
Carnets de JLK
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L'Ouvroir
(Trésor de JLK, IV)«Je regarde comme le plus grand mal de notre siècle, qui ne laisse rien mûrir, cette avidité avec laquelle on dévore à l’instant tout ce qui paraît. On mange son blé en herbe. Rien ne peut assouvir cet appétit famélique qui ne met en réserve pour l’avenir. N’avons-nous pas des journaux pour toutes les heures du jour ? Un habile homme en pourrait encore intercaler un ou plusieurs. Par là tout ce que chacun fait, entreprend, compose, même ce qu’il projette, est traîné sous les yeux du public. Personne ne peut éprouver une joie, une peine, qui ne serve au passe-tenps des autres. Et ainsi chaque nouvelle court de maison en maison, de ville en ville, de royaume en royaume, et enfin d’une partie du monde à une autre, avec une effrayante rapidité».(Goethe, Maximes et réflexions)°°°« Ce cœur ne s’entend plus avec les cœurs, ce cœur ne reconnaît plus personne dans la foule des cœursDes cœurs sont pleins de cris, de bruits, de drapeauxCe cœur n’est pas à l’aise avec ces cœursCe cœur se cache loin de ces cœursCe cœur ne se plaît pas avec ces cœurs ».(Henri Michaux)°°°« Poète nouveau. Retenez bien ce nom, car on n’en parlera plus »…(Jules Renard, Journal)°°°«Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Michel Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle»…(Sébastien Castellion, Traité des hérétiques)°°°« Quand on l’entendait parler, on disait: c’est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait: c’est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : c’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent».(Victor Hugo)°°°«Si les hommes naissent égaux, le lendemain ils ne le sont plus. »(Jules Renard)°°°« Ô Grand Staline, ô chef des peuplesToi qui fais naître l’hommeToi qui fécondes la terreToi qui rajeunis les sièclesToi qui fait fleurir le printempsToi qui fais vibrer les cordes musicalesToi splendeur de mon printemps, toiSoleil reflété par les milliers de cœurs ».(Louis Aragon)°°°«Un monde qui devient de plus en plus irréel à mesure qu'il s'évapore en pur spectacle, qu'il n'existe que pour être vu».(Gustave Thibon)°°°Louis Calaferte : «Toute cette jeunesse en allée… »Et moi : « Mais non, vieux con : toute cette enfance qui revient »…«À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtière de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »« Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissement nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiérieux où je me tenais caché », « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », etc.(Christophe Ransmayr, Atlas d’un homme inquiet)°°°« Moi je n’ai rien contre les étrangers, mais… » ; « enfin les Juifs, tu sais, quand même… » ; « d’ailleurs les homos, faut les comprendre, pourtant… » ; « et de toute façon, on est bien d’accord, les femmes… » ; « mais tu ne vas pas nier que les Grecs et le travail… »°°°« Après son dernier voyage, Gulliver ne supporte plus l'odeur humaine, et pour pouvoir respirer, va se réfugier dans l'écurie auprès des chevaux ».(Simon Leys, à propos du génocide au Cambodge)°°°«Le premier mouvement des uns est de consulter les livres ; le premier mouvement des autres est de regarder les choses».(Paul Valéry)°°°«Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge».(Voltaire)Aquarelle JLK: la montagne Sainte-Victoire. -
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(Trésor de JLK, III)« L'univers, ou le multivers, infiniment grand ou petit, se rit de vous, de vos prétentions, de votre idiotie. Il est mort de rire, l'univers, en considérant votre dimension d'insecte ».« De toute façon, Dieu, s'il existe, semble considérer de très loin ce bordel ».(Philippe Sollers)°°°« Votre société s'ingénie à rendre le désespoir attrayant ».(Thierry Vernet)°°°« Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour "m'en tirer" !). La machine à laver a de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais ».(Thierry Vernet)°°°« Essi sempre umili / essi sempre deboli / essi sempre timidi / essi sempre infimi /essi sempre colpevoli / essi sempre suditi / essi sempre piccoli ». Eppoi: « Ils amèneront des enfants et le pain et le fromage dans les papiers d'emballage du Lundi de Pâques ».(Pier Paolo Pasolini)°°°« De la mer le limon a recouvert le lit / Le sol fertilisé est devenu culture / On croirait voir l’Egypte en ce coin de nature / Qui n’était que rivage au navigant hardi ».(Le Tasse)« La caresse vient comme le vent, elle ouvre un volet, mais elle n’entre pas si la fenêtre est fermée ».(Guido Ceronetti)°°°« Il faut écrire comme on parle, si on parle bien ».« La poésie m’a sauvé de l’infecte maladie de la rosserie ».«Quelque chose de plus déplaisant que l’arrivisme, c’est l’étalage de la modestie ».(Jules Renard)°°°« Nous vivons dans une société sombre. Réussir, voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb. Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. (…) De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussissez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors de cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d’emblée et par acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Ils confondent avec les constellations de l’abîme, les étoiles que font dans la vase molle du bourbier, les pattes des canards ».(Victor Hugo)°°°«Le silence a disparu. La musique aussi. Dans les boutiques, les restaurants les taxis, l’agression sonore ne cesse plus. Pulsation répétitive, vulgaire, violente, grésillements et stridences d’un moteur dont les pistons ne faibliraient jamais ».(Jean Clair)°°°« Propos de table et propos d’amour : les uns sont aussi insaisissables que les autres ; les propos d’amour sont des nuées ; les propos de table sont des fumées ».(Victor Hugo)°°°« Quelle misère que l’intelligence quand c’est le cœur qui parle. Hugo me plonge dans mon enfance. Je me souviens d’une soirée. Mon père lisait Les Misérables, les deux coudes sur la table, les mains à plat contre les oreilles. Passant derrière lui, je me suis mis à lire par-dessus son épaule. Le roman penchait vers sa fin. Au moment où Jean Valjean tire de la valise noire les vêtements de Cosette et les aligne sur le lit. Je devinais que mon père pleurait, Les larmes me vinrent aussi aux yeux. Nous ne bougions ni l’un ni l’autre. Pas le moindre bruit de sanglot, pas le moindre reniflement. Un grand silence que j’entends encore. J’ignore s’il a su que je pleurais et je savais qu’il pleurait. Je ne le regrette point. Ceci doit rester incertain, pressenti plutôt que vu. Comme le chapitre s’achevait, il n’a pas levé la tête et j’ai quitté la pièce. Je garde cependant le souvenir de son éèaule contre ma poitrine et lui, peut-être, de ma poitrine contre son épaule.Ainsi Hugo est associé à mes plus chères affections ».(Georges Piroué)°°°« Nous sommes en perplexité, mais pas désespérés ».(Charles du Bos)Peinture JLK: Lago delle streghe al Devero. -
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(Trésor de JLK, II)«Il y a encore quand même beaucoup de bonté et de bonheur dans les coins».(Marcel Jouhandeau)°°°«La prose doit être un vers qui ne va pas à la ligne».«Il a un large nez au milieu du visage. C’est comme un coup de pied qu’on lui aurait donné, et dont il lui serait resté le pied».«Une phrase solide, comme construite avec des lettres d’enseigne en plomb découpé».(Jules Renard, Journal)°°°«Écris comme si tu étais en train de mourir. En même temps, dis-toi que tu écris pour un public uniquement composé de malades au stade terminal. Après tout, c’est le cas. Que commencerai-tu à écrire si tu savais que tu allais mourir bientôt ? Que pourrais-tu dire à un mourant pour ne pas le faire enrager par ta trivialité ? ».(Annie Dilllard)°°°« Ceux qui voient la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre ».(Oscar Wilde)°°°« Le pédalo est un trône à pédales, qui distingue l’homme du XXe siècle des Romains de l’Antiquité. Le pédalo permet au penseur de réaliser son double rêve : de ressembler à Louis XIV en même temps qu’à Louison Bobet ».