UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK

  • Frères et sœurs

    (Chronique des tribus )

     

     

    921014640.gif

     
    1. En mémoire de l'Hidalgo
     
    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…
     471424257_10237029100134046_670202924715593128_n.jpg
     
    2. Le pull sport chic
     
    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…
    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…
    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…
    prd_12133_img_01_awu5xCQmvzQP.jpg
     
    3. À la chasse
    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...
    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...
    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »
     
    471734378_10237045042612598_1206135299666003158_n.jpg
    4. La belle noyeuse
    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.
    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.
    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...
     
    354970_1_grid.jpg
    5. Sous le manteau
    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.
    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.
    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».
    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?
    472024898_10237058187141203_4957177920926934941_n.jpg 
    6. Rire de bon cœur
    S’ils s’étaient trouvés là tous les deux, découvrant ensemble la belle noyeuse, la sœur et le frère se fussent probablement esclaffés de concert, « non mais je rêve » aurait-elle dit, « non mais t’a vu les cygnes, là-bas, même eux se les gèlent », aurait-il renchéri, et sans trop s’attarder à faire les voyeurs ils se seraient serrés l’un contre l’autre comme de vieux mariés, sans cesser de se « fendre la malle », comme ils disaient en leur jeunesse sans apprêts, longeant le quai des Marines et continuant de persifler mais sans méchanceté, « ma foi y en a qui n’ont peur de rien », aurait-elle relevé, et lui : «qu’à espérer qu’elle ait quelqu’un pour la réchauffer ce soir », etc.
    Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’un et l’autre, même persiflant, se seraient gaussés de la belle noyeuse en riant du même bon cœur que le frère suppose à l’instant à leurs aïeules, auxquelles la sentence du prince des poètes allemands, Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) tenait en somme lieu de philosophie plutôt débonnaire, à savoir : « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », autrement dit « À chaque mariole sa babiole », et leur père aurait opiné du chef, et le frère aîné du sous-chef, mais la mère n’aurait-elle pas, pour sa part, moralisé d’une façon plus tendue ?
    Rire de bon cœur de l’extravagance est une chose, et l’esprit commun de leur famille, combinant un calvinisme tempéré du côté du père et le même genre de porosité humoristique possible, sous le couvert plus sévère des vieux-catholiques, chez la mère de leur mère, et de l’adventisme américain du Grossvater, de l’autre côté, l’autorisait sans qu’on se permît trop de rire de La Chose, comme on dit, plus délicate et plus inquiétante sans doute, en ces années encore corsetées dont la mère, plus que ses sœurs célibataires, éprouvait les élancements d’une façon paradoxalement plus insistante après avoir enfanté à quatre reprises…
    « Mais tu penses que notre mère a été frustrée ? », avait demandé la sœur au frère l’autre soir, pendant la longue conversation qui avait suivi le transfert des fringues de l’Hidalgo, « et notre père », avait rétorqué le frère, « tu ne crois pas qu’il a été empêché quelque part ? »
    Incidemment deux carnets, deux documents, deux fragments de récits de vie, adressés au frère par leurs père et mère, éclairent tant soit peu les antécédents personnels, plus ou moins en relations avec La Chose, s’agissant de deux tribus romande et alémanique où les turpitudes d’une partie de la parentèle, durement éprouvées par le père qu’aura dégoûté la débauche fainéante des certains oncles, d’un côté, et les échappées de l’étroite réalité rurale vers les lointains de l’hôtellerie mondiale, de l’autre, enrichissent la double chronique familiale de nuances sombres ou plus claires où le comique a aussi sa part - il faudra parler alors de l'Oncle Fabelhaft !
    Photo sépia: la tribu alémanique en 1911.
     
     
     
     images-14.jpeg
    7. Comme un sac de charbon !
     
    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…
    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...
    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »
    Miniature_Fête_des_Fous.jpg
     
    8. Déchirons la Vieille !
     
    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».
    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?
    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…
     
     images-21.jpeg
    9. L'Art d'être grand-père
    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…
    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…
     
     images-22.jpeg
    10. L'Abuelito de la chanson
     
    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,
    Me lo decía mi abuelito,
    me lo decía mi papá,
    me lo dijeron muchas veces
    y lo olvidaba muchas más...
     
    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…
    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…
    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…
    Trabaja niño, no te pienses
    que sin dinero vivirás.
    Junta el esfuerzo y el ahorro
    ábrete paso, ya verás,
    como la vida te depara
    buenos momentos, te alzarás
    sobre los pobres y mezquinos
    que no han sabido descollar…
    Travaille mon enfant, ne pense pas
    que sans argent tu vivras.
    Combine efforts et économies
    passe ton chemin, tu verras,
    comment la vie t'apporte
    de bons moments, tu verras
    à propos des pauvres et des méchants
    qu'ils n'ont pas su y faire...
     
    images-13.jpeg
     
    11. Téléphonages
     
    L’expression vient au frère de la Recherche proustienne, probablement dans Sodome et Gomorrhe, à l’évocation de la Grande Guerre obscurcissant le ciel de Paris, ou plus exactement l’animant dramatiquement avec des aéroplanes allemands suivis par les longs pinceaux lumineux de la défense aérienne, et dans les salons du faubourg Saint Germain les duchesses et les marquises, inquiètes de l’avancée stratégique des opérations à la fois terrestres et célestes, se répandent en longs téléphonages – et la sœur avoue qu’elle n’a jamais supporté les trop longues phrases de Proust, mais l’image des élégantes de la haute qui se posent en expertes militaires la ravit, et plus encore quand son frère lui révèle que la guerre, alors, a été l’occasion de lancer déjà de nouvelles modes vestimentaire parisiennes, comme aujourd’hui le treillis Sonia Rykiel ou la tenue d’assaut Dolce Gabbana…
    Le frère fait cependant attention, dans ses téléphonages, de ne pas interrompre les activités diurnes ou nocturnes de son hermana grande, soit le matin quand elle procède à ses exercices de yoga ou de stretching suédois, soit le soir quand elle se retrouve seule devant son écran King Size à regarder l’une ou l’autres des séries multinationales dont ils se refilent les titres préférentiels.
    Hier c’était le tendre One Day, pour elle et, ce soir, pour lui, c’est ce film norvégien qui le scotche, évoquant la résistance antinazie des jeunes rebelles d’Oslo au temps de la Collaboration dont le jeune rebelle, aujourd’hui vieux birbe de mémoire, apparaît aux kids d’aujourd’hui – il leur parle dans une université quelconque - comme une image du parfait héros à la dégaine la plus ordinaire.
    Le père téléphone à sa fille aînée qui revient de Toscane, à sa fille puînée qui revient de skier avec ses jeunes gens, à son ami le Marquis revenu hier soir de Paris où il gère ses affaires de rentier, , à l’oiseleur son autre compère de tant d’années; de son côté la sœur aînée prend des nouvelles de sa puînée par WhatsApp; le frère se rappelle ses interminables téléphonages avec tel ami mort en telle année et avec tel autre, se rappelle aussi ses notes de téléphone de ces temps passés et se dit qu’avec Whatsapp il n'y a plus de distance ni de dépense exagérée; mais quoi, la vie n’est elle pas exagération par définition, en tout cas c’est ce que dira tout à l’heure le frère à sa sœur en son prochain téléphonage : qu’il y a trop de tout, que c'est too much et que c’est « trop bien » comme s'exclame le petit-fils Angelito resté là-bas auprès de son abuelita, et caetera.

     

    472211675_10237098063098077_5764824528784325791_n.jpg

    12. Secrets de famille
    Il n’y a pas eu chez les nôtres trop d’incestes à ma connaissance, mais peut-être en sais-tu plus que moi, dis-moi ? demande ce matin le frère à la sœur après lui avoir balancé, via Whatsapp, les contrerimes qui lui sont venues à l’éveil, par ciel de traîne ne le pressant pas de se lever, en sept minutes chrono et sans correction :
    Ce que la nuit dit au silence
    Le secret fait baisser les voix,
    et l’on voit les regards
    se détourner - on préfère ne pas savoir;
    je vous le dis tout bas,
    murmure une voix là-bas,
    et la rumeur comme une vague
    remontée de l’aigreur
    se répand en laideurs…
    Vous ne savez rien de mes jours,
    dit la la nuit au silence,
    son vieil ami dont la décence
    infiniment sourit
    aux paisibles tant qu’aux ardents,
    le sourire et le feu
    se liguant volontiers en nous
    pour faire pièce aux méchants
    faussaires de vérités qui blessent…
    Les jours ne veulent rien savoir:
    ce sont de trop vieux sages
    pour se repaître encore d’images
    aux écrans avilis
    par toute les simulations -
    venez à nous gentils enfants
    des secrets bien gardés,
    et tout vous sera révélé…
     
    Et la sœur apprécie , qui lui a fait l’autre soir cadeau d’un recueil de poèmes d’un certain Alfonso Lantero, dans lequel il est question de silence justement - Este silencio es la musica que nunca falla -, et quant aux éventuels secrets de famille dont les séries font leur sempiternel et souvent si douteux régal, elle n’en sait trop rien, elle aussi préférant les secrets bien gardés aux racontars, quitte à s’en raconter de bien bonnes plus souvent qu’à leur tour- et d’ailleurs n’est-ce pas sur des amours entre cousins que démarre la saga des Buendia, dans Cent ans de solitude qu’elle a commencé de regarder sur recommandation de son frère ?
    Et tu savais que l’oncle Victor (prénom modifié sur la demande de l’hoirie) se tapait des minous thaïlandais alors qu’il nous la jouait gros bras et compagnie ? demande la sœur au frère qui n’en revient pas sur le moment, songeant à l’épouse en encombrant surpoids qui explique alors ceci et cela - non dénué chez elle d’un long voile de mélancolie au fond des yeux -, mais le secret éventé l’est autant que celui du cousin chirurgien marié à son chauffeur portugais qu’on évoque pourtant le moins possible en la tribu se défendant, signe du temps, de toute homophobie - et d’ailleurs ces menues dérogations à la Norme ne sont rien par rapport à l’insu principal qui règne dans les tribus où nul ne connaît vraiment son frère et sœur et moins encore ses belles-sœurs et beaufs masqués de sociale importance…
    Alors le poète au Potlatch, sous le titre opportun d’El Otro, de leur suggérer ce matin un approximation pour couper court à toute médisance:
    Imaginé una vida
    vivi la de otro.
    Ahora creo que soy el otro
    y el otro dice ser yo,
    que imaginó une vida
    pero vivió la mia
    Esta noche dormiremos juntos
    como cada noche
    y no sé cuál de los dos
    va a preparar el desayuno…
    (J'ai imaginé une vie
    j'ai vécu chez quelqu'un d'autre.
    Maintenant je pense que je suis l'autre
    et l'autre dit être moi,
    qui a imaginé une vie
    mais il a vécu la mienne...
    Ce soir, nous dormirons ensemble
    comme tous les soirs
    mais je ne sais lequel des deux
    va préparer le petit-déjeuner...)
     
    472669555_10237109676708410_6426363215977114778_n.jpg
    13. Tribulations
     
    Le frère , en train de recopier le cahier noir que leur mère a rédigé pour mémoire, où elle évoque ses deux familles au début du XXe siècle, revient sur le sort de leur trisaïeule du côté alémanique, mère de leur arrière-grand mère Katarina, native d‘un bourg du Haut-Valais et contrainte, en sa vingtième année, de le fuir avec l’ « enfant du péché » après avoir été « connue selon la Bible » par le curé florentin du lieu, lequel restera solide en sa cure pendant que la pauvre fille-mère divaguera ici et là avant d’être recueillie par un artisan qui lui donnera son nom et adoptera son enfant...
    La story plaît évidemment au frère, qui a toujours pensé qu’il avait des racines toscanes (il s’est trouvé chez lui dès qu’il a mis le pied sur le Campo de Sienne , puis sur la Piazza Grande d’Arezzo), et la sœur découvre elle aussi ces péripéties avec jubilation, comme d’un feuilleton familial coloré, mais ce n’est rien dire encore de la tribu à venir de la digne Katarina, fille de la mère répudiée aux 14 enfants (sans compter deux nourrissons morts-nés et un garçon fauché en sa dix-huitième année), majestueuse femme de tête dont les progénitures multiplieront les destinées plus ou moins épiques, de l’oncle chercheur d’or au Far West à la tante institutrice en Chine, jusqu'à l’inénarrable Fabelhaft rappelant lui aussi les personnages de Blaise Cendrars.
    En lisant le récit de leur mère, qui recoupe celui des émigrations helvétiques du début du vingtième siècle - la grand-mère Agatha nourrice dans une grande famille anglaise proche de la famille royale, le Grossvater passant chaque hiver en Egypte et rêvant d’y reprendre un hôtel, les grands espérances des uns et des autres ruinées par la Grande Guerre après la cuisante épreuve financière de l’emprunt russe -, le frère se reproche de n’avoir pas assez écouté leurs aïeux, puis il se réjouit de penser aux recherches généalogiques entreprises par sa fille aînée, et sa sœur lui apprend tout soudain que le lendemain, jour des Rois, sera l’anniversaire des 90 ans de l’Hidalgo qui ne sera plus là, trois fois hélas, pour y aller de son récit à lui, etc.
     
     
    472537824_10237112953270322_6536195299994143245_n.jpg
     
    14. Familles je vous haime…
    Un docu, plutôt foireux au demeurant, consacré à la star multimondiale Britney Spears, qu’il a regardé d’un œil ce midi sur Netflix en dégustant ses canelloni surgelés, incite ce soir le frère à demander à sa sœur d’imaginer ce qui se serait passé, chez eux, si, disons, leur sœur puinée, gratifiée d’une voix et d'un déhanché comparables à celui de l’idole sidérale, avait fait «pisser le dinar» au point de susciter les plus intenses envies d’ici et de partout – et de régler à tout jamais l’obsession maternelle de « manquer », à laquelle était vrillée depuis toujours son souci de l’économie, et si la timidité de leur père se fût soudain transformée en rapacité à l’égal de celle du paternel de Britney, principal responsable de la mise sous tutelle de sa poule aux œufs d’or, alors la sœur aînée de répondre du tac au tac : « Pas de doute on aurait partagé, et tu peux être sûr que la petite Charlotte se serait empressée de racheter la maison de nos aïeux dont nous avons hérité, et surtout on se serait réjouis du fait que ce délire se produisît après le décès décent de ceux-là qui n’eussent pas supporté de voir notre sœur se trémousser en string sous les sunlights, et danser comme une anguille dopée aux substances, et chanter des obscénités selon leurs critères sévères »…
    Or découvrant les turpitudes du clan sordide croissant et se multipliant autour de la malheureuse millionnaire, le frère, retrouvant à son corps défendant la fibre moralisante de son Grossvater, se dit que lui-même éprouve de la vergogne, en sa curiosité maintes fois complaisante à l’égard des saletés streamées, à se figurer que ses aïeux, incarnant s’il en fût la rectitude morale des familles à l’ancienne et la droite tenue publique tant que privée, puissent être confrontés au show permanent de l'indécence réseautée…
    « D’ailleurs Grosvater nous l’aura seriné à nos sept ans », lui rappelle enfin la sœur hypermnésique par manière de conclusion : «Que les riches sont malheureux plus que les mendiants auxquels vos tantes trop bonnes donnent la pièce (lui-même ne donnant jamais par crainte de gâter l'indigent), jawohl, que tout ce qui brille n’est pas or et que c’est quand le soleil rutile sur le fumier que celui-ci pue davantage », etc.
     
    472785744_10237119932804806_8981203385718146786_n.jpg
     
    15. « On s’en roule une ? »
    C’est à l’incitation de son vieil ami l’oiseleur Rainer Vogelsang, lui évoquant un roman récent selon lui captivant qui se passe dans les parages de Maracaibo, que le frère, songeant précisément au séjour de sa sœur aînée au Venezuela avec l’Hidalgo, à la fin des années 70, en est venu à se plonger à son tour dans ce roman dont il n’a pu se détacher des cent premières pages, relevant dès la première un détail qui lui a rappelé une manie de son impayable grand-oncle Fabelhaft, lequel faisait usage d’une rouleuse à cigarettes argentée à motifs gravés quand il amorçait l’un de ses récits à tiroirs, vous regardant par dessous avant de faire semblant de s’excuser (« je m’en roule une vite fait, d’accord ? »), la même petite machine que la taiseuse mendiante Teresa trouve dans les langes de l’enfant abandonné sur le parvis d’une église dédiée à San Antonio, et le frère dit à sa sœur ainée que rarement, depuis longtemps, il n’a éprouvé par la lecture une sensation aussi intense de se plonger dans la chair vive et les parfums, les couleurs et les saveurs d’un pays aussitôt ressaisi dans ses magies diffuses et profuses à la fois, avec ce môme abandonné comme dans un roman de Dickens, auquel la mendiante fauche cet objet avant de lui revenir honteuse et de l’adopter pour ainsi dire quoique à regret, de l’allaiter au pis de sa chèvre noire et de le garder avec elle au point de se demander bientôt si cette pauvre chair n’est pas sortie de la sienne, et la sœur de lui dire par Whatsapp qu’elle aussi a pour ainsi dire adopté le Venezuela quand elle y a mis un premier pas, sans se rappeler à vrai dire le détail de la rouleuse à cibiches du fameux oncle – et voici le frère évoquer ce soir le bazar des troubles actuels, « mais là je vais repartir pour Maracaibo via Google Earth », lance le frère à sa sœur, et cet autre transit virtuel ajoute, les odeurs en moins, à son étonnement en constatant que la mangrove où le jeune Antonio patauge à sept ans, au début des années 20, a fait place à une agglomération tentaculaire qui vue du ciel ressemble à une mégalopole chinoise ou lunaire, et que le grand lac est un cloaque et qu’il est sûrement interdit de fumer dans les avions - mais à présent les mots du poète reprendront le dessus: le petit Antonio passé par l’école de la vie entre les filles en chemises du Majestic et les coureurs de mer sachant la mélodie des vent et le langage des marées, devenu collecteur d’histoires d’amours et amant d’une femme aimée pour la vie, révolté promis aux tortures à venir et mémoire d’une dynastie – cela que les images ne disent pas et que le Verbe ressuscite…
     
    472790035_10237129396241386_8133797771139597717_n.jpg
    16. De sales gens
    Le frère s’est promis de demander à sa sœur ainée si, en huit décennies d’existence d’abord dépendante étroitement des braves gens de sa famille, puis s’en émancipant avec l’Hidalgo et transitant par divers pays et divers cercles sociaux, jusque dans la proximité géographique des fameux narcos latinos, elle ait jamais eu à se frotter à de sales gens, mais vraiment de sales gens hyper mauvais et même dangereux pour elle et ses enfants - des gens qui t’empêchent de dormir et quand tu dors te réapparaissent grimaçants et ricanants, « et pas du tout », qu’elle répond à son frère en s’étonnant de ce qu’il lui pose une question pareille, alors il lui dit qu’il a l’impression que la publicité faite aux sales gens n'en finit pas de s’amplifier à l’exponentielle, qu’hier il regardé la moitié d’un début de série où il n’était question, dans le New York le plus huppé, que de came et de meurtres, que la veille il a subi une autre moitié de série documentaire consacrée à l’animateur américain de l’émission la plus abjecte qui fût, le fameux Jerry Springer équivalent du non moins odieux Cyril Hanouna, bref que tous les jours et plus encore les nuits les médias n’en finissent plus de faire état des faits et gestes des plus sale gens de l‘Espèce, or sa sœur le rassure, « mais pas du tout, mon cher, toi je ne sais pas vu que tu as circulé plus que nous dans les lieux plus ou moins louches d’un peu partout , mais moi et l’Hidalgo, à part un épisode affreux qui d’ailleurs nous a fait fuir quelques années chez les Latinos, nous n'avons en somme connu que de braves gens, parfois de sottes gens comme il y en a partout mais pas vraiment ce qu’on peut dire de vraiment vraiment sales gens – et puisque tu en es à te scotcher aux séries les plus sinistrement sordides, va donc plutôt voir Alias Grace et tu me diras ce que sont les belles et bonnes gens que nous aimons »…
     
    473102207_10237132615801873_6531782403223347607_n.jpg
     
    17. De si belles personnes
    Sa sœur aînée était encore en train de se faire masser les orteils par le sable tiède de la fin de matinée, à Marbella Beach, quand il l’a appelée pour une bricole et lui a annoncé qu’il la rappellerait le même soir, et dans l’intervalle on a passé du ciel plombé du matin sur le Haut-Lac, les crêtes enneigées des monts de Savoie à peine lisibles, à une soudaine éclaircie de début de soirée flammée de bandes oranges et coïncidant avec l’apparition de Bruce Willis sur le petit écran de son laptop, à six minutes du début de ses 10 kil réglementaires sur sa bécane elliptique, et, tout à la fierté de tenir son programme, il a relancé ensuite sa sœur pour lui dire qu’il venait de voir les 35 premières minutes de Pulp Fiction qui lui ont inspiré cette réflexion, par rapport à ce qu’il lui disait la veille sur l’omniprésence croissante des sales gens dans les représentations médiatiques de toute espèce : qu’il n’y a que l’humour noir, à part la gentillesse naturelle et la bonté surnaturelle des Belles Personnes pour supporter l’épouvante de la vie en ses grandes largeurs, sur quoi, sa sœur lui ayant demandé s’il avait suivi son conseil, la veille, de visionner la série Alias Grace, le frère a confirmé et l'a remerciée pour cette découverte d’une indéniable Belle Personne (il le dit sans ironie), faisant écho à une autre sienne découverte d’une autre Belle Personne incarnée par la prénommée Ana Maria, dans cette troisième découverte que figure à ses yeux le dernier roman de ce Miguel Bonnefoy qu’il lui dit sa révélation de début d’année au titre de jeune auteur (il a l’âge de ses filles) dont la prodigieuse alacrité narrative, la sensibilité et la vitalité de l’écriture, l’énergie et la beauté qui se dégagent des 133 pages lues jusque-là sur les 300 que compte l’ouvrage – que tout ça le revigore un max à l’instant même où il se dit comme ça, devant l’écran de son laptop bloqué sur PAUSE, qu’il en est en somme ces jours à ses sessions de rattrapage puisque Le rêve du jaguar est déjà le septième roman de ce Miguel Bonnefoy et qu’il lui aura fallu passer le cap de ses 77 ans pour mater pour la première fois John Travolta en Vincent Vega avec son air de gorille à tête de chien à longue mèche huileuse et regard de bœuf musclé – « et là je te quitte», conclut-il, « vu que j’ai à préparer ma tarte aux pommes du vendredi en m'imposant, maso que je suis, la suite de la romance affreuse de Tarantino and Co », etc.
     

