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  • L'Âme du monde

     medium_Savoie29.JPG Pour le centenaire de Samivel.

    A La Désirade, ce dimanche 29 avril. – Les montagnes de Savoie étaient ce matin diaphanes et pures, comme des îles flottant dans l’azur, et comme copiées des aquarelles diaphanes et pures de Samivel qu’on voit ces jours dans la riche et belle exposition rétrospective du château de Saint-Maurice, à découvrir avant de se procurer L’Ame du monde, admirable album rendant hommage aux multiples talents de ce grand invisible, la discrétion faite homme, qui excellait à la fois dans la peinture et dans l’écriture, la photographie et le cinéma documentaire.
    Paul Gayet, alias Samivel, écrivait ceci dans L’œil émerveillé, qui le résume à la perfection :
    « Il me vint à l’idée d’examiner une belle feuille dorée comme une crêpe, une feuille multiple, je m’en souviens, lâchée par l’aîné des marronniers. Elle ressemblait à un éventail baroque, ou bien à un panache, jusqu’au moment où j’y découvris sept poissons accrochés à la même ligne, et demeurai fasciné par le réseau des nervures symétriques, le dessin délicat des tissus végétaux. Cette perfection qui, de palier en palier, s’amenuisait jusqu’à des perspectives indistinctes me comblait d’une joie singulière. C’était après tout, si l’on y réfléchit, un message de l’infini à la portée d’un petit d’homme, et dépourvu d’angoisse ; en tout cas la révélation de la fabuleuse prolifération des apparences ».
    medium_Samivel3.JPGA cette proliférante beauté, Samivel, que Jean-Pierre Coutaz, commissaire de l’exposition, appelle « le dernier des romantiques », n’a cessé de rendre hommage, avant de la défendre contre les déprédations de l’homme. Ce romantique-là n’était pas, en effet, du genre seulement contemplatif, puisqu’il fut à l’origine des parcs nationaux (cofondateur notamment du Parc de la Vanoise) et ne cessa de mettre en garde ses semblables, dès les années où il fit équipe avec Paul-Emile Victor, contre la dégradation de notre environnement.
    medium_Samivel6.2.JPGJe reviendrai sur la magnifique exposition de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il faut absolument visiter. Mais il me faut citer encore le commentaire si pénétrant de Jean-Pierre Coutaz à propos des mots de Samivel : « Il y a dans ce souvenir d’enfance relaté dans L’œil émerveillé la quintessence de la vie, de l’art et de l’œuvre de l’artiste. On imagine aisément le petit garçon solitaire, observateur et rêveur, accroupi au pied d’un arbre (comme le sage en méditation face à la montagne dans Au vrai sommet de L’Opéra des pics), perdu dans son monde et balayant du regard le sol saupoudré d’or automnal. Le bruissement des feuilles si proche du clapotis des vagues berce sa mélancolie et l’enfant cueille une feuille et de son œil d’alchimiste accomplit le grand œuvre. Paul Klee, à quelques années près, n’écrivait-il pas d’ailleurs que le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire le visible mais de produire l’invisible ».

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    Samivel. L’âme du monde. Un ouvrage très richement et magnifiquement illustré de nombreuses aquarelles pleine page, avec des textes de Jean-Pierre Coutaz, Yves Paccalet, Yves Frémion, Erica Deubler Ziegler et Jean-Louis Feuz. Höbeke, 140p.
    Saint-Maurice d’Agaune. Au Château : exposition Il y a 100 ans naissait Samivel, illustrateur, écrivain, cinéaste, jusqu’en septembre.
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  • Une présence vivifiante

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    Reconnaissance à Georges Haldas

    Georges Haldas passera, en août 2007, le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous est venue à l’esprit en pensant à cette date, pas plus que ce ne fut le cas lorsqu’a été fêté, en décembre dernier, un autre nonagénaire en la personne de Maurice Chappaz, qui fut l’ami de jeunesse d’Haldas.
    Ces deux écrivains, parmi les plus éminents qui ont fait œuvre en Suisse romande, en imposent également par la constance de leur fécondité littéraire, par la fraîcheur inaltérée de leur verbe, qui se vérifiera en ces pages, et par le rayonnement de leur présence.
    La présence de Georges Haldas est d’abord présence au monde, vécue dès chaque aube par le poète entrant en relation avec le vivant, puis avec les vivants. Nonante livres, poèmes et récits, chroniques surtout, modulent cette expérience à la fois existentielle et poétique d’un homme qui a consacré sa vie entière à ce qu’il dit l’Etat de Poésie. Rien d’établi pourtant dans cet état qui est à la fois absorption, relation, consumation et transmutation.
    Nous sommes heureux d’accueillir, dans cette livraison qui s’ouvre sur un poème inédit de Georges Haldas, des témoignages d’estime et d’amitié venant d’auteurs de quatre générations et de sensibilités variées. Un signe doit être adressé, aussi, à Vladimir Dimitrijevic, le compagnon fidèle et l’éditeur. Avec l’espoir de contribuer, enfin, à la défense d’une œuvre vivifiante.
    Ce texte constitue l’introduction de l’hommage collectif intitulé Reconnaissance à Georges Haldas, paru dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007, qui sera présentée au Salon international du Livre et de la Presse, à Palexpo-Geneva, du 2 au 6 mai. Pour commander Le Passe-Muraille: Abonnements-administration: Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.
    Portrait photographique de Georges Haldas, en 1997: Horst Tappe


  • Contre savantasses et faux-culs

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    Les Femmes savantes selon Philippe Mentha, c’est toute la verve cinglante de Molière dirigée contre les cuistres et les tartuffes, modulée avec malice. Un régal à savourer à Kléber-Méleau

    On rit de bon cœur en assistant, une fois de plus, au gorillage de l’affectation pédante et de l’hypocrisie puritaine que stigmatise Molière dans Les Femmes savantes. Ce cher Poquelin se moque-t-il de la femme qui aspire à s’instruire et à s’émanciper de sa seule condition ménagère ? Bien plutôt, visant autant l’homme que la femme, il brocarde la cuistrerie et, plus grave, l’hypocrisie des dévots qui prônent le tout-Esprit pour mieux exercer leur pouvoir. Trois siècles après la création de la pièce (en 1672, un an avant la mort de Molière) la critique est toujours pertinente. Il n’est que de remplacer Trissotin par le docteur Lacan adulé par un parterre de snobs, entre autres exemples impliquant les nouvelles dévotions et les nouvelles censures.
    Ainsi que le rappelle Philippe Mentha, Molière, qu’on a parfois taxé de misogynie, ne délivre pas ici un « message »: il incarne un débat ou le bon naturel (Henriette) se défend contre la pose savantasse (sa mère, sa tante et sa sœur aînée), où la sincérité de l’amour (Clitandre) s’oppose à la convoitise (Trissotin), où la culture vécue (populaire avec Martine, aristocratique chez Clitandre) bat en brèche la fatuité sorbonicole. Si le contenu polémique de la pièce est d’époque, sa défense du sens commun nous parle, autant que nous font toujours rire les figures de la femme-dragon et du mari jouant les coqs en son absence et se faisant tout chapon dès qu’elle rapplique.
    Il y a 28 ans de ça, en novembre 1979, la nouvelle troupe de Renens jouait son existence, sans subvention, sur une magistrale réalisation de Tartuffe, annonçant déjà un style « maison », avec une interprétation apparemment traditionnelle mais non moins originale par ses accentuations, et un somptueux décor « en dur » de Jean-Marc Stehlé. Avec ces Femmes savantes d’aujourd’hui, Philippe Mentha règle une mise en scène également classique de tournure, mais épurée et portée par un souffle tonifiant. Ainsi de la joute inénarrable de Clitandre et de Trissotin, qui se déroule… dans la chambre à coucher de ces dames. Si le comique est parfois accusé jusqu’au grotesque (les scènes du sonnet ou de la bisbille des pédants), c’est à bon escient, et le ridicule ne tue aucun personnage, sauf l’affreux Trissotin, cagot vaniteux auquel Christian Gregori donne la triste mine glaçante d’un démon mesquin.
    Dans les rôles principaux, Séverine Bujard est une formidable Philaminte, à la fois écrasante et jovialement décalée dans son rôle de bas-bleu contraint en sa plantureuse chair. On voit bien aussi que le tempérament impétueux d’Armande est en contradiction avec ses poses « philosophiques », comme le fait sentir Virginie Meisterhans. Punie d’avoir snobé Clitandre (Juan-Antonio Crespillo, superbe lui aussi en fougueux jeune homme lucide et loyal), elle souffre de ce que celui-ci ait rabattu sa flamme sur sa sœur Henriette, campée avec grâce et malice par Alexandra Tiedemann. Quant au Chrysale de Philippe Mentha, il est non moins attachant, jusque dans sa faiblesse, que son frère Ariste, autre honnête homme que Nicolas Rinuy campe avec une élégance virevoltante. Mais il faudrait citer tout le monde, Samy Benjamin épatant en Vadius, Fabienne Guelpa en Bélise ou Hélène Firla en Martine (en alternance avec Lise Ramu), notamment. La scénographie de Gilbert Maire est aussi du pur Kléber-Méleau, de même que la musique de Daniel Perrin et les beaux costumes de Patricia Faget. Autant parler de pleine réussite, saluée debout par le public de la première…

