développé aux normes nouvelles de la contre-culture devenue la culture officielle, quand les anciens squatters devinrent conseillers des managers et des acteurs de la nébuleuse culturelle avant de devenir eux-même managers et acteurs de la nébuleuse culturelle, – le Palais Mascotte me tint alors lieu de point de chute nocturne où je m’éclatais un soir sur d’eux.
    Les soirs que je passais à m’éclater au Palais Mascotte me restent à l’instant, alors même que je les croyais tissés de temps mort, le creuset le plus vivace du devenir darwinien de mon âme, ainsi que mon oncle Stanislas appelait ironiquement mes reptations existentielles. Au Palais Mascotte se concentrait tout ce que je désirais et détestais. Le théâtre expérimental du Palais Mascotte, les performances et les installations du Palais Mascotte, dans les premières années de sa réhabilitation, les soirées à n’en plus finir avec les squatters du Palais Mascotte, dans les anciens entrepôts de l’usine transformés en lieux de vie, les nuits dans les diverses fumeries et autres alcôves du Palais Mascotte, avant le développement exponentiel de ce qui deviendrait l’usine à Loisirs & Plaisirs de notre ville conjuguant Culture & Profit, les nuits sauvages de ce qu’on appellerait romantiquement le premier Palais Mascotte, avant ce qu’on appellerait lucidement sa récupération, bref le Palais Mascotte des grandes années reste, dans ma mémoire physique et métaphysique, ce lieu mythique et mutique du désir éclaté où je courais un soir sur deux pour me fondre dans le magma des bruyants, le second soir m’attendant avec sa désespérance lucide, à me purifier dans le silence de mon atelier du Vieux Quartier et à tenter de faire, sans faire, à écrire des pages que je déchirerais le lendemain et à maculer des toiles que je lacérerais le lendemain avant de courir au Palais Mascotte.
    Toutes les nuits ou presque je vivais à cent à l’heure, comme on dit, tout en gardant sur mes gesticulations les yeux ouverts du petit crevé que je restais aussi. Je m’éclatais et le petit crevé me fixait dans l’orgie des bruyants - je ne pouvais m’éclater une nuit sans ressentir le poids de ce regard scandalisé.
    Je ne faisais pourtant que vivre normalement, aux critères de l’époque, mais le petit crevé voyait là aussi du scandale. Je m’étais mis à travailler selon les normes de l’époque, tout en restant indépendant, me gardant vaguement pour La Chose ; car je rêvais, évidemment, d’écrire un roman ; d’ailleurs je l’écrivais : tous les soirs je recommençais d’écrire ce roman, que je déchirais le lendemain après ma nuit au Palais Mascotte, et le petit crevé se gaussait de ma confusion..
    Qui était le petit crevé, tellement plus sévère que mon oncle Stanislas et que tous les tribunaux réunis des gens ordinaires ? Que me reprochait-il en somme ? Quel mal faisais-je que m’éclater ? Que me voulait cet avorton teigneux ? Que je me cloître ? Que je me les coupe ? Que j’entre dans une secte de taiseux ? Que je me flagelle à journée faite ? Ou l’éclair de lucidité qui m’avait frappé une nuit, là-bas, au cœur du vacarme des bruyants, en pleine orgie de corps sans noms, dans la féerie captieuse de la mousse-party du Palais Mascotte, cette soudaine intuition-sensation physique et métaphysique d’un temps mort qu’il me semblait avoir vécu déjà, en mon enfance, cette espèce de message que m’avait envoyé le petit crevé visait-il à me scandaliser en vue de tout autre chose – de la vie peut-être, de la simple vie telle que la vivent les gens ordinaires, ainsi que je le pense ce matin d’automne ?
    Le scandale est en moi, je le sais, le scandale me rôde autour dès l’éveil, le scandale est cette espèce de faux ange qui me sourit et se rit de tout comme, au Palais Mascotte, tous tant que nous étions, faux anges de tous les sexes que nous étions, nous nous serons souris en nous éclatant avant de rire de tout. Mais saurais-je jamais démêler ma joie de l’exubérante tristesse des bruyants ?

    Il n’y a pas de temps mort, me dis-je aujourd’hui, il n’y a pas eu de temps mort, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je puis le dire en revivant le temps que diront ces mots qui me viennent comme d’une source obscure, dans la conscience plus aigüe du scandale, à croire que le petit crevé et moi ne formons plus qu’un, mais n’est-ce pas aller plus vite que le temps ?
    Je me retrouve, les après-midi, avec Monsieur Lesage, au Rameau d’or. Donc les après-midi m’ont été rendus. J’ai beau retentir encore, parfois, du bruit de la nuit: j’ai retrouvé mes rayons de miel. Nous ne nous parlons pas tout le temps, Monsieur Lesage et moi, sauf de nos lectures et de mes peintures, où selon lui, bien plus que dans mes papiers qu’il lit de loin en loin, je suis ce que je suis.
    Sans lâcher la clope qui le tuera, selon son expression, Monsieur Lesage me signale chaque jour telle ou telle page qu’il me dit écrite pour quelques-uns, auxquels il m’assimile à ce qu’il semble, sans attendre de ma part aucune espèce d’assentiment, et c’est ce que j’aime assez chez lui : c’est qu’il me foute la paix. Monsieur Lesage se dit tantôt royaliste tchékhovien et tantôt voltairien piétiste, mais il pourrait se dire pascalien libertin que cela me chanterait tout autant, étant ce qu’il est avec sa clope et son ombrageuse passion. Somme toute, notre complexion commune tient à l’oxymore. Monsieur Lesage est un feu glacial comme je suis l'oeil blanc du cyclone.
    Ce qui me frappe dans votre peinture est qu’elle nous regarde, remarque Monsieur Lesage à chaque fois qu’il me rejoint dans mon atelier (il est seul autorisé à y pénétrer) pour écluser la fiasque de Big Jamie que je lui réserve rituellement. Vous peignez comme un manche mais il y a chez vous le don de dire ce qu’un visage veut dire, observe Monsieur Lesage sans cesser de regarder ce qui nous regarde dans les visages que je peins.
    En ce temps-là je ne peins que des visages et des corps, et je ne montre à Monsieur Lesage que les visages, mais il sait que je peins des corps, il aimerait bien les voir, je le sais, mais il ne me demande rien, en revanche il me prédit un jour, comme ça, de sa tranquille assurance, qu’un jour je ne peindrai plus que des paysages, étant entendu que mes visages aussi deviendront des paysages.

