De JLK, dit le papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid.
La Désirade, ce dimanche 28 avril 2013.
Drogi młody przyjacielu pisarz,
C'est drôle: tu me demandes si je pense à ma mort au terme d'une longue missive consacrée aux vieilles personnes que tu veilles, alors que je venais, de mon côté, d'écrire ces quelques lignes de préambule à un nouveau livre en chantier où il sera pas mal question de ceux qui ne sont plus et nous aident pourtant à survivre ou à vivre mieux:
"On n'y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait à fermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.
L'apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l'enfant m'a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?
La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c'est de ce double constat que découle ce livre.
L'échappée libre ne voudrait fuir ni la vie ni la mort. Le livre auquel j'aspire serait l'essai d'une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.
La mort viendra, c'est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d'ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts".
Il est vrai que la pensée de la mort s'accentue avec l'âge, surtout avant le premier café du matin, mais ce n'est pas de cet état d'âme à composante surtout physique, non sans résonance métaphysique évidemment, que j'ai envie et plus encore besoin de te parler en ces jours d'entre saisons: c'est plutôt de la vie et, par contraste, de ce qu'on pourrait dire la vie amortie que je vais tâcher de te parler par manière de réponse.
L'univers que tu évoques est naturellement émouvant, à proportion de sa réalité, qui nous semble plus-que-réelle à proportion de sa fragilité. On compatit naturellement, et d'autant plus que cette réalité est plus ou moins évacuée, voire occultée dans le monde radieux de la vie que j'ose dire amortie, où il s'agit essentiellement de positiver. On rêve de liens sociaux rétablis, on rêve de solidarité retrouvée entre les âges, on rêve de famille vivante en lisant ton évocation de ce mouroir représentant en somme le lieu ultime, discret et sécurisé, du dédale social évacuant ses éléments désormais usés et inutiles, conditionnés avant élimnation.
Tout ça n'est pas tout à fait nouveau. Il y a bien un siècle et même plus (on pense à Dostoïevski, avant Metropolis et Kafka) que ce processus de déshumanisation formatée, de nettoyage et de liquidation a été pressenti et ensuite décrit par ces observateurs délicats de notre société dite évoluée que sont les écrivains, bien avant les sociologues. Dino Buzzati, avec sa Chasse aux vieux et son évocation de l'usine-hôpital, est aussi à relire...
L'original observateur local que tu incarnes, en tant qu'objecteur de conscience recyclé successivement, par nos excellentes institutions démocratiques conjointes de l'Armée, de l'Université et du Service social, dans la protection civile rapprochée, la recherche littéraire et l'assistance aux très vieilles gens, me fait sourire par son ingénieuse façon de combiner une peine appropriée au refus de servir et l'économie opportune d'un emploi à plein temps. C'est ce qui s'appelle allier le désagréable à l'utile de façon morale, en somme très suisse.
Le piquant de la situation tient au fait que ton refus de servir t'ait permis d'éviter de ne servir à rien, dans les rangs de l'armée ordinaire, pour servir la culture et le social. Je suis un peu de mauvaise foi, en tant qu'ancien canonnier de montagne, en affirmant que l'armée ordinaire suisse ne sert à rien puisque c'est sous l'uniforme, et notamment dans la tenue d'assaut pourvue de 15 poches, qu'il m'a été donné de lire l'intégralité des pièces et des récits d'Anton Pavlovich Tchékhov, au soleil des monts ou par fortins et fenils, durant les heures de pauses constituant l'essentiel de la formation et de l'activité militaires.
Que le refus de servir t'ait rapproché des gens est encore mieux, et d'autant plus que de servir ces chers vieux ne manquera pas d'irradier ton écriture. Je suis en train de lire la correspondance de Gorki et de Tchékhov et te la recommande dans la foulée. Il ne s'agit pas tant d'aller vers le réalisme littéraire que vers plus de réalité à filtrer et transmuter, et ça passera par le mouroirs et les vivoirs plus que par les auditoires universitaires: ça ne fait pas un pli.
Je suis également entrain de lire la correspondance de Cendrars avec Henry Miller et là aussi tu verras combien la rue, autant que l'hôpital ou l'asile de dingues, est une école plus enseignante que l'école des enseignants. Note que je ne jette aucune pierre. Tchékhov était hanté par le désir de voir plus d'instituteurs dans la Russie du début du XXe siècle, et c'est peut-être ça aussi qui nous manque en lieu et place d'enseignants et d'apprenants formatés pour le Système: des instituteurs qui savent tout et sont respectés par tous. On peut rêver...
Instituteur remplaçant, je l'ai été au tournant de la vingtaine, juste après le bac, à une époque où la carence de gens compétents autorisait ce genre d'imprudences, mais heureusement pas plus longtemps que quelques mois, ici et là, sans trop de conséquences pour les pauvres écoliers victimes de ma nullité. Du moins cela m'a-t-il appris que jamais je ne serais enseignant, comme j'ai vite compris que je ne serais jamais étudiant régulier.
Aux alentours de Mai 68, le climat de la faculté des Lettres de Lausanne m'a immédiatement oppressé et découragé; dès la séance d'accueil où le Doyen nous a fait comprendre qu'aimer la littérature était pour ainsi dire rédhibitoire en ces lieux où l'on étudierait scientifiquement la textualité textuelle et les structures structurales; et sa mine de pion navré, l'ambiance compassée et feutrée de l'Ancienne Académie où avaient couvé les oeufs pâles de tants d'autres pions rassis, m'a vite fait établir mes quartiers entre le bar à café bien nommé Barbare et la librairie anar de Claude Frochaux, entre autres points de chute de mes universités buissonnières.
