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  • Buzz de rentrée

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    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, est à paraître le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. 650 pages à vous couper le souffle !

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme. 

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il fDicker07.jpgaudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  


    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans uneexpérience assez longue d'éditeur,oncroit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, ve certainement étonnenr tout le monde".

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p. en librairie le 19 septembre.   

  • Ceux qui se paient de mots


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    Celui qui s’écoute parler à la radio et s’en agace au point de switcher sur France Culture où il est question de l’oralité assumée chez l’auteur bantou Maxime Lomé et du coup ça le calme /Celle qui se fait un collier de vocables genre dents de requins /Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui parle comme un livre et se referme moins bien / Celle qui a mis le grappin sur le jeune romancier à potentiel qu’elle espère à tous les niveaux / Ceux qui écrivent comme ils parlent et ça sent donc de la bouche même imprimé / Celui qui écrit un best-seller pour voir si ça se vend / Celle qui n’achète que des têtes de gondoles / Ceux qui estiment que seuls sont bons leurs livres qui ne se vendent pas ça c’est sûr / Celui qui s’est fait un nom avec ses manuscrits refusés / Celle qui finance une résidence d’écrivains méconnus en espérant faire parler d’elle àla Grande Librairie / Ceux qui pensent comme Henri Michaux (le poète) que vendre autant que Jean d’Ormesson (le romancier) relève de l’indignité nationale mais ça se discute entre snobs / Celui qui ne lit aucun écrivain vivant pour ne pas faire de jaloux /Celle qui renonce à écrire et en tire une jouissance spéciale qu’elle partage avec son psy poète à ses heures genre Baudelaire belge / Ceux qui ont relu L’Invitation au voyage avant de s’embarquer pour Cythère dont l’aéroport a été restauré par les Chinois / Celle qui couche avec son nègre pour lui faire éprouver le frisson de la création /Ceux qui écrivent toujours le même livre pour un public qui ne s’en aperçoit pas plus qu'eux, etc.

    Image : Claude Verlinde  

  • Flash back sur Grounding

    Consacré à la chute de la maison Swissair, Grounding illustre un désastre significatif du néo-libéralisme. Rencontre avec le réalisateur Michael Steiner.

    Naguère jugé ennuyeux par d'aucuns, faute de toucher le grand public, le cinéma suisse connaît depuis quelque temps une nouvelle percée, avec des films alliant qualité (pas tous) et popularité. Après Achtung, fertig Charlie de Mike Eschmann et Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, renouant avec le succès des Petites fugues ou des Faiseurs de Suisses , la meilleure illustration de cet heureux alliage est Mein Name ist Eugen de Michael Steiner, qui a déjà été vu par plus de 500 000 spectateurs en Suisse alémanique et sera projeté en Romandie à fin avril: un régal de fantaisie débridée sur fond de Suisse profonde anarchisante. Plus directement lié à un authentique drame national, Grounding fait à son tour un tabac découlant à la fois de l'intérêt exceptionnel du sujet du film, et du talent du jeune coréalisateur Michael Steiner (36 ans), rencontré à Zurich.

    - Comment la passion du cinéma vous est-elle venue?

    - Je suis le produit typique d'une génération nourrie de musique autant que d'images, de livres et de vécu intense. La culture pop m'a imprégné dès mon adolescence, où j'ai commencé à écumer les festivals Open Air et à écrire des papiers sur les concerts, dont je ramenais aussi des photos. Plus que l'Université, où j'ai fait de l'ethnologie et de l'histoire de l'art, c'est sur le tas que j'ai acquis ma véritable expérience. Question cinéma, un choc décisif a été la découverte du Brazil de Terry Gilliam. Les films de notre compatriote Xavier Koller, comme Das gefrorene Herz ou son Voyage vers l'espoir, exprimant la détresse des migrants, m'ont aussi interpellé. Ensuite j'ai basculé dans le monde du cinéma où j'ai alterné les films personnels, dont La nuit des Arlequins, cosigné avec Pascal Walder en 1996, et une quantité de travaux alimentaires, dans la pub, qui m'ont beaucoup appris.

    - Qu'est-ce qui vous a amené à adapter Mein Name ist Eugen?

    - C'est mon ami scénariste Michael Sauter (auteur des scénarios de Strähl et de Snow White, notamment, et coscénariste de Grounding, n.d.l.r.) qui m'a fait lire ce vieux succès de la littérature populaire alémanique de Klaus Schädelin, une histoire d'ados fugueurs à la Huckleberry Finn. J'y ai retrouvé ma propre enfance et, par exemple, la sensation des grands espaces «américains» que m'évoquait le Gothard quand nous passions le col avec mes parents pour aller en Italie. J'adore cette Suisse populaire, et cette course-poursuite des chenapans et de leurs vieux déjantés m'a permis de brasser toute une imagerie que j'ai transposée au début des années 60.

    - Vous attendiez-vous au succès phénoménal de ce film?

    - Je pensais qu'il plairait aux Alémaniques, mais sans imaginer un tel engouement... à vrai dire salvateur, puisque j'ai dépassé de 2 millions le budget prévu de 4 millions et que nous allions, avec la maison de production que je codirigeais, droit à la ruine!

    - Diriger des enfants vous a-t-il posé des problèmes particuliers?

    - En fait, tous les acteurs sont des enfants (Rires) avec lesquels il faut faire preuve d'attention et de sensibilité. Ma chance a été que les grands acteurs réunis dans le film m'ont énormément aidé à travailler avec les adolescents. C'est d'ailleurs ça que j'aime, moi qui aime les gens: j'aime faire confiance aux autres, si possible les meilleurs, dans leur partie du métier, lequel métier est évidemment collectif. Sur un tournage, je dirai que travailler avec les acteurs est mon job principal. Cela demande autant d'énergie que de tact.

    - Dans Grounding, les personnages campés sont en partie «joués» et en partie «réels». Une difficulté de plus?

    - Bien sûr, mais là encore je n'étais pas seul: le casting est décisif, avec des acteurs qui sont parfois très ressemblants physiquement, comme Hanspeter Müller-Drossaart qui incarne Mario Corti, ou plus «décalés», comme Gilles Tschudi qui impose «son» Marcel Ospel. Un travail documentaire approfondi a été réalisé en amont, à partir d'un livre qui est lui-même une mine d'informations. Six scénaristes ont collaboré, et le travail de Tobias Fueter, mon coréalisateur, a été capital. Le premier scénario était essentiellement économique. Ensuite, nous avons introduit l'aspect «soap» des histoires personnelles vécues à tous les niveaux, du steward au directeur de banque ou du conseiller fédéral au vieux cuisinier italien viré auquel son fils employé de banque essaie d'expliquer la logique néolibérale…

    - Comment avez-vous, personnellement, vécu la chute de Swissair, et pensez-vous que votre film puisse avoir un impact politique?

    - Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte des dimensions du désastre, mais j'y ai tout de suite vu quelque chose de choquant et d'injuste. La préparation du film m'a révélé des drames personnels sous un autre angle, comme celui de Mario Corti, sorte de Sisyphe condamné à échouer malgré ses compétences et sa bonne volonté. Ce n'est pas un gâchis dû à quelques «méchants», mais à des gens dont la plupart pensaient plus à leur agenda qu'à l'intérêt général. Plus qu'une mise en accusation: un exposé des faits dramatisés par tous les moyens du cinéma. Ainsi, la bande-son stressante est là pour bousculer le spectateur, ensuite confronté au silence absolu du grounding, avec la terrible vision des avions cloués au sol. De quoi nous secouer salubrement: c'est en cela que le film a peut-être quelque chose de «citoyen», sinon de politique. Il nous confronte à une faiblesse dangereuse de la Suisse actuelle.

     

    Un film percutant et salubre

     

     

     

     

    Marcel Ospel, grand patron de l'Union de Banques suisses (UBS),  ne pouvait faire de meilleure publicité à Grounding qu'avec sa contre-offensive d'intimidation publique, mais celle-ci tombe à plat. Sans falsifier les faits, le film touche au cœur de la cible: il fait mal parce qu'il sonne vrai. Dans le rôle de Marcel Ospel, Gilles Tschudi se garde d'ailleurs de donner dans la caricature.

    Il y a certes du monstre froid chez le patron de l'UBS, mais il y en a de pires dans le film, dont le propos n'est d'ailleurs pas de leur faire endosser toute la responsabilité de la chute de la maison Swissair. Du moins les priorités du pouvoir de l'argent sont-elles établies, autant que l'arrogance des banquiers face aux plus hautes autorités fédérales. Or Grounding, qui échappe autant au manichéisme qu'à la sensation, ne se contente pas de les «dénoncer» vertueusement: il en illustre les tenants et les aboutissants humains, complexes.

    Le préambule, lancé à la même vitesse que les investissements mégalos des premiers responsables «historiques», contient tout ce qui suit, et ceux qui se succéderont pour pallier le grounding n'y pourront rien, à commencer par Mario Corti, superbement campé par Hanspeter Müller-Drossart, qui rend les nuances et les dilemmes de ce personnage de quasi-tragédie.

    Mené à un rythme effréné, avec des plans en incessants jeux de miroir d'une efficacité redoutable, sur un fond sonore réellement dérangeant, le film s'inspire des fictions documentées du genre JFK, d'Oliver Stone, ou de ceux de Michael Mann, l'une des références de Steiner, en combinant habilement documents d'actualité et fiction.

    Le climat n'en est pas moins «suisse», où la question fondamentale de la loyauté par rapport au contrat (valeur basique du pacte helvétique) dont la Swissair était un emblème, est traitée sérieusement.

     

  • L'échappée belle des loustics

    Un road movie helvète a révélé le nom de Michael Steiner en 2006. Qui signa ensuite le mémorable Grounding sur la capilotade de Swissair. Et qu'on va retrouver à Locarno avec Le Massacre des Miss...
    Après un formidable tabac en Alémanie (plus de 500.000 entrées) et le Prix du meilleur film suisse 2006 aux Journées de Soleure, Je m’appelle Eugen arrive enfin sur les écrans romands dans le sillage de Grounding, autre réalisation éclatante de Michael Steiner.
    Gare aux grincheux et autres adultes rassis: de fait, farces et niches vont se succéder en cascade au fil d’une course-poursuite effrénée dont le triple enjeu sera, pour Eugen et sa bande, de rejoindre le roi des garnements, grâce auquel ils pourront mettre la main sur le trésor du Lac Titicaca, et ce sans se faire attraper par leurs parents lancés, en Opel Rekord et autre DS, sur leurs traces de chenapans à la Mark Twain.
    On a parlé d’un Harry Potter bernois à propos du film de Michael Steiner, ce qui se tient pour la fantaisie de fond et les effets de forme, mais c’est plutôt du côté de Huckleberry Finn et de l’universel ado farceur, idéaliste et naïf, que nous entraînent Eugen (le narrateur à père criseux) et ses compères Wrigley (surnom chiqué de Frantz, le plus hardi, doublé d’un joli cœur), Eduard (le bon bougre dodu) et Bäschteli (le « mimi » du groupe). A préciser que le quatuor, avant de caracoler sur grand écran, avait déjà fait le bonheur des cohortes de lecteurs du roman éponyme, best-seller des familles alémaniques.
    Toujours est-il que, de leur Berne natal qu’ils fuient après diverses catastrophes, à Zurich-City où ils ont localisé leur mentor et qu’ils découvriront de nuit comme une mégapole à mille millions de lumières, les garçons valseront sur leurs bicyclettes à travers la Suisse profonde, de pics en lacs et d’épingles à cheveux en fosses à purin, dans un road movie exaltant nos paysages à grand renfort de sublimes panoramiques et de couplets entraînants d’une délicieuse ringardise. 
    « C’est en 1999, raconte Michael Steiner, que mon ami scénariste Michael Sauter m’a sommé de lire le livre de Schädelin, convaincu qu’on pouvait en tirer un film grand public. Aussitôt, le roman m’a fait revoir toute une Suisse de mon enfance, quand nous passions le Gothard avec mes parents sur la route des vacances en Italie. Même si j’ai beaucoup voyagé à travers le monde, je suis resté très attaché à notre pays et à son folklore plus ou moins kitsch, que j’avais envie de célébrer dans un film affectueux, « patriotique » si vous voulez mais pas du tout dans le sens du chauvinisme des politiciens nationalistes. Eugen et ses potes incarnent d’ailleurs un esprit de liberté ancré dans ce pays, qui les fait renouveler régulièrement leur serment d’être de fidèles vauriens, en singeant la posture solennelle des premiers Confédérés »…
    Epique et comique saga d’ados (ce qui lui a valu le récent Grand prix du meilleur film pour enfants à Montréal), Je m’appelle Eugen est également une irrésistible reconstitution de la Suisse des années 60. « Le roman se passe dans les années 50, mais je l’ai transposé en 1964, année de l’Expo, parce que l’époque coïncide avec un changement de société tout en gardant, en Suisse, un petit côté désuet qui contraste avec la mode des grandes villes de l’époque. Cette adaptation au « décor » des années 60 a d’ailleurs été l’un des gros postes, question budget. Celui-ci, d’abord prévu à 4 millions, a bientôt atteint les 6 millions. J’ai eu conscience, alors, de jouer la survie de notre société de production, finalement sauvée par le succès, bien plus important que nous ne l’espérions…»
    A noter, pour conclure, que ledit succès de Je m’appelle Eugen ne doit rien à la démagogie. D’une fraîcheur roborative, ce chant à la rébellion juvénile, à l’amitié et à la Suisse populaire est un régal


    Michael Steiner, conteur mainstream
    « Je suis un raconteur d’histoires, un conteur en images». Ainsi se définit Michael Steiner, 37 ans et la dégaine d’un grand gaillard à visage d’enfant narquois, longs tifs et jeans flagadas. Le succès de ses derniers films le réjouit sans lui monter à la tête : rien chez lui qui le distingue d’un trentenaire issu de la classe moyenne, imbibé de culture pop, qui a commis ses premières images sur les terrains de festivals Open Air et enchaîné, après une escale à l’université, courts et longs métrages (cinq à ce jour), en peaufinant sa technique sur une quarantaine de films de commande et autres spots publicitaires.
    « Ma première fascination au cinéma ? Brazil de Terry Gilliam. C’est là que j’ai vu qu’on pouvait parler du monde contemporain dans un langage actuel. Côté cinéma suisse, j’ai admiré les films de Xavier Koller, notamment Das gefrorene Herz. En outre, le cinéma d’un d’un Michael Mann m’intéresse beaucoup – entre autres. Pour ma part, je me situerais plutôt dans cette mouvance mainstream créative…».
    Insistant sur l’importance des équipes avec lesquelles il travaille, où chacun est choisi en fonction de sa compétence, gage de liberté et de confiance, Michael Steiner accorde une attention majeure à la direction des acteurs. « C’est une bonne part de mon job de réalisateur. Pour un conteur, l’histoire et les personnages sont essentiels. Par conséquent, le scénario, le dialogue et le jeu des comédiens comptent tout autant. »
    Lorsqu’on lui parle des recommandations de Nicolas Bideau, le nouveau Monsieur Cinéma helvétique, relatives à un cinéma « populaire de qualité », Michael Steiner surabonde : « C’est vrai, si j’étais directeur de cirque et que je faisais fuir le public en lui servant de la daube, je n’aurais plus qu’à fermer boutique et ce serait ma faute, voilà… »
    Quant à son nouveau projet, le réalisateur de Grounding le situe dans la jungle du sud-est asiatique… Il en ira pourtant d’un sujet en prise directe avec les délires collectifs de la société contemporaine. Story à suivre…

  • Auberjonois

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    Un mystère émane de la peinture et des dessins de René Auberjonois,  qui fait de ce grand artiste vaudois une espèce de messager de quelque Ailleurs. Il y a chez lui du grand seigneur né coiffé et de l'humble chemineau, de l'humaniste dandy et du créateur secret jamais satisfait, dont l'art semble comme assourdi ou ralenti, hors du temps et à l'écart de toute représentation flatteuse ou seulement décorative . Ainsi le peintre se méfiait-il des paysages et de la trop  vive lumière ou du trop clinquant éclat, autant que de toute ligne trop virtuose.