    Quelque chose m’avait été arraché avec Galia, je ne savais trop quoi, mais je me sentais amputé de quelque chose ou de quelqu’un. L’émouvante beauté perdue m’avait fait conclure à la perte de toute émouvante beauté, de sorte que je ne voyais plus qu’un simulacre de beauté, que j’appelais beauté sans y croire.
    Je savais exactement ce qu’est l’émouvante beauté, mais le sentiment de l’avoir perdue, et le ressentiment que j’en concevais, me poussait à sa dépréciation et l’époque m’y encourageait de toutes ses séductions, déployées chaque nuit au Palais Mascotte.
    Or je voyais la nullité de tout simulacre et la récusais. Des années durant, ainsi, je n’aurai fait que poursuivre ce simulacre et le nier au même instant. Des années durant je n’aurai fait que faire et défaire à la fois. Cent et mille fois j’ai recommencé ce livre qui serait, à n’en pas douter, mon livre des livres; cent et mille fois, dans mon atelier du Vieux Quartier, j’aurai fait et défait mes esquisses de visages, que je ne montrais qu’à Monsieur Lesage. Cent et mille fois, ces années-là, j’ai dit que j’aimais sans que rien ne fût vrai de ce que je disais, même si je le pensais ou croyais le penser: je prenais des corps, les peignais, les baisais et les jetais aussitôt après, je prenais et je jetais des corps comme des milliers et des millions de corps se prenaient et se jetaient en ces années-là.
    Or je n’étais pas tout mauvais, loin de là, et tout de l’époque non plus n’était pas mauvais, loin de là. Plutôt, j’hésitais à n’en plus finir. Je vivais dans l’ondoyante relativité des choses et la pluralité de ces temps-là. Je vivais dans l’aisance facile de l’époque qui jouait la difficulté. Je me traitais d’impudent mais je m’en accommodais en somme, et Monsieur Lesage s’éloignait un peu, faisant celui que tout indiffère, ayant reçu de graves nouvelles de son médecin, et le petit crevé se taisait, à croire que je l’avais bâillonné. Mais je m’efforçais de le rassurer : c’est une affaire de patience et d’obstination, mon ange, lui disais-je déjà, comme si je savais que la vie que je menais alors en préparait une autre. Mais se taisant, comme mon imaginaire oncle Stanislas, le petit crevé ne pouvait manquer de constater que j’étais en désaccord de plus en plus vif avec la vie que je vivais ; sans doute, me disais-je pour me rassurer, le petit crevé m’attendait-il quelque part sans désespérer, et Monsieur Lesage abondait en constatant ma tristesse: vous vous faites du mal, mais continuez. Et de même mon oncle Stanislas me soufflait-il de continuer, et je continuais…

    La pudeur de l’enfant est énorme, mais je lui faisais violence, et nul ne se doutait de ma douleur secrète. Alors que tout de l’époque tendait à l’exhibition, ce que j’exhibais moi-même m’était scandale, mais plus je me jugeais et plus je tendais moi aussi à l’exhibition et au scandale. Mon personnage était de plus en plus conforme à l’époque, les gens ordinaires avaient tout lieu de me prêter de mauvaises mœurs, selon leur expression, mais je me rassurais en posant à l’insaisissable, contre mon vrai sentiment. Mes écrits étaient diversement appréciés, que je jugeais tout négativement mais sans en rien dire. Je lisais tout ce qui paraissait et j’en écrivais, mais jamais je n’en étais satisfait. Je passais pour celui qui sait de quoi il parle, mais je récusais ce jugement. J’allais dans les expositions et les théâtres et j’en écrivais mais je réduisais à rien ce travail de dératé pour lequel j’étais, en ville, considéré comme tant d’autres que je tenais pour des impudents. J’écrivais en effet comme tant d’autres. Comme tant d’autres, je prenais les corps et les jetais, et comme tant d’autres je prenais les mots et les jetais.
    Tout ce qui paraissait alors, tout ce qu’on exposait alors me semblait nul et non avenu. Tout s’empile et s’annule, me disais-je. Toute cette velléité de création n’est que décréation, me répétais-je. Je lisais évidemment l’Autrichien Thomas Bernhard et je lui donnais mille fois raison. Je lisais le nihiliste Cioran et m’en régalais amèrement, sans adhérer pour autant aux pensées et aux mots que ceux-là prenaient et jetaient.
    Cependant la première lumière sur les jardins en cascades de murets en murets des anciennes vignes médiévales du Vieux Quartier, à la fenêtre de mon atelier, et l’émouvante beauté des choses et des gens, certaines matinées de ces années, me purifiait parfois de trop de sentiments mélangés. J’avais vu ma petite mère traverser la rue Centrale, en son émouvante beauté.
    Je savais en moi des clairières et des îles. Surtout je commençais de manquer de Quelqu’un dont l’émouvante beauté me manquait, et peu à peu les après-midi m’étaient revenues avec leur émouvante beauté, peu à peu m’étaient revenues des bribes de nos enfances et de nos adolescences, peu à peu me revenait l’émouvante beauté du silence dans les grands bois déserts de nos enfance et de nos adolescences.