    Renens. Théâtre Kléber-Méleau. Les femmes savantes, jusqu’au 29 mai. Loc : 021 625 84 29.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 26 avril 2007.

  • Varia 2006 (6)

    medium_PaintJLK34.JPGLe Mont-Blanc depuis Versoix. Aquarelle, 2006.  

    Au concours « national » de Slam, quelques jeunes participants, notamment un étudiant neuchâtelois d’une folle inventivité, m’ont paru manifester un réel talent dans l’utilisation des mots et des multiples ressources de la langue, autant que par leur élan polémique et leur verve imprécatoire. Il y a là un germe de créativité réelle, certes limité et retombant souvent dans l’ânonnement des platitudes convenues du rap, mais avec des surprises, et je me félicite d’avoir été, sûrement, le seul vrai rossignol littéraire à l’ancienne (d’ailleurs membre du jury spontanément élu…) à en juger sur pièces, tandis que nos admirables poètes romands signaient, à leurs stands respectifs, leurs inestimables plaquettes. (Genève, Salon du livre, ce 29 avril)

    medium_Sansal2.jpgC’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence simple et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai: voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera pousser la barbe par opprtunisme ni ne cautionnera la mensonge. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire le rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, dont ses quatre romans sont pleins, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de toute vraie conversation.

    medium_Besson.jpgAprès ce que j’ai lu de si bête dans L’Hebdo, qui remet en cause le droit du romancier de traiter des faits divers, comme si ce n’était pas la base même de son travail, la lecture de L’enfant d’octobre de Philippe Besson m’a beaucoup intéressé, qui évite à la fois les écueils de la démagogie et ceux du délire d’interprétation personnel auquel s’était livrée Marguerite Duras. L’intuition de l’écrivain se tient à ce qu’il me semble, qui voit en le couple de Christine et Jean-Michel Villemin une paire de jeunes gens un peu farouches et un peu frustes mais non moins décidés à à sortir de la trappe de leur milieu populaire, voire sordide, pour s’établir un peu plus confortablement (appartement mieux situé, voiture et vacances en Italie), ce que le clan n’admet pas du tout – d’où l’opprobre, les menaces et finalement le meurtre de l’enfant. Au demeurant, le romancier ne pousse pas au-delé de ces conjectures très vraisemblables, et son livre touche par un indéniable accent de vérité.

    medium_Ikiru5.JPGLe Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son «préféré», comme l’insinuent certains catholiques apostoliques ou certains mécréants, m’est complètement égal: la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.
    Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin: méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience: tu te figurais, femme de peu, homme de rien, être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’a splus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu?
    Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé «la momie» par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre: trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant: c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef suprême des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).
    Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment Watanabe a bonnement ressuscité avant sa mort…

    Ce sacré Godard n’en finira décidément pas de nous étonner, dont le nouveau film est un superbe patchwork thématique et une façon d’hommage au cinéma, mélange de réflexion sur les pouvoirs révélateurs ou dissolvants de l’image et poème cinématographique par la même occasion. Je ne suis certes pas un godardien très ferré, mais ce film m’a immédiatement saisi par sa densité et son impact, sans rien de bavard ni de cérébral en dépit de l’intelligence de son propos. Ensuite, la visite de l’exposition, réduite au dixième de ce qui était projeté par JLG à la suite de ses démêlés avec le commissaire responsable, dont il a pris seul le relais, m’a également beaucoup intéressé en dépit de son aspect foutoir, pour la démarche qui préside à son élaboration, relevant du jeu de piste à travers le monde tel que le cinéaste se le représente ou tel qu’il l’a pensé « en mouvement », à travers les années et au fil de ses ouvrages. En passant, j’ai constaté la perplexité plus ou moins méprisante de certains (dont le correspondant du Temps), mais je n’en ai pas moins été séduit par l’originalité et la parfaite cohérence de ces «installations », et l’ « affaire » elle-même me plaît assez, finalement, par sa logique toute godardienne… Tout cela que je me suis efforcé de démêler et d’expliquer dans les papiers qui feront la « une » de 24Heures demain, et dont je ne me suis finalement pas trop mal tiré je crois… (Paris, Hôtel Louisiane, ce 10 mai)

    A l’instant nous traversons la Saône. Mais non: à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou encore à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.
    medium_Ayme2_kuffer_v1_.2.jpgA l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire où Hitler éructa ses premiers discours… et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… et voici que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur ami m’annonce la mort la nuit passée de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même, un instant et me revient le sourire méfiant-profond-rieur d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvions, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable se réjouissait, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le chichi méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en loin tains bleutés… (Dans le TGV, ce 11 mai)

    Pas du tout de l’espèce des mâles dominants, non plus d’ailleurs que de celle des dominés. Plutôt du genre à vivre ses extases dans le torrent cosmique des caresses...

    medium_Coetzee3.2.JPGEn reprenant ce soir la lecture de L’Homme ralenti de J.M. Coetzee, je me dis, par opposition à tant de lectures ne laissant point de traces, que ce livre à la fois astringent et lesté de tant d’observations pénétrantes sur la vie qui va et l’étiolement du désir ou de la simple vitalité, est de ceux qui relèvent de cette littérature « réaliste » qui m’intéresse plus que tout aujourd’hui, plus exactement : de cette littérature poreuse et saturée de réel qui ne se contente pas de reproduire servilement celui-ci mais le recueille et le transforme, le pense, l’interprète et le restitue dans une forme où le fait devient à la fois signe et symbole.

    On était ce matin comme hors saison en ce bord de mer où tous les gris des dunes et du ciel se mêlaient dans une sorte de brume spectrale se déchirant de temps à autre sur des pans de bleu ou de jaune, comme d’une toile en trompe-l’œil ; on se serait cru du côté d’Ostende et non en bord de Méditerranée au seuil de l’été, et la longue perspective des dunes aux crêtes d’herbes sauvages, jusqu’aux lointains indistincts de la colline tachetée de minuscules carrés blancs de Sète, avait quelque chose d’un peu lunaire avec ses silhouettes de promeneurs emmitouflés, me rappelant je ne sais quelle toile de Spillaert... (Au Cap d’Agde, ce 22 mai).

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    Les dunes de Marseillan. Aquarelle, 2006.

  • Le rythme libérateur

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    Avec Sonic Mirror, Mika Kaurismäki et le batteur Billy Cobham illustrent magnifiquement les pouvoirs d’exorcisme de la musique.

