De Daniel Vuataz, dit Le Kid, à JLK
Charmey, 7 juin 2012
Dear Old Gangsta,
Il y a trois mois, je partais dans un vieux van bleu-vert et pétrolais dans les Balkans, jusqu’à Istanbul et la pointe sud de l’Anatolie, avec deux vieux amis. Dix ans auparavant, on jouait de la guitare et de la flûte à bec dans les champs de cresson d’un Gymnase lacustre, après des cours sur Kant et Levinas. La clope était encore tolérée dans les pentes de Burier. Les filles avaient des liquettes de Supertramp, très peu d’inhibitions, on passait nos nuits dans des cabanes avec du vin, de la raclette et des djembés. Là, ces deux fous furieux lorgnaient sur l’Afrique depuis des années. Julien avait acheté une immense carte qu’il avait punaisé au mur de sa chambre, sous-gare. David avait passé son hiver dans l’atelier d’un garagiste de Bex pour remettre à neuf le moteur d’un vieux T4. Ils avaient économisé pendant leur uni, venaient d’obtenir un Master (Economie et Science de la vie) et avaient eu la bonne idée de ne pas écouter les avis de parents et autres connaisseurs prêts à tout pour les décourager. C’était leur projet. En Afrique par la route. Mon père était parti lui aussi, avec ma mère, à vingt-cinq ans, et j’avais des histoires plein les tempes. Je me suis joint à l’aventure, au dernier moment, pour un mois de vadrouille (eux en avaient huit devant eux, et toutes les plaines du Soudan, les savanes du Kenya et les montagnes de l’Ethiopie dans des guides de voyage). C’était le 11 mars. Le 11 avril, je m’arrêtais face à l’Afrique et rebroussais chemin, la mort dans l’âme, l’âme ferrée dans les grands containers du port marchand de Mersin, laissant les deux potes en transit sur leur Méditerranée. La Syrie était à cent kilomètres. Le Groenland à quelques milliers. Eux avaient les lions de plage de la Namibie en ligne de mire, les sables orange de la Zambie, l’ambre de Madagascar…
Je ne t’ai pas écrit depuis tout ce temps. Ou, plus exactement, je t’ai écrit régulièrement, mais n’ai rien achevé, n’ai rien envoyé. Il s’est passé pas mal de choses, depuis mon retour. De Mersin j’ai pris un bus Ulusoy à l’odeur de cuir neuf jusqu’à Istanbul, et vu sur l’écran incrusté de mon siège, simultanément dans les écrans de tous les autres passagers, simultanément dans les reflets des vitres du bus entier, l’accident mortel d’un autre bus semblable, quelque part sur la même autoroute. J’ai relu Tranströmer dans un taxi lancé à tombeau ouvert contre les ponts blancs du Bosphore, sur la rive Asiatique. J’ai retrouvé mon vieil appartement de la rive européenne, acheté de la viande de bœuf, pleuré sur les quais de la Marmara en regardant les souvenirs d’un mois de liberté absolue se dissoudre dans la pluie des pavés millénaires. J’ai bu du çay avec des ombres dans les cybercafés humides de Kumkapi, acheté toutes sortes de t-shirts à moustaches et bicyclettes avec de la petite monnaie trouble, bu des jus d’orange sanguine et chanté du Brassens dans ma tête jusqu’à la folie. J’ai pris des bus bondés et passé ma monnaie vers l’avant, marché sur des autoroutes à quatre pistes, écrit dans des mosquées, pissé dans des bouteilles de Turka Cola, vu des types très pauvres avec des dents en or et des types très riches avec des mouches dans les cheveux. Et puis je suis rentré, en cargo jusqu’à Montfalcone, en huit jours huileux et inconcevables entre les îles grecques, les ombres déchiquetées des Pouilles et le violet profond de l’Adriatique supérieure. Il y avait des tortues sous la poupe du navire, disait l’adjoint du capitaine.