    Il n’y a pas de temps mort : il n’y a que le scandale de ce désir de rien qui nous remplit de rien en ne faisant que nous affamer de notre faim comme la Bête inassouvie de L’Enfer de Dante, me dis-je ce matin d’automne aux grands bois dorés à la feuille tout en me remémorant ce temps où je n’avais plus faim de cette faim, ce temps de mes après-midi retrouvées que je passais à me perdre dans les grands bois en entrevoyant ici et là quelque paysage ; ce temps de grand esseulement apaisé où je n’aspirais plus qu’à cette émouvante beauté dont les beaux corps et les beaux visages, aux normes de l’époque, me semblaient de plus en plus dénués, avant de m’écœurer par leur fadeur de papier léché.
    Un rêve étrange m’en avait transmis le dégoût, où je me voyais lécher les beaux corps et les beaux visages des damnés du Palais Mascotte, longtemps après notre mort. J’avais le corps d’un chien incapable de tenir encore qui que ce fût dans mes bras, et cela me frustrait lugubrement mais je léchais les morts se dandinant sur la scène du Palais Mascotte, et leur peau de papier glacé me transmettait sa fadeur de miel avarié, tout n’était plus que fantasme, tout de la vie après la mort du Palais Mascotte n’était plus que fantasme et que cendre et peu à peu m’apparaissait cela que les corps que je léchais étaient faits du même papier au goût de miel avarié que le fantasme au goût de cendre de mon corps de chien.
    Cette fadeur moite est celle de la chair qu’on prend et qu’on jette, toute semblable à la chair sans saveur des mots qu’on prend et qu’on jette, or elle m’avait laissé ce goût de cendre aux lèvres, mais de tant manquer, à mon réveil, de l’émouvante beauté que je savais, m’y ramènerait – je le savais.

    (extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Bel écrivain, beau Nobel

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    L’Académie de Stockholm couronne J.-M.G. Le Clézio, franc-tireur de la littérature française contemporaine, figure de probité en constante et féconde évolution.

     

    L’attribution du Prix Nobel de littérature à Jean-Marie Gustave le Clézio tombe bien. D’abord parce qu’elle coïncide avec la parution d’un de ses livres les plus attachants, Ritournelle de la faim, dédié à sa mère « courage » et ressuscitant une famille cosmopolite aux figures saillantes. Ensuite, et surtout, du fait que cet homme intègre, jamais inféodé à aucune idéologie, engagé très tôt dans un entreprise littéraire exigeante, mais de plus en plus ouverte au monde et accessible, incarne l’honneur de la littérature.

    Autant par ses origines que par ses pérégrinations personnelles, mais plus encore par son regard sur notre drôle de planète aux cultures « exotiques » trop souvent vilipendées, Le Clézio a toujours fait figure de franc-tireur. Reconnu dès son premier roman, Le Procès-verbal, qui manqua le Goncourt de près pour être gratifié du Prix Renaudot, le jeune romancier, proche du Nouveau Roman, se distingua d’emblée de toute école, avant que ses romans suivants, tels Le Déluge,  Terra amata et Le Livre des fuites, ne déploient une écriture de plus en plus ample et incarnée, illustrant le panthéisme d’un essai dont le titre, L’Extase matérielle, annonçait la couleur.

    Lecteur du monde

    En 1993 paraissait à Lausanne, (dans Le Passe-muraille, journal littéraire) un long inédit très révélateur consacrés aux Bibliothèques d’enfance de Le Clézio, dont le premier livre que lui révéla sa grand-mère Alice, intitulé La joie de lire, racontait l’histoire d’une pie survolant un paysage ensoleillé. « C’était une extraordinaire impression de liberté », notait l’écrivain se rappelant ce temps de guerre et son «silence si particulier aux périodes de tragédie ». Ensuite ce fut la bibliothèque du monde que l’enfant Le Clézio allait découvrir en se plongeant dans les livres de Sir Eugène Le Clézio, son arrière grand-père chef-juge à la cour suprême de Maurice et qui contenait, avec tous les Classiques, une fabuleuse collection de livres de voyages qui le marquèrent à jamais, affirmait-il.

    Voyage autour du monde, hors de soi mais aussi au tréfonds de la mémoire individuelle et collective: telle est aussi bien l’œuvre de Le Clézio en son évolution constante, rompant dans les années 80 avec une certaine manière d’époque pour investir des territoires à la fois plus vastes, à la fois « universels » et filiaux.  De fait, enrichis par une chronique familiale de plus en plus dense et contrastée, toujours frottés de fictions (l’écrivain est à la fois conteur et romancier), hantés par la révolte (rejet de la « guerre » consumériste, scandale de  l’exploitation des enfants et des cultures minoritaires, dénonciation des pollueurs et des prédateurs), les livres de Le Clézio, sur son versant solaire, déclinent également son amour de la vie et des gens, de la nature et de ses éléments primordiaux. Désert, Grand Prix Paul Morand de l’Académie française en 1980, en représente l’un des sommets.

    Pour qui ne serait jamais entré dans l’œuvre de Le Clézio, son dernier livre, Ritournelle de la faim (qui ferait un Goncourt parfait…) peut constituer  une introduction opportune. Après Le Chercheur d’or et le mémorable Révolutions, L’Africain (portrait du père) et Ourania,  jusqu’auxquels le lecteur remontera ensuite le fleuve de l’œuvre, c’est l’un des plus beaux livres d’un bel écrivain doublé d’une belle personne – un solitaire nomade qui étend la littérature française à ses périphéries francophones et au monde entier.

     

     

    LeClézio.jpg1940. Naisssance à Nice, le 13 avril. Fils d’un chirurgien britannique. Sa mère est bretonne, d’une famille émigrée à l’île Maurice au XVIIe siècle. Premier roman, à sept ans, « sur » la mer. Etudes à Nice. Enseignant aux Etats-Unis.