    Une séquence finale prenante, et même bouleversante, à la fois du point du témoignage humain et de la sublimation artistique, marque la conclusion, frisant la transe, de Sonic Mirror. En alternance fusionnelle, sur un montage couplé, l’on y voit un groupe d’autistes d’une institution alémanique de Konolfingen danser au rythme des percussions conduites par le batteur Billy Cobham, et, à l’autre bout du monde, un groupe d’enfants des favelas de Salvador de Bahia mener, à grand renfort de tambours, les danses carnavalesques de la communauté locale.
    A quoi rime ce patchwork, auquel s’ajoute le concert d’un big band finlandais conduit par le même Cobham ? Est-ce un nouveau gadget à l’enseigne de la World Music ? N’est-ce pas par voyeurisme opportun qu’on mêle l’observation d’un groupe d’autistes en thérapie aux vacations d’un pair de Miles Davis qu’on a vu aussi aux côtés de Peter Gabriel ?
    medium_Sonic1.jpgNullement. Rien de frelaté dans cette plongée aux racines rythmiques de la musique, imaginée de concert par Marco Forster, architecte de formation établi à Vevey, que sa passion de la musique brésilienne a fait se rapprocher du réalisateur finlandais Mika Kaurismäki (frère du génial créateur qu’on sait…), dont il a produit l’avant-dernier film, Brasileirinho, présenté à Nyon en 2005. Tout à fait conscients des écueils éventuels d’une telle entreprise, Marco Forster et le cinéaste ont tissé ensemble la trame de Sonic Mirror, dont le thème majeur est la vertu libératrice de la musique, en faisant appel à un grand musicien de jazz déjà associé, dans les années 80, aux expériences de l’anti-psychiatrie italienne.
    Le jeune autiste muet prénommé Adrian, visiblement hypersensible au rythme et à la musique, marque, du premier au dernier plan du film, cette présence à la fois emmurée, poreuse, absente-présente, d’un mal psychique auquel fait écho le mal social et identitaire d’une communauté latino-américaine de laissés-pour- compte. Or c’est auprès des petits percussionnistes de Malé, à Bahia, que Billy Cobham va prendre aussi des leçons, comme il apprendra quelque chose d’unique, ainsi qu’il en témoigne, en voyant les autistes « vivre » le rythme et la musique qu’il leur offre. Entre autres scènes fascinantes: ce moment où Adrian, en plein repas commun, se dirige à tâtons vers le piano où il va taper des notes à la recherche d’on ne sait quelle musique intérieure…
    medium_Sonic2.jpgA propos de la séquence finale de Sonic Mirror, Marco Forster précise que ce qui s’est passé était totalement inattendu, imprévisible et finalement miraculeux. «Tout aurait pu foirer. Alors que ce qui s’est passé était comme une preuve, pour les thérapeutes aussi, que la musique ouvrait une brèche…»
    A préciser qu’à la musique fait écho la mélodie des images, belles et sensibles de bout en bout. Si Mika Kaurismäki n’a pas la pureté noire de son frère terrible. Il n’en est que plus ouvert et chaleureux…

    Nyon. Salle communale, le 25 avril, à 17h; et au Capitole 1, le 26 avril à 21h.30.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 25 avril 2007

  • Alain Tanner au plus vif

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    Un film remarquable de Pierre Maillard, le nouveau Plan-Fixe qui lui est consacré et des Ciné-Mélanges de sa plume contribuent à débarrasser l’image du grand cinéaste romand des clichés qui lui collent aux basques.
     

    Ciné-Portrait et lecture thématique de l'oeuvre. Alain Tanner est une légende du cinéma suisse des années 60-80, que l’opinion actuelle réduit souvent au cliché d’un réalisateur politiquement engagé dont l’oeuvre reflète une époque datée, exhalant l’ennui et la morosité. Lui-même remarque aujourd’hui que ses premiers films, dans l’effervescence de mai 68, étaient en phase avec l’esprit du temps, alors qu’il ne sent plus du tout « synchrone » en notre ère de triomphant néo-libéralisme.
    C’est pourtant un Tanner plus essentiel et plus personnel que nous découvrons sous le regard du réalisateur genevois Pierre Maillard, venu lui-même au cinéma parce qu’un film comme Charles mort ou vif lui en a transmis le désir. «Tanner m’a convaincu, le premier, qu’il était possible de faire du cinéma ici et maintenant. De film en film, ensuite, il m’a paru incarner une éthique exemplaire. Les temps ont changé, mais il est toujours resté fidèle à lui-même. Ses films sont d’ailleurs plus « synchrones » qu’il ne le dit lui-même. Ainsi, j’ai vu mes propres enfants captivés par Jonas, et je suis sûr qu’on va y revenir.»
    medium_Maillard.jpgAu début d’Alain Tanner, pas comme si, comme ça, le vieux maître au regard vif parle de la beauté, à la fois essentielle et impalpable, qu’il dit « en fin de compte la seule chose qui importe », par opposition au chaos du monde et à l’univers des salauds et des imbécile dont il n’a rien su faire dans ses films… Or c’est cette beauté d’un personnage (très importants, les personnages de Tanner, et les acteurs tout autant !), cette beauté des lieux qui n’a rien à voir avec l’imagerie touristique (très importants, les lieux de Tanner, d’Irlande en Andalousie ou au Portugal et jusqu’au Milieu-du-Monde !), cette beauté des choses et des lumières que Pierre Maillard met en évidence dans son film, illustrant les thèmes majeurs de l’œuvre au moyen de nombreuses séquences de la filmographie qui donnent envie de retourner à la source.
    « J’ai tenté de dégager le sentiment que m’inspire cette œuvre souvent mal jugée, précise Maillard. Le cinéma de Tanner est très particulier, sans descendance directe. Il y a là une voix unique, comme on pourrait le dire d’une phrase de Ramuz. Avec un humour bien à lui, un sentiment de la réalité, une perception de l’absence ou du décalage par rapport aux normes, une façon de fuir pour se retrouver, un besoin aussi d’échapper à l’enfermement qui sont en somme très suisses… »
    Plan-Fixe. « Il n’y a rien de plus sage qu’un arbre ! », dit Alain Tanner à Jean Perret qui l’interroge pour ce début d’interview en plein air, poursuivi ensuite dans l’intérieur genevois du cinéaste, durant une heure dense, traversée de nostalgies et de tendresse, notamment à l’égard des femmes. De mai 68 à Paul s’en va, son dernier film, le cinéaste amateur de plans-séquences est cadré par Willy Rohrbach avec une sensibilité qui lui ressemble…

    Ciné-Mélanges. Alain Tanner est un auteur : ce n’est pas un scoop. Il l’est ici aussi par la plume, au fil d’un parcours dont son œuvre et sa réflexion sur le monde et le cinéma constituent le labyrinthe, dans l’ordre des lettres de l’alphabet. D’Acteur à Zèbre, nous y apprenons finalement que ses parents, le voyant revenir de ses escapades maritimes de jeunesse (il fut marin avant le cinéma…) et s’inquiétant la moindre pour son avenir, le taxaient en effet de « drôle de zèbre ». En postface, c’est sur le thème de Tanner ou l’optimisme que Frédéric Bas retrace le « chemin fragile » suivi par le cinéaste entre soi et le monde, avant de commenter la filmographie complète de celui qu’anime le désir de « faire pièce à la laideur du monde et au pessimisme qu’il inspire en convoquant la poésie et l’intelligence »…


    Nyon. Visions du réel. Présentation du Plan-Fixe, Alain Tanner, cinéaste, par Willy Rohrbach (images) et Pierre André Luthy (son). Capitole 1, mercredi 25 avril, à 19h.30.
    A paraître au Salon du livre de Genève : Alain Tanner. Ciné-Mélanges. Postface et notices filmographiques de Frédéric Bas. Seuil, coll. Fiction & Cie, 232p.
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 24 avril 2007.





  • La vie de poème

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    Grand Corps Malade emballe le public de Beausobre, avec empathie et poésie.

    Grand Corps Malade dit qu’il n’aime pas les gens, mais c’est pour rire, et les gens le lui rendent bien. Comme la vie qui lui a fait un croc-en-jambe, à laquelle il rend le meilleur de sa poésie. Poésie du bitume et de la vie, sans amertume mais non sans nostalgie, poésie toute simple, cousue de mots qui riment au rythme, tagadam du slam. Poésie d’émotion et de tous les jours, de rage parfois mais surtout d’amour : pour sa béquille, sa banlieue de Saint-Denis, une terrasse de Paris qu’il lui semble découvrir au matin du monde, les mots qui disent tous les gris et les couleurs de celui-ci, les histoires de cœur qui sont comme les voyages en train, l’amitié sa meilleure amie, les gens qu’il aime et qui le lui rendent sans se faire prier.