    La gravité d'Auberjonois échappe cependant à certaine pesanteur rabat-joie où le calvinisme romand et la grisaille vaudoise ont leur part, pour flamboyer sourdement, si l'on peut dire, dans les bruns dorés, les verts ombreux, les blancs cassés, les bleus passés, les rouges tirant au roux d'une palette non pas étroite mais concentrée, ramassée, intense dans son retrait, vibrante comme une basse continue.

    Ceci pour la peinture, car les dessins ont leur force particulière, parfois leur folie. On passe alors de l'immobilité pensive des scènes peintes, scènes d'intérieurs, scènes de villages valaisans qu'on dirait espagnols, scènes de cavaliers ou de cirque, scènes de tauromachie, scènes de corps dénudés ou d'objets posés, scènes de tout un théâtre silencieux, aux cris de dessins et aux griffes, au vif tendre ou barbelé des dessins.

    Auberjonois.jpgNota bene : La vie de René Auberjonos (1872-1957) est  celle d'un « fils à papa », selon son propre dire, qui n'a cessé de rompre avec les acquis bourgeois pour conquérir son propre univers, sa liberté et son moi. Né à Lausanne, de famille fortunée, il entre à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1897 après divers tâtons (dans la banque, la cavalerie militaire et le violon), copie les maîtres anciens à Florence (en 1900), rencontre Ramuz (en 1905) dont il restera l'ami privilégié, participe aux Cahiers Vaudois et à l'aventure de L'Histoire du soldat, séjourne alternativement à Jouxtens sur Lausanne et en Valais, à Paris et ailleurs, se marie plusieurs fois, impressionne Rainer Maria Rilke lors de sa première exposition personnelle, participe de près ou de loin à la vie artistique romande et française, traduit Joyce en français pour son plaisir, enfin repose au cimetière de Jouxtens depuis 1957. Ramuz et Gustave Roud ont consacré maintes fines pages à leur ami, mais c'est sous la plume de Cingria que nous trouvons la plus belle évocation du personnage. Charles-Albert remarque ainsi « qu'Auberjonois est exactement comme un chat. Le chat est propre : il est propre ; sec : il est sec ; grandiose : il est grandiose ; sobre : il est sobre ; gris : il est gris ; tigré : il est tigré ; net : personne n'a jamais été plus net. En un mot qui résume tout, Auberjonois résume le parfait matou gentleman. Ses cils et se sourcils, come ceux du chat, sont volumineux et grondants ».Auberjonois06.jpg

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  • Arditi

     

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    Avant la parution de Prince d'orchestre.

    Metin Arditi connaît  la musique. Il y a de l’homme-orchestre chez ce brasseur d’affaires qui se paie le luxe d’enseigner le génie atomique à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, de présider l’Orchestre de la Suisse Romande et d’exercer une importante activité de mécène tout en composant des romans de plus en plus remarquables où s’affirment, et de plus en plus, un regard sur le monde et surtout un ton personnels.

    Les premiers ouvrages de Metin Arditi, qu’on pourrait dire de reconnaissance gracieuse à Jean de La Fontaine, Nietzsche ou Van Gogh, étaient d’un écrivant élégant et cultivé ; mais ses derniers romans, achoppant aux arcanes de l’art (Le Turquetto) ou de la musique (Prince d’orchestre), sont d’un écrivain pénétrant et ressaisissant lui-même les secrets de la création non sans accéder à la dimension supérieure de l’émotion.

     Nota Bene : Du récit en ligne claire à la polyphonie romanesque, le talent de Metin Arditi s’est largement épanoui dans ses deux derniers romans, Le Turquetto (Actes Sud, 2011) et Prince d’orchestre (Actes Sud, 2012). Déjà très maîtrisé dans le jeu de la fiction et de la vérité documentaire d’époque – notamment à propos des ateliers vénitiens -, Le Turquetto est une fresque chatoyante traversée par un génial rival du Titien évacué de l’histoire pour motifs essentiellement sociaux et religieux. Or le poids de la société, autant que les pièges d’une ambition personnelle dévorante, se retrouvent dans Prince d’orchestre. Portrait d’un chef parvenu au top mondial, que son orgueil cassant pousse à entrer en conflit avec les musiciens qu’il dirige, ce roman nourri de la grande connaissance de l’auteur en matière de musique et de milieu musical, déploie également une réflexion incarnée sur les jeux du hasard et de la destinée. Dans un récit à multiples points de vue qui permet à l’auteur de constituer une frise de personnages finement détaillé et d’un protagoniste plus travaillé comme en ronde-bosse, l’ouvrage, virulent dans son évocation du Système, touche également, en fin de course vertigineuse,  à l’émotion la plus vive.    

    Metin Arditi. Prince d'orchestre. Actes Sud, 362p. À paraître le 20 août 2012.    

     

     

     

     

     

     

  • La belle équipe

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    En 1914, avec la parution de Raison d’être de C.F. Ramuz, les Cahiers vaudois réinventent la littérature romande.

    Le début du XXe siècle est marqué, en Suisse romande, par une formidable éclosion de talents littéraires et artistiques qui formeront, pour quelques années, une équipe sans pareille réunie par un projet commun que Georges Duplain, savoureux historien de l’aventure, appelle Le gai combat des Cahiers vaudois.

    Dès 1914, Les Cahiers vaudois ont rassemblé des écrivains de moins de quarante ans dont les noms sont aujourd’hui reconnus: Ramuz, Charles-Albert Cingria, Edmond Gilliard, Paul Budry, René Morax, Gustave Roud, Pierre Girard, notamment. Les peintres René Auberjonois, Géa Aubsourg et Henry Bischoff, et les musiciens Ernest Ansermet et Igor Strawinsky, s’ associèrent à cette entreprises commune dont la réalisation de l’Histoire du soldat fera date mondiale. Au total, une quarantaine de cahiers, alternant livraisons collectives et ouvrage personnels, paraîtront entre 1914 et 1918 

    La légende veut que l’idée des Cahiers vaudois ait été lancée devant la cheminée du maître d’arithmétique Ernest Ansermet, peut-être par Marguerite son épouse-égérie, ou par un prof à l’école de commerce, auteur notable à venir, du nom de Paul Budry ? Or celui-ci caressait le projet depuis quelques années déjà. En 1912, Ramuz lui écrivait en effet de son exil parisien : ««Je voudrais (…) que vous appeliez vos cahiers: Cahiers vaudois. Il faut insister là-dessus, (…) que c’est du canton de Vaud seul qu’il peut sortir chez nous quelque chose et que c’est cette terre-là seule qui donnera un jour des fruits (…) Il faut que ce soit contre-universitaire, contre-intellectuel, c’est-à-dire vivant. De l’imprévu, de la verve, du plaisir, du tempérament. Tout est là».

    Des années plus tard, Paul Budry jouera la désinvolture. « On ne savait absolument pas ce qu’on allait faire », prétendra-t-il, et son compère Edmond Gilliard abondera en évoquant une « partie de plaisir ». Or le premier des Cahiers, tout entier consacré à l’essai-manifeste fondateur intitulé Raison d’être, ne reflète en rien ce prétendu dilettantisme. Rompant certes avec la grisaille littéraire romande, Ramuz incarne le sérieux de la littérature comme personne. Budry et Gilliard ont déjà reconnu un grand écrivain en  l’auteur d’Aline, de Jean-Luc persécuté ou  de Vie de Samuel Belet, merveilles encore inaperçues sauf de quelques-uns. En outre, à la veille de la Grande Guerre, Ramuz prépare son retour au pays avec cette idée qu’une littérature autonome et originale y est possible, dégagée des carcans de la morale et défiant le régionalisme autant que le chauvinisme national. Et puis Ramuz a d’autres amis que les trentenaires vaudois. Dès le début du siècle, à la caserne de Lausanne, une école de sous-officiers l’a fait rencontrer un artiste et un esprit d’exception en la personne d’Alexandre Cingria, peintre et futur verrier flamboyant. La rencontre des petits caporaux s’enrichira bientôt à l’apparition de l’extravagant non moins que génial Charles-Albert, frère cadet d’Alexandre, pour former le début d’un cercle amical artistico-littéraire impatient de  « faire quelques chose ». Deux revues genevoises éphémères, Les pénates d’argile et La voile latine, concrétiseront ce vœu pour buter sur de fortes dissensions idéologiques entre « helvétistes » et « latinistes ». Un pugilat légendaire opposant Gonzague de Reynold et Charles-Albert Cingria servira de leçon aux compères des Cahiers vaudois. La correspondance échangée par Paul Budry et Ramuz permet ainsi de voir comment le premier, désigné maître d’œuvre par le second, a fini par déjouer les réticences, et autres bisbilles, pour faire cohabiter les Cingria maurassiens et le rebelle Edmond Gilliard, Henri Roorda l’humoriste anarchisant et l’esthète aristo  Auberjonois.

    Avec le recul d’un siècle, la  restriction ramuzienne au «canton de Vaud seul» peut laisser songeur, et l’on verra Romain Rolland déplorer les partis pris anti-genevois ou anti-alémaniques des compères alors que l’Europe bascule dans le chaos. Mais Ramuz prétend bel et bien toucher l’universel par l’affirmation du particulier.  À la fin de Raison d’être, contre toute  « littérature nationale », il appelle ainsi de ses vœux « un livre, un chapitre, une simple phrase qui n’aient pu être écrits qu’ici »…

    S’ils ne furent guère avant-gardistes en cette époque marquée par Joyce et le mouvement Dada, entre autres mouvement modernistes, les Cahiers vaudois contrastent pourtant fortement avec les revues romandes de ces années, de la conventionnelle Bibliothèque universelle à la grise Semaine littéraire. Sainte-Beuve, de passage à Lausanne, regrettait que l’écrivain romand ne fût pas plus artiste. Or telle est peut-être la rupture la plus nette que concrétisent les Cahiers vaudois, qui battent en brèche la tradition compassée des pasteurs et des professeurs, au bénéfice d’une littérature de chair et de sang et d’un art vivant.


    Georges Duplain. Le Gai combat des Cahiers vaudois. Editions 24Heures, 1985, 269p.

  • Ceux qui rêvent tout haut

     

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    Celui qui fait choir la chevillette / Celle qui embobine le chevrier / Ceux qui défilent entre les blocs de lumière sculptés par le songe / Celui dont les délires sont géométriques et musicalement soumis aux nombres au sens pythagoricien / Celle qui maugrée dans le hallier aux fleurs blanches de soie floche / Celui qui est attentif au concert des pluies dans la maison qui prend l’eau / Celle qui se rappelle la tête réduite sous sa cloche de verre / Ceux qui sont bruyants même quand ils se taisent / Celui qui étouffe au milieu des volubiles / Celle qui s’amuse à décontenancer les superficieux / Ceux qui nouent une nouvelle amitié dans la demeure isolée / Celui qui ne rêve jamais qu’à haute voix quand la Dame repasse la lingerie intime du Colonel / Ceux qui font des rêves héréditaires d’un érotisme purement verbal / Celui qui reconnaît en rêve des gens qu’il n’a jamais rencontrés que dans d’autres rêves / Celle que j’ai rencontrée en rêve sur la Piazza Vecchia d’Arezzo que je n’ai découverte que deux ans plus tard / Ceux qu’accompagne le chien Charbon dans le jour bleu vert / Celui qui se baigne en chemise dans le tanker australien / Celle qui offre un pot  de maté au marin de passage / Ceux que rabroue l’inspectrice des ongles / Celui qui se rappelle le « dépanneur » de son bled des Laurentides / Celle qui médite devant l’ombre pyramidale délimitée par le soleil et le silence / Ceux qui croient à la transmigration des âmes et s’expliquent ainsi leurs souvenirs de caïmans aux îles Impatientes / Celui qui milite pour une metempsychose égalitaire / Celle qui affirme que les animaux sont les rêves incarnés de la Nature / Ceux qui devisent tous bas dans le crépuscule serein, etc.

     

    (Cette liste a été jetée au crayon Caran d’Ache 4B dans les marges de Faits divers de la terre et du ciel de Silvina Ocampo disponible dans la collection L’Etrangère des éditions Gallimard)            

     

  • JLK entre les lignes

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    À l'enseigne de l'émission Entre les lignes: un entretien avec Christian Ciocca, à propos de Chemins de traverse, dans une réalisation de Jean-Marie Felix.

    Sur le point de fêter ses 65 ans et disposant désormais de tout son temps, l’écrivain et critique littéraire de 24 Heures prend son envol dans des carnets très personnels, entre célébration de la mémoire et souffle vital.

    Au cœur de son isba, son étable-bibliothèque au-dessus de Montreux, JLK feuillette le monde et les livres avant de se lancer dans une promenade roborative autant pour se déprendre que pour se retrouver. Depuis vingt-trois ans, Jean-Louis Kuffer a prêté une attention toute particulière aux livres dans ses chroniques littéraires pour le quotidien 24 heures. Écrivain lui-même, auteur de récits, il sait de l’intérieur ce que tracer des mots veut dire… de peine mais d’émerveillement aussi grimpejlk13.jpgC’est donc en marge de son activité de lecteur professionnel qu’on le suit sur ses Chemins de traverse, taillés à son allure, méditative et allègre, à saut et à gambade comme le voulait Montaigne, autre promeneur de l’Esprit. Or si la littérature n’est pas la vie, elle n’en est pas moins pensée du monde, davantage qu’un reflet, un vrai sentier de sapience. A cet égard, chez JLK, pas de nostalgie des Anciens ou des grands auteurs : admettre que tout déjà a été dit mais défendre la nécessité de le "dire encore comme personne ne l’a dit…".