La première fois que je t’ai écrit, c’était dans un camping de varappeurs, près d’Antalya, où nous venions de passer une petite semaine en immersion. Paradise lost, de Massive Attack, passait dans le petit transistor de la salle commune, sorte de cabane dans un immense eucalyptus, face au calcaire rouillé du cirque alentour où grimpaient des Danois et des Australiens. Une araignée trottinant sur la neige, un bouddha, et je pensais à Chappaz. Un employé du Climbers Garden, dans la petite cuisine en lino, marcel délavé et avant-bras surdimensionnés, préparait des crèmes à l’orange. C’était un resting day, les pensionnaires peignaient notre bus au soleil. On avait roulé depuis Sofia, presque d’une traite, par la mer Noir et jusqu’à Istanbul. Et puis, en suivant les contours de la mer Egée, plus loin au sud sur les presqu’îles turques où les téléphones reçoivent le réseau grec et les gens, sous leurs moustaches, élèvent des bateaux de bois noble pour les multimillionnaires hollandais. Je lisais La Haute Route au sommet des collines de Bozburun, à Julien et David ensommeillés sur les rochers coupants, le vent dans le visage, le soleil parfaitement blanc, alors qu’un aiglon fendait le bleu ferreux du ciel et que les baies à espadons avaient toutes sortes de mauves sur les pentes à coraux, cinq cents mètres au-dessous. David avait des envies de parapente. Et puis je lisais Jack London, à haute voix encore (Un steak et Construire un feu), pendant que Julien conduisait, à la lampe frontale, seuls au monde sur les semi autoroute d’Anatolie. David, le soir, bouquinait Destruction massive, de ton cher postfacier qui adore trop en faire mais n’en fait jamais assez. Julien écornait Sur la route, le reposait, le reprenait, cherchait à savoir ce que ce livre pouvait bien avoir de culte. Je ne pouvais pas l’aider, je ne l’ai jamais fini. Restaient Les Promesses de l’aube, pour la semaine suivante, en feuilleton.
Et moi j’entamais la dernière partie de Bourlinguer, par tranches, sous les voies d’escalade en dévers de Trabenna, sur les toilettes du camping, dans l’embrasure des douches mixtes, à la lueur de la bougie, à l’arrière de notre van sur quinze kilos d’oranges, avant de m’endormir. J’aurais pu être marin, je crois. Ou vivre dans les ports, simplement, entre des litres de kérosène, des putes et des sacs de sucre de Cuba. Un bouquin pour oreiller.
La deuxième fois que je t’ai écrit, les arbres avaient changé. A Olympos les citronniers poussaient entre les diner pseudo Far West de la route en terre battue et les cactus importés qui menaient à la mer. Il y avait des types à dreadlocks et des hippies de seize ans dans tous les hamacs, assis en tailleurs sur toutes les plates-formes à pachas des cabanes en bois noir. Des Portugaises venaient sauver les tortues de mer. Des Danoises étaient en crise mystique. Le lieu était épatant : plage de galets noirs, vachettes sans cloches en semi liberté, flots turquoise entre des montagnes sacrées, eucalyptus immenses, pins bleu-vert et coquelicots : tu aurais pu peindre, comme ça, pendant des heures, depuis ton balcon. Les coquelicots étaient peut-être des pavots. Et mon grand-père mourrait, pendant le vingtième jour, alors que j’arpentais, sans savoir encore qu’il était parti, les vestiges lyciens, latins et grecs d’une acropole antique, sous les dunes et la lune, dans les forêts marines. Je suis resté une demi nuit au bord d’un ruisseau à ruminer ce début de voyage. La nuit je me couchais entre deux potes, entre deux filles, entre deux tortues ou entre deux ombres longues, sur la plage face à l’Afrique, et les étoiles tournaient dans tous les sens. Il me restait dix jours. J’aurais pu m’installer n’importe où et ouvrir un troquet. L’enterrement aurait lieu sans moi, le mardi, à Saint-Légier.
La troisième fois que je t’ai écrit, c’est juste après la lecture du dernier Roland De Muralt, L’Espoir d’une parole à venir, reçu la veille du départ avec une courte paraphe, et terminé à la lueur du soleil dans le rétroviseur. On avait passé une nouvelle frontière. Sur Paul Celan, pudiquement placé entre parenthèses, voilà ce qu’écrivait mon ancien prof de français au gymnase : « ([…] Il lui arrive souvent de penser que s’il cessait d’écrire, il n’aurait plus à entretenir ces conversations insolites et épuisantes avec les morts, conversations au cours desquelles ils devisent de la langue allemande, de la désolation de Dieu qui manque à son trône, de son découronnement, de l’absence ou encore des poèmes qui sont comme l’avoine de plage qui fixe les reliefs dunaires. Il n’aurait plus à aider les morts à parler… Mais personne, pas plus le témoin que le poète, ne peut aider les morts à parler ! Il faudrait pour cela qu’ils reviennent, qu’ils secouent les cendres et racontent leur propre mort. Parmi ces morts, tous ne seraient pas des poètes, mais tous seraient des témoins qui raconteraient la réalité – et celle-ci serait la vérité, la vérité de ces morts plus inachevées que d’autres.) » Je n’ai pas vu la guerre qu’a vu Celan, ma famille n’est pas morte dans des camps nazis – mon grand-père s’est éteint avec toute sa tête dans le gros lit blanc d’un hôpital suisse, à la fenêtre d’un jardin de printemps poussée de bégonias –, je n’ai pas de point de compréhension, tout cela est abstrait, et pourtant moi aussi, par moment, je me dis que seuls les morts devraient écrire, et les vivants écouter. Et puis je vois déguerpir une vachette dans les cailloux, je vois passer un vieux turc avec son plateau de çay, je vois David et Julien jouer au tavla en s’engueulant, je vois deux couples dans l’eau sous les falaises, j’entends Ugur le marin chanter ses complaintes arméniennes, je sens l’eau douce de Kas sur mes pieds nus, et je reprends le stylo. Ou la route. Ce qui est la même chose, d’une certaine façon. Immanquablement.