Mes vrais profs de l'époque ont été le rédacteur en chef du supplément culturel de la Tribune de Lausanne, René Langel, et Vladimimir Dimitrijevic, alias Dimitri, dont j'avais eu vent du rayonnement de grand lecteur dès son entrée à la librairie Payot de la rue de Bourg, et que j'allais bientôt rencontrer par l'entremise de mon compère Richard Garzarolli, qui m'avait introduit à la Tribune et avec lequel j'ai tôt partagé divers goûts dont ceux de Cingria et d'Audiberti, d'Henri Calet, de Pierre Jean Jouve ou des symphonies de Mahler. Toi qui as découvert le rayonnement antérieur de la Gazette littéraire de Franck Jotterand, n'imagines pas sans doute ce qu'était alors le climat d'un journal certes plus populaire et répandu tel que La Tribune de Lausanne, dont la rubrique culturelle restait cependant digne de cette appellation, avec une quinzaine de collaborateurs extérieurs compétents dans leurs spécialités.
Il y avait là des personnages. Le vieux critique musical Henri Jaton usait et abusait du subjonctif plus-que-parfait et donnait du Maître avec une componction qui nous faisait pouffer autant que les cols de loutre des grands manteaux d'Antoine Livio, revenant à tout moment de Bayreuth. Ou encore le toujours enthousiaste Freddy Buache, dont la Cinémathèque héroïque se trouvait encore dans un cagnard insalubre jouxtant la cathédrale, qui tempêtait contre la Censure et vilipendait le cinéma commercial avant de commenter le dernier Fellini ou le dernier Bergman en longues phrases alambiquées.
Je n'exalte pas le "bon vieux temps" mais je me rappelle un certain climat, une certaine ambiance, un certain parfum de ces années-là où la rédaction communiquait directement avec les ateliers fleurant bon le plomb. Petit critique de théâtre, j'avais encore à livrer des "tardifs" en ces lieux encore ouverts à la fumée et tolérants à la bière, et c'était un bonheur malin que de voir ma dernière éreintée des Galas Karsenty prendre forme au milieu des typos en chemises de cow-boys...
Je n'ai jamais été, durant un lustre, qu'une espèce de free lance, certes spécialisé en littérature, mais avec des opportunités de reportages et d'entretiens qui m'ont appris beaucoup de choses et fait rencontrer pas mal de gens en dépit de ma timidité. À ton âge j'ai rencontré, à Paris, un Edgar Morin quadra qui venait de publier un livre sur les communautés californiennes, ou George Balandier le grand sourcier de culture africaine, ou Gaston Bouthoul le spécialiste de la guerre, entre beaucoup d'autres, sans compter les écrivains français ou romands.
À vingt-deux ans, j'ai fait en Tunisie un premier reportage sur les aléas du tourisme de masse en ses débuts, qui m'a fait découvrir aussi l'inadéquation de mes codes marxisants appliqués à la complexité du réel. Mes camarades de la Jeunesse progressiste me voyaient évoluer d'un mauvais oeil. Mais dès l'âge de dix-neuf ans, en Pologne, découvrant Auscchwitz puis le socialisme réel que vivaient des amis polonais, mon début de dogmatisme idéologique s'était trouvé lézardé; et mon cas s'est énormément aggravé, en 1972, lorsque je suis allé interviewer l'ordure fasciste incarnée en la personne de Lucien Rebatet, condamné à mort qui avait écrit, les fers aux pieds, l'un des plus beaux romans français de la première moitié du XXe siècle, intitulé Les deux étendards et pur de toute idéologie. En mon for intérieur, je savais pertinemment que cette rencontre et la publication de cet entretien d'une pleine page, dans La Feuille d'Avis de Lausanne, grâce à la liberté d'esprit d'Henri-Charles Tauxe, me vaudrait les pires critiques (je me suis d'ailleurs fait injurier par un camarade dans un bistrot, appelant à ma liquidation après être monté sur une table !), mais c'était ma façon de vivre ma liberté dans une position de décentrage qui fut toujours ma préférée, jusqu'aux séquelles, à L'Âge d'Homme, de la guerre en ex-Yougoslavie.
L'Âge d'Homme a été, tu le sais, un autre point de chute de mes études buissonnières, où j'ai commencé vraiment de trouver à partager mes passions, avec le fort répondant de Dimitri. Sans celui-ci, jamais je ne me serais intéressé, sans doute, à l'auteur-penseur-artiste qui m'a le mieux aidé à résister à la vie amortie, telle que je la percevais déjà en germe, en la personne du génial polygraphe et peintre polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dont je n'ai cessé de lire et relire L'Adieu à l'automne et L'Inassouvissement.
Après la découverte irradiante de Charles-Albert Cingria, dont tu es l'un des rares youngsters à connaître le nom et défendre allègement la mémoire, celle de Witkacy (ainsi nommé pour le distinguer de son père Stanislaw Witkiewicz, lui aussi peintre et théoricien de l'art) a été un choc incomparable en cela que son oeuvre constituait la critique la plus percutante et la plus indépendante, quant aux idéologies toujours en lutte, du monde où toutes ses prémonitions (datant des années 1920-1925) se réalisaient sous nos yeux.