    473178661_10237139801541512_5227675163149948468_n.jpg

    18. Cette espèce de joie
     
    Lisant ce matin les dernières contrerimes que son frère puîné a balancées sur Facebook, la sœur, en train de savourer ses sobaos et autres churros avec le café grande tasse qu’elle s’est servi sur sa terrasse de l’urbanisation chic des Mimosas, face à la mer qui fait son job de rouler ses galets, se demande ce qui motive cette espèce de graphomane écrivant jour et nuit quand il ne lit pas, seul dans son terrier vintage du bord du Haut-Lac, d’où lui viennent ses filandreuses élucubrations et ce qui le tient en si fringante humeur, en tout cas à ce qu’il semble, se demande si c’est de famille vu qu’elle aussi et leur sœur ne sont pas du genre à « déprimer » comme c’est partout la mode, et pas un « coach de vie » à l’horizon ni le moindre psy à ce qu’elle sache, alors quoi qui nous tient debout se demande-t-elle avant de pousser l'enquête sur WhatsApp, le soir venu, auprès de son frère qui lui dit comme ça que c’est « une espèce de joie » qui le prend à tout moment quand il lit ou qu’il écrit ou qu’il regarde un enfant ou un chat ou un oiseau que regarde le chat ou n’importe quoi de beau, et alors il lui raconte quelque chose de beau qui a à voir avec les femmes, dans le roman du jeune Franco-Latino dont il lui a parlé la veille, à propos de la prénommée Ana Maria qui devient la première femme médecin du Venezuela en l'Etat de Zulia, et qui est reçue, à ce titre, en grande pompes officielles avant de voir débarquer chez elle à peu près toutes les éclopées du pays et celles qui s’impatientent de la couvrir de fleurs, et le frère lui parle alors de Caracas qui lui rappelle à elle tant de choses aussi, puis le frère se rappelle la mort du père d’Ana Maria et la tristesse apparemment inguérissable qu’elle éprouve avant d’en guérir, et je te dis, lui dit le frère, qu’il y là-dedans tant de sentiments insondables et tant d’amour et tant de larmes et tant de tout ce qu’on ne trouve que chez les sacrées bonnes femmes – et là le frère pense à celle qui l’a quitté il y aura quatre ans de ça cette année -, que ce jeune plumitif rend avec les mots les plus simples et les formules les moins usées, bref que lire ça est une espèce de joie à te rendre jaloux si tu te mêles d’écrire, mais à ce moment le frère dit à sa sœur qu’il ne connaît pas la jalousie parce qu’il se sait unique - et ça c’est encore une de ces fichues romancières au prénom de Virginia qui le lui a soufflé – et ça vaut pour toi frangine, nous sommes uniques, je te le dis ce soir même si je sais que tu le sais - y a pas plus à dire vu que c’est ça qui «esplique», etc.
    (Miguel Bonnefoy. Le Rêve du jaguar. Rivages, 2024. Prix Femina, Grand Prix du roman de l'Académie française)

     

     

    pere-et-fille-main-dans-la-intermediaire-portrait-peinture-par-numeros-figuredart-free-shipping-france_175_530x@2x.jpg
    19.Le fil invisible
    Comme le frère le rappelle ce dimanche à sa sœur aînée, leur père fêterait en ce 12 janvier son 110e anniversaire, et l’on passera sur le fantasme transhumaniste de longévité pour se rappeler, plus humblement et en tendresse, le dernier dimanche qu’ils ont passé ensemble, en mars de l’an 1983, quand il les a fait venir le matin pour les quitter le soir après une longue journée de douce mélancolie ponctuée de mots de reconnaissance et de promesses – tout cela que le frère a consigné dans un long texte intitulé Tous les jours mourir où il a tenté de restituer ce que ces heures auront renoué et dénoué entre le père, la mère et leurs enfants et petits-enfants, jusqu’à la toute dernière de quelques mois; et ce soir le frère raconte encore à sa sœur une scène particulière qu’elle ignore, lorsque, à quatorze ans, lors d’une course en montagne, dans le passage délicat d'un ressaut de rocher, le père, de plus de trente ans son aîné, lui a demandé de passer en tête de la cordée, et combien le fils alors s’est senti grandi par ce geste de confiance amorçant ce qui serait, à l’autre bout de leur vie, confirmé par ce qu’on peut dire une amitié revivifiée par un séjour partagé en Catalogne - et la sœur se rappelle alors la sollicitude particulière marqué par leur père à l’endroit de son fils à elle en son enfance, et ce qu’ils se racontent là ressuscite le souvenir de cet être modeste et doux à la droiture morale sans faille, qui a beaucoup « pris sur lui », comme on dit, au point de subir souvent le sort d’un homme «empêché», et chacun songe alors à ce fil invisible qui ressortit aux liens du sang et plus encore, qui ne se dit pas par pudeur mais se vit par delà toute douleur…
     
    116254609_10224219738708016_6324635362536089488_n.jpg
    20. La Hija mayor
    D’un séjour de quelque années à San Diego, sa fille aînée lui a ramené le merveilleux cadeau d’un grand patchwork où ses écrits à lui ont été grappillés comme autant de motifs graphiques surimprimés, et ce soir elle va suivre un cours de linogravure alors qu’ils parlent ensemble, ce midi, au restau rital de La Table, des multiples ramifications généalogiques de leurs diverses tribus – elle se passionne pour ce singulier dada que facilitent aujourd’hui de pratiques « applis » - et c’est ainsi qu’il apprend plus tard à sa sœur ainée, via Whatsapp, que leur lignée vaudoise est essentiellement faite de paysans et de meuniers (¡Oh el feliz molinero!), alors que leur ascendance lucernoise se subdivise en deux clans adverses de nantis et de plus ou moins nécessiteux; et dans la foulée il lui en en apprend un peu plus sur ce qu'il a tiré du cahier noir rempli par leur mère au début des années 80, et par exemple que, pour nouer les deux bouts, la Grossmutter, payée un sou par boutonnière cousue main, en faisait jusqu’à 30 par jour en plus des pantalons sur mesure qu’elle façonnait pour être revendus par le Grossvater livrant commandes avec sa valise de cuir bouilli, pédalant sur sa noire bicyclette militaire de ferme en ferme…
    La Hija minor est plutot branchée avenir avec ses trois petiots, remarque le père à l'adresse de sa soeur aînée, lui évoquant à ce propos le récit que lui a fait, ce midi, la Hija mayor, férue de passé historique, de son long périple de l’été dernier à travers les Highlands écossais, le long du mur d’Hadrien et par les lochs, jusqu’en Irlande ensuite, ramenant de là-bas, avec son compagnon, des centaines de clichés de châteaux en châteaux évoquant la série Outlander, et de ruines en ruisseaux tout semblables aux multiples affluents et diffluents de leurs conversations présentes et prochaines - ainsi se poursuivant leur rêverie commune en tous sens où toutes les voix se font écho en douceur…
     
    473764490_10237183092503759_7964295667317465897_n-1.jpg
     
    21. Pergola
    La photo de la petite smala a plus de soixante ans d’âge, mais la mémoire des trois survivants les ramène à une sorte de présent en suspens tant la fraîcheur de ce matin-là sous la vigne en tonnelle leur reste par delà les années et les silences des trois absents, et comment appeler ce qu’ils ressentent ce soir, après que le frère à transmis l’image à ses deux sœurs, chacune en son univers si différent d’alors, tous trois avec leurs souvenirs de cet été tessinois de leur dix ou douze ou quinze ans, - et là que faisaient-ils en cette fin de matinée autour de la mère et de cette sage table - en était-on à écosser des haricots pour le Midi ou Dieu sait quoi ?
    Ne les dirait-on pas plutôt à la prière, mais Dieu sait que ce n’était pas le genre de la petite équipe de L’invoquer hors des heures prévues à cet effet, ou peut-être ne sont- ils là que pour l’être à la demande du père qui photographie, on ne sait, pas plus qu’on ne saurait dire précisément si ce qu’on vit là, dans l’insouciance vacancière et les parfums d’été, relève de la plénitude heureuse ou même de ce qu’on appelle le Bonheur dans les livres...
    Ce qui est sûr est que ça va se prolonger tout à l’heure en griserie dans la descente des vignes et l’eau lustrale du lac qu’on voit là-dessous entre les pampres où les corps déshabillés se jetteront en ploufs écumants préludant à la gloire resurgie des corps bronzés, et je t’en fiche qu’on va nager la brasse coulée et le crawl, qu’on va plonger et rebondir comme des otaries - ah mais faut-il mettre des noms à tout quand on vit ce qu’on vit et qu’on le savoure et qu’on se prépare des souvenirs sans s’en douter peut-être ?
    Or le soir venu les verra s’éterniser près de la fontaine du village suspendu, là-haut sous les étoiles, et le cœur de la fanciulla de quinze ans palpitera peut-être à remarquer dans un rayon de lune le regard appuyé du ragazzo d’à côté, mais là encore la minute heureuse a déjà passé, comme a passé cet été-là de l’adorable cliché…
     
    473194357_10237186852997769_6506047281791652782_n.jpg
    22. Rêverie
    La dérive s’est amorcée juste après sa rencontre avec le jeune Birman, devant le petit portail du jardin de l’ancien Grand Hôtel abritant aujourd’hui l’École hôtelière internationale, le sourire engageant de l’étudiant à cravate et costume parfaitement appropriés à ses fines manières était une invite à cette esquisse de conversation au coucher du soleil d’hiver, ils ont échangé de souriantes banalités en anglais correct avant de se quitter avec la quasi certitude de ne jamais se recroiser, et ensuite le train vers le cinéma, le livre dans le train, les premières pages du livre évoquant le petit chat défunt dans le plaid à côté de la femme passée en vitesse à la boulangerie, l’enterrement du petit chat et la découverte des pièces d’or au lieu même de la petite fosse creusée dans le jardin, et l’Italie ensuite, les voyages soudain permis par la somme tirée de l’or exhumé, le souvenir de Baladine sa chatte à lui - donc tout un pan de sa vie à lui ressuscité en une vision passagère -, le film à l’âpre mélancolie et l’autre certitude que jamais il n’irait en Corée de son vivant malgré son vague désir de voir un jour le soleil se lever sur Séoul – tout cela lui a été donné et repris en quelques heures avant son long piapia téléphonique avec sa sœur puînée et leur échange de souvenirs - elle lui rappelant qu’il avait en leur enfance des souris blanches bien avant ses chats et ses chiens, et lui revenant ensuite à son livre avec cette femme en Italie, d’abord à Naples puis à Sorrente où il se rappelle avoir vu, de ses yeux, le soir, une Madone en néon vert s’allumer au-dessus du port où les pêcheurs revenaient en fin de journée…
    Que cette femme du livre ait trouvé des pièces d’or dans son jardin en enterrant son compagnon de dix-sept années passées ensemble, des napoléons et des bracelets, des bagues et des louis anciens, jusqu’au lingot reposant sur le fond de la boîte de plomb enfouie, tout cela lui semble aller de soi dans un roman, en tout cas comme c’est raconté par le meilleur écrivain de France du moment, avec la grâce d’une écriture à la fois ailée et lestée d’évidence par chaque mot qu'il faut - et là c’est reparti pour une longue songerie vu qu’il a lui aussi des trésors à revendre pour en financer ses virées…
     
     
     
     
    6TVvMekFfhBqvrPQpbQgvCq0lhfoVN5ED1jI85PZ.jpeg
    23. Le temple
    À vrai dire il y en a deux, à part la petite église catholique au clocheton rigolo, deux temples protestants aux extrémités opposée du quartier, le haut et le bas, celui du haut de couleur blanc cassé ayant l’air plus rigide en ses angles et son clocher carré, plus froid surtout à l’intérieur avec sa double rangée de bancs de bois dur (les derrières des enfants s'en souviennent) comme au garde-à-vous face à la chaire où le pasteur en robe noire lèvera ses bras au ciel et là-haut, comme un programme annoncé, la formule DIEU EST AMOUR inscrite au fronton et dont le frère dit à ses sœurs qu’il n’a jamais ressenti la moindre émanation cordiale ni l’once d’une diffusion affective ou peut-être spirituelle, l’église elle-même ne lui ayant jamais semblé qu’un bâtiment de fonction et pas du tout la Maison du Seigneur ou celui-ci se sentirait un peu chez Lui, ni le Père originel ni son Fils le rabbi Ieshouah qu’on représente ici comme un jeune barbu blond en sandales genre hippie des années soixante, bref c’est ici le lieu d’un malentendu remontant à leur enfance et à leur adolescence consentante, nul d’entre eux n’a jamais dit MERDE à Dieu mais l’on n’a guère parlé de Lui non plus même si, à l’âge des débuts de réticence et de résistance chez le frère puîné, la mère a cru bon de s’inquiéter en invoquant l’Aide que ç’avait été pour elle; en fait elle et leur père sont restés fidèles à la paroisse comme à une famille élargie jusqu’au moment où de jeunes pasteurs ont compliqué les choses avec des théories vaguement américaines, avant la transformation intérieure du temple en lieu de plus explicite convivialité, en attendant le WIFI et le jacuzzi…
    Le frère puîné, qui se dit volontiers mécréant plein de dieux vivants, n’a jamais parlé du Dieu à majuscule non plus que du Fils miraculé à ses sœurs, moins encore à son frère aîné que tout effort de méditation ou de lévitation rebutait, Lady L. partageait le généreux agnosticisme de sa mère malmenée en son enfance par le Sœurs peu charitables, et ses filles sont aimées autant qu’elles aiment donc l’injonction du Temple, où elles n’ont guère mis les pieds, est retournée par manière de théopoésie à laquelle leur paternel souscrit - laissons parler le ciel...
    Cependant il y a un cependant, et c'est Folendieu le bien nommé, pasteur passant de leur jeunesse, la moustache de sapeur à la Brassens et le verbe cinglant les trop bien-pensants, qui leur a fait oublier quelque temps la froideur du temple en le remplissant que c'était à n'y pas croire, mais lui non plus ne prononçait guère le nom de dieu de Nom de Dieu en vain, ni ne grondait ni ne flattait , rappelez vous frangines combien parfois nous avons ri, combien nous étions pliés quand Folandieu ramenait le ciel sur terre et nous le faisait mieux voir à fleur d’étoiles et de secrets…
     
    images-1.jpeg
     
     
    24. Quant au deuil
    C’est en somme la mort de l’Hidalgo qui a rapproché le fils puîné de sa sœur aînée, tous deux longtemps séparés par leurs vacations respectives de par le monde (les chantiers, les rédactions, le Venezuela , le Japon, la Catalogne et les Asturies, Caracas ou Paris et tout ça) et pas encore accros à Whatsapp, mais ils n’ont pas besoin d’être « coachés » pour se comprendre, à croire que leur culture « tribale » les ait nantis d’antennes à peu près accordées et quasi de réflexes liés à de premières années partagées, ou même de dispositions ataviques faisant de l’un et de l’autre, comme on verra qu’il en va de la sœur puînée et de la parentèle vivante, d’assez « bonnes natures » typiques en somme d’un petit pays composite à passé moins doré que ne le suggèrent les actuels clichés, le nivellement par l’argent et la technique, le bien-être généralisé et les réflexes de repli ayant brouillé la donne…
    L’Hidalgo ayant tiré sa révérence deux ans après Lady L., l’ombre de la Dame en noir aurait pu les éloigner plus encore l’un de l’autre, et pourtant c’est le contraire qui s’est produit « du côté de la vie » et sans théorie ni recours aux sourciers d’optimisme a tout cran ou aux sorciers psys, suffit de Whatsapp et la vie continue comme hier soir avec Al Pacino et Chris O’Donnell, quand j’ai pleuré à la fin du film où le colonel Slade y va de son plaidoyer, devant les milles élèves réunis de l’école où un prof humilié par les sales gosses de riches qu’il flatte essaie d’enfoncer le jeune accompagnant du militaire aveugle pour délit de loyauté, et là j’aurais voulu partager mon émotion et lui dire que notre père était comme ça, la crème de l’intégrité, et sans doute aurait-elle acquiescé vu qu’elle voit tous les films de Netflix sur le réseau hispanique, et quand bien même notre paternel n’aurait jamais été que sergent appointé…
    Quant au deuil vu comme un travail, ou pire : comme une technique : on a beau être au jus de Netflix et même de Google Earth pour se faire des visites aériennes : vraiment pas notre genre. Tu la vois, elle qui a roulé la bosse de son jules et reçu Vargas Llosa (l’écrivain en vue) ou Daniel Barenboim (le musico célèbre) à l’une des tables de leur maison d’hôtes des Asturies, à l’enseigne de La Casona, se retrouver dans une groupe où chacun y va, comme un alcoolo anonyme, de son récit de deuil et comment elle va s’efforcer de « passer à autre chose », de tourner la page Hidalgo et de zapper la mort ?
    On ne zappe pas l’Amour au ciboire des larmes versées: on y lappe les yeux fermés, et là je revois Lady L. et l’Hidalgo dans ce bar à tapas de là-bas, cette année-là, à écluser de la sangria avant de partager une paella à damner les dieux…
     
     
     
    25. Pas ce soir
     
    À son frère qui en redemandait, la sœur aînée conseille de voir, après leur échange sur Whatsapp de ce soir, ce film espagnol où il est question de deux gosses africains tirés de leur brousse et qui se retrouvent dans les cohortes de migrants paniqués, d’abord contre les barrières à barbelés puis en mer livrés aux passeurs et aux improbables bonheurs qui les attendent de notre côté de gens vernis par la destinée, mais au massacre des éléphants du début du film le frère oppose son veto : je passe mon tour, se dit-il in petto en se promettant de l’expliquer le lendemain à sa sœur : que non pas fratella, on ne massacre pas les éléphants sous mes yeux, cela ne se fait pas, je n’ai jamais toléré la cruauté de notre sale espèce envers les animaux, ce midi encore je parlais avec la Professorella qui a adopté , au temps du Gentiluomo, tous les chats éborgnés et les chiens éclopés de son quartier, mais non ne va pas croire: ce n’est pas de la sensiblerie mal placée, je compatis avec les enfants mais les éléphants qu’on abat avant de scier leurs défenses, non merci, je ne supporte pas non plus la seule idée de mains matures pleines de doigts s’en prenant aux enfants, c’est plus fort que moi et donc pas ce soir au cinéma, pas après l’apparition du nouveau Potentat à mufle rose sur les écrans du monde entier, pas ça – pas ce soir...
    Est-ce dire que je me voile la face ou que ce n’est que de ce soir qu’il est question, se demande ensuite le frère puîné en se rappelant son frère aîné, plus brutal que lui mais si délicat avec les enfants et les petits chats, pour le peu du moins qu’il ait pu l’observer - et ce qu’il faut préciser alors est que sa veuve est à chiens choyés que veux-tu - , mais c’est d’un chat qu’il a besoin ce soir et c’est ce qu’il a raconté à la Professorella ce midi, à propos du petit chat du roman dont la tombe creusée par celle qui le pleure révèle à celle-ci un trésor de pièces d’or; et demain il racontera la story à son plus vieil ami, la deuxième personne au monde qui puisse comprendre son désarroi de ce soir relatif aux éléphants massacrés, et son refus de ce soir, et son invocation du petit chat dans la nuit qui se fait - demain il a rencard avec son ami le Marquis...
     
    369055866_10232371204249560_1390321455483478194_n.jpg
    27. Le Marquis
    Ils étaient encore dans le brouillard, à bord de la Jazz où il l’a embarqué au chemin des Oiseaux, comme d’habitude depuis des années, quand le Marquis lui a raconté la première des deux drôles d’histoires du jour, presque fatidique pour la première et magique pour la seconde, mais qui lui ressemblent tellement.
    D’abord il a failli y rester, un soir de fin décembre dernier, quand il gelait à pierre fendre dans son quartier, où il lui a fallu franchir trois cents mètres du métro à sa barre de semi-luxe des Oiseaux, et là, avec ses pompes cirées de dandy, voilà qu’il glisse soudain et glisse de nouveau, s’étale, se relève, n’a plus rien à quoi s se raccrocher, or ce n’est pas du tout dans ses mœurs stylées de glisser à minuit sur ce genre de piste où il n’y a personne, il n’a pas de phone avec quoi alerter ses amis ou la police, il ne crie pas mais s’étrangle et finit par se traîner à genoux puis sur le ventre comme une limace grise, comme il dit, jusqu’à son palier ou il ne sait pas comment il a fini par arriver, et moi, quelque peu sadique, j’en ris en l’imaginant ainsi rampant sur le pavé - lui le prince de l’alexandrin qui écrit :
    « La chute d’un cheveu dans un bol de potage
    Est le signe assuré d’un imminent naufrage »,
    lui qui, avec son compère le Physicien, a décroché un prix de l’Académie française pour ses sonnets réguliers, et voici la Jazz émerger de la purée de pois et nous voilà à l’Auberge des forêts, attablés et bientôt lancés dans une conversation à caractère anthropologique avec nos voisins de table dont l’aîné, de nos âges autant que son vis-à-vis bientôt identifié comme un théologien alémanique rangé des sermons, a lancé tout haut la question de savoir à quelle date situer l’apparition du couple biblique initial d’Ève et d’Adam le Glébeux, à quoi j’ai hasardé le chiffre de 7777 ans avant Notre Seigneur, et le débat piétine un moment, après quoi le Marquis et moi passons la commande de deux portions de langue de bœuf aux câpres que nous arroserons de rouge lémanique, reprenant notre conversation de sempiternels complices s’entendant bien sur tellement tout qu’il leur faut de loin en loin des sujets de feinte opposition, à commencer par le fait qu’il estime que tout est fichu et que le monde n’est plus ce qu’il était au temps des Chevaliers, à quoi j’objecte que la faillite est bien plus ancienne, sans savoir au juste la dater…
    Ensuite le Marquis me raconte, bonnement médusé, les épisodes de la souris Catimini, comme elle a signé ses messages à trois reprises déjà depuis à peu près une année, accompagnant une offrande qu’il découvre devant sa porte sans autre indication que cette signature écrite d’une main semblant d’un enfant maladroit, mais aucun locataire de ses voisins, tous interrogés, n’a la moindre idée de quel enfant il peut s’agir, qui a déposé là sept biscuits, ni plus ni moins chaque fois, accompagnés d’une petite bouteille d’orangeade et de l’inscription For The Lord & The Little Girl; et quel enfant aurait l’idée de gratifier le Marquis d’un titre anglais, et sa compagne défunte de petite fille ? Après l’épisode de la glissade sur le verglas, cette péripétie à la Lewis Carroll, auteur que mon ami aux cent traductions n’a jamais pratiqué, nimbe notre conversation d’une aura d’étrangeté dont nos voisins débonnaires n’ont pas la moindre idée – mon ami s’étant exprimé à voix très basse en se tournant un peu de côté tout en mastiquant sa langue de bœuf avec une visible délectation au moins égale à celle que j’éprouve à l’écoute de son récit…
     
    474622522_10237218932599739_6090916843880036969_n-1.jpg
    28. Amis « pour la vie »…
     
    (Pour Anne Marie et Gérard, Jackie et Tonio, Lambert et Bona,
    Mario et René, Quentin et les autres…)
    Une soirée avec deux amis forts et fragiles, sur fond de musique africaine, à déguster le meilleur poisson du lac (perches pour eux et brochet pour moi) aux bons soins de Clémentine la Camerounaise : c’est la fête de l’instant rehaussée par les lazzis et les horions anti-Genevois du brocanteur venu s’installer à la table d’à côté et ne se gênant pas d’interférer - tables populaires obligent - et ça me va comme ça...
    « Dites à Clémentine qu’elle est la meilleure, la magicienne des saveurs, ton brochet camarade c’est elle qui lui retire ses arêtes, vos perches vous autres c’est le Pêcheur Monboulon, son compagnon, qui les a cueillies de sa main, les Genevois qui ont le front de parler encore du Lac de Genève alors que le Léman (qui veut dire lac en latin, c’est moi qui précise et le brocanteur note, donc quand on dit lac Léman on dit « lac lac» en pur pléonasme), les Genevois donc déjà pâles de nature peuvent encore blêmir alors que rayonne Clémentine sur notre bourg en Lavaux, sur quoi je vous salue bien haut en vous priant de transmettre ma révérence à Clémentine aux fourneaux qui sait, comme que comme, que je la tiens pour l’or de la grappe – et je souris à l’expression « comme que comme », exacte traduction du tudesque « so wie so » , en français « de toute façon » que nous ont léguée les occupants bernois…
    Pendant que Jackie savoure ses filets de perche en ne cessant de m’envoyer ses malicieux regards de travers – sa spécialité de Chaux-de-fonnière un peu déjantée au verbe aussi vif que l’était celui de ma bonne amie enracinée à moitié aux même hauts jurassiens, Tonio me parle de Lolita en croyant m’apprendre quelque chose à propos de ce roman qui n’est pas du tout mon préféré de Nabokov : à savoir que celui-ci ne ferait pas l’éloge de la pédophilie mais en produirait, à travers Humbert Humbert, la satire « de l’intérieur », et moi de railler sa belle découverte, lui disant qu’à mes yeux Lolita est plutôt une satire du kitsch américain, de la niaiserie immature et de la perversité peut être insuffisante mais nécessaire à chaque écrivain (il va de soi qu’il y a du Vladimir dans l’affreux Humbert Humbert), et je renvoie mon Tonio, qui a dépassé les 65 ans sans avoir lu Nabokov – faute professionnelle grave pour un écrivain, lui lancé-je perfidement en passant -, aux autres romans de l’affreux squatter du Montreux-Palace, au génial Feu pâle et aux non moins prodigieuses nouvelles ( bon point : il va se mettre à la lecture d’Autres rivages), et je pense aux derniers jours de l’immense bonhomme passé par le CHUV dans le service de mon ami Reynald tombé dix ans plus tard dans les séracs du Mont Dolent, etc.
    On dit que c’est Voltaire, mais ce serait plutôt Antigone II roi de Macédoine, qui aurait lancé le premier la fameuse sentence : « Dieu me garde de mes amis, mes ennemis je m’en charge », trois siècles avant notre ère, donc il s’agirait plutôt d’une invocation des dieux sans majuscule… et pour ma part je m’en bats l’œil car j’ai une conscience de plus en plus vive de ce que j’accorde à l’amitié à l’enseigne de ce que René Girard appelle la « médiation externe », telle d’ailleurs que je la pratique depuis plus de cinquante avec le plus vieux de mes amis, rencontré en 1972 chez Dimitri avec lequel nous avons constitué informellement le premier trio du Revizor, mon ami Gérard, alias Sylvoisal en littérature, merveilleux personnage à la Firbank ou à la Proust, dandy tout fragile en apparence et d’une santé inaltérable, la dégaine d’un prélat du XVIIe siècle, séducteur notoire de femmes de bouchers et délicieux poète, traducteur de Chesterton et d’Ivy Compton-Burnett entre vingt autres auteurs anglo-saxons, enfin le plus réac de mes amis, ça c’est sûr.
    Et puis quoi ? Demanderai-je jamais à Dieu de me garder du Marquis ? Pas plus que je ne me soucie d’aucun présumé ennemi, car je ne m’en sais aucun malgré ce qu’on me dit de tel ou tel qui me vomit, dont je me fiche comme d’une cloche.
    Mes amis ? J’en compte 5000 sur Facebook, chiffre à l’américaine qui me rappelle ce que me disait Volkoff de ses étudiants de Macon (Georgia) auxquels il demandait combien ils avaient d’amis et qui en dénombraient chacun au moins une centaine…
    Mais pourquoi ne pas parler d’amitié, s’agissant de personnes identifiées par leurs prénoms et les mots parfois doux qui les auréolent : les Anna Maria et les Gioconda, les Kevin et les Janine qui m’envoient tous les jours leurs signes indéniablement amicaux ? Cette fiction virtuelle serait-elle moins réelle que la réalité présumée ?
    Ce qui est sûr est que nous rions beaucoup avec Jackie et Tonio, et c’est tout ça de pris à la morosité et au ressentiment montrant ses vilaines dents…
     
    images.jpeg
     
    29. PARADOXES
    Une très vive douleur à l’orteil majeur du pied droit l’a réveillé cette nuit, racontera le frère à sa sœur aînée quand il en aura l’occasion, et comment lui est alors revenu le souvenir de l’air assuré de l’Ancien Premier Ministre en son élan de grand flandrin je-sais-tout, expliquant sur le plateau de télé comment s’y prendre pour ne pas s’aligner servilement sur les nouvelles positions américaines, donc c’était par Youtube que son laïus était transmis, où il était recommandé de se libérer des GAFAM genre Facebook, Instagram et Whatsapp, mais c’est par ce dernier truchement, justement, que le frère se proposait de relancer le dialogue avec sa sœur aînée laquelle, au titre de l’entretien soigneux des biens de ce monde, venait de se faire arranger une nouvelle coupe dynamique, dite plus précisément «drastic », chez sa coiffeuse attitrée de Marbella, et le frère se disait déjà qu’il dirait à sa sœur qu’en somme il était pleinement d’accord avec l’Ancien Premier Ministre: que c’était le moment d’ouvrir l’œil, toute la bande des Européens attachés-aux-vraies-valeurs, que le rouleau compresseur du nouveau Président et de son gang ne passerait pas, donc on dégomme Facebook typique créature américaine pour s’y loger plus joyeusement et en maximiser les potentialités à tous les niveaux, comme serine la publicité, on fait ce qu’on appelait au bon jeune temps de l’ «entrisme », on va se la jouer dissident de l’intérieur, avant-hier soir la Dame en noir était travestie en beau jeune homme blond au nom de Joe Black et le frère a répété à la sœur que plusieurs fois ces derniers temps il avait vu cette blondeur apparaître au hublot de son sous-marin volant, c’est sur Netflix que la blondeur fatale l'avait aguiché, où la broyeuse de cerveaux à l’américaine s’en donne à plein régime, mais Joe Black est lui aussi pris au piège des sentiments, comme sa sœur aînée l’a été par les arguments latins de son Hidalgo au dam de Madame Mutter se méfiant des oiseaux tropicaux, enfin «laissons venir l’immensité des choses», proposait le poète en prose à la gloire du Grand Tout, à quoi le divin cycliste rétorquait en révérence aux Petits Riens: « Ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis entrer dans une figue»…
     
