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  • Le cauchemar de l’homme fini

     

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    Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...


    Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
    La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.

  • Ceux qui naviguent aux étoiles

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    Celui qui reste fixe comme le pivot de l’éventail / Celle qui veille à l’heure de l’Oiseau / Ceux qui entendent la flèche à sifflet retomber dans la mer après avoir atteint sa cible / Celui qui reste ZEN dans la confusion ambiante / Celle qui progresse à l’intuition et régresse au raisonnement / Ceux qui ne se laissent pas démonter par la mer hors d’elle / Celui qui évite de monter les tours quand la sous-offe s’énerve / Celle qui te rappelle volontiers la scène de Chaplin où l’Adolf et le Benito se défient sur leurs chaises de coiffeur /  Ceux qui en reviennent toujours à l’apparente impassibilité (tu parles !) de la Nature / Celui qui consacre une minute matinale quotidienne devant la fourmilière de la forêt voisine pour se rappeler qu’oncques agitement ou branle  jamais n’arrangea que pouic / Celle qui ne se laisse pas entraîner sur les voies du stress en dépit de sa qualité d’entraîneuse de l’équipe féminine de freeride Les Battantes / Ceux qui détendent l’atmosphère en rotant dans la télécabine bondée / Celui qui pratique le rap mental dans les transports communs où le silence est d’or / Celle qui a perdu sa boussole mais pas le nord pour autant / Ceux qui savent s’orienter d’après la mousse des troncs et se retrouvent donc becs dans l’eau dans la forêt calcinée / Celui qui consacre sa vie à l’étude d’un seul papillon en pleine conscience polyphonique de la multitude des espèces y compris dans les fosses océaniques / Celle qui dit qu’elle jouit chaque fois que l’hostie se dépose sur le bout rose de sa langue par ailleurs bien pendue et tendue dans le French Kiss / Ceux qui ont cru trouve The Guide à l’école coranique d’à côté avant de découvrir les mérites du Routard / Celle qui ne voit point d’insulte dans l’expression « bosser comme un nègre » en tant que nettoyeuse sénégalaise exploitée par la firme Guerlain / Ceux qui ont fait de l’antiracisme un nouveau fonds de commerce pseudo-moral ou littéral / Celui qui traite volontiers ses amis de négros (hein Bona, hein Maxou ?) juste pour faire chier les ennemis de la liberté / Celle qui prétend que les Suédois ne sentent rien et les évite par conséquent mais il y a des exceptions Votre Honneur / Ceux qui évitent de dire que les Français ou les Suisses sont cons vu que c’est pas tous et pas tous les Danois non plus ni les Sénégalais ni même les Belges enfin quoi, etc.

    Image : Philip Seelen

  • La bataille de René Girard

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     Achever Clausewitz, par René Girard. Notes de lecture (1)

     

    -          Introduction de René Girard.

    -          Après un exergue de Pascal commençant sur ces mots : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité ».

    -          Annonce « un livre bizarre ».

    -          Excursion du côté de l’Allemagne et des rapports franco-allemands, à la lumière de la lecture de Clausewitz  redécouvert », par delà la lecture de Raymond Aron.

    -          Resitue son travail, jusqu’à maintenant « présenté comme une approche du religieux archaïque, par le biais ’une anthropologie comparée.

    -          « Il visait à éclairer ce qu’on appelle le processus de l’hominisation, ce passage fascinant de l’animalité à l’humanité, il y a de cela des milliers d’années. Mon hypothèse  est mimétique. C’est parce que les hommes s’imitent plus que les animaux qu’ils ont dû trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d’entraîner la disparition pure et simple de leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence lä où chacin devenait semblable à l’autre, c’est le sacrifice ».

    -          Rappelle son travail essentiel sur le thème du bouc émissaire.

    -          Evoque ensuite le passage du religieux mythique au christianisme, avec la dualité fondamentale du destin de celui-ci.

    -          « C’est le christianisme qui démystifie le religieux et cette démystification, bonne dans l’absolu, s’est avérée mauvaise dans le relatif, car nous n’étions pas préparés à l’assumer »,

    -          Paradoxe selon lequel le christianisme « est la seule religion qui aura prévu son propre échec. » -          Cette prescience est omniprésente dans les textes apocalyptiques, le plus souvent inaperçus même dans les Evangiles synoptiques et les épîtres de Paul.

    -          Rapporte les textes apocalyptiques au désastre en cours en ce début du XXIe siècle.

    -          « Nous ne pouvons échapper au mimétisme qu’en  en comprenant les lois : seule la compréhension des dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique  identification à l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale au moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore grandi en intensité et en imprévisibilité ».

    -          Affirme que le violence qui produisait du sacré ne produit plus désormais qu’elle-même.

    -          La réalité rejoint une vérité dite il y a deux mille ans.

    -          « Le paradoxe incroyable, que personne ne veut accepter, est que la Passion a libéré la violence en même temps que la sainteté. Le sacré qui depuis deux mille ans « fait retour » n’est donc pas un sacré archaïque, mais un sacré « satanisé » par la conscience qu’on en a, et qui signale, à travers ses excès même, l’imminence de la Parousie ».

    -          Rappelle le mot d’Héraclite : « Polémos est père et roi de tout ».

    -        1e95278dc36f92d430718da18188e28d.jpg  Puis en vient à la « montée des extrêmes » perçue et décrite, théorisée par Carl von Clausewitz (1780-1831), dont il précsie aussitôt que De la Guerre déborde de tous côtés les kimites d’un traité technique.

    -          Annonce qu’il ne fera pas de Clausewitz un bouc émissaire, après qu’on l’a trop adulé ou trop attaqué, mais le sujet d’une discussion cruciale sur l’évolution de la guerre et ce qu’il en est aujourd’hui.

    -          « Clausewitz est possédé, comme tous les grands écrivains du ressentiment »

    -          Estime que le sens du De la guerre est religieux, et que seule une interprétation religieuse

    -            Clausewitz est le premier à montrer, presque à son corps défendant, malgré la raison des Lumières qui continue de l’éclairer, que « le monde va de plus en plus vite vers les extrêmes ».

    -          « Nous sommes la première société qui sache qu’elle peut se détruire de façon absolue. Il nous manque néanmoins la croyance qui pourrait étayer ce savoir. »

    -          Clausewitz a pressenti le lien entre la rivalité mimétique et la formule apocalyptique, sans le théoriser clairement.

    -          « Non seulement Clausewitz a raison contre Hegel et toute la sagesse moderne, mais cette raison a des implications terribles pour l’humanité. Ce belliciste a vue des choses qu’il est le seul à avoir vues. En faire un diable, c’est s’endormir sur un volcan ».

    -          Pour René Girard, qui invoque Hölderlin, il pense que « seul le Christ nous permet d’affronter cette réalité sans devenir fous. L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance ».

    -          Mais l’espérance n’est possible qu’à proportion de notre lucidité sur les périls de l’heure, et à condition de s’opposer aux nihilistes et aux réalistes cyniques de la gouvernance, de la banque et de l’industrie militaire…

    -          Montre ensuite la force et la fragilité de notre civilisation, qui découle de la force et de la faiblesse du christianisme

    -          Rappelle l’efficacité du sacrifice et du bouc émissaire dans le maintien de l’ordre social.

    -          « Pour rendre la révélation entièrement bonne, pas menaçante du tout, il suffirait que les hommes adoptent le comportement recommandé par le Christ : l’abstention complète de représailles, le renoncement à la montée aux extrêmes.

    -          Or nous progressons de plus en plus vite vers la destruction du monde.

    -          « Pour rendre la situation encore plus démente, la révélation chrétienne est la victime paradoxale de savoir qu’elle apporte. On la confond de manière absurde avec le mythe, que visiblement elle n’est pas, doublement méconnue et par ses ennemis et par ses partisans, qui tendent à la confondre avec une de ces religions archaïques qu’elle démystifie. Or toute démystification vient du christianisme ».

    -          Montre comment le christianisme tend à la sortie du religieux.

    -          Constate que « les sages et les savants » redoublent de furie contre le christianisme et se réjouissent de sa disparition prochaine.

    -          Rappelle quant à lui la fonction pacifiante des « niaiseries sacrificielles » dont le progrès prétend se débarrasser, qui nous manquent paradoxalement aujourd’hui.

    -          « Les seuls chrétiens qui parlent encore de l’apocalypse sont les fondamentalistes, mais ils s’en font une idée  comlètement mythologique. Ils pensent que la violence de la fin des temps viendra de Dieu lui-même : ils ne peuvent pas se passer d’un Dieu méchant. Ils ne voient pas, chose étrange, que la violence que nous sommes en train d’amasser sur nos propres têtes a toutes les qualités requises pour déclencher le pire. Ils n’ont aucun sens de l’humour ».

    -    2b707b6d899c0a2349ed7a379c7b7dc6.jpg      Rappelle enfin la place centrale qu’aura Hölderlin dans les conversations qui suivent.

    -          « Ce contemporain exact de Clausewitz et de Hegel est indéniablement celui qui voit, au cœur des conflits européens, que l’essentiel se jouera pour le monde dans le face à face entre la Passion et le religieux archaïque, entre les Grecs et le Christ.

    -          Evoque la « haine mystérieuse » qui a opposé la France et l’Allemagne.

    -          « Nous ne cessons de souligner, au cœur de ces entretiens, que la relation loge au cœur de la réciprocité, etq eu la réconciliation révèle ce qu’aura signifie la guerre en négatif.

    -          « Le primat de la victoire est le triomphe des faibles. Celui de la bataille, en revanche, prélude é la seule conversion qui compte. »

    -          « On ne pourra pas sortir de cette amibivalence. Plus que jamais, j’ai la conviction que l’histoire a un sens ; que ce sens est redoutable ; mais qu’ »aux lieux du péril, croît aussi ce qui sauve »… (p.21)  

            La montée aux extrêmes

    -          Benoît Chantre interroge RG sur l’origine de son intérêt pour Clausewitz.

    -          Découverte récente.

    -          Liée à sa réflexion sur la violence traversant toute son œuvre.

    -          A découvert que Clausewitz était un penseur beaucoup plus profond, par delà la technique, sur le dépassement de la raison politique par la guerre sans fin.

    -          A vu dans De la guerre l’amorce du drame du monde moderne.

    -          Jusque-là, l’analyse d’Aron lui avait masqué le livre.

    -          Aron appartenait encore à un monde (celui de la Guerre froide) où la politique avait le dessus.

    -          Pense que l’anthropologue aura désormais plus à dire que les sciences politiques.

    -          Pense que le rationalisme des Lumières est dépassé par la nouvelle radicalité de la violence.

    -          BC rappelle qui fut Clausewitz (p.27)

    -          RG date à Valmy la nouvelle ère de la mobilisation totale.

    -          Rappelle ensuite le caractère fulgurant de la victoire d’Iéna.

    -          Traumatisme décisif pour la Prusse.

    -          Evoque la triste fin de Clausewitz, qui ne pourra concrétiser ses théories au service de son pays.

    -          Retour à Qu’est-ce que la guerre, premier chapitre du traité.

    -          Que dit Clausewitz ?

    -          Que la guerre en dentelles du XVIIIe est révolut.

    -          Que la stratégie indirecte est une erreur »due à la bonté d’âme ».

    -          Le duel devient une « montée aux extrêmes ».

    -          Celle-ci est théorique.

    -          Corrigée par la réalité de l’espace et du temps.

    -          Observe les effets de la masse.

    -          L’objectif politique est faible quand les masses sont indifférentes.

    -          « Ce sont bien les passions qui mènent le monde, n’en déplaisent au rationalisme de Raymond Aron ».

    -          Comment le darwinisme social a précipité les choses.

    -          Hegel a vue passer « l’esprit du monde » sous ses fenêtres, mais quel est-il ?

    -          « Moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le crépuscule de l’Europe. Non plus la théodicée de l’Esprit mais une formidable indifférenciation en cours. Voilà pourquoi Clausewitz me passionne et m’effraie à la fois ».

    -          Les interlocuteurs abordent alors les questions  de l’action réciproque et du principe mimétique.

    -          Le ressort de l’imitation violente fait se ressembler de plus en plus les adversaires.

    -          La théorie mimétique contredit la thèse de l’autonomie : « descendre en soi, c’est toujours trouver l’autre ».

    -          On va vers la militarisation de la vie civile.

    -          Ce sont les guerres napoléoniennes qui ont provoqué cette mutation.

    -          Le terrorisme est l’aboutissement des « guerres de partisans2 qui justifient leur violence par l’agression dont ils le prétendent victimes.

    -          L’action réciproque contient une double virtualité : d’accélérer ou de freiner la violence.

    -          Napoléon obsède Clausewitz comme un « modèle-obstacle » à la Dostoïevski.

    -          Cite la scène de Charles V et de son fils Ferdinand auprès de l’Empereur, comme une scène d es Possédés.

    -          Clausewitz tire son ressentiment de sa passion venimeuse pour Napoléon. Le mimétisme le ronge lui-même.

    -          RG s’intéresse à la continuité de l’action guerrière, sur laquelle travaille justement Clausewitz.

    -          Revient à sa notion de « crise sacrificielle », qui risque de devenir le danger suprême au temps des armes nucléaires.

    -          L’action réciproque accélère la montée aux extrêmes dès lors qu’elle n’est plus cachée.

    -          Le christianisme a joué un rôle déterminant dans cette mise au jour.

    -          BC, rappelant les analyses de La violence et le sacré, observe que les guerres réelles masquent la guerre absolue à laquelle elles tendent de plus en plus.

    -          Evoquent les thèmes de l’attaque et de la défense.

    -          Force de la défense observée par Clausewitz.

    -          La victoire de celui qui attaque n’est souvent que provisoire.

    -          « Le conquérant veut la paix, le défenseur veut la guerre ».

    -          Rappelle la fuite en avant de Napoléon, contrainte par Alexandre.

    -          Clausewitz montre comment la défense « dicte la loi ».

    -          Les guerres modernes ne sont si violentes que parce qu’elles sont réciproques.

    -          Hitler mobilise tout un peuple pour répondre à l’humiliation de Versailles. L’attaque est entée sur une défense.

    -          Ben Laden répond aux USA en posant les siens en victimes agressées.

    -          Celui qui organise la défense est maîtrisé par la violence.

    -          En outre, différée, le choc n’en est que plus violent.

    -          Que l’agression ex nihilo n’existe pas.

    -          « L’agresseur a toujours déjà été agressé ».

    -          Chacun a toujours l’impression que c’est l’autre qui a commencé.

    -          Jusqu’à la Révolution, les instances de l’ordre et du désordre se trouvaient codifiées.

    -          Aujourd’hui, avec la mondialisation, la violence a toujours une longueur d’avance.

    -          Contrairement aux animaux, les hommes n’arrivent plus à contenir la réciprocité parce qu’ils s’imitent beaucoup  rop.

    -          Revient à Œdipe vu par Sophocle.

    -          Qui voudrait nous faire croire qu’Œdipe est aussi coupable.

    -          Alors que c’est le groupe qui est coupable.

    -          Les petites sociétés archaïques ont canalisé leur violence par le sacrifice du bouc émissaire.

    -          La guerre d’extermination

    -          Selon RG, le principe de réciprocité, une fois libéré, n’assure plus la fonction inconsciente de jadis.

    -          La violence devient sa propre fin. On détruit pour détruire. « la montée aux extrêmes est servie par la science ou par la politique ».

    -          Principe de mort ou fatalité ? Il se le demande.

    -          Les massacres de civils sont autant de ratages sacrificiels.

    -          « Les rivalités mimétiques se déchaînent de façon contagieuse sans pouvoir jamais être conujurées ».

    -          On l’a vu au Rwanda comme dans les Balkans.

    -          « Bush est, de ce point de vue, la caricature même de ce qui manque à l’homme politique, incapable de penser de façon apocalyptique. Il n’a réussi qu’une chose : rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours ».

    -          Et d’entrevoir le pire.

    -          Qui mènera à l’affrontement sino-américain.

    -          Cite La guerre civile européenne de Nolte et Le passé d’une illusion de Furet, avant d’envisager une interprétation anthropologique du péché originel.

    -          « Le péché originel, c’est la vengeance, une vengeance interminable ».

    -          En revient à Pascal, contre Descartes.

    -          Parce que Descartes prétend commencer quelque chose alors qu’ « on ne commence rien. On répond toujours ».

    -          Revient ensuite aux instances opposées de la mimésis, en évoquant Durkheim et Gabriel Tarde et le moteur de la construction du social, à savoir l’imitation.

    -          Montre comment la mimésis est à la fois la cause de la crise et le moteur de la résolution.

    -          « La victime est toujours divinisée après qu’elle a été sacrifiée : le mythe est donc le mensonge qui dissimule le lynchage fondateur, qui nous parle de diux mais jamais des victimes que ces dieux ont été ».