Witkacy était de ces grands vivants à la Cendrars ou à la Miller, la pratique artistique en plus et la tête d'un philosophe héritier lointain de Leibniz. En peinture, il a quelque chose d'un peintre psychédélique avant l'heure. Ses idées, il les a incarnées dans une kyrielle de pièces de théâtre. Bouleversé par le suicide de sa jeune fiancée, il a suivi le grand ethnologue Bronisaw Malinowski à Bornéo pour se changer les idées, et vu de près le bolchévisme naissant en Russie où il a fait partie de l'armée en sa jeunesse. Curieux de tout, porté aux expérimentations psycho-physiques extrêmes via l'alcool et le peyotl, il a concentré l'essentiel de ses observations et de ses extrapolations en matière d'évolution individuelle et sociale, dans deux romans fourre-tout extravagants en apparence et des plus aigus et pertinents dans leur vision de l'avenir, quand bien même on ne souscrirait pas à leur catastrophisme.
Après Orwell et Koestler, Witkiewicz est un des maîtres de la contre-utopie littéraire, mais son originalité est, à mon sens, dans le détail. Personne n'a parlé comme lui à cette époque (sauf Strindrerg au théâtre) des enchevêtrailles du psychisme et du corps, de la guerre ses sexes et de l'acclimatation progressive de toute différence au nom de la norme "libérée". Surtout, Witkiewicz est le peintre à l'acide de la société nivelée, notamment sous les auspices d'un parti "nivelliste", visant à l'établissement de ce qu'on pourrait dire aujourd'hui le Wellness mondial, entièrement voué à l'entretien du bien-être et à la normalisation du tout-conso...
Avec quelques compères de ces années-là (surtout Jil Silberstein et Richard Aeschlimann), réunis autour de Dimitri, nous avons trouvé en Witkiewicz, autant qu'une espèce de modèle-héros dont les frasques relevaient de la légende: l'incarnation d'une révolte fondamentale contre l'uniformisation et la médiocrité, dont le sérieux fondamental, sur fond de tragédie, sous-tendait une vision d'une prodigieuse lucidité. Le propre de pas mal de jeunes écrivains consiste à vouloir TOUT DIRE, Avec Witkacy, nous étions à bonne école...
La révolte de Witkiewicz contre l'accroupissement général, au nom de tous les relativismes et autres programmes utilitaires, nous a bel et bien habités, à un moment où la contestation juvénile commençait de se normaliser: nous avons véritablement vécu cet "inassouvissement" dont il décrit les innombrables formes, physiques ou métaphysiques, et je reste pour ma part très redevable, aujourd'hui encore, à sa perception phénoménale de ce qu'on pourrait dire le "poids du monde", à l'antipode de ce qu'on pourrait dire le "chant du monde", évidemment incarné par Cingria - la vie amortie étant en somme l'interzone où se réalise le bonheur généralisé entre barbecues et jacuzzis...
Et vous là-dedans, youngsters ? Ah mais, vous ne semblez pas pressés de répondre ! L'ami Claude Frochaux qui a conclu, dans L'Homme seul et L'Homme achevé - essais par ailleurs remarquable composés pour ainsi dire dans les coulisses de L'Age d'Homme-, que la créativité occidentale avait connu son terme au mitan des années 60, vous a condamnés d'avance.
À l'en croire, il n'y aurait plus rien à attendre des nouvelles générations qui auraient perdu le sens du sacré ou de je ne sais quelle verticalité. En ce qui me concerne, je récuse cette vision linéaire hégélienne frottée de déterminisme, qui équivaut à tirer l'échelle derrière soi. On a vu, en France, le même genre de généralisations concluant au "plus rien de bon" en matière littéraire, sous les plumes de Tzvetan Todorov ou Richard Millet. Or s'il y a du vrai dans ces constats, je constate que ces grands juges ne sont plus vraiment attentifs à ce qui se fait.
"Si le roman n'est pas mort, c'est que l'homme ne l'est pas", disait un jour Soljenitsyne sans craindre de passer pour un blaireau. De la même façon, je continue à penser que, moyennent certain mûrissement peut-être plus lent à venir que naguère, des auteurs vont réapparaître qui nous étonneront.
Pour le moment, c'est vrai: pas grand monde au portillon, et moins encore dans nos pays de nantis que chez les "émergeants". As-tu un seul nom d'écrivain de moins de trente ans à me citer, Daniel, qui sorte réellement du lot des jolis talents, genre Quentin Mouron ou Joël Dicker, et dont on puisse attendre une oeuvre forte, au niveau d'un Bret Easton Ellis aux Etats-Unis ou de Michel Houellebecq en France ? Fais-moi signe au cas où. Pour ma part, je ne vois pas. J'attends beaucoup de Quentin, je te l'ai dit. Je suis impatient aussi de lire le prochain roman de Joël Dicker, surdoué de la narration dont j'espère qu'il échappera à la spirale du succès. Depuis quarante ans que j'observe l'évolution des talents dits prometteurs, je ne compte plus les "révélations" d'un jour sans lendemain. Avec l'effet amplificateur démentiel des médias actuels et la tendance écervelée de certains éditeurs à ne miser que sur le coup et l'effet, la confusion brouille les esprits, encore accentuée par le clabaudage du Café du commerce mondialisé sur la Toile et les réseaux dits sociaux.
Je trouve merveilleux que tu te sois passionné pour Cingria et que tu aies consacré plusieurs années à documenter l'aventure de la Gazette littéraire. Mais à présent, fils, faut te bouger. S'occuper des vieux, c'est bien joli, mais ta jeunesse doit s'exprimer aussi, en se rappelant qu'elle n'est rien en tant que telle. Je te cite Cendrars dans une lettre à Miller: "De la jeunesse, Baudelaire écrivait: "Le jeunesse se prend pour un sacerdoce !" C'est aujourd'hui plus vrai que jamais. Seuls sont "jeunes " les "vieux" qui s'en foutent. Voyez Rabelais".