     
     
     
     
    434751295_10233761116716503_1425578074099754376_n.jpg
     
    30. La Petite
    Frères et sœurs pourraient-ils s’entendre sur la question de savoir ce qui attend demain la Petite dont on fête aujourd’hui le deuxième anniversaire, à supposer évidemment qu’ils se parlent, et par frères et sœurs il faut entendre : deux générations d’adultes responsables, selon l’expression appropriée, donc plus de douze personnes aux parcours de vie aussi nettement différenciés que leurs opinions et leur ressenti affectif, certes liées entre eux par les attaches consanguines ou alliées de la famille en son acception traditionnelle à fondement judéo-chrétien de moyenne intensité (point de fanatique avéré dans l’échantillon), mais dont quelques-unes seulement se seront déplacées ce dimanche pour entourer l’enfant soufflant ses deux bougies, nettement moins nombreuses en tout cas qu’à son baptême catholique célébré par un curé vietnamien et son assistant congolais du vivant de son grand-père paternel décédé depuis lors, la conjointe de celui-ci, Irlandaise d’origine, se trouvant ces jours au Cambodge auprès d’un de ses trois fils médecin – donc la question, posée ce soir à sa sœur aînée par le grand-père maternel de la Petite, serait celle-ci : quel avenir, bordel, attend cet enfant après l’intronisation du nouveau Dominator mondial et sa clique de milliardaires illibéraux ?
    Sur les images Instagram et les éléments de vidéo que son frère lui envoie de la Petite à son anniversaire – très occupée par les nombreux cadeaux-jouets qu’elle a reçus des uns et des autres - , la sœur aînée ne voit pas le début d’une raison de s’inquiéter du futur de cette enfant dont l’entourage exhale l’équilibre rayonnant, entre deux frères idéalement bienveillants et trois chiens visiblement aussi placides que le piano du salon spacieux donnant sur la pelouse gracieuse, et pourtant…
    Pourtant la question questionne, reconnaît la sœur aînée que son âge porte à la fois à un détachement de bonne distance et à une attention désintéressée s’ajoutant à sa curiosité naturelle : oui, comment cette petiote va-t-elle vivre, au milieu des siens, les années à venir marquées, dit-on par une bascule géo-politique, et les States de 2050 (le Petite aura passé la cap des 25 berges) seront-ils divisés en deux entités comme l’a conjecturé le romancier Douglas Kennedy dans son roman Et c’est ainsi que nous vivrons… ou le pseudo-christique Président aura-t-il établi la paix dans le monde, ou celui-ci aura-t-il vu la disparition, dans l'hiver nucléaire, de l’espèce exquise des Petites Filles ?
     
     
    images-4.jpeg
     
    31. Pissez, mais pissez donc !
     
    La chatte a tellement mal aux pieds ces jours que le chat botté s’en ressent quant à l’énergie, mais la Docteure Maus, sa vieille amie sur Whatsapp, est là pour le Conseil du matin, qui se rappelle l’enseignement majeur de son prof d’urologie en son bon jeune temps, à savoir : demandez à votre patient comment il pisse, s’il pisse assez et ne craignez pas d’en rajouter : qu’il pisse donc ! Et Maus ajoute : ajoute au moins une pomme par jour, des légumes et des infusions de prêle ou de thym, tu lèves le pied sur le rouge et tu me récures ces canaux exutoires en pissant tout ton saoul, ensuite vois peut-être avec ton Purgon de famille si ce n’est pas autre chose qu’un méchant coup de goutte, qui sait avec la peste plantaire ou le choléra des petons qui rôdent; et le soir sa sœur aînée entendra l’évocation de leur délire d’exorcistes de l’hypocondrie, avec la Docteure Maus, veuve depuis que la Montagne aux Milles Pièges Cachés lui a arraché en sa trentaine son compagnon chéri, plus cher compère de jeunesse et compagnon de cordée de son frère puîné – Maus la tendre pratiquant l’art d’endormir avec une malice de veilleuse qui l‘a conduite, via l’humanitaire, jusqu’en Mongolie, et la Hermana Grande surenchérira en invoquant l’auto-médication pratiquée aux Asturies par les aïeules de l’Hidalgo : Bebe mucho para orinar, más infusiones, más frutas y verduras, menos tequila y más medicinas tomadas de la naturaleza, y bebe y orina...
     
     
     
     
     
  • Notes panoptiques, 2001

    medium_CarnetsJLK80001.JPG

    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec la réalité et les gens. Il ne doit pas être plus intelligent. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    Gore Vidal: «Il n’y a qu’à propos de l’argent qu’on ne nous mente pas aujourd’hui.»


    Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par les danses de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    medium_Cendrars4.jpgMe réveille ce matin sur la page de Moravagine consacrée à la Révolution russe et au règne de la femme - règne essentiellement du masochisme selon le narrateur. En fait confond (selon moi) guerre des sexes et amour, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou Gripari plus près de nous) mais cette vision du monde est néanmoins pathologique. C’est sûrement la loi de la vie qu’il énonce, mais ce qui nous intéresse est tout ce qui, dans l’ordre humain, la transgresse et la sublime, même si c’est pour aboutir au chaos.

    «Je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle», écrit Cendrars dans Moravagine.

    Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre. Ces gens sont à la fois adorables (elle surtout) et un peu sur leur garde (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante. En écoutant Philippe Jaccottet, je me disais qu’en somme tout devient égal avec l’âge, sauf l’essentiel. Je note cela sur la table d’un restauroute du type standard où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac passable. A une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, le cinéma actuel) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements au repas. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou...
    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ? (A Grignan, en janvier)

    Comme chez Balzac, on apprend des tas de choses en lisant Gauche et droite de Joseph Roth. Et plus que tout on se dit: c’est intéressant. Je ne comprends pas très bien le titre, car il n’est guère question de gauche ni de droite là-dedans. Il y a de l’extrémisme avec Théodore, type du nationaliste raciste et antisémite par compensation à sa médiocrité, mais on ne saurait dire qu’il incarne la droite, et moins encore que Paul, son frère ennemi, n’incarne la gauche. Il n’y a à vrai dire qu’un seul personnage là-dedans qui incarne les idéaux de gauche, et c’est le Dr König dont Paul Bernheim aime à se faire le contradicteur. Mais on ne saurait dire pour autant que le roman mette en scène l’antinomie gauche-droite. C’est plutôt une typologie de l’arrivisme sous tous ses aspects. Le plus intéressant est celui du sauvage Brandeis, le plus minable celui de Théodore Bernheim. Au reste, Joseph Roth ne s’en tient pas à des types représentatifs: il montre bel et bien des hommes et des femmes, avec leurs faiblesses et leurs aptitudes. On n’en aime vraiment aucun, mais on est intéressé parce qu’ils sont vrais. Surtout on éprouve de la compassion. Non sentimentale et bien réelle cependant. Compassion pour des êtres fragiles, prompts à s’abuser (sauf Brandeis, sans doute le plus libre d’entre eux) et qui se débattent dans un monde hostile, sombre et froid.


    Complètement écoeuré, ce matin, en lisant les nouvelles liées aux mesures de sécurité invraisemblables qui entourent le World Economic Forum de Davos. J’en aurais presque honte d’être suisse, si je ne me disais pas que non: que la Suisse, que les Suisses ne peuvent être réduits à ces lécheurs de bottes.

    Très intéressé ce matin, par tout ce que me raconte Antonio de sa trajectoire de saisonnier en Suisse, avec tout ce que cela suppose d’humiliations et de tribulations, puis je rencontre deux personnages singuliers: un Tessinois proche de la soixantaine, costaud et méfiant, ancien capitaine de la marine marchande qui vit dans une belle villa gardée par un boxer surnommé König. Très raciste et monté contre les gens de l’Est, il assène ses opinions avec une sorte d’aplomb viril à la fois inquiétant et triste. M'invite finalement à revenir avec une femme, mais belle et Suisse, pas «une de ces catins russes»...
    De retour dans le quartier d’Antonio, celui-ci me conduit chez une voisine dont il me dit que son témoignage peut être intéressant. De fait. Mimy Medernach, Luxembourgeoise septuagénaire, a vécu en 1999 un drame atroce. Durant la nuit de l’éclipse, un Noir armé d’un couteau a pénétré dans sa maison et l’a agressée, dont elle pense qu’il voulait la saigner. Elle s’est battue comme une lionne sans pouvoir l’empêcher, cependant, de lui déchirer le bas du visage à coups de dents. Elle en porte encore les cicatrices et reste traumatisée. Comme elle est un peu pressée, nous en restons là, mais il m’a semblé plonger, en un quart d’heure, au coeur d’un des problèmes que rencontre aujourd’hui le Portugal, confronté à l’émigration sauvage de milliers de sans -papiers. (Albufeira, en février)

    Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Besoin de fraîcheur, de fraîcheur et de grâce, de grâce et de nouveauté, de nouveauté et de gaîté. Marre de la mauvaise humeur et des chimères noires. Marre de la contention et du tétanisme.

    De la nécessité de tourner la page.

    Vision, avant la descente sur Bilbao, des Pyrénées crevant les nuages comme de hautes vagues aux crêtes de sucre glace. Ensuite, vision buzzatienne de la grand ville ouvrière serrée entre de hautes collines. L’aérogare style futuriste transi, prélude à l’architecture de la grand coquille vide du musée Guggenheim, apothéose de la culture vendue à l’argent. A part quelques «oeuvres» minimalistes de Sol Lewitt et autres stars du marché international, c’est le vide absolu qui me fait tituber et presque m’effondrer. Encore heureux que la cafétéria, où l’on place les gens au compte-goutte, comme dans un sanctuaire, ait une cuisine un peu moins nulle... (Bilbao, en février)

    Beau temps ce matin sur la Costa verde. Le pays m’évoque une sorte de Suisse océanique. Et cette vision de fin d’après-midi: des herbages du haut des falaises troués ici et là et par où monte le tonnerre des vagues. Par là, me dit Ramon, que les paysans jetaient naguère le bétail malade.

    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois embêtant (mondanités, relations sociales, etc.) mais plein de choses assez corsées, parfois abjectes. Grand seigneur méprisant, l’écrivain supérieur à l’homme.

    Repris ce matin la lecture des Légataires de Michel Layaz. Le personnage du père, premier à s’exprimer et en pleine crise existentielle, est vraiment peu convaincant. Non seulement on n’est pas touché par ce qu’il raconte, mais on n’y croit guère. Des phrases pénibles, qui trahissent un manque total de sensibilité à la langue et à la forme, du genre de cette horreur: «J’écoute des voix enfantines jouer aux fléchettes sur ma poitrine.» Vraiment... Et je suis censé lire cela jusqu’au bout ?

    Nécessité de tout transformer. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin. Tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas.

    Belle matinée de soleil printanier au marché provençal de Sanary-sur-Mer, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Cela me rappelle le «haricot bien gras» de Molière.

    Timothy Findley, auquel je rends visite à Cotignac, me répète ce que lui a dit Thornton Wilder lorsqu'il lui a fait lire sa première pièce «Tiffy, tu écris sur les sommets, nous ne t’entendons pas, il te faut redescendre jusqu’à nous pour que nous t’entendions »…

    Période de noir. Il faut que je m’en sorte, et je ne m’en sortirai qu’en réparant ma relation aux mots et aux choses. Je dois dire aussi la folie du monde - la folie ordinaire. Je dois travailler à la réparation mais avec la distance de l’humour.

    Très intéressé par le nouveau roman de Nancy Huston, Dolce Agonia. Un livre de la cinquantaine plein d’observations que je pourrais contresigner.

    Je me suis levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où je trouvais qu’il y avait trop de jour, un instant j’ai regardé à travers les fentes des persiennes le type d’en face en dessus du coiffeur qui a toujours l’air aux aguets à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain, j’ai vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps, j’ai vu le coiffeur désoeuvré sur son seuil, j’ai vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie, je me suis vu derrière ces persiennes et je me suis dit que c’était la meilleure chose que je pouvais faire à ce moment-là et je suis resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau. (Lausanne, en mars)

    «Tu ne sais pas aimer ceux que tu aimes jusqu’au jour où ils disparaissent brutalement. Alors tu comprends comme tu restais subtilement à distance de leur souffrance, comme tu te protégeais souvent, comme tu avais rarement le coeur disponible, tout à tes réseaux de donner-et-prendre.»

    Body Art de Don DeLillo. Cela commence par le petit déj’ d’un homme et d’une femme observés comme sous un verre grossissant. A un moment donné, la femme découvre un cheveu sur ses lèvres qui n’est ni de lui ni d’elle, et songe alors au trajet de ce cheveu. Une espèce d’hyperréalisme qui me plaît assez. Ce à quoi j’aspire de mon côté, d’une certaine façon. Une attention extrême pour les choses. Don DeLillo explore l’intimité des deux personnages en parlant de ce dont personne ne parle, qui a rapport au rapport des objets et des corps, âmes comprises cela va sans dire.

    «Cette façon mystérieuse qu’elle avait toujours de rendre émouvantes les choses les plus ordinaires.»

    «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.» (Jean Eustache)

    medium_Proust.jpg
    Proust est vraiment le sommet de l’artifice et de l’art, mais je ne puis lire Du côté de Guermantes qu’à raison de quelques paragraphes à la fois. Au-delà je suis comme saturé. J’ai besoin ces temps d’une littérature plus rapide et plus dure, qui me rende mon souffle et ma gaieté.

    Commençant L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.

    Faites-moi confiance de Donald Westlake est une bonne satire du journalisme putassier genre tabloïds, et finalement un éloge du vrai journalisme, ce qu’on prendra avec un grain de sel.

    Une nouvelle lucidité m’est venue ces derniers temps à l’égard des livres. En piochant l’autre jour dans ma bibliothèque française, je me disais «non, pas celui-ci», puis «celui-là m’embête», jusqu’au moment où je suis tombé sur Ces Merveilleux nuages de Sagan. Et là, oui, là j’ai retrouvé ce «quelque chose» de vivant et de vrai (et de surprenant à chaque épithète) que je trouve si rarement dans les livres actuels, et de moins en moins dans mes relectures, sauf chez un Simenon, dont la phrase est cependant moins électrique que celle de Sagan.

    Un peu vanné, je pêche cinq ou six livres que j’«essaie» alternativement. Seul le premier chapitre de Bonjour tristesse de Françoise Sagan trouve grâce. Et c’est l’expression juste: cette drôle de bonne femme a de la grâce. Ce qui est tout de même différent du fait d’avoir la grâce.

    A la TV, reportage sur les animaux abandonnés à la SPA. Les regards de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine, tout cela me rend triste.

    Je vais aller maintenant, et revenir en somme, mais bien plus loin, à ma liberté.

    (Trois jonquilles naines, quand je vais chercher du bois, m’apparaissent comme des signes de persévérance... ah mais, v'là que j'fais du Jaccottet).

    Retrouver le temps et le prendre.

    Cézanne: «Maman me donne la force de ne pas voir que par elle, car je sais que la mort n’est pas une absence et que la nature n’est pas anthropomorphique.»

    Rodin: «La nature a besoin d’être vue et respirée simplement et continuellement».

    De retour a casa, je reprends les livres de Philippe Sollers pour voir si je ne me suis pas trompé à son égard en me montrant parfois si sévère à son égard, mais non: Paradis est vraiment un galimatias, Logiques et Lois sont réellement illisibles, et nous allons maintenant vers autre chose...

    Assez touché par les personnages d’Intérieurs de Woody Allen. Surtout intéressant par cette douce horreur: l’insupportable mère qui arrange l’appart de sa fille et de son gendre en fonction de «ce qui se fait de mieux». La lancinante dictature du bon goût. Très bien un moment, puis cela tourne au sentimentalisme psychanalysant, style Bergman à la juive new yorkaise.

    Décrire une journée entièrement vide. Une journée d’aujourd’hui.

    Il faut donner des réponses physiques aux questions de la vie.

    Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse».

    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.

    Cézanne: «Les galvaudeux à médailles et décorations que c’est à faire suer.»

    Romance de Catherine Breillat. Totale indigence de cette société-là (les intellos français) et de ce regard sur le monde. Pas de milieu entre la frigidité et le désir de crever de plaisir. Aucune liberté réelle, sauf celle de dire queue et con à l’écran et de les montrer. Mais la liberté est autre chose, qui implique le regard entier.

    Sans humilité: rien; sans amour: rien.

    Reprenant la lecture de Proust (Le Côté de Guermantes) je me dis que c’est là le génie à l’état de fusion, où bouillonnent l’intelligence et la sensibilité, la connaissance et l’intuition, la musique et le délire maîtrisé.

    Me dis à l’instant que l’écriture doit redevenir le centre nerveux de toutes mes journées, à quoi tout rapporter. A tout instant le texte en cours est en instance d’être complété. Il n’est plus question alors de travail calculé ou de paresse dès lors qu’on est attentif. Mille tableaux à chaque instant. grand Jeu.

    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.

    Très touché par la lecture de La Colombe assassinée de Pietro Citati, qui constitue la plus fine et la plus belle approche que je connaisse de l’univers de Marcel Proust.

    Nietzsche: «Je remercie le ciel à chaque instant pour ce vieux monde pour lequel les hommes n’ont pas été assez simples ni assez silencieux.»

    De Mallarmé: «Qu’une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, après quoi le silence.»

    Lorsque Mallarmé, trois mois avant sa mort, reçoit la première édition de Rimbaud, il s’exclame: «Le voici, l’incomparable livre, l’aérolithe chu de quels espaces.»

    En lisant la préface à La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top. J’apprécie ce qu’il défend quand son amour est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter. Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit au roman contemporain. C’est un écrivain du discours critique et de style classique, mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline, un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

    En lecteur de Proust, Pietro Citati (dans La colombe poignardée) est plus intéressant que Philippe Sollers. Ce qu’il dit par exemple de l’attention à autrui que manifeste Proust, qui ne s’aime pas lui-même et n’est pas du tout le Narcisse qu’on a dit parfois, est très éclairant et juste ce me semble: «Il y a quelque chose d’abyssal dans l’amour que voue Proust à l’inimitable unicité d’une personne». Ou cela: «Aucun écrivain, peut-être, ne ressentit comme lui l’absolue altérité de l’autre, la soif en l’autre, l’échec de cette métamorphose, puis la capacité de représenter, dans son art, tant ce succès que cet échec.» Me rappelle qu'Angelo Rinaldi a dit pis que pendre de ce livre de Citati, par jalousie crétine évidemment.

    Il y avait ce matin, au milieu du paysage tout enneigé aux formes indistinctes, un merle chanteur juché à la pointe du plus haut sapin, qui m’a rempli de gaieté. (A La Désirade, en avril)

    Ma première pensée de ce matin va aux enfants cancéreux. Ma première pensée à tous ceux qui se réveillent avec la conviction que la mort approche. Ma première pensée à cette pensée en moi de plus en plus constante et de plus en plus tonique aussi d’une certaine façon: que la mort est donneuse de vie.

    Sur le tram est écrit:
    Ceci est un tram.

    L’égocentrisme n’est tolérable qu’à la mesure de Proust, c’est à savoir total si le don correspondant est total. Où la tyrannie est retournée par un absolutisme artiste. Mais évitons le raseur...

    Proust ou l’enfant despote.

    A 54 ans, Proust est déjà mort depuis trois ans...

    Apprendre à ne plus se cabrer devant la difficulté, mais l’affronter en claire connaissance de cause, comme un mur de grimpe.

    Très intéressé par le Poète tragique d’André Suarès, même si quelque chose m’agace aussitôt, qui tient à l’emphase lyrique de l’auteur. Pourtant que d’observations justes et nouvelles dans ce qu’il dit de Shakespeare.

    Pratiquer la lecture comme un déchiffrement continuel, à la fois intense et très sélectif. Tout n’est pas bon à lire (surtout aujourd’hui où se publie n’importe quoi) mais tout peut être relevé en passant, comme cette observation sur l’émission Loft Story, constituant une métaphore de la tautologie contemporaine: je vis ce que je vois que je vis.

    Désaccord parfait, de Philippe Muray, m’intéresse et m’agace à la fois. Il y écrit pas mal de choses pertinentes mais sur le ton du prophète absolutiste et péremptoire à la Bloy, ou plutôt à la Nabe (disons en dessous de Bloy, mais au-dessus de Nabe) qui tourne au catastrophisme et à cet après-moi-le-délugisme qui me fatiguait chez Dimitri. Plus que les nuances, qui sont peu de mise dans le pamphlet, c’est la bonne humeur qui me manque là-dedans, ou plus exactement l’humour, la verve d’un Marcel Aymé, qui disait des choses carabinées sans se prendre au sérieux pour autant.

    Tout à coup des idées d’histoires affluent. Des histoires d’aujourd’hui. L’histoire du type amoureux de sa différence. L’histoire du type piercé à mort. L’histoire du loft infecté. Une histoire d’atelier d’écriture. Des histoires d’enfants abandonnés. Des histoires de faites ce que je dis et pas ce que je fais. Une histoire de nopédo. L’histoire de la maison aux volets fermés. Une histoire de combats de chiens. Des histoires atroces et belles. De histoires qui parleraient du monde dans lequel nous vivons. Des histoires qui diraient la folie de l’époque. Des histoires qui nettoieraient à la fois la langue et les têtes. Des histoires qui feraient office d’exutoire et d’exorcisme. D’abord et surtout: des stories…

    Bernanos: «La Civilisation Mécanique finira par promener autour de la terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par des Robots.»

    Malgré son ton catastrophiste qui m’agace encore ici et là (me rappelle tellement nos vaticinations avec Dimitri), Après l’Histoire de Philippe Muray est quand même un formidable travail de repérage de la déréalisation contemporaine. Toutes ses observations, je les avais faites, mais il a le mérite de les rassembler et d’en nourrir une réflexion suivie.

    Il y a ce soir, dans le ciel azuré, un grand poisson rose et gris.

    Finalement étonné par le dernier roman de Michel Layaz, Les Légataires, dont les trois premières parties m’ont paru faibles, et qui se trouve comme réordonné et formellement ressaisi par la quatrième. Il s’agit d’un quatuor familial dont chaque déposition entre en jeu avec les autres. Or, celle du père, de la fille et du fils sont comme écartelées entre le mal-être et une sorte de pose artiste commune, tandis que le témoignage de la mère, seul, dégage une sorte de bonté unificatrice. Jamais je n’avais vu un livre ainsi sauvé in extremis, et je me demande seulement si c’est volontaire, mais non: sûrement pas.

    Il ne faut pas ajouter au malheur de la pauvre humanité, et je l’entends à tous les sens du terme, car il y a une moquerie qui ajoute, une haine qui ajoute tandis que l’humour vise plutôt à la guérison, l’humour et à la rigueur la bonne ironie, disons de Candide. Il ne faut plus se laisser prendre au piège de la hargne, qui est elle-même fille de la haine. Il faut être bon, non pas sentimental ni jobard mais bon.

    Coming out est l’histoire d’un jeune ahuri qui a décidé d'assmer sa différence, comme on dit. Une manie régressive (il s’est découvert le goût prononcé d’être langé et torché) l’a poussé à rejoindre les rangs de ceux qui vont affirmant leur différence. Or il ne tarde à s’apercevoir du fait que sa différence à lui n’est pas acceptable par ceux qui ne trouvent bonne que la leur. Il en sera naturellement rejeté mais poussera l’obstination jusqu’à accomplir bel et bien son coming out, non sans découvrir au passage divers aspects de la société actuelle, des baisoirs parisiens aux galeries exposant des tampons de menstrues. L’événement important, au demeurant, reste pour lui la rencontre de Loula, à l’émission de télé Les nouveaux parias, à laquelle il a eu accès et où il rencontre également le coupeur de tresses, qui sera leur ami de noces. Cette histoire connaît donc un happy end, bien mérité certes par le protagoniste. (Projet de nouvelle)

    L’Italie est tombée aux mains d’un magnat souriant et corrompu, sans que nul ne bronche.
    (15 mai)

    Philippe Muray n’est pas plus romancier que Philippe Sollers. Même problème aussi chez Nabe. Ces gars-là sont très bons en matière de constats, d'analyses et de discours polémique. Mais quant à faire vivre un roman et ses personnages, c’est une autre affaire. Ce sont des gens de l’explication et non de l’implication.

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains. Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant. On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie de la société. En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’est est plutôt flatté.... Mon père avait encore un honneur de ce côté-là, mon père et mes grands-pères, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais le subsistance d’un respect que, trop souvent, et pour notre malheur, nous avons perdu.

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, et qui correspond peut-être au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en même temps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre admirable, qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, le grand livre de l’ambition naïve, du déshonneur et du rachat.

