Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...
Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.
Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.







Montélimar, ce 14 janvier. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.
Chez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.


Cette attention, dont le manque représente une grande carence de notre époque, me disait un jour Maurice Chappaz, est à mes yeux le signe d’une qualité majeure, pour l’écrivain comme pour chacun : c’est une modulation de l’amour et de toute relation vraie. «Observer c’est aimer », écrivait encore Charles-Albert Cingria. En notre temps de fausse parole et d’atomisation généralisée, l’attention est une façon, purifiée de tout sentimentalisme et de toute idéologie, de lire le monde et de l’aimer, de refuser l’inacceptable et de dire ce qu’on estime le vrai.
(Ce texte constitue l'introduction de Chemins de traverse, à paraître fin avril aux éditions Olivier Morattel. Vernissage au Salon international du Livre de Genève, le 27 avril, de 17h. à 18h sur la scène de l'Apostrophe. Vernissage personnel au Sycomore, à Lausanne, le 2 mai, de 18h. à 21h.)


Or, cet extraordinaire roman existe bel et bien à l’état « virtuel », morcelé, et sous de multiples signatures. Simone Balayé en a rédigé le synopsis, en raccourci, dans un chapitre magistral de l’Histoire de la littérature romande (Payot, 1996) L’avocat académicien Jean-Denis Bredin, dans Une singulière famille, a brossé le triple portrait des Necker avant l’exil de 1793. Plus récemment, Michel Winock a consacré à Madame de Staël (Fayard, 2011) un très substantiel essai biographique illustrant l’importance de la pensée politique de « Mademoisele Saint-Ecritoire », selon le mot de Necker. Un ancien rédacteur en chef de 24Heures, Pierre Cordey, a pour sa part évoqué, avec beaucoup de sagacité sensible, Les relations de Madame de Staël et de Benjamin Constant au bord du lac Léman (Payot, 1966). Et sous la plume du même Constant, qui voyait en elle « de quoi faire dix ou douze homme distingués », le roman de Germaine se ramifie entre Adolphe, Cécile, son redoutable Journal intime et sa correspondance. Enfin l’œuvre de Madame de Staël elle-même (Slatkine, 3 vol, 1967) reste évidemment le corpus principal de cette saga imaginaire, touchant à tous les genres, du roman au théâtre et des essais aux témoignages d’époque, sans compter une correspondance fluviale.