Autant dire que de toi aussi, plein de talent, j'attends quelque chose, comme j'attends beaucoup de mon poulain camerounais Max Lobe, autre talent vif mais freiné par les difficultés de la vie, comme la plupart d'entre vous. Mais bordel, allez donc voir comment vivaient Miller et Cendrars !
Enfin comme disait le cher Dimitri: "On continue !". À lui qui se demandait quand adviendrait le moment où, dans cette foutue société de surabondance, on préférerait un livre au superflu, je pense de plus en plus souvent par delà les eaux sombres.
La mort, mon ami ? Eh bien c'est d'un autre ami cher, Thierry Vernet, qui succomba il y a juste vingt ans à son cancer, que je vais te citer ces mots auxquels je souscris en toute sérénité: "La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...

Il a dit à Marie-Louise – en sachant que c’était moi qui écoutais, moi qui me souviendrais du rapport – qu’elle n’avait pas d’ostéoporose, ce qui était une bonne chose, mais qu’elle devait à présent faire attention à son équilibre, parce que ses chutes à répétition et les fractures qui en découlaient allaient la clouer définitivement dans un fauteuil roulant. Marie-Louise ne regardait pas le médecin mais posait sur moi ses yeux insolubles de coucou. Marie-Louise a presque nonante ans. Sur la feuille administrative que je dois tendre aux médecins lorsque je l’accompagne, comme aujourd’hui, pour une consultation hors de la Fondation, il est inscrit : « Diagnostic général : classe 12 ». Je ne sais pas ce que ça signifie, cher Jean-Louis, je ne connais pas les subtilités ni les catégories de cette échelle de la santé physique et mentale, mais je sais que la plupart des résidents que je côtoie se situent autour des classes 7 ou 8. L’Alzheimer de Marie-Louise est à un stade difficilement imaginable.
Ici, je suis affecté à l’animation. Concrètement, sur le papier du moins, ça implique de servir des repas, des cafés, d’accompagner des résidents sur le lieu de leurs activités ou rendez-vous, de leur apporter un peu de compagnie, de leur proposer des activités personnelles ou collectives. Il y a le choix: poterie, aquarelle, tricot, cuisine, jeux de cartes ou de société (Scrabble, Hâte-toi lentement), lecture du journal (20 Minutes et « La Feuille »), concerts, offices religieux, promenades… Un civiliste qui terminait au moment où je suis arrivé, en décembre, m’a montré le résultat d’une petite enquête menée dans un autre EMS, il y a quelques années, au sujet des préoccupations principales des résidents. Les services que l’« animation » propose arrivaient loin derrière les besoins de base, sacrés, révérés : manger et dormir. Pourtant, chaque jour passé ici m’a fait comprendre à quel point ce que je fais est essentiel.
Le jour de la Saint-Valentin, je suis allé à la morgue. L’hiver avait emporté le quart de mon étage. Quatre décès en deux semaines. Lucette était morte la veille, après sa dernière fondue. C’est l’animatrice qui m’a proposé de descendre. Une fois dans la pièce froide, en béton nu, une fois devant le lit, seul dans la pièce au sous-sol de la Fondation, une fois à côté de ce corps nu tout juste recouvert d’un drap très fin tiré jusqu’au thorax, du coton dans les yeux et les oreilles, le menton soutenu par une armature en fil de fer, j’ai réalisé que c’était le premier mort que je voyais de ma vie. Il ne ressemblait pas du tout à Lucette. Il ne ressemblait pas du tout à quelque chose de vivant. J’ai pu rester une minute ou une heure, je ne sais pas.
J’aurais voulu te raconter les dernières nouvelles et les derniers ragots du royaume éphémère des lettres d’ici et d’ailleurs. Tu aurais souri de bienveillance, ou tu m’aurais traité de petit con inculte, peut-être, avant de renchérir sur l’avancée de tes Cervins, de tes livres qui poussent aux quatre vents, de tes découvertes récentes, tes déceptions, tes coups de blues ou tes âges d’or. Tu aurais houspillé « ceux qui freinent à la montée », raillé « celui qui retire l’échelle derrière lui » et dénoncé « celle qui est atteinte de jeunisme ». On aurait pu débattre de tout ça. Puis, finalement, tu vois, je crois que je t’ai parlé de ce qui a vraiment compté pour moi depuis ma dernière lettre. Je ne m’étends pas tellement autour de moi à ce sujet, d’ailleurs, à part sous forme de debriefing naturel, avec Camille. Et ça me fait pourtant très plaisir de te l’écrire, ça me paraît d’une évidence imparable. Il y a une année jours pour jours, aujourd’hui, je tournais le dos à l’Afrique et à deux potes magnétisés pour rentrer au bercail. J’avais la mort dans l’âme. On est des pommes, je te le dis, quand il s’agit de se projeter dans le temps, en avant ou en arrière. Il y a des choses qu’il ne faut pas perdre de vue. Pour le reste, on a le temps, et le présent…

Le temps : je t’ai laissé sans nouvelles depuis trois mois. Et ces cinq seuls petits jours passés ici, à Schwarzenburg, me semblent déjà mille fois moins supportables, et mille fois plus longs ! J’ai avec moi un vieil ordinateur qui ne veut plus tellement être transporté, quelques habits inadaptés, des films de zombies et le gros machin de Dicker. Toi, tu connais bien la valeur du temps : le sablier majestueux de ton balcon à phalènes, face à la France ; les ellipses fulgurantes de tes lectures partagées diffusées dans toutes les directions de la blogosphère ; la dilatation des nuits faibles et les sursauts de nos sommeils paradoxaux, tout ça, tu le connais. Moi je ne savais pas. Que le temps pouvait être lent à ce point. Frustrant. Insupportable. Dicker ? Peut-être que je devrais tenter d’y entrer maintenant, dans son roman dont tout le monde parle depuis quelques semaines, peut-être que je devrais m’y plonger, m’y glisser comme dans une chaussette propre et me laisser porter par le temps de Dicker, celui de l’Amérique, de la narration, pour oublier celui qui m’oppresse ici ? Peut-être que c’est le bon moment ? Je pourrais alors te raconter, au jour le jour, mes impressions de lectures. Confronter mes notes aux tiennes. Mais va savoir pourquoi, j’hésite. A la place, je t’écris, à toi.