    Ainsi le public de mercredi soir à Beausobre, plus jeune qu’à l’ordinaire, l’accueille-t-il avec les clameurs et les sifflets qu’on réserve aux rockers, même s’il ne s’est pointé qu’une fois jusque-là en nos contrées, l’an dernier à Paléo. Mais Midi 20, son CD qui a cartonné à plus de 100.000 exemplaires, réalisé par son pote musicien Petit Nico, est déjà su par cœur de beaucoup. Les « meufs » adorent à l’évidence ce grand flandrin béquillard au beau regard et à la voix grave, chaude, mélodieuse, sonnant vrai, faite pour faire chanter les mots: chercheur d’or, de phrases et de phases, qui parle avec les sens et se dépatouille sous le triple contrôle embrouillé « de la tête, du cœur et des couilles »…

    Jamais vulgaire pour autant, Fabien Marsaud, devenu Grand Corps Malade après le mauvais plongeon dans une piscine qui a fait un handicapé de cet ancien basketteur, a passé du slam de bar au concert sur grande scène avec un formidable surcroît de présence, en toute simplicité préservée. Ses trois complices musiciens (Nicolas Seguy au piano, Yannick Kerzanet à la guitare et Feedback aux percussions) prolongent en beauté ses dits à capella, enfin une vraie poésie urbaine à larges échappées (de Vu de ma fenêtre à Paroles du bout du monde) se dégage de ses textes atteignant de loin en loin « un véritable état second, une espèce de transe. Qui apparaît mystérieusement et s’envole en silence »… 

     

  • Une oeuvre dictée par la vie

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    Entretien avec Catherine Safonoff

    L'écrivain genevois recevra cette semaine le Prix Dentan 2007. Et le Grand Prix de Littérature de la Ville de Genève, en mai prochain.
    Certains livres semblent marqués au sceau d’une vérité personnelle profonde, que la transmutation de l’écriture rend valable pour tous. Et tels sont, précisément, les deux derniers récits-romans de Catherine Safonoff. Au nord du Capitaine, paru en 2002, évoquait la folle passion de la narratrice, double transparent de l’auteur, pour une espèce de Zorba crétois aussi sauvage et authentique que dangereusement voyou, lequel réapparaît dans Autour de ma mère, journal-roman oscillant entre les tribulations d’une mère nonagénaire irascible et perdue, et les derniers feux d’un impossible amour. Dès La part d’Esmé, son premier roman, Catherine Safonoff était entrée en écriture par les voies de l’exorcisme, sublimé par une écriture de grande qualité. Un manque d’amour initial, les aléas du couple, la difficulté de vivre, mais aussi les cadeaux de la vie, les enfants, les livres, les amitiés, se trouvent rebrassés dans la chronique proustienne et merveilleusement poreuse d’Autour de ma mère.
    - Quelle sorte d’enfant avez-vous été ?
    - Je suis fille unique. Jusqu’à cinq ans, notre famille vivait groupée dans une maison du quartier des Charmilles, où cohabitaient plusieurs générations, avec beaucoup d’enfants, car ma grand-mère accueillait encore des petits Français bousculés par la guerre. Nous vivions là dans une sorte de matriarcat, mené toute en douceur par Marie de Safonoff, la mère de mon père, qui avait épousé un Russe blanc exilé avant la Révolution, lequel disparut bientôt pour claquer sa fortune sur la côte française. Ce fut une bonne époque de mon enfance. Quand j’ai commencé l’école, je me suis retrouvée seule avec mon père et ma mère, et ce fut une autre chanson. Mes parents ne s’entendaient pas. Il y avait peu d’argent. Mon père était électricien aux postes. Ma mère avait repris une vocation institutrice. Pour moi, ce qui comptait était de sortir, pour échapper à leurs disputes.
    - La lecture et l’écriture vous ont-t-elles aidée ?
    - Certainement, malgré le fait qu’à part les livres de montagne de mon père, qui n’était heureux que dans la nature, et les ouvrages scolaires de ma mère institutrice, il n’y avait pas de livres à la maison. Un premier choc, que je dois à une camarade qui rangeait la bibliothèque de sa mère, a été la découverte de Colette, dont j’ai ensuite tout lu. Un vrai cadeau : plus encore que les sujets, c’est la magnificence de sa langue qui m’a enchantée. Par ailleurs, j’ai été sensibilisé à la bonne langue par ma mère. Plus tard, une autre révélation, sur le conseil de Georges Ottino, un professeur que j’aimais, fut celle de Pascal. Ensuite, lorsque j’ai commencé des études de lettres, j’ai pensé consacrer un travail aux romans de Robbe-Grillet. Mais l’écriture, ce fut bien plus tard. D’abord par compensation à des études de lettres où j’avais une peine énorme, et trop peu de moyens financiers. Ensuite par exorcisme existentiel. Mon premier roman, influencé par le Nouveau Roman, illisible et probablement nul, je l’ai écrit aux Etats-Unis, où je me trouvais avec mon second mari, boursier en recherche médicale, pour me prouver que j’en étais capable. Mais mon premier vrai livre, La part d’Esmé, est né d’une nécessité plus profonde : à vrai dire vitale, liée à l’état de malheur dans lequel j’ai vécu après la séparation d’avec le père de mes enfants.
    - Comment Autour de ma mère a-t-il pris forme ?
    - Lorsque ma mère a commencé à décliner, je me suis sentie si débordée, si désemparée par ce qui lui arrivait, avec cette dégradation physique et ce délire qui la prenaient alors qu’elle avait été la raison pure, tout cela, avec ces longs téléphones terribles, a fait que je me suis mise à tenir un journal pour tâcher d’y voir plus clair. D’un autre côté, l’espoir déçu de renouer avec celui que j’appelle le Capitaine accentuait le déséquilibre. Ecrire m’aidait peut-être à rétablir l’équilibre…
    - Ecrire vous est-il aisé ?
    - Très difficile. La grande difficulté consistant à passer de l’observation et de la perception des choses, à leur mise en mots et en forme.
    - Quelle place les enfants ont-ils dans votre vie ?
    - Sans parler du fait que je m’entends bien, aujourd’hui encore, avec mes deux filles, enfanter et vivre avec des enfants a été l’une des grandes expériences de ma vie, avec l’amour. En fait, je crois qu’on pourrait distinguer deux sortes d’écrivains : ceux pour qui les enfants comptent, et les autres…
    - Qu’avez-vous à cœur de transmettre ?
    - Peut-être ceci : qu’entre le monde et nous on peut établir un lien de parole, à la fois joyeux, sensible, triste s’il le faut, mais vivant. Que la parole entre deux êtres compte. Qu’il est important de se parler et de s’écouter les uns les autres. J’aime, pour ma part, écouter ce que les gens disent.
    - Avez-vous le sentiment d’être un écrivain ?
    - Pas plus aujourd’hui que jamais. A vrai dire, j’ai hâte d’en avoir finir avec les obligations que m’imposent ces prix et ces honneurs. La somme de 40.000 francs du Grand prix de la Ville de Genève, plus les 6000 francs du Prix Dentan, représente évidemment un sacré « paquet » pour moi, et je suis sensible à la reconnaissance, mais je me sens un peu écrasée par tout cela.
    - Avez-vous de la peine à subvenir à vos besoins ?
    - Je ne me plains pas. Lorsque mon père, résolu à en finir avec la vie, à l’âge de 82 ans, m’a appelée auprès de lui, il m’a dit qu’après sa mort j’aurais à me rendre à telle banque pour y retirer une certaine somme. Mon père, qui me refusait l’achat d’une paire de souliers lorsque j’étais adoéescente, y avait déposé pendant cinquante ans des bons de caisse, sur lesquels je vis encore… A présent, réconciliée avec lui, je vois mieux combien je ressemble à cet homme, si près de ses sensations immédiates, et qui avait des mots assez bruts, comme le sont mes pensées avant que je ne les police par les mots…
    - Votre père et le Capitaine ont donc une ressemblance…
    - Vous avez raison de faire ce lien. De fait, c’étaient deux êtres bruts de décoffrage, comme ont dit, avec une même force et une même pureté. Sans référence à Freud, je pense qu’il y a dans ma passion une recherche de mon père. C’est ce qui me faisait courir après cet homme. Dit comme cela, cela parait un peu vulgaire. Mais c’est bien de ça qu’il s’agit : d’ailleurs c’est très bien que, dans la vie, nous courions après quelqu’un…
     

    medium_Safonoff.2.JPGCet entretien a paru dans l’édition de 24Heures du 17 avril 2007.  Photo: Florian Cella.

