De JLK, dit le papillon, à Daniel Vuataz, dit le Kid.
La Désirade, ce dimanche 28 avril 2013.
Drogi młody przyjacielu pisarz,
C'est drôle: tu me demandes si je pense à ma mort au terme d'une longue missive consacrée aux vieilles personnes que tu veilles, alors que je venais, de mon côté, d'écrire ces quelques lignes de préambule à un nouveau livre en chantier où il sera pas mal question de ceux qui ne sont plus et nous aident pourtant à survivre ou à vivre mieux:
"On n'y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait à fermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.
L'apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l'enfant m'a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?
La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c'est de ce double constat que découle ce livre.
L'échappée libre ne voudrait fuir ni la vie ni la mort. Le livre auquel j'aspire serait l'essai d'une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.
La mort viendra, c'est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d'ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts".
Il est vrai que la pensée de la mort s'accentue avec l'âge, surtout avant le premier café du matin, mais ce n'est pas de cet état d'âme à composante surtout physique, non sans résonance métaphysique évidemment, que j'ai envie et plus encore besoin de te parler en ces jours d'entre saisons: c'est plutôt de la vie et, par contraste, de ce qu'on pourrait dire la vie amortie que je vais tâcher de te parler par manière de réponse.
L'univers que tu évoques est naturellement émouvant, à proportion de sa réalité, qui nous semble plus-que-réelle à proportion de sa fragilité. On compatit naturellement, et d'autant plus que cette réalité est plus ou moins évacuée, voire occultée dans le monde radieux de la vie que j'ose dire amortie, où il s'agit essentiellement de positiver. On rêve de liens sociaux rétablis, on rêve de solidarité retrouvée entre les âges, on rêve de famille vivante en lisant ton évocation de ce mouroir représentant en somme le lieu ultime, discret et sécurisé, du dédale social évacuant ses éléments désormais usés et inutiles, conditionnés avant élimnation.
Tout ça n'est pas tout à fait nouveau. Il y a bien un siècle et même plus (on pense à Dostoïevski, avant Metropolis et Kafka) que ce processus de déshumanisation formatée, de nettoyage et de liquidation a été pressenti et ensuite décrit par ces observateurs délicats de notre société dite évoluée que sont les écrivains, bien avant les sociologues. Dino Buzzati, avec sa Chasse aux vieux et son évocation de l'usine-hôpital, est aussi à relire...
L'original observateur local que tu incarnes, en tant qu'objecteur de conscience recyclé successivement, par nos excellentes institutions démocratiques conjointes de l'Armée, de l'Université et du Service social, dans la protection civile rapprochée, la recherche littéraire et l'assistance aux très vieilles gens, me fait sourire par son ingénieuse façon de combiner une peine appropriée au refus de servir et l'économie opportune d'un emploi à plein temps. C'est ce qui s'appelle allier le désagréable à l'utile de façon morale, en somme très suisse.
Le piquant de la situation tient au fait que ton refus de servir t'ait permis d'éviter de ne servir à rien, dans les rangs de l'armée ordinaire, pour servir la culture et le social. Je suis un peu de mauvaise foi, en tant qu'ancien canonnier de montagne, en affirmant que l'armée ordinaire suisse ne sert à rien puisque c'est sous l'uniforme, et notamment dans la tenue d'assaut pourvue de 15 poches, qu'il m'a été donné de lire l'intégralité des pièces et des récits d'Anton Pavlovich Tchékhov, au soleil des monts ou par fortins et fenils, durant les heures de pauses constituant l'essentiel de la formation et de l'activité militaires.
Que le refus de servir t'ait rapproché des gens est encore mieux, et d'autant plus que de servir ces chers vieux ne manquera pas d'irradier ton écriture. Je suis en train de lire la correspondance de Gorki et de Tchékhov et te la recommande dans la foulée. Il ne s'agit pas tant d'aller vers le réalisme littéraire que vers plus de réalité à filtrer et transmuter, et ça passera par le mouroirs et les vivoirs plus que par les auditoires universitaires: ça ne fait pas un pli.
Je suis également entrain de lire la correspondance de Cendrars avec Henry Miller et là aussi tu verras combien la rue, autant que l'hôpital ou l'asile de dingues, est une école plus enseignante que l'école des enseignants. Note que je ne jette aucune pierre. Tchékhov était hanté par le désir de voir plus d'instituteurs dans la Russie du début du XXe siècle, et c'est peut-être ça aussi qui nous manque en lieu et place d'enseignants et d'apprenants formatés pour le Système: des instituteurs qui savent tout et sont respectés par tous. On peut rêver...