Dicker : on en a beaucoup parlé à Aoste le week-end passé. Un éditeur des Préalpes fribourgeoises a fait miroiter son nom (un peu obscène) devant la petite dizaine de lauréats réunis de l’autre côté du tunnel du mont Blanc le temps d’une cérémonie : celle du PIJA (Prix Interrégional Jeunes Auteurs, créé par les Editions de l’Hèbe), dont je m’occupe depuis quelques années. On y a érigé son livre en modèle éditorial, économique, on a fait du parcours de Dicker la panacée de l’écrivain « romand », celui qui brise le signe indien, qui fait mieux que quiconque avant lui. Celui qui inaugure l’ère – mais y en aura-t-il d’autres pour qu’on puisse parler de phénomène ? – des écrivains « de chez nous » qui créent le buzz à Paris. Et bientôt dans le monde. Hollywood n’est pas loin. J’ai compris ta leçon : je n’en parlerai pas avant de l’avoir lu, ce livre. Mais j’aime bien l’enthousiasme qu’il suscite chez les jeunes et les académiciens, hors des discours habituels. Bon, c’était un peu mauvais ton de dénigrer Frochaux publiquement comme l’a fait Dicker, mais c’est sûr que pour lui, revendiquer la figure de feu Dimitri, qu’il confesse avoir vu « une fois avant la sortie du bouquin », c’est plus costaud, niveau légende et légitimité. J’ai un ami libraire un peu cynique qui a une théorie : il prétend que « les gens qui ne lisent pas » forment une catégorie exigeante, et que cette catégorie attend, tous les deux ou trois ans, qu’on leur désigne un bon gros livre qu’ils pourront « lire » sans avoir à choisir dans la production, ou qu’ils pourront acheter et poser dans leur bibliothèque (majorité de Folio et de hardcovers traduits), ou qu’ils pourront éventuellement offrir, parce qu’on leur aura bien expliqué qu’il s’agit du bon objet, chiffres et critiques se combinant à merveille. Dicker, ce serait ce livre. Right time, right place. On en pensera ce qu’on voudra… Moi je ne retiens que ce qui m’arrange : on découvre soudainement, les bras ballants, qu’on écrit bien (ou plutôt, dans ce cas, qu’on raconte bien des histoires) quand on a 26 ans et qu’on habite (tout juste) en Suisse romande.
Cette nuit il a neigé sur tout l’Oberland, pour de bon. Les alentours en sont allégés, l’atmosphère plus supportable. Le huis clos s’éternise. Je ronge toujours mon frein, oscillant entre amusement détaché, cynisme placide et dévissages intérieurs. Je me dis que c’est comme ça qu’on formate des esprits : non pas pour la guerre ou la survie ou la dureté ou une quelconque idéologie totalitaire, comme de l’autre côté, mais (est-ce pire ?) pour la petite citoyenneté bien pensante, fière, dénuée de tous préjugés et équipée d’outils psychologiques faits de bric et de broc peints à la sauce fédérale. Une bombe de conneries à retardement. Tu devrais nous voir jouer aux apprentis « médiateurs », reproduisant nos schémas simplifiés, nous érigeant doctement contre les violences qui nous entourent. Le retour de manivelle sera terrible. Toi qui prévois un grand livre sur la Suisse, toi qui l’ausculte sous toutes ses coutures, ses filigranes et ses faux-fils, ne rate pas ce chapitre encore trop méconnu (ces centres d’instruction pour civilistes sont tout nouveaux) : certes, le Service civil est une alternative intelligente à l’obligation militaire (ce n’est pas moi qui dirai le contraire), mais cette semaine de cours préalable est une énormité qu’il ne faut pas laisser passer.
J’ai Léman noir sur les genoux, ça me fait plaisir de me retrouver là-dedans à tes côtés, avec Noémi, Chauma, Meizoz, d’autres que je découvre. Ça part dans tous les sens, cette petite anthologie, mais l’âme romande se dilue à merveille dans les flaques de pétrole et de sang de « la Route » (c’est Ramuz qui appelait le lac comme ça, je crois) ! Salue-le bien pour moi, ce beau Léman béant que tu distilles tous les jours dans tes aquarelles. Rajoute-y un peu d’ombres et de lumières sous le passage leste des nuages. La nuit a du potentiel. Encore une pleine lune bernoise et puis je fais mon sac, bye bye Schwarzenburg (il doit y avoir quelque chose d’inconscient avec Schwarzenbach…), je me tire d’ici pour de bon. Je monterai te voir au passage.
De JLK, dit le Papillon, à Daniel Vuataz, dit Le Kid.