Celui qui reconnaît un terroriste recherché en la personne de son dentiste Sayed Moussah qui lui avoue se trouver souvent importiné par les Services spéciaux au motif de cette ressemblance dont seule sa mère Aïcha est en somme responsable puisque le père s’est barré / Celle qui a reconnu l’inspecteur Derrick dans la micheline de Sienne / Ceux dont la cousine Micheline élève des ragondins aux Laurentides / Celui qui se fait prendre par la tempête dans les bois de Notre-Dame-de-la-Merci où rôde un dealer mal famé / Celle qui écoule de la neige dans une station de ski fréquentée par des admirateurs de Noir Désir / Ceux qui sont heureux sans le chercher autrement / Celui qui ne se reconnaît pas sur la photo Keystone de l’assassin présumé / Celle qui fait semblant de ne pas reconnaître son grand-oncle exigeant d’elle un rabais / Ceux qui veulent être reconnus en tant que candidats non admis à la Star Ac pour preuve de partialité raciste anti-Canaques / Celui qui prétend t’avoir connu vers Vegas dans un Greyhound alors que tu n’as jamais transité que sur Trailways / Celle qui trafiquait de la réglisse et du bois doux aux Oiseaux / Ceux qui savent que la brouille des deux Ivan de Gogol trouve des équivalents en Alsace et en Mandchourie / Celui qui installe un projo de théâtre sur son toit pour éclairer les menées louches de son voisin Pottier / Celle qui couche avec Pierre-Yves pour le tirer vers la droite / Ceux qui ne te reconnaissent même pas le droit de ne pas voter / Celui qui fait une sieste turbo dans le backstage de son pick-up / Celle qui drague les Indiens des containers d’Anchorage / Ceux qui se retrouvent au titre de gauchers brimées des années 55-66 / Celui qui affirme crânement que sans reconnaissance on ne sera jamais reconnu / Celle qui reconnaît s’être trompée en se trompant de frère au moment où rien n’était sûr / Ceux qu’on connaît moins qu’ils ne désirent être reconnus pour ce qu’on ne connaît pas d’eux à leur dire / Celui qui estime que le besoin effréné de reconnaissance de 87,7 % de nos contemporains découle d’un affaiblissement chiffrable à 22,3 % des vertus nutritives du lait maternel / Celle qui n’a pas été reconnue par son père le marabout évangéliste / Ceux qui reconnaissent qu’il se sont égarés dans le brouillard mais personne ne les entend et les loups de la région ne connaissent point la pitié / Celui qui a reconnu son frère le braqueur sous son passe-montagne tricoté par leur mère / Celle dont on a reconnu le courage dans son combat contre les murènes qui l’ont mortellement déchiquetée à la fin hélas / Ceux qui prétendent avoir été méconnus de leur vivant et demandent donc une compensation au Dieu Juste / Celui qui part en reconnaissance dans le biotope littéraire autrichien connu pour son hostilité aux Antillais bisexuels / Celle qui a senti le vent du boulet juste avant de péter un câble / Ceux qui finiront par reconnaître que tout ce qui brille n’est pas or vu que ça ne coûte rien, etc.
Dandy gouailleur du genre anar de droite, Vialatte, qui fut le premier à traduire Kafka et signa une superbe évocation romanesque de la jeunesse intitulée Les fruits du Congo, peignait en somme l’Apocalypse quotidienne de Temps Modernes avec bonhomie, en frémissant à peine du noeud pap’. Sa façon de jouer avec les formules creuses du Café du commerce ou de l’intelligentsia prétentieuse, les Grandes Questions (« Où va l’homme ? ») ou de parodier les sentences définitives (« La femme remonte à la plus haute Antiquité… »), émaillées de (faux) proverbes bantous ou de vraies lapalissades, nous fait toujours sourire, parfois nous désopiler. 


Manuscrit et manuscrits
Cette cabane de jardinier
(Ces textes inédits sont extraits d’un livre en chantier de François Beuchat. Ils seront publiés dans la prochaine double livraison 88-89 du Passe-Muraille, à paraître fin avril 2012, dont un des frontons sera consacré à la relève de la littérature romande. François Beuchat est l’auteur de plusieurs recueils de prose poétique publiés aux éditions d’autre part. Le dernier, L'oiseau dans la bocal; Fragments du roman d'une vie II, a paru en septembre 2010)

Un cauchemar. - Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant cependant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse. Nous étions attirés par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un nain à face de papier mâché, ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous nous retrouvions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desquelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus ; à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience : tuer ou ne pas tuer pour s’en tirer, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.
La poétesse lausannoise, nonagénaire en juin,
Handke acupuncteur. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de bourre ou de soie floche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne ; et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers.
À La Désirade, ce 29 mars. - Une surprise, et de taille, m’attendait ce soir sous la forme d’une belle et flatteuse lettre de Maître Jacques, dont je retape ici l’exquis entier: « Cher Jean-Louis, Ton mot m’a fait plaisir. Retrouver ton écriture verte m’a fait plaisir. Et Francis Bacon on the Piccadilly Line… Plus je regarde la peinture, plus je perçois que Bacon est le peintre de tout le miserere d’un affreux siècle. Et de tous les siècles, si ses tableaux naissent et crient au creuset du malheur humain. Sacrifice et déjà rachat par la preuve même du cri ? Je crois que tu n’es pas loin de sentir de façon très proche cet affreux miracle. Mais je ne vais pas répéter mon livre!
Dits d’un franc-tireur. – Relevé ceci ce matin dans les Carnets de Calaferte: «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». Et ça dans la foulée : « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». Et cela que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».
En mémoire de Georges Piroué. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, la merveille que c’est de lire. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ».
Maudit Céline, vive Céline. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie.
Des viatiques. – Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures - Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon retrouvé ces jours dans L’Illusion féconde: c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.