    Catherine Safonoff. Autour de ma mère. Zoé, 2006.

  • Une voix inconnue, cette voix amie

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    En lisant Faits, II, de Marcel Cohen

    On se dit, tant il y a de choses, qu’il n’y a plus rien. On est saturé. On croule sous les livres. Trop de tout, et les voix s’y perdent, on n’entend plus rien qu’un vague brouaha. Plus de voix: autant dire plus rien
    Et puis, comme toujours quand on allait renoncer, comme toujours il y a ce dernier recours, comme ce matin, sans crier gare, il y a cette voix, cette voix inconnue, cette voix aussitôt reconnue comme amie, cette voix que j’entends avant l’aube en lisant ces quelques pages de Faits, II de Marcel Cohen.
    Je ne savais pas, jusque-là, qui était Marcel Cohen. Rien lu de lui. Pas même Le grand Paon-de-nuit. Grave lacune. Mais en le lisant je l’ai reconnue, cette voix amie. J’ai reconnu la voix que j’entends lorsque je reprends En ce moment précis de Dino Buzzati, lorsque je lis les essais nimbés de nuit de Pietro Citati ou lorsque je lis Max Dorra ou Annie Dillard, à chaque fois aussi que je lis un autre Marcel…
    Marcel Cohen, dans Faits, II, parle de ces faits qui nous révèlent, l'humanité, et qui sont donc des débuts de fables. C’est par exemple ce château en Espagne dont une jeune femme a rêvé et qu’elle n’en finit pas de retaper en dépit de mille difficultés, et c’est notre vie. Ou ce sont ces mots recueillis d’un vieil homme qui vivait en bordure des voies de triage de Drancy, dont la femme dormait mal à cause des cris. Ou c’est ce que raconte un commandant au long cours qui peine à reprendre la mer. Ou c’est l’évocation du refuge de Clara Haskil dans la chambre 88 de l’hôtel Lutetia, précisément dans celle-ci où elle ignore que des cris ont été arrachés et pas une autre. Ou c’est cet enfant malmené par son père, dans la rue, qui se laisse traîner et que nous voyons se laisser tomber et retomber comme si on l’emmenait à l’abattoir, mais nous ne savons pas s’il feint ou s’il endure plus qu’on ne saurait dire – simplement le fait est là…
    On lit quelques pages des Faits, II de Marcel Cohen, puis on en a pour une journée à songer. Une voix nous accompagnera tout le jour: cette voix inconnue mais amie. Disons un peu pompeusement : la voix de la question humaine, la voix de la bonté, la voix de la douleur ou de l’étonnement, la voix qui sourd de la nuit et du brouhaha – la voix de l’humanité…
    medium_Cohen.jpgMarcel Cohen. Faits, II. Gallimard, 308p.

  • Ange et démon

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    Un roman russe, d'Emmanuel Carrère 

     Un écrivain a-t-il des droits spéciaux sur les siens ? Un secret de famille qu’il viole en fait-il un salaud ? Jusqu’où lui est-il permis d’exposer ceux qu’il aime au regard de tous ? Telles sont les questions que pose Un roman russe d’Emmanuel Carrère, lequel a choisi, malgré la prière instante de sa mère, de parler de la destinée tragique, et peut-être infamante, du père de celle-ci. La mère en question n’étant autre qu’Hélène Carrère d’Encausse, fameuse historienne de la Russie  et actuelle secrétaire perpétuelle de l’Académie française, la transgression du secret revêt une signification particulière, sachant aussi que la grande dame a renoncé à une carrière politique de haut niveau du fait même des soupçons portés sur la fin de son père, vraisemblablement liquidé par des épurateurs en 1944, pour faits (non avérés) de collaboration.

    Malgré les suppliques de sa mère, lui faisant valoir une double libération, pour elle autant que pour lui, et la condition de sa liberté d’écrivain, Emmanuel Carrère a donc choisi de « casser le morceau » sur les tribulations de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili, en lequel il découvrira un sombre reflet de sa propre personnalité.

    A vrai dire, les détails relatifs aux faits et gestes du père de sa mère, émigré russe mal adapté à la société française qui vécut le plus souvent loin de sa femme et de ses enfants, restent ténus. L’essentiel du portrait de cet intellectuel cultivé, naguère brillant mais incapable de s’accomplir, se dégage de lettres que le frère de sa mère  remet à Emmanuel, à l’insu de celle-là. Il y apparaît comme un « homme du souterrain » à la Dostoïevski, cultivant la haine de soi. S’il trouve un emploi auprès de l’occupant allemand du fait de ses connaissances linguistiques, rien ne prouve qu’il fut collabo et pas plutôt  victime de la délation pour de plus sordides motifs. Mais le doute ronge plus que la certitude.

    La fiction dépassée par le réel

    Un cliché réduit le « roman russe » à des embrouilles passionnelles sado-masochistes dont les « possédés » de Dostoïevski seraient un modèle. Or il y a de ça chez Emmanuel Carrère, dont on se rappelle la fascination qui l’a retenu, sept ans durant, sur L’Adversaire, chronique hyper-réaliste consacrée au mythomane assassin Jean-Claude Romand qui massacra toute sa famille après avoir vécu une double vie de prétendu grand médecin, dix-huit ans durant.

    De la démoniaque affaire de Romand, qui l’a exténué, Carrère va rebondir ici dans une triple intrigue vécue dont son grand-père et sa jeune amante française Sophie seront les protagonistes, après un premier épisode russe non moins réel qui le voit, à l’occasion d’un reportage (dont est issu un film remarquable), approcher le dernier prisonnier vivant de la IIe Guerre mondiale, un vieil Hongrois perdu dans un asile psychiatrique de Kotelnitch.

    « Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère, dont le roman est truffé d’effets de réel, précisément, comme celui qui consiste à soumettre son amie à un jeu érotique pervers par le truchement d’une nouvelle publiée dans Le Monde. Mais ledit réel est parfois un romancier plus tordu que l’auteur d’Un roman russe, et notamment en Russie où une autre tragédie sanglante va précéder la fin misérable de sa relation passionnelle avec Sophie.

     « Est-ce que j’ai tenté le diable ? Est-ce que c’est mon destin de le tenter, quoi que je fasse ? » se demande l’écrivain confronté aux conséquences bien réelles de ses dangereuses fictions. Nul doute, mais son excuse est alors de s’exposer lui-même jusqu’au bout, et d’expliciter enfin, dans une déchirante lettre finale à sa mère, le motif de sa transgression. « Tu t’es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu’on souffre autour de toi », lui écrit-il ainsi. « Tu ne nous a pas niés, non, tu nous as aimés, tu as fait tout ce que tu as pu pour nous protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance t’entoure au point qu’il fallait bien qu’un jour quelqu’un la prenne en charge et lui donne voix »…

    Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. , 356p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 20 mars 2007.

     

  • Notes au vol

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    Le conditionnel de notre enfance, c'était la clef des mondes. On serait sur une île. Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf. J'arriverais de la mer, je débarquerais de ma caravelle et, sabre au clair, je te décimerais: “En garde. moricaud !”

    Des mots, des images, des inscriptions qui bruisseraient dans l'air de la page comme les feuilles vibrantes d'un grand arbre à la fenêtre du soir. Tantôt un murmure, un chant, une mélodie, et tantôt une pensée qui s'envole soudain - mais d'où vient le souffle qui l'emporte Dieu sait où ?

    C'est à leur capacité de pardon que je reconnais ceux que j'aime: toute rancoeur dissipée dès lors que nous reconnaissons le partage de nos fautes, et baste, ne nous quittons jamais que réconciliés.

    A jamais lié au don de joie: le don des larmes.

    Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: “Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige”. (Marcel Proust).