A ce moment-là, les Poussières du monde récoltées par Bouvier tournaient en boucle dans la voiture, et, au lieu de leur en lire L’Usage, j’expliquais à David et Julien ce que je savais d’Heidegger, de la poésie de Celan, de l’écriture après l’inimaginable, l’inconcevable. Il est inconcevable de ne plus écrire, j’ai peut-être dit. Et ma braguette était ouverte. Les violons de Vittorio Monti vibraient dans le petit haut-parleur de bois brut, et j’imaginais Nicolas et Thierry capturant les tziganes d’Albanie sur leur Revox à bande, passant aux mêmes endroits que nous, sur la route de l’Orient, et puis bifurquant d’un coup vers l’Iran et cette saloperie de Syrie. Trop de gens sont déjà passés aux mêmes endroits, dit le vieux roublard, et comme pour me rejoindre, sans un mot, David avait tourné vers l’Ouest, sur une route de terre rouge, entre les oliviers en effeuille.
La quatrième fois que je t’ai écrit, j’étais de retour à Istanbul, et Camille m’avait rapporté un peu d’herbe sourde de nos cantons boisés. Elle avait des scarabées dans les cheveux, un pull bleu-vert. Istanbul avait pris d’un coup un climat de Pléiades : sous la pluie, à Taksim, la ville continuait sa transe comme si de rien n’était, et les vendeurs de café noir et de cartes mémoire devenaient des vendeurs de parapluie. C’est là que tu m’as appelé, depuis ton haut chalet, peut-être assis au frais de ton balcon face aux Alpes françaises, alors que nous partagions quelques kilos de cacahouètes au sésame en buvant thé sur thé, au deuxième étage d’un cafetier stambouliote, attendant que l’averse se calme. Tu me parlais de mes croquis de voyage, de tous les jeunes auteurs que tu découvrais ces jours, ces semaines, et puis de ta nouvelle amitié avec un kangourou boxeur, de tes espoirs, de Quentin, de Ziegler et de Radio-Lausanne. Camille écoutait en souriant. Derrière les fenêtres sans vitres, le bruit plastifié des flots du ciel en furie résonnait dans les ruelles. L’air était frais, lavé, et l’averse a duré trois jours. Les toits et les rues sans aucune bouche d’égout devenaient des plans d’eau. En rentrant à l’appartement de notre ruelle sans nom, nous étions trempés comme les hippocampes des jardins du Rivage, par gros coup de Joran sur le lac. Sous la pluie et le soir rouge, entre la Mosquée bleue et Sainte-Sophie, les voies du plus vieux tramways d’Europe brillaient bien plus que des vitraux.
La cinquième fois que je t’ai écrit, Camille et moi nous apprêtions à remettre les voiles. On laissait derrière nous les rues à thème d’Istanbul (rue des robinets, rue des clarinettes turques, rue des épices, rue des cordes et ficelles, rue des voleurs, rue des Internet cafés…), les quais défoncés de Kumkapi et l’éternel réinvention – métamorphose solide – de cette ville impossible à doubler. Pourtant on y a cuisiné, fait la lessive, marché, couru, baisé, rit, erré, attendu, parlé, joué, mangé, lu, photographié, tiré les rideaux, arpenté les bazars et bu la pluie tombée. On était au milieu du mois d’avril, sur un ferry pour Gemlik, cent kilomètres au sud dans un bras brun de la mer de Marmara, et une tempête à Yalova nous avait fait prendre un jour de retard. De loin, par-dessus l’épaule de Camille, sur les flots déchaînés, Istanbul s’étalais sur des centaines de collines, en tapis de maisons bossues, aussi loin que portait le regard. Le ciel était vert. A Gemlik le minaret de la mosquée était à la même hauteur que notre fenêtre d’hôtel, à une envergure de cormoran, et le Burger King avait une immense terrasse panoramique. Les immeubles du bord de mer étaient verts, jaunes, roses, oranges, mauves. Le ciel transportait des nuages en rouleaux de pluie blanche. La silhouette brune du port de fret, à un kilomètre dans la baie suivante, s’observait à la longue vue statique pour une lire turque. Les grues fumaient dans la poussière du soleil retrouvé, entre les cargos italiens et les gravières. Camille recevait un sms de sa mère, à Chardonne. Le prunier était tombé, déraciné, sur la cahute des voisins. Tout s’écroulait et pourtant rien ne bougeait, disait-elle. Moi je ne parvenais pas à finir Bourlinguer, pris dans les méandres de Gênes et d’enfance. Ça sentait le vieux sucre dans les rues de Gemlik.