    Après César Birotteau, j’enchaîne avec La Maison Nucingen, en me régalant du monologue de Bixiou-Balzac. Heureuse époque que celle où le bonheur du jeune homme bien était codifié, jusque dans l’ordonnance de ses plaisirs et l’administration de ses vices. Heureux temps où la société était encore un grand corps tenu ensemble et pas ce magma indistinct qu’elle est devenue par les temps qui courent.

    medium_Trevor.2.jpgAchevé Les péchés originels d’Edward Tripp de William Trevor, qui est décidément un écrivain selon mon coeur, plus encore peut-être qu’un Philip Roth, même s’il ne brasse certes pas aussi large. Cette nouvelle raconte l’histoire de deux vieux enfants, la soeur et le frère, deux quadragénaires qu’on dirait bien plus âgés à vrai dire et qui partagent une douce folie religieuse. Déjà la première nouvelle de ce dernier recueil paru (Très mauvaises nouvelles) m’avait beaucoup plu, racontant la revanche d’un type qui fut toujours humilié en son enfance, notamment en se faisant exclure de tous les jeux amoureux entre garçons, et qui, adulte, est devenu gay et, invité in extremis à une réunion des anciens de sa classe et leurs femmes (d’habitude il n’était pas convié), sème la panique en révélant ses moeurs aux enfants et en racontant ce que leurs pères faisaient entre eux...

    Très mauvaises nouvelles de WilliamTrevor, l’un des seuls écrivain contemporains qui me fasse penser à l’exclamation de Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse.» Par exemple ces Amourettes de bureau, qui relatent la conquête d’une jeune gourde, fraîchement arrivée dans une nouvelle place, par un Don Juan spécialisé dans le déniaisage de pauvres filles.

    J’aime la passion mais pour autant qu’elle serve un dessein. La passion pour la passion, l’ambiance de la passion ne m’intéresse plus.

    Pourquoi suis-je particulièrement touché par William Trevor et Joseph O’Connor, Philip Roth ou John MacGahern. Pourquoi n’y a-t-il pas le moindre auteur français qui m’intéresse autant que ceux-là à l’heure qu’il est ? Lorsque je lis Philippe Sollers ou Philippe Muray, qui sont tous deux de bons critiques mais de piètres romanciers, je ne fais que vérifier mes observations sur ce qui oppose ou distingue l’explication et l’implication. Les écrivains français de cette époque s’impliquent très peu, tandis que «mes» Anglo-saxons ne font que cela. Je deviens plus écrivain à lire William Trevor ou Philip Roth, surtout je deviens plus humain, parce que ces écrivains m’apportent de nouveaux détails qui relèvent à la fois de la réalité et de leur médiation. Je ne sais pas un grand médium dans la littérature française contemporaine, tandis que Philip Roth et William Trevor, ou Joseph O’Connor, John McGahern en sont à l’évidence.

    Expression du moment: «Il faut que vous affirmiez votre position citoyenne».

    Il fait ces jours des soirs aux dégradés de couleurs si doux qu’on dirait parfois du Poussin, oui il me semble que c’est ce type de douceur. Devant ce paysage je suis le plus souvent enclin à penser que la vie a un sens et que nous ne sommes pas ici par hasard, que nous avons une mission personnelle et particulière et que cela compte ou sera compté d’une manière ou de l’autre. Je sais bien qu’il me suffit d’ouvrir un journal ou de prêter l’oreille à la rumeur chaotique du monde pour que tout ce sens prêté à la vie et à notre existence soit remis en question et paraisse une trop belle illusion. Rien que de penser à la mort d’un enfant ou aux Dayaks coupeurs de têtes dont je lisais tout à l’heure le récit des massacres de ces derniers jours, et nos tranquilles convictions se trouvent réduites à néant. Je sais tout cela, et qu’il me reste la sagesse stoïque au lieu du désabusement, du désespoir ou de la tristesse. Et pourtant la tentation du sens ne m’a pas lâché, et moins encore le besoin de donner du sens. Et si le seul sens était, précisément, de donner du sens. Je ne sais pas, et ce si beau soir moins que jamais...
    (A La Désirade, en juin).

    Trouvé ceci dans une nouvelle de William Trevor: «Pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret ? - Parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».

    Je ne sais trop ce que j’aime particulièrement dans les nouvelles de William Trevor, mais je crois que c’est simplement la vie, c’est à dire la vérité singulière de la vie incarnée par tel être ou mise en évidence par telle situation, la vie médiocre et chère à la fois, non pas tant ce qu’on voudrait mais ce qui est et qui vaut aussi par référence à ce qu’on aurait voulu, ce qui est à la fois triste et qui fait sourire, ce qui nous fait dire communément que «c’est la vie»... Il y a de la mélancolie et du rire dans ce regard. Il y a de l’attention et de l’indulgence, mais également une certaine cruauté proportionnée à celle de la vie, une fois encore, et que pondère l’humour et la tendresse de l’écrivain. Trevor ne dore jamais la pilule, mais il ne noircit pas non plus. Il sourit à la vie même noire et nous en fait sourire.

    Ce qui m’intéresse essentiellement, chez William Trevor, ce sont les détails.

    En lisant Le Livre d’images d’Alberto Manguel, je me dis que c’est très bien, vraiment intéressant et d’une érudition vécue, puis je lis une page du Songe d’un homme ridicule, et c’est alors pour être saisi à la gorge. D’un bel essai cultivé, l’on passe au feu de dieu de la littérature. De l’explication plate à l’implication.

    Je dois lutter moi aussi contre le sentiment de l’homme ridicule que tout est égal. Une vraie diablerie là-dedans. L’histoire même de Monsieur Tout-le-monde. Il écoute les gens parler et se rend compte que pour certains tout est égal. Pour ma part je suis parfois tenté, mais je lutte contre cela. En regardant ma fille cadette je constate son souci et cela me fortifie. Même souci chez ma fille aînée et chez ma bonne amie. Ces bonnes volontés contre la résignation ou la désespérance.

    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ?

    Cette phrase essentielle dans Le songe d’un homme ridicule: «Je concevais clairement que la vie et le monde semblaient maintenant dépendre de moi.» Ou cela encore: «Sur notre terre, nous ne pouvons véritablement aimer que par la souffrance et seulement à travers cette souffrance.»

    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule, et que je sens profondément en moi, est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je... que je les ai tous débauchés !»

    «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

    Je considère vraiment très peu d’écrivains aujourd’hui comme des gens sérieux, qui aillent vraiment au fond des choses. Dès que je lis Dostoïevski, tout le reste me paraît fade. Pareil avec Faulkner, mais Dostoïevski passe avant Faulkner, parce qu’il préfigure le démon de notre temps.

    Tchékhov est un maître de l’émotion, mais il me paraît trop fin et trop sensible, trop intelligent et pas assez tout par rapport à Dostoïevski, qui est vraiment tout. Tolstoï est tout d’une façon souveraine, tandis que Dostoïvski est tout à genoux, se traînant dans la ruelle comme le dernier des derniers alors qu’il est le premier des premiers.

    Le type qui ne se laisse démonter par rien. Qui est tout à fait sûr de son bon droit. Qui pense par exemple que rêver est une chose importante, enfin ce qu’il appelle rêver: en réalité observer la nature. Qui aime chanter avec sa soeur. Qui n’est pas du tout un spécialiste mais un amateur, un amateur de chansons et un amateur de couleurs, un amateur d’objets et de travaux bien faits (pour cela que je dédie la nouvelle à mon père), un amateur de poésie qui s’ignore. (Sur Le maître des couleurs, recueil de nouvelles en chantier)

    Je ressens une angoisse physique dès mon réveil, que les médicaments calment un peu. Mais il y a autre chose: il y a une force délétère, sûrement liée à l’alcool, mais qui traduit physiquement une autre tendance morbide en moi, qu’il me faut combattre à tout instant. Or il m’a suffi, ce matin, de lire une page d’Annie Dillard pour en venir à bout.
    (A La Désirade, en juillet)

    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

    Lu ce matin une douzaine de pages du Kafka de Pietro Citati. Il y a chez celui-ci une mélodie continue, très rare chez les essayistes, et que je retrouve chez Annie Dillard. Il est poète en parlant de Proust, de Felice ou de Katherine Mansfield, bien mieux que tant de poètes et plus que maints romanciers.

    Songe à la notion de reprise dont il est question chez Anne Dillard et qui est également un moment important de ma propre démarche. Reprendre et pousser plus loin.

    Plus je le lis et le relis, plus je me rends compte quel maître du direct est Bukowski. Droit aux tripes et au coeur avec les mots les plus usuels.

    Mon idée, avec Le Maître des couleurs, est de faire le portrait d’un homme bon. Avec Le Violoniste du treizième, c’est d’une femme de qualité que je voudrais parler. Avec L’Indien, c’est d’un ange adolescent que je parle. Avec L’enfant du Nil, c’est de la jeunesse éternelle, et avec A la vie à la mort, c’est du profond aujourd’hui. Voilà ce que devrait être, pour l’essentiel, ce livre que je voudrais pur de tout effet.

    Le protagoniste du Maître des couleurs est un personnage que je pourrais situer entre mon père et moi. C’est à la fois un régulier et un extravagant, un sage et un fol, un type d’hier et un type de demain...

    Je me sens tout à coup plus sûr de moi, comme si quelque chose s’était déclenché hier, en écrivant deux nouvelles nouvelles. Tout à coup j’ai commencé à raconter dans la masse et, comme jamais je crois, je me suis mis à écrire très sûrement et très vite, avec bonheur et jouissance. A croire que je viens, à ma façon de casser le morceau, ou disons une nouvelle gangue d’écorce. Tout à coup je me suis mis à écrire avec la fluidité et l’intensité, la précision et la justesse que j’envie tellement à Bukowski et qui va me permettre de donner enfin ma mesure.

    J’ai structuré, cet après-midi, le recueil de nouvelles que j’intitulerai probablement Le maître des couleurs, et dont j’aimerais donner le tapuscrit à Bernard Campiche vers le 30 août. Sur l’ensemble des histoires en projet, j’en ai retenues 11, alternant les longues et les plus brèves: une longue, une brève, etc. Les longues comptent environ 20 pages dactylographiées, les brèves la moitié. L’ensemble représente donc à peu près 170 pages tapuscrites, soit 340.000 signes, soit environ 250 pages imprimées.

    Vu ce soir un reportage assez écoeurant de la BBC, consacré au réseau pédophile Wonderland, qui a été traqué sur Internet et momentanément démantelé. J’y vois une image symbolique de la régression contemporaine et du vice spécialisé. Ma bonne amie me dit que ce genre de perversions a toujours existé, mais je n’en suis pas aussi sûr. En tout cas, je ne crois pas qu’on ait pratiqué, en réseau, des sévices à caractère sexuel sur des bambins de moins de cinq ans et même des nourrissons. Il y a sûrement eu des ogres ici et là, mais ce qui frappe ici est que ces abominations se commettent par Monsieur Tout-le-monde.

    Le terme de conséquence désigne, je crois, l’un de mes thèmes majeurs.

    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misère des courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré. Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression bien plus que des vices raffinés.

    Malgré la multiplication de mes personnages, tout me devient comme un seul grand monologue dans
    Le Maître des couleurs.

    Repris hier Loin d’eux de Laurent Mauvignier, dont on a dit grand bien et qui a obtenu le Prix des libraires. Or je ne pourrai lire ça jusqu’au bout, même si le ton en est assez attachant. Mais les personnages, le contenu de ce livre me semblent très convenus, vus et revus. Un garçon un peu glandeur (vague à l’âme) est parti de chez les siens pour Paris, où il se suicide. On ne sait trop pourquoi, les voix alternent pour se le demander, c’est un peu confus et parfois mal rythmé, on ne comprend finalement pas trop l’enjeu de tout ça, et disons que c’est l’écriture qui devrait sauver la mise, qu’on a dite en phase avec la parole des gens sans écriture justement. Pour ma part, je sens cependant l’artifice à plein nez, et ne trouve pas que cette écriture soit vraie. Bref, c’est à mes yeux une fausse révélation comme il y en a eu tant et plus à travers les années.

    La lecture du Journal de Katherine Mansfield me fait un bien étrange, un peu comme la lecture de Rozanov, mais je ne sais plus où j’ai laissé Feuilles tombées et il y a chez Mansfield une dimension affective et artiste qui m’est plus proche que la psychologie parfois si tordue de Rozanov.

    Très impressionné par la fermeté intérieure qui se perçoit dans les petits récits (Le vent souffle) de Katherine Mansfield. «Il faut avoir un écran de fer devant le coeur», disait-elle, comme le rapporte Pitro Citati qui évoque la formidable haine dont était capable cette fée clochette...

    Tout est recentré dans l’équilibre. Ce que j’ai toujours dit par rapport à la voie médiane, bonnement la seule de celui qui parcourt les arêtes.

    En resongeant à mes dérives alcooliques, je me dis que peut-être j’ai besoin de cela comme Baudelaire avait besoin de la boue et du ruisseau. Je m’en détache progressivement et pourtant je constate, quoi qu’il se passe (et il ne se passe quasi rien) que je reste toujours tout sourire. C’est d’ailleurs ce que j’essaie d’exprimer avec Le maître des couleurs et
    Le violon du treizième.

    Au Buffet de la Gare, j’entends parler ce que je crois des psychologues d’entreprises. Ils parlent d’affects et de ressources. A un moment donné, j’ai le sentiment d’assister à une scène de séduction, de la part du plus ferré, qui flatte l’autre et lui explique combien il attend de lui. Tout ce que dissimule ce langage pseudo-technique.

    En reprenant la lecture de Lolita, je souris comme le loup dans le buisson qui voit trembloter la chevrette.

    Me trouve à l’instant au Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de son air un peu pute) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»... (Paris, ce 11 septembre)


    Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve aseptisée par les médias, à commencer par les Américains. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés graves ou de cadavres.
    Ce soir à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, dont procède immédiatement la réalité des inimaginables attentats de mardi dernier.

    medium_Chessex3.jpgUne page entière, dans Le Temps de ce week-end, est consacrée aux gens qui se font des ennemis dans le milieu littéraire. Je comprends maintenant pourquoi certaine consoeur a tenté de me joindre mercredi passé. Il y est en effet longuement question de la polémique qui m’a opposé à Maître Jacques, lequel s’étale de long en large sur les raisons qui lui valent, selon lui, des ennemis. Sa façon de plastronner, et de poser même au saint, me paraît du plus éminent ridicule, et je suis ravi de n’avoir pas été atteignable l’autre jour. Par ailleurs, la journaliste responsable de la page a bien choisi la citation de L’Ambassade du papillon où je rive son clou à Chessex, notant que le prétendu renard a une grave marque de collier au cou. Tout cela m’indiffère complètement cependant: ma bonne amie m’en a fait la lecture fragmentaire, mais je n’ai même pas regardé la page...


    Commencé la journée en lisant des pages des Caractères de la Bruyère, puis abordé les écrits de jeunesse de Flaubert. Le besoin de français qui me reprend, et de nouvelles expériences dans notre langue. Très peu de choses intéressantes aujourd’hui de ce point de vue-là. A peu près personne qui m’intéresse vraiment à cet égard.

    Le type, communiste dans les années 70 (même stalinien à ce qu’on m’a dit), actuellement rédacteur en chef d’un de nos grands quotidiens, et qui s’inquiète gravement, au petit écran, de ce que la majorité des journalistes actuels, en Suisse, soient de gauche, ne reflétant donc pas forcément l’opinion de la population. Mais quelle délicatesse... Or, ce qu’il faudrait préciser, pour le rassurer, c’est que la plupart de nos confrères ne sont pas de gauche, mais simplement bien pensants.

    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique...

    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

    Tout regarder sans discontinuer. Le poète-marcheur derrière le gommier, les lesbiennes soleuroises ou le jeune homme au regard de Fayoum.

    La littérature selon Robbe-Grillet me semble essentiellement un jeu basé sur de possibles combinatoires de formes, et toujours à côté de ce qui me paraît l’essentiel, à savoir l’émotion et le sens.

    Les jeunes gens d’affaires, dans le TGV, qui parlent entre eux sans quitter des yeux les colonnages de chiffres et de formules qu’ils font défiler sur leurs écrans respectifs. En seraient presque à communiquer par mails d’un bout de compartiment à l’autre...

    Grand beau sur Paris ce matin. La rencontre et l’entretien avec Jean-Claude Guillebaud, dans son bureau du Seuil, se sont passés au mieux, de même que l’heure et demie en compagnie du sémillant Jean d’Ormesson, à la fois flatteur et intéressant. Ce qui m’a le plus amusé, c’est de l’observer avant notre rencontre, à un carrefour de la rue Marceau où au feu, rouge, un conducteur handicapé bloquait toute une file. Or le plus excité était le petit homme en costard bleu dans sa Mercedes sport, que j’ai retrouvé quelques instants plus tard chez Laffont. A cela je ne m’attendais pas: que ce grand séducteur fût un si petit homme, disons 1,65m.
    (Paris, en octobre)

    Nouvelle possible: de ces rencontres à la manière de certaine short story de Kureishi, les corps la nuit et sans visages. Le sexe tout à fait à fleur de peau et même pas forcément de sexe. Peut-être juste un rituel simulacre. Me rappelle ce qu’en disait Jouhandeau, comme un hommage du corps au corps.

    Baiser les yeux ouverts sur l’admirable peau. Faire jouir est meilleur que jouir (sentiment de Pascal Ferret dans Le viol de l'ange
    )

    Aragon: «Au fur et à mesure que je perdais ma sauvagerie, le miracle s’étendait sur ma vie comme le pétrole sur l’eau».

    Rêvé, la nuit dernière, que je baisais une chèvre. Mon côté pâtre grec...

    C’est aujourd’hui que, jour pour jour, il y a un an, Bernard m’a annoncé que la petite était perdue. Il me l’a rappelé ce matin, en me racontant plus en détails par quels affres il a passé, m’avouant pour la première fois que, sans Line et François, il aurait sans doute mis fin à ses jours.
    (Lausanne, 8 novembre)

    Il n’y a rien de grand dans la littérature française contemporaine. Rien du tout de grand, si l’on se rappelle Proust, Claudel ou Bernanos, Céline ou Aragon.

    La traversée de Paris en métro, qui me rappelle mes premières observations de 1974, est toujours une épreuve salutaire en cela qu’elle relativise terriblement tout ce que nous pouvons nous représenter à propos de notre situation dans la monde. Nous sommes à peu près rien à la mesure de la foule, et chacun de nous est cependant quelqu’un et, comme l’écrivait Charles-Albert, «il suffit qu’il y ait quelqu’un ».

    medium_Gerber_kuffer_v1_.jpgAlain Gerber me dit qu’il n’a pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, «une pendule» qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge... Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie.

    Nous avons aussi parlé, avec Alain Gerber, des écrits de Paul Morand, qu’il a découvert récemment après l’avoir longtemps considéré comme infréquentable. Me dit qu’il serait content d’avoir écrit Venises ou New York, et ce n’est pas moi qui vais le contredire.

    Nous en parlions d’ailleurs ce matin avec Jacques Lassalle: il y a eu un miracle avec la littérature française, qui court à travers les siècle, éclate au XIXe et se déploie jusqu’à Proust et Céline, Claudel et Aragon, après quoi la vague retombe. Il me semble évident qu’une grande époque s’achève avec Julien Gracq et, un étage en dessous, François Nourissier et Jean Dutourd, Michel Déon et Jean d’Ormesson. Mais quelque chose est reparti avec le Nouveau Roman et s’affirme à travers Le Clézio ou Butor, plus récemment avec Michel Houellebecq et Maurice G. Dantec, quoique par les thèmes plus que par l’écriture.


    Très touché par le roman, sur son triple deuil, de Janine Massard, dont il émane une étonnante force morale et un humour pour le moins inattendu. Sacrée bonne femme!


    Deuxième visite à notre taulard, à la table voisine de celle d’un grand Noir radieux condamné pour génocide au Rwanda, qu’enlace longuement sa jeune femme et autour duquel dansent de très jeunes enfants. Mon regard croise parfois le sien, mais je ne sais ni ce que je ressens ni ce que je pense. A vrai dire je n’ai pas du tout l’impression d’être en face d’un assassin, et j’ai même quelque doute à ce sujet. Flop me dit que le type est très aimé de tous. Lui-même semble aussi bien accepté par la communauté des détenus, après un différend qui l’a opposé à un pédophile collant, et menacé par les autres, qu’il est parvenu à faire changer de bâtiment pour son propre bien.
    (Prison de Bellechasse, en novembre)

    medium_Guibert_kuffer_v2_.jpgLes Carnets d’Hervé Guibert ressemblent tout à fait à ce bel écrivain, le type du chéri de tout le monde que marque cependant une espèce de sceau, disons le sceau du don, du talent et d’une certaine grâce intérieure - d’une évidente pureté. Quelque chose là-dedans qui me rappelle aussi Le poids du monde de Peter Handke.

    Les auteurs vivants qui m’importent réellement ne sont pas très nombreux. Quels sont-ils ? Disons qu’un J.M. Coetzee ou qu’un V.S. Naipaul, un Philip Roth ou un Ismaïl Kadaré, m’importent à coup sûr, qui sont pourtant bien loin de ma langue. Dans ma langue, aujourd’hui, je crois bien qu’à part un Quignard ou un Modiano, un Le Clézio ou un Butor, un Maurice Chappaz plus près de nous, ou un Philipe Jaccottet, personne ne m’importe beaucoup. Une page de Cingria, de Léautaud, de Morand ou d’Aragon, et je sais à quoi m’en tenir.

    Le titre du dernier film de Kubrick, Eyes wide shut, me rappelle une préoccupation lancinante de ma jeunesse, liée à mon refus d’obtempérer. Toujours j’ai pensée que trop de gens vivaient ainsi eyes wide shut, les yeux largement fermés, avec une capacité prodigieuse de s’aveugler.

    La mesure de Léautaud est assurément nécessaire, et non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant gégorien, ainsi de suite...

    Le voyage d’automne de François Dufay relate très précisément le périple qui a conduit un groupe d’écrivains français (dont Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau et Ramon Fernandez), en 1941, sous la conduite d’un jeune Sonderführer dont Jouhandeau était toqué, à travers l’Allemagne hitlérienne, de Cologne à Weimar où ils étaient censés participer à un congrès d’écrivains européens. Dieu sait que je n’aime guère les procès à retardement, mais les faits sont tellement incroyables, en l’occurrence, qu’ils méritaient en effet d’être rappelés au lecteur. L’ouvrage fait la part du génie littéraire et de la vanité des gens de lettres. Or, ce sont les plus talentueux, en l’occurrence, Chardonne et Jouhandeau, qui méritent ici les plus grands blâmes. La capacité de Jouhandeau à tout magnifier atteint ici des sommets, qui touchent à la fois au sublime et au sordide. Icônes de chiottes.

    Remarqué hier, dans une vitrine (et ensuite vérifié au miroir) que le lard accumulé ces derniers temps (six kilos de trop) me fait ressembler à mon frère, ce qui m’incline à la fois à chagrin et tendresse. Mon frère que j’ai si mal rencontré, avec lequel je n’ai jamais vraiment parlé et qui s’en est allé bouche cousue, sans se confier à quiconque, même pas à son fils - surtout pas à son fils.

    De plus en plus conscient, et à tout moment, du côté néant de toutes nos petites entreprises. Mais là, précisément, dans la tension de cette conscience, que faire devient réellement intéressant et je dirai presque: facile. En tout cas sensé et motivant. Et cela compte à cette époque de démission et de consentement massif. Retrouver le sens de sa vie, ou plus exactement: retrouver le sens de LA vie en redonnant un sens à SA vie.

    medium_Jouhandeau2.jpgMarcel Jouhandeau à 89 ans, chez Jacques Chancel, il y a quelques années de ça. Murmure suave et péremptoire à la fois, qui nous affirme tranquillement que des écrivains tels Voltaire ou Rousseau ne s’élèvent pas à la hauteur de Racine, La Fontaine ou Pascal. Et comment ne pas être d’accord. Mais alors ? Que penser de la littérature du XXe siècle si celle du XVIIIe est ainsi mise au rebut ?

    Me replongeant dans L’Inassouvissement de mon cher Witkiewicz, je vois mieux, à présent, ce qu’il y a là-dedans de toujours intéressant pour nous, aujourd’hui, et ce qui me rebute au contraire. Je ressens toujours la folle acuité de tout ça, et j’en aime le mélange de vivacité et de beauté très étrange, de puissance créatrice et de révolte, tout en laissant à l’auteur ce qui n’est bon que pour lui. Dans cette optique, j’aime à me rappeler, en lisant Witkiewicz, que Cingria me touche tout autant, qu’on peut situer à son extrême opposé, et que nul des deux ne me fait douter de l’autre. Le chant du monde à l'opposé du poids du monde.

  • Musiques de Pascal Quignard

    Quignard5.jpg

    Pascal Quignard est sûrement l’un des plus grands «musiciens» contemporains de la langue française, dont l’oeuvre polyphonique se déploie dans tous les registres de la sensibilité et de l’intelligence, de l’érudition et de la sensualité verbale. Pas moins de cinquante livres constituent cette oeuvre majeure, récompensée en 2002 par le Prix Goncourt aux Ombres errantes, premier tome de l’ensemble de proses digressives intitulé  Le Dernier royaume, riche de six titres et marquant une sorte d’archipel central.

    Parlant de lui-même (dans Le Dictionnaire de Jérôme Garcin) , l’écrivain notait un jour: «Il aime les papillons qui ne voudraient pas redevenir chenille. Il croit à la métamorphose ou plutôt à la transmigration des formes. Il met plus haut que tout l’image qu’employait Jean Buridan au début du XIVe siècle, selon laquelle les récits des hommes sont les gouttes de vin tombées sur une nappe sèche qui restent en boule et reflètent la salle, les fruits, les ustensiles de cuisine qui y sont déposés et l’invraisemblable beauté des mains, des  seins et des visages des femmes qui sont sur le point de débarrasser la table et qui se penchent sur elle».

    Oscillant entre le roman déployé en amples rêveries (Le salon du Wurtemberg,Les escaliers de Chambord ou Tous les matins du monde), l’érudition «antique», avec les huit tomes de ses fameux Petits traités,  les essais monographiques (sur le poète Maurice Scève ou le peintre du silence Georges de La Tour), les études aux sources du langage ou de l’érotisme (La nuit sexuelle), l’oeuvre de Pascal Quignard, si diverse en apparence, est tenue ensemble par une langue d’une vive clarté et ce qu’on pourrait dire plus précisément sa «lumière dans les mots». Or cette «lumière» est à la fois une «musique».