Instituteur remplaçant, je l'ai été au tournant de la vingtaine, juste après le bac, à une époque où la carence de gens compétents autorisait ce genre d'imprudences, mais heureusement pas plus longtemps que quelques mois, ici et là, sans trop de conséquences pour les pauvres écoliers victimes de ma nullité. Du moins cela m'a-t-il appris que jamais je ne serais enseignant, comme j'ai vite compris que je ne serais jamais étudiant régulier.
Aux alentours de Mai 68, le climat de la faculté des Lettres de Lausanne m'a immédiatement oppressé et découragé; dès la séance d'accueil où le Doyen nous a fait comprendre qu'aimer la littérature était pour ainsi dire rédhibitoire en ces lieux où l'on étudierait scientifiquement la textualité textuelle et les structures structurales; et sa mine de pion navré, l'ambiance compassée et feutrée de l'Ancienne Académie où avaient couvé les oeufs pâles de tants d'autres pions rassis, m'a vite fait établir mes quartiers entre le bar à café bien nommé Barbare et la librairie anar de Claude Frochaux, entre autres points de chute de mes universités buissonnières.
Mes vrais profs de l'époque ont été le rédacteur en chef du supplément culturel de la Tribune de Lausanne, René Langel, et Vladimimir Dimitrijevic, alias Dimitri, dont j'avais eu vent du rayonnement de grand lecteur dès son entrée à la librairie Payot de la rue de Bourg, et que j'allais bientôt rencontrer par l'entremise de mon compère Richard Garzarolli, qui m'avait introduit à la Tribune et avec lequel j'ai tôt partagé divers goûts dont ceux de Cingria et d'Audiberti, d'Henri Calet, de Pierre Jean Jouve ou des symphonies de Mahler. Toi qui as découvert le rayonnement antérieur de la Gazette littéraire de Franck Jotterand, n'imagines pas sans doute ce qu'était alors le climat d'un journal certes plus populaire et répandu tel que La Tribune de Lausanne, dont la rubrique culturelle restait cependant digne de cette appellation, avec une quinzaine de collaborateurs extérieurs compétents dans leurs spécialités.
Il y avait là des personnages. Le vieux critique musical Henri Jaton usait et abusait du subjonctif plus-que-parfait et donnait du Maître avec une componction qui nous faisait pouffer autant que les cols de loutre des grands manteaux d'Antoine Livio, revenant à tout moment de Bayreuth. Ou encore le toujours enthousiaste Freddy Buache, dont la Cinémathèque héroïque se trouvait encore dans un cagnard insalubre jouxtant la cathédrale, qui tempêtait contre la Censure et vilipendait le cinéma commercial avant de commenter le dernier Fellini ou le dernier Bergman en longues phrases alambiquées.
Je n'exalte pas le "bon vieux temps" mais je me rappelle un certain climat, une certaine ambiance, un certain parfum de ces années-là où la rédaction communiquait directement avec les ateliers fleurant bon le plomb. Petit critique de théâtre, j'avais encore à livrer des "tardifs" en ces lieux encore ouverts à la fumée et tolérants à la bière, et c'était un bonheur malin que de voir ma dernière éreintée des Galas Karsenty prendre forme au milieu des typos en chemises de cow-boys...
Je n'ai jamais été, durant un lustre, qu'une espèce de free lance, certes spécialisé en littérature, mais avec des opportunités de reportages et d'entretiens qui m'ont appris beaucoup de choses et fait rencontrer pas mal de gens en dépit de ma timidité. À ton âge j'ai rencontré, à Paris, un Edgar Morin quadra qui venait de publier un livre sur les communautés californiennes, ou George Balandier le grand sourcier de culture africaine, ou Gaston Bouthoul le spécialiste de la guerre, entre beaucoup d'autres, sans compter les écrivains français ou romands.