Embarquer sur un cargo n’a rien de simple, et je te raconterai une autre fois comment on s’y est pris, en plusieurs jours, en plusieurs heures. Le stress qui monte, la hantise que ça ne fonctionne pas. Et puis tout va très vite. Soudain on est dans la bouche béante du monstre, à quai, dans l’ascenseur, puis dans les labyrinthes de couloirs bleus, devant de lourdes portes en fonte, contre des hublots sous les flots. Des pancartes partout, des signes, des écriteaux, de têtes de morts et des masques à gaz. Un marin en training qui nous dresse deux lits, rapidement. Deux heures du matin. Une fois au neuvième étage du SPES, en route pour l’Italie, le lendemain, à dix heures dans la loupe d’un ciel d’après-pluie, assis sur deux mille cinq cents Fiat neuves de toutes les couleurs, une fois le quai décroché, les amarres enroulées, tu peux vraiment sentir le monde glisser sous toi. De l’huile sur la fesse du monde. Et cette odeur de mazout, de peinture fraîche et de grand air iodé. La vie sur ce blindé, huit jours durant, seuls passagers au milieu des gradés italiens et des hommes de main philippins, te vaudra une nouvelle lettre, ou un après-midi dans ton Isba. David et Julien me paraissaient déjà très loin, les grimpeurs d’Antalya encore plus, le couch-surfing de Sofia presque enterré. Je me douchais à l’eau déssalée, courait sur le pont en short des San Antonio Spurs, dormait dans le ressac des Dardanelles, comptait les couleurs de la mer, regardais New York stories et puis offrait le DVD aux Philippins. On tenait des carnets. Parlait beaucoup. David et Julien, eux, tentaient de récupérer leur van à Alexandrie, traversaient un désert, suivaient le Nil jusqu’en Ethiopie. Cela je ne l’ai su que plus tard, parce qu’il n’y avait alors aucun moyen de communication. Je me détachais de plus en plus, et finissait La Pêche à la truite en Amérique.
Camille lisait Gatsby le magnifique en anglais. On passait du temps, du temps qui avait un poids réel, appréciable, mesurable. Au loin les côtes se faisaient plus vertes, plus montagneuses, et la Suisse était bientôt à portée de vue – entre temps ils avaient rasé les Alpes. A Ravenne, lors de notre seule escale, on est sorti dans le port immensément vide pour sauter dans un taxi et célébrer le souvenir de la libération italienne (Rome, ville ouverte…). Au musée national, les mosaïques dorées des basiliques byzantines avaient quelque chose de tes livres : un découpage bordélique et craquelé de très près, et puis, pour qui prend la peine de prendre du recul, de faire deux pas de côté, un sens doré et une vraie beauté pleine… D’Istanbul à Byzance, il y a donc un cargo vers le Nord. Et il nous restait une nuit jusqu’au mont du Faucon. Je ne voulais pas que ça s’arrête.
La sixième fois que je t’ai écrit, j’étais bien de retour. Il grêlait sur la frange du Léman. Tout me paraissait confiné. Je m’étais fait interrompre par un Skype de David et Julien, assis dans ma véranda des Pléiades à corriger les épreuves de mon bouquin sur Jotterand et la Gazette littéraire. Ton côté n’existait plus, le brouillard s’était levé en fin d’après midi. David me racontait qu’il avait appris la mort d’un de ses amis, dans les montagnes valaisannes, quelques jours auparavant. Il me racontait sa guerre des six jours pour récupérer la voiture au port d’Alexandrie, leur passage sur la place révolutionnaire du Caire, les aventures d’une bouteille de vinaigre que les douaniers prenaient pour de la picole, sa barbe qui prenait de l’ampleur, celle de Julien qui ne poussait pas. David avait le nez bouché, et Julien trafiquait, en direct, le micro de leur ordinateur pour rétablir la connexion qui s’interrompait toute les vingt secondes. Ces dernières nouvelles m’avaient ramené dans les nues, et puis celles du Soudan et de l’Ethiopie m’avaient fait basculer, avec ces photos hallucinées de barges remplies à ras bord, de ciels solides dans des tempêtes de sable curry, d’oiseaux inconcevables, de dentitions pourries… ce vagues à l’âme, ce trouble quand je revois leurs tête, le van, les objets que j’ai côtoyé deux mois durant. J’avais fermé ta lettre.