    -          Passe emsuite à la mimésis paisible, qui a commebase l’appretissage et le maintien des codes cultureles dans la longue durée.

    -          « Pascal a très bien vu cela, quand il évoque la ruse de l’ »honnête homme » défendant les « grandeurs d’établissement ».

    -          Evoque la stérilité des « groupes de fusion » imaginés par Sartre.

    -          « La violence  a depuis longtemps perdu son efficacité, mais on commence seulement à s’en rendre compte. »

    -          Clausewitz entre voit cette réalité qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, entre le commerce et la guerre.

    -          Les interlocuteurs vont parles des relations franco-allemandes, un des foyers mimétiques les plus virulents de l’ère moderne.

    -          Cite Clausewitz comme un curieux « avatar des Lumières » qui annonce « l’imminente dictature de la violence ».

    -          Il entrevoit  « la lutte tragique des doubles ».

    -          « C’est au cercle vicieux de la violence qu’il faudrait pouvoir renoncer, à cet éternel retour d’un sacré de moins en moins contenu par les rites et qui se confond maintenant avec la violence ».

    -          Pense que le « religieux démystifié » du christianisme sera la seule issue de ce cercle vicieux. (p.65)    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.  A suivre...

  • De Hegel à Pascal

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    Achever Clausewitz de René Girard. Notes de lecture (2)

    Clausewitz et Hegel

    - RG s’oppose à l’hégélianisme plus qu’à Hegel.
    - Clausewitz n’est pas philosophe.
    - L’hégélianisme nous a masqué le tragique de la pensée de Hegel, qui se méfie des Lumières.
    - Hegel parle d’un « Golgotha de l’Esprit.
    1c75e5bd417a7c5f047eb1d839eb56df.jpg- Hegel prend à la révélation chrétienne une double Aufhebung (élévation).
    - Mais Hegel ne voit pas, selon RG, la montée aux extrêmes procédant de l’oscillation des positions contraires.
    - « Je disais, comme Hegel, que nous désirons moins les choses que le regard que les autres portent sur elles : il s’agissait d’un désir du désir de l’autre, en quelque sorte », dit RG.
    - Décrit ensuite plus précisément ce processus (p.73).
    - « Le danger de la pensée hégélienne vient paradoxalement de ce qu’elle n’a pas au départ une conception radicale de la violence ».
    - Et rappelle que Hegel n’a jamais participé à aucune opération militaire.
    Deux conceptions de l’histoire.
    - Hegel distingue l’histoire « vraie » de l’histoire « apparente ». L’histoire vraie est constituée par le sacrifice des individus.
    - Pour Clausewitz, la seule réalité est l’histoire apparente.
    - Ni l’un ni l’autre ne laissent beaucoup de place à l’espérance.
    - Deux grands penseurs de la guerre, relève cependant RG.
    - Mais à l’époque il y a aussi Schelling et Fichte, et tous regardent Napoléon.
    - En vient à Germaine de Staël qui, comme d’autres à l’époque, a l’intuition que seul le religieux offre un recours.
    - Se joue dans le face-à-face franco-allemand, « rempli de haine et de fascination ».
    - Clausewitz est à la fois anti-napoléonien et napoléonien.
    - La mort du héros participe chez Hegel à l’avènement de l’Esprit.
    - Tandis que l’héroïsme pour Clausewitz est une exaspération du mimétisme. Il est à la fois attiré et horrifié par la guerre.
    - « Clausewitz entrevoit le moteur essentiellement réciproque de ce que Heidegger appellera plus tard « l’arraisonnement du monde à la technique ».
    - La montée aux extrêmes rend toute réconciliation impossible.
    - Clausewitz est plus réaliste que Hegel.
    - RG dépasse la vision d’un « christianisme essentiel » pour faire retour au réalisme de saint Paul : « Il faut penser le christianisme comme essentiellement historique, au contraire, et Clausewitz nous y aide ».
    - « Nous sommes immergés dans le mimétisme et il nous faut renoncer aux pièges de notre désir, qui est toujours désir de ce que l’autre possède ».
    - Rejoint la notion chrétienne d’auto-limitation de Soljenitsyne.
    - Reste cependant très pessimiste,
    - « Le mimétisme a ses raisons que la raison ne veut pas voir », observe BC en évoquant la fonction de la Réforme prussienne de réponde à la Révolution française.
    - De l’ »irrésistible séduction » de Napoléon.
    - Mais c’est contre Napoléon que Clausewitz pense.
    - A l’origine d’un mouvement qui mène à Bismarck. A Lüdendorff (rédacteur du plan Schlieffen) et à Hitler.
    - Le primat de la défense sur l’attaque devient le thème majeur.
    - D’une citation de Bergson en 1914 (p.83) RG tire la conclusion que « la raison a du mal à envisager le pire ».
    - Clausewitz est essentiellement réaliste.
    - Il pressent l’avènement des guerres idéologiques.
    - La boîte de Pandore s’ouvre plus grande avec le léninisme.
    - La guerre idéologique nous fait passer à la violence imprévisible et indifférenciée.
    - Evoque la montée aux extrêmes au Rwanda et en Irak : « Entre les coups de hache et les missiles, il n’y a pas une différence de nature, mais de degré », visant à l’extermination.
    - « Clausewitz nous dit à sa manière qu’il n’y a plus de raison à l’œuvre dans l’histoire ».
    - On en vient au dépassement de l’idéologique par le technologique.
    - La militarisation totale de la vie civile s’opère avec le stalinisme et le nazisme, marquant la montée aux extrêmes qui a détruit le cœur de l’Europe.
    - On en arrive à une totale imprévisibilité de la violence, que RG appelle la fin de la guerre, « autre nom de l’apocalypse ».
    - « Nous sommes bien loin de la fin de l’histoire annoncée par Fukuyama, ce dernier rejeton de l’optimisme hégélien ».
    - RG inoque la nécessité d’une histoire mimétique.
    - Se déclare anti-maurassien et anti-positiviste.
    - « Ce positivisme français qui perdure est d’autant plus ridicule qu’il se refuse à voir que la France a cessé d’être à l’échelle des superpuissances qui mènent le monde depuis 1940 ».
    - « Ou l’Europe se fait, ou elle devient une poussière minable, comme les cités grecques sous l’Empiuire romain ou les Etats italiens jusqu’à Napoléon III ».
    - RG en revient ensuite à la gémellité des islamistes et des occidentaux, pas nouvelle.
    - Se demande si les excès des Croisades ne sont pas une réponse mimétique au djihad, dont nous subissons encore les conséquences.
    - Affirme que le duel entre Chine et USA n’a rien d’un choc des civilisation, mais promet un affrontement mimétique en puissance.
    - « A la différence près que les Chinois, qui ont une vieille culture miliaire, ont théorisé depuis mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner ».
    - « En ce sens, le terrorisme islamiste n’est que le prodrome d’une réponse beaucoup plus redoutable de l’Orient à l’Occident ».
    - Cite les vols de cuivre endémique, conduisant systématiquement à la Chine… (p.92)
     

    L’impossible réconciliation
    - BC interroge RG sur son pessimisme.
    - « Beaucoup d’intellectuels essaient de me faire le bouc émissaire de leur aveuglement », répond RG.
    - La leçon de Clausewitz, ou de la lecture de Clausewitz, est que la montée aux extrêmes démystifie toute Aufhebung, toute réconciliation.
    - « Et les illusions fondées sur la violence créatrice de paix illustreront dans la réalité historique la folie de toute cette affaire ».
    - Il a cru lui-même en l’enseignement pacificateur d’un savoir de la violence.
    - Mais il en doute aujourd’hui, et cela l’amène au silence d’Hölderlin, poète immense « exact contemporain de Hegel et Clausewitz ».
    - Sa retraite définitive à Tübingen équivaut selon RG à un rejet de l’Absolu, « une distance radicale prise à l’égard de tous les optimistes qui ont accompagné a montée du bellicisme en Europe ».
    - G cherche aujourd’hui la vérité que Hegel ne lui a pas donnée.
    - Evique la « tristesse invincible du protestant, moins protégé que le catholique peut-être ».
    - Passe de l’univers chrétien à l’univers biblique.
    - Pour désigner la continuité des deux traditions.
    - « La pensée des Lumières, toutes les pensées de l’égalité, de la démocratie, les pensées révolutionnaires, sont essentiellement non-grecques, juives d’origine, car elles se fondent sur la vision ultime de l’identité, de la fraternité ».
    - La réconciliation ne sera pas la suite mais l’envers de la montée aux extrêmes.
    - « Le Royaume est déjà la, mais la violence des hommes le masquera de plus en plus ».
    - « L’identité paisible gît au cœur de l’identité violente comme sa possibilité la plus secrète : ce secret fait la force de l’eschatologie ».
    - Rappelle l’affrontement d’Etéocle et Polynice, qui ne se réconcilieront jamais.
    - Voit en le christianisme « le pensée originelle de l’identité ».
    - « Il est le premier à voir la convergence de l’histoire vers une réciprocité conflictuelle qui doit se muer en réciprocité pacifique sous peine de s’abîmer dans la violence absolue »
    - Pense que nous sommes entrés « dans une ère d’hostilité imprévisible, un crépuscule de la guerre qui fait de la violence notre ultime et dernier Logos ».
    - Voit en l’apocalypse l’expression du « neuf absolu» et de la parousie.
    - « Il faut arracher l’apocalyptique aux fondamentalistes ».
    - « La violence des hommes produit du sacré, mais la sainteté mène à cette « autre rive » dont les chrétiens, comme les juifs d’ailleurs, gardent la conviction intime qu’elle ne sera jamais entachée par la folie des hommes ».
    - « Nous devons nous détruire ou nous aimer, et les hommes – nous le craignons – préféreront se détruire.»
    - Pense que la réconciliation n’est pas immanente au mouvement de l’histoire.
    - « C’est donc Pascal, beaucoup plus que Hegel, qui devient notre contemporain ». (p. 101)
    -
    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.
    A suivre...

  • Races de la guerre

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    Lecture d'Achever Clausewitz, de René Girard. Notes (3) 

    - Le problème est de passer d’une mimesis violente à une mimesis paisible.
    - Hegel fait du Dieu de la Loi celui qui écrase et domine.
    - Sa lecture de a Bible est statique et « morte ».
    - De même le rationalisme re-mythifie-t-il ce qu’il croit démystifier.
    - Avec le Christ, Dieu est désormais aux côtés de la victime émissaire.
    - Ce qu’il faut imiter dans le Christ, c’est son retrait.

      III. Le Duel et la réciprocité
    - L’enjeu de la discussion est d’envisager la possibilité d’empêcher la catastrophe.
    - Clausewitz définit la guerre comme « étonnante trinité ».
    - Mais il a du mal à convaincre qu’un frein politique peut encore contenir les guerres.
    - L’« étonnante trinité », avec la Formule bien connue (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »), est la clef de sa pensée.
    - En fait « l’action réciproque » est le moment crucial, soit provoquant soit différant la guerre.
    - La montée aux extrêmes est devenue la règle dans la logique de la réciprocité.
    - Ce que Clausewitz appelle l’action réciproque correspond à « la capacité des hommes de s’imiter de lus en plus en le méconnaissant absolument. »
    - « Duel, action réciproque et montée aux extrêmes finissent ainsi par s’équivaloir. Ils correspondent précisément à ce que j’appelle indifférenciation. »

      La guerre et l’échange
    - Reviennent au duel comme structure cachée de tous les phénomènes sociaux, dot le commerce.
    - Avant Marx, Clausewitz voit que le commerce concerne la même réalité que la guerre.
    - Aux antipodes de Montesquieu, qui pensait que le commerce permettait d’éviter les conflits armés.
    - « Louis XIX avait encore des visées impériales sur l’Europe, quand l’Angleterre, elle conquérait le monde de façon beaucoup plus efficace. Le commerce est une guerre redoutable, d’autant qu’elle fait moins de morts ».
    - C’est par ailleurs une guerre continue, de faible intensité.
    - La haine croissante vouée par Napoléon à l’Angleterre vient de là.
    - Pense cependant que le commerce peut contenir la guerre « tant que nous restons dans un capitalisme raisonnable ».
    - Le fétichisme de l’argent est un des grippages du mécanisme
    - Lucien Goldmann l’a sensibilisé à la dégradation de l’échange, qui de qualitatif est devenu quantitatif.
    - Aujourd’hui, le commerce peut conduite vite à la « montée aux extrêmes ».
    - La confrontation Chine-States.
    - Le commerce peut retenir la violence, mais la relation morale est d’un autre ordre.
    - Eclairage sur la nature ambigüe et cachée de la réciprocité, et le risque de la découvrir (p.120) 

      La logique des prohibitions
    - Stigmatise le rationalisme de Raymond Aron, qui l’empêche de voir la réalité réelle de la guerre.
    - Revient à son ouvrage-clef : La violence et le sacré.
    - Rappelle que les prohibitions archaïques étaient dirigées contre la violence.
    - Non pas contre le sexe coupable mais contre «les rivalités mimétiques dont la sexualité n’est que l’objet ou l’occasion ».
    - Œdipe est l’épidémie de peste.
    - La « guerre de tous contre tous » et la façon de revenir à la paix par le sacrifice du bouc émissaire.
    - « Chaque lynchage issu d’une crise mimétique accouche ainsi d’une nouvelle divinité ».
    - Comment les prohibitions et le sacrifice ont permis aux sociétés pré-humaines de passer aux sociétés humaines.
    - Le judéo-christianisme seul place l’humanité devant l’alternative : « ou continuer à ne pas vouloir voir que le duel régente souterrainement l’ensemble des activités humaines, ou échapper à cette logique cachée au profit d’une autre, celle de l’amour, de la réciprocité positive. »
    - « Nous entrons donc dans une perspective eschatologique ».
    - Nous ne croyons plus aujourd’hui à la catastrophe, alors même qu’elle est plus prévisible que jamais, remarque BC.
    - RG : « C’est très juste. D’une certaine manière, le progressisme est issu du christianisme et le trahit ».
    - Ce qui manque à Hegel autant qu’à Raymond Aron, c’est la dimension tragique.
     
      La fin du droit
    - La montée aux extrêmes va de pair avec les manquements croissants aux règles de l’honneur.
    - Carl Schmitt annonçait la « théologisation » de la guerre, exactement visible dans le conflit entre Bush et Ben Laden.
    - L’origine du terrorisme est bien vue par Carl Schmitt.
    - Le terrorisme actuel serait l’intensification de la guerre totale au sens de Hitler et de Staline.
    - Le modèe du partisan, selon Schmitt, illustre le passage de la guerre au terrorisme.
    - Selon RG, Schmitt aurait sous-estimé le rôle de la technologie devenant folle. « Il n’a pas vu que le terrorisme démocratique et suicidaire allait empêcher tout containment de la guerre. Les attentas-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse de sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d0’autres. C’est plus que jamais un monde à l’envers. »
    - Evoque Guantanamo qu’il taxe d’ignominie, contre tout contrat.
    - « Nous sommes entrés dans un monde de pure réciprocité », dans l’époque du « tout ou rien ».
    - « Bush accentue jusqu’à la caricature la violence guerrière dont les Américains sont capables, hors des cadres de toute raison politique – et ben Laden et ses imitateurs lui répondent de façon tout aussi « souveraine ».
    - Rappelle l’observation de Heidegger sur « l’arraisonnement du monde à la technique ».
    - Rappelle le drame vécu par Kennedy et ses proches lors de l’affaire cubaine.
    - Me rappelle le témoignage terrible de Mc Namara dans Fog of War
     Retour à la vie simple ?
    - Clausewitz nous apprend que la réconciliation n’est jamais acquise.
    - « Il y aura toujours le risque de la montée aux extrêmes ».
    - BC cite une lettre de Clausewitz à sa femme (pp.135-136).
    - Où l’on voit que Clausewitz, jusque dans la religion, ne parvient pas à changer d’ordre.
    - Au lieu de maîtriser le duel, il cherche à le servir « de droit divin »
    - Le dieu de Clausewitz reste le dieu de la guerre.
    - BC cite alors Totalité et infini de Levinas.
    - RG voudrait dépasser l’apologie des différences pour mieux affirmer l’identité.
    - « L’humanitarisme, c’est l’humanisme tari ! »
    - Que la réconciliation est l’envers de la violence.
    - Mais les hommes ne veulent pas l’entendre et serons de plus en plus violents.
    - BC cite Bergson à propos de la « loi de dichotomie » et de la « loi de double frénésie ». (p.140)
    - RG acquiesce mais va plus loin en revenant à Pascal qui pense que « la vérité livre une guerre essentielle à la violence ».
    - Accentue encore sa perception réaliste et tragique de la violence humaine.
    - Contre la sérénité bergsonienne, pense que « le pire a commencé de se produire ».