    JLK24.JPGEnfant lausannois, adolescent bientôt, JLK s’est imbibé de poésie avant de découvrir le grand souffle romanesque de Kazantzaki. Un pôle qui ne trompe pas, une orientation esthétique, donc éthique, qui salue le vivant avant tout. Contre les rouillures de l’âme et du corps, contre la routine, lire, lire toujours et au détour d’un reportage qui n’avait rien de littéraire, découvrir que tel dérapage humain, telle scène insolite ramènent au roman savouré un jour. « Le Verbe est une chose et le souffle de la vie est autre chose". Peut-être, mais c’est fou ce qu’ils s’intriquent pour nous rendre, enfin, attentifs. »

    (Christian Ciocca)

    Dialogue schizo préliminaire

    Moi l’autre : - Il est sympa, Ciocca. C’est plutôt bienveillant, sa présentation. Tu ne trouves pas ?

    Moi l’un : - Si, si, mais on ne va pas le flatter avant de le rencontrer, lui et son compère Jean-Marie. On reste digne. Même si L’Horloge de sable de Ciocca est une belle émission « pour mémoire », on le lui dira après…  

    Quentin78.JPGMoi l’autre : - Il t’a pas aussi « déçu en bien », Ciocca, dans sa présentation si chaleureuse de Quentin Mouron ?

    Moi l’un : - Et comment ! Superbe émission qu’on a écoutée sur la route du Valais, avant de se pointer à Sion chez La Liseuse. On se trouvait mieux lancés pour claironner à Françoise Berclaz qu’Au point d’effusion des égouts était le roman d’un youngster qu’on attendait depuis des lustres.

    Moi l’autre : -  Mine de rien, tu rappelleras à Ciocca que c’est à cause de Quentin, aussi, qu'on s'est retrouvés chez Olivier Morattel. À cause du lascar que l’attrait d’une nouvelle aventure, boostée par Olivier dit le Kangourou, nous a entraînés.  Et le camarade Felix, tu crois qu’il nous kiffe ?

    Moi l’un : - Je ne sais pas. Peut-être qu’il est trop fin pour la paire de vieilles brutes que nous formons, bro.

    Moi l’autre : - Mais c’est le mec régulier, non ?

    Moi l’un : - Le tout est de savoir si un régulier de son acabit peut encadrer un tandem d'irréguliers. Tu crois que la fac de Lettres nous kiffe ? Et le milieu littéraire romand ? En fait on ne le connaît pas, le joli cœur, mais son travail parle pour lui, comme le travail de Charles Sigel ou de Christine Gonzalez la jeunote parle pour eusses. On peut dire tout ce qu ‘on veut de la décadence des médias : là ça résiste, à Radio-Lausanne.

    Moi l’autre : - Tu crois que c’est à cause des esprits de la Vuachère ?

    Moi l’un : - Naturellement : elle coulait sous nos fenêtres de mômes dans nos années 50 de sauvageons, elle coule toujours sous les fenêtres de la Radio trois cent mètres en aval. C’était déjà un quart de cloaque, et maintenant le quart s’est fait demi. Mais c’est exactement le reste d’eau vive qu’Orwell décrit dans Coming up for air quand il évoque le massacre du quartier de son enfance. Passons : laissons la nostalgie à l’eau croupie.

    Moi l’autre : - Et c’est là, pourtant, que Chemin de traverse trouve sa source et ses premiers écarts. C’est dans ces bois qu’on courait à poil avec notre tomahawk !

    Moi l’un : - C’est là aussi, vers le Rocher du Diable, dans les bois de Rovéréaz, qu’on a passé notre premier examen d’économie politique. Tu te rappelles ce jour de 1967 : on y va ou on courbe ? S’il était encore vivant, ce « facho » de Schaller nous attendrait encore… Enfin facho je rigole : c’était juste un keynesien à tout crin que nous dégommions en jeunes progressistes à la manque…

    Moi l’autre : - C'est là aussi dans les bois qu’on a appris des milliers de vers entre douze et treize ans pour choper des bons point aux leçons de français de Dame Ramel. Là qu’on a lu tous les San A qu’on barbotait au kiosque avant de les revendre. Là qu’on a lu tous les Bob Morane, tous les Signes de piste si joliment pédés, là qu’on a construit la première cabane dans les arbres où on a collectionné les pulps d’Artima et la revue Cinémonde

    Moi l’un : - Et tellement qu’on a aimé cette forêt d’origine qu’après on s’est senti chez nous dans toutes les grandes villes, de Paris à Los Angeles et de New York à Tôkyo. Tu te rappelles Kanda ? Faut que tu me rappelles de parler de Kanda à Ciocca !

    Tokaido.jpgMoi l’autre : - Le quartier-bibliothèque de Kanda ! Des kilomètres de boutiques de livres. Du haut du 59e étage du Centre de la presse internationale, le cher Giorgio Baumgartner venait de nous présenter les tours des cent Pouvoirs qu’il avait à défier tous les jours à Tôkyo avec ses chroniques non alignées de tronche jurassienne, et ensuite de nous recommander Kanda, et nous de nous retrouver tantalisés par ces millions de livres dont pas un ne nous était accessible.

    Moi  l’un : - Je dirai à Ciocca que c’est au Japon que notre propension naturelle au décentrage s’est accentuée grave. Et le Japon, c’est la Chine, c’est l’Islam, c’est l’Afrique, c’est les créationnistes barjos du Texas : c’est tout ce qu’on est préparé à ne pas comprendre et c’est en somme ça la littérature, en tout cas pour les irréguliers inclassables que nous sommes toi et moi. C’est essayer de comprendre ce qui échappe au premier regard.

    Moi l’autre : - Tu diras aussi « entre les lignes » qu’il y a plusieurs livres dans Chemins de traverse. Les carnets au jour le jour, ça fait un, mais aussi les pensées de l’aube, les listes qui sont du pur blog-produit, et tout ce qui s’est construit en montage à la Godard.

    Moi l’un : - Tu crois vraiment qu’il faut citer Godard ? Cela me fait pas trop snob ou vieille garde intello ?

    Moi l’autre : - T’as raison, mais ses derniers montages vont tout à fait dans le sens d’une vision panoptique que nous  travaillons avec Philip Seelen. Et j’aime bien sa vision kaléodoscopique des Histoire(s) du cinéma…

    Moi l’un : - On est quand même plus proches de Cavalier ou de Fellini question sensibilité, ou de Sokourov ou de Bergman, ou de Cassavetes, c’est évident. Pareil pour la littérature. Ciocca parle de Montaigne et ça fait tilt parce qe tout le monde connaît, mais on est plus proches de Gomez de la Serna ou de Ludwig Hohl ou de Jules Renard ou de Cingria dans notre grappillage…

    Moi l’autre : - Mais dis-moi, tu crois pas que les lascars d’Entre les lignes vont nous chercher sur la postface de Jean le fou ?

    Ziegler3.jpgMoi l’un : - Le fait qu’il nous balance du « grand écrivain » dans sa bouffé d’enthousiasme postfacier ? Mais les gens connaissent Jean Ziegler: ils savent qu’il a tout le temps exagéré. Que c’est un généreux excessif. Et puis tout le monde est un peu « grand écrivain » par les temps qui courent : on s’en balance. Je l’ai prié de ravaler ça. Mais rien à faire. Lui ai dit qu’il n’y avait pas un grand écrivain vivant en français d’aujourd’hui et qu’à côté de Proust, Céline, Morand, Bernanos, Ramuz, Cingria en grand écrivain mineur, plus quelques dizaines d’autres, au XXe siècle,  l’époque actuelle est aux eaux basses et nous autres autant d’aimables pianoteurs, mais rien à faire non plus, donc assumons la vergogne et sourions au buzz…

    Moi l’autre : - Justement, à propos de buzz, tu ne trouves pas qu’Olivier Morattel en fait trop sur Facebook ?

    Morattel5.jpgMoi l’un : - Non, je ne trouve pas. Olivier se défonce pour ses auteurs et je trouve ça bien. La plupart des éditeurs n’ont plus le temps ou l’énergie de suivre les livres qu’ils publient, et ça donne des milliers de bouquins qui se perdent dans le magma des publications. Je ne me fais pas trop d’illusions sur les effets du buzz en littérature, mais cela m’amuse comme m’a amusé l’expérience des blogs, dont nous avons tiré une nouvelle forme de créativité. Cela étant, ce n’est pas le buzz qui va forcément rendre la critique ou le public plus attentifs, et de toute façon le livre fera ou ne fera pas son chemin. Un jour le snobisme parisien s’extasie devant les carnets ronchons d’un certain Blanchard, et ensuite plus rien. Un autre jour c’est la fête à Delerm ou Bobin, et le lendemain c’est oublié.  Charles Juliet monte au pinacle avec ses carnets sévères, puis on le remet au placard. Ainsi de suite, en tout cas pour les livres du genre de Chemins de traverse, qui ne racontent pas de story. Si tu veux avoir un rien de succès dans le Trend actuel, faut de la story. Le patron de Grasset aimait la poésie de L’Enfant prodigue, mais l’a refusé faute de story. Pareil chez dix autres éditeurs français qui trouvaient le livre bien beau mais manquant de story pour le service commercial. N’empêche qu’on a fait, avec Pascal Rebetez, une double belle rencontre humaine et littéraire, et je suis ravi de m’être retrouvé à d'autre part avec lui et son amie Jasmine. A contrario, Jean-Michel Olivier a filé une story d’enfer avec son Amour nègre et voilà ce qu’il m’annonce ce matin par texto : 60.000 exemplaires au compteur + 20.000 en livre de poche !

    Moi l’autre : - Jaloux ?

    Moi l’un : - Un soupçon pour les retombées en dinars, qui permettraient quelques virées de plus, au Brésil et en Chine par exemple, une semaine en Pologne ou un mois à L.A., mais je suis bien trop feignant et trop occupé par ce que j’aime pour me plier à la comédie sociale liée au succès.  

    Moi l’autre : - Donc on laisse faire ?

    Moi l’un : - Mieux : on fait avec. Parce que tout fait miel. On relit ces jours Rabelais et c’est tout le bonheur du monde en toute lucidité vive et sensuelle, c’est la poésie et la bonté. Et puis on drague les vieilles et les jeunes lettrées sur Facebook. On se fait tous les jours des amis virtuels  ou réels. On prépare une nouvelle livraison du Passe-Muraille réservée aux jeunes écrivains. On emmerde les gens de Transfuge qui prétendent que tout ce qui se fait aujourd’hui en France est rétrograde, non sans repérer ce qui peut se tenir dans l’attaque. On « fait avec » Internet. On se dit que Cingria ou Walter Benjamin auraient peut-être aujourd’hui lancé des blogs. On singe le langage des ados pour leur  faire redécouvrir l’imparfait du subjonctif au coin d’une phrase. On pratique l’observation panoptique à outrance. On vit, on lit entre les lignes, on écrit entre les vignes…

    Traverse1.jpgEntre les lignes: ce mardi 5 juin, de 11h. à 12h. sur RTS-Espace 2. http://www.rts.ch/espace-2

  • Monsieur Dieu et la réincarnation

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    ammann.jpgSur deux questions que j’ai aimé poser aux écrivains, rapport à la nature du Très-Haut expliquée aux enfants et à leur désir de revivre dans la peau d’un animal…

     

    À mon excellent confrère Jean Ammann, chroniqueur à La Liberté de Fribourg de passage l’autre jour à la Désirade, j’ai raconté que, parfois, à la fin d’un entretien avec un écrivain avec lequel je me sentais en complicité suffisante, je posais deux questions apparemment oiseuses, mais qui m’ont valu de belles et bonnes réponses. La première portait sur l’explication que l’écrivain donnerait à un enfant l’interrogeant sur Dieu ; et la seconde sur l’animal en lequel il lui plairait de se réincarner.

    Entre autres belles et bonnes réponses d’un Amos Oz ou d’une Jacqueline de Romilly, d’une Doris Lessing ou d’un Hugo Claus, j’ai cité, à mon interlocuteur visiblement intéressé, celles que Patricia Highsmith me donna en 1989 en sa petite maison de pierre d’Aurigeno, dansle Val Maggia.

    Pour cette agnostique avérée, expliquer Dieu à un enfant ne supposait aucune complication. À ses yeux, en effet, Dieu était le nom que les hommes ont donné à la représentation le plus haute de la bonté et de la beauté, autant dire : de la perfection. L’expression, en somme, du meilleur des hommes, mais aussi du pire car le nom de Dieu a justifié tous les massacres - or de cela on pouvait faire l’économie dans la présentation de Dieu à un enfant, qui le découvrirait bien assez tôt. Quant à l’animal dans la peau duquel elle revivrait le plus volontiers, Patricia Highsmith en voyait deux : un très vieil éléphant, pour sa sagesse acquise ; et un petit poisson multicolore dans un banc de corail, pour sa grâce.

    Ensuite, lorsque Jean Ammann m’a interrogé sur mes propres réponses, me prenant un peu au dépourvu, je lui ai dit que j’expliquerais à un enfant que Dieu est à mes yeux une espèce de père maternel de tous les hommes, la Personne la meilleure en nous et un ciel où nous envoler, un lac où nager et un chemin en forêt où se perdre et se retrouver, un ami de toute confiance, un enfant à protéger. Et quant à l’animal en lequel je me voyais revivre, je lui ai dit que moi aussi j’en voyais deux ou même trois : un chien qui aurait la chance de vivre auprès d’une bonne et belle personne du genre de ma bonne amie, et deux chatons, respectivement nommés Castor et Pollux, figures tutélaires du signe des Gémeaux dont je suis la pure incarnation à double face, qui seraient confiés à nos deux filles Sophie et Julie…

  • Ecrire la vie devant soi

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    L'AJAR1 - Photo Daniel Vuataz.jpgVincent Yersin.jpgDOUNA2012.jpgL'AJAR3 - Photo Matthieu Ruf.jpgAude7.jpgEDITORIAL

     

    Où en est la littérature romande après la disparition des figures marquantes que furent une Alice Rivaz, un Georges Haldas, un Jacques Chessex, un Maurice Chappaz ou, tout récemment, un Jean Vuilleumier ? Y a-t-il continuité ou rupture entre ceux-là et les auteurs nés après 1980 alors que disparaissent les revues, les rubriques littéraires dignes de ce nom et toute une société de lecteurs attentifs ?

    C’est à ces questions que nous aimerions donner une ébauche de réponse dans cette livraison d’été du Passe-Muraille réservée entièrement, en cette vingtième année, à des auteurs de moins de trente ans. Si discutable que soit le critère d’âge, le fait est que la marque Jeunesse fait désormais partie des signes de reconnaissance. Une quinzaine d’écrivains romands débutants se sont associés cette année à l’enseigne de l’AJAR, et les non moins juvéniles éditions Paulette nous ont fait découvrir divers nouveaux talents, à commencer par Aude Seigne, récompensée par le Prix Bouvier. À ce propos, on remarquera que cette découverte, comme celle de Quentin Mouron, n’ont pas été le fait d’éditeurs romands reconnus mais de jeunes outsiders tels Sébastien Meyer, fondateur de Paulette, ou Olivier Morattel, éditeur quadra.     