    1963. Le Procès-verbal. Prix Renaudot.

    1967. Service militaire en Thaïlande, comme coopérant. Expulsé pour avoir dénoncé la prostitution enfantine. Envoyé au Mexique pour finir sa période.

    1977. Spécialiste en mythologie amérindienne, il présente sa thèse en histoire. Enseigne à l’université d’Albuquerque. Vit alternativement au Mexique et en France. Innombrables voyages autour du monde.

    1964-2008. Loin de Paris et de ses intrigues, solitaire et indépendant, Le Clézio publie une quarantaine de livres, romans, essais, récits de voyages, livres pour enfants. Les plus importants : Terra amata, L’Extase matérielle, La Guerre, Le chercheur d’or, Désert, Révolutions, Ritournelle de la Faim. 

     

     

       

     

  • Blanchiment d’âme

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    Grappillé ce matin dans L’Echelle de Jacob, sous la plume de Gustave Thibon. Bon pour la route au temps des déroutes.

    "Vulgarité. - Elle consiste, disait Charles Du Bos, à traiter les âmes, les personnes, comme des choses. Ce défaut s'étend au bien comme au mal, et il est peut-être pire dans le bien que dans le mal. Les apôtres, les convertisseurs qui s'acharnent à blanchir notre âme, s'ils ne respectent pas son mystère et son secret, sont plus vulgaires encore que les êtres pervers qui cherchent à la souiller, car c'est l'amour même qu'ils prostituent. Que soit pour la faire reluire ou la salir, il ne convient pas de traiter une âme comme une paire de bottes".

    Et ceci qui n'est pas mal non plus pour un cul-terreux philosophe: "Prie avec les lèvres de la révolte, avec le souffle des démons, avec le silence du désespoir. Prier du sein de l'irréparable, attendre de Dieu sa pâture à travers les branches emmêlées de l'impossible, est-il quelque chose de plus divinement humain ? Songe à ce que serait - j'imagine l'absurde - la prière d'un damné ?"

    Gustave Thibon. L'Echelle de Jacob. Fayard, 1942.

  • Ceux qui hantent les rues basses

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    Celui qui lit debout dans les librairies / Celle qui sait tout Emily Dickinson par cœur / Ceux qui se flattent d’avoir découvert Au-dessus du volcan dans sa première édition jaune / Celui qui s’est identifié à Zorba le Grec au point de s’amputer du pouce droit / Celle qui lit la partition de Tosca dans son bain moussant biodégradable aux agents tensio-actifs non ioniques / Ceux qui compensent leur apathie sexuelle en se passant un bon vieux ZZTop plein tube dans leur ferme écolo / Celui qui sniffe les aisselles des mecs dans les tasses de Mons (Belgique) / Celle qui martèle le torse de Victor en l’appelant mon salaud mon salaud / Ceux qui prétendent qu’ils vivent dans un angle mort du Temps / Celui qui s’est inventé un passé de militant de l’ETA pour se faire accueillir chez les intellos qu’il rançonne ensuite avec méthode / Celle qui dissimule ses accointances avec l’Eglise de scientologie section Liechtenstein / Ceux qui ont fondé le Groupe de Réconfort du département Gestion de Fortunes de la Banque Nahum / Celui qui se fait masser les pieds par son neveu naturopathe hélas entiché de Le Pen / Celle qui rappelle à ses amies de la Société Gurdjieff que le Maître a prouvé son indépendance d’esprit en pénétrant à cheval dans une église catholique / Ceux qui se disent en recherche au chalet Le Joyeux Randonneur / Celui qui aimerait plastiniser le corps de son beau-père le géant chauve foudroyé dans l’exercice de sa fonction de maître-nageur à la piscine de Rivebelle / Celle qui appelle les loups à la lisière de la forêt / Ceux qui disent qu’ils vont bientôt partir pour attendrir ceux qui restent / Celui qui dit NON au nouvel esprit de l’Entreprise / Celle qui court tous les matins pieds nus dans l’Allée des Fusillés / Ceux qui sont tancés par le Doyen parce qu’ils se touchent pendant le cours de chimie de Mademoiselle Leblanc / Celui qui est fier de son manteau à col de loutre / Celle qui se rappelle la Noël où elle chantait Il est né le divin enfant et combien elle fut choquée par la remarque désobligeante de l’oncle Rupert lui reprochant un manque patent de réelle spiritualité dans l’expression en typique pasteur de mes couilles / Ceux et celles qui rêvent de revivre à l’époque de Sissi l’impératrice / Celui qui considère qu’apparaître dans un journal est plutôt déshonorant / Celle qui se demande l’impression que cela fera au village de voir son nom dans la page des morts / Ceux qui nettoient chaque matin les sols de la centrale thermique d’Uppsala / Celui qui incinère son chien Boubi en sanglotant à l’insu de ses voisins sans cœur / Celle qui se ronge les ongles en écoutant plus ou moins du Monteverdi sur Espace 2 / Ceux qui se souvient de cela que le nom de Monteverdi désigne une voiture de luxe aussi cool que la Facel-Vega / Celui qui a juré à Suzanne qu’il me lui demanderait plus jamais de le faire à l’italienne tout en restant ferme sur sa position philosophique ostensiblement transgressive inspirée par le marquis de Sade / Celle qui se demande où en est réellement question sexe son chef de file de la Section Pharmacologie de l’Institut Bayer & Bayer /  Ceux qui ont refilé la Maladie à celles qui ne s’y attendaient pas  / Celui qui estime que sa mère est trop soumise à l’évêque Ledru bien connu pour ses captations d’héritages / Celle qui cède chaque matin à son penchant pour les douceurs de la pâtisserie de la rue Monbijou / Ceux qui s’impatientent de voir se rétablir la Sainte Inquisition / Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable / Celle qui hume les aisselles / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui  aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de  ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui pleurent, etc.

