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En lettres bleues et or (4)

 

Amsterdam8.jpg

De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid

 

Amsterdam, ce dimanche 5 février.

Lieve vriend,

Pardon d’avoir tant lanterné avant de répondre à ta merveille de lettre, mais j’étais sur mes Chemins de traverse à brasser les années, ce qui multiplie d’autant les voyages. D’ailleurs c’est à Amsterdam qu’une autre année m’est venue l’idée du voyage dans le voyage en revenant, sur les traces de la mère de Lady L., dans les souvenirs de celle-ci mêlés, pour ma part, au souvenir de L’Homme qui regardait passer les trains de Simenon et, que je lisais durant ce périple des souvenances, aux traversées de Sebald dans je ne sais plus lequel de ses récits à tiroirs où il parle des voyages de Stendhal au fil de ses propres retours amont.

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NewYork8.jpgAmsterdam est ces jours sous la neige. C’est curieux d’être sous la neige à la hauteur de la mer. C’est ainsi que j’ai découvert Venise un matin d’hiver de ma vingtaine. Ainsi aussi que je suis descendu un autre matin de janvier la Ve Avenue de New York jusqu’au bac de Staten Island que j’ai pris à sept heures du matin pour découvrir Manhattan comme, arrivant du large, les émigrés. Je débarquais alors du Texas où j’étais allé présenter l’œuvre de Charles-Albert Cingria au 55e étage d’un building bleuté. Le même jour je devais présenter Charles-Albert aux dames de l’Alliance Française. J’étais arrivé transi chez le directeur de celle-ci, qui avait l’air lui aussi d’une sorte de douairière chic à la Cocteau et qui m’avait offert un plaid et un scotch pour me réchauffer avant de rejoindre le papotant aréopage. Le délicieux personnage m’a filé un chèque à la fin de ma causerie, de sorte que j’ai pu le lendemain m’acheter un pardessus à col de loutre dans un petit magasin juif de Brooklyn Heights. Tu sais quelle dilection chaste porte les dames lettrées à la fréquentation de Charles-Albert, et ça n’a pas manqué cette fois : les pages que j’ai lues de celui-ci, notamment prises d’Enveloppes, c’est à savoir La dompteuse nue, Les chèvres et La haute dame, ont fait quelques adeptes qui vont sans doute se jeter sur la nouvelle édition bleu et or à laquelle tu me dis travailler ces jours.

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Camperduin7.JPGLe Vondelspark sous la neige est comme un salon de musique désert, alors qu’en été le lieu relève de l’agora cosmopolite bordée d’alcôves sous les feuillages parfumés au cannabis. Je t’écris du Café Sibérie tandis que Lady L. marche le long des canaux en fumant ses cibiches mentholées, bras-dessus-bras-dessous avec nos amis bataves, à remuer leurs souvenirs. J’imagine ce que doivent être ces jours les polders du côté de Camperduin. La dernière fois que nous y avons passé, durant ce voyage de mémoire que je t’ai dit, je m’étais levé tôt l’aube et, parcourant les prairies embrumées, j’avais aperçu là-bas un voilier semblant traverser les champs, puis un chameau dont j’appris plus tard qu’il était là pour la promenade des enfants. Non je n’invente rien sous l’effet de l’alcool de genièvre qui me réchauffe à l’unisson des clients du Café Sibérie: la réalité dépasse souvent les inventions de Fantaisie, même au pays plat - à vrai dire bien moins plat que certaines contrées que tu sais où l’ont « freine à la montée ».
À ce propos je ne t’ai pas encore félicité pour ton succès académique. Se faire diplômer en fac de lettres pour un mémoire sur La Gazette Littéraire me semble d’autant plus méritoire que Frank Jotterand, précisément, était de ceux à Lausanne qui ne freinaient pas à la montée. Dès mes seize ans j’ai collectionné, avec les Bob Morane de la collection Marabout, les suppléments de la Gazette littéraire dont j’aimais les images en noir et blanc. J’en ai même tapissé les murs de l’espèce de grotte pleine de livres et de papillons épinglés et de tritons en bocaux que je m’étais aménagée au fond d’un galetas de la maison de nos enfances. J’ai commencé d’y découper les chroniques d’auteurs appelés à répondre à la question Pourquoi j’écris, préférant entre toutes la raison de Blaise Cendrars répondant simplement : Parce que.

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Cendrars7.jpgCendrars représentait alors le sommet de mon gotha poétique de jeune lecteur, Cendrars et les récits délicieusement ambigus de la collection Signe de Piste aux ados androgynes, Cendrars et l’épique Thomas Wolfe de La Toile et le Roc publié chez Marguerat, Cendrars et le Michel Strogoff de Jules Verne, Cendrars et les Noces de Camus que j’ai mémorisées pour le prix de Récitation du Collège Classique et que j’ai remporté sans pouvoir déclamer Noces à Djemila du haut de la chaire protestante de la cathédrale de Lausanne au motif que Camus y fait profession d’agnosticisme aggravé de sensualité – un camarade avait choisi Claudel et c’est lui qui est monté en chaire à mon grand soulagement d’ailleurs…

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MASSARD73.JPGMon premier souvenir d’Amsterdam date de la scène contestataire du tout début des années 70, où j’étais venu avec un compère photographe, Claude Paccaud plus précisément, qui fit de superbes images alors que, dans le reportage qu’on m’avait commandé, je « freinais à la montée » en critiquant, d’un point de vue à relents marxisants, les hippies vautrés au Paradiso et autres rebuts de décadence. À vrai dire, l’acclimatation de la rébellion m’a toujours impatienté, et c’est ainsi aussi, par esprit de contradiction inverse, que j’ai parfois raillé le gauchisme de salon de la Gazette littéraire. Cela m’a fait passer pour un type vieux avant l’âge, voire un fieffé réac, mais j’aime bien me rappeler le petit crevé que j’étais alors, qui a en somme suivi son chemin de traverse. D’ailleurs je vais te servir l’exergue de ce nouveau livre que je prépare, sous ce titre précisément de Chemins de traverse, signé Céline : «On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu’on voudrait peut-être s’arrêter tout net d’être jeune, attendre la jeunesse qu’elle se détache, attendre qu’elle vous dépasse, la voir s’en aller, s’éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu’elle s’en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l’autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu’ils sont les gens et les choses ». Pour ne rien te cacher enfin, tu seras, avec ma bonne amie pour toujours, l’un des trois dédicataires de cet ouvrage immortel…

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Rembrandt22.jpgMes agents à La Désirade me signalent à l’instant, par SMS, que la température a chuté la nuit dernière à -20°, et que l’eau a gelé à la citerne d’à côté. C’est fort bien. « Il faut que l’hiver se fasse », dit le peuple terrien, et c’est bon aussi pour les peuples marins qui se replient dans la peinture hollandaise que figurent encore tant de cafés à vieille patine d’Amsterdam.
Mais là, cher Kid, nous avons rencard avec Rembrandt. On ne passe pas à Amsterdam sans revenir saluer l’Humanité que résument les autoportraits de Rembrandt dont les portraits de l’enfant Titus ou de la mère du peintre sont des modulations ajoutées, comme tout ce que qu’écrit « tout l’homme ».

Allez vis bien, baise bien, regarde bien le monde, écris de belles choses et réponds-moi plus vite que je ne l’ai fait.

Ton Oldie Goldie

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