    Or que nous dit cette relève ? Sans généraliser : que le label local, la bonne vieille « âme romande », le « complexe d’Amiel » synonyme d’introspection ou de conscience malheureuse, ne pèsent plus guère. Les jeunes auteurs voyagent et vibrent à l’unisson d’un monde en reformation. Le poids du monde se fait ressentir chez les uns, tels Douna Loup, Elodie Glerum, Mathias Clivaz ou Quentin Mouron, tandis que d’autres relancent le chant du monde, tels Daniel Vuataz, Nicolas Lambert ou Maxime Maillard.

    Mais lisez plutôt, écoutez ces nouvelles voix…

    (Ce texte constitue l'éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacré exclusivement à dix-sept jeunes auteurs romands de trente ans ou moins).

     

  • Notre-Dame-de-la-Merci

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    Inédit


    Par Quentin Mouron

     

    Quand Jean Pottier a retrouvé son père, le matin, il lui a fait les poches. Le vieux avait la langue dehors, les yeux énormes, le visage noir. Jean a pris sa montre en or et un billet de vingt dollars. Il est allé ensuite au buffet du salon. La clef manquait. Il l’aurait forcé, mais la police allait venir, ses frères et sœurs ensuite, ça se remarquerait... Si on le soupçonnait ? Si on disait que c’était lui qui l’avait suspendu ? Lui qui n’avait rien fait ! Ce serait vraiment con... Tant pis pour le buffet. Et puis... Ce serait mieux comme ça, plus digne. Sa conscience se plaquait sur le fait. Il est allé au bar pour une goutte de whisky. S’il devait appeler la police ? Certainement. Mais Daniel devait venir avec la cocaïne. Alors ? Alors si les flics étaient là Daniel repartirait sûrement, et s’ils n’étaient pas là, il lui dirait de repartir. Voilà qui était clair. Ça lui semblait sans risque. Bien pesé. Ficelé comme il fallait. Alors, il a appelé la police. Qui serait là dans deux bonnes heures, avec la tempête. Il devait attendre, et il avait le temps. Il repensait à tout ça, son vieux père. Et il s’est senti triste.

     

    *

     

    Je n’ai jamais eu de sympathie pour Jean. J’ai eu des embrouilles avec lui. Il ressemble au méchant dans les films, mais avec quelque chose en moins, une pointe comique, un soupçon d’impuissance. Sa diablerie est dépensée en pure perte dans le nord québécois, la forêt, à Notre-Dame-de-la-Merci, les enveloppes de coke. Celui qu’on verrait grand bandit, assassin, n’est finalement qu’un moindre ivrogne, un peu drogué, cogneur de femmes. Il n’a pas la passion du grand délit, l’ambition – le sang lui manque aux veines. Quelque fois il élabore un plan. Il va sur le terrain. Peut-être même qu’il consigne quelques notes... Mais la paresse le prend, les brumes – et il retourne s’étendre.

    Enfant, déjà, il avait en tête des projets fantasques. C’était une cabane dans les arbres qu’il accolait au ciel. Le rôle de chef du monde qu’il promettait d’avoir. Quelques vols, aussi, dans les supermarchés, au Toys’r’us de la grande ville. Mais il finissait toujours par faire ce que font les autres enfants. Ni plus, ni moins. Il s’envolait par la pensée. D’actions, il était ordinaire.

    Et son adolescence aussi, a été ordinaire. Il s’est beaucoup branlé. Il a bu. Il s’est drogué. Il a écouté Black Sabbath et les pionniers du métal à l’anglaise, même gratouillé quelques accords. Il a tiré des coups avec des filles dans des voitures pourries. C’était normal, en somme. Il y avait, comme lui, tout autour, sur des centaines de kilomètres, les mêmes destins qui s’écrivaient, péniblement, entre deux pufs de hasch. Ses rêveries d’ado n’étaient que celles des autres. Aller en ville, guitare en main. Être découvert, c’est-à-dire : apprendre malgré soi que l’on est un génie, et puis y croire assez pour le faire croire aux autres. Signer un disque. Ces rêveries prennent quand on est entre copains. Et quand les copains partent elles durent encore un peu. Parfois elles mordent. Elles rongent.

    C’est quand il a blessé une femme pour la première fois, vraiment, au cœur et au visage, que Jean s’est avisé de sa puissance, qu’il était, lui, puissant – et que les autres ne l’étaient pas. Alors il s’est fait craindre. Il a travaillé son masque. Il est devenu froid, brutal. Calme d’apparence, prêt à bondir. Il a fait en sorte que la chose se sache. Les grands-mères alentour avaient peur. Les voisins disaient qu’il avait mauvais genre, et ils interdisaient à leurs enfants de lui parler. Les types de son âge commençaient à le fuir. Et il s’en trouvait bien. On racontait qu’un jour les flics l’embarqueraient pour quelque chose de grave. En attendant, il était une menace. Et Jean a joué son rôle. Il le joue toujours. Son personnage manque d’étoffe. Au début, il a voulu être chef de bande, être à la tête des gars du coin, un cartel, mais tout lui semblait trop pénible et risqué. Il a voulu faire un grand casse, à la Caisse Desjardins, mais là aussi, il a manqué de cran, ou simplement de force. Il a ensuite cassé la gueule d’un mec, sérieusement, qui n’a pas porté plainte. Alors on l’a craint un peu plus. Son grand coup, c’est d’avoir pu, à vingt-deux ans, se mettre à l’assurance. Sous un prétexte. Ce n’est pas grand-chose. D’ici, on peut même le trouver ridicule. Mais quand vous vous sentez fort dans un petit village, vous n’avez pas de point pour comparer. Alors vous vous convainquez que vous êtes invincible. Et les gens autour de vous, qui n’ont pas non plus de quoi comparer, veulent bien croire que vous êtes invincibles. Voilà comment se montent les gloires locales.  

     

    *

     

    Quand Daniel descend dans la pièce principale, sa mère lui fait signe de venir, là, près d’elle, doucement, ne t’inquiète pas. Il s’approche lentement, pas rassuré du tout, comme l’enfant qui a fait une bêtise, tremblant, les larmes dans la gorge. Il sent bien qu’elle sait. Il veut ouvrir la bouche, dire quelque chose. Elle lui dit que c’est inutile, qu’elle sait tout. Alors Daniel proteste. Que c’est pas vrai ! Des mensonges. Et puis les larmes lui montent aux yeux. Il sait qu’il ne s’en tirera pas. Il ne nie plus. Il se confond plutôt. Que c’est pas pour longtemps. Que c’est pour le procès. Il jure. Que ça durera pas. Elle lui dit que ça ne fait rien, que ça lui est égal si c’est pour le procès ou autre chose, peu importe, elle, sa mère, elle veut qu’il arrête. Daniel ne répond pas. Il pleure seulement.

    Puis elle parle d’Odette, parce qu’elle sait bien ce qu’il se trame, qui a su convaincre son fils, et comment. Elle la hait. Pour ce qu’elle fait à son fils, et aussi pour sa place, qu’Odette a prise dans le cœur de Daniel. En entendant son nom, « Odette », Daniel explose, de rage, qui était comprimée. Il se dresse. Sa voix prend de l’ampleur. Il n’a plus rien de l’enfant. Il lui dit que ça la regarde pas, elle, qui elle se croit ? Il crie. Il la menace. Peut-être qu’il pense ce qu’il lui dit ? Peut-être qu’à ce moment il veut vraiment du mal ? Il marche vers sa mère, menaçant, il veut en imposer, comme son père quand il vivait, à coups de ceinturon. Mais la vieille lui fait face. Elle n’a pas peur. Elle avait peur de son mari. De son fils, elle ne craint rien. Il crie encore une fois que c’est pas vrai, des mensonges ! Des mensonges ! Et puis il se retourne. Il prend son manteau et sort de la maison – la porte claque. Sa mère reste dans l’ombre, sans dire un mot.

    Dehors, il veut reprendre son souffle. Les larmes lui coulent le long des joues et gèlent sous son menton. « Mais puisque c’est trop tard ? Puisque c’est trop tard ? » Il répète à voix basse. « Puisque c’est trop tard ». Il se perd dans la tempête. Les flocons dans les yeux. Le visage. Tout disparaît autour de lui. Il se croit perdu, oublié... « Tant mieux ! » pense-t-il. Puis tout ça lui fait peur, des vertiges... Alors il va dans son garage, il tourne la clef et il allume une cigarette – et il reste là, à l’établi, la tête entre les mains. Il aimerait se dégager. D’une ruade. Arrêter. Repartir. Mais Odette a raison. Il ira jusqu’au bout.                                                                               

    *

     

    Daniel prend ses outils. Il démonte le moteur qui est devant lui. Il l’a promis pour vendredi, à Bélanger. Que ça doit être fini. Il n’arrive pas à se concentrer d’abord, les tournevis lui glissent, il ne sait pas ce qu’il faut faire. Et puis quand même, peu à peu. Il parvient. Les sens lui reviennent. L’odeur d’huile le rassure. La crasse. C’est tiède, c’est familier. L’étau de son cœur se desserre. Il travaille. Il travaillera jusqu’à la nuit. Son paquet de cigarettes sur l’établi, son briquet, dans le froid. Dans l’ombre et le froid. Et le silence. Parfois, peut-être, il aimerait dire quelque chose. Mais ce quelque chose ne prend pas forme. Les mots ne lui viennent pas. S’il parle, c’est pour ne rien dire, et qu’est-ce que la parole ? Les mots qui comptent lui manquent tous.

     

                                                                                                  Q.M.

                                          

    (Ce texte inédit constitue l’ouverture de la nouvelle livraison, No 89, du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître ces jours. Cet extrait est tiré du troisième chapitre de Notre-Dame-de-la Merci, deuxipme roman de Quentin Mouron à paraître en août 2012 chez Olivier Morattel)

     

    Image: Combien étaient-ils à Fukushima ? Dessin de Didier Mourom

  • Le regard du Bantou

    MAXLOBE.jpgL’Afrique à la rue de Berne. Max Lobe, après L’Enfant du miracle, poursuit son observation caustique et sensible des choses de la passion "déviante" et de la société.

    C’est avec un livre tonique et profus, savoureux de substance et un peu « jeté » dans sa forme - surtout édité à la diable à l’enseigne des Sauvages que Max Lobe, né en 1986 à Douala (Cameroun) et établi à Genève, a fait son apparition l’an dernier sur la scène littéraire romande. Avec autant de lucidité sociale que d’humour, l’auteur de L’Enfant du miracle combine l’évocation d’une naissance africaine burlesque, dans un milieu encore très marqué par la tradition et les micmacs de diverses religions, et l’apprentissage de la vie d’un jeune garçon pas tout à fait conforme aux normes admises, notamment en matière de sexualité - plus précisément affligé de la « maladie d’Eboa » ou syndrome du « fille-garçonnisme ». Parallèlement à l’aperçu de la vie quotidienne camerounaise aux multiples personnages bien épinglés, le protagoniste raconte ses tribulations sur le campus de l’Université de Lausanne, notamment au cours de manifs dont il souligne malicieusement les aspects dérisoires. Foisonnant et plein d’idées, ce premier roman dénote un talent évident d’observateur et de conteur, qu’on se réjouit de voir se déployer dans un cadre éditorial plus rigourex. Aux dernières nouvelles, les éditions Zoé ont fait bon accueil à la première mouture d’un nouveau roman en chantier de Max Lobe, intitulé Rue de Berne 39. À suivre de près…

    MaxLobe.jpegEntretien avec Max Lobe

    - Comment le désir d'écrire vous est-il venu ? Une influence extérieure (un griot, votre mère, un livre particulier, etc,) vous a -t-elle marqué à cet égard ?

    - Le désir d'écrire m'habite depuis la fin de l'adolescence. Elevé sous l’influence d’approches culturelles différentes les unes des autres (traditionalisme, modernisme, christianisme), j'ai toujours eu envie de raconter toutes ces contradictions qui, enfin de compte, me caractérisent.  J'ai été très marqué par l'Afrique contemporaine et ses multiples faces, par l'Afrique d'en haut qui cohabite avec l'Afrique d'en bas. Toutes ces facettes se retrouvent dans une littérature riche allant de Calixthe Beyala à Alain Mabanckou en passant pas Léonora Miano ou Fatou Diome, pour ne citer que les plus fameux.

    - Qu'était-ce pour vous qu'un livre durant votre enfance et votre adolescence ? A cette époque-là,  avez-vous jamais pensé que vous écririez un jour et seriez publié ?

    - Durant mon adolescence, les livres étaient essentiellement de la littérature négro-africaine : Aimé Césaire, Amadou Hampaté Ba, Birago Diop et ses Contes d'Amadou Koumba, Aminata Sow Fall, Mongo Beti, Ferdinand Oyono, et surtout Calixthe Beyala dont j'ai lu pratiquement toutes les romans.Un livre pour moi était avant tout une histoire voire un conte (personnage principal suivant un but visé, tout en traversant de multiples péripéties), un contexte (l'Afrique et toujours l'Afrique et ses couleurs), et aussi un engagement (on n'écrit pas juste pour écrire). Je m'identifiais facilement aux personnages de ces romans de chez moi par rapport, par exemple, aux romans français qui me paraissaient bien plus lointains. 

    A cette époque, même si je bricolais déjà des textes, j'étais loin de m'imaginer que j'aurais pu gagner un concours littéraire, trouver un éditeur et être publié.

    - Vous dites avoir écrit L'Enfant du miracle  en un mois. Pourquoi cette urgence ?

    - Je crois que pour écrire, il faut avoir quelque chose à raconter, quelque chose qui nous tient à coeur. Et dans le cas de L'enfant du Miracle, j'avais trop à dire. Toute cette histoire bouillonnait au fond de moi depuis quelques années. J'étais fâché ! J'en avais marre de certaines choses. Il y avait de la hargne dans mon ventre. Je voulais exprimer ma colère en écrivant, mais également en riant.  Et j'étais persuadé que seul ce livre pouvait me libérer ou du moins, entamer un processus de libération en moi.

     

    - Vous sentez-vous proche des autres auteurs de même origine, Camerounais ou Africains d'autres pays ? - Lisez-vous de préférence la littérature africaine ?

    - Je me sens très proche des auteurs africains, en général. Ces dernières années, c'est le phénomène Mabanckou qui m'a surtout marqué. Il dépeint l'Afrique que je connais et que j'ai envie de connaître. En lisant ses romans, on peutbpercevoir  l'accent de ses personnages, on peut voir les reliques de l'Histoire dans la vie des gens très modestes. Et ça, c'est génial, car j'ai l'impression de voyager. Par contre, depuis que je vis en Suisse, j'ai essayé de me rattraper sur la littérature « non africaine », notamment suisse et française. Mais j'ai aussi découvert avec passion la littérature latino-américaine. Elle est drôle et proche de la littérature négro-africaine. Sans doute parce que certaines revendications sont semblables des deux côtés de l'Atlantique.