Je t’ai écrit six fois, et puis bien d’autres encore, dans ma tête, sur mon scooter, en déménageant mes meubles et mes livres avec Camille, du Calvaire en direction du Mont, en faisant la brasse coulée à la piscine municipale de Vevey, en jouant au beach volley à Blonay, en réglant des comptes avec de vieux démons, en récitant des histoires de vendanges, en regardant les images argentiques de mon grand-père se révéler sous la pellicule liquide d’une révélation chimique, en chantant Heart of gold de Neil Young devant des pasteurs réformés, en venant te voir entouré d’amis dans un café de Chauderon où sautillait le Kangourou, rigolait Blacky, maraudait le Loup et butinaient toutes sortes d’autres insectes attachants, je t’ai écrit toutes sortes de lettres, cher Old Boy, et tu ne les a jamais lues. Parce que je ne te les ai pas envoyées, ou, souvent, pas écrites. La septième fois, c’était la bonne. Depuis les collines crémeuses de la Gruyère, mon vieux rebelle, loin du « milieu lémanique romand » (pour paraphraser l’éditeur qui m’embauche), je t’envoie ces lignes denses et un peu bordéliques, que je relis lentement en pensant à ces derniers mois.
Des satellites tournent autour du Monde, produisant leurs propres flashes Iridium. Je crois que je suis planté sur place. Les prochains mois seront tout aussi beaux, j’en suis sûr, et la matière – sensible, physique, faiblement chargée d’ors, brûlante dans la paume – ne devrait pas manquer. Il y a ce stage éditorial, et puis la correction des carnets de guerre de Pourtalès, enfin les Archives littéraires suisses qui m’attendent pour Donzé à la fin de l’été, un livre en chantier, d’autres dans le fond des yeux, l’AJAR que tu parraine spontanément, des lectures, des journaux à faire paraître, des photos à révéler, des concerts, des Cervins à mettre aux murs, des amis à retrouver, le vent du sud à digérer… et la route à reprendre ! Je te dis donc : à très vite. Prends soin de ta retraite, celle depuis laquelle tu surplombes la plupart des hommes sans les prendre de haut, et celle dans laquelle tu t’installes pour de bon, dear bloody Oblomov, et pour longtemps encore ! Ecris-moi bientôt – du premier coup, si tu y arrives ! Le Kid
De JLK, dit le Papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid
La Désirade, ce vendredi 8 juin.
Dear youngsta,
Ta toute bonne lettre, faite de celles que tu ne m’as pas envoyées et plus encore, m’a fait du bien au moment où je l’ai reçue. La veille j’en avais reçue une d’un Nobody qui ne t’aurait pas loupé si tu t’étais trouvé sur sa route. Cette lettre m’est arrivée comme de l’enfer et n’a pas manqué de terrifier ma bonne amie et de semer d’autres troubles. Depuis trois jours je pense à ceux qui sont tombés dans les pattes de ce morne exterminateur qu’on appelle « le mort » dans sa prison, comme je l’ai raconté dans mes Chemins de traverse, et qui me fait la leçon en me rappelant, après avoir lu mon livre, qu’il est vivant. Certes, vivant encore et obsédé, j’ose l’espérer, par les tortures qu’il a infligées aux innocents qu’il a ensuite massacrés. Mais on m’a dit qu’il se branlait encore en pensant à ses victimes. Moi je n’en sais rien et cela ne m’intéresse pas d’en savoir plus. Cependant je lui ai répondu, j’ai même fait le compassionnel parce que je crois que son mal « vient de plus loin » et qu’il passe tout jugement humain. Je suis à vrai dire de moins en moins sûr qu’il y ait un Dieu pour en juger: ce qu’on appelle la « justice divine » a légitimé tous les massacrs, mais je me rappelle à l’instant l’exergue du Viol de l’ange que j’empruntais au penseur américain R.A. Torrey : « L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seront persécutés par leurs souvenirs ».