    Les Solidarités mystérieuses, roman comme monté des profondeurs de la vie à travers la mémoire d’une femme, relayée par diverses autres voix, est ainsi une pure merveille de musicalité sensible. Cette plongée dans le temps, qui interroge nos liens avec nos proches parfois si lointains, mais aussi nos attaches avec la Nature, fait écho  à un autre mémorable roman récent, intitulé Villa Amalia et marqué par un autre portrait de femme.

    Or ce nouveau roman à la fois dur et tendre, comme la vie et les gens, tragique et doux, fait apparaître d’abord une femme affirmée, nette et forte en apparence, claire comme son prénom dont elle fête la patronne, sainte Claire, le 11 août, avec son frère homosexuel Paul, qui fête avec elle la saint Paul le 29 juin.

    Fragile et solide à la fois, le lien qui unit Claire et Paul, est une des ces «solidarités mystérieuses». L’ouverture du roman, avec le retour de Claire dans la Bretagne de son enfance, où elle retrouve sa vieille maîtresse de piano et la nature peuplée de petits animaux chers à sa mémoire, est d’une exceptionnelle qualité de présence, picturale et musicale à la fois. Puis tout se passe comme si Claire se fondait dans ce tableau, et c’est alors que les voix des autres (son frère Paul, Simon l’ami perdu, sa fille Juliette) relaient pour ainsi dire celle de Claire pour compléter son portrait et moduler le roman dans le temps retrouvé des mots  - ce temps de tous dont nous n’habitons que quelques instants et que reflètent les gouttes de vin sur la table du monde...

    Pascal Quignard. Les solidarités mystérieuses. Gallimard, 251p.

  • Ce qu'étaient nos étés

    Unknown-7.jpeg
     
    Les soirées d’été s’allongeaient,
    nous nous couchions plus tard,
    nos corps étaient abandonnés ;
    la mer, en vieux seigneur
    rêvait de nous envelopper
    de ses vagues langueurs…
     
    Tu marcherais au bout du sable,
    ce serait ton désert :
    tu tracerais ta propre piste,
    tu aurais seize ans maintenant,
    tu lèverais le tendre voile
    de tes timidités –
    tu te ferais artiste…
     
    Les étés restent déposés
    en nous comme de l’or ;
    il peut se faire qu’on nous dérobe
    notre sang passager,
    mais les étés en nous demeurent,
    à nous bronzer le cœur,
    semblant d’éternité…
     
    Peinture: Cézanne.

  • Aux Fruits d'or

     

    Barbare.JPGJ’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa librairie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’avait appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le Maître n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les cafards ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.  

     

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

     

     

  • Poussière d'étoiles

    JLKASTRAL.jpg
     
    (Pour Anne Marie, dite la Professorella,
    ce soir de la Saint Sébastien, au téléphone)
     
    Au reflux des larmes tu restes
    un peu comme hébété,
    comme sonné par le vacarme
    du silence esseulé ;
    oui ce seront comme des cris
    te déchirant à vif
    comme des lames de canif
    au fond du ciel indifférent…
    Malgré l’Absence une illusion
    te dit que tout parle encore
    qu’en toi tout reprend corps,
    et de tout un concert de voix,
    la sienne comme aucune
    semble écouter en toi la tienne -
    mais tu sais qu’il n’y a personne…
    À cela près qu’on ne sait pas :
    si jamais on saura :
    ce qui était, ce qui es,
    ce qui sera sous la Grand’ Voile :
    poussière d’étoiles que tout cela -
    téléphone-moi de là bas…
    Image: Philip Seelen, portrait astral de JLK.

  • Gracias a la vida

    images-3.jpeg
    (À nos sœurs d’ici-bas)
     
    J’ai peu de lettres de sa main,
    comme si tout écrit
    qui ne fût pas texte sacré
    lui eût paru peu digne
    de simplement nous raconter,
    ainsi se parait-elle
    en costume et queue d’hirondelle
    pour se poser au clavecin
    à jouer du Chopin…
     
    Le carnage entre gens qui s’aiment
    ne sera pas de mise
    après l’ouverture des valises
    à l’arrivée là-bas
    devant la mer ouvrant ses bras
    sous la lune de miel;
    il n’y aura pas de fiel
    dans le premier ciel des auras,
    et plus haut le septième
    de son œil de lune à la feuille,
    clignera son conseil…
     
    C’est dans le Psaume et loin de Job,
    bien accrochés au mât
    des misaines ourdies
    par le Grand Océan qui bat,
    que nous écrirons la story
    de notre humble détour,
    et nous clignons aussi,
    dans l’herbe noire où tout scintille,
    payant ainsi à l’œil
    cette maudite vie qu’on aime…
     
     
    Y en el alto cielo su fondo estrellado
    Y en las multitudes la hombre que yo amo
    (Violeta Parra, 1966)

  • Sebastiano


    Sebastiane3.jpgLe pauvre garçon doit terriblement souffrir, mais j’ai ce qu’il faut pour le soulager quand les soldats nous laisseront seuls.
    Pour l’instant le supplice continue.
    Chaque flèche qui le pénètre me pénètre. Ils ne visent que la chair pleine, en évitant les os et les organes vitaux, de sorte que cela pourrait se prolonger des heures, mais je sais que ce sont eux qui flancheront les premiers et que pendant leur sieste je pourrai m’approcher de lui.
    Je me demande parfois si Dieu s’ombrage de la douceur de mes caresses. Je ne sais exactement qui a ordonné le supplice, et je me soumets à la volonté supérieure comme Sebastiano lui-même s’y soumet, mais comment Dieu ressent-Il la chose à ce moment-là ?
    La réponse que je donne pour ma part est une caresse plus douce encore, qui fait soupirer le jeune homme et lui tire ses dernières larmes, juste avant la conclusion.
    Sebastiane2.jpgPersonne ne me voit lui planter le couteau de cuisine au coeur. Personne ne l’a entendu me supplier de lui donner le coup de grâce. Sa queue se libère enfin du pagne quand ma lame s’enfonce en lui, mais le bleu de ma robe de pucelle se confond à celui du ciel et personne n’y verra la tache
    .

  • Café littéraire

    medium_Czapski3_kuffer_v1_.JPG

     

     J'aime bien le flipper des Verdurin, et c’est pour ça que j’y reviens tous les jours, malgré l’évolution de l’établissement dans un sens qui se discute.
    C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday, Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de chœurs teutons.
    Plus grave : Charlus donne à lire à tous les serveurs garçons, et là ça râle à la terrasse et dans les recoins. Tu commandes vite fait une noisette ou un diabolo menthe, mais Alban te fait signe qu’il a juste pas fini son chapitre des Jeunes filles de Montherlant, ou c’est Robert qui annote Miracle de la rose de Genet sur un coin du zinc. Les serveuses, au moins ça, ne sont pas encore contaminées : la miss Vinteuil n’est pas du genre à lire autre chose que des mangas, et le travelo qui joue du pianola le soir, un Corse qui se fait appeler Albertine, est plutôt branché Clayderman que Johann Sebastian Bach, mais enfin tu vises la décadence...
    Aussi ce qui m’énerve c’est le Menu. Avant tu te faisais un steack frites pas compliqué, et ça s’appelait idem, tandis que maintenant Marcel, le cuistot, exige que Verdurin inscrive à l’anglaise sur les ardoises, pour chaque plat, un Nom, genre Fille de la Vivonne pour une truite au bleu ou L’Âme de Cambremer pour l’ancienne assiette normande, mais où ça va-t-y donc s’arrêter ?
    C’est ça que je me demande en me faisant une partie gratos de plus, moi qui suis de la vieille école: pas vraiment le gars à s’enferrer dans ces embrouilles de Recherche à la mords-moi…

    Joseph Czapski, Le joueur de flipper. Acryl  sur toile, 1981.

  • Les enfants de l'été

    7138713e4cbb00f428662eb60843e73f.jpg 

    5.

    Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté.

    Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU.

    Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet.

    Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer.

    Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu.

    De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin  du jeu.

    Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en  bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison.

    L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon.

    On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, vidé, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul sans qu’il l’eût voulu, et la bande alors, quoique la facétie de Pilou soit éculée comme une vieille savate, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent  commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là -  Carlos qui se sent homme déjà et n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois.

    Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, comme ça, hors du temps et des lois…

    Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris pourtant bel et bien…

     

    Image: une scène de Jeux interdits, de René Clément.

  • Au Café des années bohème

     ba64939da08776be4cc1e5823abf4f46.jpg

     En lisant  Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano, qui nous plonge dans une rêverie existentielle dont Paris est le décor magique.

    On croit avoir saisi l’essence des romans de Patrick Modiano en évoquant les airs de la nostalgie qui s’en dégagent, avec une atmosphère très particulière, à la fois nette et vaguement mélancolique, propice à la rêverie comme le sont certains lieux écartés qui « diffusent », et qu’on retrouve avec des variations depuis La place de l’étoile, premier ouvrage remontant à 1968, dans Villa triste et Rue des boutiques obscures, notamment, et dans une vingtaine d’autres livres de la même eau claire-obscure, quelque part entre les ciels mouillés de Simenon et le pavé sec (comme le scotch) de Sagan, avec quelque chose de proustien dans le choix des noms et la musique des titres.

    Dans le café de la jeunesse perdue en est un nouvel exemple, dont l’exergue parodiant les premiers vers de la Divine comédie de Dante est emprunté à Guy Debord : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue ».

    Ladite mélancolie s’incarne ici dès l’apparition au Condé, café situé dans le quartier de l’Odéon, fermant tard et réunissant la clientèle « la plus étrange », d’une femme semblant « fuir quelque chose » et pénétrant toujours dans l’établissement par sa porte la plus étroite dite « la porte de l’ombre ». Le premier portrait de cette créature encore jeune, se tenant d’abord à l’écart puis se mêlant à la table la plus animée pour s’y taire ou lire Horizons perdus, bientôt surnommée Louki par la compagnie, se trouve esquissé par un étudiant de l’Ecole supérieure des Mines plus ou moins impatient de s’entendre recommander de s’en carapater sous peine d’assommante carrière, témoin réservé, voire timide, du petit théâtre bohème où se croisent des traîne-patins et des écrivains, tel le dramaturge Adamov au « regard de chien tragique », ce Bowing dit Le Capitaine qui tient un livre d’or de tous les déplacements de la clientèle, ou ce soi-disant « éditeur d’art » qui va le relayer dans l’office de la narration avec la précision maniaque d’un détective, ce qui lui va comme un gant puisque détective il est en effet, enquêtant sur la disparition d’une certaine Jacqueline Delanque, épouse d’un certain Choureau, enfuie de ce bref malentendu conjugal pour devenir Louki…

    Comme le plus souvent chez Modiano, le semblant d’enquête policière en cache une autre, plus essentielle ou exactement : plus existentielle. Loin de s’en tenir à tel cliché de la nostalgie des sixties, style jeunesse « existentialiste » finissante, le roman nous entraîne ainsi, de la rive gauche « artiste », en d’autres lieux de solitude et de dèche moins décorative d’où viennent aussi bien Jacqueline, sa mère et sa camarade Jeannette Gaul dite Tête de mort et se roulant volontiers dans la « neige »…

    N’en disons pas plus, car il faut laisser le lecteur « écouter » Modiano, entre Schubert et Tchékhov, avant la noire conclusion de ce livre doux et dur, fluide et poreux, dans lequel on entre par une porte sombre et qui nous laisse au seuil d’un « ailleurs » éperdu…

    Patrick Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Gallimard, 148p.  

     

     

  • De géniales «Incandescentes», fées et sourcières

    BPLT_JLK_incandescentes.jpg

    Le Rêveur solidaire (33)

     

    Au sommet de la pensée poétique, Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo revivent ainsi par la grâce d’un admirable triptyque d’Elisabeth Bart.

    Comme il y a des danseurs et des danseuses, il sera question, dans cette chronique du 14 juin, de penseuses autant que de penseurs, et de mutuelle reconnaissance, d’expériences parfois proches et de visées communes, de passions terrestres et d’aspirations dépassant les fantasmes de puissance et de domination - et ces trois danseuses de la pensée ont un nom et de profondes affinités conjuguant les mouvements du corps et de l’esprit, du cœur et de l’âme. Voici donc Simone Weil (1909-1943), Maria Zambrano (1904-1991) et Cristina Campo (1923-1977).

    283.85066203603_450_336.jpg

    J’ai commencé de lire Les incandescentes à la veille de mes septante-deux ans, venu au monde un 14 juin par le train de 8h 47 (titre d’un vaudeville de Georges Courteline, ainsi que l’accoucheur l’apprit à ma chère petite mère qui ne fit pas la grève ce jour-là), je connaissais déjà les noms de Simone Weil la Française et de Maria Zambrano l’Andalouse, et j’avais été touché plus récemment par l’incomparable beauté des livres traduits de Cristina Campo l’Italienne, mais voici qu’une dame d’à peu près mon âge, donc une jeune fille de certaine expérience, lumineuse d’intelligente pénétration et d’écriture, au nom d'Elisabeth Bart, m’a embarqué dans une nouvelle traversée vers quels mondes et merveilles dans ce triple sillage des «incandescentes». Je suis loin, pour le moment, d’avoir absorbé la substance extrêmement riche de ce livre, mais je ne laisserai pas passer le 14 juin sans le recommander vivement.

    Ce qui ne peut que s’écrire...

    Un autre «danseur» rompu aux exercices les plus exigeants de la pensée, en la personne de Ludwig Wittgenstein (1889-1951) , reste connu d’un peu tout le monde pour une sentence devenue «culte» dans les cafés philosophiques, voire même «bateau» dans la jactance la plus courante, jusque sur les réseaux sociaux, à savoir que «ce qui ne peut se dire il faut le taire».

    zambrano.jpg

    Bonne idée, n’est-ce pas ? que d’en appeler à l’humilité du silence dans un monde brassant les opinions dans le chaos de l’universel caquetage. Sur quoi Maria Zambrano propose une variante à valeur éventuelle de rebond : «Ce qui ne peut se dire, c’est ce qu’il faut écrire», que la lectrice et le lecteur entendront au sens d’une écriture à la fois exigeante et limpide, tout à fait à l’écart de la graphomanie actuelle.
    Wittgenstein achoppait aux limites extrêmes du langage et de l’intelligibilité, en logicien proche, par ses intuitions et autres illuminations, des poètes et des mystiques. Or Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo auront, chacune selon sa complexion et son expérience «sur le terrain» et dans les épreuves de la maladie ou de l’exil, vécu la même quête de l’indicible Vérité.

    Et le féminisme là dedans ? J’y viendrai , et pas seulement au motif que je partage le privilège d’être né un 14 juin, le même jour que le camarade Che Guevara, ce probable macho devenu l’icône du tout et n’importe quoi.

    5957496112_7d222731a7_b.jpg

    Or la quête commune de Ludwig, Simone, Maria et Cristina impliquait bel et bien une autre «révolution», mais qui était avant tout affaire de pensée dansée, de langage et donc de relation entre les personnes, et donc d’apprentissage et de filiation, et donc d’admiration et de reconnaissance, et donc donc d’amitié et d’amour - et d’abord d’attention et de silence autour d’un noyau «secret» qu’on dira l’absolu pour faire court. Cela pour le «fond de la question».

    Cependant une révolte incarnée contre le faux, contre l’injuste, contre la volonté de puissance portant la pensée occidentale à l’opposé de la mesure grecque jusqu’aux pics de l’hybris actuelle, un commun refus de ce qui «nous» a menés à Auschwitz et à Hiroshima fondent la quête de nos «incandescentes» et de leurs alliés présents ou passés, qu’il s’agisse de Gustave Thibon pour Simone Weil ou d’Ortega Y Gasset - premier maître de Maria Zambrano -, d’Elemire Zolla et des grands écrivains (Tchekhov, Borges ou John Donne) qu’elle a commentés ou traduits, pour Cristina Campo - et la « famille » s’étend dans l’espace et le temps, de Platon aux conteurs des Mille et une nuits, ou de Baudelaire à Jean de La Croix, etc.

    Blessures de chair et de guerres

    images.jpegLa force égale du verbe et d’une même pensée hors norme se retrouve chez les «incandescentes » à proportion de leur exigence et de ce qu’elles ont enduré dans leur chair (maladie et déracinement) ou leur âme (cœur et esprit) devant la terrible condition humaine.

    De même que Ludwig Wittgenstein, génie de la logique mondialement reconnu qui eût pu se claquemurer dans les murs de l’Université, a multiplié les engagements militaires ou civils, la fragile Simone Weil travailla en usine et pesta de ne pouvoir rejoindre les résistants français, puis rencontra Maria Zambano, l’anti-franquiste, au front de la guerre civile espagnole; sur quoi la philosophe espagnole vécut de longues années en exil, au cours desquelles elle se lia à Cristina Campo, luttant elle-même contre la maladie qui l’emporta prématurément - comme Simone Weil...

    Cristina_Campo.jpgTribulations physiques ou morales à l’avenant, avec des accès d’extrême conscience politique ou compassionnelle, notamment chez Simone Weil que la seule représentation d’une injustice accablait, au point que certains (un Claudel, notamment) en ricanèrent en invoquant une sorte de sainte folie. Et Cristina Campo de s’identifier aux «sans langue» qui souffrent sans pouvoir l’exprimer…

    Une écriture purifiée

    « Écrire, c’est le contraire de parler » affirmait Maria Zambrano. « Parler, c’est lâcher les mots, écrire, c’est les retenir ». Et l’auteur des Incandescentes de préciser : « Cette mystérieuse activité, écrire, dans sa plus haute acception, ne se confond pas entièrement avec un travail, quoiqu’en dise le lieu commun qui assimile l’écrivain à un artisan. Se rejoignant dans le même désir de vérité, Maria Zambrano, Simone Weil et Cristina Campo la conçoivent comme une expérience spirituelle qui exige une purification».

    S.Weil-47a86.jpg

    cristina-campo.pngCelle-ci aura été vécue dans le retrait, voire l’anonymat par Simone Weil et Cristina Campo restées inconnues de leur vivant. L’œuvre immense de la première est aujourd’hui largement reconnue, et celle de Maria Zambrano a été couronnée par le prestigieux prix Cervantès, mais demeure peu traduite en français alors qu’Elisabeth Bart situe sa réflexion au sommet de la pensée européenne. Quant aux livres, d’une étincelante beauté, de Cristina Campo, le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont jamais connu de grands tirages. Nul hasard en un temps où la production massive du livre vise essentiellement au divertissement et à l’évasion.

    D’Antigone à Baudelaire

    Guère plus que Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo ne sont des penseuses «à systèmes», pas plus d’ailleurs qu’aucune philosophe femme de ma connaissance. Aucune des trois non plus n’est une idéologue malgré leur enracinement respectif dans la tradition judéo-chrétienne.
    Avec une connaissance parfaite des trois œuvres, Elisabeth Bart en détaille les particularités à partir de thèmes peu «conceptuels» comme l’attention chez Simone Weil, l’exil chez Maria Zambrano et l’autre monde chez Cristina Campo. Une réflexion très développée sur la figure d’Antigone associe les trois « incandescentes » autant que la référence centrale à Baudelaire ; enfin, un fil d’or court à travers le triptyque qui relie également les trois œuvres sous l’égide des liturgies et de la poésie mystique, là encore à l’écart des idéologies.
    «Le critique est un écho, sans contredit», note Cristina Campo dans Les impardonnables, «mais n’est-il pas aussi la voix de la montagne, de la nature, à laquelle s’adresse la voix du poète ? Le critique ne se tient-il pas devant le poète comme le poète se tient devant les appels de son propre cœur ?»

    Ainsi Elisabeth Bart fait-elle écho à la fois aux trois « incandescentes » et aux multiples voix que celles-ci écoutent, du jeune Homère aux doigts de rose (Simone Weil) aux fous de Shakespeare (Maria Zambrano) ou aux sans-voix de la Salle 6 de Tchekhov (Cristina Campo), et chaque lectrice et lecteur de ce ce livre admirable devraient à leur tour lui faire écho.

    Des femmes contre l’amnésie

    Quel rapport entre ces «incandescentes» et la grève des femmes de 14 juin ? Bien plus profond qu’on ne croirait. D’abord parce que les trois penseuses s’inscrivent dans le temps long de la réflexion et de l’expression créatrice, symbolisé par exemple, chez Cristina Campo, par l’analogie qu’elle fait entre le conte populaire et l’art du tapis.

    Alors que l’esprit de revanche et de «table rase» anime certains mouvements féministes radicaux (Elisabeth Bart cite en passant les intempestives Femen), le recours à la tradition et aux filiations créatrices multiples peut aider les femmes à résister à la plus vaste entreprise de nivellement et d’indifférenciation que porte l’idéologie mortifère du Management, dûment brocardé par l'auteure en verve.

    Antimodernes dans leur refus de souscrire à l’idéologie du Progrès marquant l’aboutissement d’une philosophie dominée par la volonté de puissance, les Incandescentes ne sont en rien « réactionnaires » en cela, conclut Elisabeth Bart, qu’elles «ne veulent pas la restauration d’un pseudo-passé», alors qu’elles «ouvrent le chemin d’une renaissance : renaissance de la poésie, d’une pensée poétique, renaissance de la vie spirituelle sans laquelle il n’est pas de vraie vie».

    Elisabeth Bart. Les Incandescentes. Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 236p. 2019.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Miguel Bonnefoy enlumine la légende vécue des siens

    images-3.jpeg
     
    Fabuleuse reconnaissance en filiation, Le rêve du jaguar, dernier roman du jeune Franco-Vénézuélien déjà couvert de prix, est à la fois un grand roman familial à la Garcia Marquez (ou à la Cendrars) et un cadeau princier à la langue française, dont l’écriture chatoie de mille feux poétiques accordés à mille histoires d’amour. À lire illico presto !
    Un bonheur de lecture à peu près sans pareil de nos jours marque la découverte du dernier roman de Miguel Bonnefoy, intitulé Le Rêve du jaguar et gratifié l’automne passé de deux grands prix littéraires, lesquels s’ajoutent à ceux qui ont marqué la reconnaissance immédiate de ses ouvrages précédents. À ceux- là nul doute que vous reviendrez fissa si vous les avez loupés jusque-là, comme c’est le pendable cas du soussigné. On en veut plus, en attendant le probable chef-d’œuvre à venir, car ce gars-là, se dit-on en pariant sur l’avenir (comme lui d’ailleurs le reconnaît avec modestie dans ses interviouves) a l’étoffe d’un grand écrivain.
    Dès les premières pages, ainsi, de ce roman à la fois picaresque et poétique, son jaguar nous prend par la gueule et ne nous lâchera pas avant le dernier paragraphe de la saga nous ramenant au premier, sur le parvis d’une église dédiée à San Antonio où une mendiante muette au prénom de Teresa découvre un nouveau-né enveloppé dans un lange contenant, comme un premier message de repentance et de recours à un possible amour à venir, une petite rouleuse à cigarettes de métal argenté aux jolies gravures…
    Mais où nous emmène donc ce galopant galopiau avec son début de feuilleton à la Dickens ? Où l’auteur a-t-il déniché l’histoire de ce gosse mendiant à deux ans, apprenant tôt à se défendre et dont nous savons déjà qu’il aura plus tard en ces lieux une rue à son nom, d’abord mal aimé par sa mère d’adoption qui l’armera pourtant mieux qu’aucune autre contre les aléas de la vie, lui offrira son premier cadeau (la petite machine à se rouler des cibiches) et son premier conseil après un vol de pirogue à ses dix ans : ne vole pas alors que tu as des ailes pour devenir quelqu’un, travaille !
     
    Quand les clichés et le kitsch valdinguent…
    Vais-je pécher par « spoiling » en dévoilant ici, avec plus de détails, la « story » d’Antonio Borjas Romero, premier grand personnage du Rêve du jaguar ? Se poser la question revient à penser que « raconter l’histoire » suffirait à la gâcher en lui ôtant l’effet de surprise. Or la surprise de la vraie littérature est-elle là ? Le « pitch » d’un roman, ou le résumé plus étoffé de ses épisodes, suffisent-ils à en rendre compte ? Essayez donc de proposer le « scénar » de ce roman à ChatGPT et vous verrez le résultat…
    Or, si l’on pourrait dire que tous les ingrédients d’un feuilleton à stéréotypes et clichés « téléphonés » sont réunis a priori dans l’histoire du petit Antonio, nous savons (par Youtube) que le grand-père de Miguel Bonnefoy, cardiologue et chirurgien illustre, fait pratiquement partie du domaine public vénézuélien, l’extraordinaire personnage offert sur un plateau à son petit-fils plumitif ayant déjà fait l’objet de deux bios documentées.
    Est-ce dire alors que cette histoire relève d’une resucée opportuniste ? Et s’agissant de la non moins fascinante moitié d’Antonio, Ana Maria Rodriguez, devenue première femme médecin de sa région, en quoi relève-t-elle de la littérature et pas du documentaire journalistique à nuance féministe ? Toute la question de l’alchimie romanesque est là, et sans celle-ci, «raconter l’histoire » d’Antonio et d’Ana Maria, puis de leur fille Venezuela et de leur petit-fils Cristobal (double narratif de l’auteur) aurait pu se limiter à de la romance au goût du jour comme il en ruisselle sur Netflix et consorts.
    À ce propos, comme j’aurai regardé les huit premiers épisodes de la série colombienne tirée de Cent ans de solitude qui vient d’être programmée sur la plateforme en question en même temps que je lisais Le Rêve du jaguar, je n’ai pu m’empêcher de me demander ce qu’elle ajoutait au roman, ou ce qui lui manquait pour l’égaler ; et à l’inverse, ce qui fait du roman de Miguel Bonnefoy bien plus qu’un canevas de série télé…
    Pour en revenir au Rêve du jaguar, il faudrait à vrai dire, idéalement, « oublier » que sa base est fondée sur des « faits réels », et lire le roman comme nous avons lu L’île au trésor dans l’enchantement de nos lectures d’enfance ou de jeunesse, en toute innocence, comme les livres dont le jeune Cristobal va lui-même se gaver avec passion.
    Reste à préciser encore, en quelques mots, ce qui fait valdinguer les stéréotypes de genre et les clichés dans ce roman dont l’auteur ose évoquer la scène de son jeune protagoniste installé sur un tabouret, dans une gare routière, et priant les passants de lui raconter la plus belle histoire d’amour qu’ils connaissent, pour en remplir un carnet – plus kitsch tu meurs ? Mais pas du tout !
    Vous y croirez comme à la transformation du crapaud en prince, dans les contes, ou comme au miracle qui empêche Michel Strogoff de devenir aveugle, comme au Transsibérien de Cendrars qui répond, à l’impudent lui demandant s’il l’a vraiment pris : que t’importe, si mon poème te l’a fait prendre !
    Car tout est là : les mots de Michel Bonnefoy, ou plus exactement son art de trouver un mot pour un autre (règle des trouvères), son véritable génie de la formule, de la métaphore inattendue, et la beauté sidérante qui se dégage de ses phrases. Et sous les mots, le sens, le savoir et la saveur qui en est le fruit.
    Tout au long du roman, sans trace de pédantisme, documentée mais mine de rien, la lecture du monde opérée par Miguel Bonnefoy en appelle à tous les sens, autant qu’à tous les «instituteurs » et tutrices de passage, conformément à la lecon d’Ana Maria à son petit-fils : Ah bon, tu veux écrire ? Mais « si tu veux devenir écrivain, écoute ceux qui ne le sont pas ». Ce que le fiston a si bien entendu qu’il en tirera une mélodie à lui et sans pareille.
     