     

    Conversation nocturne. Aquarelle de Thierry Vernet.

     

     

  • Une émouvante beauté


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    De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arrachée à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de ce foutu après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?
    Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.
    La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre: sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve - c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.

    Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au coeur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue - mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…


    A la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière: c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.
    C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi…
    Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Maciste à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Maciste et Rambo, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka.
    Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible - et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?

    De Merline, en revanche, je ne me rappelle que nos après-midi : il n’y a entre nous que des après-midi à découvrir nos corps dans la claire forêt, et comme une musique de clavecin me fait croire à un jeu de poupées, et c’est cela précisément : nous jouons à la poupée avec nos corps, et Merline me raconte le Petit et le Grand Véhicule.
    Nous sillonnons l’arrière-pays en side-car, je sifflote comme le merle à sa Merline, elle me regarde par en-dessous, enveloppée dans le plaid de poil de chamelle que m’a offert ma mère-grand sévère lorsque le Président m’a offert son vieux side-car, ma mère-grand sévère s’ombragerait d’apprendre que son plaid de poil de chamelle nous servira de couche dans la forêt, mais on n’y pense pas sur le moment, Merline me regarde comme une levrette son Afghan, à la fois soumise et toute au nouveau jeu qu’elle découvre en faisant la soumise pour mieux dominer son Afghan, nous filons comme des nuages effilés dans un ciel bleu typique de cette fin des années soixante qu’on pourrait dire le début de nos années bohèmes, Merline prépare plus ou moins son bac et moi l’un écrit plus ou moins ses premiers papiers sur les livres que lit moi l’autre, mais notre vie est ailleurs, notre vraie vie est l’après-midi, je ne me sens pas plus plumassier qu’elle ne se sent bachotière, elle qui se dit en recherche et n’a de cesse de m’entraîner sur La Voie en quête de La Quête, elle qui voit partout des Signes et voudrait me faire lire Les Quatre Sens de La Vie, elle qui boit le miel de mon être en fermant les yeux, comme Galia ferme les yeux et comme toute émouvante beauté ferme les yeux quand elle se sent monter à fleur de ciel ; et nous jouons, avec Merline, sans voir passer les heures, comme nous avons joué toute notre enfance aux Oiseaux, quand elle n’était que la sœur puînée de sa sœur Laurence, ma sage camarade de catéchisme, à nous éterniser avec toute la bande du quartier, les soirées d’avant les grandes vacances. Avec Merline tout était jeu et cela pourrait durer encore. Malgré l’océan. Malgré son compagnon hindou. Malgré ses cheveux blancs teints de la couleur d’ambre de son clavecin : juste pour jouer une après-midi entière. Avec Merline nous étions faits pour couler avec le Titanic en jouant ou pour en réchapper comme en nous jouant du naufrage, comme nous nous sommes joués de tous les naufrages, elle par la musique et moi, jusqu’à cette après-midi, dans la seule présence songeuse de Ludmila.

    Or jouer, Galia en rêvait, mais Galia était trop Galia pour jouer. A la table des théâtreux Galia jouait à jouer, de même qu’elle jouait à jouer notre pièce en guettant mon jugement sur son jeu, qu’elle récusait cependant d’avance, car je n’avais pas à juger son jeu, avait-elle décidé un premier jour sans après-midi, avais-je compris sans même y penser. Dès lors qu’il n’y aurait plus d’après-midi je n’étais plus en mesure de la juger, avais-je compris sans la moindre explication.
    Tout le temps que nous avions joué sans y penser, nos premières après-midi à ne rien faire que nous aimer de toutes les façons que les amants bohèmes s’inventent à découvrir ensemble tout ce qu’ils aiment en écoutant Fauré ou Chet Baker, les souvenirs de ma famille sépia et les siens de ses aïeux boyards, nos passions croisées de Schubert et Céline ou de Soutine et Lady Day, notre paresse immense et ta tristesse si gaie, toi qui me disais que ma gaîté celait un puits de larmes, nos enfances effrayées et pareilles, au retrait d’un cœur trop sensible, notre effrayante lucidité et ta façon d’en jouer – tout ce temps-là s’était comme évaporé lorsque Galia, pour la première fois, m’avait demandé ce que je faisais de mes après-midi depuis quelque temps qu’elle travaillait à la table, me reprochant, timidement d’abord, puis avec plus d’assurance, mes hésitations et mes amis, me reprochant de trop hésiter décidément ou de ne pas acclamer assez ses amis à elle, et me revenaient alors, comme une prescience ressurgie de ce qui nous attendait en réalité, les premières réticences des objets de Galia.
    Pas touche, avaient commencé de me murmurer les objets de Galia, bas les pattes, ne vous croyez pas chez vous - mais nous étions assez ivres ce premier soir-là, non seulement émus mais assez givrés, aussi la mise en garde des objets de Galia ne m’avait guère inquiété, pourtant leur avertissement s’était bel et bien inscrit quelque part, et dès le lendemain matin, tout étourdi et repu de caresses que je fusse, la même mise en garde des objets de Galia s’était répétée, que je m’étais efforcé d’ignorer, tout à nos effusions et à la conviction que bientôt ils m’accueilleraient, comme tout à l’heure ne pouvait manquer de m’accueillir le petit Aliocha, Galia le prenant sur elle, cependant rien n’y avait fait : les objets de Galia ne m’avaient jamais accueilli depuis lors, par plus qu’Aliocha ne m’avait jamais admis dans son retrait à lui…

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Ceux qui se perdent en conjectures