À vingt-deux ans, j'ai fait en Tunisie un premier reportage sur les aléas du tourisme de masse en ses débuts, qui m'a fait découvrir aussi l'inadéquation de mes codes marxisants appliqués à la complexité du réel. Mes camarades de la Jeunesse progressiste me voyaient évoluer d'un mauvais oeil. Mais dès l'âge de dix-neuf ans, en Pologne, découvrant Auscchwitz puis le socialisme réel que vivaient des amis polonais, mon début de dogmatisme idéologique s'était trouvé lézardé; et mon cas s'est énormément aggravé, en 1972, lorsque je suis allé interviewer l'ordure fasciste incarnée en la personne de Lucien Rebatet, condamné à mort qui avait écrit, les fers aux pieds, l'un des plus beaux romans français de la première moitié du XXe siècle, intitulé Les deux étendards et pur de toute idéologie. En mon for intérieur, je savais pertinemment que cette rencontre et la publication de cet entretien d'une pleine page, dans La Feuille d'Avis de Lausanne, grâce à la liberté d'esprit d'Henri-Charles Tauxe, me vaudrait les pires critiques (je me suis d'ailleurs fait injurier par un camarade dans un bistrot, appelant à ma liquidation après être monté sur une table !), mais c'était ma façon de vivre ma liberté dans une position de décentrage qui fut toujours ma préférée, jusqu'aux séquelles, à L'Âge d'Homme, de la guerre en ex-Yougoslavie.
L'Âge d'Homme a été, tu le sais, un autre point de chute de mes études buissonnières, où j'ai commencé vraiment de trouver à partager mes passions, avec le fort répondant de Dimitri. Sans celui-ci, jamais je ne me serais intéressé, sans doute, à l'auteur-penseur-artiste qui m'a le mieux aidé à résister à la vie amortie, telle que je la percevais déjà en germe, en la personne du génial polygraphe et peintre polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dont je n'ai cessé de lire et relire L'Adieu à l'automne et L'Inassouvissement.
Après la découverte irradiante de Charles-Albert Cingria, dont tu es l'un des rares youngsters à connaître le nom et défendre allègement la mémoire, celle de Witkacy (ainsi nommé pour le distinguer de son père Stanislaw Witkiewicz, lui aussi peintre et théoricien de l'art) a été un choc incomparable en cela que son oeuvre constituait la critique la plus percutante et la plus indépendante, quant aux idéologies toujours en lutte, du monde où toutes ses prémonitions (datant des années 1920-1925) se réalisaient sous nos yeux.
Witkacy était de ces grands vivants à la Cendrars ou à la Miller, la pratique artistique en plus et la tête d'un philosophe héritier lointain de Leibniz. En peinture, il a quelque chose d'un peintre psychédélique avant l'heure. Ses idées, il les a incarnées dans une kyrielle de pièces de théâtre. Bouleversé par le suicide de sa jeune fiancée, il a suivi le grand ethnologue Bronisaw Malinowski à Bornéo pour se changer les idées, et vu de près le bolchévisme naissant en Russie où il a fait partie de l'armée en sa jeunesse. Curieux de tout, porté aux expérimentations psycho-physiques extrêmes via l'alcool et le peyotl, il a concentré l'essentiel de ses observations et de ses extrapolations en matière d'évolution individuelle et sociale, dans deux romans fourre-tout extravagants en apparence et des plus aigus et pertinents dans leur vision de l'avenir, quand bien même on ne souscrirait pas à leur catastrophisme.
Après Orwell et Koestler, Witkiewicz est un des maîtres de la contre-utopie littéraire, mais son originalité est, à mon sens, dans le détail. Personne n'a parlé comme lui à cette époque (sauf Strindrerg au théâtre) des enchevêtrailles du psychisme et du corps, de la guerre ses sexes et de l'acclimatation progressive de toute différence au nom de la norme "libérée". Surtout, Witkiewicz est le peintre à l'acide de la société nivelée, notamment sous les auspices d'un parti "nivelliste", visant à l'établissement de ce qu'on pourrait dire aujourd'hui le Wellness mondial, entièrement voué à l'entretien du bien-être et à la normalisation du tout-conso...
Avec quelques compères de ces années-là (surtout Jil Silberstein et Richard Aeschlimann), réunis autour de Dimitri, nous avons trouvé en Witkiewicz, autant qu'une espèce de modèle-héros dont les frasques relevaient de la légende: l'incarnation d'une révolte fondamentale contre l'uniformisation et la médiocrité, dont le sérieux fondamental, sur fond de tragédie, sous-tendait une vision d'une prodigieuse lucidité. Le propre de pas mal de jeunes écrivains consiste à vouloir TOUT DIRE, Avec Witkacy, nous étions à bonne école...
