1925. Alexandre et Charles-Albert Cingria bigarrent la culture romande
Les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria font figure d’oiseaux de Paradis dans la volière bien sage voire un peu grise de la culture romande de la première moitié du XXe siècle. « Il ne saurait y avoir d’autre pays que le Paradis », écrivait d’ailleurs Alexandre le peintre, dit le Magnifique, comme Charles-Albert l’écrivain, dit le Merveilleux, n’aura cessé de l’illustrer dans son œuvre.
« Drôles d’oiseaux » aux yeux des conformistes, les deux frères à double origine dalmate, par leur père, et polonaise, par leur mère, assumaient princièrement leur état de « sangs mêlés, déclassés, rastaquouères ». Que ce soit dans la peinture et l’art verrier pour Alexandre l’aîné (1879-1945), ou dans la littérature pour Charles-Albert (1883-1953), ces deux grands tempéraments lyriques, également baroques et mystiques, ont marqué la vie littéraire, intellectuelle et artistique de notre pays tout en défrayant la chronique locale par des comportements hors norme, nourrissant de vraies légendes – surtout le génial et terrible Charles-Albert.
En 1925, c’est pourtant à Alexandre, le plus sage des deux frangins, qu’il arrive un premier « pépin ». L’incident se passe à Milan. Bousculé par des inconnus, insulté, arrêté par deux carabiniers, accusé de vol, interrogé et incarcéré à la prison San Vittore, l’artiste sera libéré après cinq jours de détention sur l’intervention d’un Conseiller d’Etat genevois, sans explications ni excuses. Commentaire de Charles-Albert qui va faire bientôt l’expérience des ergastules du Duce : « C’est un genre de police des Etats capitalistes occidentaux depuis 6, 8 ans »…
Comiquement taxé d’ « ambigu » » par son ami poète Max Jacob, connu lui-même pour son faible à l’égard des jeunes gens, Charles-Albert est arrêté en octobre 1926 sur la plage d’Ostie, en compagnie louche de deux ragazzi di vita. Or la police « capitaliste » sévit derechef et Charles-Albert se retrouve incarcéré à la prison romaine de Regina Coeli. Un procès expéditif aboutit au verdit de neuf mois de réclusion. Charles-Albert invoque le procès politique. Son frère et ses amis se bougent. Max Jacob alerte Claudel qui alerte le quai d’Orsay. Mais c’est Gonzague de Reynold, giflé par Charles-Albert quelques années plus tôt pour des questions pseudo-idéologiques (en fait, Gonzague avait vexé le frère cadet en affirmant que seul l’aîné des frères était digne d’estime…) qui intervient auprès du ministre de la Justice fasciste, préconisant la libération du lascar sous condition d’un internement psychiatrique en Suisse. Largement documentée par Pierre-Olivier Walzer dans Les prisons de Charles-Albert, l’affaire fera grand bruit dans le landerneau littéraire romand et vaudra à l’écrivain une réputation de « pédéraste » qu’il récusera toujours à grand cris. Le fait est que l’essentiel de sa vie sera désormais voué à la sublimation par l’écriture, hors de toute relation affective ou sexuelle suivie, avec l’alcool pour soutien. La légende « bohème » des deux frères fera florès. Mais leurs œuvres respectives volent à d’autres hauteurs.
En 1925, Charles-Albert compose sa première chronique à la Nouvelle Revue Française, contre les Surréalistes. Refusée. Mais Jean Paulhan sera plus tard le défenseur le plus ardent du merveilleux prosateur. La même année, Alexandre la magnifique expose au Musée Rath de Genève, où son œuvre commence d’être appréciée. Ami de Strawinsky dès 1913, il a collaboré aux Cahiers vaudois autant que Charles-Albert, notamment avec La décadence de l’art sacré que Claudel encense. De la théorie polémique à une pratique novatrice, il deviendra le pilier du fameux groupe de Saint-Luc, cristallisant le renouveau de l’art verrier, en collaboration étroite avec l’architecte romontois Fernand Dumas. Choquant parfois le clergé local, Alexandre et le groupe de Saint-Luc auront le soutien de Mgr Besson et de l’Abbé Journet, autant que de Claudel et Maritain. Or le paradoxe est que ce Byzantin baroque jouera le rôle le plus éminent dans le renouveau de l’art sacré de nos régions. D’une façon analogue, nul n’a parlé de la capitale vaudoise avec plus d’originalité et de verve poétique que Charles-Albert dans ses Impressions d’un passant à Lausanne, ni déployé plus de pénétrante observations sur le génie d’un lieu que dans ses Musiques de Fribourg. « Rastaquouères » honorant le pays romand ? L’art fait parfois des miracles…
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 24 août 2012, à l'enseigne de la série consacrée aux 250 ans du journal. À chaqueannée a été consacrée la dernière page complète de celui-ci. Un livre en sortira en fin d'année.