    Celui qui fait la gueule pendant que Madame regarde Les Experts / Celle qui est toujours en conférence / Ceux qui s’interrogent sur les mystères de la météo / Celui qui salue tous les matins le Drapeau / Celle qui parle du cash-flow de Vivendi au bar du Lutetia / Ceux qui disent que la plaine Monceau n’est plus ce qu’elle fut / Celui qui a tant aimé l’odeur des couches de ses enfants petits / Celle qui vitupère les chiens malpropres des Galeries de la Reine / Celui qui trouve que Bob Geldof a mérité le Prix Nobel de la paix / Celle qui a connu la cousine de Bob Geldof lors d’un séjour en Cornouailles / Ceux qui pensent que Bob Geldof est un Tour Operator travaillant sur l’Afrique / Celui qui prétend que Lou Reed est un meilleur poète que Jim Morrison / Celle qui a vu tous les concerts de Nico / Ceux qui ont bu des coups avec Reiser / Celui qui dit qu’il n’en a rien à foutre de l’atomisme de Démocrite / Celle qui prétend que Cauet gagne à être connu / Ceux qui se sont promis de mettre un pain sur la gueule de Cauet / Celui qui prétend que sa belle-sœur s’est tapé Poivre d’Arvor dans une boîte échangiste de Soulac-sur-mer / Celle qui se frotte au citron tous les soirs / Ceux qui écoutent Haydn les yeux fermées / Celui qui a un porte-clefs à l'effigie de James Dean / Celle qui découvre les Evangiles apocryphes et le dit à sa manucure / Ceux qui savent où se trouve l’étoile Aldébaran / Celui qui punit ses enfants d’il ne sait quoi / Celle qui mate les gens pendant la prière / Ceux qui parlent de leur Admirable Compagne, etc. 

  • Le Nom

     

    Seelen24.JPG…Les montagnes s’en foutent mais ce n’est pas une raison pour dételer, me dis-je ce matin de redevenir abeille à besicles et c’est pour elles aussi, dont je me disais à dix-huit ans qu’elles me rasaient de ne pas voir la mer, mais qui me la font voir plus vraie en vérité véritable - c’est pour elles que je reprends ce matin la montée dure et pure des mots sur la blanche page du ciel, en italien cela se dit arrampicarsi et de l’autre côté m’attend la mer qui s’en balance elle aussi, et derrière la mer le désert et derrière le désert sur le Mur: ce Nom…

    Image: Philip Seelen

  • L'espérance au coeur des ténèbres

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    La Route de Cormac McCarthy évoque, sous un ciel d’apocalypse, la survie de l’homme dans le monde dénaturé de l’hiver nucléaire.

    Il n’est pas de roman contemporain plus sombrement désolé que La Route de Cormac McCarthy, et il n’en est pas non plus qui laisse au cœur un tel sentiment de justification de la vie humaine restituée dans sa part sacrée. C’est le livre d’un visionnaire pascalien que cet extraordinaire voyage à travers une Amérique dévastée, dont les évocations de l’hiver nucléaire nous replongent dans les cercles inférieurs de L’Enfer de Dante. Comme celui-ci et son guide, un père et son petit garçon fuient à travers les territoires ravagés, les villes incendiées et pillées, avec pour espoir improbable d’atteindre les rivages de la mer, lesquels se révéleront aussi pourris que la nature contaminée.
    Cela étant, chaque nouveau pas sur ce calvaire relance la flamme d’une rédemption possible, liée à un pacte passé entre les deux protagonistes, dont la vocation affirmée est d’être « porteurs de feu ». Formule « bateau » de récit de science fiction spiritualisant ? Et manichéisme de bande dessinée que la division de l’humanité survivante en « méchants » et en « gentils » ? On pourrait le croire à rester en surface de cette road story de fin du monde sans la lire vraiment, alors que chaque page de La Route saisit au contraire le lecteur par sa puissance d’incantation et d’évocation, la lugubre beauté de son lyrisme, sa terrifiante réalité (laquelle renvoie à tout moment aux guerres sectaires et autres misères de notre actualité) et la bouleversante humanité des deux figures de l’homme et de l’enfant.
    Liés et livrés l’un à l’autre, le père et le fils se tiennent et se soutiennent au fil d’une relation constituant, dans le froid absolu et le mal régnant sous l’empire de hordes cannibales, une sorte de vestige de lumière et d’énergie vitale que seul le terme d’amour peut qualifier à vrai dire, au sens religieux autant que dans sa dimension affective. De fait, après la fuite de la mère, désespérée et refusant une telle existence de morts-vivants, le père a choisi de protéger coûte que coûte son enfant en lequel il reconnaît un « calice d’or, bon pour abriter un dieu ». A cette foi de révolté (le père demande aussi bien à Dieu s’il a une gorge, afin qu’il puisse l’étrangler, ou une âme, qui lui permette de le maudire) répond l’attente confiante et vigilante du petit, qui surveille son père comme une conscience en alerte, appelant en outre sa miséricorde à la rencontre de plus malheureux, alors que le père ne pense qu’à leur seul salut.
    Au fil de leur fuite, les épisodes atroces alternent avec des moments de grâce liés à la survie du monde d’avant: quelques souvenirs de la vie avec « elle », une gorgée d’eau pure, une cannette de Coca retrouvée dans les ruines, l’onction d’un bain dans un torrent, le trésor inespéré de réserves serrées dans un abri souterrain, le son d’une flûte taillée dans un bout de jonc, les sublimes dernières lignes rappelant la nature encore vierge…
    Une fable évangélique
    Symboliquement, Cormac McCarthy figure en somme le passé et le futur de l’humanité qui cheminent sous le ciel devenu fou à proportion de la démence humaine, où tempêtes de feu et tornades de cendres tourbillonnent à la surface d’une planète dénaturée, dans le gris définitif du jour, la pluie omniprésente, la neige et le froid, la nuit sans fond. Sous l’aspect de personnages guenilleux à la Beckett, l’homme et le petit participent cependant d’une vision moins « plombée » que celle du professeur de désespoir irlandais, tant la théologie de Cormac McCarthy reste liée à l’eschatologie chrétienne. Sans rien de lénifiant, mais dans la pure tradition évangélique, l’amour, la charité et l’espérance filtrent en effet tout au long de La Route, qui se lit comme un récit d’anticipation apocalyptique, à cela prêt que le néant cendreux et la destruction hideuse qu’il figure participent, déjà, de la réalité que nous vivons, autant que l’espérance demeure.
    Cormac McCarthy. La Route. Traduit de l’américain par François Hirsch. L’Olivier, 244p. En librairie le 5 janvier.

    f58d48f8e8b52d00eae8dafa4ddb2d2e.jpgCet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 4 janvier 2008.