La révolte de Witkiewicz contre l'accroupissement général, au nom de tous les relativismes et autres programmes utilitaires, nous a bel et bien habités, à un moment où la contestation juvénile commençait de se normaliser: nous avons véritablement vécu cet "inassouvissement" dont il décrit les innombrables formes, physiques ou métaphysiques, et je reste pour ma part très redevable, aujourd'hui encore, à sa perception phénoménale de ce qu'on pourrait dire le "poids du monde", à l'antipode de ce qu'on pourrait dire le "chant du monde", évidemment incarné par Cingria - la vie amortie étant en somme l'interzone où se réalise le bonheur généralisé entre barbecues et jacuzzis...
Et vous là-dedans, youngsters ? Ah mais, vous ne semblez pas pressés de répondre ! L'ami Claude Frochaux qui a conclu, dans L'Homme seul et L'Homme achevé - essais par ailleurs remarquable composés pour ainsi dire dans les coulisses de L'Age d'Homme-, que la créativité occidentale avait connu son terme au mitan des années 60, vous a condamnés d'avance.
À l'en croire, il n'y aurait plus rien à attendre des nouvelles générations qui auraient perdu le sens du sacré ou de je ne sais quelle verticalité. En ce qui me concerne, je récuse cette vision linéaire hégélienne frottée de déterminisme, qui équivaut à tirer l'échelle derrière soi. On a vu, en France, le même genre de généralisations concluant au "plus rien de bon" en matière littéraire, sous les plumes de Tzvetan Todorov ou Richard Millet. Or s'il y a du vrai dans ces constats, je constate que ces grands juges ne sont plus vraiment attentifs à ce qui se fait.
"Si le roman n'est pas mort, c'est que l'homme ne l'est pas", disait un jour Soljenitsyne sans craindre de passer pour un blaireau. De la même façon, je continue à penser que, moyennent certain mûrissement peut-être plus lent à venir que naguère, des auteurs vont réapparaître qui nous étonneront.
Pour le moment, c'est vrai: pas grand monde au portillon, et moins encore dans nos pays de nantis que chez les "émergeants". As-tu un seul nom d'écrivain de moins de trente ans à me citer, Daniel, qui sorte réellement du lot des jolis talents, genre Quentin Mouron ou Joël Dicker, et dont on puisse attendre une oeuvre forte, au niveau d'un Bret Easton Ellis aux Etats-Unis ou de Michel Houellebecq en France ? Fais-moi signe au cas où. Pour ma part, je ne vois pas. J'attends beaucoup de Quentin, je te l'ai dit. Je suis impatient aussi de lire le prochain roman de Joël Dicker, surdoué de la narration dont j'espère qu'il échappera à la spirale du succès. Depuis quarante ans que j'observe l'évolution des talents dits prometteurs, je ne compte plus les "révélations" d'un jour sans lendemain. Avec l'effet amplificateur démentiel des médias actuels et la tendance écervelée de certains éditeurs à ne miser que sur le coup et l'effet, la confusion brouille les esprits, encore accentuée par le clabaudage du Café du commerce mondialisé sur la Toile et les réseaux dits sociaux.
Je trouve merveilleux que tu te sois passionné pour Cingria et que tu aies consacré plusieurs années à documenter l'aventure de la Gazette littéraire. Mais à présent, fils, faut te bouger. S'occuper des vieux, c'est bien joli, mais ta jeunesse doit s'exprimer aussi, en se rappelant qu'elle n'est rien en tant que telle. Je te cite Cendrars dans une lettre à Miller: "De la jeunesse, Baudelaire écrivait: "Le jeunesse se prend pour un sacerdoce !" C'est aujourd'hui plus vrai que jamais. Seuls sont "jeunes " les "vieux" qui s'en foutent. Voyez Rabelais".
Autant dire que de toi aussi, plein de talent, j'attends quelque chose, comme j'attends beaucoup de mon poulain camerounais Max Lobe, autre talent vif mais freiné par les difficultés de la vie, comme la plupart d'entre vous. Mais bordel, allez donc voir comment vivaient Miller et Cendrars !
Enfin comme disait le cher Dimitri: "On continue !". À lui qui se demandait quand adviendrait le moment où, dans cette foutue société de surabondance, on préférerait un livre au superflu, je pense de plus en plus souvent par delà les eaux sombres.
La mort, mon ami ? Eh bien c'est d'un autre ami cher, Thierry Vernet, qui succomba il y a juste vingt ans à son cancer, que je vais te citer ces mots auxquels je souscris en toute sérénité: "La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...