Pardon, Kiddy, de t’infliger ce début de réponse si lugubre, mais il y a en toi assez de santé et de générosité, de joie de vivre et de sérieux pour absorber et filtrer les ombres rampant dans nos plus noires ténèbres. Tu liras bientôt le deuxième roman de Quentin, Notre-Dame-de-la-Merci, qui sonde lui aussi les grands fonds de la déréliction humaine en interrogeant quelques destinées paumées le temps d’une tempête dans la forêt québecoise. Tu verras que les promesses de son premier livre sont tenues et dépassées, dans un livre apparemment sombre mais lumineux par dedans – je veux dire : éclairé et réchauffé par une espèce d’affection attentive sans rien de la pitié démago ou de la commisération à bon marché. Je me garderai de crier au chef-d’œuvre, le souvenir de Typhon de Joseph Conrad (qui n’est d’ailleurs pas son chef-d’œuvre) peut nous rappeler les largeurs de la grande littérature, mais je ne vois aucun auteur de votre génération, pour le moment, à toucher si juste et si profond dans le registre de l’émotion. Ta papatte à toi est tout autre, ainsi que ta façon de voyager et d’évoquer le monde en trouvère à basquettes, mais je sais que tu couperas à l’envie parce que tu sais que tu es unique autant que nous le sommes tous. Donc le prochain Passe-Muraille, auquel je mets la dernière main, s’ouvrira avec un début de chapitre de Notre-Dame-de-La-Merci et suivront dix pages égrenant ton épatante chronique du métro lausannois, un bel extrait du prochain roman de Douna Loup, trois nouvelles également originales de Noémi Schaub, Elodie Glerum et Fanny Wobmann-Richard, sans oublier tes complices de l’AJAR - Guy et Matthieu, plus Nicolas et Bruno qui revient de Madagascar -, Sébastien Meyer qui revient de Buenos Aires ou Max le Blacky en pleine composition d’un roman à crime de sang…
Te retrouver lisant La Haute Route de Maurice Chappaz, que j’avais jugé assez rudement à l’époque, tant son lyrisme et ses jodlées vocales me semblaient artificielle ou disons forcées, m’a rappelé nos propres équipées entre Saas-Fee, Zermatt et Chamonix, il y a de ça plus de quarante putains d’années ! Mais ton histoire d’accident de bus m’a rappelé le premier mort que nous avons découvert, sous une avalanche de la nuit même, au pied du col du Strahlhorn, et tes varappes exotiques m’ont fait retrouver mon ami Reynald, tombé dans les séracs du bien-nommé Dolent le 15 août 1985 (l’année de naissance de Julie) ou nos grimpes marines avec Anicet Sarrasin dans les Calanques d’En Vau – mon rude compagnon passant la journée sous une pierre tant il craignait le soleil des hippies bronzant à poil tout à côté.
Je vous vois très bien aussi lire Jack London on the Road – et soit dit en passant, je partage tout à fait votre perplexité à l’égard du livre « culte » de Kerouac, dont le romantisme de surface ne m’a jamais scotché -, tu sais combien je partage aussi ta passion pour Cendrars et Charles-Albert, et cela m’a beaucoup touché également de savoir ton pote lisant Destruction massive de Jean le fou auquel je parlais d’ailleurs hier soir de vous tous, nos youngsters (toi, Quentin, Blacky, Douna, Matthieu, Bruno et j’en passe) et de l’espoir que vous nous donnez que tout n’est pas définitivement avili et foutu.
Ta bonne lettre te vaudra deux des trois Cervins que je t’ai promis. Le troisième te reviendra quand tu nous fileras ton tapuscrit promis pour la collection Le Passe-Muraille des éditions d’autre part. Pascal t’attend de pied ferme tout souriant. Tu sais quelle rigueur jurassienne cache ce sourire. Tu devrais absolument lire Le prochains, son dernier livre. C’est une galerie de portraits que je préfère pour ma part aux «vies minuscules » de Pierre Michon - même si c’est nettement moins ciselé en finesse et moins « gravé dans le marbre » - , à proportion de la tendresse jamais mielleuse de l’auteur et de sa générosité, de sa poésie « dans la vie » et de son tonus verbal. Ce mec est « classe », pour parler ton volapück: non seulement il ne m’en a pas voulu d’aller voir chez Olivier Morattel si j’y étais, mais il m’a complimenté en appelant mes Chemins de traverse le livre d’un « Mensch ». Je ne peux que te dire la même chose de lui : « Isch a guët Mensch »…
Je ne sais pas si, dans ton ermitage fribourgeois de ces jours, tu as entendu la belle édition d’Entre les lignes que les sieurs Félix et Ciocca m’ont consacrée cette semaine. Tu peux encore la podcaster si tu veux nous entendre – moi je n’ai pas osé la réécouter. Ce que j’ai beaucoup aimé, de la part de la paire, c’est leur attention sans faille, la compétence avec laquelle ils ont préparé l’émission que mon incontinence verbale a quelque peu chahutée je crois. Ce qui est sûr est que j’avais l’impression d’être avec des amis des mots et des livres, des idées et de la vie, le comédien Frédéric Lugon a super bien lu deux ou trois de mes pages, Christian Ciocca a fait une magnifique présentation de mon opuscule après une entrée en matière non moins bienveillante de Jean-Marie Félix, bref toi qui revient d’Istambul tu sais ce que signifie l’expression ç’a été Byzance.