    Dessin d'Aloyse. Musée de l'art brut, Lausanne.

  • Le souffle de la vie

            

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        A La Désirade, ce 3 septembre 2006. – Minuit n’aura pas passé, ce jour d’achever Les bonnes dames, petit roman tendre et grave qui fait en somme le pendant, sur le grand âge, au Pain de coucou évoquant nos enfances et surtout la genèse d’une vision poétique, sans que j’entreprenne ici la transcription de mes carnets 2000-2006, représentant plus de mille pages dactylographiées et desquelles je vais garder la substantifique moelle quotidienne, à peu près une trentaine de pages par année, pour y ajouter les moments significatifs de mes lectures du monde, livres et rencontres, voyages, etc. Après la publication, en 2000, de L’Ambassade du papillon, reprenant mes carnets de 1993-1999 sans insertion aucune, l’original de mes notes se trouvant juste élagué, et celle des Passions partagées, en 2004, remontant trente ans auparavant (1973-1992), où j’ai développé une forme plus complexe, nécessitée par le chaos personnel de mes notes de jeunesse, la part faite à mes lectures étant alors beaucoup plus importante, je vais poursuivre assez naturellement dans ce volume, que j’intitule Le souffle de la vie, parce que c’est cela en effet qu’il m’importe de faire sentir dans ces pages, l’alternance de notes prises au jour le jour, arrimant la lecture aux faits saillants ou menus de mon actualité, et la reprise plus ou moins développée de mes lectures, dans une forme encore renouvelée par rapport aux deux premiers volumes, où l’écriture très rapide, liée à la pratique du blog, amènera quelque chose il me semble. Ce qui est sûr, c’est que mon écriture, dans ces carnets, poursuit un mouvement intime de plus en plus naturel, proche de celui du Rozanov des Feuilles tombées, consistant à capter les moindres bribes, soupirs, exclamations, chutes et rechutes, remontées, nuits et jours de notre vraie vie, qui est parfois le contraire de ce que pompeusement, littérairement on appelle La Vraie Vie.

     

  • Voir la musique

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    CHOSTAKOVITCH. – Je me demande comment écouter cette musique, et comment en dire quoi que ce soit ? Certaines musiques font parties de nous et en parler revient à parler de nous. J’entends en ce qui me concerne : le Bach de mes douze ans, claironnant sur le premier pick-up familial à l’enseigne de la collection Disco-Club, comme la machine à coudre Singer de ma grand-mère dans sa véranda donnant sur le parc aux volières - le Bach et le Mozart et le Beethoven, trio de base de la famille de base en pays protestant, avant le déboulé de la horde barbare dans les carrées adolescentes, Stones en tête.
    Jusque-là Chostakovitch m’évoquait essentiellement du cinéma, style Russie de Parajdanov à la fonte des neiges ou Stalingrad en plein braoum, à l’exception de la 5e Symphonie dans laquelle j’étais entré au Japon durant la tournée de l’OSR de 1997 que j'avais suivie, mais c’est un univers insoupçonné que je découvre aujourd’hui : comme une partie de cosmos que soudain éclairent des projecteurs de guerre. Le ciel est donc encore plus réel qu’on ne croyait. C’est une sculpture dédaléenne en n dimensions dans laquelle on voyage comme un drone en retrouvant des formes inimaginées mais qui existaient pourtant en nous, sur quoi tout est à reconstruire : ça demande un effort. Alors au boulot, tovarichtch, ferme les yeux et tâche de voir de toutes tes oreilles…

    Olivier Charles. Soleil cosmique. Huile sur toile, 1978.

  • Dominique aux champs

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    Lettres de jeunesse de Dominique de Roux; un grand style à sa source.
    Il y a des phrases qui respirent, qui pulsent et qui exultent, qui bondissent et retombent à tout coup sur la bonne patte, des phrases qui vivent et rebondissent de trouvaille en trouvaille, et c’est cela tout de suite qu’on se dit à la lecture des phrases de ce gamin de dix-huit ans qui écrit à sa tante Gabrielle de Lestapis en juin 1953 de Paris: « L’ombre froide du printemps, des éclaircie de bruit, de vent est partie. Et le ciel parisien est redevenu fidèle à son habitude ironique ». Le môme va passer bientôt son bac et il écrit en tâchant de s’en persuader : « Il faut travailler sinon par goût, au moins par désespoir pudique, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser ». Mais bientôt il devra se justifier sans conviction après les « traumatismes post-opératoires du bachot » qu’il a loupé : « Je commence à croire que le bac est devenu, de nos temps, l’injuste privilège de bien des tristes sires ».
    Dominique de Roux à dix-huit ans était un écrivain au style quasiment coulé dans l’or fin vibrant et fluide. Ses lettres à sa tante, les premières réunies dans ce recueil (1953-1977), sont d’une extraordinaire sûreté de plume, mêlant la grâce et le naturel, la tendresse pour sa destinataire et la rosserie pour leur entourage, enfin une capacité d’invention verbale, une puissance d’évocation bonnement saisissantes, à peu près à jet continu.
    Dans le registre bucolique - car on découvre en effet un contemplatif amoureux de la campagne -, le jeune fils de famille (frère d’une floppée de garçons dont plusieurs mourront aussi tôt que lui) est d’un romantisme sans mièvrerie : « Je suis arrivé en Charente le soir même et je suis arrivé à la maison à pas lents par la vieille route, tout seul. Une bicyclette même m’aurait importuné. Je sentais venir une minute de génie : je veux dire de pleine conscience. Je sentais avec allègement qu’il ne ferait pas d’orage en montant ce vieux chemin entre les ronces, ces roses de village. Je me dégageais de ma manière, je me purifiais. Je regardais les alouettes. Un merle s’envola. J’ai cherché les tourterelles invisibles. Tout à coup, elles sont parties de l’arbre où je les entendais sans les voir. Voyez-vous, je n’aime que la campagne… »
    Et plus loin, en août 53 : «Et je rêve dans cette campagne où les rayons du soleil automnal semblent s’attarder à plaisir sous un ciel déjà verdâtre, où des nuages flottent comme des continents en voyage. Depuis août, toujours le même ciel d’un bleu de blouse paysanne et qui déverse un flot de soleil et les prés qui étaient admirables, verts et doux à l’œil, bien couchés en long et en large, ces prés où pâturent des centaines de vaches qui n’ont pour limites que les bois, sont devenus vert de gri. Les « vacanciers » du bord de la Charente portent ventre ou poitrine en bandoulière, avec le charme infini et mystérieux qui tient dans la régularité et la symétrie de ces ostensoirs robustes, à l’air désoeuvré et nostalgique, ceux-là qui ne rêvent qu’Ambre solaire et ne savent pas goûter les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison. »
    Plus loin encore : «Depuis, il a plu. Les arbres immobiles, anxieux, se sont agités bientôt de joie et leurs feuilles se sont bientôt offertes à la pluie comme des langues. Le temps a mal au cœur, mais c’est si agréable de voir la terre boire et de sentir ces effluves qui remontent des feuilles mouillées et du bois mort ».
    Ce n’est qu’un tout début. C’est Dominique aux champs. Ensuite il y aura Londres. Ensuite il y aura l’Algérie. Ensuite il y aura des femmes et de grands projets littéraires, les débuts de L’Herne, Bernanos et Pound, ensuite il y aura la vie.
    Je n’en suis qu’à la page 50 et déjà j’ai le sentiment d’avoir découvert un tout autre homme que celui que je connaissais un peu pour l’avoir rencontré, un peu plus pour l’avoir beaucoup lu, mais dont Jean-Luc Barré, qui a établi et préfacé ce recueil épistolaire, a mille fois raison de souligner le caractère éminemment secret, et par conséquent l’importance capitale de ces lettres en tant que « mémoires intérieurs… »
    Dominique de Roux. Il faut partir. Correspondances inédites 1953- 1977.
    Préface de Jean-Luc Barré. Fayard, 415p.
    Dominique de Roux en 1970.