Ou plutôt peinture, tiens, puisque tu évoques mes Cervin. Car voici qu'après les trois premiers, qui te reviendront comme promis, j'ai décidé d'en brosser cent, dont les premiers douze sont achevés. Cela peut sembler une lubie, mais j'y crois. Je me suis amusé à présenter la chose comme un concept à la mode; d'ailleurs c'est en visitant l'expo des autoportraits sérigraphiés d'Andy Warhol, il y a quelque temps à Sheffield, avec mon ami Bona Mangangu, que l'idée m'en est venue. Mais tu te doutes bien que dudit concept je me balance tout à fait: c'est mon seul plaisir de peinturlure que je vise, avec ce défi consistant à ne jamais se répéter sur le même motif cent fois revisité. Curieusement, je n'avais plus peinturé depuis des mois, mais le désir n'a cessé de me travailler, et tout à coup tout me vient tout seul comme si j'avais passé des nuits à l'exercice; et tout ce que j'ai vu de tous les Cervin, en août dernier à Zermatt et à chaque passage de la Haute-Route, mais aussi en regardant les monts de Savoie d'en face à toutes les saisons, et la Sainte Victoire tant qu'à faire, et tous les paysages et les visages de Turner et de l'Hodler de la toute fin genre abstraction lyrique américaine - tout ça me revient étrangement comme j'en rêvais à quatorze ans en me la jouant Utrillo dans le Vieux Quartier.
Quant à Joël Dicker, ben oui: t'as qu'à le lire. C'est un livre super, pour parler ton langage. C'est un roman merveilleusement allant et délié, dont j'ai dit tout le bien que j'en ai pensé aussitôt que Bernard de Fallois me l'eut envoyé, lu en deux jours et relu depuis lors dans sa dernière version légèrement améliorée. Ce que tu me dis de vos propos "autour" de ce livre m'étonne aussi peu que tout cequi a été dit "autour" des Bienveillantes de Jonathan Littell, il y a quelques années, par des gens qui en jugeaient d'autant plus vite qu'ils ne l'avaient lu. Je me rappelle trop d'imbécillités injustes et jalouses dans les commentaires de mon blog, où j'avais recopié la totalité de mes trente pages de notes. Au reste, je ne compare pas du tout le contenu ni la portée de ces deux livres, mais je sais que La vérité sur l'affaire Harry Dicker est bien plus qu'un polar de plus en cela que c'est un roman portant sur le processus de la création romanesque enté sur la vie et le temps, une approche du possiblement vrai et de l'éventuellement faux, un regard sur les mécanismes aliénants de la société en matière d'édition ou de publicité, une histoire d'amitié et une drôle d'histoire d'amour, une interrogation sur les multiples mobiles aboutissant à une possible culpabilité, et tout cela sans qu'on ait l'impression qu'aucune thèse soit assenée, tout ça pris dans le mouvement de la vie avec tout ce que, dans la narration de genre, cela peut avoir de "téléphoné". On pourrait dire, à cet égard, que L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier, qui a précédé Dicker au top des ventes, et plus encore dans une certaine rupture du ronron romand, a aussi quelque chose de "téléphoné" dans sa dynamique narrative, mais son jeu sur les marques et les "pipoles" est tout à fait décapant et révélateur comme peu de romans français contemporains.
Le drame de Claude est de ne trouver belle et folle que notre jeunesse, dans les années 60, et de tirer ensuite l'échelle derrière lui, conclusion d'une extraordinaire réflexion personnelle menée dans L'Homme seul, grand livre fascinant d'un esprit déterministe qui a réduit le monde à une sorte de fantasmagorie logomachique, avec une foison de réflexions pertinentes et d'observations justes. Bref, nous reparlerons du roman de Dicker quand tu auras daigné y mettre le nez. Pour ma part je retourne aux Frères Karamazov, que je lis en alternance avec la composition de mes notes quotidienne à l'isba qui constitueront la matière d'un nouvelle très vaste chronique kaléidscopique courant de 2008, date de mes retrouvailles avec Dimitri, au début de 2013, incluant de grandes lectures (René Girard, Annie Dillard, Dostoïevski, Gustave Thibon, Georges Haldas retrouvé, notamment), pas mal de voyages (notamment en Tunisie avec ma bonne amie) et des rencontres, des morts (de Maître Jacques, de Chappaz, de Georges Haldas et de Dimitri) et la vie qui va et rebondit.
Je ne t’ai pas écrit depuis tout ce temps. Ou, plus exactement, je t’ai écrit régulièrement, mais n’ai rien achevé, n’ai rien envoyé. Il s’est passé pas mal de choses, depuis mon retour. De Mersin j’ai pris un bus Ulusoy à l’odeur de cuir neuf jusqu’à Istanbul, et vu sur l’écran incrusté de mon siège, simultanément dans les écrans de tous les autres passagers, simultanément dans les reflets des vitres du bus entier, l’accident mortel d’un autre bus semblable, quelque part sur la même autoroute. J’ai relu Tranströmer dans un taxi lancé à tombeau ouvert contre les ponts blancs du Bosphore, sur la rive Asiatique. J’ai retrouvé mon vieil appartement de la rive européenne, acheté de la viande de bœuf, pleuré sur les quais de la Marmara en regardant les souvenirs d’un mois de liberté absolue se dissoudre dans la pluie des pavés millénaires. J’ai bu du çay avec des ombres dans les cybercafés humides de Kumkapi, acheté toutes sortes de t-shirts à moustaches et bicyclettes avec de la petite monnaie trouble, bu des jus d’orange sanguine et chanté du Brassens dans ma tête jusqu’à la folie. J’ai pris des bus bondés et passé ma monnaie vers l’avant, marché sur des autoroutes à quatre pistes, écrit dans des mosquées, pissé dans des bouteilles de Turka Cola, vu des types très pauvres avec des dents en or et des types très riches avec des mouches dans les cheveux. Et puis je suis rentré, en cargo jusqu’à Montfalcone, en huit jours huileux et inconcevables entre les îles grecques, les ombres déchiquetées des Pouilles et le violet profond de l’Adriatique supérieure. Il y avait des tortues sous la poupe du navire, disait l’adjoint du capitaine.