Ce qui me botte d’ailleurs de plus en plus à la Radio c’est ça : la compétence. Putain ce que j’aime la compétence. Pas que l’efficience technique évidemment, même si tout se tient : mais la compétence à tous les degrés de la perception, de l’analyse, de la compréhension et de l’exercice chanté. Compétence de Federer trop évidente, mais aussi compétence des duettistes Félix & Ciocca quand ils se faufilent « entre mes lignes ». Compétence de l’équipe de Philippe Revaz le soir quand j’écoute Forum à l’isba sur mon sans-fil, sans discontinuer mes travaux d’incompétent charpentier-menuisier-peinturlureur. Compétence de Charles Sigel dans ses formidables émissions où la culture devient si vivante qu’on en mangerait. Compétence de Jean Leclair dans Histoire vivante dont les récentes séries sur Céline et Churchill m’ont passionné. La même putain de compétence que tu as déployée dans ton mémoire de lettres sur Jotterand et sa Gazette littéraire dont les feuillets aux belles illustrations à l’argentique ont tapissé ma première cabane dans les bois. Compétence, j’veux dire : amour de la chose et du travail artisanal bien fait pour la beauté de la chose et de la chaise. L’Art excède évidemment la compétence, mais tu sais l’importance des ateliers de Rembrandt ou Velasquez…
Ta remontée du Sud en cargo, le long des côtes adriatiques, m’a rappelé ma descente le long du même littoral aux ports de marbre évoquant la splendeur vénitienne passée, en 1993, quand les Croates et les Serbes se battaient sur les crêtes, comme je l’ai raconté en détail dans L’Ambassade du papillon. Or une fois de plus je constate que tes voyages, comme les miens, se dédoublent en lectures. Là tu parles de L’Espoir d’une langue à venir, thème que je vis pour ainsi dire ces jours en lisant Rabelais, et qui me ramène à la conversation que nous avons prolongée l’autre jour avec Christian Ciocca, après l’émission, sur la terrasse du Café de la Radio, où ce nouvel ami (je crois que je peux dire ça) m’a parlé du livre de Roland de Muralt. Qui m’a rappelé une autre conversation avec Quentin sur Adorno. Et voilà que du cites Heidegger. Qui me rappelle une crise de rage de Dimitri quand je me permettais, un soir, de critiquer le philosophe pour sa pleutrerie face aux nazis. Qui me rappelle aussi que j’ai repris l’autre jour la lecture du Courage d’être de Tillich, émigré aux States dès 1933. Sur quoi tu évoques « cette saloperie de Syrie », à laquelle fait écho Jean le fou dans sa postface à mes Chemins et qui me ramène ce matin aux Carnets de Homs de Jonathan Littell que je viens d’aborder. Comme quoi tout revient toujours à la case réel – tout se tenant.
L’autre jour à la radio romande, une consoeur compétente et non sans courage (parce que le type ne fait pas de cadeau) demandait à Jonathan Littell ce qui le poussait à se rendre en Tchétchénie ou en Syrie alors qu’il est « surtout » écrivain. Or l’auteur des Bienveillantes, que je crois l’un des livres français majeurs de la première décennie passée, ne s’est pas contenté de dire qu’il ne se considérait pas fondamentalement comme un écrivain – et je l’ai entendu sans coquetterie de sa part – et que ce qui l’attirait sur de tels foyers de violence ne s’expliquait pas. Non sans maladresse, la journaliste a comparé la démarche de Littell à celle de BHL, ce qui lui a valu une réaction poliment dilatoire, mais en lisant Carnet de Homs, comme en lisant Les Bienveillantes du même Littell, qui invoquait le travail de Michel Foucault à l’instant où son interlocutrice évoquait le « thème du Mal », je crois entendre Patricia Higshmith me dire que la seule chose qui l’intéresse est la réalité et ses objets. Et cela me ramène au tueur dont je parlais au début de cette lettre. Cela me ramène à cette lettre que j’ai ouvert en tremblant après avoir lu le nom de son interlocuteur, immédiatement identifié. Cela me ramène à l’impensable, quel qu’il soit.