    Du cendrier à l’étoile, de l’individuel au collectif
    Friedrich Dürrenmatt disait qu’il faut écrire « entre le cendrier et l’étoile », et c’est ce qu’on pourrait dire aussi de la position du romancier Bonnefoy, sensible également à « l’effet papillon » qui fait que des événements apparemment infimes peuvent déclencher des tornades.
    Côté « cendrier », le romancier pratique un art constant du détail révélateur, qui caractérise les objets autant que les personnages de l’épique traversé des années et des lieux, du village-dépotoir lacustre à palafittes où pataugent les enfants nus (alors que des panneaux volés le long d’une route proclament « Pas de bonheur sans Chevrolet ») à ce qui deviendra, au temps de la ruée vers l’or noir, la cité tentaculaire de Maracaibo ; et pour les étoiles, il suffit de lever les yeux au ciel immense des Caraïbes dont les pluies diluviennes laissent sur les prés des myriades de perroquets morts tandis qu’affluent les langoustes comme les sauterelles de la Bible…
    La plupart des personnages de ce roman sont hauts en couleurs, non moins qu’en douleurs, alors que le thème de la résilience marque les destinées personnelles d’Antonio et d’Ana Maria, pour la première des trois générations évoquées, et le transit des années va de pair avec celui lui de l’ascension sociale des protagonistes, jusqu’aux plus hautes sphères de la médecine, mais ni l’un ni l’autre ne seront des mandarins coupés de la vie des gens, au contraire : tous deux seront sympathisants des révoltes sociales marquant les décennies, dont l’instabilité est symbolisée par la succession de 32 constitutions…
    Fils lui-même d’un ancien militant de l’extrême-gauche chilienne soumis à la torture sous Pinochet, Miguel Bonnefoy ne s’exprime jamais, dans Le Rêve du jaguar, en idéologue partisan, qu’il s’agisse de la cause des femmes (l’une de ses priorité déclarées) ou des révolutions successives, dont il tire un bilan où pèse lourdement la corruption des uns et des autres.
    Qu’il évoque l’accession du jeune Antonio à la maturité sexuelle, dans la maison de passe au beau titre de Majestic, le retour subit de son père disparu dont il ne découvrira l’identité que bien plus tard, sa rencontre d’Ana Maria et leurs études communes, l’oncle avocat au soutien « sévère mais juste », la venue au monde de Venezuela et le refus de la jeune fille de suivre les traces prévues par les siens, rêvant de Paris avant de s’exiler en France, entre autres tribulations liées parfois aux soubresauts de la politique, le romancier parvient à concilier l’observation nuancée et sympathique de tous les personnages du premier plan, dans le mouvement général d’une société en mutation. Des pages particulièrement remarquables sont ainsi consacrées aux révoltes et aux réformes du monde agricole et à la succession des gâchis et autres avancées, sur fond d’instabilité chronique combien actuelle…
     
    Le souffle d’une fable picaresque
    Au demeurant, jamais le roman ne cesse d’être porté par une sorte de souffle de légende qui l’arrache à l’anecdote seulement sociale ou politique, sans se désincarner pour autant. Par delà le probable « mentir vrai » du romancier jouant de malice inventive, la vérité poétique du romancier vaut sans doute celle des biographes « pour l’essentiel ».
    Il y a là, sous l'effet d'une espèce de grâce unificatrice (« Le poète est celui qui unifie », me disait un jour Pierre Jean Jouve), une fusion de l’affectif personnel et de la tendresse collective, de la conscience tragique et de l’élan vital, de l’éthique religieuse quoique sans référence confessionnelle aucune, et de l’esthétique littéraire la plus poreuse et le plus généreuse, dans la filiation évidente du réalisme magique cher à Garcia Marquez, un vrai miracle que scelle finalement la musique tout à fait originale et combien prometteuse encore de Miguel Bonnefoy .
     
    Miguel Bonnefoy. Le Rêve du jaguar. Editions Rivages, 2024. 294p. Prix Femina et Grand Prix du roman de l’Académie française.

  • Comme une alliance

    463839954_10235603567336617_2589449778501180378_n.jpg
     
    (All'Amica cara)
     
    Le type au bord du ciel vacille:
    il ne voit plus la terre
    noyée là-bas dans le brouillard,
    et c’est aussi sa vie
    que son regard à l’instant perd…
     
    Où êtes vous jeunes amants,
    hier encore immortels,
    craignez-vous aussi ce présent
    qui nous brûle les ailes ?
     
    Nulle tristesse au demeurant,
    à l’instant ne me vienne:
    que votre joie reste la mienne,
    à la grâce du Temps…
     
    Affresca: al Duomo di Orvieto, da Luca Signorelli.

  • Une langue à venir

    1355415021.jpg!PinterestSmall.jpg
     
     
    (En mémoire de Charles Du Bos)
     
    Lire, alors serait une prière,
    une porte qui s’ouvre,
    un chemin comme une rivière,
    une étoile qu’on découvre
    dans l’aube des profonds miroirs;
    une voix qu’on entend,
    seule dans le grand bruit du noir,
    votre voix retrouvée -
    la seule d'entre les voies qui tienne…
     
    Les paysages sont exquis
    à qui regarde bien:
    ils sont le lieu, ils sont le lien,
    le lien entre les lieux,
    de la muraille des forêts
    au secret que recèlent
    les ombres au front levé
    des vanités et de leurs failles -
    reviens donc au plus simple
    te suggère le doux lecteur…
     
    La médiocrité ne voit rien,
    satisfaite de soi,
    ne reçoit rien que le jour donne,
    et nul écho n’en vient
    que les idioties qu’on fredonne
    sur les mornes chemins
    où tout est déjà tracé -
    mais là-bas d’autres mots t’appellent
    que tu liras les yeux fermés...
     
    (Peinture: Georges de La Tour, Enfant de choeur, vers 1645)

  • Lettre à Jean Ziegler

    Hyènes3.jpg

    À La Désirade, ce samedi 22 septembre 2012

     

    Mon cher Jean, Comment vas-tu, comment vis-tu, comment survis-tu en ces temps où tu dois éprouver, autant ou plus que d’autres, le terrible poids du monde ?

    Je pense tous les jours à toi, ces jours précisément où je te sais miné par les tribulations des pauvres Syriens alors que je me trouve à la veille, pour ma part, d’un voyage en Afrique noire où je vais débarquer lundi prochain pour la première fois ; et tout naturellement je pense à tout ce que tu as vécu et partagé de l’Afrique depuis tes premiers voyages et tes premiers livres, témoignant de ton attention à ce pauvre continent autant qu’à notre pauvre Suisse. Or je fais ce pauvre rapprochement sans aucun sanglot d’homme blanc dans la voix, mon cher Jean, je me le dis sans aucune crainte de faire insulte aux damnés de la terre du vrai pauvre monde : je le dis en constatant autour de nous la pauvreté d’esprit et de cœur du monde nanti et repu dans lequel nous vivons et crevons de bien-être. Note que je ne crache même pas sur celui-ci. Je ne vais pas ajouter, à l’obscénité de nos privilèges, celle d’une mauvaise conscience à trop bon marché. Mais le sentiment-sensation d’accablement, dans la profusion et le superflu qui nous submergent, n’en est pas moins réel et jusqu’au dégoût – jusqu’à en vomir.

    Hyènes2.jpgJ’ai lu beaucoup de livres, ces derniers temps, et vu beaucoup de films relatifs à l’Afrique. Plus précisément, je viens de revoir trois fois de suite Hyènes, le film du Sénégalais Djbril Diop Mambety, inspiré par La Visite de la vieille dame de Dürrematt. Je me rappelle, comme d’hier, notre rencontre au Centre Dürrenmatt, cher Jean, et la façon dont un ponte d’Economie suisse s’y est moqué de toi en te reléguant parmi les vieilles lunes. Je me rappelle avoir pris ta défense, moi qui ne suis pas plus de gauche que de droite, comme l’était je crois Dürrenmatt, au nom de la révolte plus radicale de celui-ci. Et ce matin je me dis que le vieux Fritz est plus que jamais plus jeune que nous tous en sa protestation fondamentale de diabétiqe gand buveur et grand fumeur de cigares, dont la vieille carne n’en finit pas de répéter, en Suisse néolibérale autant qu’en Afrique pillée et mondialisée : « Vous avez fait de moi une putain. Je vais faire du monde un bordel ».

    Bernanos7.jpgC’est entendu : le poète exagère. C’est son job. Lorsque Dürrenmatt compare la Suisse à une prison sans murs dont chaque prisonnier serait son propre gardien et celui du voisin, il exagère. Le grand imprécateur Thomas Bernhard, qui affirmait que l’Autriche actelle était restée nazie pour l’essentiel, se disait également « un artiste de l’exagération ». Et toi aussi, mon cher Jean, tu as souvent exagéré et m’as souvent souvent exaspéré en réduisant la Suisse à un pays de receleurs, comme m’exaspère souvent ma propre façon de tout pousser au noir…

    L’un de tes confrères sociologues, mon cher Jean, un vrai Suisse pur de pur celui-là, m’a fait un jour de toi le portrait le plus sévère, dans le bureau jouxtant le tien, conspuant à la fois tes idées et tes positions politiques, tes livres scientifiquement si peu rigoureux et tes étudiants africains académiquement si foireux, t’appelant simplement « le fou ». Or j’ai repris à mon compte cette appellation, toute négative évidemment chez ton pair au-dessus de tout soupçon, mais se parant à mes yeux d’une aura toute positive en son ensauvagement, et voici que je t’appelle Jean le fou, notre dingue providentiel, notre héros national à dégaine de missionnaire des Nations Unies mandaté pour enquêter sur la destruction massive des nations désunies. Ta folie est d’une espèce de poète. En lisant et relisant tes livres je vois de mieux en mieux, sous le langage du sociologue et de l’idéologue qui m’exaspère parfois, le geste humain de celui qui s’engage à corps perdu avec la conviction, par-delà toutes les désillusions, qu’« il ne faut pas se rendre », et ce regard lucide et blessé sur le personnage que tu joues dans tes pérégrinations autour du monde, dans l’insoutenable Destruction massive

    Hyènes1.jpgJe ne sais ai tu as vu le film Hyènes de Djibril Diop Mambety, mon cher Jean, mais je suis sûr que toute ton Afrique est là, humiliée et magnifique. La beauté défigurée, la jeunesse bafouée, l’amour trahi, la colère vengeresse, la solitude et la mélancolie : tout cela cohabite dans les expressions de la fasinante actrice incarnant la vieille dame de tous les âges aux multiples masques fragiles ou implacables. Or il se dégage de ce personnage, bonnement réinventé par le réalisateur noir, une noblesse et une dignité qui participe de ce qu’on peut dire l’universelle ressemblance humaine. Sony Labou Tasi disait écrire « pour qu’il fasse plus homme » en lui, et c’est exactement ce qu’on se dit en « vivant » ce film à la fois si beau et si triste, et tellement généreux et joyeux, qui nous rend plus humains aussi. Rarement j’ai vu les femmes africaines aussi belles que que dans ce filmenoutre traversé de figures muettes et immobiles, décalées dans le champ, qui ont l’air de se demander ce qui diable est en train d’arriver dans leur bled ? Rien n’est dit là qui procède directement de la pièce de Dürrenmatt, mais l’image, et les cadrages, et le montage, permettent cette sorte d’aparté taiseux des sans-langage, comme on le percevrait chez des paysans du Valais ou de l’Afghanistan. Mais qu’est-ce que cet affolement ? ont-ils l’air de se demander. Mais où ces hyènes courent-elles donc ? Mais est-ce ainsi qu’on va réellement survivre ?

    La hyène, tu le sais, mon cher Jean, est l’animal symbolisant, dans les contes africains, la survie et le savoir habile qu’elle appelle naturellement, la connaissance empirique mais à ras les herbes, l’intelligence toute matérielle en somme inférieure à la sagesse plus spirituelle et sereine du lion.

    Lorsque Linguère Ramatou, la vieille dame du film, annonce la venue du « temps des hyènes », c’est évidemment le temps de la rapacité plus que de la survie, le temps de la ruée aux produits, le temps du nouveau culte des objets et de l’argent qu’elle proclame amèrement en ricanant à la face de ceux qui l’ont poussée à se vendre. Or que voyons-nous tous les jours autour de nous, mon cher Jean ? Et n’est-ce pas revigorant, pourtant, de voir qu’un poète de cinéma africain, reprenne à son compte la fable théatrale la plus apte à figurer, sans se limiter à la dimension économique ou politique, la fuite en avant du monde actuel en proie aux crises mimétiques collectives et que menace collectivement la perte de son âme ?

    Ces confrontations et ces enrichissements réciproques ont été le sel des siècles et des cultures en dépit de tous les replis tribaux ou nationaux, et je suis sûr, en ces temps de nouvelles crispations identitaires parfois très compréhensibles, voire légitimes, que la culture vivante à venir passera par ces échanges.

    Max7.jpgJe pars demain au Congo avec un jeune écrivain camerounais établi à Genève du nom de Max Lobe, dont le regard sur notre réalité suisse ne cesse de recentrer le mien par décentrage, si j’ose dire. C’est lui qui m’a fait découvrir Hyènes et je lui ai filé l’autre jour les romans africains de Simenon dont il ignorait tout. Il a publié l’an dernier un premier récit intitulé L’Enfant du miracle, où son expérience d’étudiant à Lausanne alterne avec ses souvenirs d’enfant de Douala. Il en publiera un deuxième en janvier prochain qui fait alterner les scènes africaines et celles des bas-fonds des Pâquis. Ce garçon qui a l’âge de nos filles, disposant d’un master de management, est en quête d’un job digne de ses compétences comme beaucoup de jeunes gens actuels, et je suis très reconnaissant aux éditions Zoé de l’avoir accueilli. En attendant ce sera passionnant, je crois, de confronter nos observations à Lubumbashi…

    Nétonon2.jpgDe notre terrasse de La Désirade, mon cher Jean, je devine les hauts de Caux où s’achève un autre roman africain, au titre de Mosso, signé par un autre de mes amis, le Tchadien Nétonon Noël Ndjékéry, qui décrit, avec une truculence incisive, les tribulations d’une jeune femme en rupture de communauté par insoumission à des règles qu’elle juge dépassées, se débrouille comme elle peut dans son pays en proie à l’abritraire et à la corruption, et finit en Lémanie dans les pattes d’un Vaudois brasseur d’affaires et se piquant d’humanitarisme. Cela ne manque de rappeler, évidemment, l’humanitarisme de façade du couple de stars hollywoodiennes qui adoptent le jeune Noir de L’Amour nègre, dans le roman de Jean-Michel Olivier dont tu viens de lire la suite d’Après l’orgie passant, elle aussi, par nos contrées enchanteresses.

    Zahnd1.jpgDu cinéma aux romans je pourrais rebondir sur scène avec Ndongo revient, la pièce de ton fils Dominique, ou avec celle de mon compère René Zahnd, Bab et Sane qui a épaté les publics de toutes couleurs de France en Afrique et d’Allemagne en Suisse. Avec deux comédiens irrésistibles, dont Hassane Kouyaté qu’on retrouvera dans la prochaine pièce de René inspirée par latragédie de Thomas Sankara, ce dialogue mêle l’humour le plus caustique à une réflexion sur le pouvoir et la soumission qui traverse elle aussi les cultures et les époques.

    Or chaque fois que je passe par les hauts de Lausanne, à proximité de l’ancienne villa princière de Mobutu, il me semble entendre le dialogue de ses deux gardiens dont l’auteur a si bien rendu la psychologie, me rappelant d’autres pièces réellement africaines. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que René Zahnd, compagnon de route de René Gonzalez au merveilleux théâtre de Vidy, dont j’espère qu’on le reconduira à la direction de celui-ci alors que les médiocres le snobent comme le milieu littéraire et théâtral local l’a toujours fait - que René donc serait cent fois plus habilité que moi à représenter la Suisse au Congrès des écrivains francophones qui s’ouvre lundi à Lubumbashi. Du moins parlerai-je là-bas de sa démarche d’écrivain-voyageur passionné d’Afrique noire, comme je parlerai de Dürrenmatt et de L’Amour nègre, de Mosso ou encore de cet autre complice qu’est devenu depuis quelques années mon ami Bona Mangangu, jamais rencontré ailleurs que sur la Toile mais que je connais par ses livres et sa peinture et dont j’essaie de faire publier le nouveau roman évoquant la dernière nuit du Caravage…

    Millet.jpgÀ lire ces derniers jours un essai récent de Richard Millet qui a fait trop de bruit pour trop peu de chose, intitulé Langue fantôme et augmenté d’un chapitre annonçant sans vergogne un Eloge littéraire d’Andres Breivik, j’ai ressenti ce profond malaise, mélange de dégoût et de tristesse, que j’ai toujours éprouvé devant les égarements de l’intelligence fascinée par la force. On a vu ça au XXe siècle à l’extrême-droite autant qu’à l’extrême gauche. Un roman russe méconnu, L’Envie de Iouri Olécha, montre cela très bien dans les milieux révolutionnaires du début des Soviets. À droite je me rappelle les textes de Gonzague de Reynold, notre nationaliste helvétiste à poitrine creuse et bréchet de poulet à particule, célébrant la rutilance fringante des soldats allemands, mais à gauche je me rappelle aussi les hymnes aux activistes voire aux terroristes d’esthètes non moins fascinés à la Jean Genet. Et je sens cela aussi entre les lignes parfois pertinentes de Richard Millet: je sens que cela bande là-desous pour la Force comme on le sent aussi chez un Dantec et comme je l’ai senti chez mon ami Dimitri quand il exaltait la pureté des escadrons de Serbes où je ne voyais pour ma part que des brutes ivres violeuses et tueuses.

    Hélas c’est plus fort que moi, mon cher Jean, et je n’y ai aucun mérite en digne fils de mon père le très doux démocrate et bon paroissien protestant : je hais la force des marioles et j’incarne bonnement ce que Richard Millet taxe de décadence en vitupérant le mélange des cultures et le « petit nègre » des hordes insoumises à la pure tradition littéraire française. J’ai presque honte d’aimer la littérature si cet amour va comme chez lui de pair avec la morgue des Maîtres, et puis je me dis que non : que sa façon d’adouber Thomas Bernhard ou Sebald, comme les derniers purs de purs, est assi douteuse que sa façon de taxer d’impurs ou de dégénérés tous les Américains et les Français, de placer Claude Simon au pinacle et de dégommer Le Clézio, bref de tout soumettre à son goût parfois excellent et parfois exécrable. Enfin, lui qui ne jure que par le style se montre ici souvent confus et empesé, sans aucun panache si je le compare au magistral Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire aux envolées, aux traits et aux piques, aux portraits et aux envois dignes des grands pamphlétaires de gauche ou de droite à la Vallès ou à la Bloy !

    Richard Millet vomit la multiculturalisme et mélange tout, son exécration des immigrés et du politiquement correct – où je le suis volontiers -, son mépris de la démocratie et sa haine de la gauche, dans une suite de généralisation abusives qui se diluent bel et bien dans l’insignifiance pointée par Le Clézio, dont on comprend au passage qu’il lui ait rivé son clou après avoir subi son fiel vipérin.

    Suisse370001.JPGNous autres Suisses, qui avons émigré plus souvent qu’à notre tour au début du XXe siècle, quittant un pays sans ressources pour survivre et revenant sur nos terres avec des savoirs acquis dans le monde entier, nous avons appris à cohabiter après des siècles de conflits à n’en plus finir, et je suis triste de voir souvent que nous le désapprenons. Or ce que j’aime chez toi, qui me disais que ta grand-mère la démocrate des collines bernoises était plus révolutionnaire que toi, c’est ton vieux fonds de paysan catholique au cœur généreux et à l’esprit civique.

    Tunisie66.jpgL’an dernier au début de l’été, mon cher Jean, nous nous trouvions en Tunisie avec notre ami l’écrivain Rafik Ben Salah, neveu du ministre socialiste Ahmed que tu as bien connu, et je n’ai cessé de m’évertuer de calmer la fureur anti-islamiste de celui qui, dans tous ses livres, n’a cessé de stigmatiser la triple tyrannie des pères, des imams et du pouvoir. Or ce voyage a été, pour ma bonne amie et moi autant que pour Rafik, ses frères et sœurs établis dans leur pays, ou pour les amis que nous y avons rencontrés – cette romancière,ce médecin très engagé dans le mouvement de libération, le frère avocat de bon conseil, telle autre universaitaire –, une formidable expérience de simple humanité. Devant les palaces vides de la Tunisie vendue au tourisme, je me suis rappelé les reproches du Rafik de vingt ans à son oncle ministre : comme quoi le pouvoir allait faire de la Tunisie une putain ! Là encore quelle exagération. Mais la vieille dame de Dürrenmatt n’a pas fini de voyager. Avec ou sans les islamistes, elle aurait encore tant des choses à dire là-bas autant que chez nous, avec ou sans populistes.

    Enfin je te laisse, cher fou. Je t’embrasse fraternellement et te remercie encore pour tout.

    P.S. Au nombre des 33 livres de la bibliothèque volante que j'emporte au Congo, je relève la nouvelle édition en poche de La haine de l'Occident , avec ta préface sans illusions ni désespoir, un roman de Mongo Beti qui a plus d'un demi-siècle, Le pauvre Christ de Bomba, le livre tout récent d'un jeune Haïtien, Mackenzie Orcel, intitulé Les immortelles, et un autre roman de ces dernières années, Mathématiques congolaises, d'un auteur du nom d'In Koli Jean Bofane. Tout ça, plus le whisky et le chocolat fourré, va faire tanguer les zingues...

  • Ce que la nuit dit au silence

    148219675_10225924636649399_4015934736436369251_n.jpg

    Le secret fait baisser les voix,
    et l’on voit les regards
    se détourner - on préfère ne pas savoir;
    je vous le dis tout bas,
    murmure une voix là-bas,
    et la rumeur comme une vague
    remontée de l’aigreur
    se répand en laideurs…

    Vous ne savez rien de mes jours,
    dit la la nuit au silence,
    son vieil ami dont la décence
    infiniment sourit
    aux paisibles tant qu’aux ardents,
    le sourire et le feu
    se liguant volontiers en nous
    pour faire pièce aux méchants
    faussaires de vérités qui blessent…

    Les jours ne veulent rien savoir:
    ce sont de trop vieux sages
    pour se repaitre encore d’images
    aux écrans avilis
    par toute les simulations -
    venez à nous gentils enfants
    des secrets bien gardés,
    et tout vous sera révélé…

    Peinture: Thierry Vernet, conversation nocturne.

  • Frères et soeurs

    (Chronique des tribus)

     

    921014640.gif

     
    1. En mémoire de l'Hidalgo
    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…
     471424257_10237029100134046_670202924715593128_n.jpg
     
    2. Le pull sport chic. – Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…
    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…
    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…
    prd_12133_img_01_awu5xCQmvzQP.jpg
     
    3. À la chasse
    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...
    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...
    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »
     
    471734378_10237045042612598_1206135299666003158_n.jpg
    4. La belle noyeuse
    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.
    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.
    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...
     
    354970_1_grid.jpg
    5. Sous le manteau
    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.
    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.
    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».
    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?
     
     
     
     
     
     images-14.jpeg
    7. Comme un sac de charbon !
    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…
    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...
    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »
    Miniature_Fête_des_Fous.jpg
     
    8. Déchirons la Vieille !
     
    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».
    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?
    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…
     
     images-21.jpeg
    9. L'Art d'être grand-père
    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…
    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…
     
     images-22.jpeg
    10. L'abuelito de la chanson
    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,
    Me lo decía mi abuelito,
    me lo decía mi papá,
    me lo dijeron muchas veces
    y lo olvidaba muchas más...
     