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  • Le point de vue du chat

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    Des chats et des hommes, de Patricia Highsmith

    Lorsqu’on lui demandait de se situer par rapport à l’assassin et à sa victime, Patricia Highsmith prenait plutôt le parti du chat, c’est à savoir qu’elle invoquait un sens commun certes épris de justice mais plus encore soucieux des égards que chacun doit à un être vivant, qu’il soit roi de Birmanie ou chat siamois. C’était aussi, en somme, le point de vue de l’écrivain non sentimental mais capable des sentiments les plus délicats.

    Dans Un truc rapporté par le chat, la première des nouvelles réunies dans ce recueil orné de quelques portraits de chats crayonnés par la romancière, une question morale est posée implicitement sous le regard d’un chat taiseux mais qui n’en songe pas moins peut-être (sait-on ?), laquelle consiste à démêler s’il faut absolument dénoncer le meurtrier, qui s’est lui-même désigné, d’un sale con, alors que les circonstances incitent à penser que l’élimination  du fâcheux pourrait rester justement impunie. La conclusion de la nouvelle chiffonnera les vertueux, qui pensent qu’une vie est une vie et qu’un meurtre est un meurtre, mais le chat n’a fait que fournir l’indice et il se tamponne les coussinets de ce qu’il adviendra du meurtrier-justicier, du genre sympa.

    La deuxième nouvelle implique plus directement le chat Ming, amoureux de sa maîtresse qui a le tort de l’être aussi d’un sinistre bipède prénommé Teddie. Ici, c’est le chat qui fait justice, et personne ne lui donnera tort.

    medium_Highsmith170001.JPGOr faut-il donner tort, précisément, à l’éditeur de ficeler cet ensemble un peu bancal de deux nouvelles déjà parues en recueils (La proie du chat et Le rat de Venise, épuisés dit-on, mais pourquoi ne pas les rééditer ?), d’une nouvelle inédite en français qui sent tout de même le fond de tiroir (Le nichoir était vide), de trois poèmes qui n’en sont pas vraiment en dépit d’une ou deux fulgurances  et d’un essai intitulé De l’art de vivre avec les chats qui marque bien, quoique sans originalité folle, ce qui distingue le chat du chien et de la machine à coudre ? Non, l’éditeur a raison : il fallait publier ce petit livre paru en allemand, à l’enseigne de  la grande maison Diogenes de Zurich, qui détient les droits mondiaux de dame Patty, sous le titre de Katzen. Il ne faut pas que la France soit trop à la traîne de la Suisse allemande dans la défense de Patricia Highsmith, en attendant la parution de la grande biographie annoncée de celle-ci où l’on apprendra quelle chatte chaude était cette souris d'encre recuite d’ambre de scotch…

    Patricia Highsmith. Des chats et des hommes. Traduit de l’anglais par Ronald Blunden, Calmann-Lévy,135p.     

     

  • Les gens d'en face

    De ma fenêtre sur la rue, à l’Hôtel Bonaparte, je regardais les gens d’en face comme d’une loge de théâtre, en me rappelant le début de La fenêtre des Rouet, de Simenon, avec la vieille fille dont les séances de voyeurisme me sont comme l’évocation mimétique de l’observation du romancier lui-même.

    Savoir qui soupire à l’instant dans la chambre voisine, deviner ce que les gens d’en face se disent dans cette pièce aux murs mauves du plafond de laquelle pend une suspension à décoration de guipure (elle a l’air de la mère, lui du fils), imaginer ce qui se trame derrière les rideaux gris d’à-côté ne laissant voir que des ombres, et de l’autre à quel samedi soir se prépare cette femme encore jeune qui va et vient depuis une heure d’une pièce de derrière qui doit être sa salle de bain à la chambre éclairée donnant sur la rue - savoir tout ça...

  • Nancy Huston grand angle

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    Défense de la « littérature-monde »


    Son dernier roman, Lignes de faille, a enflammé le public et la critique: Prix Femina 2006, une quinzaine de traductions, plus de 220.000 exemplaires vendus à ce jour. Son œuvre illustre la « littérature-monde », dont elle a signé récemment le manifeste réunissant 44 écrivains de langue française.
    Pour une littérature française plus ouverte au monde et plus nourrie de l’expérience commune; contre le parisianisme nombriliste et la survivance, dans la francophonie institutionnelle, d’un paternalisme relevant de l’ancien impérialisme français: telles sont, entre autres, les axes d’un manifeste lancé par Michel Le Bris, fondateur du festival Etonnants voyageurs, et Jean Rouaud, publié dans Le Monde des Livres du 15 mars dernier et signé par 44 écrivains de renom, au nombre desquels J.M.G. Le Clézio, Tahar Ben Jelloun, Edouard Glissant, Amin Maalouf et Nancy Huston.
    - Qu’est-ce pour vous, Nancy, que la littérature-monde en langue française ?
    - Lorsque Michel Le Bris m’a contactée pour que je m’exprime à ce propos dans un recueil-manifeste à paraître chez Gallimard, j’ai répondu de façon assez agressive en affirmant que je ne me sentais guère portée à faire, en français, l’éloge de la langue française, n’étant pas secrétaire perpétuelle de l’Académie française. De manière provocatrice, j’ai intitulé cela Pardon my french, en utilisant une expression qui, en anglais, signifie que vous allez proférer une grossièreté. Je disais ensuite que je n’aspirais aucunement à faire partie d’une francophonie littéraire et que j’en avais marre des étiquettes, que ce qui m’intéressait était la communication dans toutes les langues, de la circulation des émotions et des idées. Or Michel Le bris m’a rappelée pour me dire que j’enfonçais une porte ouverte puisque c’était son point de départ, et il m’a envoyé sa contribution qui représentait le manifeste en plus développé: un grand et beau texte qui m’a soufflée.Il y était dit, notamment, que tous les écrivains français n’aspirent pas à faire partie du cénacle parisien. Au contraire: que certains trouvent que les choses les plus intéressantes en langue française viennent souvent d’ailleurs ou d’origines mixtes. Par ma vie personnelle et par mes goûts littéraires, je me suis toujours sentie proche des gens qui ne sont pas enracinés mais divisés et qui ont plus d’un point de vue sur le monde. Je n’ai rien contre les littératures enracinées, mais je me sens plus proche des écrivains divisés ou « pulvérisés », comme un Romain Gary. Même un Sartre, qui prônait l’auto-engendrement, était fondamentalement enraciné, n’était-ce que par son ignorance des langues étrangères. Chaque fois que j’ai été en position de défendre la francophonie, je me sentais mal à l’aise. Je ne conçois pas que le fait d’être francophone ou francophile intervienne dans ma qualité d’écrivain. Au Canada, je suis une anglophone, et en France je ne suis pas une francophone. Je comprends certes le réflexe de défenses des francophones canadiens par rapport à l’océan anglophone qui les entoure, mais je garde la conscience du caractère mouvant de notre rapport à la langue et à l’identité, et par ailleurs j’ai toujours été opposée à toute forme de nationalisme agressif; les gens qui sont fiers d’eux et roulent les mécaniques me mettent mal à l’aise, mais je comprends que la francophonie au Québec doive être inscrite dans les lois. Cela n’est pas qu’une affaire de langue, mais d’histoire, de politique et de mode - de culture au sens large.
    - Le Secrétaire général de la francophonie, Abdou Diouf, a réagi violement à ce manifeste, en accusant ses auteurs de se faire les fossoyeurs de la francophonie. Comment réagissez-vous ?
    - Il ne s’agit pas du tout de s’attaquer à la notion de francophonie, mais à la relégation de celle-ci dans les marges. Pour Michel Le Bris et Jean Rouaud, il s’agit de faire prendre conscience, aux écrivains français actuels, qu’ils font partie d’un ensemble beaucoup plus vaste et vivace. La littérature française n’est pas appelée à intégrer, ou non, les écrivains d’horizons divers, mais il faut au contraire qu’elle s’ouvre à l’étendue de la langue française dans le monde. Lorsque j’ai donné la deuxième version remaniée de mon texte pour le fameux recueil, je l’ai intitulé Traduttore non è tradittore, en faisant l’éloge de la traduction. Je fais partie des écrivains qui se traduisent eux-mêmes, autant qu’ils en traduisent d’autres. J’ai traduit divers livres vers l’anglais et d’autres dans l’autre sens et pense que la littérature est faite de ces échanges. En tant que femme, on semble encore plus porté à me mettre une étiquette. Lorsque j’ai eu le prix Femina, d’aucuns ont chanté cocorico pour la francophonie. Un michel Tremblay s'est félicité au nom du Québec. Ainsi de suite. Je ne prétends aucunement incarner « le monde », mais j’aimerais qu’on admette que la diversité de langue ou d’identité soit considéré comme un « plus », et non comme une façon de s’immiscer avec opportunisme dans telle ou telle culture. En ce qui me concerne, que ce soit en France ou au Canada, le fait que je pratique les deux langues et que je me traduise moi-même fait que je ne suis jamais du « bon côté ». L’autre chose que j’ai essayé de dire dans mon intervention, c’est qu’on a la nationalité des ceux qui nous aiment. Je me sens ainsi participer de la littérature francophone dans la mesure où, avec des livres traduits dans une vingtaine de langues, je suis beaucoup plus appréciée au Québec, en France, en Belgique ou en Suisse qu’aux Etat-Unis. Depuis 25 ans que je vais dans les groupes, les prisons, les écoles, je me suis immergée dans la culture française. Les Français pensent parfois qu’avec mon nom je suis une romancière célèbre aux Etats-Unis, ce qui n’est pas du tout le cas. Or il me semble qu’il est encore plus difficile, pour une femme, de faire admettre cette multiplicité.
    - Qu’en est-il de votre propre rapport, intime, avec l’écriture en langue française ?
    - Je choisis la langue en fonction de celle que parlent mes personnages, puis je me traduis. Lignes de faille est entièrement écrit en anglais, mais il n’a pas encore paru en anglais. Le premier chapitre n’a pas paru assez « politiquement correct » à mon éditeur de Toronto pour être accepté tel quel, et nous avons approché vainement une vingtaine d’éditeurs américains. Après le Femina, l'éditeur canadien s'est cependant décidé. Ce qui m’étonne, c’est que le regard de Sol, dans ce premier chapitre, n’est qu’un des aspects de l’image multiple que je donne de la réalité américaine. C’est en ce sens que je me sens appartenir à la culture française et à l'Europe des Lumières.
    - Quel regard portez-vous sur la littérature française contemporaine ?
    - J’en ai beaucoup parlé, déjà dans Professeurs de désespoir. Le nihilisme n’est pas, évidemment la seule tendance de la littérature française actuelle, mais on la voit très présente lorsqu’un Arnaud Cathrine, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, est porté aux nues pour son décevant dernier roman, La disparition de Richard Taylor. Le consensus critique prône en effet la détestation des familles, la solitude orgueilleuse, le constat que la vie n’a pas de sens, que tous les liens humains sont des compromis. Par ailleurs, je suis peu attirée par l’autofiction. En gros, mon sentiment intime est que les écrivains français actuels ne se fatiguent pas, surtout la jeune génération. Ils se donnent de petites tâches et les remplissent bien, mais personne ne semble avoir le courage de se lancer dans une entreprise d’envergure, une vaste fresque qui demanderait un effort sur la durée, impliquant non pas de parler de la solitude mais de vivre dans la solitude. Cela dit je ne lis pas tout, mais ce n’est sans doute pas un hasard si un jeune écrivain comme Yann Apperry, l’auteur franco-américain de Farrago, m'épate par l'inventivité romanesque qu'il déploie, comme m'enthousiasme celle de Jonathan Safran Foer, dont la formidable liberté n’a guère d’égale en France. Aussi, je me sens beaucoup plus proche d’une Zadie Smith que d’une Christine Angot. Par ailleurs, mon identité mouvante ne m’empêche pas d’apprécier énormément une Toni Morrison, bien enracinée pour sa part. Enfin, vous savez, on se rend compte en voyageant que l’approche de la littérature est une chose très relative. Ainsi, me trouvant il y a quelque temps à Durban, je me suis rendu compte que mes petites histoires occidentales et européennes, dans Lignes de faille, intéressaient beaucoup moins les femmes africaines que mes positions d’essayiste sur la condition féminine…