Faut-il taire ce dont on ne peut pas parler, Kiddy ? Je me le demande. N’est-ce pas une folie que de nous exposer ainsi sur la Toile et ses réseaux multiples ? Jusqu’où peut-on jouer avec le virtuel ? Que nous dit l’exhibition mondiale des webcams ? Comment penser cette destruction de l'intimité ? Pourquoi la littérature actuelle parle-t-elle si peu de ce que nous avons sous les yeux ? Un dossier récent de la revue Transfuge accuse la littérature française d’être rétrograde, mais avec des arguments tellement vieillots qu’on a l’impression que les morts s’enterrent entre eux. Ainsi parle-t-on des Bienveillantes comme d’un livre tourné vers le passé. Foutaise incroyable ! Chichis germanopratins !
Lorsque j’ai retrouvé Dimitri après quinze ans de séparation, notre cher ami m’a donné à lire un petit livre d’un jeune informaticien chrétien intitulé L’Enfer d’Internet. Hélas l’essai en question n’est que la mise en garde d’un enfant de chœur, relançant les recommandations vertueuses à « nos jeunes ». Jacqueline de Romilly était plus futée, quand je lui demandais comment elle agirait avec des enfants par rapport à la télé. « Surtout ne pas interdire ! », s’est-elle aussitôt exclamée. «Ne pas dramatiser ou moraliser, mais parler, discuter, exercer le sens critique, donner des contrepoids ». Le bon sens même, quoi, que nous aurons pratiqué avec nos filles sans même y penser. Elles ont beau avoir vu toutes les horreurs imaginables: elles sont aujourd'hui bonnement équilibrées et encore romantiques à tout crin.
Internet un enfer ou une poubelle, pour reprendre les termes d'Alain Finkielkraut ? Je comprends très bien les prudences hautaines d’un Philippe Sollers à l’égard du seul ordinateur et de la Toile évidemment: c’est de sa génération et de son style perso à stylo bleu. Moi vieille peau je me sens de la tienne en matière de curiosité. J‘ai découvert Internet à seize ans. Nous avions à peine la télé, à la maison, mais des tours se sont construites sur la colline dominant le quartier de notre adolescence, trois tours, les tours de Valmont des hauts de Lausanne que les journaux ont appelé le Mur de la Honte : trois tours présentant la nuit des milliers de fenêtres-écrans qui ont en somme inauguré ma carrière de voyeur internaute cliquant sur le site WorldWideWebcam.com et regardant l'inconcevable, l'impensable platitude de l'Exhibition mondialisée.
D’un clic j’accède à ta bonne lettre, mon bien cher. D’un autre clic j’accède à toutes les images que toi et tes compères avez grappillées au long de votre périple. D'un clic je balance entre Hitler et le Christ. À ce propos tu devrais regarder le film Import/Export d’Ulrich Seidl, un garçon sérieux qui voit de la beauté jusque dans la pire laideur. Il y est question, notamment, d’une jeune femme qui fuit l’enfer industriel ukrainien où sa mère va rester à s’occuper de son enfant « naturel », tandis qu’elle cherche un job en Autriche. Son premier point de chute est une espèce d’immense loft subdivisé en « salons » dans lesquels des filles, larguées comme elle, s’agitent devant des oeilletons de webcams dont on entend les clients-voyeurs vociférer des quatre coins du monde. Peep-show mondial. Il faut regarder ça attentivement et y réfléchir, même si ça ne dure que trois minutes dans le film. Ce n’est pas, évidemment, toute la réalité, mais c’est un aspect de l’irréalité réelle du virtuel qui tisse le « roman » d’aujourd’hui.
À part quoi la vie bonne continue. Un SMS et tu peux dire à tes enfants que tu les aimes, qui te répondent dans la minute. L’Abbaye de Thélème est partout. L’isba en est une succursale qui s’ouvrira bientôt avec 12.000 livres, une table à écrire, une bouteille de rouge, une autre de Turka Cola, des sèches pour ceux qui sèchent les Conseils du Médecin, un lit, un pot de chambre sous le lit qui se rince à la cascade - sinon toute une forêt pour la petite et la grande commission. Rousseau eût kiffé l’écart. On t’y attend, chenapan…
Con un abbraccio, Jls