      IV. Le duel et le sacré

       Les deux âges de la guerre
    - BC rappelle l’enjeu de la discussion : penser la réconciliation en considérant toutes les données de l’action réciproque.
    - Rappelle les distinctions de Péguy sur les deux « races de la guerre », lutte pour l’honneur ou lutte pour le pouvoir.
    - Peut-on se battre sans haine dans la situation faite à la guerre moderne ?
    - RG rappelle que les génocides du XXe siècle ont été planifiée calmement et froidement.
    - RG, évoquant le ratage du christianisme historique, revient sa vision apocalyptique : « Le Christ impose donc une alternative terrible : ou le suivre en renonçant à la violence, ou accélérer la fin des temps ».
    - Cite Pascal à la fin de la XIIe Provincale : « C’est une étrange et longue guerre que celle ou la violence essaie d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne peuvent que la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus ».
    - Note que Pascal dit « la violence » et non pas « la guerre », relevant déjà d’une pensée apocalyptique . (p.150)

    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.

  • Face à l'abîme

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    Lecture d'Achever Clausewitz de René Girard (4) 

      Une religion guerrière
    - De la loi de « double frénésie ».
    - Relance du combat pressenti par Pascal, entre la violence et la vérité.
    - Clausewitz comme antidote au progressisme : pour lever les illusions.
    - « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme.
    - Revient à Péguy et à sa façon de dépasser la notion de duel comme « lutte à mort ».
    - « Clausewitz ferme tout de suite la porte qu’il a ouverte ».
    - Trop mimétique et patriote pour tirer conséquence de ce qu’il pressent.
    - Ne parvient pas au dépassement de la haine pour Napoléon.
    - C’est même cette haine qui le fait théoriser, selon RG.
    - Cite les exemples de Dostoïevski et de Proust qui vivent eux aussi la montée aux extrêmes mais la dépassent en l’exprimant.
    - RG pense qu’il faut repenser le mimétisme de l’intérieur de celui-ci.
    - Taxe la pensée de Raymond Aron sur Clausewitz d’ « irréalisme total ».
    - Aron voudrait rester dans le seul politique, alors que cela se passe dans le religieux.
    - BC passe à la question essentielle de l’héroïsme.
    - Le ressentiment de Clausewitz contre la France va le faire s’inventer un modèle avec Frédéric II, piètre figure à cet égard.
    - Joseph de Maistre, à la même époque, écrit que « toute guerre est divine », pressentant le caractère surnaturel de la montée aux extrêmes.
    - Clausewitz, au principe mimétique, ne trouve qu’un frein temporaire.
    - Clausewitz est plus du côté de Napoléon, malgré sa haine, que du côté de Frédéric II.
    - RB souligne la modernité et la lucidité réaliste des pages de Clausewitz sur la réalité physique de la guerre, tout en pointant sa fascination pour la « mystique guerrière » de Napoléon.
    - Pointe la « psychologie souterraine » de Clausewitz.
    - Son ressentiment, plus fort que toutes les rationalisations, donne à son œuvre son tour tragique.
    - Rappelle les relations entre Voltaire et Frédéric II, et l’humiliation de celui-ci par celui-là.
    - L’humiliation de Versailles, en 1918, relancera le ressentiment mortel de l’Allemagne.
    - Evoque Péguy, qui joue Polyeucte contre De la guerre.
    - L’ « étonnante trinité de Clausewitz » établit la maîtrise du peuple par le commandant et la maîtrise du commandant par le gouvernement. Et, selon RG, démultiplie la violence plus qu’elle ne la contient.
    - La violence, devenue automne, fait craquer la belle ordonnance du système glorifiant le « génie guerrier ».
    - Cite le général de Gaulle comme incarnant la dernière geste d’une culture militaire avant la déroute en Indochine et l’impasse algérienne.
    - « Il semble que toute culture militaire soit morte en Occident », dit RG après le constat des nouvelles formes de guerre, asymétrique ou « chirurgicales »
     

    Le génie guerrier et le surhomme
    - De la bataille , où la violence produit encore du sens à la nouvelle forme de violence de la guerre, stérile.
    - Que la « bataille décisive » selon Clausewitz repose encore sur le duel, le corps à corps pour ainsi dire.
    - Liddel Hart, un siècle plus tard, au temps des « escalades », conclut qu’il ne faut pas de combat.
    - RG devant la nouvelle réalité : « Il n’y a rien à attendre de la violence ».
    - Clausewitz identifie vérité et violence. Anti-Pascal à cet égard.
    - Les thèses de Clausewitz absolutisent les intuitions de RG sur le mimétisme.
    - Pour Clausewitz, « la guerre est le seul domaine où le métier et la mystique soient totalement unifiés, ceci dans les moments les plus intenses ». (p.172)
    - L’homme ne deviendrait homme que dans la guerre.
    - Une tentative de régénération «surhumaine» pour éviter de retomber dans les « sphères inférieures de la nature animale ».
    - Cite alors l’aphorisme 125 du Gai Savoir de Nietzsche : « Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes », etc.
    - Nietzsche prend le relais de Clausewitz, tout en décelant le mécanisme du meurtre fondateur.
    - RG estime que Nietzsche « va trop loin dans la révélation. Il détruit son propre fondement »
    - « C’est tout le drame de Nietzsche que d’avoir vu et de ne pas avoir voulu comprendre cette sape opérée par le biblique ».
    - En pariant sur Dionysos, Nietzsche redonne un sens à la violence.
    - « Il y a là un drame terrible, un désir d’Absolu dont Nietzsche ne sortira pas ».
    - Clausewitz est « protégé » par la réalité et l’exutoire de l’armée.
    - Nietzsche n’a devant lui que « l’abîme d’une volonté de puissance ».
    - RG estime toute valorisation de l’héroïsme surannée ou dangereuse.
     

      Cet ennemi qui me fait face
    - BC en revient à Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas.
    - Se demande après Levinas s’il n’est pas vrai que « seule l’expérience de la guerre peut nous permettre de penser la réconciliation ? »
    - Levinas ne croit pas à une régénération par la guerre.
    - Envisage une relation à l’Autre qui serait purifiée de toute réciprocité.
    - « Levinas s’en prend à l’Etat et au totalitarisme. L’hégélianisme est visé frontalement, c’est clair ».
    - BC relève que la relation éthique rendrait possible cette sortie de la totalité.
    - RG précise alors sa position par rapport à Levinas (p.179)
    - BC montre à RG que Levinas est au cœur de leur discussion, en pensant la transformation de l’héroïsme en sainteté.
    - RG revient à l’exemple du Christ
    - « Levinas est peut-être au coeur de cette mystérieuse similitude entre la violence et la réconciliation. Mais à condition de bien souligner que l’amour fait violence à la totalité, fait voler en éclats les Puissances et les principautés ».
    - Reviennent à Péguy pour penser la dialectique de l’indifférencié et du différent, l’autre en tant qu’autre.
    - BC : « C’est parce que les combattants ne veulent pas voir leur ressemblance croissante qu’ils provoquent une montée aux extrêmes ». Reconnaître l’autre ouvrirait à la réconciliation.
    - RG trouve BC trop optimiste. Craint le caractère irréversible de la montée aux extrêmes, la réalité du mimétisme.
    - BC relève le paradoxe de la tradition biblique et évangélique, qui propose à l’homme de se diviniser en renonçant à la violence, ce que Nietzsche considère comme la pire des choses qui pouvait arriver à l’humanité.
    - « Le christianisme nous invite à imiter un Dieu parfaitement bon (…) Il n’y a aucune aucune autre solution au mimétisme qu’un bon modèle. Mais jamais les Grecs ne nous ont invité à imiter les dieux ? Ils disent toujours qu’il faut mettre Dionysos à distance, ne jamais s’en approcher. Seul le Christ est « approchable », de ce point de vue. Les Grecs n’ont pas de modèle imitable de la transcendance, c’est leur problème, c’est le problème de l’archaïque. La violence absolue n’est bonne pour eux que dans le souvenir cathartique, la reprise sacrificielle. Mais dans un monde où le meurtre fondateur a disparu, nous n’avons pas d’autre choix que d’imiter le Chrust, de l’imiter à la lettre, de faire tout ce qu’il dit de faire. La Passion révèle à la fois le mimétisme et la seule manière d’y remédier. Chercher à imiter Dionysos, à devenir un « Dionysos philosophe », comme l’a tenté Nietzsche, c’est adopter une attitude chrétienne pour faire l’exact contraire de ce qu’invite à faire le christianisme » (p.185).
    - Passe au terrorisme contemporain comme nouveau modèle de guerre asymétrique.
    - BC : observe que RG substitue au projet héroïque un projet de maîtrise.
    - Là encore, RG rejoindrait Soljenitsyne dans son appel à l’auto-limitation.
     

     Le tournant apocalyptique
    - RG en revient à la structure de décomposition figurée par Satan.
    - «La violence ne fonde plus rien, elle n’est plus qu’un ressentiment qui s’irrite de plus en plus, c’est-à-dire mimétiquement, devant la révélation de sa propre vérité.
    - Que le Christ « irrite les rivalités mimétiques ».
    - Que nous ne voulons pas les voir quand il nous les montre.
    - Que chaque nation pense que c’est bon pour l’autre mais pas pour elle.
    - Que le christianisme historique a échoué pour cela même.
    - Affirme que les textes apocalyptiques « vont maintenant nous parler plus qu’ils n’ont jamais fait ».
    - Le volontarisme de Clausewitz prépare le pangermanisme, le sacré dévoyé et la destruction du monde.
    - Sa notion du « dieu de la guerre » est significative.
    - Le chaos dionysiaque a encore un aspect « fondateur » selon RG, tandis que celui qui se prépare est absolument destructeur .
    - Décrie l’héroïsme dévoyé où «la canaille s’est introduite depuis toujours, d’une certaine manière, et en particulier depuis Napoléon ».
    - « Si les hommes se battent de plus en plus, c’est qu’une vérité s’approche contre laquelle réagit leur violence. Le Christ est cet Autre qui vient et qui, dans sa vulnérabilité même, provoque un affolement du système ». (p.191)
    - La vulnérabilité du Christ : à l’opposé de la figure du dieu de la guerre…
    - Que les hommes sont désormais capable de détruire l’univers.
    - Mais que cela ne concerne que le monde abandonné à la violence mimétique.
    - BC cherche à tempérer, à nuance la vision par trop « globale » de RG, invoquant « notre résistance toujours possible au cœur des choses ».
    - RG invoque son côté « romantique refoulé ».
    - Et s’excuse par son besoin d’une eschatologie.
    - Evoque les diverses « atmosphères du christianisme », notamment au XVIIe où l’eschatologie est peu présente.
    - RG estime « qu’il est urgent de prendre en compte la tradition prophétique, son implacable logique, qui échappe à notre rationalisme étriqué. »
    - « C’est la fin de l’Europe qu’annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et le suite de tout cela, qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans ». (p.195).
    - Evoquent encore la question cruciale du droit, à propos d’un texte de Marc Bloch.
    - RG se demande si l’on est encore dans un monde où la force peut céder au droit.
    - Le droit cède de toutes parts.
    - RG rappelle comment le droit surgit. Dans les tribus archaïques. Dans le Lévitique, etc.
    - « La violence a produit du droit qui est toujours, comme le sacrifice, une moindre violence. Qui est peut-être la seule chose dont la société humaine soit capable. Jusqu’au jour où cette digue cède à son tour ».
    - Et l’on va passer, du pessimisme radical (s’agissant du monde) de René Girard, à la tristesse de Hölderlin. Joyeux compères !
    René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre. CarnetsNord, 363p.

  • Chez les Jaccottet

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    À La Désirade, ce 1er janvier 2001. - Réveil un peu barbouillé dans les bras tout tendres de ma bonne amie, puis je me rendors après avoir lu quelques pages du Côté de Guermantes. Ensuite levé vers deux heures. Tout redevient intéressant.

     (Soir). - Commencé ce soir de lire Pilgrim, du romancier canadien anglais Timothy Findley dont j’ai déjà lu Le dernier des fous et Chasseur de têtes, qui m’ont également passionné. En l’occurrence, ce roman modulant lui aussi une douce folie qu’on pourrait dire à la gloire de l’imagination romanesque, dans la filiation de Nabokov, avec plein d’anges et de papillons d’ailleurs, nous plonge à travers les siècles pour évoquer une sorte de présent perpétuel vécu par les avatars successifs de Pilgrim, alias le pèlerin, psychopathe selon nos codes qui commence par se pendre, dans les années 20 à Londres, au moyen de la ceinture de son peignoir de soie bleue solidement attachée à la solide branche d’un solide érable de la taille d’un solide immeuble de trois étages, et qui revit ensuite comme après tous ses suicides précédents, dès l’époque de Léonard de Vinci et de sa Joconde qu’il a bien connus. Dans le genre de l’éternel retour, qui m’a toujours paru l’idée d’un fou furieux, on ne fait pas plus entêtée malice car il y a là-dedans beaucoup d’humour tendre et d’intelligence incarnée.

    Du romancier. - Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    De l’obscénité. - Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par la danse de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt / Celle qui se sent si seule après la mort de son mari / Ceux qui ont désiré la baise à mort, et qui en sont morts, etc.

    À La Désirade, ce 5 janvier.Je m’attarde ce matin sur la page de Moravagine consacrée au règne de la femme - règne du masochisme selon le narrateur. En fait Cendrars confond (selon moi) guerre des sexes et relation amoureuse, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a du vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou l’ami Gripari) mais cette vision du monde est néanmoins réductrice (à mes yeux). C’est peut-être bien une des lois de l’antagonisme  des  sexes qu’elle désigne, mais ce qui m’intéresse  est tout ce qui, dans le lien vécu, la transgresse et la sublime, l’acclimate ou la pacifie.           Pour ma part  je me contentais de lancer à celle que je croyais alors la femme de ma vie : « Arrête ton cinéma ! », ensuite de quoi j’ai lancé à celle qui l’aura bel et bien été: « Arrêtons ce cirque ! »                                                 

    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Jaccottet17.jpgMontélimar, ce 14 janvier. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

             En entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

    Peintures: Giorgio Morandi; Anne-Marie Jaccottet.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de Traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel).

  • Révérence à Antonio Tabucchi

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    L’auteur de Pereira prétend a succombé à la maladie à Lisbonne, à l’âge de 68 ans.

    C’est un des auteurs majeurs de la littérature italienne contemporaine qui vient de s’éteindre au Portugal en la personne d’Antonio Tabucchi, auteur de quelques livres «cultes» dont Pereira prétend , Nocturne indien ou Requiem, initialement rédigé en portugais. La mort du Toscan Tabucchi à Lisbonne n’a rien, à ce propos, de fortuit, puisque l’écrivain italien entretenait, avec le Portugal et sa langue, une relation privilégiée dominée par la grande figure tutélaire de Fernando Pessoa et l’amitié vivante d’Antonio Lobo Antunes. Il disait même avoir été adopté par le Portugal autant qu’il l’avait adopté. Dans ce jeu de filiations et d’affinités électives, on rappellera en outre que la «sonate» onirique de Requiem, qui se déroule à Lisbonne un dimanche caniculaire de juillet, évoque précisément la figure de Pessoa, méconnu de son vivant et considéré aujourd’hui  comme le plus grand poète portugais du XXe siècle. Or le même Requiem a fait l’objet d’une adaptation, au cinéma, de Bernard Comment, traducteur fréquent de Tabucchi, et Alain Tanner.

    Le livre le plus fameux de Tabucchi, Pereira prétend (Bourgois, 1995), s’enracine également dans le sol lusitanien et l’histoire du salazarisme, au fil de la remémoration lancinante d’un vieux journaliste solitaire revisitant son passé.

    Beaucoup plus récents, deux autres romans admirables, Il se fait tard, de plus en plus tard (Gallimard, 2002) et Tristan meurt (Gallimard, 2004) font écho à ce récit mêlant lucidité et mélancolie et marquant peut-être le sommet de l’art du romancier.

    Conteur « postmoderne » raffiné et érudit dans la lignée de Calvino et de Borges, Antonio Tabucchi, qui enseigna longtemps à Sienne et laisse quelque vingt cinq livres souvent traduits, excellait aussi dans la forme courte et les variations singulières, dans un esprit qu’il reliait lui même à la tradition baroque. Ainsi captait-il  des Petits malentendus sans importance (Bourgois, 1987) et jouait volontiers sur des mises en abymes temporelles ou topologiques, se plaisant aussi à inventer des Autobiographies d’autrui (Seuil, 2003) ou des Rêves de rêves (Bourgois, 1994), avec un art singulier et une poésie baroque.