    - Ce premier livre a-t-il changé quelque chose à votre rapport avec la Suisse ?

    - Non, pas vraiment. Mes rapports avec la Suisse demeurent les mêmes c'est-à-dire des rapports de passion, d'amour et de découverte. Le divorce n'est pas prévu, du moins, pas pour le moment.

    - Comment envisagez-vous la suite de votre travail d'écriture ?

    - J'ai encore assez de choses à dire. Ma vie m'inspire beaucoup. Et en tant que jeune Africain en Suisse, je crois avoir trop à raconter. Des choses drôles, moins drôles : j'ai beaucoup d'idées. Puis j'ai des causes à défendre ; j'ignore vraiment lesquelles… Je suis militant de causes que j'ignore moi-même !

    - Sur quoi travaillez-vous ces jours plus précisément ?

    - Je travaille actuellement sur un roman inspiré, une fois de plus, de mon expérience personnelle. Entre la Suisse et le Cameroun, le narrateur nous raconte une histoire d'amour passionnelle avec un jeune homme. Cela sur fond  de thèmes qui m'intéressent tels que la gouvernance en Afrique, les différences culturelles, ou encore la vi et la mort.

    Max Lobe. L’enfant du miracle. Éditions des sauvages… Genève, 2011, 178p.

    (Cet entretien est à paraître dans un numéro prochain du Passe-Muraille entièrement consacré à la relève littéraire en Suisse romande, avec des contributions de Guy Chevalley, Mathias Clivaz, Elodie Glerum, Douna Loup, Sébastien Meyer, Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Matthieu Ruf, Aude Seigne, Noémi Schaub, Daniel Vuataz, Vincent Yersin, notamment)

  • Horizon de paille

    Inédit

    DounaNB.jpgLes Lignes de ta paume

    Par Douna Loup

     

    Miécourt. Une vieille vous accueille avec ses deux fils qui auraient l'âge de partir mais qu'elle corsète aux bras lourds de sa ferme. Ils sont grands, frustes et bruns. Ils vous saluent avec mutisme mais ne vous quittent pas des yeux.

    La ferme a une toiture noire de sourcils en friche, ses murs trapus sont acculés aux champs d'orges et de tournesols. La ferme est fraiche, profonde et tu calcules en trois secondes que son épaisseur ne se pliera jamais en quatre dans ton coeur. Qu'elle restera autour de toi comme une proéminence abjecte. Qu'elle te sera toujours étrange. Étrangère.

    La nuit qui vous couche ce soir-là tutoie vos fenêtres à larges battants, vous êtes couchées sur un lit simple dans la chambre de la vieille mère et vos cousins dorment à deux pas dans une autre chambre qui grince.

     

    Le temps de s'éveiller il est déjà trop tard.

    La géographie a fait de vous ses prisonnières.

    Les collines du Jura vous toisent vertement aux fenêtres, les cousins vous dévorent des yeux et la vieille vous nourrit comme certains curés aigris donnent la messe.

    Il fait chaud. Lorsque vous contournez la grange où le foin sèche en vagues, les cousins surgissent avec leur chien. Entre ses jambes pend un long bâton rouge, miroir du désir enterré dans les cerveaux des garçons trop âgés pour les chambres de célibataires.

    Vous regardez le foin en tas, vous auscultez les murs de bois... le soleil se cramponne aux planches sur lesquelles vos regards bleus butent, il ne faut surtout pas lâcher cette image de bois, elle vous sauve pour l'instant encore.

    Mais les cousins ne passent pas leur chemin, ils restent, ils ne vous disent rien, ils vous regardent. Leurs regards torpillent vos coeurs, leur silence est un rapt. Les mots le désamorceraient mais vous êtes aussi muettes que la paille, alors vous partez en courant, vous essoufflez votre peur dans les champs, vous longez la route, traversez le village et atterrissez hagardes dans l'épicerie de Miécourt.

    Vous n'avez ni argent ni courses à faire, mais vos visages et votre peur font venir près de vous l'épicière. Elle s'appelle Marie, elle est à peine plus âgée que vous; peu de mots suffisent à vous faire comprendre, à vous faire assoir, à vous faire adopter. Vous buvez de la limonade tout l'après-midi. Les bulles et sa compagnie tendre apaise la terreur en vos corps.

     

    ... tes rêveries te manquent, les mouches recouvrent les jours de leurs petites pattes noires, ton imagination s'arrêtent aux murs, les garçons vous poursuivent, vous espionnent, vous traquent, mais ne sont pas encore parvenus à vous serrer. 

    Les griffes du réel t'enserrent. Les bras du réel t'affectionnent. Le réel c'est l'or des nuits, c'est la crème couverte de mouches, c'est aussi Marie l'épicière, les petits mots qu'elle a pour vous.

    Son père boit, son père noie son corps de litres et de degrés forts. Et les mots de Marie pourtant, ses mots sourient, ils sortent tout droit de sa douceur, ne savent pas briser sa tendresse. Lorsque Marie aimerait se fâcher, crier contre ce vieil ivrogne, elle parvient tout juste à chanter une vieille comptine et à soupirer face aux vitres. Au milieu de ses clients rares, Marie lève le poids des choses, pèse en grammes les lentilles, entasse ses sacs de farine et le soir venu additionne quelques sous avec sa pauvre joie.

    Toi tu trépignes. Ce Jura t'impatiente. Cette Suisse te révolte.

    Ici c'est pire que tout dis-tu, je préfère les Allemands. Tu n'as jamais vu de près les Allemands. Tu n'as vu que leurs ailes de plombs. Tu te souviens avec nostalgie du mot guerre, de la radio de ton père, de votre maison à Roppe remplie de tumultes ces derniers mois, de Jeanne restée dans sa maison feutrée où tu n'as jamais pu entrer. 

    Il faut quitter ces collines infestées de vaches, quitter ce ciel où infusent des mouches, ce pays de garçons vicieux.

    Il y a bien Marie et sa limonade mais elle ne fera pas le poids.

    Ce pays est une infection, on aurait mieux fait d'avoir la gale dis-tu, la douanière nous aurait empêché de passer. On aurait mieux fait d'être pleines de maladies, pleines de rage, de peste, de poux ou de puces de lapins, la Suisse nous aurait tout de suite rejetées, nous serions retournés à Roppe!

    Tu as treize ans et demi et tu t'appelles Nelly, tu te sens vieille, tu penses que ton destin de femme ressemble à autre chose qu'à un horizon de paille dénommé Miécourt, tu penses que tu ne supporteras pas un jour de plus les garçons et leur chien, que tu peux devenir une autre, devenir une fugueuse heureuse.  

    Tu ne rêves plus que d'une seule chose, passer cette ligne dans l'autre sens. Tu te souviens du nom de la petite ville où vous êtes passés de la France en Suisse, elle s'appelle Delle. Delle a été la honte, la nudité volée, Delle sera transfigurée si vous passez en sens inverse. Si vous passez de Suisse en France.

    La vieille a un champ près de Delle, un champs de pommes de terre roses à sortir du sol. Vous attendez le jour de la récolte, vous calculez les ciels et les températures, vous préparez votre petit bagage. Une soeur cadette vous y retrouvera avec la tante de Boncourt et tu seras la cheffe d'expédition, la cheffe de délivrance. Enfin vous quitterez ce mauvais pays...

    D.L.

     

    (Ce texte est extrait du deuxième roman de Douna Loup, Les lignes de ta paume, à paraître en août 2012 au Mercure de France)

      

     

     

     

  • Mon Goncourt 2012

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    Une lecture du Bonheur des Belges de Patrick Roegiers (1)

    Le Prix Goncourt 2012 sera belge ou ne sera pas. Je le fanfaronne tranquillement en lisant Le Bonheur des Belges de Patrick Roegiers, à paraître le 5 septembre prochain chez Grasset. Je ne suis pas seul à penser que le Prix Goncourt gagnera fort à se voir attribué à ce livre : Patrick Roegiers le pense aussi tant il est lui-même fanfaron. J’ai connu Patrick au Salon du Livre de Balma en 2005, et tout de suite ce grand diable m’a exaspéré par sa fanfaronnade avant de me devenir sympathique autour d’une table de bistrot où nous avait emmenés Daniel de Roulet, sur quoi je découvris un écrivain hors norme. Cette évidence m’est apparue à la lecture rétrospective d’Hémisphère nord  (paru en 1995 et gratifié du Goncourt belge que représente le Prix Rossel) puis se confirma avec Le cousin de Fragonard et La nuit du monde, autant que dans Le Mal du pays, autobiographie de la Belgique où le romancier a puisé ses personnages et ses décors afin de brosser cette fresque carnavalesque à la fois rutilante et réjouissante, revigorante et ravigotante, bonnement ravissante au sens du ravissement des Sabines par les Sabins.

    Le Bonheur des Belges fait naturellement pendant au Chagrin des Belges du vormidabel Hugo Claus ; et naturellement, quoique prisant fort le maître flamand, je préfère son compère bruxellois qui se prend illico par la main de Victor Hugo pour grimper avec celui-ci (en train d’achever ses Misérables) sur la butte de mémoire de Waterloo au pied de laquelle il est écrit : « L’accès de l’escalier est interdit avec des frites ».      

    Patrick Roegiers (prononcez Roudgirs) est un écrivain hugolien quand il évoque l’auteur immense de L’Homme qui rit et de La Légende des siècles, napoléonien quand il décrit de près le « petit tondu », et plus encore rabelaisien (Alcofribas étant un auteur potentiellement belge de par son universalitude) par son mélange d’érudition joyeuse et son amour de notre langue qu’il trousse avec une vigueur inégalée ces jours de météo littéraire maussade en France française.

    Le Bonheur des Belges raconte l’histoire d’un crâne petit garçon qui commence, en rêve, par se débarrasser de sa mère dévorante, laquelle lui apparaît sous les traits de la Yolande Moreau du film Quand la mère monte. C’est un bon début pour se lancer dans la vie rêvée et la selva oscura de la mémoire belge dont le premier Virgile sera donc Torugo.

    Patrick Roegiers sait tout des aventures de Torugo en Belgique, évoquées sur un ton vif et frondeur qui fait la première qualité du Bonheur des Belges, façon « ligne claire». Virtuose avéré des longues phrases, Patrick Roegiers raccourcit celles-ci pour être plus et mieux lu, les dégage autour des oreilles afin de les rendre plus musicales et les fait onduler et crépiter et se déployer en évocations saisissantes, notamment dans la reconstitution de la bataille de Waterloo qui introduit une autre composante essentielle du roman : savoir sa façon de baiser le Temps. On sait depuis Lucrèce, Spinoza et Proust que tous les temps sont dans la nature, surtout en ce pays fictif par excellence qu’est la Belgique. On découvre en outre que tous les temps sont permis au pays de Thyl Ulenspiegel.

    Le premier morceau d’anthologie du Bonheur des Belges (cf. L’Anthologie des oeuvres de Patrick Roedgiers, à paraître en 2047 pour le centenaire de l’auteur) est repérable entre les pages 36 et 38 du roman, traitant de la dualité fratricide de la famille belge où l’Histoire européenne vit parfois un Franz et un Frans s’entrebaïonetter avec des élans de ferveur meurtriers pour le compte de belligérants qui n’usèrent pas autrement des mercenaires suisses.

    Je cite à la volée : « Les Belges ont peu de fierté naturelle. Ce sont de fieffés saccageurs. (…) Voici le cas de deux frères devenus adversaire par caprice de l’Empereur. Ils ont tous deux l’âge d’aller à la guerre. L’un s’appelle Frans et l’autre Franz. Ils ont le même âge, un air de famille et un accent semblable, mais parlent des langues différentes, ce qui les a fait s’enrôler dans des camps opposés, mais ils auraient pu échanger leurs place et revêtir l’uniforme de l’ennemi. (…) L’un a un cœur de diamant, l'autre de pierre. Aucun des deux n’est à même d’assurer seul son rôle (…) L’un ne s’adresse à personne, l’autre fait appel à tout le monde. Chacun baragouine sa propre langue, mais ils ne s’entendent que si les deux se parlent ensemble. L’un est de partout, l’autre de nulle part. L’un est jaloux, l’autre envieux. L’un est élancé, l’autre trapu ».

    Ainsi de suite et ceci encore : « L’un aux côtés de l’Empereur est sergent, l’autre aux côtés des Alliés est simple caporal.

    -          Toi ici ?, dit Frans.

    -          Toi aussi ?, dit Franz.

    -          Tu es plus qu’un frère pour moi.

    -          Tu es mon alter ego.

    -          Et toi, tu es moi-même.

    Et la belle paire de s’embrocher : « On retrouve les deux frères dans les bras l’un de l’autre, enlacés dans une commune agonie, unis dans un baiser de haine à quoi les achemine leur distincte trajectoire. Waterlooser ! »

         Le deuxième morceau de choix du Bonheur des Belges suit entre les pages 43 et 66, relatif à l’évocation de la bataille de Waterloo et au portrait de Napoléon vue de tout près par le jeune narrateur. Il faudrait tout citer. Mais on m’appelle à table ! La suite suivra…

  • La mort de Dominique de Roux

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    Lorsque Vladimir Dimitrijevic m’a annoncé, ce soir, la mort subite de Dominique de Roux, foudroyé à l’âge de quarante-deux ans par une crise cardiaque, un sentiment très étrange m’a saisi, mêlé de surprise et d’incrédulité, et j’ai revu ce personnage si brillant et si fluide, si à l’aise dans le monde, si vivant, si naturellement urbain et si sûr de lui, qui m’avait reçu une première fois en 1972 dans la pénombre de son grand appartement de la rue de Bourgogne – j’ai revu le pull de cachemire qu’il portait ce jour-là et je me suis demandé comment il se faisait qu’un type visiblement si bien dans son pull puisse mourir si brusquement sans crier gare ?

    Avait-il, lui l’intuitif fulgurant, le pressentiment que cette vie qu’il aimait d’une passion orientée par le sens des destinées personnelles, bien plus que par le sens de l’Histoire, lui serait ravie aussi tôt ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, passé le premier saisissement, je me dis que cette mort en plein vol a quelque chose d’un paraphe, tout à fait dans le style à fulgurances de l’écrivain, signant finalement une œuvre étincelante et une vie comme en porte-à-faux avec notre époque.