    Peinture au doigt: Louis Soutter, 1939

  • Dans la peau d'Hitler

    Ganz13.jpgA propos de La Chute. Rencontre avec Bruno Ganz.

    Les parents de Bruno Ganz, de braves Suisses moyens, ne s’attendaient pas à ce que leur garçon, certes « plein de vie», devienne un acteur mondialement connu. Comédien ? Le père était franchement contre, à moins que ce ne fût « à côté » d’un vrai métier. On lui trouva bien une place de peintre… en bâtiment. Mais le lascar ne s’y présenta même pas, happé qu’il fut par les grands acteurs allemands réunis à Zurich pendant et après la guerre. Début d’une légende…

    Revenant sans lésiner sur le rôle « extraordinaire » à tous égards qu'il interprète dans La chute, Bruno Ganz s’est prêté avec humour et pirouettes au jeu des questions et réponses, se concentrant plus particulièrement sur celles qui l’engagent vraiment. Ainsi passe-t-il vite à autre chose quand on lui demande ce que représente le fait d’être « une star » et sourit-il gentiment quand il lui est demandé pourquoi, en Suisse, il a plus souvent tourné avec de réalisateurs romands qu’avec ses collègues alémaniques (« c’est qu’ils ne m’ont pas demandé… »), avant d’annoncer un rôle de grand-père d’enfant surdoué dans le prochain film de Fredi M. Murer…

    Un visage comme surgi de la nuit, aux traits prodigieusement expressifs (on pense à Anthony Hopkins autant qu’à Jean Genet), un monologue plein d’humour et de pudeur rouée, pour dire une carrière hors cadre, d’abord liée aux grands noms du théâtre allemand d’après-guerre, de Peter Zadek à Peter Stein ou Klaus Michaël Grüber : ainsi apparaît, dans le film de Norbert Wiedmer, un Bruno Ganz très spontané et « resté simple » quoique déjà consacré meilleur acteur à Soleure (il y a quatre ans de ça) et plus récemment honoré par l’Anneau Iffland, la plus haute distinction du théâtre allemand.

    Après l’évocation de ses jeunes années de fringant acteur brechtien, nous le voyons évoluer à travers les années, du théâtre au cinéma avec sa métamorphose en ange berlinois (Les ailes du désir de Wim Wenders) ou en manipulateur troublant (le Ripley de L’Ami américain du même Wenders, d’après Patricia Highsmith) au théâtre de nouveau dans une magistrale version du Faust de Goethe selon Peter Stein, pour finir sur les épiques scènes de répétition dans le bunker de La chute où l’on voit très précisément comment il s’approprie peu à peu le plus monstrueux de ses rôles.



    Ganz.jpg« J’assume le rôle d’Hitler, dans un film politiquement O.K. »

    La controverse sur La chute, très violente en France, n’a pas ébranlé Bruno Ganz

    C’était à prévoir : les premières questions posées à Bruno Ganz ont porté sur la polémique qui a marqué la sortie de La chute, et sur la descente en flammes que son interprétation lui a valu plus particulièrement dans le quotidien Libération.« Je n’ai pas lu cette critique me visant, répond l’acteur sans se démonter, et ne peux donc me prononcer. Quant aux objections de fond, sur le fait que le personnage d’Hitler serait « trop humain » dans ce film, ou que celui-ci est par trop « spectaculaire », et que tout ce battage procéderait d’une stratégie commerciale, je suis prêt à les discuter.

    Interrogé sur le fait même d’incarner un tel personnage, toujours objet d’un tabou, Ganz reconnaît qu’il a hésité avant d’endosser ce rôle. « J’étais tout à fait conscient de m’exposer. Pourtant il m’a semblé que le script, que j’ai lu et relu très attentivement, autant que tout le travail de préparation qui a suivi, étaient conformes à la vérité historique et à la vraisemblance psychologique de cet épisode particulier. Le seul personnage qui me paraît discutable est celui du médecin commandant de l’hôpital, traité de manière trop positive par rapport à ce qu’on sait de lui. »

    Comme on peut l’imaginer, l’approche du sujet a nécessité une documentation particulière de la part du comédien. « J’ai lu tout ce que je pouvais sur l’époque, la vie au bunker, autant que sur Hitler, explique Bruno Ganz. On parle souvent comme du Führer comme de l’incarnation du mal. Mais que cela signifie-t-il ? Pourquoi un Albert Speer, si intelligent et cultivé, a-t-il pu rester si longtemps à ses côtés? Et pourquoi ne pas admettre que le « monstre » était courtois avec les dames ? Rappeler les aspects humains du personnage n’occulte pas le mal en lui. Cela étant, si je suis conscient de ce que peut être le mal en nous, je n’ai pas trouvé en moi les composantes fondamentales du mal hitlérien, aussi ai-je dû « construire » le personnage, de manière très éprouvante, en me gardant de le caricaturer. »

    A l’autre reproche, selon lequel La chute ne serait qu’un film « à grand spectacle », Bruno Ganz répond aussi posément : «Si j’avais eu le moindre doute sur l’utilisation qu’auraient pu en faire des néo-nazis, j’aurais refusé d’y participer. Mais il n’y aucun équivoque. La chute n’occulte absolument pas la responsabilité des Allemands. Aux Etats-Unis d’où je reviens, j’ai eu de longues discussions avec des juifs, qui n’y ont pas vu sujet à scandale. Bref, j’assume ce rôle que j’ai endossé, et le film, politiquement, me semble O.K… »