  • Ceux qui "réalisent"

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    Celui que le tremblement de terre a raffermi dans son respect amoureux de la Nature / Celle qui redécouvre la beauté du monde après le séisme / Ceux qui sont devenus tambours à l’unisson du monde en deux minutes et sept secondes cet après-midi du 11 mars 2011 /Celui qui lit couché dans la lumière éclaircie par la neige du Mont Fuji / Celle qui a offert ses lèvres au Professeur avec lequel elle s’est réfugiée sous la table juste avant l’effondrement des bibliothèques / Ceux qui ont découvert qu’on pouvait être à la fois reporter et poète et lisant les Notes de Hiroshima de Kenzaburo Oé et Fukushima de Michaël Ferrier / Celui qui décrit un début de séisme en évoquant « un bruit de mandibules, ténu et formidable, un langage de termites », puis « trente millions de hannetons et de cigales, de coccinelles et de grillons, tout un peuple d’insectes archaïques – criquets, chenilles, pucerons et papillons prenant possession de la table et de sa chaise, des meubles, des murs, avec une fureur de bestioles » / Celle qui vit en grabataire cette charge de « tout un tas de bourrins qui galopent », ce « troupeau de buffles poursuivis par des taons » (…) mille crocodiles en cavale et des cataractes de rossignols » / Ceux  qui constatent interdits que « les choses les plus belles et les plus fragiles tombent les premières » / Celui que les mots aident à réaliser comme on dit en anglais / Celle qui a cru son heure venue et qui en est revenue sans voix /  Ceux qui tremblent encore en racontent le tremblement et redoublent en se rappelant les répliques du tremblement / Celui qui a découvert la beauté du poisson-lanterne au creux de la vague noire / Celle que le flot a déposé sur l’arête rouge de la pagode / Ceux qui ont conservé un savoir de grotte / Celui qui devine la magnitude à l’oreille / Celle qui se remémore la peur de ses ancêtres au matin du 8 juillet 868 quand la terre trembla et fit s’écrouler les tourelles du palais impérial / Ceux qui voient en le séisme un boxeur à poings innombrables / Celui qui a téléchargé l’application capable de lui annoncer quand son plafond va s’effondrer dans à pei près cent secondes / Celle qui lisant Life and Opinions of Tristram Shandy quand son verre de tisane calmante s’est mise à trembler en crescendo maestoso / Ceux qui prennent un pain de béton sur la gueule alors qu’ils venaient de se beurrer /   Celui qui lit la chronique du Grand Séisme du XIIe siècle dont parle le Dit de Heike et plus précisément ce qu’il advint entre l’heure du Sanglier et celle du Rat / Celle qui entend exploser la Centrale dans son bain moussant / Ceux qui refusent de participer à la fuite des Traders, etc.

    (Cette liste a été jeté dans les marges de Fukushima, récit d’un désastre, de Michaël Ferrier, jusqu’à la page 68. À suivre…) 

  • Ceux qui restent distants

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    Celui qui porte une cravate invisible même à la piscine / Celle qui dit « vous »à son gigolo et à son mainate / Ceux qui ménagent leurs avants / Celui qui s’excuse après son coup de boule à la flûtiste haltérophile / Celle qui pousse le respect humain jusqu’à la sévérité vieille France / Ceux qui sont bons comme le scout mais pas poires / Celui qui se montre digne comme le dindon de la duègne / Celle qui repasse les plats sans faire d’histoires / Ceux qui s’enhardissent en vain à provoquer la Maréchale / Celui qui invoque sa dignité de SDF à particule  / Celle qui reste froide même plaquée à chaud / Ceux qui ne cassent rien même en se la pétant / Celui qui suit l’actualité au télescope / Celle qui fait approcher le coupable à portée de voix et le tance virulemment / Ceux qui ne sauraient confondre French Kiss et familiarité déplacée / Celui qui se retient de faire jouir la soprano colorature à cause des voisins sourds à l’art lyrique / Celle qu’insupporte la curiosité du retraité à questions précises dans l’escalier des buanderies / Ceux qui s’aiment dans la vapeur des lessiveuses / Celui qui stresse à l’approche de l’Inspection des ongles incarnés / Ceux qui ont renoncé à s’incarner par indolence surnaturelle / Celui qui s’interroge sur le cybersexe des anges / Celle qui ne fait que passer mais à distance n’est-ce pas… , etc.

    Image : Philip Seelen   

  • Chemins de traverse

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    Lectures du monde 2000-2005

    Du Verbe, du souffle de la vie et de quelques notes jetées en passant

    L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini, notait Charles-Albert Cingria, et cette formule m’accompagne depuis des décennies comme une belle approximation.

    De fait j’ai appris, à travers les années, à me méfier de toutes les définitions de l’écriture, avec ou sans majuscule. Il me suffit d’ouvrir la Bible n’importe où, ou de lire n’importe quel texte dit sacré pour que toute définition de l’écriture soit balayée par le même souffle, et qu’on ne me parle pas de « peuple du Livre », car à mes yeux tout l’homme aspire au Livre d’un seul souffle.

    JLK48.JPGLe souffle de la vie est autre chose. Le Verbe est une chose et le souffle de la vie est autre chose. Le vent dans l’herbe ou sur le sable est une chose et les mots pour l’évoquer participent d’autre chose. Notre vie est une chose et les notes que nous prenons pour ne pas oublier ceci ou cela de notre journée est autre chose. Une femme de vingt ans qui se fait agresser à la hache pendant une nuit d’été est un fait divers et c’est une chose, mais ce que cette femme en oubliera pour se protéger et survivre, ou ce qu’elle s’en rappellera et en écrira pour s’en délivrer est une autre chose qui peut nous délivrer aussi dans le même effort de mémoire et d’attention.

     

    Cette question de l’attention est à mes yeux essentielle, et plus encore aujourd’hui qu’hier dans la mesure où la mémoire sous tous ses aspects se disperse aux zéphyrs du virtuel et de l’actuel alors même qu’on la célèbre au titre de travail ou au titre de devoir. Comme souvent aujourd’hui, la chose est d’autant plus invoquée qu’elle tend à se perdre ou à s’émietter – à se stocker entre fichiers et dossiers.

    JLK57.JPGOr la mémoire n’est pas qu’un stock ou un vrac. La mémoire est un être vivant. La mémoire est une personne et plus encore : la chaîne des personnes et la somme des vivants. La mémoire est universelle et nous traverse, mais le lieu de la mémoire est unique et c’est le Verbe, à tous les sens de l’expression humaine car il y a un Verbe de la parole orale ou écrite comme il y a un verbe des formes et un verbe de la musique, par delà les mots.

    Au commencement était le Verbe, dit l’Evangile, et cela s’écrit avec majuscule. Autre chose est le verbe sans majuscule, que ne porte pas le grand souffle sacré mais qui participe lui aussi du souffle de la vie comme je l’entends.

    CarnetsJLK5.JPGLorsque j’ai commencé de prendre ces notes, vers 1965, donc entre seize et dix-huit ans, j’avais déjà conscience d’accomplir une espèce de rite sacré, sans prendre la pose pour autant. D’ailleurs en ces années la Bible m’ennuyait, dont je ne percevais pas le souffle initial. Le côté sacré du verbe sans majuscule m’atteignait en revanche à la lecture de Cendrars ou d’autres poètes ou romanciers ; vers mes treize ans j’avais commencé de mémoriser des centaines et des milliers de vers, les images de Baudelaire ou de Rimbaud alternaient avec les aventures de Bob Morane ou de San Antonio, la lecture de Vipère au poing d’Hervé Bazin m’avait saisi à quatorze ans, puis me saisit celle d’ Alexis Zorba de Nikos Kazantzaki à seize ans - déjà je me sentais à la fois de plusieurs âges et de plusieurs pays et mon attention éveillée, avivée, affûtée par ce début de lecture du monde, hors de toute autre école que buissonnière, cherchait les mots qui traduiraient mes émois et mes effrois, les peines et les joies de tous.

     

    CarnetsJLK9.JPGCes notes, qui voudraient capter le souffle de la vie ont été consignées, dès le  tournant de ma vingtième année et jusqu’aujourd’hui, dans une centaine de carnets constituant un journal de plus en plus « extime », quand bien même le lieu de l’intimité serait à mes yeux une source inextinguible de poésie. Ces notes, bon an mal an, sont devenues la base continue de ma présence au monde et de mon activité d’écrivain, cristallisant, et  de plus en plus consciemment, comme d’un ouvrage concerté dans le temps et « avec le Temps », la substance infiniment variée de la vie vécue au jour le jour. Mon travail s’est déployé dans la narration romanesque et d’autres formes de l’expression littéraire, mais ces « journaliers », pour faire écho à ceux de Marcel Jouhandeau ou aux journaux respectifs de Paul Léautaud, de Jules Renard ou d’Amiel, aux notes de Ludwig Hohl ou plus essentiellement encore aux Feuilles tombées de Vassily Rozanov, correspondent le mieux à l’expression kaléidoscopique de ma perception du monde.

    John Cowper Powys évoque ce « journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature », et l’on s’en voudrait de retirer sa majuscule à celle-ci. Mais la Littérature est une chose, et la vie littéraire autre chose à tout moment tributaire de la foire aux vanités ; et là encore, le souffle de la vie nous aide à faire la part de ce qui compte et de ce qui passe.

     

    CARNETSJLK.JPGLa Vérité avec majuscule est une chose, qui n’appartient pas à l’écrivain, et nos vérités sont autres choses, que  le souffle de la vie porte et transforme au fil du Temps. 

    À cet égard on verra, dans ces pages, combien les tribulations individuelles momentanées, parfois marquées par l’humeur, voire la violence, s’apaisent avec le temps. De tumultueuses relations personnelles avec tel ou tel ami, de méchantes querelles littéraires avec tel autre personnage en vue, retrouvent leur juste proportion avec le recul des années et rien, finalement, ne me semble à regretter, au point que c’est avec la même indulgence acquise, le même haussement d’épaules, le même pardon affectueux que je considère, pour ma part, ceux avec lesquels j’ai parfois été en conflit à travers ces années – je pense surtout à Vladimir Dimitrijevic, qui fut mon plus cher ami et dont je me suis éloigné afin de préserver ma liberté, et à Jacques Chessex, avec lequel j’ai peut-être été trop dur et qui ne l’a pas moins été à mon égard - mais le souffle de la vie balaie toute rancœur et voici que, par delà les eaux sombres, je n’ai plus pour ceux-là que reconnaissance  au nom de nos passions partagées.           

     

    BookJLK15.JPGAprès la publication, en l’an 2000 et aux bons soins de Bernard Campiche, de L’Ambassade du papillon, reprenant mes carnets de 1993 à 1999 sans insertion d’aucune sorte - l’original manuscrit se trouvant juste élagué de quelques centaines de pages -, et celle des Passions partagées, en 2004, remontant trente ans auparavant (de 1973 à 1992) et modulant une forme plus composite nécessitée par le chaos personnel de mes notes de jeunesse et l’apport substantiel de mes lectures, un troisième recueil, intitulé Riches Heures et sous-titré Blog-notes 2005-2008, parut en 2009 à L’Age d’Homme à l’instigation de Jean-Michel Olivier.  À ce propos, je soulignerai la considérable stimulation qu’a été, dès juin 2005, l’ouverture d’un blog littéraire intitulé Carnets de JLK, accueillant à la fois une partie de mes notes et d’innombrables articles, proses de toute sorte, essais narratifs ou autres évocations de rencontres et  de voyages, dans une forme souvent dictée par ce nouvel appareillage et les liens singuliers qu’il tisse avec une nébuleuse de lecteurs.    

    BookJLK17.JPGComme il en va des recueils précédents, respectivement dédiés à Bernard Campiche et à Jean-Michel Olivier, ce nouvel ensemble de mes carnets, reprenant en deux tomes  la matière des  années 2000 à 2011, est le fruit d’une nouvelle collaboration amicale avec Olivier Morattel, dont la sollicitation enthousiaste m’a touché et que je remercie vivement pour son attention.

     

    RicheCouve.jpgCette attention, dont le manque représente une grande carence de notre époque, me disait un jour Maurice Chappaz, est à mes yeux le signe d’une qualité majeure, pour l’écrivain comme pour chacun : c’est une modulation de l’amour et de toute relation vraie. «Observer c’est aimer », écrivait encore Charles-Albert Cingria. En notre temps de fausse parole et d’atomisation généralisée, l’attention est une façon, purifiée de tout sentimentalisme et de toute idéologie, de lire le monde et de l’aimer, de refuser l’inacceptable et de dire ce qu’on estime le vrai.   

     

    La Désirade, en janvier 2012. 

    Chemins13.jpg(Ce texte constitue l'introduction de Chemins de traverse, à paraître fin avril aux éditions Olivier Morattel. Vernissage au Salon international du Livre de Genève, le 27 avril, de 17h. à 18h sur la scène de l'Apostrophe. Vernissage personnel au Sycomore, à Lausanne, le 2 mai, de 18h. à 21h.)

     

  • Orphée bicéphale

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    D'après Cocteau et Maïakovski, un spectacle total à Vidy, à voir, percevoir et écouter plus qu’à « comprendre »...

    « Est-ce qu’il va falloir relire l’histoire d’Orphée ? », se demandait Pascal Couchepin à la sortie de la flamboyante première du Syndrome d’Orphée, mardi soir au théâtre de Vidy. Perplexe, l’ancien président de la Confédération, invité avec moult autres personnalités de marque, dont le Consul honoraire de Russie Frederik Paulsen ? Plus exactement : enthousiasmé par la « forme » et la puissance expressive de ce magnifique spectacle surtout musical et visuel. Un peu décontenancé, en revanche, comme une partie du public, par le « fond » du récit théâtral faisant se rencontrer, sur le chemin des enfers, deux poètes aussi différents (apparemment) que le furent Jean Cocteau et Vladimir Maïakovski.

    Or Le Syndrome d’Orphée, conçu par le musicien et metteur en scène russe Vladimir Pankov, illustre bel et bien une parenté biographique et thématique entre ces deux grands lyriques achoppant à la modernité en usant des multiples moyens d’expressions nouveaux; tous deux  anticonformistes, voire parfois provocateurs, contre l’esprit bourgeois pour Cocteau et contre la massification collectiviste pour Maïakovski. Enfin vivant chacun, en quelque sorte, le drame d’Orphée, chantre de la vie butant sur les miroirs vertigineux de la passion et de la mort. L’ombre de celle-ci a marqué la vie et l’œuvre de Cocteau,  du suicide de son père à son Testament d’Orphée, notamment. Et la figure tragique du poète « phare » de la Révolution soviétique, « suicidé de la société » à son tour, participe d’un même éclat maudit qu’expriment ses fulgurances poétiques, où l’impact sonore et rythmique des mots compte plus que leur sens.

    Rappelant le rêve de fusion des arts de l’avant-garde du XXe siècle, relancé dans les années 60 par l’aspiration à un théâtre « total», la réalisation de ce « soundrama » fait merveille dans sa partie musicale et vocale, intégrant des musiciens et des chanteurs d’opéra de haute volée, issus du studio SounDrama de Pankov et Olga Berger. Or cette coproduction du Théâtre de Vidy  et du Festival Anton Tchekhov de Moscou, marquée par l’usage conjoint des langues française et russe (avec des surtitres pour celle-ci), engage également la participation de l’école Rudra-Béjart de Lausanne, avec une brochette de jeunes danseurs à la coule.

    À relever alors qu’ en dépit du « scénario » quelque peu brouillon, d’une scénographie lourdingue et d’un recyclage de poncifs expressionnistes frisant le kitsch, la jeunesse et la verve, la passion, l’enthousiasme et le talent de l’interprétation, où brille notamment un angélique Heurtebise russe  aux dons multiples, emportent finalement l’adhésion.

    Théâtre de Vidy, jusqu’au 30 mars. A 19h sauf le vendredi, relâche le dimanche et lundi

  • Le génial bas-bleu

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    La vie de Madame de Staël est un roman carabiné. Fille de ministre, ennemie personnelle de Napoléon, cette sacrée tronche fut libérale, féministe et européenne avant tout le monde.

    Ce pourrait être un prodigieux roman que celui de la vie de Madame de Staël. Avec une préface consacrée à une espèce de trinité familiale groupant une jeune femme de  génie prénommée Germaine, sa digne mère lausannoise née fille de pasteur et sans fortune sous le nom de Suzanne Curchod, et son père Jacques Necker, banquier genevois richissime devenu ministre des finances de Louis XVI. Trois personnages hors du commun liés par un amour sublime et la même passion des lettres. Balzac aurait pu raconter le roman social de ce brillant trio de bourgeois accédant à l’aristocratie par le mariage (pas très heureux) de Germaine avec le baron de Staël. Tolstoï eût trouvé une belle matière dans la vie passionnée de Germaine et de ses amants de haut vol, sa fronde rebelle contre Napoléon et la cavalcade de ses exils à travers l’Europe. Et Proust se serait retrouvé lui aussi dans les salons prestigieux des Necker, à Paris, puis au château de Coppet où processionnèrent les meilleurs esprits.