    C’est qu’il y avait chez lui du vaillant mousquetaire, dont la pensée et la plume, à tout instant stimulées par le « plaisir aristocratique de déplaire », ne pouvaient séduire à gauche plus qu’à droite, et d’ailleurs de ma première lecture de L’Ouverture de la chasse me reste un souvenir mêlé de reconnaissance et de rejet. J’ai reconnu ma propre défiance, vécue dans les rues du Quartier latin en mai 1968, quand j’ai lu ces lignes écrites à chaud et publiées en juillet de la même année : « Il a fallu l’asservissement des adultes à leurs citadelles arriérées, à leur corps endormi pour qu’aux premiers fracas d’un bavardage poétique tournant au-dessus des émeutes ils se soumettent, s’avalent par rangs de taille, et donnent à penser à leurs fils qu’ils faisaient la révolution. » J’avais beau me sentir, moi aussi, fils en révolte : le délire rhétorique du troupeau m’avait rejeté dans les marges et je retrouvais exactement mon sentiment du moment en lisant ces lignes féroces : « Or ces fils, livrés à eux-mêmes, aliénés par des chimères, embusqués dans un surréalisme amolli, encrassé, se sont déchirés aux fourrés des mythologies révolutionnaires, au niveau de la culture générale. La crise spirituelle déguisée puis barbouillée de nihilisme à la manière des enfants, piégeait sa jeunesse, ses nouveaux mois, ses projets de révolution, tout ce qui une seule fois précède la mort. »
    Pourtant à l’adhésion succédait le rejet de la rhétorique ronflante réinvestie par notre d’Artagnan célébrant « le seul révolutionnaire » en la personne providentielle de Charles de Gaulle – non, décidément, là ça ne passait plus, et toujours j’ai regimbé devant les poses « historiques » d’un écrivain soucieux de marquer le siècle de sa propre trace héroïque à la Malraux et jetant au ciel ses métaphores par trop grandiloquentes à mon goût de descendant de chevriers helvètes : « Le monde a été conçu dans le feu, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d’émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l’éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d’acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes ce que sont aujourd’hui à Istamboul les harems à pou¬fiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles. »

    Pourtant ce style flamboyant, malgré le creux sonnant, m’en imposait tout de même par l’élan qu’il marquait, et l’éclat cerné d’obscurité d’une langue relançant la pensée poétique et la furia d’une critique inspirée, belle et rebelle.

    Aussi me plaît que Dominique de Roux se soit toujours affirmé contre le Nouvel Homme nivelé style Chigalev, tandis que, passeur, il servait les causes perdues de Céline ou de Pound, et celle non moins inconvenue alors d’un Witold Gombrowicz, révélé dans sa propre rébellion, ou qu’il fasse et fasse faire les Cahiers de l’Herne comme il a aidé à se lancer L’Âge d’Homme.

    C’était un romantique sans illusions qui luttait contre les abaissements de l’époque, un oiseau-phénix trop à l’étroit dans la cage du parisianisme, un romancier velléitaire quelque peu, champion de l’amorce, mais à retombées parfois décevantes, les feux de l’incendiaire éblouissaient plus qu’ils n’éclairaient, mais le défenseur était un honnête homme, je crois. Je ne sais trop ce qui lui a pris d’aller se jucher sur la jeep d’un général portugais, ni ne comprends bien son Cinquième empire, mais je suis triste de voir s’en aller si vite un type bien que, peut-être, j’aurais fini par rencontrer vraiment...

    Note de 1977, extraite des Passions partagées (2004)

  • Aventurier de style

    medium_De_Roux0001_kuffer_v1_.JPGDominique de Roux en 1972 (Paule Rinsoz)


    Le nom de Dominique de Roux (1935-1977) a longtemps suscité l’opprobre d’une fraction de l’intelligentsia parisienne, « politiquement correcte » avant l’heure, à une époque où faire l’éloge d’un Louis-Ferdinand Céline, notamment ne pouvait que relever du « fascisme ». Pratiquant le « plaisir aristocratique de déplaire » en anarchiste de droite, ce mousquetaire romantique mal fait pour La France de Jean Yanne, selon le titre d’un de ses pamphlets, était naturellement porté à défendre un maudit génial tel Ezra Pound (bel et bien égaré dans le fascisme mussolinien, celui-là) ou, avant tous les autres, le grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, alors méconnu, qu’il révéla au lecteur français.

    Fin de race hanté dès sa jeunesse par le pressentiment d’une mort prématurée (qui frappa plusieurs de ses frères), ce fils d’une longue lignée aristocratique de Charente, fasciné par le général de Gaulle, se rêva un destin de héros stendhalien, à la fois homme d’action et écrivain engagé dans l’histoire contemporaine comme l’avait été un Malraux. Fondateur des Cahiers de l’Herne (où il fit célébrer Michaux, Borges, Jouve, Dostoïevski, et tant d’autres) et grand découvreur de l’édition parisienne, écrivain au style flamboyant quoique inégal, Dominique de Roux composa de brefs romans élégants et voilés de mélancolie (Mademoiselle Anicet, L’Harmonika-Zug, La jeune fille au ballon rouge, Maison jaune), quelques beaux essais très personnels (sur Céline, l’écriture de Charles de Gaulle et Gombrowicz) et un recueil de fragments aussi étincelants qu’irrévérencieux (notamment des propos sur Roland Barthes et Georges Pompidou, jugés scandaleux), intitulé Immédiatement et qui lui valut de perdre brutalement son poste de directeur littéraire aux Presses de la Cité, en février 1972.

    Habité par une vision politique à caractère poético-messianique, Dominique de Roux voyait l’accomplissement du gaullisme dans une sorte d’internationale pacificatrice, qui le fit s’engager dans la révolution portugaise de 1974 et dans la guérilla angolaise, au titre de conseiller personnel de Jonas Savimbi. Sous le couvert de reportages, il accomplit des missions pour le Renseignement français, ainsi que le révèle Jean-Luc Barré dans la passionnante biographie qu’il vient de consacrer à l’auteur du Cinquième empire, vaste chronique romanesque imprégnée par la dernière grande aventure de l’écrivain. Un autre aspect, plus intime mais combien révélateur, de la vie de Dominique de Roux est également éclairé en l’occurrence, tenant à ses relations de séducteur et d’amoureux plus profond, dont témoignent de magnifiques lettres recueillies par le biographe.

    - Comment, Jean-Luc Barré, situez-vous Dominique de Roux dans la littérature du XXe siècle ?
    - Je le vois d’abord comme un des acteurs majeurs de la vie littéraire, à la fois éditeur et écrivain comme le furent un Jean Paulhan ou un Jacques Rivière. Et outre, et le public le découvrira à la publication de sa correspondance : il m’apparaît comme l’un des derniers grands épistoliers de la littérature française.
    - Qu’avez-vous découvert en travaillant à cette biographie ?
    - Le coup de chance, et la principale découverte, a été le lot de plus de mille lettres inédites qui m’ont été remises, contenant une masse de renseignements sur le parcours de l’écrivain entre 1970 et 1977, où il vécut dans l’errance la plus totale. C’est l’occasion de lever le voile sur une trajectoire peu connue, dont il commente les étapes à ses correspondantes : les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie à part son épouse Jacqueline de Roux. En outre, je mets en lumière son engagement effectif dans les services de renseignements français et son rôle auprès du leader de l’UNITA, Jonas Savimbi.
    - Que cherchait-il au juste ?
    - On sent qu’il cherchait « le roman », l’Histoire en marche. Il a d’abord découvert, dans le personnage de Spinola, un personnage à la De Gaulle qui l’a fasciné. Engagé dans la révolution des œillets, il n’y a vu qu’une péripétie dans le genre de mai 68, mais c’est avec beaucoup plus de conviction qu’il a défendu la cause de l’UNITA…
    - Pourquoi, dans votre titre, le qualifiez-vous de « provocateur » ?
    - La provocation n’est pas chez lui, comme chez un Jean Edern Hallier, une fin mais un moyen. C’est une constante remise en question de tout ce qui tend à la sclérose, au conformisme et à l’uniformisation. D’où sa fascination pour les parias, les maudits et les univers parallèles. A tous égards, c’est un homme qui a sans cesse vécu dans l’urgence, conscient du fait que ses jours étaient comptés.
    - Quelle est, finalement, l’idée directrice qui se dégage de sa quête ?
    - Dominique de Roux me semble l’un des derniers écrivains de notre époque qui a pensé en termes d’universalité. Rêvant d’une sorte de communauté lusitanienne post-coloniale, il était ouvert au mélange des cultures et tout à fait opposé à l’apartheid. Le gaullisme lui avait fait entrevoir une troisième voie. Ce qui me frappe chez lui, c’est le refus de souscrire à une identité qui enferme. En dernier ressort, on sent en outre que tout pour lui devait aboutir à la littérature. Telle est d’ailleurs la dernière issue de sa vie.

    Jean-Luc Barré. Dominique de Roux le provocateur. Fayard, 651p.
    Dominique de Roux, L’Ouverture de la chasse. Le Rocher. Réédition d’un recueil d’essais percutants, notamment sur Mai 68, Sollers, Jean Edern Hallier, Marcuse, Brancusi, Gombrowicz et l’Internationale après-gaulliste.

  • Ceux qui s'informent

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    Celui qui se documente sur les mécanismes du sommeil de la mouche tsé-tsé / Celle qu’on dit aussi paresseuse que l’escargot de mer Aplysia californica / Ceux qui ont un détecteur automatique d’émotions d’arrière-plan / Celui qui régule ses émotions sociales en fonction de son plan de carrière / Celle qui affirme que le port royal de son bonobo est inné plus qu’il n’est acquis à son contact de biologiste de bonne famille genevoise / Ceux qui n’ont pas conscience des structures de dominance qu’ils ont acquises au Service des automobiles / Celui que les informations forment / Celle que l’informatique déforme / Ceux que la saturation d’informations a rendu informes / Celui qui affirme que sa sœur Monique ressent tout par le nez comme il en va de certains vers / Celle qui n’a pas informé son voisinage de sa disparition vu qu’elle était déjà morte pour eux / Ceux qui se demandent si les plantes portant les organes mâles et femelles sont influencées par d’autres végétaux à l’instar des individus bisexuels soumis à la discipline des chambrées militaires ou des classes de couture / Celui qui rappelle au groupe de réflexion transgenre que les anciens rois tahitiens n’avaient guère de descendance issue de rapports incestueux / Celle qui se dit « bête comme l’Himalaya » sans que ses mufles ne cousins ne protestent / Ceux qui achoppent à la dotation biologique de Madame Sans-Gène / Celui qui pense faire une chatterie à son amie Adeline en lui disant qu’elle a du chien / Celle qui a trébuché sur les marches de l’évolution et se retrouve pourtant docteur ès lettres de l’uni de Lausanne / Ceux qui ont fait théologie et se sont recyclés dans l’économie de marché / Celui qui ne dirige son orchestre olympique que d’une main / Celle qui se renseigne sur les moeurs de l’organiste / Ceux qui redoutent la curiosité prédatrice des prétendu philanthropes / Celui qui n’est pas étonné d’apprendre que Gargantua a bu toute l’eau de la Sarine avant de se laver les pieds dans la flaque connue depuis lors sous le nom de Lac noir ou Schwarzsee / Celle qui ne sait pas que sa phobie des cloches remonte au temps des géants / Ceux qui chantaient la chanson de Gargantua dans la classe de mademoiselle Chambovey où il est dit que le géant a bu l’eau du lac de Bret après avoir jeté la pierre du Niton, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Visions de Jack

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    par Maxime Maillard

     

    I

      

    Sa tête bourdonnait comme une lavande

    Et les fruits succédaient aux fleurs

    Quand elle se laissa partir

    Bien décidée à ne pas revenir

     Des deux côtés du couloir on se regardait sans se comprendre

    Entre détresse et soulagement

     

    II

     

    Ces deux-là ne faisaient qu’un

    La vie les avait rendus doux comme des galets

    On les voyait côte à côte à Noël sur le divan

    Lui, donnant le la

    Elle, les lèvres en coeur

    Sous de fines lunettes posées tout au bout du nez

     Ils tiraient à deux mains dans les ruelles du bourg

    Une vieille histoire d’adolescents

    Inséparables au guichet de la poste

    A la piscine municipale les jours de pluie

    Leurs deux bonnets de silicone bleu

    Progressant lentement parmi les vaguelettes

     Puis une nuit

    Comme une plante pousse

    Le forgeron est parti

    Sans saluer personne

    S’est faufilé dans un coin de sa Françoise

      

    III

    Sa vie durant le boucher s’était tu

    Acceptant tout et bien plus

    Amen - pauvre boucher

    Qui devint même banquier pour lui plaire

     Des bonshommes en costume et gousset

    Passaient derrière la vitre opaque

    Puis s’installaient autour d’un vermouth

    Pendant qu’il déglaçait son filet  

    Amen – pauvre boucher

    Qui fut trop tendre pour vivre vieux

     Tout blanc dans son cancer

    Il veilla la nuit entière

    Pour la voir dans ses beaux habits

    Avant que le jour ne chasse l’ombre

    Pour la voir comme au sortir de la forêt

    Coquette avec son béret rouge

    Et qu’elle lui tende

    Enveloppé dans une lavallière

    Le vieux livre au scotch brun

    Où ils s’étaient rencontrés

    Du temps qu’il était guignol

    Sur la scène d’un théâtre amateur

     

    IV 

    Le père Bovet alité depuis belle lurette s’est envolé vers midi

    Sa femme l’a vu qui flottait au-dessus de la grange dans un drap blanc

    saluant les bêtes de ses paumes charnues

    Avant de disparaître dans le vent


    V

     

    Les grands-parents sont partis presque en même temps à force d’être  

    vieux

    Ce fut le pire accident de leur enfance et la fin d’une saison

     Adieu les livres d’images

    Adieu la farandole

    Le grenier merveilleux

    Adieu mes frères

     

    VI 

    Se peut-il qu’on s’en aille sans jamais revenir

    Qu’ils se dérobent ceux-là qui nous ont vu grandir

     

    VII

     

    Ils ont beau traverser l’existence

    Tels ces pèlerins de Compostelle

    Ce sont des jardins qui s’en vont avec eux

    Où il était bon de s’asseoir pour écouter

    Le chagrin qu’ils sèment remplira ce creux

    Et l’on se relèvera comme on s’est allongé

     Quand le père s’en ira

    Cette place qu’il laissera

    Il faudra à mon tour que je la laisse

    Car on ne voudra plus de moi

    Dans ce quatre pièces plein sud

    Où les murs schlinguent les livres

     

    Qu’il claque et je pleurerai

    Comme un môme enfin libre

    De monter dans un train

    Et de marcher à l’envers

     

    VIII

    Quand elle est partie j’ai voulu partir aussi

    Enfouir ma tête dans ses plis

    Et me laisser porté dans le courant

    Mais au matin mon réveil a sonné

    J’ai enfilé mon bleu et je suis sorti

    A travers la nuit j’ai marché jusqu’au trolley

    Dans le parc la lumière coulait le long des bouleaux

    Les biches mâchaient des biscuits ramollis par la rosée

    Et j’ai compris qu’on ne part pas aussi simplement

     J’ai fleuri son urne matins midis et soirs

    Une fois j’ai repris le bus sans y penser

    Le lendemain j’ai fredonné l’air de Dona

    En rempotant un camélia

    Chaque semaine je disposais dans l’alcôve

    Une fleur que je piquais dans les serres

    Puis un jour à côté de sa photo

    J’ai installé un petit pin en pot

    Et une bougie dont la flamme dure

    m’a dit le vendeur

    Aussi long qu’un paquebot pour les Indes

     

    IX

    Mon genou fait crac dans les escaliers

    Et mon dos a fait crac lorsque je me suis baissé sur une motte

    Mon ongle craque sous mes dents comme craque le vernis du banc

    La montagne craque au-dessus du cimetière où mon ami s’enterre

    Et l’échelle entendra peut-être ce craquement qui fendra l’air

     quand je me hisserai sur les platanes pour la taille

    On rira de moi gentiment comme chaque année et je rirai pour qu’ils

      restent eux-mêmes

    J’attraperai mon sécateur et je sectionnerai quelques branchettes

    à leurs gros moignons

    Depuis là-haut j’entendrai le chant du martinet et je verrai la

      garniture blanche de leurs crânes

    Une lointaine fumée s’élèvera au-dessus d’un feu de planchettes

    Qui recouvrira la tombe du général et la croix en bois de Ramuz

     

    X

    Allongé sur mon reposoir concave

    Le dos bien calé avec trois oreillers

    Mes pieds en chaussons à dix heures dix

    Une brise légère me caresse les cuisses

    J’entends le vieux qui gratte un zwieback

    Le ciel est un champ de laine en fuite

    Je suis en slip, parfaitement à l’aise

    Sans rien devant ni derrière


    (Cette suite poétique inédite, de Maxime Maillard, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrle à la relève littéraire romande)

     

  • Le Puits

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    Inédit

    Par Elodie Glerum

     

    Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Il a beau se pencher sur le rebord, scruter les eaux, il ne voit rien. Immobiles, elles captent temporairement des rayons de poussière. Quand le vent du sud-ouest chasse les nuages, caresse lierre, mousses et spores. Que les arbres cessent de bruire dans leur symphonie hivernale.