Et moi j’entamais la dernière partie de Bourlinguer, par tranches, sous les voies d’escalade en dévers de Trabenna, sur les toilettes du camping, dans l’embrasure des douches mixtes, à la lueur de la bougie, à l’arrière de notre van sur quinze kilos d’oranges, avant de m’endormir. J’aurais pu être marin, je crois. Ou vivre dans les ports, simplement, entre des litres de kérosène, des putes et des sacs de sucre de Cuba. Un bouquin pour oreiller.
L
A ce moment-là, les Poussières du monde récoltées par Bouvier tournaient en boucle dans la
Embarquer sur un cargo n’a rien de simple, et je te raconterai une autre fois comment on s’y est pris, en plusieurs jours, en plusieurs heures. Le stress qui monte, la hantise que ça ne fonctionne pas. Et puis tout va très vite. Soudain on est dans la bouche béante du monstre, à quai, dans l’ascenseur, puis dans les labyrinthes de couloirs bleus, devant de lourdes portes en fonte, contre des hublots sous les flots. Des pancartes partout, des signes, des écriteaux, de têtes de morts et des masques à gaz. Un marin en training qui nous dresse deux lits, rapidement. Deux heures du matin. Une fois au neuvième étage du SPES, en route pour l’Italie, le lendemain, à dix heures dans la loupe d’un ciel d’après-pluie, assis sur deux mille cinq cents Fiat neuves de toutes les couleurs, une fois le quai décroché, les amarres enroulées, tu peux vraiment sentir le monde glisser sous toi. De l’huile sur la fesse du monde. Et cette odeur de mazout, de peinture fraîche et de grand air iodé. La vie sur ce blindé, huit jours durant, seuls passagers au milieu des gradés italiens et des hommes de main philippins, te vaudra une nouvelle lettre, ou un après-midi dans ton Isba. David et Julien me paraissaient déjà très loin, les grimpeurs d’Antalya encore plus, le couch-surfing de Sofia presque enterré. Je me douchais à l’eau déssalée, courait sur le pont en short des San Antonio Spurs, dormait dans le ressac des Dardanelles, comptait les couleurs de la mer, regardais New York stories et puis offrait le DVD aux Philippins. On tenait des carnets. Parlait beaucoup. David et Julien, eux, tentaient de récupérer leur van à Alexandrie, traversaient un désert, suivaient le Nil jusqu’en Ethiopie. Cela je ne l’ai su que plus tard, parce qu’il n’y avait alors aucun moyen de communication. Je me détachais de plus en plus, et finissait La Pêche à la truite en Amérique. 

Des satellites tournent autour du Monde, produisant leurs propres flashes Iridium. Je crois que je suis planté sur place. Les prochains mois seront tout aussi beaux, j’en suis sûr, et la matière – sensible, physique, faiblement chargée d’ors, brûlante dans la paume – ne devrait pas manquer. Il y a ce stage éditorial, et puis la correction des carnets de guerre de Pourtalès, enfin les Archives littéraires suisses qui m’attendent pour Donzé à la fin de l’été, un livre en chantier, d’autres dans le fond des yeux, l’AJAR que tu parraine spontanément, des lectures, des journaux à faire paraître, des photos à révéler, des concerts, des Cervins à mettre aux murs, des amis à retrouver, le vent du sud à digérer… et la route à reprendre !
De JLK, dit le Papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid
Pardon, Kiddy, de t’infliger ce début de réponse si lugubre, mais il y a en toi assez de santé et de générosité, de joie de vivre et de sérieux pour absorber et filtrer les ombres rampant dans nos plus noires ténèbres. Tu liras bientôt le deuxième roman de Quentin, Notre-Dame-de-la-Merci, qui sonde lui aussi les grands fonds de la déréliction humaine en interrogeant quelques destinées
Te retrouver lisant La Haute Route de Maurice Chappaz, que j’avais jugé assez rudement à l’époque, tant son lyrisme et ses jodlées vocales me semblaient artificielle ou disons forcées, m’a rappelé nos propres équipées entre Saas-Fee, Zermatt et Chamonix, il y a de ça plus de quarante putains d’années ! Mais ton histoire d’accident de bus m’a rappelé le premier mort que nous avons découvert, sous une avalanche de la nuit même, au pied du col du Strahlhorn, et tes varappes exotiques m’ont fait retrouver mon ami Reynald, tombé dans les séracs du bien-nommé Dolent le 15 août 1985 (l’année de naissance de Julie) ou nos grimpes marines avec Anicet Sarrasin dans les Calanques d’En Vau – mon rude compagnon passant la journée sous une pierre tant il craignait le soleil des hippies bronzant à poil tout à côté.