    Staël3.jpgOr, cet extraordinaire roman existe bel et bien à l’état « virtuel », morcelé, et sous de multiples signatures. Simone Balayé en a rédigé le synopsis, en raccourci, dans un chapitre magistral de l’Histoire de la littérature romande (Payot, 1996) L’avocat académicien Jean-Denis Bredin, dans Une singulière famille, a brossé le triple portrait des Necker avant l’exil de 1793. Plus récemment, Michel Winock a consacré à Madame de Staël (Fayard, 2011) un très substantiel essai biographique illustrant l’importance de  la pensée politique de « Mademoisele Saint-Ecritoire », selon le mot de Necker. Un ancien rédacteur en chef de 24Heures, Pierre Cordey, a pour sa part évoqué, avec beaucoup de sagacité sensible, Les relations de Madame de Staël et de Benjamin Constant au bord du lac Léman (Payot, 1966). Et sous la plume du même Constant, qui voyait en elle « de quoi faire dix ou douze homme distingués », le roman de Germaine se ramifie entre Adolphe, Cécile, son redoutable Journal intime et sa correspondance. Enfin l’œuvre de Madame de Staël elle-même (Slatkine, 3 vol, 1967) reste évidemment le corpus principal de cette saga imaginaire, touchant à tous les genres, du roman au théâtre et des essais aux témoignages d’époque, sans compter une correspondance fluviale.  

    Le roman du « Saint écritoire »

    Le roman de Germaine de Staël écrivain (publié) commence à sa vingtaine avec des considérations enflammées sur Rousseau où perce déjà, pourtant, la protestation d’une féministe agacée par le « machisme » de Jean-Jacques. Sur la même ligne, en 1793, réfugiée à Coppet après les massacres de septembre 1792, elle publie de courageuses Réflexions sur le procès de la Reine où la même condition féminine est en cause. Mais c’est avec des essais plus ambitieux, où s’engage sa réflexion sur le bonheur lié à la liberté (De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, en 1796) et sur la fonction libératrice de la littérature en phase avec la vie et la dignité humaine (De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales) que s’affirment son éthique d’écrivain et son idéal républicain de justice.

    Ses idées, héritées des Lumières mais révisées au vu des excès révolutionnaires, Germaine de Staël les fera passer aussi dans les pages, un peu oubliées aujourd’hui, de deux grands romans qui firent un tabac à travers toute l’Europe : Delphine, en 1802, dédié « à la France silencieuse », et qui enrage Napoléon, suivi de Corinne, en 1807, dont l’ouverture à l’Italie déplaît également à l’autocrate. Mais c’est sur De l’Allemagne, formidable hommage à la culture philosophique et littéraire de l’époque (Germaine connaît personnellement Goethe et  Schiller), et préfiguration du romantisme et de l’Europe des cultures, que vont se déchaîner les foudres de Napoléon, qui le fera brûler et interdira le territoire français à la « traîtresse ».

    N’empêche : le roman de Madame de Staël se poursuivra à travers de multiples exils, d’Autriche en Russie et de Suède en Angleterre, lui inspirant Dix années d’exil, récit majeur tenant du réquisitoire et de l’exorcisme, du bilan amer et de la réaction courageuse où se réaffirment les idéaux d’une femme émancipée en avance sur les temps à venir…

      Staël7.jpg La belle Curchod

    Elle fut la femme du grand argentier du roi et la mère inquiète d’une femme de lettres taxée parfois de « Messaline ». On a daubé sur son « éternelle morale », on l’a accusée d’être jalouse de sa fille, on l’a parfois réduite à la stature d’un « bas bleu », et pourtant c’était une dame intéressante, et finalement attachante, que Suzanne Curchod, née en 1737 au presbytère de Crassier, fille de pasteur et sans fortune. Dotée d’une excellente éducation par son paternel, la descendante (par sa mère) des nobles huguenots réfugiés au joli nom d’Albert de Nasse, causait couramment latin à vingt ans, déchiffrait le grec, jouait du clavecin et faisait belle figure dans les salons lausannois. Sainte-Beuve en a témoigné et le jeune historien anglais Edward Gibbon l’aima au point de la demander  en mariage, mais le père de Gibbon y opposa son veto. Jacques Necker, rencontré à Paris où Suzanne s’était retrouvée préceptrice du fils d’une dame de Vermenoux, dite « l’enchanteresse » pour son salon, fut un mari aimé et adulé, mais une vieille mélancolie sembla poursuivre la « belle Curchod ». Son grand amour de jeunesse fracassé, et les rudes tribulations infligées à cette âme sensible, assombrissent les pages de son journal intime. Elle n’en fut pas moins la « patronne » d’un des salons parisiens les plus prestigieux, et c’est à elle qu’on doit aussi la fondation de l’Hôpital Necker-Enfants malades, et divers écrits, dont ses «Réflexions sur le divorce ». Justice lui est rendue par Jean-Denis Bredin dans Une singulière famille.

  • La sincérité et ses limites

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    Un échange épistolaire sur la publication des carnets intimes et ses aléas. Le cinéaste Richard Dindo commente L’Ambassade du papillon de JLK. Cinq ans après, celui-ci s'apprête à remettre ça (?) dans ses Chemins de traverse, à paraître en avril 2012. À préciser que Richard Dindo, Alémanique d'origine italienne, tient un journal intime comptant aujourd'hui environ 15.000 pages, entièrement rédigé en français.

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grand intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours été un fanatique de la littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues. Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. N’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense. La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien. Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»

    Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos. Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien. J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant. Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille. A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie. Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère. Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts. Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…

    BookJLK15.JPGC'était donc en 2007, entretemps j'ai publié le troisième recueil de mes carnets sous le titre de Riches Heures, à L'Age d'Homme, et Le souffle de la vie est devenu Chemins de traverse, à paraître chez Olivier Morattel. Je tutoie désormais Richard Dindo et lui ai proposé de publier, dans Le Passe-Muraille, un extrait de son journal évoquant sa rencontre à New York avec Robert Franck, son père spirituel au même titre que Max Frisch...

  • La cueilleuse d’yeux bleus

     


    littérature

    Elle fait tous les marchés où se retrouvent les jeunes paysans aux pommettes roses et les journaliers en quête d’ouvrage.

    Elle les cueille du regard et la transaction se fait à l’ordinaire dans l’heure qui suit. Mais l’accord n’est possible qu’à certaines conditions physiques précises excluant les Nordiques et les Américains de souche allemande.

    Il les lui faut glabres et d’un métal tranchant, la barbe de jais quand elle pousse et le front de celui qui pense avec le corps - il est exceptionnel qu’elle ait cueilli des yeux bleus d’intellectuels, sauf durant ses années d’Argentine les étudiants lettrés qui fréquentaient la maison de Lady Ocampo. Il les lui faut baraqués et doux, le bleu d’autant plus émouvant qu’ils sont vigoureux. Il les lui faut clairs et brumeux, le bleu liquide s’ils sont d’airain et le bleu diamant si l’anima prime en eux. C’est presque à fleur de peau qu’elle décide, mais nul d’entre ceux qu’elle a choisis ne l’a jamais repoussée.

    Cette manie les fascine à vrai dire chez une femme qui ne devrait être qu’un objet de convoitise. L’idée qu’elle soit demandeuse les sidère. Certains éclatent de rire lorsqu’elle leur fait sa proposition. Elle a remarqué qu’une certaine caresse leur attendrissait le regard sur la photo, pourtant elle évite de passer pour une fille facile aux yeux des plus sévères, pas toujours les moins intéressants.

  • Ceux qui ne sont pas reconnus

     

    Panopticon04.jpgCelui qui reconnaît un terroriste recherché en la personne de son dentiste Sayed Moussah qui lui avoue se trouver souvent importiné par les Services spéciaux au motif de cette ressemblance dont seule sa mère Aïcha est en somme responsable puisque le père s’est barré / Celle qui a reconnu l’inspecteur Derrick dans la micheline de Sienne /  Ceux dont la cousine Micheline élève des ragondins aux Laurentides / Celui qui se fait prendre par la tempête dans les bois de Notre-Dame-de-la-Merci où rôde un dealer mal famé / Celle qui écoule de la neige dans une station de ski fréquentée par des admirateurs de Noir Désir / Ceux qui sont heureux  sans le chercher autrement / Celui qui ne se reconnaît pas sur la photo Keystone de l’assassin présumé / Celle qui fait semblant de ne pas reconnaître son grand-oncle exigeant d’elle un rabais / Ceux qui veulent être reconnus en tant que candidats non admis à la Star Ac pour preuve de partialité raciste anti-Canaques / Celui qui prétend t’avoir connu vers  Vegas dans un Greyhound alors que tu n’as jamais transité que sur Trailways / Celle qui trafiquait de la réglisse et du bois doux aux Oiseaux / Ceux qui savent que la brouille des deux Ivan de Gogol trouve des équivalents en Alsace et en Mandchourie / Celui qui installe un projo de théâtre sur son toit pour éclairer les menées louches de son voisin Pottier / Celle qui couche avec Pierre-Yves pour le tirer vers la droite / Ceux qui ne te reconnaissent même pas le droit de ne pas voter / Celui qui fait une sieste turbo dans le backstage de son pick-up / Celle qui drague les Indiens des containers d’Anchorage /  Ceux qui se retrouvent au titre de gauchers brimées des années 55-66 / Celui qui affirme crânement que sans reconnaissance on ne sera jamais reconnu / Celle qui reconnaît s’être trompée en se trompant de frère au moment où rien n’était sûr / Ceux qu’on connaît moins qu’ils ne désirent être reconnus pour ce qu’on ne connaît pas d’eux à leur dire / Celui qui estime que le besoin effréné de reconnaissance de 87,7 % de nos contemporains découle d’un affaiblissement chiffrable à 22,3 % des vertus nutritives du lait maternel / Celle qui n’a pas été reconnue par son père le marabout évangéliste / Ceux qui reconnaissent qu’il se sont égarés dans le brouillard mais personne ne les entend et les loups de la région ne connaissent point la pitié / Celui qui a reconnu son frère le braqueur sous son passe-montagne tricoté par leur mère / Celle dont on a reconnu le courage dans son combat contre les murènes qui l’ont mortellement déchiquetée à la fin hélas / Ceux qui prétendent avoir été méconnus de leur vivant et demandent donc une compensation au Dieu Juste / Celui qui part en reconnaissance dans le biotope littéraire autrichien connu pour son hostilité aux Antillais bisexuels / Celle qui a senti le vent du boulet juste avant de péter un câble / Ceux qui finiront par reconnaître que tout ce qui brille n’est pas or vu que ça ne coûte rien, etc.

    Image : Philip Seelen            

  • Vialatte genre Deschiens

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    Au Théâtre de Vidy:  une jolie mise en théâtre des chroniques du bienheureux Alexandre...

    Alexandre Vialatte (1901-1971) achevait toutes ses chroniques en concluant : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », cerise ironique sur un gâteau de cocasserie. Vialatte était en effet la fantaisie loufoque incarnée, sur fond de gravité grinçante, quelque part entre les moralistes français et Pierre Desproges, le coq-à-l’âne auvergnat et l’humoriste Chaval observant des pharmaciens fuyant sous un noir nuage d’orage d’été.

    À propos de l’été, le chroniqueur pléthorique (898 pièces) de La Montagne de Clermont-Ferrand (entre autres supports dont Le Crapouillot ou Marie-Claire…) conseillait les vacances dans les houillères noires, sous la pluie, ou même dans les égouts. Les hordes de vacanciers en reviendraient plus optimistes au bureau ou au guichet qu’en s’arrachant aux cocotiers de Palavas-les-Flots ou aux vahinés de la Grande Motte.

    Vialatte4.jpgDandy gouailleur  du genre anar de droite, Vialatte, qui fut le premier à traduire Kafka et signa une superbe évocation romanesque de la jeunesse intitulée Les fruits du Congo, peignait en somme l’Apocalypse quotidienne de Temps Modernes avec bonhomie, en frémissant à peine du noeud pap’. Sa façon de jouer avec les formules creuses du Café du commerce ou de l’intelligentsia prétentieuse, les Grandes Questions (« Où va l’homme ? ») ou de parodier les sentences définitives (« La femme remonte à la plus haute Antiquité… »), émaillées de (faux) proverbes bantous ou de vraies  lapalissades, nous fait toujours sourire, parfois nous désopiler.   

    Largement rééditées (chez Julliard, aux bons soins de Ferny Besson), les chroniques d’Alexnadre  Vialatte, à la fois épatantes à la découverte et un peu répétitives à la longue, n’étaient pas vraiment faites pour le théâtre. Charles Tordjman, mémorable « adaptateur » de Proust, a cependant risqué le passage à la scène en complicité avec Jacques Nichet, autre très fin « lecteur ». La chose pourrait lasser, n’étaient un dispositif scénique plaisant, genre BD en trois dimensions, et une interprétation pétulante, style Deschiens, de trois comédiens également irrésistibles : deux dames marquant l’opposition de la faconde plantureuse et de la gracilité piquante (Clotilde Mollet et Christine Murillo) et un monsieur  (Dominique Piron) qu’on dirait sorti d’un dessin de Dubout ou… d’une chronique de Vialatte !

    Théâtre de Vidy, Salle de répétition, jusqu’au1er avril, à 19h. sauf le lundi (relâche) et le dimanche 1er avril (18h.30

  • Shooting

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    … Toi t’es typique la Fashion Victim qu’on suit jusqu’au bout du monde pour la cadrer grave, toi t’es la Top Gun Girl, toi je t’aligne et te snipe et là c’est le Grand Flash tu meurs et de vendeuse de Monoprix tu deviens la Madonna de la Spiral Tribe -  en tout cas après la séance je te file mon phone et tu me rappelles…

    Image : Philip Seelen  

  • Des goûts et des couleurs

    freud.girl-white-dog (kuffer v1).jpgElle le lange, il chie, elle le nettoie, il paie, il retourne au bureau.

    Elle doit avoir la bouche pleine de chocolat quand il opte pour le French Kiss.

    Cet autre exige qu’on l’appelle Excellence et qu’on lui suce les annulaires tandis qu’il mate une vidéo de Bruce Willis qu’il a toujours avec lui dans son attaché-case.

    Les amateurs de conversations privées sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains clients t’allongent jusqu’à des trois cents euros pour t’entendre parler de ton chien blanc ou de leur avenir.

    Donaldson le Brésilien attend, pour sa part, que nous lui flattions la croupe. Il sait que nous sommes des tombes question publicité. Ce serait un scoop que de voir le mercenaire avant-centre de l’équipe nationale dans cette position d’offrande, et ces dames lui tourner leur compliment, comme quoi ses fesses sont plus belles que celles de Maradona ou de Ronaldinho, mais le contrat stipule l’absolue discrétion des employées et nous sommes une maison top sérieuse.

    Peinture: Lucian Freud

  • Ceux qui restent bohèmes

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     Celui qui aime dormir / Celle qui est toujours sensible au charme de l’aventure / Ceux qui se rappellent le beau temps de la drague / Celui qui convoite la pomme d’or du désir / Celle qui les faisait craquer en stop / Ceux qui invoquent la pureté de leurs frasques de l’été 77 / Celui qui est un peu jaloux (normal il est curé) de la liberté des jeunes amants / Celle qui aime choyer (dit-elle) la verge au nid / Ceux qui ont conscience de la Loi de l’éternelle fugacité en dépit de leurs à peine vingt ans / Celui qui rougissait beaucoup à seize ans / Celle qui ne fermait jamais la porte quand elle pissait / Ceux qui n’en veulent pas au Seigneur de ne les avoir point gâtés question physique vu qu’ils baisent comme des dieux / Celui qui a toujours compris les femmes par intuition poétique / Celle qui ne fait aucune distinction hiérarchique entre son âme et son cul / Ceux qui se reprochent (juste un peu) de ne savoir pas allier le sérieux à la légèreté / Celui qui voit la stoppeuse s’éloigner à regret / Celle qui pouvait rester des plombes au soleil (et parfois à l’ombre) à attendre le prince charmant camionneur / Ceux qui sont un peu crispés sous leur air rilax / Celui qui passait ses vacances au Lavandou quand il rencontra la Lula de BeBop / Celle qui fait comprendre au dragueur tchèque qu’elle préfère les Slovaques / Ceux qui ont compris à dix-sept ans que l’amour est un oiseau de bohème qui va les faire flipper jusqu’à cent sept ans / Celui qui préfère ce que ses camarades étudiants appellent de la mauvaise littérature genre Philip K. Dick mais pas tout / Celle qui a essayé de décoincer l’écrivain fils de pasteur mais en vain / Ceux qui ont connu la Loi des comités de surveillance de la liberté sexuelle à l’époque dure / Celui qui a fait de l’auto-stop un jeu de rôles assez drôle dans les années dite de La Route / Celle qui a rencontré Milos Forman à Nowy Zaky et qui lui a cédé quand il lui a passé Night in white satin / Ceux qui n’ont jamais craché sur un peu d’imprévu / Celui qui avait de la peine à admettre qu’une jeune fille fût si libre / Celle qui a toujours plus ou moins fermé les yeux sur le mufle qu’il y a plus ou moins en chaque mec / Ceux qui ne se doutaient pas qu’en 2011 ils ne resterait de la Tchécoslovaquie que la Slovaquie en ces régions de l’Est profond / Celui qui s’agace de voir la très jeune fille le dépasser sur divers plans alors qu’il pourrait la baffer facile mais il ose pas / Celle qui demande au stoppeur de lui montrer ses biceps gonflés /Ceux qui se caressent dans la voiture arrêtée en rase campagne et se disent qu’ils s’en souviendront en l’an 2000 sans se douter de ce qui les attend vraiment, etc.