    Le sol se couvre d’épines et de feuilles.

    Il se souvient de sa répugnance à traverser les champs psychotropes, entre la route de terre battue et la colline. De son vertige, aussi, sur la falaise qui grimpe très haut jusqu’à la frontière. Et du moment où serrer fort sa main évitait qu’elle ne s’envole.

    C’était avant.

    Maintenant, la guerre est finie. Le héros est de retour : autant qu’il le peut, il retarde son retour à la norme. Déjà, il retravaille. Quelques hypocrites continuent à le fournir en surplus de fromage, de gnole. À le descendre en camion dans la vallée, gratuitement, alors que nous devons doublement nous serrer la ceinture.

    Justement, parce que nous n’avons rien fait.

    Avant la guerre, le héros était paresseux. Ça mangeait chez sa sœur quatre fois par semaine. Ça se faisait héberger gratis chez une veuve. Ça dormait sa sieste sous les oliviers pendant les foins. Et quand on se permettait de le remarquer, le héros parlait d’oppression, de révolution. De toute manière, tout finirait par changer ! Monsieur l’abbé devait être sur ses gardes.

    Ça peut être con, un héros.

    Pendant le conflit, sans penser à lui, il est monté plus d’une fois au col. Il a dû passer par les terrasses, plus haut, en direction de l’ancienne mine et de la route frontalière.

    Plus personne ne débroussaille. C’est sale. C’est anarchique. Parfois ça pue le cadavre. Mais c’est là que se trouve le dernier puits qui n’est pas asséché.

    Depuis que le canal des deux frontières a été détourné, impossible de s’abreuver ailleurs. D’ordinaire, un soldat monte la garde. Cette fois, il est mort. En outre, on a volé le seau. Saboté la manivelle. Saloperie !

    Il redescend à la Grange. Remonte, une corde sur le dos. Le héros ne leur rend pas la vie facile, explique-t-il à sa fille qui court un bout de chemin. Elle acquiesce. Oui, papa, ce sont des salopards. Chut, il dit, il faut tout de même se surveiller. Au début de la guerre, elle prenait les héros pour des dieux. Mais depuis qu’il faut nous faire chaque jour ces trois kilomètres jusqu’à la fontaine, elle a changé d’avis : ce sont des salopards qui rendent la vie difficile.

    Quand il revient au puits, il entend des bruits de feuilles. Se retourne. Ne voit personne. Ça vient d’en bas, du ravin. Le héros pointe son arme sur un soldat.

    « Tu n’as pas envie de dire.

    -       Non.

    -       Tu pourrais faire un effort.

    -       J’en suis incapable.

    -       Très bien. »

    Le bruit a fait hurler les pies. Et les feuilles ont volé. Le héros regarde autour de lui, lâche à son compagnon : « On dégage. » Ils dégagent et laissent le corps après l’avoir dépouillé de tous ses vêtements.

    « Aujourd’hui, je suis tombée sur un homme nu dans la forêt » lui dit sa fille à l’heure du repas. Il repose sa cuiller et cesse d’avaler.

    « Il était vivant ?

    -       Non.

    -       Alors ça va. »

    Les camions commencent à prendre la route de la frontière. Ils sont remplis d’uniformes.

    « Ce sont les héros ? demande sa fille.

    -       Non. »

    Avec les semaines, il n’y a plus d’essence. Les fuyards sont seuls, à pied et très mal équipés. La route du col est pénible. Sans eau, on est mort. La zone frontalière est maintenant infestée de héros. On fait tout pour les retenir.

    Un jour, le héros désigne une maison. C’est la fin de l’été. L’air est sec. Il fait chaud. Et des tracts de libération ont été lancés des avions parce que personne ne veut bouger son cul ici. Ils n’ont qu’à s’acheter la radio.

    Il coupe du bois. Il les entend. Ils ont soif. « C’est la cabane du bourru. Il vit seul avec sa fille. Il nous donnera à boire. »

    Ils frappent. Il arrive du jardin. Il sent bon les essences de septembre, l’odeur de bois cru, la fumée sèche des feuilles mortes. À cette altitude, les capuchons de moine pigmentent les éboulis derrière la Grange, de violet, de mauve, les recoins humides qui sont torrents en mai, secs en été.

    « Comment vas-tu ? » demande le héros en souriant. Il ne répond pas, mais va chercher la gnole.

    « Et ta fille ? Elle n’est pas ici ?

    -       Elle est morte. »

    Le héros se fige. Sa troupe le regarde bizarrement. Il se racle la gorge et avale d’une traite le fond de verre. Il tousse.

    « Ce sont vraiment des salauds. »

    Il ne répond pas. Son manque d’entrain les incite à quitter ce trou. « Il faudra qu’on t’installe l’eau courante, une fois » dit le héros, ajoutant qu’ils comptent atteindre le village avant la nuit. Plus sûr. Le héros s’embourgeoise. Il ne répond rien. Ce sont des promesses en l’air. De politicien. Au village, les bruits courent que le héros vise un mandat de maire. En vallée, ça chuchote. On ne veut pas d’un communiste là-haut.

    Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Les eaux sont calmes. L’escalier de pierre, tout pourri. Un gros panneau prohibitif indique :

    Danger. Ne pas boire.

    C’est le maire qui l’a installé. Cent vingt-huit voix contre douze. Un bulletin blanc. Trop d’effort, pour lui, de descendre au village. On sort l’argument collabos pour expliquer un score si bas pour un héros.

    Il a quand même gagné.

    Le héros marche vers la fontaine. Le salue. Je reviens du poste frontière flambant neuf. Il sent la gentiane.

    « Qu’est-ce que tu regardes ? demande le héros.

    -       Le puits.

    -       Je vois.

    -       Quelqu’un est tombé dedans.

    -       Ah bon ! se glace le héros.

    -       Vous êtes des salopards. »

    Le héros suffoque. On ne s’adresse pas comme ça à un élu. Encore moins à un héros. On lui doit du respect et la liberté.

    « Qu’est-ce que tu racontes ?

    -       Vous auriez pu me dire que vous l’aviez empoisonné, ce puits, avec des capuchons de moine… avant que j’y envoie ma fille. Tout ça pour ralentir leur retraite ! »

    E.G.


    (Cette nouvelle d'Elodie Glerum a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, de juin 2012, réservée à dix-sept jeunes auteurs romands)

     


  • Swiss Way

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    …A ma connaissance, notre pays est le seul au monde qui propose au citoyen marcheur d’atteindre Les Cases par la droite ou par la gauche,  et ce n’est pas d’ambivalence politique qu’il s’agit là mais du Symbole même de ce multilatéralisme séculaire qui nous a enseigné que, de la même façon, nous pouvons être  roulés par la gauche ou par la droite…

    Image : Philip Seelen

     

    Image : Philip Seelen

  • Folk Pride

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    …Et vous reconnaîtrez de gauche à droite, camarades du parti Swiss Value, sept de nos membres fidèles posant pour notre campagne de sensibilisation, à savoir  Greta Hübsch du staff des RH de Microsoft, Vreneli Schatz la monitrice d’Aquagym New Life, Magda Schäfli qui accuse le coup en tant que gérante de fortune à l’UBS - quant au type à l’accordéon c’est le portier Sepp du siège principal de La Vie assurée où se sont connus nos trois membres-phares  du Team Folky de la section, plus précisément Sepp Stolz (porte-drapeau attitré) récemment passé Second Chief dans l'Entreprise, Markus Schlupp le First Chief et Nestor Duflon notre Memory's Chap incarné, bientôt en retraite…
    Image : Philip Seelen

  • Lumière de Grignan

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    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Montélimar, ce 14 janvier 2001. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

    Jaccottet18.jpgEn entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    (Ces pages sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, paru récemment chez Olivier Morattel).

  • Amiet

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    Qui aime la couleur ne peut qu'être touché par la peinture de Cuno Amiet. Ce fut en effet un irradiant coloriste que ce maître incontesté de l'art suisse de  la première moitié du XXe siècle, même si sa notoriété posthume n'égale certes pas celle de Ferdinand Hodler, dont il fut le continuateur direct.

    C'est peut-être que l'œuvre d'Amiet est plus composite, moins puissante et moins radicale en ses aboutissants que celle de Hodler, mais la couleur le sauve de cet apparent éparpillement, autant que son art de l'aquarelle et du dessin, non moins marqué par la grâce.

    Il y a chez lui du fauve français autant que  del'expressionniste allemand, ses couleurs évoquent successivement  Gauguin et  Van Gogh, Kirchner et Nolde, avec des bonheurs à la Bonnard.

    Caméléon ? Je dirai plutôt : poreux à l'extrême, et tout de même partagé entre service public et vertu privée. Il y a en effet presque deux œuvres chez celui qui fut à la fois l'Artiste suisse officiel de l'entre-deux-guerres, solidement implanté dans son arche mythique d'Oschwand où se retrouvaient artistes et écrivains, et le créateur plus intimiste et plus libre dont son jeune ami et émule Eduard Gerber grappillera le meilleur pour en constituer une inappréciable collection, témoignant aussi de la bonification de l'œuvre en ses dernières années.

    Amiet14.jpgSans le génie ardent d'un Hodler, Cuno Amiet n'a jamais pour autant donné dans l'art officiel lénifiant, même si le symbolisme appuyé de ses fameuses Cueilleuse de pommes - gracieux sgraffito de la façade du Musée des Beaux-Arts de Berne rappelant le programme de défense spirituelle du pays, en 1936 - fleure évidemment son époque bien datée. On a aussi reproché au notable Amiet de s'être opposé à l'acquisition par le même musée bernois, en 1946, d'une toile de Picasso. « S'il y avait du jaune là où c'est blanc on pourrait l'acheter », aurait déclaré en dialecte bernois celui-là même qui participa aux mouvements novateurs du Blaue Reiter allemand  ou de la Sécession autrichienne. On n'en fera pas un renégat réactionnaire pour autant puisque ce n'était, en somme, qu'une question de couleurs !

    Amiet3.jpgÀ la bascule des générations, mais surtout d'une époque que marquera la fin d'une certaine peinture (Hodler ira jusqu'à la fusion de l'abstraction lyrique, mais après ?), Cuno Amiet fut aussi le dernier peintre « national » d'une certaine Suisse qui l'a d'abord vilipendé avant de le célébrer, puis de l'oublier...

    Amiet19.jpgNota Bene : né en 1868 à Soleure, Cuno Amiet fit très jeune ses premières études artistiques à Munich, où il se lia avec Giovanni Giacometti, dont il devint plus tard le parrain du fils, Alberto. Après un séjour à l'Académie Julian de Paris, il séjourna à Pont-Aven et s'établit, dès après son mariage avec Anna Studer, en 1898, dans le village d'Oschwander, canton de Berne, qu'il ne quitta que pour des voyages autour du monde liés à son rayonnement international. En 1931, à l'occasion d'une grande exposition au Glaspalast de Munich, détruit par un incendie, 51 toiles de Cuno Amiet furent anéanties. Un jeune jardinier, Eduard Gerber, s'approcha peu après de l'artiste auquel il acheta une première aquarelle, avant de se lier au couple et de constituer, avec peu de moyens, une collection faisant aujourd'hui référence. Celle-ci fit l'objet d'une grande exposition au Kunstmuseum de Berne, en 2011, dont le catalogue, publié chez Kerber, représente une bonne introduction à l'œuvre et à la vie de l'artiste. Celui-ci est mort en 1961 à Soleure, huit ans après la disparition d'Anna Amiet qui partagea sa vie, ses peines (la mort prématurée d'un premier enfant, compensée ensuite par plusieurs adoptions et tutelles, dont celle du fils de Hermann Hesse) et ses joies. Une grande rétrospective au Kunsthaus de Zurich avait célébré le nonagénaire en 1958.  Amiet12.jpg

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  • L'Arche de JLK

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    Ce qu'écrit Eléonore Sulser, critique littéraire au journal Le Temps, de Chemins de traverse.

    « Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses »…

    Une arche de Noé, la littérature ? L’image est très belle qui surgit au détour de ces notes sur le monde, sur sa lecture et sur la lecture, rédigées, nous dit Jean-Louis Kuffer, depuis l’adolescence.

    Chemins de traverse est la suite d’un long journal, publié pour parties sous divers titres et chez divers éditeurs, accueilli cette fois par Olivier Morattel.

    On y lit des éblouissements et des peines privés – tendres visions de son épouse, « Lady L » en « bonne amie »,décès d’une mère - ; bonheurs et servitudes de la vie au sein d’un journal (semaine d’édition, interviews loufoques ou passionnantes, reportages), puis la vie des lettres romandes vue comme critique et comme auteur : fâcherie violente avec « Maître Jacques » (feu jacques Chessex) et, bien plus tard, réconciliation épistolaire ; errances passionnées, inspirantes et destructrices avec « Marius Daniel » (Popescu). Et bien d’autres histoires encore.

    Mais avant tout Kuffer-Noé est un lecteur et les livres sont la première chose qu’il partage ici. Il relit des classiques (beaucoup de Russes mais aussi Sagan ou Simenon), s’aventure avec éclectisme chez les contemporaines (Pascale Kramer, Charles Dantzig, Alexandre Jollien) comme en témoignant ces notes et la bibliographie buissonnière qui clôt ces Chemins de traverse.

    C’est aussi une mine de citations, à commencer par celle-ci de Charles-Albert Cingria : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini ».