  • Léautaud en verve


    Entretiens radiophoniques avec Robert Mallet

    C’est un monument de la radiophonie française des années 50 qui a été réédité sous la forme d’un coffret de dix CD, accompagné d’un petit livre. Parallèlement a paru le premier volume de la Correspondance de Paul Léautaud, en poche (10-18). Ces deux publications sont étroitement liées par la conviction même de Paul Léautaud qu’un écrivain n’est jamais plus lui-même que dans son courrier et que le naturel, la simplicité et la clarté d’expression sont des vertus cardinales pour un auteur. Léautaud disait ainsi mettre la correspondance de Stendhal, son maître, plus haut que ses romans, et quand on aura dit que l’auteur du Petit ami parlait avec la même précision et la même grâce, la même vivacité et la même justesse, la même liberté totale qui caractérisent son écriture, l’intérêt de ses formidables conversations de 1950 (il avait 79 ans et une verve du tonnerre) sera mieux affirmé.

    Si Paul Léautaud, en 1950, était déjà connu d’un certain nombre de lettrés français, ses entretiens avec Robert Mallet touchèrent des millions d’auditeurs, appréciant ce vieil homme à voix de crécelle et rire voltairien, scandant ses propos du bout de sa canne. Léautaud parlait de tout: des poètes du début du siècle, de son ami Paul Valéry ou de sa maîtresse dite «le fléau», de sa mère qui l’avait abandonné et surtout, merveilleusement, des animaux dont il avait recueilli plusieurs centaines chez lui. Sacré bougre de bonhomme!


    Robert Mallet-Paul Léautaud. Intégrale des entretiens radiophoniques. Coffret de 10 CD. Frémeaux et associés.

  • Premier amour

    En relisant Tourgueniev

    Comme le lancinant Adolphe de Benjamin Constant, mais en plus tendre et perdu, Premier amour est de ces récits qui dévoilent, dans les vapeurs enivrantes de la séduction, ce que la passion amoureuse peut avoir de plus cruel et délétère.
    L’initiation avortée du jeune Vladimir est d’autant plus déchirante que l’adolescent se fait une image encore très pure de la jolie personne dont il s’éprend, et qu’il vénère positivement son père en lequel il va découvrir, catastrophé, un trop fringant rival; et le pathétique de sa désillusion est comme exacerbé par la mise en perspective de son récit dans les années enfuies, après que la mort a fauché les deux amants.
    Tout attendre de l’amour, avec la candeur et l’élan sans mélange que suppose un coeur d’enfant, et découvrir cela... A vrai dire, il n’y a que chez Tchékhov qu’on trouve, avec une telle acuité et une telle mélancolie, l’expression de ce qu’il y a de si pénible dans la déception d’un innocent - il n’est que de se rappeler l’insoutenable Volodia.
    Parce qu’il raconta cette histoire qui fut la sienne sans l’enjoliver ni l’assortir d’aucune leçon, Tourgueniev fut taxé d’immoralité. Mais Flaubert lui rendit justice en lâchant, de dessous sa moustache: “Pour moi, voilà du sublime”...

  • A l'ami

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    Ami,

    A l’heure des bilans et du compte de tes désillusions,
    Ne laisse pas seule l’érosion du temps travailler,
    Echappe au renoncement des rampants, des morts vivants.
    Reprends ton maillet et ton ciseau pour tailler la pierre brute qui t’a été donnée.

    Construis ta maison, ta tanière,
    Ne t’y refuse rien qui puisse y manquer.
    Cet antre, que toujours, où que tu sois, tu puisses rejoindre,
    Pour retrouver la rassurante et protectrice solitude,
    Qui te ramène à ton destin.

    A ta corde, ajoute le nœud qui te lie à toi même.
    « Like a bridge over trouble water”,
    Retrouve en toi toutes les faces de la Force,
    Qui y dorment depuis toujours.
    Et comme Jacob toute une nuit, livre ce combat à ton pire ennemi,
    Tapi au fond de ton âme, pour choisir ton Nom.
    Nul vénérable maître, nul père à tes côtés.
    Traque dans ton feu, dans ton désert,
    Celui qui te ressemble et n’est pourtant pas toi,
    Celui qui sournoisement, attend le plus mauvais moment
    Pour t’assommer de toutes tes bassesses et tes trahisons.
    Désarme-le en faisant front un à un à tous ces démons,
    Les effaçant d’un regard acéré et prévenant, comme autant de spectres vides.
    Ne renie rien de ce qui te fonde et t’enracine dans ton présent.
    Rien ne se perd, tout se transforme.

    Combat, jour après jour sans cesse recommencé, jamais gagné,
    Pour t’aimer assez pour échanger, partager,
    Pour t’aimer assez pour recevoir sans devoir,
    Pour t’aimer assez pour donner sans attendre…

    Plonge enfin dans l’onde fraîche qui t’enveloppe et t’apaise,
    Ce vide immense, que certains nomment, qui t’affole, qui te porte, qui te pousse,
    Cette soif infinie, ces faims insatiables,
    D’être tour à tour, et en même temps,
    Et Tamino et Papageno,
    De voir ce que tu ne peux regarder,
    D’entendre ce que tu ne peux écouter,
    De toucher ce que tu ne peux prendre,

    De ne jamais rien regretter pour ne plus souffrir,
    De vivre enfin en homme libre et fier.


    Cette lettre-poème m’a été envoyée par mon amie (occulte et si proche à la fois) Frédérique Noir. L'image: Bouddha de l'époque Song (700ans), mangé par les termites à l'exception de sa face. Protecteur tutélaire des amis fragiles de La Désirade.