  • Ces petites images admirables

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    INEDIT

    Par François Beuchat

     

    Vieille familiarité, et légende de l’oubli

    J’ai vu trois pattes de chat dans la fenêtre bleue, certains hommes, certaines femmes commençaient leur repas, la dame assez maligne se promenait dans le square, et des enfants jouaient sur la place de jeux. Une montre, bracelet cuir, une bouteille de vin, le vin noir de nos rêves, dans une bouteille verte. Exquise absolution, petite danse revenue, miroir tout alangui, où sont les pattes de chat ? Un tableau de Caillebotte me montrait une maison, Gennevilliers des Hauts-de-Seine, chacun doit mourir quelque part. Proust vécut, boulevard Haussmann, Gide était à Auteuil, et l’autre dame assez maligne, sa promenade dans le square. Promenade qui tournait en rond, comme les pensées du solitaire, le chat était une illusion, pourtant il y avait la fenêtre bleue. Petite fiancée du Temps perdu, tu as vieilli comme les autres, le vent du large s’est levé, où sont donc les pattes de chat ? La musique littéraire mène la danse dans son coin, nous partions sans partir, et mourions sans mourir. Le bleu de l’artiste penché sur le bleu, ce bleu qui devient son propre bleu, ce bleu qui peut devenir le bleu de tous. L’homme assis ne regardait que les boucles d’oreilles, cercles de fil de fer, de la femme au pull vert qui levait le pouce et l’index de la main droite. La mer se reposait des fatigues ancestrales, en inondant le sable de nos jours secs et jaunes. J’ai vu trois pattes de chat dans la fenêtre bleue, la femme assez maligne, sa promenade dans le square. Promenade qui tournait en rond. Vieille familiarité, et légende de l’oubli.

    Célinelettres.jpgManuscrit et manuscrits

    Manuscrit du cheval fâché avec son maître, maître queux à la tête de rat, manuscrit de l’enfant qui marche dans la neige, manuscrit des traîneaux et des clochettes, manuscrit de la faiblesse et de la maladie, manuscrit du regard lent et doux, manuscrit de la porte fermée, de quelques volets bruns. Manuscrit de l’escalier enneigé, de la chambre vleue où la lumière du jour est presque noire. Manuscrit des glaçons qui sont semblables à certaines menaces, manuscrit du chef-d’œuvre rêvé, de la table où sont quelques papiers, de la chaise sobre et rustique. Manuscrit de l’envol de la pensée, de la neige accablante ou salvatrice. Manuscrit des silhouettes emmitouflées, manuscrit du devoir qui précède la mort. Manuscrit de la folle joie secrète, après les amertumes répétées. Manuscrit de la folie bleue, de la nuit qui s’approche, manuscrit du chien et du loup, manuscrit entre chien et loup, manuscrit. Et l’accablement avait quelque chose de magnifique,il était comme une promesse de beauté. Manuscrit des Temps gris, des Temps bleus, des Temps saturnien et neigeux. Mais, presque toujours, manuscrit du cheval fâché avec son maître. Manuscrit entre chien et loup. 

    Bibliophile.jpgCette cabane de jardinier

    Cette cabane de jardinier, sur laquelle tombait une neige sèche et vibrante, sa porte brune était fermée par un cadenas, les outils reposaient dans l’oubli. Dans l’attente d’une autre vie. 

    Ils attendent sur les gradins

    Voici la bulle de la cité, ils attendent sur les gradins, les hiboux de ce conte ancien. Il y a les rêves mauves ou dorés, de drôles d’espérances troublées, un pastis d’un jour de juin, et la même poussière d’un boulevard. Toutes les peines tombent sur les pavés, ou ont un sursis dans les feuilles des arbres, petit éclat d’une espérance, rigueur de tout cerveau blessé. C’était un juillet nuageux, une Laotienne servait au bar, elle ferma boutique et partit avec sa sœur, une fleur d’orgueil entre les dents. Tout se perdit dans la poussière, même dans les feuilles clairsemées, dernières lueurs sur le boulevard, main coupée. Voici la bulle de la cité, ils attendent sur les gradins, les hiboux de ce conte ancien.

    Papiers

    Papiers des petites traverses, papiers fragiles, comme les âmes perturbées, papiers de la nouvelle semence, papiers retournés, ignorés, papiers quelquefois presque transparents, comme certains papillons des journées infinies. Papiers du néant repeuplé, papiers. Papiers des petits traversées, ah oui !

     

    Rouault.JPGMusique des bords de mer et musique des fleuves

    Est-ce le diable qui s’agite au fond du piano noir ? Est-ce la mouette qui vole tout au bord de la mer, et qu’on appelle vautour, oui, vautour de la mer ? La mouette, les mouettes, celles du Rhône, à Lyon, et celles du lac Léman ? Musique des bords de mer, et musique des fleuves, les étranges matins gris, oui, ils nous coupent le souffle. On s’embrouille dans les dates, mais tout ça ne fait rien, il reste l’air des jours, et le souffle des nuits, il reste quelques pensées qui ne demandent qu’à vivre, et quelques émotions, prises dans le ciel tout gris. Est-ce le diable qui s’agite au fond du piano noir ? La chanson est jolie, mais elle fait mal au cœur, musique des bords de mer et musique des fleuves.

    Alors l’étrange vent

    Je ne me suis penché sur les calendriers de la vie que pour mieux leur échapper, la fuite était jolie, la fuite était dangereuse, champignons des sous-bois, sorcières sur leur balai, doux fantômes persistants, querelles répétées. Alors l’étrange vent, on l’attendait toujours, la casquette sur la tête, et la main dans le vent. On respirait un peu, oui, juste ce qu’il fallait, pour une assise belle, et bellement légère. Alors un courant gris, alors un courant bleu, air qui redonne substance, alors l’étrange vent ».

     

    Widoff29.JPGCes petites images admirables

    Ce sont de petites images qui nous aidèrent à supporter la vie, on les avait quelquefois devant les yeux, d’autres fois seulement dans le cœur et l’imagination. Elles étaient modestes, discrètes et fugitives, elles allaient et venaient, elles étaient si proches de notre âme qu’elles se confondaient quasiment avec elle. Beauté prodigieuse de ces petites images. Etrange fidélité de ces petites images. On ne fait rien de mieux. La nuit, surtout, ces petites images surgissent avec une surprenante présence, et elles sont pour nous comme une chaleur infinie. On ne fait rien de mieux. Elles sont aussi les clés des songes, ces petites images admirables. On ne fait rien de mieux.

    Beuchat1.jpg(Ces textes inédits sont extraits d’un livre en chantier de François Beuchat. Ils seront publiés dans la prochaine double livraison 88-89 du Passe-Muraille, à paraître fin avril 2012, dont un des frontons sera consacré à la relève de la littérature romande. François Beuchat est l’auteur de plusieurs recueils de prose poétique publiés aux éditions d’autre part. Le dernier, L'oiseau dans la bocal; Fragments du roman d'une vie II, a paru en septembre 2010)

    Images: Françoise Widhoff, lettres de Céline, JLK, Augustin Rebetez.

  • Ceux qu'on voit venir

     

    Celui qui se tapit au fond de ton cerveau reptilien / Celle qui t’attend au contour de l’horizon / Ceux qui se préparent à bondir en shorts seyants / Celui qui te guette du bout du quai / Celle qui te hèle sous le hallier / Ceux qui ont le cul blanc sous la ligne de bronzage et des yeux de chevreuil / Celui qui correspond sur Facebook avec les lutteurs de divers pays / Celle qui se sent exclue du cercle des marraines de pompiers / Ceux qui matent le cybershow des deux soldats anglais au Ghana / Celui qui tient les Archives Nationales du Doute / Celle qui ne te dit des mots doux qu’en portugais / Ceux qui suivent la pensée du télépathe / Celui qui a des psychotics / Celle qui a une toque de fourrure de pubis synthétique / Ceux qui participent à l’énoncé du monde / Celui qui dit n’avoir plus de désirs au pluriel sans préciser ce qu’il en est du singulier / Celle que tu as fait épouser ton meilleur ami pour les garder sous la main / Ceux qui disent que la neige arrive alors que c’est juste une vieille aveugle aux cheveux blancs / Celui qui a plein de jeunes filles en fleurs en lui et autour de lui tant qu’à faire on va pas se gêner / Celle que le sordide masculin fascine quelque part / Ceux qui boivent les phrases de Pascal Quignard comme des verres d’eau claire et par exemple : « Elle aimait ce lieu. Elle aimait cet air si transparent par lequel tout était plus proche. Elle aimait cet air si vif où tout s’entendait davantage » /    Celui qui te dit qu’il lui manque toujours quelque chose à la lecture de Quignard et tu lui réponds « j’comprends, j’comprends » » en savourant ta langue de bœuf aux câpres suavement poivrée et lui la sienne / Celle qu’on prend la main dans le sac au fond de la rue barrée aussi rougit-elle terriblement / Ceux qui clament vainement leur passions strictement sensuelle de la caissière de la Banque Principale qui n’en a qu’aux Comptes faisant les Bons Amis / Celui qui te remballe après avoir tout déballé / Celle qui offre du chablis à sa visiteuse au nez droit / Ceux qui détroussent les blondes pour renflouer les bourses des rousses / Celui qui savoure la soupe aux couteaux de la Bretonne / Celle qui fait le tour du propriétaire de ses souvenirs / Ceux qui affirment que le vin doit reposer dans le noir / Celui qui aime autant le silence des clairières que le tintamarre des boîtes et des bars / Celle qui avait 42 ans en 42 et en aurait eu 69 ans de plus en 11 si elle n’était pas morte en 63, ce qui te paraissait normal à tes 20 ans alors qu’à présent ça craint / Ceux qui font la grande commission dans le grand seau alors qu’ils pissent en douce dans le lavabo pendant que la gardienne lit son roman-photo / Celui qui boit son urine en psalmodiant une incantation New Age / Celle qui revêt sa crinoline et sa robe à flaflas sans rien dessous à seule fin de lâcher mine de rien un bon prout de protestation au milieu du Salon de Madame Banier du Vent / Ceux qui sont tatoués de la tête aux pieds ce qui ne se voit hélas qu’à la douche des forgerons anabaptistes / Celui qui aime être seul avec celle qui l’aime aussi / Celle qui s’est coulée dans son état de veuve comme dans un bain gratifiant / Ceux qui se taisent dans les brouillards retrouvés de l’Hiver austère, etc.

    Image : Philip Seelen  


  • Au présent retrouvé

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    À La Désirade, ce 14 août 2005. - Notre grande petite Sophie est revenue hier de Syrie, les bras surchargés de cadeaux. C’est un vrai souk qu’elle a déballé sous nos yeux ébahis. Nous en avons bien ri et j’étais tout songeur en l’entendant raconter que, là-bas, les femmes se baignent tout habillées; et de la voir, sur les photos, engoncée dans un imperméable comme par mauvais temps, en ces chaleurs torrides, m’a fait sourire aussi et me rappeler mon peu d’attirance pour ces pays et ces mentalités si figées dans les conventions pseudo-religieuses, évidemment claniques et toutes sociales. Dieu sait que je ne suis pas dupe des progrès dont nous nous targuons, mais un imperméable à la plage : franchement, non.

    Générosité de l’égoïste. -  Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer «le livre des livres», mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui l’épatant Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, lequel me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes en ce monde d’altruistes déclarés.

    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans les développements subtils et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre ce terme cher au cher Baltasar Gracian.

     

    Moralistes trash - Il est curieux de constater que les films les plus moraux qui nous arrivent aujourd’hui des States sont aujourd’hui des productions de la marge, comme il en va de Ken Park de Larry Clark et, plus récemment, de Mysterious skin de Gregg Araki, qui traitent respectivement des désarrois d’un groupe d’adolescents dans une petite ville d’Amérique profonde et des séquelles, sur deux garçons, des abus sexuels qu’ils ont subi vers leur dixième année de la part de leur entraîneur de football.

    Dénoncer la pédophilie est une chose, mais faire ressentir quasi physiquement de quoi il retourne est une autre affaire, qui me semble réussie dans Mysterious skin, non du tout de façon moralisante mais de manière à la fois sourde et très directe. Tout est triste et beau dans Mysterious skin, comme dans Ken Park, et c’est pourquoi je parle de films moraux, au sens d’une dignité défendue avec plus d’amour et de respect humain que par les ordinaires sermons.

     

    À La Désirade, ce 30 août. - Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La possibilité d’une île, amorcée cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens allemands, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur.

     

    Goya. - Chacun de ses portraits m’apparaît comme une rencontre: à chaque fois on est surpris par la folle individualité du personnage représenté, et chaque fois on remarque que de sa propre rencontre a découlé la manière du peintre, tantôt protocolaire et tantôt plus familière, subtilement narquoise dans le mise en valeur du Comte de Fernan Nunez en jeune héros romantique dont on subodore la suffisance, ou vibrant de tendresse filiale lorsqu’il représente son petit-fils Mariano Goya.

    Jamais Goya ne triche à ce qu’il semble, s’exposant lui-même à l’instant de traduire tout ce que lui inspirent ses modèles, sans les flatter le moins du monde. Ainsi de Charles III en tenue de chasse dont la tronche rubiconde se détache sur la conque rose bleuté d’un ciel immense, alors que l’esquisse du Duc de San Carlos capte au vol la dureté et la trouble complexité d’un autre grand personnage.

    Touchant de vérité jusque dans ses travaux de cour, Goya nous bouleverse dans ses représentations plus spontanées et véhémentes de la détresse humaine, comme dans cet asile de fous dont les visions angoissantes font pendant à celles des Désastres de la guerre. 

    Il y a là tout l’homme du haut en bas de la société, avec ses joies et ses angoisses, ses âges en balance (Célestina et sa fille, sur ce même balcon qu’on retrouvera chez Manet) et le mélange de souffrance et de confiance que me semblent symboliser les bras grand ouverts du Christ de La prière au jardin des Oliviers, dont le dépouillement pascalien vibre de la plus humble humanité.

     

    Au présent absolu. - Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: « A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite! »

     

    A La Désirade, ce 26 août. Est-ce le nom d’Amélie Nothomb, ou le retour des vacances, qui me vaut un soudain afflux de lecteurs sur mes Carnets de JLK, hier montant au chiffre de 267, pour un total de 4411 visites en août ? Je ne sais, mais ce qui est sûr est que je tiens de plus en plus à ce rendez-vous quotidien, qui requiert de ma part une présence accrue.

     

    De la formule. - Ne parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE  que je traduis à la diable: «De qui as-tu peur, imbécile? De la postérité peut-être? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela: être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, un tel document ! Qui pourrait t’opposer la moindre objection? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais celui-ci. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints à en tenir compte ».

     

    A La Désirade, ce 25 août. - Il n’y a finalement rien de répréhensible, ni rien de provocateur dans Acide sulfurique, le dernier livre d’Amélie Nothomb que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant, et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants quant à la réflexion, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase: «Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus: il leur en fallut le spectacle».

    Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.

    Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps: elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des sortes  de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue sonne juste. Bref, il y a de la moraliste, mais certes pas du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, dont la dernière est de lui en faire reproche.

     

    De l’indifférence. – Telle est l’inscription  que je lis au front de tant de blasés et de paresseux, de prétendus beaux esprits et de bien pensants suant l’ennui - ceux-là même qui, l’air grave, se pâmeront devant tel film ou tel livre «dérangeant»

     

    Celui qu’on dit le maillon fort de la boîte intérimaire qui le gère à l’international / Celle qui assure dans le domaine du mégaturf / Ceux qui donneraient cher pour gagner plus / Celui qui travaille à temps perdu / Celle qui s’engage à arrêter de fumer à la place de son fils pompier / Ceux qui ont le réflexe de ne jamais réfléchir, etc.

     

    De la musique et des silencieux. – Et s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout, s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux, ce matin encore je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous nos fenêtres, il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore et les filles sourient aux sifflets des ouvriers - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ? 