    Nancy Huston en dix dates
    1953 - Née à Calgary, en Alberta (Canada anglais). Abandonnée par sa mère, l’adolescente suit son père aux Etats-Unis.
    1973 - S’installe à Paris, où elle finit ses études, notamment auprès de Roland Barthes. Y rencontre le sémiologue et essayiste bulgare Tzvetan Todorov, dont elle partage la vie.
    1979 – Premier essai: Jouer au papa et à l’amant. « Autant je ne regrette en rien mon engagement féministe, autant je suis critique à l'égard de mon gauchisme. »
    1981 - Premier roman, Les variations Goldberg. Nancy Huston est également musicienne, pratiquant la flûte et le piano.
    1993 – Prix du Gouverneur général (Canada) pour Cantique des plaines.
    1996 – Prix Goncourt des lycéens et Prix du Livre Inter pour Instrument des ténèbres.
    1999 -  L’empreinte de l’ange obtient le Grand prix des lectrices d’Elle. Un choix de ses essais est réuni dans Désirs et réalités (1978-1994). Docteur honoris causa de l’université de Montréal.
    2004 - Professeurs de désespoir, essai-pamphlet contre les chantres littéraires du négativisme.
    2006 - Son roman Lignes de faille, grand succès de librairie, obtient le prix Femina. Une quinzaine de traductions en cours.

    Une version raccourcie de cet entretien, réalisé à paris le 30 mars, a été publié dans l’édition de 24Heures du 3 avril 2007.

  • Par delà le désespoir

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    Un jour comme celui-ci, de Peter Stamm

    On pense à divers grands « types » littéraires en lisant Un jour comme celui-ci, dernier roman traduit de l’auteur alémanique Peter Stamm, qui a pourtant sa tonalité propre et sa qualité réellement unique.
    Le protagoniste, prof d’allemand dans la banlieue parisienne depuis dix-huit ans, fait d’abord un peu penser à la fois au Meursault de L'étranger et au Roquentin de La nausée, entre autres anti-héros indifférents et proches du nihilisme, mais non moins attachants par leur seule présence. En l’occurrence, plus que cet Andreas fumeur et flâneur, qui passe d’une maîtresse à l’autre sans s’attacher à aucune, c’est son entourage, le climat dans lequel il baigne, et plus encore l’air de Paris qui retiennent le lecteur dans les moroses premières pages, avant que sa vie ne se transforme soudain, qui évoquera alors un autre désespéré de la littérature contemporaine, en la personne de Fritz Zorn.
    Sous le regard délicat de Peter Stamm, dont l’écriture est admirablement poreuse, ce n’est pas à la révolte qu’aboutit la subite révélation du mal qui le menace de mort, mais à une sorte de conversion intérieure qui l’ouvre progressivement au monde et à un amour moins mesquin que ses passades, dans un mélange de mélancolie et de sensualité tendre qui est le propre de l’auteur.
    Andreas se réveille un peu comme Ivan Illitch, dans la géniale nouvelle de Tolstoï, ou comme le protagoniste de Vivre, le film non moins bouleversant de Kurosawa, dont la vie bascule lorsqu’on lui apprend qu’il n’a plus que quelques semaines à vivre. Dans le cas d’Andreas, le sursaut ne sera pas d’ordre éthique, comme chez Kurosawa, ni d’ordre socio-philosophique, comme chez Tolstoï, mais il n’en irradie pas moins une sorte de lumière et de musique qui enveloppe la deuxième partie de ce roman d’une atmosphère à la fois mélancolique et tonifiante. Que la vie est belle et combien on l’a mal reçue et mal aimée, semble murmurer Andreas, qui ne change pas fondamentalement en apparence mais se bat à sa façon contre sa salope de maladie et qu’on sent se réconcilier peu à peu, avec autrui tant qu’avec lui-même. Tout cela que Peter Stamm filtre à fine touches, tout en sensibilité et en stoïcisme sensuel, jusqu’à cette dernière page rappelant le bonheur d’un certain Sisyphe où la caresse du vent parfumée sur le front de Meursault…
    Peter Stamm. Un jour comme celui-ci. Traduit de l’allemand par Nicole Roethel. Christian Bourgeois, 208p.