    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…
    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…
    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…
    Trabaja niño, no te pienses
    que sin dinero vivirás.
    Junta el esfuerzo y el ahorro
    ábrete paso, ya verás,
    como la vida te depara
    buenos momentos, te alzarás
    sobre los pobres y mezquinos
    que no han sabido descollar…
    Travaille mon enfant, ne pense pas
    que sans argent tu vivras.
    Combine efforts et économies
    passe ton chemin, tu verras,
    comment la vie t'apporte
    de bons moments, tu verras
    à propos des pauvres et des méchants
    qu'ils n'ont pas su y faire...
     
    images-13.jpeg
     
    11. Téléphonages
    L’expression vient au frère de la Recherche proustienne, probablement dans Sodome et Gomorrhe, à l’évocation de la Grande Guerre obscurcissant le ciel de Paris, ou plus exactement l’animant dramatiquement avec des aéroplanes allemands suivis par les longs pinceaux lumineux de la défense aérienne, et dans les salons du faubourg Saint Germain les duchesses et les marquises, inquiètes de l’avancée stratégique des opérations à la fois terrestres et célestes, se répandent en longs téléphonages – et la sœur avoue qu’elle n’a jamais supporté les trop longues phrases de Proust, mais l’image des élégantes de la haute qui se posent en expertes militaires la ravit, et plus encore quand son frère lui révèle que la guerre, alors, a été l’occasion de lancer déjà de nouvelles modes vestimentaire parisiennes, comme aujourd’hui le treillis Sonia Rykiel ou la tenue d’assaut Dolce Gabbana…
    Le frère fait cependant attention, dans ses téléphonages, de ne pas interrompre les activités diurnes ou nocturnes de son hermana grande, soit le matin quand elle procède à ses exercices de yoga ou de stretching suédois, soit le soir quand elle se retrouve seule devant son écran King Size à regarder l’une ou l’autres des séries multinationales dont ils se refilent les titres préférentiels.
    Hier c’était le tendre One Day, pour elle et, ce soir, pour lui, c’est ce film norvégien qui le scotche, évoquant la résistance antinazie des jeunes rebelles d’Oslo au temps de la Collaboration dont le jeune rebelle, aujourd’hui vieux birbe de mémoire, apparaît aux kids d’aujourd’hui – il leur parle dans une université quelconque - comme une image du parfait héros à la dégaine la plus ordinaire.
    Le père téléphone à sa fille aînée qui revient de Toscane, à sa fille puînée qui revient de skier avec ses jeunes gens, à son ami le Marquis revenu hier soir de Paris où il gère ses affaires de rentier, , à l’oiseleur son autre compère de tant d’années; de son côté la sœur aînée prend des nouvelles de sa puînée par WhatsApp; le frère se rappelle ses interminables téléphonages avec tel ami mort en telle année et avec tel autre, se rappelle aussi ses notes de téléphone de ces temps passés et se dit qu’avec Whatsapp il n'y a plus de distance ni de dépense exagérée; mais quoi, la vie n’est elle pas exagération par définition, en tout cas c’est ce que dira tout à l’heure le frère à sa sœur en son prochain téléphonage : qu’il y a trop de tout, que c'est too much et que c’est « trop bien » comme s'exclame le petit-fils Angelito resté là-bas auprès de son abuelita, et caetera.
     
    (À suivre)
     
     
     
     
     
     

     

  • Notre guerre en douce

    429688750_10233572804848824_5479479637657619677_n.jpg
    Dans les battements de nos cœurs
    se perçoit au lointain
    le bruit de la guerre qui revient,
    mais faisons semblant d’être morts
    pour aimer sans remords
    cette vie qu’on nous envie…
     
    Dans les ruines là-bas dès l’aube,
    les amants se relèvent ,
    et défiant toutes les trêves
    et les fauves qui rôdent
    s’étreignent en pleine lumière…
     
    Telle est la bataille du tendre,
    la funéraille amère
    des violents qui là-bas se pendent
    au gré d'affreuse fêtes -
    tel est en toi le front de guerre
    des cruautés défaites …

  • Ceux qui font de leur mieux

    Panopticon1111 (kuffer v1).jpg

    Celui qui s’indigne à l’ancienne / Celle qui s’applique à la défense de l’attention flottante / Ceux qui avancent pas à pas / Celui qui a appris la patience en pratiquant la peinture par glacis lents / Celle qui a longtemps appris à apprendre / Ceux qui redécouvrent les savoirs anciens / Celui qui lutte contre le parasite de la dispersion / Celle qui se concentre sur son tapis de prière / Ceux qui renoncent au télémark à cause de l’arthrose / Celui qui reprend ses randonnées en moyenne montagne assorties d’observations géologiques précises / Celle qui peint des parapluies dont elle soigne le plissé / Ceux qui transmettent ce qu’ils savent à leurs enfants c’est à savoir pas grand-chose sauf l’essentiel qui ne s’enseigne pas / Celui qui prêche en eaux troubles / Celle qui pèche parce qu’elle aime ça et voilà y a qu'ça de bon / Ceux qui restent assez optimiste malgré la stupidité de la festive Human Pride / Celui que les transes victimaires à l’autrichienne font gerber / Celle qui préfère les chenapans aux Parfaits / Ceux que l’adulation de l’Admirable Rodgère Federer commence à bassiner grave / Celui qui vomit la notion de Compétence Culturelle distillée par les larbins d’Economie suisse / Celle qui connaît peu de prétendus poètes aussi médiocres que le pétulant Oskar Freysinger / Ceux qui invoquent Guillaume Tell le libertaire pour justifier leur micmac d’archers nains / Celui qui se reproche de ne pas montrer assez d’agressive détermination contre la montée des eaux boriquées du jacuzzi culturel / Celle qui s’efforce d’échapper au mimétisme sécuritaire de son quartier de vieilles peaux / Ceux qui révèlent le fond de leur pensée sur des affiches format Crétin Mondial / Celui qui fait de la politique en termes de parts de marché / Celle que la jactance révulse physiquement / Ceux qui plastronnent en usurpateurs du Parti des Gens / Celui qui milite pour la liberté élémentaire de parquer son tank devant sa villa Ma Coquille / Celle qui votera contre l’infâme initiative visant à l’interdiction faite à l’Homme Suisse de garder son arme de service dans son caleçon / Ceux qui dérogent à l’opinion répandue, etc.

    Image : Philip Seelen

  • À sa douce présence

    269926483_10228127301514644_8694159754049935881_n.jpg
     
    (Chanson de Noël)
     
    Elle est devenue ma gardienne,
    mon ange singulier;
    alors, plus de chagrin qui tienne:
    elle me tient éveillé...
     
    Elle ne craignait pas cette mort
    qui nous surprend parfois,
    s’annonce en si lointain trépas
    qui voudrait qu’on l’ignore...
     
    Elle la savait au coin du bois,
    ou plutôt en plein cœur:
    elle entendait de la tumeur
    ce bas bruit et sournois...
     
    Devant la Bête elle était brave
    comme si de rien n’était,
    et comme pour la défier
    elle disait: pas grave !
    Enfin je l’entends encore dire
    la veille de sa mort :
    que nous sommes heureux encore
    de pouvoir en sourire...
     
    Notre ange singulier nous garde
    dans sa douce présence,
    survivante qui nous regarde
    par delà toute absence...
     
    (À la Maison bleue, ce 25 décembre 2021)

  • Noëls pour mémoire

    Noël.gif

     

    A La Désirade, ce 25 décembre 2024. – Je suis retombé ce matin sur ces notes d’il y a cinquante ans, de mes carnets de l’époque :

     

    La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une.

     

    Noel8.jpgNoël en famille, ce sera toujours pour moi le retour à la maison chrétienne de mes parents. Au coeur de la nuit, c'est le foyer dont la douce chaleur rayonne dès qu'on a passé la porte. Puis c'est l'odeur du sapin qui nous évoque tant d'autres veillées, et nous nous retrouvons là comme hors du temps. Chacun se sent tout bienveillant. Nous chantons les hymnes de la promesse immémoriale. Nous nous disons sous cape: c'est entendu, nous serons meilleurs, enfin nous ferons notre possible. Nos pensées s'élèvent plus sereines et comme parfumées; et nous aimerions nous dire quelque chose, mais nous nous taisons. (25 décembre 1974)

     

    C'étaient de vieilles cartes postales dans un grenier. Des mains inconnues les avaient écrites. L'une d'entre elles disait: “Je ne vous oublie pas”.

     

    Noël6.jpgOr voici que plus tard, dans la maison de notre enfance, tant d’années après la mort de nos parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits enfants de ceux-là ont perpétué à leur façon le rite ancien, quitte à esquinter la moindre les sempiternels chants de Noël. Si la ferveur candide et la stricte observance des formes n’y est plus, l’esprit demeure et j’ai été touché par la joie commune retrouvée autour du dernier tout petit, les yeux bien brillants comme les nôtres à son âge et comme ceux hier de notre vénérable arrière-grand-tante, bonnement aux anges.Il y a de plus en plus de gens, dans nos sociétés d’abondance inégalitaire, que la période des fêtes pousse à la déprime. Tel n’a pas été notre cas, si j’excepte pour ma part quelques années noires. Mais Noël reste le moment privilégié de ces retrouvailles et de ces signes – de ce reste de chaleur dans le froid du monde.Or je tiens à la faire rayonner, cette calorie bonne, à la veille de Noël selon nos dates.

    Donc :

     

    Noel7.jpgJoyeux Noël à toutes et à tous qui passez et laissez ici, de loin en loin, un prénom, un sourire ou un pied de nez. Joyeuses fêtes et très belle année 2016, avec tous les Bonus possibles !

     
  • Cārtārescu le visionnaire se la joue archange de roman

    Theodoros.jpg
    Avec Théodoros, roman historico-poétique d’une fascinante splendeur verbale, combinant une épopée conquérante marquée par autant de faits glorieux que de crimes sanglants commis au nom de Dieu comme il continue d’en proliférer, et le récit d’une destinée aux multiples dédoublements, Mircea Cārtārescu signe un chef-d’œuvre porté par un souffle irrépressible, avec un art de l’évocation sans pareil. Poème romanesque d’une beauté saisissante dans ses grandes largeurs autant que dans la polyphonie profuse et savoureuse de ses détails, cette saga à l’orientale, frottée de théologie parfois déroutante, voire délirante, paraît dans une traduction française, signée Laure Hinckel, d’une merveilleuse musicalité.
     
    Fabuleux : tel est Théodoros. Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus ) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir : Téwodros II
    Dans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de « spoiler », comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire : disons que baliser le fonds documentaire de Théodoros permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la « vérité » historique.
    Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait : que le « vrai » Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l'Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts : contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus « occidentales », tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la « douce orthodoxie » aux dents acérées. Et le roi des rois d’Éthiopie, le negusse negest, de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la « grand-mère de l’Europe ». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et « narratifs », selon l’expression chic du moment.
    Or, laissant là la «vérité » selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal - et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de « sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé », comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Éthiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste...
     
    Je est un autre, ici ou ailleurs…
     
    L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne : à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d'un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.
    Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers.
    En affirmant que « Je est un autre », un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman Théodoros, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.
    Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes : détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin ; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de Théodoros, nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…
    « Au commencement était le Verbe », dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: « Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ? »
    La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour « une croix de preux », croix d’orgueil et de désir (« tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme »), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. « Sans couilles pas de chef-d’œuvre », écrivait Albert Cohen…
     
    Un livre à vivre plus qu’à comprendre…
     
    Théodoros ne se raconte pas : il se mérite, ou disons, en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.
    Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans L’Ile au trésor, ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant , ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non : c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel !
    Plus délicate en revanche, mais à prendre le pied léger : la théologie dans tout ça. L’on sait que le vrai Téwodros était un homme religieux, et son double romanesque ne le lui cède en rien, avec un même séjour monacal et des relations pour le moins problématiques avec les religions voisines ou adverses et les confessions et sectes chrétiennes de tout acabit. Calvinistes et papistes ? Tous des chiens ! God soit leur copilote, mais notre seul et unique chef est le Christ. Pantocrator cela va de soi.
    Ceci dit, faut-il être catholique pour comprendre La Divine Comédie de Dante ? La connaissance de la pensée du docte Thomas d’Aquin, substrat dogmatique du poème, est-elle nécessaire pour apprécier celui-ci ? Faut-il comprendre, et d’abord connaître le Kebra Nagast, livre saint de l’église orthodoxe d’Éthiopie, pour démêler les « signifiés » subtils de Théodoros ? Je n’en crois rien, ni ne crois d’ailleurs que Mircea Cāstārescu le croie. L’humour soit plutôt notre guide, et l’amour de la Littérature. Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé -, le fil d’or de pure poésie.
    Mircea Cāstārescu. Théodoros. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Éditions Noir sur blanc, 599p. 2024

  • Dans les années profondes

    littérature

    En lisant Expiation.

    Le sentiment lancinant d'une affreuse injustice, d'autant plus révoltante qu'elle se fonde sur le mensonge pour ainsi dire "irresponsable" d'une adolescente, traverse ce somptueux roman et lui imprime sa part de douleur et de gravité, redoublée par l'ombre de la guerre 39-45, avant que la conclusion, à la fin du XXe siècle, ne donne à toute l'histoire une nouvelle perspective, dans une mise en abyme illustrant le "mentir vrai" de toute invention romanesque.

    On pense aux familles anglaises à l'ancienne des romans de Jane Austen - que l'auteur cite d'ailleurs en exergue - en pénétrant dans la maison des Tallis, somptueuse demeure de campagne où, en ce torride été de 1935, l'on s'apprête à fêter le retour de Londres de Leon, le fils aîné, tandis que le "Patriarche"restera scotché à ses dossiers du ministère de l'Intérieur où, à côté de travaux sur le réarmement de l'Angleterre, il a probablement un secret dont sa femme, torturée par des migraines, préfère ne rien savoir. Alors qu'on attend également l'arrivée de jeunes cousins rescapés d'une "vraie guerre civile conjugale", la benjamine de la famille, Briony, fait la lecture à sa mère d'une pièce de sa composition (sa première tragédie!) qu'elle entend monter le soir même avec ses cousins dans le secret dessein de séduire son frère chéri. De fait, malgré ses treize ans, Briony montre déjà tous les dehors, et plus encore les dedans, d'un écrivain caractérisé, avec des manies (elle collectionne les reliques et nourrit un goût égal pour le secret et les mots nouveaux) et une imagination prodigue de fantasmes qui provoqueront le drame de ce soir-là.

    Les acteurs de celui-ci seront Cecilia, soeur aînée de Briony, jeune fille en fleur revenue pour l'occasion de Cambridge où elle étudie, et Robbie, son ami d'enfance, fils de la servante du domaine et lui aussi étudiant, beau jeune homme intelligent et cultivé que Cecilia fuit à proportion de la puissante attirance qu'il exerce sur elle. Ces deux-là, observés à leur insu par la romancière en herbe, vont se donner l'un à l'autre durant cette soirée marquée simultanément par le viol de la cousine de Briony, dont celle-ci, troublée par le jeune homme, accusera formellement et mensongèrement Robbie, type idéal à ses yeux du Monstre romanesque.

    Dans une narration aux reprises temporelles virtuoses, où s'entremêlent et se heurtent les psychologies de tous les âges, la première partie crépusculaire d'Expiation, à la fois sensuelle et très poétique(on pense évidemment à D.H. Lawrence à propos de Cecilia et Robbie, alors que les rêveries d'Emily rappellent Virginia Woolf) se réfère en outre à la fin de l'entre-deux-guerres, après quoi le roman semble rattrapé par la réalité.

    Si le mensonge de Briony a séparé les amants après l'arrestation de Robbie et la rupture brutale de Cecilia avec sa famille, ceux-ci se retrouveront par la suite, à la satisfaction du lecteur qui aime que l'amour soit "plus fort que la mort". La toile de fond en sera la débâcle de l'armée anglaise en France, avec des scènes de chaos rappelant Céline. Selon la même logique évidemment requise par la morale, Briony se devra d'expier, et ce sera sous l'uniforme d'une infirmière. Mais elle continuera pourtant d'écrire en douce, et peut-être aura-t-elle été tentée dans la foulée d'arranger la suite et la fin du roman de Cecilia et de Robbie ? Le lecteur se demande déjà si elle aura osé les relancer et leur demander pardon, s'ils lui auront accordé celui-ci et s'ils auront eu beaucoup d'enfants après la fin de la guerre ?

    Un troisième grand pas dans le temps, et le long regard en arrière de la romancière au bout de son âge, replacent enfin la suite et la conclusion du roman dans sa double perspective narrative (la belle histoire que vous lisez avec la naïveté ravie de l'enfant buvant son conte du soir) et critique, où la vieille Briony revisite son histoire et ses diverses variantes possibles en se rappelant l'enfant qu'elle fut.


    Ian McEwan. Expiation. Traduit (superbement) de l'anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. "Du monde entier", 489p.

  • À corps perdu

    Enfant_tableau.jpg
     
    Le corps ne voulait plus, alors:
    plus rien qu’une autre vie,
    le corps n’avait plus d’autre envie
    que d’aller voir un peu dehors
    le temps qu’il fait là-bas…
     
    Le corps ne voulait plus de toi:
    il fuyait comme un rat
    qu’un bruit effraie comme un remords,
    le corps comme une ortie,
    te brûlerait comme aux lisières
    des forêts de l’enfance
    quand, jambes nues, tout innocence,
    vous traversiez les rivières...
     
    Le corps s’en va, là-bas, tout seul,
    ignorant les écueils,
    on dirait qu’il a des nageoires,
    il semble avoir le souffle neuf,
    il lui vient un savoir
    qui lui fait traverser les murs
    qu’une sorte de nuit emporte -
    on dirait qu’on est plus léger,
    l’âme enfin délivrée
    de toute autre sorte de bluff…

  • Ceux qui sont partout chez eux

    Rahmy22.jpgCelui qui se sent partout étranger y compris dans son lit quand il est seul / Celle qui vous dit faites comme chez vous sans se douter que ça risque de craindre / Ceux qui pigent l'accent de partout où ils jactent /Celui qui a appris à se concentrer sur ce qu'il apprend / Celle qui lit quelque part que "la rue dit la vérité" / Ceux qui pensent que la rue "dit la rue" /   Celui qui se laisse volontiers dérouter par les indications erronnées comme ce matin-là à Tôkyo tu t'es fais envoyer à Okinawa alors que tu demandais ton chemin pour Ginza / Celui qui passe sa journeé de retraité coréen à ramener à la maison des enfants perdus  dans la gare de Shinjuku /Celle qui fait du strip-éclair dansle métro de Shangai où son oncle a juste le tems de faire la quête / Ceux qui suspendus à leur poignée avaient l'air de chauve-souris ce matin-là dans le métro de Tôkyo /  Celui (prénom Philippe,de père égyptien) qui constate que "les heures glissent du gris vers un gris plus sombre" / Celle qui se rappelle que le smog de Los Angeles te colle aux dents comme un vieux caramel / Ceux qui se disent qu'avec tant de câbles le ciel ne va pas s'envoler / Celui qui a cru voir Jésus-Christ au coin de la rue où il a disparu / Celle qui remarque que ce qui rassure chez Bouddha est son ventre à rebonds / Ceux qui s'attardent dans le quartier de la Goutte d'or à l'observation de détails curieux genre le griot en vélosolex / Celui qui se demande comment un homme peut en arriver à poignarder son enfant chéri de pas un an / Celle qui a vu le déploiement des "collaborateurs" de l'unité spéciale du DARD dans le quartier où rien n'était censé se passer comme à la télé mais aujourd'hui faut s'attendre à tout dit-elle à Madame Paccaud sortie sur le palier / Ceux qui se passent un clip de Madonna sur leur smartphone /Celui qui a appris à se faire des cataplasmes de blancs d'oeufs chez le même initié qui lui a rappelé les vertus de la compresse de feuille de chou / Celle qui constate que l'homme dégradé est aussi biodégradable que certains produits quoique laissant quelques déchets carnés / Ceux qui voient la mégapole s'éteindre à 21 heures pile / Celui qu'on emporte dans une housse grise et lisse comme la nuit de Kafka / Celle qui se rappelle le goût particulier des lèvres du jeune Gustav Janouch / Ceux qui préfèrent se taire faute de pouvoir aider, etc.

     

     

  • Plus terrible sera la chute

    Arditi5.jpg

     

    Un Prince d’orchestre

    à valeur de grand roman 

    Après Le Turquetto, gratifié de cinq prix, Metin Arditi revient en force avec le portrait dur et tendre d’un ange déchu du gotha musical. Lecture et rencontre.

    « Il dominait tout », lit-on illico à propos d’Alexis Kandilis, chef d’orchestre mondialement connu et protagoniste du douzième livre de Metin Arditi. La cinquantaine fringante et l’insolente beauté d’un macho grec à la Delon, Kandilis se considère lui-même comme le plus grand chef du moment et le meilleur « coup » auprès des femmes. Pour toucher à la « gloire absolue », il lui manque juste de décrocher enfin l’enregistrement du « coffret du siècle », dit le B16, à savoir l’essentiel de Beethoven dont la vente estimée à un million de disques s’ajoutera à celle de la trentaine de CD que le Maître a déjà à son actif. En attendant enchaînant les concerts de prestige aux quatre coins du monde, il savoure sa réussite sous l’œil férocement attentif de Clio, son indomptable mère enfin sortie des galères. Or le présumé Titan n’est pas sans failles ni faiblesses. L’air obsédant du Chant des enfants morts de Mahler lui revient ainsi à tout moment, rappel d’un accident en son enfance. Et puis son orgueil ombrageux lui joue des tours. Ainsi a-t-il, lors d’un concert  récent à  Paris, humilié un percussionniste de façon grossière. Ainsi, alors même que tout semble lui réussir et qu’un club de milliardaires l’accueille même dans ses parties de poker, tout vacille soudain, avant la chute. Un premier article accusateur dans Le Monde, la fronde des musiciens, d’autres papiers vengeurs, l’échec du B16, le rejet de ses riches amis vont faire du prince un paria. Dont Metin Arditi, Président de l’Orchestre de la Suisse romande comme on sait, se défend absolument d’avoir trouvé le modèle chez les chefs qu’il a fréquentés. Le germe du roman est à chercher, à son dire, à d’autres profondeurs.

    « Pourquoi détruit-on si souvent, et si bêtement, d’un mot ou d’un geste, ce que l’on a mis tant de temps et d’efforts à construire ? Je crois que nous sommes tributaires de nos blessures d’enfance, du moins de celles que l’on s’est refusé à confronter, précisément parce qu’elles étaient trop douloureuses ». Ainsi le romancier éclaire-t-il les dérapages successifs de son prince d’orchestre, qui perd sa capacité de raisonnement et sa maîtrise de soi en se rappelant la mort tragique de son jeune frère et la terrible humiliation qu’il a subie dans son adolescence, dont le lecteur découvrira le secret.

    Connaisseur éprouvé du milieu musical et du « Système » économique auquel sont soumis les plus grands interprètes, Metin Arditi se défend aussi de pointer, à travers l’affirmation de puissance méprisante de son protagoniste un défaut de la profession à son plus haut niveau : « Vraiment pas ! Les grands chefs sont des personnes hautement contrôlées et intelligentes, lucides sur leurs propres intérêts. Je n’ai jamais vu de chef se comporter de cette manière… »

    Autant que le milieu des musiciens, de leurs agents ou des critiques en vue, le romancier montre, dans Prince d’orchestre, une connaissance approfondie de la musique elle-même. Ainsi se met-il littéralement dans la peau du chef défié par son orchestre, lors d’une interprétation de la 9e Symphonie de Beethoven au Royal Albert Hall de Londres, au point de faire vivre au lecteur un concert menacé par une débâcle absolue, miraculeusement sauvé par l’émotion. Or, à ses connaissances de mélomane, Metin Arditi a ajouté de sûres informations : « J’ai beaucoup travaillé avec les partitions, les enregistrements, deux spécialistes du travail d’orchestre et des plateaux, une agente de chef d’orchestre à Londres, un bibliothécaire et un compositeur ».

    Ingénieur-romancier, l’auteur de Prince d’orchestre impressionne en outre par la construction, en brèves séquences à multiples points de vue, d’un récit choral extrêmement poreux quant à la psychologie des personnages, tous finement dessinés. Là encore, un travail de minutieux agencement sous-tend ce qui semble la vie spontanée. «Je ne commence pas une écriture avant d’avoir noirci plusieurs cahiers de plans très précis qui, bien sûr, évoluent au fil des recherches préalables à l’écriture, puis au fil de l’écriture elle-même ».

    Par delà ses composantes sociales, artistiques ou purement techniques, c’est à un autre niveau, pourtant, que se situent le plus grand intérêt et l’émotion de Prince d’orchestre, tendus entre l’intensité passionnelle et le défi orgueilleux d’un homme dont l’effondrement rappelle la trajectoire de certains personnages de Georges Simenon, auteur vénéré par Metin Arditi.

    Se disant lui-même bourgeois, et contraint à ce titre de « lutter sans cesse contre la facilité », le self made man a aussi du « métèque » en lui, comme Alexis Kandilis et comme le protagoniste du Turquetto. Le fait que son prince d’orchestre ait été placé par sa mère dans un certain internat de la région lausannoise, après la déchéance du père, renvoie au roman autobiographique Loin des bras (Actes Sud, 2008) dont on retrouve plusieurs personnages dans ce nouveau roman. En outre, quatre personnages importants pourraient participer à la rédemption éventuelle de Kandilis, qui la fuit avec une sorte de furieuse et suicidaire obstination. Il s’agit du Juif Menahem Keller, lui aussi passionné de musique et cherchant dans la Kabbale des réponses aux paradoxes de l’existence et, plus précisément, au coup du sort qui l’a frappé en plaçant son fils sur la trajectoire d’un kamikaze, à Jérusalem, plongé depuis lors dans le coma. Il s’agit en outre de Sacha, le jeune flûtiste russe, homosexuel, qui continue de témoigner de l’admiration à Kandilis après que tous l’ont lâché. Et, enfin, de Tatiana et Pavlina, les deux femmes éprouvées par la vie qui se sont réfugiées dans les bras l’une de l’autre, associant bientôt Alexis à leurs jeux érotiques.

    À propos de ces trois derniers personnages, le lecteur remarquera que le romancier leur donne des airs d’enfants abandonnés plus que de «déviants » au sens conventionnel. Et de préciser : « Oui, j’ai pour eux beaucoup de tendresse, car ils subissent l’ostracisme. Il y a là une forme de racisme sourd, de la part de la société, malgré les progrès réalisés depuis, disons, une génération ».