Je vous vois très bien aussi lire Jack London on the Road – et soit dit en passant, je partage tout à fait votre perplexité à l’égard du livre « culte » de Kerouac, dont le romantisme de surface ne m’a jamais scotché -, tu sais combien je partage aussi
Ta bonne lettre te vaudra deux des trois Cervins que je t’ai promis. Le troisième te reviendra quand tu nous fileras ton tapuscrit promis pour la collection Le Passe-Muraille des éditions d’autre part. Pascal t’attend de pied ferme tout souriant. Tu sais quelle rigueur jurassienne cache ce sourire. Tu devrais absolument lire Le prochains, son dernier livre. C’est une galerie de portraits que je préfère pour ma part aux «vies minuscules » de Pierre Michon - même si c’est nettement moins ciselé en finesse et moins « gravé dans le marbre » - , à proportion de la tendresse jamais mielleuse de l’auteur et de sa générosité, de sa poésie « dans la vie » et de son tonus verbal. Ce mec est « classe », pour parler ton volapück: non seulement il ne m’en a pas voulu d’aller voir chez Olivier Morattel si j’y étais, mais il m’a complimenté en appelant mes Chemins de traverse le livre d’un « Mensch ». Je ne peux que te dire la même chose de lui : « Isch a guët Mensch »…
Je ne sais pas si, dans ton ermitage fribourgeois de ces jours, tu as entendu la belle édition d’Entre les lignes que les sieurs Félix et Ciocca m’ont consacrée cette semaine. Tu peux encore la podcaster si tu veux nous entendre – moi je n’ai pas osé la réécouter. Ce que j’ai beaucoup aimé, de la part de la paire, c’est leur attention sans faille, la compétence avec laquelle ils ont préparé l’émission que mon incontinence verbale a quelque peu chahutée je crois. Ce qui est sûr est que j’avais l’impression d’être avec des amis des mots et des livres, des idées et de la vie, le comédien Frédéric Lugon a super bien lu deux ou trois de mes pages, Christian Ciocca a fait une magnifique présentation de mon opuscule après une entrée en matière non moins bienveillante de Jean-Marie Félix, bref toi qui revient d’Istambul tu sais ce que signifie l’expression ç’a été Byzance. 
Ta remontée du Sud en cargo, le long des côtes adriatiques, m’a rappelé ma descente le long du même littoral aux ports de marbre évoquant la splendeur vénitienne passée, en 1993, quand les Croates et les Serbes se battaient sur les crêtes, comme je l’ai raconté en détail dans L’Ambassade du papillon. Or une fois de plus je constate que tes voyages, comme les miens, se dédoublent en lectures. Là tu parles de L’Espoir d’une langue à venir, thème que je vis pour ainsi dire ces jours en lisant Rabelais, et qui me ramène à la conversation que nous avons prolongée l’autre jour avec Christian Ciocca, après l’émission, sur la terrasse du Café de la Radio, où ce nouvel ami (je crois que je peux dire ça) m’a parlé du livre de Roland de Muralt. Qui m’a rappelé une autre conversation avec Quentin sur Adorno. Et voilà que du cites Heidegger. Qui me rappelle une crise de rage de Dimitri quand je me permettais, un soir, de critiquer le philosophe pour sa pleutrerie face aux nazis. Qui me rappelle aussi que j’ai repris l’autre jour la lecture du Courage d’être de Tillich, émigré aux States dès 1933. Sur quoi tu évoques « cette saloperie de Syrie », à laquelle fait écho Jean le fou dans sa postface à mes Chemins et qui me ramène ce matin aux Carnets de Homs de Jonathan Littell que je viens d’aborder. Comme quoi tout revient toujours à la case réel – tout se tenant.
Faut-il taire ce dont on ne peut pas parler, Kiddy ? Je me le demande. N’est-ce pas une folie que de nous exposer ainsi sur la Toile et ses réseaux multiples ? Jusqu’où peut-on jouer avec le virtuel ? Que nous dit l’exhibition mondiale des webcams ? Comment penser cette destruction de l'intimité ? Pourquoi la littérature actuelle parle-t-elle si peu de ce que nous avons sous les yeux ? Un dossier récent de la revue Transfuge accuse la littérature française d’être rétrograde, mais avec des arguments tellement vieillots qu’on a l’impression que les morts s’enterrent entre eux. Ainsi parle-t-on des Bienveillantes comme d’un livre tourné vers le passé. Foutaise incroyable ! Chichis germanopratins !
Lorsque j’ai retrouvé Dimitri après quinze ans de séparation, notre cher ami m’a donné à lire un petit livre d’un jeune informaticien chrétien intitulé L’Enfer d’Internet. Hélas l’essai en question n’est que la mise en garde d’un enfant de chœur, relançant les recommandations vertueuses à « nos jeunes ». Jacqueline de Romilly était plus futée, quand je lui demandais comment elle agirait avec des enfants par rapport à la télé. « Surtout ne pas interdire ! », s’est-elle aussitôt exclamée. «Ne pas dramatiser ou moraliser, mais parler, discuter, exercer le sens critique, donner des contrepoids ». Le bon sens même, quoi, que nous aurons pratiqué avec nos filles sans même y penser. Elles ont beau avoir vu toutes les horreurs imaginables: elles sont aujourd'hui bonnement équilibrées et encore romantiques à tout crin.
Internet un enfer ou une poubelle, pour reprendre les termes d'Alain Finkielkraut ? Je comprends très bien les prudences hautaines d’un Philippe Sollers à l’égard
À part quoi la vie bonne continue. Un SMS et tu peux dire à tes enfants que tu les aimes, qui te répondent dans la minute. L’Abbaye de Thélème est partout. L’isba en est une succursale qui s’ouvrira bientôt avec 12.000 livres, une table à écrire, une bouteille de rouge, une autre de Turka Cola, des sèches pour ceux qui sèchent les Conseils du Médecin, un lit, un pot de chambre sous le lit qui se rince à la cascade - sinon toute une forêt pour la petite et la grande commission. Rousseau eût kiffé l’écart. On t’y attend, chenapan…