    Eléonore Sulser

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer. Chemins de traverse ; lecture du monde 2000-2005. Olivier Morattel, 420p.

     

    Cet article a paru dans le supplément culturel du Temps en date du samedi 26 mai 2012.

  • Cantique suisse

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    Pour entonner le Cantique suisse

    J'ouvre ce nouveau blog, sur le site web de 24 Heures dont je suis le plus jeune retraité,  afin de donner, à un projet de longue date qui devrait aboutir l'an prochain à la publication d'un livre, aux éditions d'Autre part, une base interactive vivante. Cantique suisse, le livre, sera constitué sous la forme d'un Abécédaire, d'Absinthe à Zouc, dont la plupart des articles n'excéderont pas une page. Son double souci premier sera d'originalité subjective et de style. Les ouvrages consacrés à la Suisse sont innombrables, mais notre pays reste souvent méconnu dans sa part la plus singulière. C'est celle-ci qui m'intéresse de manière à la fois subjective et documentée, qui n'exclut ni la poésie ni la polémique, hors de toute prétention académique.

    Cantique suisse, le blog, se veut ouvert à la discussion ou aux rebonds vifs, et les souhaite même dans la limite du respect mutuel. L'énoncé de l'Abécédaire passionnel ci-dessous est provisoire et sujet à de multiples ajouts. Il sera enrichi chaque jour sans suivre forcément l'ordre alphabétique.  

            

    Abécédaire passionnel

    Absinthe.jpgAbsinthe / Accent / Aline / Alinghi / Aloyse / Altdorf / Amiel / Amiet/ Aurigeno / Bahnhofstrasse / Bakounine / Ballenberg / Berchtold / Bergier / Bieler / Betty Bossi / Birchermüesli / Blocher/ Böcklin / Bögli / Botta / Bouvier / Budry / Carnaval / Cendrars / Cenovis / Ceresole / CERN/ Cervin / CFF / Chillon / Cingria / Chappaz / Chessex / Cuisses-Dames / Dada / Davos / Dimitri / Dindo / Doyen Bridel / Dürrenmatt / Duttweiler / Eigerwand / Erasme / Erni / Ernst S. / Federer / FipFop / Franches Montagnes / Frisch /Geiger (Hermann) / Gilliard / Général Guisan / Génie helvétique (Le) / Giacometti / Gianadda / Gilles / Godard / Goetheanum / Gothard & Gothard / Gotthelf / Grounding / Grütli / Guillaume Tell /  Grock / Güllen / Haldas / Heidi / Hesse / Hingis / Hirschhorn (Thomas) /   Hodler / Honegger / Hornuss / Humbert-Droz / Keller / Journaux / Joyce / Jung / Klee / Koblet / Küng (Hans) / Kudelski / Lavater / Lénine / Palais fédéral / Le Parfait / Pipilotti / Landsgemeinde / Longines / Lötschental / Pestalozzi /  Maggi / Maison d'Ailleurs / Monte Verita / Morgenstraich / Morisod / Murer (Fredi) / Muzot / Nains de jardin / Nessi (Alberto) / Nabokov / Nestlé / Niederdorf / NPCK / NZZ / Odéon / Opel & Ospel / Orelli & Orelli / Parachutes dorés / Piazza Grande / Pilet-Golaz / Pont du Diable / Ramuz / Rilke / Ritz /  Römerholz / Rote Fabrik / Saurer / Schmid (Daniel) / Stress / Schwarzenbach / Segantini / Sils-Maria / Soglio / Soutter / Sugus / Suter (Martin) / Tinguely / Tissot / Töpffer / Tuor (Leo) / Walser / Winkelried / Wölffli / Ziegler /  Zoccoli / Zorn / Zouc.Zouc2.jpg

    Cantique suisse, le blog:

    http://cantiquesuisse.blog.24heures.ch

     

  • Ceux qui passent la ligne

    Pano14.jpgCelui qui plaque tout à l’instant de prendre connaissance du courriel glacial du responsable des Ressources Humaines lui demandant s’il s’identifie vraiment à l’Entreprise / Celle qui va chercher des clopes à l’heure de la pose et se retrouve le soir même sur le quai d’embarquement pour les îles Lofoten / Ceux qui ont passé de l’état de cadres moyens à celui de clochards à plein temps sans en avertir leur belle-famille recomposée / Celui qui consacre son atelier d’écriture en prison au thème du passage à l’acte / Celle qui s’est donné trois ans pour mater son macho qui a succombé sept ans plus tard à une cirrhose bien méritée /  Ceux qui en veulent à celui qui s’en va / Celui qui lit Spinoza avait raison moelleusement allongé dans son divan de cuir de Russie / Celle qui est consciente du fait que ses émotions relèvent d’un théâtre public alors que ses sentiments restent du domaine privé soumis au Secret / Ceux qui n’ont pas le sens du Secret / Celui qui ne sait se dépasser qu’en dépensant l’argent du ménage /  Celle que tout dépasse sauf son imagination aux ailes de licorne enchantée / Ceux qui se dépassent dans le tunnel et alimentent de ce fait les statistiques de la mortalité routière par collisions et incendies spontanés / Celui qui étudie le motif du passage de la ligne dans les romans « durs » de Georges Simenon tels que La Fuite de Monsieur Monde ou L’Homme qui regardait passer les trains / Celle qui réduit le génie de Simenon à un taux élevé de testostérone qui fait évidemment défaut à son conjoint Palotin / Ceux qui passent la ligne tous les matins au titre de Roms chapardeurs des zones frontalières / Celui qui s’intéresse à la source reptilienne de ses émotions les plus violentes / Celle qui étudie le modèle neurobiologique plausible des sentiments dans l’Unité de Recherche de l’Université de Malmö dont elle découvre les espaces verts au bras d’un prof de zumba brésilien que lui envient les bimbos suédoises / Ceux qui donnent raison à l’écrivain irlandais James Joyce quand il observe que l’écrivain anglais Bill Shakespeare « est le fonds dans lequel doivent chercher tous les esprits qui ont perdu l’équilibre » / Celui qui observe attentivement le processus de sa mise en colère tout en exprimant celle-ci avec la plus sauvage véhémence / Celle qui bride ses émotions et couve ses sentiments / Ceux qui sont de plus en plus conscients de la complexité de leur machinerie homéodynamique et en tirent un surcroît de flegme à l’anglaise dans les situations même agaçantes genre ce con me pique ma place dans ce parking de merde / Celui qui ne se doute pas de ce qu’il dit quand il évoque le Grand Arbre de la Vie / Celle qui est descendue des hautes branches du grand arbre de l’évolution  pour s’établir esthéticienne en Argovie / Ceux qui lisaient Conoscimento del dolore de Gadda lorsque les eaux du Pô ont débordé cette année-là de leur vingt ans et des poussières, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ne disent pas tout

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    Celui qui n’a pas de réserve naturelle mais a appris à distinguer ce qui est à publier de ce qui ne l’est pas / Celle qui est discrète par respect de soi et d’autrui /Ceux qui sont indiscrets par esprit de revanche / Celui qui répand de faux bruits juste pour voir / Celle qui pratique la médisance comme un art martial / Ceux qui ont perdu un œil dans le trou de la serrure de sécurité / Celui qui mate la matrone de Matmata / Celle qui dit écrire pour ses tiroirs / Ceux qui parlent entre les lignes à haute tension / Celui que la parlote vide remplit d’un croissant effroi / Celle qui ne peut plus se connecter par crainte de la connerie connexe / Ceux qu’accablent les atteintes à la vie privée des prétendus amis du réseau des réseaux / Celui qui pratique la discrétion bien tempérée et le clavecin en plein air / Celle qui ne dit rien de ce qui lui importe vraiment / Ceux qu’on ne publiera qu’après leur mort genre Kafka ou Pessoa mais on s’en balance n’est-ce pas / Celui qui veut tout voir et tout entendre et tout sentir mais qui n’a pas le cœur de tout dire / Celle qui se tait avec éloquence / Ceux qui ne comptent pas leurs mots mais les choisissent avec soin / Celui fait des phrases / Celle qui cisèle de la poésie actuelle où il est question de Traces de fractures et de Bribes de failles / Ceux dont les recueils atones et aphones se vendent cher / Celui qui lit dans la foule du festival comme Gargantua en traversant la Seine à la nage d’une main et tenant son livre de l’autre sans le mouiller / Celle qui mouille sur le talus en lisant Despentes / Ceux qui parlent le soir en picolant de ce qu’ils ont lu le matin chacun dans son coin / Celui qu’on appelle bouche d’or / Celle qui en bouche un coin aux beaux parleurs en se taisant avec véhémence / Ceux qui disent Ave César Ducon ceux qui vont parler te saluent, etc.

    Image : Philip Seelen

  • L'échappée libre

     

     

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    Carnets de JLK: bilan de sept ans de blog. 3400 textes. 20.000 visites par mois. Avant d'autres échappées...

    Il y a sept  ans, dès juin 2005,  que j’ai entrepris la publication quotidienne de ces Carnets de JLK, comptant aujourd’hui  3400 textes et visités chaque jour par 500-800 lecteurs  fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns, parfois fructueuses. Sans les avoir jamais rencontrés, je me suis fait d'éventuels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy, poète au verbe inouï, et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008 de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog - expérience reprise récemment avec fruit dans un échange d'épistoles avec Daniel Vuataz, jeune auteur  vaudois que je crois de bel avenir. De même ai-je apprécié les  échanges avec  Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à  Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... et je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis via Fabebook, notamment avec Angèle Paoli, dont le blog Terres de femmes est référentiel, les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Antonin Moeri, Alain Bagnoud ou Jean-Michel Olivier, les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert ou Gilda Nataf, Claudine Redon ou Jacqueline Wyser,  et tant d'autres...

    Journal intime/extime
    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966 d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une quarantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 1500 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures et, tout récemment, Chemins de traverse.littérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intime

    Blog-miroir et blog-fenêtre
    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre.
    littérature,journal intimeMais on peut se promener à poil sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire. Ainsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. Tout récemment,un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog avec attention. Cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile, mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité, en les ménageant un peu mieux... 

    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.
    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement 2300 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    littérature,journal intimeDe l’atelier à l’agora
    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé (ici Radio Désirade…), dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.
    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui apliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce.
    N’ayant plus trop le goût des chamaill
    eries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ?
    Quoi qu’il en soit la nave va... 

    RicheCouve.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande. Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    Ces Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin  (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas. Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang. Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister. Dans la foulée, j'ai d'autres  d'autres séries comme celle des proses brèves de La Fée Valse et de mes Pensées de l'aube et autres Pensées en chemin, qui devraient aboutir à un triptyque.

    Benjamin7.jpgAngelusNovus.net

    Et  c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant àl'automen dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes. On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ?  Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté  devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !      

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer,je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. Mais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

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    littérature,journal intimeAux dernières nouvelles, un nouvel éditeur qui a l'âge d'un mec qui eût pu être  mon fils, du nom d'  Olivier Morattel, ayant publié un livre surpremamt, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme.

    littérature,journal intime J'ai horreur de ceux qui, en Suisse romande, freinent à la montée, comme disait mon ami Thierry Vernet. Les éditeurs jaloux de leurs auteurs et qui se bouffent le museau entre eux, dans nos provinces chiffonnées par la morgue de Paris,   m'ont un peu fatigué. Je le chante donc sur mon blog, Facebook, Twitter & Co: à bas les bonnets de nuit et les rabat-joie, et vive la littérature vivante qui se joue de toutes les formes et de tous les genres ! Après mes Chemins de traverse; lectures du monde 2000-20005, je publierai tantôt La Fée Valse, recueil de proses onirico-satirico-poético-érotiques et un Cantique suisse, aux éditions d'autre part, constituant mon Abécédaire passionnel d'un étrange pays, d'Absinthe à Zouc, avant une nouvelle tranche de carnets 2006-2012 qu'Olivier Morattel m'a promis d'éditer en 2013, si je ne l'ai pas ruiné entretemps. Son titre m'est déjà tout un programme vécu: L'échappée libre...

     

  • Ceux qui rebondissent

     

     

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    Celui qui repart comme en quarante / Celle qui remonte le courant dans sa Dauphine/ Ceux qui se délestent de leur surpoids / Celui qui n’a jamais renoncé à ses bretelles / Celle qui s’accorde des prolongations sans tirs au but / Ceux qui donnent le change avec une touche de colorant / Celui qui reprend son saxo à 87 ans / Celle qui pleure en entendant son vieux compagnon improviser sur Sunny Side / Ceux qui remettent le turbo genre torpédo / Celui qui va tâter de l’hébreu ou se mettre au ping-pong / Celle qui prend la vie comme elle vient et le temps comme il va et le funiculaire en fin de semaine pour voir les choses d’un peu plus haut / Ceux qui tombent deux ou trois masques / Celui qui replace sa dynamo dans le torrent de fonte des névés / Celle qui exulte à la rumeur du printemps russe / Ceux qui se déploient dans l’air tonique / Celui qui se berce d’illusions fécondes / Celle qui frissonne de voir le ciel s’ouvrir / Ceux qui rachètent le Temps en s’y plongeant ce matin neuf / Celui qui fait la nique au Gros Animal / Celle qui pressent un nouveau départ par exemple au Brésil / Ceux qui n’auront plus de souvenirs que rafraîchis / Celui qui se débat plus tranquillement qu’hier / Celle qui reprend ses marches en forêt / Ceux qui réveillent l’Ours affalé sous son bureau de fondé de pouvoir bernois / Celui qui a toujours été du matin sauf durant ces longs mois de composition de son putain de nouveau livre pourtant assez lumineux sur les bords / Celle qui interprète L’Eveil du printemps sur son pianola / Ceux qui saluent la monté de la sève en hennissant dans la cafète de l’Entreprise / Celui qui dépouille le Vieil Homme selon le rite païen / Celle qui change l’eau des fleurs et va marcher pieds nus dans la prairie encore spongieuse / Ceux qui revivent après avoir tourné la page / Celui qui fait de ce 1er mars le jour béni d’un dieu de paix / Celle qui estime ce matin qu’à l’impossible chacun sera tenu / Ceux qui savent qu’être heureux n’est pas de rester engourdi / Celui qui sent l’avenir et parle donc du présent avec justesse / Celle qui accuse le révolté de rester plus ou moins esclave / Ceux qui considèrent que la science devient alors que la poésie se contente d’être / Celui qui se délecte de son repentir au point d’aggraver son cas / Celle qui a compris que la corruption était insatiable et reste donc à l’écart des malins et des moqueurs / Ceux qui ont le sens et plus encore le goût du renouveau / Celui qui se sent aussi mal tout seul qu’en groupe / Celle qui reproche à son fils Alcide de rester là groupé comme un fœtus et cousu comme une volaille alors que le jour l’attend au jardin  / Ceux qui s’ouvrent à l’offrande de cette matinée comme des fleurs en papier dans l’eau claire, etc.      

     

    Image : Philip Seelen