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; Lectures du monde 2000-2005, à paraître chez Olivier Morattel en avril 2012.)

    Image: Philip Seelen

  • Ombres claires de mémoire

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    De rien et de tout.- En réalité je ne sais rien de la réalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbre ou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

       

        Que notre joie demeure

     

           (Paroles d’adieu, en mémoire de notre mère)

     

           Tu nous as quittés ce jour-là: l’attaque t’a frappée à l’aube d’une belle journée d’été, ce jeudi-là, fête de l’Assomption. L’attaque ne t’a pas permis de profiter une fois encore du beau temps, selon ton expression: tu n’as pas pu suivre ton programme du jeudi qui consistait à descendre au bord du lac pour y nager, comme tu le faisais encore chaque semaine à 86 ans. Tu n’as même pas eu le temps de réaliser, comme tu disais: tu nous as quittés mais sans savoir que tu ne nous quittais pas tout à fait: tu nous as quittés et tu es restée encore avec nous quelques jours durant.

           Quelques jours durant, tu es restée présente et absente. Durant ces quelques jours, nous avons pu nous tenir auprès de toi et te parler. Des jours et des nuits durant, nous avons veillé auprès de toi dans cette chambre du Centre hospitalier  dominant la ville. La première nuit est tombée sur ce dernier jour que tu avais vu se lever, les lumières de la ville scintillaient autour de la cathédrale, puis il n’y a plus eu que l’obscurité dans laquelle on entendait ton souffle régulier, puis un autre beau jour s’est levé mais tes paupières sont restées fermées tandis que ton coeur continuait de battre.

           Nous t’avons veillée à tour de rôle. Chacun à son tour, nous t’avons parlé. Nous t’avons un peu bercée et chacun à son tour, quand il était seul avec toi, chacun t’a dit ce qu’il avait à te dire  sans trop savoir si tu l’entendais.

           Nous as-tu entendus ? Tu n’en montrais aucun signe, mais est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait jamais, d’ailleurs, si l’on est entendu ? Est-ce que nous savons vraiment ce qui est entendu et compris, tous les jours, de ce que nous disons avec nos mots de gens conscients ? Et les mots sont-ils le seul moyen de se parler ?

           Est-ce que tu nous sentais présents, autant que nous te sentions présente encore, malgré ton silence et tes yeux fermés ? Est-ce que tu nous as reconnus à nos voix, malgré tes yeux fermés et ton insensibilité apparente aux bruits de la ville ? Est-ce que tu as senti nos mains sur tes mains ou nos joues sur tes joues ? Est-ce que tu as peut-être même perçu, d’une manière qui nous échappe, ce que chacun de nous ressentait sans même te le dire ?

           Peut-être, au fait, es-tu restée pour que nous te parlions encore ? Peut-être ce que nous vivions, à ces moments-là, seuls avec toi, durant ces heures et ces journées, dans le long silence d’un dimanche ou juste avant l’aube d’un nouveau jour, était-il une façon de nous retrouver nous-mêmes grâce à toi ? Peut-être désirais-tu que nous nous rencontrions les uns les autres auprès de toi ? Peut-être étais-tu déjà auprès de celui que tu as tant pleuré ? Est-ce qu’on sait une fois encore ?

           Ta présence et ton silence étaient faits de ce mystère et de ces questions, et nous l’avons tous ressenti: ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui croient qu’il y a quelque chose au-delà du corps et ceux qui pensent que la mort achève tout, ceux qui croient que la Science aura le dernier mot et ceux qui ne savent pas, ceux qui sont sûrs et ceux qui se taisent.

           Tu étais, pour ta part, comme l’a été celui que tu as aimé, de ceux qu’on peut dire des fidèles. Toi et lui vous avez été des fidèles, et plus encore en actes qu’en paroles.

           Fidèles, vous l’avez été l’un à l’autre. Au-delà de votre intimité et de votre foyer, vous avez été fidèles à ces mots que tous nous avons lus et relus à chaque fois que nous nous retrouvions dans ce temple: Dieu est amour. Il n’y a pas à chercher beaucoup plus loin: Dieu est amour, et cet amour vous l’avez vécu et nous l’avez inspiré, vous l’avez partagé et partagé dans votre communauté.

           Tu disais, sans trop de complications, que Dieu t’avait aidée à vivre. Un jour même, à l’un d’entre nous, tu as avoué que Dieu t’avait aidée à ne pas désespérer aux moments les plus douloureux de ta vie. Pas plus que notre père tu n’étais de ces gens qui prononcent des mots comme Le Seigneur ou l’Eternel, mais le nom du Christ t’était familier, auquel tu t’en remettais comme à la plus haute figure vivante de l’amour. Non pas le Christ-Roi brandissant une épée, mais le serviteur des pauvres, garant de fraternité et de justice. Et si tu avouais ne pas être trop sûre de ce qu’il y a après, tu n’en croyais pas moins que tu rejoindrais finalement celui qui t’a été arraché il y aura bientôt vingt ans de cela. Tu croyais que l’amour est plus fort que la mort. Et c’est dans le même esprit que tu nous as demandé d’écouter ensemble ce choral de Jean-Sébastien Bach qui, à travers les siècles, n’a cessé de perpétuer l’amour des fidèles: Jésus, que ma joie demeure...

           Dans le mot de fidélité se conjuguent les mots croyance et confiance. Or, cette fidélité que vous avez vécue sans vous payer de mots, cette croyance que vous avez partagée sans jamais chercher à l’imposer, ont cimenté votre confiance et vous ont permis de construire. Votre fidélité allait de pair avec une entière honnêteté. Vous saviez la valeur des choses pour avoir dû lutter, comme tu nous l’as répété à l’envi, mais jamais vous n’avez admis que le seul profit puisse  justifier une vie.

           Tu nous as dit et répété, ces dernières années, combien le culte du profit te révoltait dans le monde actuel. Tu avais parfois tendance à ne plus voir que le noir, dans le monde actuel, mais là encore c’était une façon de réaffirmer ta fidélité aux valeurs qui ont fondé votre façon d’être et de vous comporter.

           Quoi qu’il en soit, vous n’avez jamais été de ceux qui rejettent le monde actuel. Cette période parfois pénible de ce qu’on appelle les vieux jours, où tant de gens se sentent rejetés de la communauté et se replient sur eux-mêmes, ou s’éteignent même, vous l’avez vécue avec intensité en vous ouvrant au monde.

           À ton chevet, dans le silence de la nuit ou la longueur des heures, tes enfants et tes petits-enfants se sont rappelés, sans doute, votre façon de leur montrer le monde et de désigner chaque chose par son nom.

           Au commencement le monde était un jardin, et c’est vous qui nous l’avez révélé.

           «Regardez !», nous disiez-vous, et c’est cela qui nous reste de vous : c’est le monde tel que vous l’avez gardé et regardé, c’est l’amour que vous avez gardé sans trop vous regarder…

     

    Angetombé.jpg       Un cauchemar. -  Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant cependant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse. Nous étions attirés par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un nain à face de papier mâché, ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous nous retrouvions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desquelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus ; à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience : tuer ou ne pas tuer pour s’en tirer, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.

      

           Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

     

           L’homme civilisé a besoin à la fois de l’esclave et de la reconnaissance. D’où son double langage. Ne suffit pas de dénoncer le double langage. Plus important de saisir à quoi il tient.

     

           L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition entre ce qu’on appelle fond et forme.

     

           Des gens qui pensent qu’ils ne sont rien sans avoir été «publiés» d’une manière ou de l’autre. L’obsession d’écrire à peu près égale à celle de percer à la Star Academy. 

     

     

    (Ces lignes sont extraites de Chemins de traverses; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

     

    Image: cette (médiocre) aquarelle a été lavée sur un carnet  au soir du 17 août 2002, de  la fenêtre du CHUV, au chevet de notre mère mourante. 

     

  • Anne Perrier couronnée

    Perrier.jpgLa poétesse lausannoise, nonagénaire en juin,

    recevra mercredi, à Paris, le Grand prix national de la poésie

     

    Un très grand honneur sera rendu cette semaine à la littérature romande, et plus précisément à la première de ses poétesses, en la personne d’Anne Perrier, née à Lausanne en 1922. Le Grand Prix national de la poésie, fondé en 1981 par Jack Lang, lui sera remis  ce mercredi 7 mars par le ministre français de la culture Frédéric Mitterrand. Cette prestigieuse distinction, qui   n’avait plus été remise depuis 1998, a déjà couronné une quinzaine des poètes contemporains de langue française les plus importants, tels Francis Ponge (1981), Aimé Césaire (1982), Yves Bonnefoy (1993) ou Philippe Jaccottet (1995). C’est d’ailleurs dans le sillage de celui-ci que s’inscrit l’œuvre limpide et lumineuse d’Anne Perrier.

    Dès ses premiers poèmes, Anne Perrier aura marqué une distance nette à l’égard des tribulations du monde, sans y être insensible pour autant. «Laissez venir à moi mes paysages/Maintenant tous les rêves ont fui dépouillés/Mon cœur se fait secret comme un autel», lit-on dans son premier poème publié en 1943, et de fait c’est en contemplative du paysage terrestre qu’Anne Perrier s’exprimera pour l’essentiel, dans une langue aux images simples et à la musicalité remarquable.

    Rappelant le passage des Signes parmi nous de Ramuz, où chaque chose se met à parler, la poésie d’Anne Perrier fait elle aussi «parler» le visible par allusion à une autre réalité, toute spirituelle. Exprimant la haute considération qui entoure la poétesse lausannoise dans les cercles lettrés et académiques romands, la professeure Doris Jakubec écrit que «la poésie lyrique d’Anne Perrier est tendue vers l’universel et la plénitude, sans pour autant négliger ni les extrêmes ni les contradictions ni l’ancrage terrestre; elle est habitée par le chant croisé de la vie humaine dans sa beauté tragique et la mort comme clé du passage et du vrai départ».

    Anne Hutter (vrai nom de la poétesse, veuve de l’éditeur lausannois Jean Hutter) vit toujours à Lausanne  et fêtera en juin prochain son nonantième anniversaire. En 2003, elle a déjà été lauréate de la Fondation Leenaards, entre autres distinctions. Parmi ses œuvres, on peut citer Le joueur de flûte, Le Livre d’Ophélie, La Voie nomade, ou L’Unique Jardin. Elle a publié au total une dizaine de recueils depuis les années 50. En 1996 parut, à L’Escampette,  un choix de poèmes des années 1952-1994, sous le titre explicite de l’Oeuvre poétique ; enfin   plusieurs de ses textes ont été réédités l’an dernier chez Empreintes, son éditeur vaudois.

     

     

  • Ces jours-là...

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    Celui qui ne s’ennuie jamais sauf quand ça lui arrive faute d’attention / Celle qui ne s’ennuie même pas en regardant le émissions les plus idiotes de la télé ou en passant des heures sur ses patiences / Ceux qui ont toujours subi la vie et se sont donc pas mal fait tartir, etc.

    De la sublimation. - Il y a un moment très émouvant, dans La Tache de Philip Roth, et c’est celui où le narrateur, Nathan Zuckerman, et Coleman Silk, son vieux voisin en rupture de conformité, deviennent amis en dansant ensemble le fox-trot sur une terrasse nocturne, comme ça, spontanément, et sans rien d’équivoque dans ce contact physique de deux mecs à moitié nus, avant d’échanger diverses confidences, notamment sur les femmes. Alors que Coleman a «repris du service» grâce au Viagra, Nathan sublime « grâce » à l’impuissance où l’a laissé son cancer de la prostate. Cette complicité me fait songer à celle des anciens combattants. Au reste, toute forme de sublimation me semble émouvante, et celle de Nathan me touche particulièrement en cela qu’elle va vers l’œuvre à faire…


    Du vertige. - Me viennent certains matins ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux: je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps.


    A La Désirade, ce lundi 6 juin 2005. – J’ai commencé, ces jours, à m’intéresser à la blogosphère, suite à un échange avec Pierre Assouline qui me citait dans sa République des livres. Or, surfant hier soir, j’ai pu constater l’inanité, voire l’ineptie de beaucoup de ces blogs, tristes reflets du vide intellectuel et spirituel de tant de gens. L’un est intitulé Toucher rectal, un autre Le coin des filles, un gay s’épanche dans Les bogosses et une aimable gourde, Au fil de l’eau, recense tous les lieux communs du Développement Personnel. Un certain Juan Asensio enfin, sous le masque du Stalker, déverse sa fureur bilieuse à la Léon Bloy en prétendant disséquer le «cadavre littérature», avec une emphase fumigène assez typique des excités à la Nabe et autres Dantec, et cette incapacité de tant de Français à considérer la pluralité des opinions et les nuances du jugement…


    Celui qui devine les arrière-pensées du centre avant / Celle qui te présente le Federer du badminton bordelais / Ceux qui fréquentent les mauvais lieux pour l’ambiance, etc.


    A La Désirade, ce mardi 7 juin. – Très fatigué ce matin, après une longue veille passée sur mon nouveau blog littéraire. Après deux jours seulement, ces Carnets de JLK sont déjà pas mal élaborés et je vais les étoffer régulièrement avec des textes de ma meilleure veine. Cela peut me servir, en premier lieu, de nouveau lieu d’archivage, et peut-être cela me permettra-t-il de nouer des liens fructueux - qui sait ?


    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même me savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…


    A la Désirade, ce 9 juin. – La lecture, ce matin à 5 heures, des chroniques de Charles Sigel intitulées Le zist et le zest, m’a ramené au cœur de ma propre présence et m’a revigoré et redonné aussi l’envie d’écrire et de peindre. Il y a là, chez le plus remarquable humaniste de la Radio romande, une qualité de perception et d’écriture, de sentiment et d’expression qui me touche beaucoup.


    Du premier geste. – Tes outils seraient là et tu les verrais en ouvrant les yeux, tu les verrais et ce serait comme si c’était eux qui te regardaient, ce matin sans espoir – pensais-tu, ce dernier matin du monde – pensais-tu, ce matin du dernier des derniers qui aurait perdu jusqu’à son ombre, tes outils seraient encore là et leur désir te reviendrait…


    À La Désirade, ce 20 juin. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde bientôt l’appel de ma bonne amie restée en ville.

    L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.


    Du Poids du monde. - Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: « Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis ».

    Et tout ce « travail littéraire » d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon…

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

    Handke.jpgHandke acupuncteur. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de bourre ou de soie floche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne ; et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers.

    Celui qui dit et répète qu’il campe au bord du ciel / Celle qui se rappelle la première fois mais n’en parlera jamais / Ceux qui se rappellent plusieurs premières fois à choix, etc.

    A La Désirade, ce 21 juin. – Ce qui pourrait n’être qu’un jeu (mon blog) est devenu pour moi une nouvelle stimulation, mais attention à l’obsession. Cela seul est néfaste: que l’esprit (et le cœur aussi) soit occupé et bientôt saturé au lieu de rester poreux. Cela est essentiel à mes yeux: rester poreux.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Aquarelle JlK: Dunes de Sète, 2005.

  • Du Temps qui nous tisse

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    Du Diabolo. - Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi. L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret.

    Michaux.jpgEn ville, ce 4 novembre, soir.  — Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’une puissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

    En revenant  à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple : « Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».   Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

     

    Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle, etc.

     

    À La Désirade, ce 23 novembre. - En lisant Le mot Musique d’Alexandre Voisard, je me dis que là se trouve l’un des deux centres vitaux de ma vie vivante, consistant à lire et annoter un beau livre dont je m’attacherai à dégager et à transmettre la substance -  l’autre centre étant ma table matinale à écrire. Or c’est à ce double foyer que je dois m’en tenir tous les jours et rigoureusement, opiniâtrement, sans me laisser distraire ou décontenancer par rien.

    Du temps retourné. - Le temps coule autour de nous et en nous. Le temps nous tisse. Les hommes filtrent le temps et le fertilisent. La culture est notre façon de tisser le temps qui nous tisse.

     

    Top Matin. - La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des verges des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

     

    Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

     

    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

     

    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

     

    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire. 

     

    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

     

    De l’amitié. - Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie: l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables. Par amitié tricherais-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

     

    A La Désirade, ce 25 novembre. Tôt réveillé ce matin, j’ai passé deux heures à annoter la nouvelle somme d’Alfred Berchtold, consacrée aux multiples avatars de la figure de Guillaume Tell; et je me suis pointé chez lui vers midi. Or, le retrouvant, lui et sa chère épouse, après sept ans sans nous voir, il m’est apparu aussi vif d’esprit que lors de nos entrevues de La passion de transmettre, et sa conversation toujours aussi intéressante m’a fait beaucoup de bien. Dans l’atmosphère délétère des temps qui courent, c’est une bénédiction.