    Tout cela pourrait sembler « téléphoné » dans un sens politiquement correct, et pourtant non : Prince d’orchestre module, bel et bien, une vision du monde, des individus et des mécanismes sociaux, marquée par la générosité et le bon sens. Aucun des personnages du roman n’est épinglé comme le serait un insecte froidement observé et jugé. Comme le disait Henry James des meilleurs romans, chaque personnage y a en somme raison. Si Prince d’orchestre bascule finalement dans une extrême violence, celle-ci fait en somme écho, avec son aspect de fait divers aussi scabreux que tragique, au chaos bruyant d’une vie sans musique, dominé par les pulsions les plus obscures – tout un monde que nous découvrons tous les jours dans les journaux. Le paradoxe est que l’être le plus raffiné en apparence s’y laisse entraîner. Il y trouve la force insensée de se défenestrer aptès avoir massacré ses amantes. Telle est sa folie, tandis que Beethoven « triomphe » au Victoria Hall.  Or le magnifique roman de cette déchéance par orgueil est, à la fois, un hymne à la musique et à la tendresse.

    Metin Arditi. Prince d’orchestre. Actes Sud, 2012, 372p.                 

  • L’ami Roland boit la ciguë ou la mort d’un moineau perdu…

    img_4825.jpg
     
    A la veille de ses 80 ans, le chroniqueur et polygraphe Roland Jaccard, qui avait publié deux nouveaux livres depuis le début de l’année, dont son journal 1983-1988 comptant 834 pages et intitulé Le Monde d’avant, a choisi de mettre fin à ses jours, à l’imitation de sa mère autrichienne et de son père vaudois. Esprit libre s’il en fut, hédoniste posant au cynique désabusé en dépit de sa vibrante porosité sensible et de son humour jamais en défaut, notre ami Roland laisse, par delà son important travail de passeur-éditeur, une œuvre personnelle d’une rare vivacité, qui fera date par son style.
    Mais que fut donc son «monde d’avant» ?
    images-12.jpeg
    La première image que je conserve de Roland, en usant du JE comme il le faisait lui-même sans se gêner, est celle, dans notre «monde d’avant» lausannois, d’un long personnage en «calosse» de bain à la piscine de Montchoisi, maigre comme un héron et la mèche un peu canaille bon chic, au milieu d’un quarteron de filles en bikinis, visiblement en train de draguer alors que nous, les garçons, bien cinq ans de moins que lui, nous attendons le moment de l’annonce par haut-parleur: «Attention, on va faire les vagues !» et là nous nous jetterons à l’eau comme des sauvages tandis que le tombeur, là-haut, restera planté bien snob sur ses longues pattes à faire sa cour aux minettes.
    Cela dit, je n’aimais pas Montchoisi, trop fils à papas pour moi, qui préférais les bains popus du port de Pully où nous dévalions en vélo des hauts de la ville avant de plonger dans l'eau verte et ensuite de reluquer les entraîneuses du Tabaris ou du Brummel; et cette fois c’est moi qui ai snobé Roland, au moins soixante ans plus tard chez Yushi, quand je lui ai raconté comment, chatouillant les pieds des belles endormies à plat ventre sans soutifs, nous les faisions se cambrer, sauter en l’air et montrer leur lolos débridés... de Dieu la vue ! Et lui : comme dans Amarcord, mon cher, nous aurons été les ragazzi…
    Ce qui nous fait revenir au centre-ville, un mercredi après-midi au Bio, le cinéma du western-spaghetti par excellence, où la meute à grands cris met en garde John Wayne quand un Indien va lui lancer son tomahouac, et je ne sais pas si Roland est de la bande vu la différence d’âge, mais on lira bientôt ses chroniques de cinéma dans la feuille socialo du coin, et Freddy Buache en personne m’en signera le certificat plus tard : que le même Roland le côtoyait souvent au premier rang dans les salles noires du «monde d’avant», disons au tout début des années 60. Un peu plus tard, j’étais moi-même placeur au Colisée où j’ai vu 25 fois Juliette des esprits de Fellini, auquel je préférais à vrai dire Les Vitelloni en m’identifiant au doux Moraldo. De là comme un début de complicité...
    Ensuite notre Lausanne du «monde d’avant» sera, dans la foulée et pour résumer, celui du bar à café Le Barbare au pied de la cathédrale et de la cité genre Montmartre avec ateliers des Beaux-arts et autres nids d’étudiants, la librairie anar de Claude Frochaux aux escaliers du Marché, ou L’Escale, de l’autre côté du pont Bessières propice aux suicides urbains, avec ses filles de pensionnats huppés célébrées par Godard ; et dans ce monde d’avant les jeunes discutent beaucoup et fument beaucoup et baisent plus librement que leurs parents, et tout ce monde d’avant se politise et se subdivise, il y a plein de groupes et de troupes de théâtre, plein de cafés très enfumés et l’on «toraille» aussi dans les rédactions, enfin il y a là tout un habitus et sa faune des années 60-70 que Roland retrouvera plus ou moins à Paris, diplômé de je ne sais plus quelle faculté, quand il débarquera dans le Quartier latin et se fera un nom au journal Le Monde en tant que chroniqueur freudien jouxtant le sartrien Michel Contat, autre transfuge de nos douces périphéries lémaniques.
    images-16.jpeg
    Je raconte ça pêle-mêle, de mémoire, comme on se le racontait l’an dernier au Palace ou chez Yushi, en zappant une longue période durant laquelle, perçu de Lausanne, le nom de Roland Jaccard flottait un peu dans les marées montantes de la rentrée littéraire, un bout de journal chez Grasset (L’ombre d'une frange) par ci, un extrait de journal chez Zulma par là (Le rire du diable) , et chaque fois que je lui consacrais un papier il me répondait amicalement même quand je l’avais égratigné, bref les années passèrent et tel jour on apprit que les bains Deligny s’étaient noyés dans la Seine, ce qui me sembla le comble de l’humour à la Jaccard avant que j’apprenne, dans son Journal d’un homme perdu, que ce naufrage avait marqué la rupture de son amitié avec Gabriel Matzneff pour quelques années…
     
    De Stefan Zweig à Cyril Hanouna, suivez la courbe…
    Le titre du Monde d’avant fait écho, de toute évidence, au Monde d’hier de Stefan Zweig, et vous n’aurez rien compris à Roland Jaccard si vous ne passez pas par Vienne, vu que l’Autriche le tient par sa mère dont une amie l’a dépucelé à 15 ans, comme il me l’a confié non sans fierté, tant il est vrai que ce «viol», selon son expression, et comme pour défier l’esprit de Me-too, le flattait, lui joli personnage d’une nouvelle de Zweig ou d’Arthur Schnitzler, autre auteur de ses préférences…
    Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig évoque sa rencontre ratée avec un de ses condisciples, proprement génial, du nom d’Otto Weininger et suicidé à l’âge de 23 ans après avoir publié un essai sulfureux intitulé Sexe et caractère, succès européen de l’époque dont la version française a paru à Lausanne, aux éditions L’Âge d’Homme, préfacée par un certain… Roland Jaccard.
    Otto Weininger, juif antisémite et homosexuel, homophobe et misogyne, ne pouvait que plaire à l’ami Roland, car Otto se psychanalysait lui-même en théorisant la guerre des sexes et les aléas de la bisexualité de manière combien plus hardie que ne le ferait Sigmund Freud, alors que les nouvelles de Zweig et les pièces de théâtre de Schnitzler ou de Strindberg brassaient le même matériau psycho-sexuel avec la même rage iconoclaste d’époque.
    Et Roland Jaccard retrouvera le même genre de défi intellectuel dans l’œuvre fascinante d’Albert Caraco, philosophe juif méconnu publiant à compte d'auteur à Neuchâtel et Lausanne, maître altier d’une langue admirablement anachronique, nihiliste en apparence et visant en réalité une réorganisation future de l’écosystème démographique et spirituel mondial (!) pour se suicider en 1971 à 52 ans comme il l’avait annoncé, quasiment sur le cadavre de son père…
    Univers de cinglés que ce «monde d’avant» ? Sans doute, aux yeux des anges sanitaires de la nouvelle censure mondiale, mais c’était à la fois le monde de Socrate (cet affreux pédéraste) et d’Aristote (ce misogyne avéré), plus récemment d’Emil Cioranescu dit Cioran (ce facho recyclé) et d’Albert Caraco (ce raciste prophétisant le retour triomphal des Juifs) ou enfin de Roland Jaccard lui-même, déclaré «infréquentable» par tel folliculaire lausannois une semaine avant sa dernière révérence…
    images-13.jpeg
    À ce propos, je laisse aux vertueux de cet acabit la tâche de taxer Roland Jaccard d'idéologiquement suspect, estimant personnellement que l'idéologie est un virus mortel pour l'Esprit et n'étant jamais entré, avec Roland, dans aucun débat, ni sur la droite française, dont je me foutais quoique publiant deux livres chez Pierre-Guillaume de Roux, classé par les bien-pensants à l'extrême-droite alors que jamais nous n'avons parlé politique ensemble, et je souriais quand Roland traitait mon ami Jean Ziegler d'arnaqueur, estimant que l'un et l'autre valaient mieux que leurs postures idéologiques respectives.
    Un texte assez déchirant, sur son blog, où il est question de la mort d'un moineau, dit assez le peu d'estime, à mon sens injustifié, que Roland se portait. D'aucuns prétendront l'avoir compris, sûrement à trop bon compte, mais moi qui ne croyais ni à son cynisme ni à sa misogynie affichée, ni à ses rodomontades de pro-Trump (juste pour contredire les bien-pensants), ni à son prétendu nihilisme, aussi relatif que celui de Caraco et de Cioran (qu'on lise le journal de celui-ci pour découvrir quel farceur était au naturel le prétendu Maître du néant...), je n'aurai pas le prétention d'avoir compris cet être si superficiel et si complexe à la fois, si vaniteux et si humble, si puant en son parisianisme et si fraternel, si généreux en éditeur de Clément Rosset et de Frédéric Pajak, de Comte-Sponville et de tant d'autres alors qu'il se reprochait son manque de générosité, si gentil au moment même où il se la jouait méchant de cinéma - comme s'il fallait comprendre la vie...
    Et le «monde d’après» ? Le nom de Cyril Hanouna le résumera, bien insuffisamment certes mais lié à une émission auquel Roland participa un soir, consacré à la prostitution. Devait-il y participer ? m’avait-il demandé au téléphone avant de s’y pointer, et comme j’avais assisté peu de temps auparavant, moi qui ne regarde jamais la télé, à l’atroce spectacle ordonné par le monstre en question, je lui dis que même payé (il le serait de 60 euros) jamais je ne m’infligerais une telle torture.
    Mais Roland était joueur (ce que je ne suis aucunement détestant le ping-pong et nul en échecs) et toujours un peu frimeur (comme tout écrivain), et c’est en joueur frimeur qu’il aura touché à tous les aspects du «monde d’après» en restant scotché au monde d’hier. Là-dessus, c’est sur le pauvre Hanouna qu’il conclut son dernier blog d’avant le lundi fatal, comme s’il avait tiré la chasse.
    Mais qu'en est-il du vrai Cyril Hanouna ? Et le monde d'après ne sera-t-il pas aussi habitable que le monde d'avant taxé de décadence absolue par Platon ou Juvénal ? Roland a tiré l'échelle derrière lui et moi je vais retrouver tout à l'heure mes petits-kids Anthony (4 ans) et Timothy (2 ans). Poil aux dents...
     
    De la plume d’oie de Léautaud au smartphone de Roland…
    Roland Jaccard est sans doute le lecteur d’Amiel qui a fait le plus pour la défense et l’illustration du plus extraordinaire Journal intime de l’histoire de la littérature de langue française, jusqu’à se couler dans la peau du pusillanime prof genevois, et de même était-il «fan» des journaux de Benjamin Constant - dont l’esprit sous-tend Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel - de Jules Renard et de Paul Léautaud en son Journal littéraire rédigé à la plume d’oie…
    Unknown-3.jpeg
    Or c’est via Youtube que Roland, il y a deux ans de ça, m’a relancé, ou plus exactement par Facebook, où nous avions fait ami-ami, quand il me transmit une vidéo de son ami Olivier François, réalisée dans le bureau de Dominique de Roux (le premier écrivain français, proche de L’Âge d’Homme dès les débuts de la maison de Vladimir Dimitrijevic et que j’avais interviewé en 1970, à mes débuts de critique littéraire), dans laquelle il détaillait ses découvertes et préférences en matière cinématographique : un grand moment de passion partagée !
    Et ce n’était pour moi qu’un début, ce premier contact aboutissant bientôt à la rencontre de Pierre-Guillaume de Roux, fils de Dominique et bientôt l’éditeur de mes Jardins suspendus, ceci grâce à l’entregent amical de Roland connu de tous ceux qui se sont assis à sa table de chez Yushi.
    C’est ainsi là que j’ai rencontré Denis Grozdanovitch, son compère aux échecs, Jean-François Braunstein, magistral contempteur de La Philosophie devenue folle, les délicieux Pierre Mari et Mark Greene dont j’ai lu par la suite et commenté les livres par estime réelle et non par copinage de bistrot nippon…
    Se taxant parfois lui-même de «réactionnaire», notre ami Roland, social et sociable en diable, n’en usait pas moins des multiples moyens de communiquer que nous offre aujourd’hui la technologie subtile, rédigeant ses carnets à la main et jouant du podcast et des applis avec la souplesse d’un geek – il n’y a pas d’équivalent dans la langue de Caraco ni de Cioran.
    Joueur et frimeur, Roland Jaccard a fui Paris et le « monde d’après » au commencement du cauchemar sanitaire que nous vivons, réalisant en partie les prédictions d’Albert Caraco, précisément. Il raconte ce dernier épisode dans On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, son chant du cygne en quelque sorte, que je l’imagine composer dans sa suite à 800 francs la nuit du Lausanne-Palace, à 33 bornes de la crèche non moins luxueuse de feu Nabokov.
    Unknown.png
    Roland m’a vu, de se yeux vu, dérober un ouvrage doré sur tranche intitulé La Désirade, dans la bibliothèque du Lausanne-Palace, il m’a promis de n’en rien dire et je lui sais gré de sa discrétion. En revanche, il m’a autorisé à répandre le bruit, que j’ai fantasmé, selon lequel il séjournerait à l’année dans l’hôtel le plus cher de la ville de Lausanne grâce à sa double vie de casseur, les soirées d’hiver, braquant les villas de la Côte d’azur avec son ami Alain Caillol, ancien complice de Jacques Mesrine et gravement impliqué dans l’enlèvement brutal du baron belge Empain, condamné pour cela à plus de vingt ans de prison qu’il mit à profit pour étudier les œuvres complètes de George Sand - donc le nihiliste conséquent et compétent à tous égards.
    J’aurai vu ça de mon vivant : Alain Caillol chez Yushi. Cela vaut bien Mitterrand débarquant en hélico chez Michel Tournier. Et cela reste le « monde d’avant ».
    Après, Mademoiselle et Monsieur les Millenials, vous lirez Confession d’un gentil garçon ou De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles, vous lirez Une liaison dangereuse avec Marie Céhère ou Cioran et compagnie, vous lirez le Dictionnaire du parfait cynique ou Dis-moi la vérité sur l’amour
    C’est ça, Roland, dis-moi la vérité sur l’amour, et je ferai semblant de te croire, mais surtout restons amis par delà les eaux sombres…
     
    Roland Jaccard. Le Monde d’avant. Journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021.
     
    2039621611-1.jpg
    Roland Jaccard et le moineau égaré.
     
    « Que dire de cet été qui s’achève avec quelques mesures sanitaires de plus, sinon que je l’ai traversé comme un mauvais rêve ? J’en garderai l’image de ce moineau égaré dans la cage de mon escalier, tentant frénétiquement de s’en échapper, frappant les vitres closes avec son bec et mourant d’épuisement ou de panique sur mon paillasson. Quand j’ai entrepris de le délivrer, il était trop tard. Il est toujours trop tard d’ailleurs quand j’entreprends quelque chose. La lâcheté, la paresse, le sentiment profond de l’inutilité de tout acte me conduisent à cette abstention qu’ensuite je me reproche. Ce n’est que quand le drame s’achève que je comprends qu’il s’agissait d’un drame.
    J’aurais certes pu me dire : qu’importe qu’il y ait à Paris un moineau de plus ou de moins ? Mais son cadavre encore chaud là devant ma porte, m’interdisait toute esquive.
    Ma compagne, qui ne manquait pas de mordant, me dit que l’histoire de ce moineau résumait à elle seule l’histoire de toutes les femmes qui m’avaient aimé. Je n’eus même pas le courage de prendre ce petit cadavre encore doux et palpitant dans mes mains et de le descendre dans la cour. Ce fut mon amie qui s’en chargea. Ce qui lui traversa l’esprit pendant qu’elle descendait les six étages, je l’imagine sans peine : je vis avec un irresponsable doublé d’un couard. Mais comme les femmes savent d’instinct que l’irresponsabilité et l’égoïsme sont les deux vertus majeures des hommes, l’affaire en resta là.
    Confortablement installé sur mon lit à écouter des slows, j’en arrivai à cette conclusion : tous ceux qui me laissent tomber ont raison; tous ceux qui me démolissent ont raison; tous ceux qui me dépouillent ont raison. Pourquoi ? Parce que j’ai gâché mes chances. Parce que mes ambitions étaient risibles – et que je ne les ai même pas réalisées. Parce que…..mais tous ces « parce que » sont également dérisoires et inutiles face à cette évidence : le manque de générosité est ce qui se paie le plus cher dans la vie. »

  • Le cheval

    Unknown-19.jpeg
     
     
    (En mémoire de Kholstomer le cheval de Tolstoï)
     
    Le cheval se laissait aller,
    fatigué de hennir,
    bien las d’aller et de venir,
    en jouet animé,
    au gré de qui tenait le fouet -
    le cheval n’aimait pas le fouet…
     
    Qui tient le fouet dans la nature,
    déroge à l’animal
    qui jamais ne brandit la pierre;
    il n’est point de cheval qui lacère
    le bleu du ciel de cet éclair
    du fouet d’où fulgure le Mal -
    le cheval ne fait pas de mal…
     
    Je vous le dis en innocence:
    vous m’avez fatigué,
    je suis las rien que de vous voir
    me taxer d’indécence,
    vous me rêvez bien habillé,
    tout de blanc et de noir
    luisant comme un ciboire -
    mais le cheval ne rêve pas..

  • Le monde est un grand hôpital où l’on soigne toujours à tâtons

    Unknown-17.jpeg
    Tout dire sur la médecine vécue au quotidien, où cauchemar est plus fréquent que victoire, il y a un siècle comme ce matin : c’est le propos de Vikenti Veressaïev dans ses Notes d’un médecin, prisées par le public (et Tolstoï et Tchékhov à l’unisson) mais suscitant la fureur de certains de ses confrères. Tantôt accusateur implacable, et tantôt défenseur des inévitables pratiques à risques de la médecine, incessamment déchiré par le doute et les limites de sa propre compétence, horrifié par le charlatanisme et la morgue de certains, tant que par l’omertà du milieu, l’auteur laisse, en écrivain sensible, un témoignage d’une exceptionnelle honnêteté, laquelle rime avec humanité.
    À en croire l’écrivain russe Dimitri Bortnikov, de mère « chirurgienne-née » et qui lui mit, la première, les Notes d’un médecin entre les mains, il y a deux espèces de médecins : « Ceux qui, comme les garagistes, veulent comprendre comment ce corps-voiture fonctionne. Ils se fichent de celui qui le conduit. Et puis ceux qui veulent soigner. Et ce sont d’eux que nous gardons la mémoire. Ce sont eux qui souvent deviennent écrivains. En soignant les pauvres…Amoureux de l’humanité, ces médecins soignent ceux qui n’ont rien à donner au médecin, rien, sinon la guérison. Ces médecins-là brûlent d’amour pour le vivant, deviennent fous d’amour pour l’humanité. Mais l’amour trop grand est exigeant, et comment ! Plus l’amour est grand, plus la déception est immense… »
    Et Bortnikov, écrivain largement reconnu et préfacier de ces Notes d’un médecin, de se rappeler qu’il a toujours voulu être médecin comme sa mère et son grand-père maternel et qu’il a travaillé en ses jeunes années dans une maternité où la première chose qu’on lui a dit se réduisait à cet ordre : « D’abord, tu laveras le sol ». Comme Thérèse d’Avila aux novices de son couvent impatientes de flirter avec le Seigneur : « D’abord, vous laverez le sol »…
    C’est aussi la première expérience pratique de la médecine vécue par Vikenti Veressaïev, après la théorie ressassée pendant des années d’études: assister à un premier accouchement sans y toucher , assister à sa première dissection sans y toucher, et ensuite mettre la main à la pâte vivante et vivre la mort de son premier patient après une première erreur de diagnostic, vivre cette horreur de prendre une vie qu’on était supposé sauver, douter absolument de soi, et douter bientôt de la médecine même, avant de découvrir, par la grâce d’un aîné, que l’expérience et la compétence sont aussi de ce monde et que c’est à travailler, travailler et travailler à cette acquisition qu’il faut se consacrer – « soigner la nuit jusqu’à l’aube », dit encore Dimitri Bortnikov, qui rappelle dans la foulée les noms de ces médecins-écrivains amoureux de l’humanité qu’ont été Anton Tchékhov – lequel admirait Veressaïev « pour le courage de son écriture », mais aussi Mikhail Boulgakov, génial auteur du Maître et Marguerite à qui l’on doit également de fameux Carnets d’un jeune médecin, d’André Breton et de Louis Aragon et jusqu’à Rabelais…
     
    Un livre brûlant, et surtout éclairant…
    « Lecteur, tu tiens dans les mains un livre brûlant », écrit encore Dimitri Bortnikov, qui souligne que « son auteur n’a jamais perdu confiance en l’homme ni son amour pour lui en dépit de ce qu’il ressentait : « Parfois, je voyais le monde comme un immense hôpital »…
    Mais quoi de commun, objectera-t-on, entre l’«hôpital» des dernières années du XIXe siècle – les notes de Veressaïev courent entre 1895 et 1900 -, et la médecine actuelle aux transformations vertigineuses, quoi de commun au temps où l’on inoculait la syphilis à des patients-victimes en bonne santé pour en observer « scientifiquement » les effets, et celui des protocoles sophistiqués de l’éthique médicale, en attendant les dernières avancées de l’intelligence artificielle !
    Eh bien justement, à propos de l’IA : les débats actuels sur la nécessité de préserver le facteur humain et la relation personnelle du médecin et du patient sont au cœur, déjà, des observations et des mises en garde de Veressaïev, immédiatement en rupture d’omertà. Ah bon, le milieu médical de l’époque pratiquait déjà l’omertà ? Pas que !
    Plus on avance dans la lecture de ces Notes d’un médecin, plus on constate en effet l’actualité « brûlante » de ses observations, où il s’implique souvent lui-même. Cela commence par deux diagnostic erronnés qu’il formule, étudiant en troisième année, en se croyant atteint d’un sarcome (un grain de beauté irrité par sa chemise), puis en croyant identifier les symptômes d’une « diabète insipide » en interprétant (mal) un ouvrage de référence du célèbre Adolf von Strümpeli - à relever alors au passage que Veressaïev ne cesse de citer la pléthorique littérature médicale de l’époque dont il se gave comme un fou pour compléter son savoir.
    Or dès ses débuts de médecin « sur le terrain », le jeune diplômé constate le malentendu : qu’il est censé désormais faire partie des « augures », alors qu’il ne sait rien. Qu’il ne pourra progresser sans expérience, laquelle le confronte à des pratiques qui le choquent comme les autopsies automatiques, sans consentement des familles, ou l’inoculation de maladies vénériennes aux fins d’observation, et de constater que les femmes subissent un traitement particulièrement humiliant, autant que les patients démunis ; après quoi le thème de la médecine « à deux vitesses » ressurgit - tout cela qui devrait rester « entre nous », relève un éminent patron, lequel aura de quoi fulminer contre ce fâcheux cassant « le morceau ».
    Là-dessus, pas besoin d’insister dur le caractère éminemment actuel de ce qui sépare la médecine « de parade », la « médecine-business », et celle qui vise essentiellement à soulager et guérir le patient. Plusieurs séries « médicales » sud-coréennes en donnent aujourd’hui une illustration critique éloquente, où des « hommes de l’art », qui sont souvent des femmes, résistent à la tentation du gain et de la rentabilité au profit de soins égaux pour tous.
    Au demeurant, s’il lui arrive de désigner explicitement des « bourreaux », Veressaïev n’en rend pas moins hommage aux vrais « héros » travaillant honnêtement, comme il s’y est lui-même employé.
    Riche de nombreux épisodes émouvants, voire parfois déchirants, Notes d’un médecin aborde aussi la question de la vivisection animale, où l’auteur, après avoir « sacrifié » un adorable macaque sur l’autel de ses recherches, s’interroge sur la légitimité de cette pratique « au nom de quel droit »…
    L’on a appris récemment que le sinistre Bachar el-Assad se réjouissait de bénéficier, à Moscou, des meilleurs soins, à l’enseigne d’une médecine de haute qualité, sans comparaisons avec celle des provinces russes...
    Or la troisième partie du livre de Vikenti Veressaïev , où il parle de la survie difficile de beaucoup de ses confrères honnêtes pratiquant ce qu’on peut dire la « médecine des gens », est un véritable tableau chiffré des conditions matérielles de la profession en Russie du début du XXe siècle, avec de forts contrastes entre capitales et campagnes – comme l’illustrent de leur côté tant de récits de Tchékhov - avec des aperçus latéraux sur la situation en Europe, nous renvoyant finalement à la situation de nos jours.
    Pour conclure cependant, le bilan plutôt sombre qu’il tire des conditions de travail de ses confrères lui semble moins alarmant que l’état général de l’« hôpital» de l’époque : « Les honoraires des médecins sont minimes, et cependant ils restent trop élevés pour beaucoup trop de leurs patients », écrit-il en 1900, un lustre après avoir fait ce constat de jeune carabin déjà lucide : « Non aucun doute n’était permis. Un être humain normal, c’est un être humain malade ! L’être humain en bonne santé n’est qu’une heureuse anomalie».
    Alors santé, frères humains, un coup de vodka et prenez soin de vous…
     
    Vikenti Veressaïev. Notes dun médecin. Traduit du russe oar Julie Bouvard. Préface de Dimitri Bortnikov. Editions soir sur Blan, La Bibliothèque de Dimitri, 261p.