     

    La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

     

    Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

    Du nationalisme. - Ce que Michel Serres appelle « la libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vue à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

     

    En ville, ce 22 novembre.- Accablé ce matin par une espèce de terrible tristesse, à la fois physique et psychique, qui m’a tenu au bord des larmes jusqu’à notre arrivée en ville – et je pensais au pauvre Jean-Claude Fontanet assis sur sa chaise de dépressif et pleurant du matin au soir pendant des mois et des années, trouvant cependant l’énergie miraculeuse de tirer enfin un livre admirable, L’Espoir du monde, de son chaos physique et mental. Après quoi, ayant déposé ma bonne amie à la HEP, une émission, consacrée à la psychologie du chien, sur la radio de la voiture,  m’a fait éclater de rire et j’ai rebondi.

     

    De la mesquinerie. - Je suis redevable aux mesquins, cette année, de s’être montrés si mesquins qu’ils m’ont donné la force de m’arracher à jamais à leur emprise. Je me ris désormais des mesquins. Je les ignore. Chaque fois que j’aurai affaire à l’un d’eux, je lui répondrai, sans lui répondre justement: je t’ignore. Mais cela surtout: ne plus répondre. Et ne plus être, soi, jamais mesquin non plus.

     

    A La Désirade, 16 décembre 2004. – On voudrait écrire juste, mais le plus souvent ce n’est qu’à peu près ou à côté – j’entends : dans l’expression des sentiments délicats ou des idées complexes.

    Ceci de Georges Perros: « Il faut écrire pendant que c’est chaud »,   à quoi j’ajouterai qu’il faut écrire pour se tenir chaud.

     

    Les Français ont le sexe froid et méchant en littérature. Sade en est la meilleure preuve. Très peu d’auteurs français sont réellement sensuels et chaleureux dans leur érotisme, sauf peut-être un Restif de la Bretonne.

     

    Du naturel. - Perros semble exclure le naturel du journal intime, mais ça se discute. Ce qu’on appelle naturel, pour un véritable écrivain, genre Léautaud ou Jouhandeau, s’agissant de « journaliers », est certes déjà composé, mais quelle importance ? On voit avec Céline que l’apparente spontanéité est également le résultat de tout un travail. Pareil avec Ramuz. Le contre-exemple exemplaire pourrait être Amiel qui écrivait son Journal intime au fil de la plume et sans penser qu’il ferait jamais l’objet d’une publication, et donc avec un naturel parfait. Mais est-ci si sûr ? Je n’en crois rien…

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent, etc.

     

    À la Désirade, ce vendredi 31 décembre.- Réveil tardif, dans les bras de ma bonne amie, par grand beau temps hivernal. Très intéressé par la lecture d’Avec Marcel Proust d’Edmond Jaloux, dont j’apprécie autant l’écriture si belle que l’intelligence si pénétrante. C’est vraiment le grand style de la critique comme il n’y en a plus de nos jours. Jaloux est le moins jaloux des jaloux ; on sent que sa joie et son bonheur sont de partager une admiration longuement et finement détaillée. 

    Écrire comme on respire. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Image: Vers Donneloye, aquarelle JLK.

  • Divines surprises...

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    À La Désirade, ce 1er mars 2005. – Je suis impressionné, ce soir, par la lecture du Désir de Dieu de Jacques Chessex, qui me semble l’un de ses livres les plus libres et les plus aboutis du point de vue de la forme, dans le droit fil de L’Imparfait et de ses étonnantes Têtes, écrit littéralement « sous le regard de Dieu », selon l’expression de Pasternak qui recommandait précisément à Akhmatova d’écrire ainsi.

    Ah mais quel bougre d’écrivain et combien je me sens proche de lui en ces pages fluides et un peu délirantes, que j’aurais pu écrire: « Je suis plein de Dieu, croyant le perdre, ne le perdant pas, craignant de ne plus le capter et l’écoutant sans cesse au fond de moi. Parce qu’avec l’exercice de Dieu, le désir de Dieu, la curiosité de Dieu, l’âge venant, je vis avec Dieu une espèce d’état de Dieu qui plus jamais ne s’interrompt».

    Jacques Chessex parle ainsi de la présence de Dieu en nous et de notre dispersion devant Dieu – cela même qui me tarabuste si souvent: ma dispersion devant Dieu. Je ne sais pas trop à quoi cela tient mais cela me parle: il y a là une parole vive et une beauté, du sens, de la vigueur et de la profondeur, un homme enfin dépassé par son verbe.

    De l’attente. – Je n’attends pas de toi le moindre compliment, tes congratulations ne sont pas une réponse,  tes félicitations tu peux te les garder autant que tes révérences si tu ne t’engages pas à parler à ton tour, car c’est cela que j’attends de toi, mon ami (e), ce n’est pas que nous nous félicitions de nous féliciter, ce n’est pas que tu me trouves ceci ou que je t’estime cela – ce qui seul compte est que tes questions répondent à La Question à laquelle j’ai tenté de répondre, et que tu vives de la lettre que je t’envoie comme je vivrai de la tienne, non pas en échos d’échos mais à se dévoiler l’un l’autre tout en se lâchant sans lâcher du regard La Chose qui seule compte…

     

    À La Désirade, ce 2 mars.Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

    Vernet6.JPGCarnets de Thierry Vernet. -  « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

    Vernet15.JPGThierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    VERNET03.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer» !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

    Soljenitsyne8.JPGÀ La Désirade,  ce 8 mars. – Commencé ce soir de lire Esquisses d’exil de Soljenitsyne, qui me touche, m’agace, me passionne finalement par ce qu’il représente tout de même pour l’essentiel, malgré ses positions souvent si rigides, son intolérance, voire son injustice. Mais c’est l’évidence: nul n’est à cette hauteur, et surtout pas le pauvre Alexandre Zinoviev dont le dernier entretien que j’en ai lu, dans Lire, est à désespérer ceux qui l’ont connu et admiré.

    Médium des tribus nouvelles. - Il y a, dans Impuretés de Philippe Djian, une révolte que je ressens moi aussi par rapport à tout ce qui défait la communauté des personnes, de la famille et de la société. Après Impuretés, je lis Frictions qui me touche également par sa densité émotionnelle et sa sourde aspiration à une sorte de communauté tribale, qu’on retrouve chez Pascale Kramer. Une fois de plus il y est question d’une relation familiale pourrie, avec ce jeune garçon témoin de la haine de ses parents puis se retrouvant, adulte, entre sa jeune femme top model et sa mère jouant celle qu’on abandonne. Le style de l’écrivain pèche parfois (alors qu’il le croit son point fort, non sans candeur) mais il y a là une quantité d’observations dans la masse qui me semblent d’aujourd’hui, et leur ressaisie traduit une vision juste du délabrement de ce pauvre monde.

    Lady L. – Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

    Celui qui ne s’étonne plus de l’ingéniosité mise par ses semblables à s’empoisonner l’existence / Celle qui est bonne comme le scout mais pas poire / Ceux que le mot de convivialité fait gerber mais qui aiment bien se trouver bien avec ceux qu’ils aiment bien, etc.

     

    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

    De l’esprit d’enfance. - Plus je vais et plus je constate que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité totale à l’esprit d’enfance. Toute autre posture intérieure, qui relativiserait les exigences de celui-là, me disconvient et plus: me contrarie. Jamais je ne serai adulte et responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus qu’eux, de toute vraie responsabilité.

    Chessex2009.jpgÀ La Désirade, ce 29 mars. - Une surprise, et de taille, m’attendait ce soir sous la forme d’une belle et flatteuse lettre de Maître Jacques, dont je retape ici l’exquis entier: « Cher Jean-Louis, Ton mot m’a fait plaisir. Retrouver ton écriture verte m’a fait plaisir. Et Francis Bacon on the Piccadilly Line… Plus je regarde la peinture, plus je perçois que Bacon est le peintre de tout le miserere d’un affreux siècle. Et de tous les siècles, si ses tableaux naissent et crient au creuset du malheur humain. Sacrifice et déjà rachat par la preuve même du cri ? Je crois que tu n’es pas loin de sentir de façon très proche cet affreux miracle. Mais je ne vais pas répéter mon livre!

             Justement, ton article sur ce livre, et sur les poèmes liés à ce livre, m’a fortement (et agréablement) étonné: tu ne m’avais pas habitué à tel accueil depuis longtemps ! Mais j’ai l’âme simple en ces choses. Ton article est beau, de forme, d’écriture, de ton, et la filiation Cingria, si naturelle à nos deux natures, l’authentifie dès le début avec une clarté fraîche, comme sacrée, qui me touche infiniment. J’ai donc reçu ta chronique comme un cadeau à mon livre de vie, à mes poèmes de vie, et j’en ai été affermi dans le sentiment très serein de mes exercices.

             J’ai été bien amusé aussi de la stupeur (le mot est faible ici !) que ton article a provoqué dans le petit marécage dont nous nous tenons, toi à la Désirade et moi forain, décidément éloignés. Dès sa parution, les coups de téléphone et messages écrits n’ont cessé de pleuvoir sur mon toit, de maints crapauds et vers de vase inquiets d’une réconciliation. C’est qu’ils ignorent qui écrit, lit, regarde de part en part, sur les pentes abruptes de Chamby et dans les collines de Ropraz. Plus près l’un et l’autre des éperviers, milans, terriers d’aube, que des coassements et des reptations. Jean-Louis, je te salue. Jacques ».

    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

    A La Désirade, ce jeudi 31 mars. – Les oiseaux sont en plein concert déjà lorsque j’ouvre, se matin, la fenêtre sur le ciel bleu dans le noir, à six heures et quelques, ah mais quelle joie!

    Et cette pensée aussi, profonde, qui me vient à la lecture de la Recherche du temps perdu, comme tous les jours quelques paragraphes depuis tant de mois, où Marcel retrouve subitement sa grand-mère vivante, avec ce sentiment que je connais si bien maintenant que la mort est annulée par la remémoration.

     

    Fait ce matin ce petit mot au Maître de Ropraz auquel je me promettais, il y a quelques années, de ne plus jamais serrer la patte ni d'adresser la parole après sa trahison et ses injures: « Cher Jacques, ton étonnement m’étonne, et je trouve un peu d’injustice dans le reproche que tu me fais de ne t’avoir plus fait bon accueil depuis longtemps». Est-ce en effet si longtemps que j’ai salué tes Têtes, autre livre admirable (et j’ose certes admirer ce qui porte tant à l’être) dont j’ai dit bien haut et clair, il me semble, à quel point il signalait la pointe d’un génie poétique ? C’est la visée de cette pointe qui me retient essentiellement à ce qu’on appelle la littérature, et qui est tellement plus que ce mot, tant qu’à la sourde fraternité de ceux qui n’ont pas renoncé à l’atteindre, dont tu es de toute évidence, et jusqu’aux plus impossibles, dont tu es également et bien plus que moi – ce qui est dire. Mais du reste nous nous fichons également au fond, et c’est pourquoi je me sens aussi libre de t’écrire que de ne pas t’écrire, selon nos humeurs.

    Ce matin le concert des oiseaux avait déjà commencé lorsque j’ai ouvert mes fenêtres sur le ciel noir tournant au bleu. Cette fraîcheur du chant premier est de notre commun plaisir de Dieu qui dissipe toute mesquinerie et toute basse malice. Les coassements que j’entends d’ici ne sont que de batraciens qui baisent dans la mare d’en dessous. Ce sont de charmantes jeunesses dont j’aime le voisinage, comme de nos trois ânes et des oiseaux qui n’écoutent pas la radio. L’Old Sam nous souffle alors la sentence appropriée à l’heure: Encore une journée divine ! Bien à toi, Jean-Louis».

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

    Peinture: Thierry vernet, Crépuscule sur Onsernone, huile sur toile.

  • Par delà les eaux sombres

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    A La Désirade, ce 7 février 2005. – Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma mort de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance secrète, éparse et d’autant plus véridique.

    Calaferte3.jpgDits d’un franc-tireur. – Relevé ceci ce matin dans les Carnets de Calaferte: «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». Et ça dans la foulée : « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». Et cela que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes prétendus amis: «l’indifférence froide»…

    Soir. – C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué, pas même la Bibliothèque de la Chaux-de-Fonds qui avait hérité de son fonds d’archives. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, m’a en outre appris qu’ils étaient trois à l’enterrement: le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien piteux, mais en somme à l’image de cette époque.

    Piroué.jpgEn mémoire de Georges Piroué. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, la merveille que c’est de lire. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ».

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane - tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Du chemin. - On repart chaque matin de ce lieu d’avant le lieu et de ce temps d’avant le temps, au pied de ce mur qu’on ne voit pas, avec au cœur tout l’accablement et tout le courage d’accueillir le jour qui vient et de l’aider, comme un aveugle, à traverser les heures…

     Céline5.jpgMaudit Céline, vive Céline. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie.

    Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefs-d'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Féerie pour une autre fois ou Guignol's Band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne devant ses juges), s'ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le «délire» de l'intempestif, comme s'y est employée sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne, l’hygiénisme d’un Docteur Propper  ou une plus triviale trouille de couard.

    Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va. Si l’homme est indigne au sens de l’éthique courante, et d’autant plus qu’il n’a cessé de se dire innocent et de rejeter la faute sur les autres, l’écrivain me passionne plus qu’aucun autre par l’incomparable humanité de son écriture, abjection comprise.

    Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour de ma bonne amie.

    Highsmith110001.JPGDe l’humiliation- D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? D’où vient le crime ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith. Or, lorsque je lui ai demandé ce qui, selon elle, faisait le criminel, elle m’a répondu sans hésiter que c’était l’humiliation. Mais n’est-ce pas faire peu de cas de ce qu’il y a de mauvais en l’homme, lui ai-je objecté ? Alors elle de me regarder comme un adversaire possible et de se taire. Et moi de me taire, aussi, sans oser lui demander si la perversité de Tom Ripley ne lui a pas procuré, à elle également, cette espèce de plaisir trouble que le personnage met à se venger ?

    De l’aura. – Certains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau – ce que Georges Haldas appelait la « société des êtres ».

    De la ligne verte. - A certains moments il n’y a plus que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs, etc...

    Hermann0001.JPGDes lieux et des gens.   – Je suis saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans une mélancolie, une tristesse et une poésie que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté chez les auteurs de sa génération. Cette lecture me rappelle maintes situations que j’ai vécues, et j’y vois l’amorce d’innombrables évocations possibles de lieux ou de gens que je pourrais moduler dans une nouvelle suite d’histoires prolongeant celles du Maître des couleurs.

    Je pense à tant de lieux et tant de gens. Je pense aux éphèbes que nous étions au square du Roule, au début des années 70, au milieu des fantômes de Juifs planqués par la mère de Catherine la danseuse du Ballet du XXe siècle. Je pense à Dale Bradley rencontré dans un ciné louche de San Francisco et qui m’a raconté le Vietnam de son père infirme dans la chambre du Sheraton où je l’ai accueilli en douce avec son sac de couchage. Je pense au journal de la communauté anarchiste que j’ai retrouvé dans ma trappe des Escaliers du Marché squattée par deux de ses membres. Je pense à mon premier voyage en Pologne dont les images me restent en noir et blanc – chair très pâle et barbelés, tendresse et folie nocturne.  Je pense à l’humanité ravagée des aires d’autoroutes et des gares routières des States. Je pense à ma rencontre de Patricia Highsmith à laquelle j’ai apporté des dessins de nos filles et un jeu de tarots. Je pense à ma sœur  au jardin et à son fils chaman. Je pense à un cousin dentiste pacsé avec son mécanicien au désespoir de son père. Je pense à ce type qui faisait les poches des Jeunes paroissiens au championnat des nageurs chrétiens. Je pense à mon incapacité de vivre en groupe. Je pense aux lettres que j’ai envie d’écrire. Je pense à la tristesse de ce camarade souffrant de la  grande déprime des militants. Je pense à Diana qui couchait avec un peu tout le monde et que j’ai retrouvée au Brico-loisirs d’Aigle où elle m’a parlé de sa recherche de l’Autre Voie, etc.

    De l’allegria. - Il me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de  l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

    À La Désirade, ce 23 février. - Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense à mon père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette «voix». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas «moi»? N’est-ce pas simplement ma conscience qui me parle? Et qu’est-ce que cette conscience ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

    Le prof à sa fenêtre qui se demande s’il ne devrait pas manifester avec les jeunes gens massés dans la rue, etc. Politiquement correcte est la bonne conscience.

    Celui qui chemine sans laisser de trace sur le sable / Celle qui traite son frère Rodolphe de fasciste sentimental / Ceux qui conservent un portrait de Lénine dans le chalet d’aisance de leur masure du Périgord noir, etc.

    Thibon.jpgDes viatiques. – Je n’ai pas souvenir  d’avoir jamais rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et  L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures - Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon retrouvé ces jours dans L’Illusion féconde: c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lecture du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Image: Philip Seelen