(Alexandre Vialatte)°°°« Le visage est l’âme du corps. On peut tout aussi peu voir de l’extérieur son propre caractère que sa propre écriture. J’ai une relation unilatérale à mon écriture, qui m’empêche de la considérer sur le même pied que les autres écritures et de les comparer entre elles ».(Ludwig Wittgenstein)°°°« On dit des choses solides lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires ».(Lautréamont)°°°« Là-haut » est une petite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui, chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous le ciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour je ne me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je ne vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.Siècles, familles, enfants, nations se dissolvent là-haut. Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc ».(Pascal Quignard)°°°« Tâchons de voir un peu clair en Dieu ».(Jules Renard, Journal)°°°« Grand-mère et petits-enfants : pas la plus profonde, mais la plus belle, la plus humaine des relations sur terre ».(Peter Sloterdijk)°°°« L’éducation est une chose admirable. Mais il est bon de se souvenir de temps à autre que rien de ce qui mérite d’être su ne peut s’enseigner ».(Oscar Wilde)°°°« Pensé une fois de plus, hier soir, au lit, que la bonté est peut-être la plus haute forme de poésie ».« Cette vieille paysanne disant à sa fille, au moment de mourir : «Sois tranquille, on se téléphonera ».(Georges Haldas)°°°« Je ne souffle mot Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l'eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l'eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot».(Blaise Cendrars, Bourlinguer)Aquarelle JK: Solitude. -
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Trésor de JLK (I)
«Toutes les religions passeront et cela restera : simplement être assis sur une chaise et regarder au loin. »(Vassily Rozanov, Esseulement)°°°« Nous vivons parmi des idées et des choses infiniment plus vieilles que nous ne pensons. Et en même temps, tout bouge ».(Teilhard de Chardin)°°°« Pourquoi y a-t-il quelque chose ici et non rien ? Et pourquoi cette question nous vient-elle à l’esprit – nous autres particules qui tournons indéfiniment autour de cette pierre noire ? Pourquoi nous vient-elle à l’esprit ? »(Annie Dillard)°°°« La mort des autres nous aide à vivre. »(Jules Renard)°°°« Quand l’homme se laisse aveugler par les choses, il se commet avec la poussière. Quand l’homme se laisse dominer par les choses, son cœur se trouble. »(Shitao)°°°« J’aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire. »(Charles-Albert Cingria)°°°« Je pique indifféremment de petits faits, et je me suis habitué à leur morphine. »(Jules Renard)°°°« Est-ce possible que tous ceux qui passent par la rue mourront eux aussi ? Quelle horreur. »(Vassily Rozanov, Feuilles tombées)°°°Si je meurs à la poésie, c’est pour avoir vécu trop loin de moi-même(1967)°°°« J’avais vingt ans. Je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie. »(Paul Nizan)°°°«A good gook is a dead gook. »(Vietnam, 1967)°°°« Je vais moins à la vérité que je ne pars de la vérité. »(Nicolas Berdiaev)°°°« Aujourd’hui, n’est-ce pas, il faut être son propre grand-père. »(Vladimir Dimitrijevic, 1968)°°°« J’ai joué avec une coupe d’enfantEt découvert la grotte de l’azurEst-il possible que j’existe pour de bonEt que la mort me prendra vraiment ? »(Ossip Mandelstam)°°°En hiver, les jardins publics sont comme de vastes églises désaffectées.(1974)°°°« C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres, avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune – et on claque en chemin. »(Paul Léautaud)°°°« Il est tellement laid qu’on dirait que la figure lui fait mal. »(L’abbé V., en 1974)°°°«Arrivée ce matin à Venise. Balade dans les venelles. Deux tableaux au musée Correr : une Pietà de Cosme Turra, de tour expressionniste, avec le diable dans l’arbre sous la forme d’un singe ; et Les courtisanes de Carpaccio, d’une beauté précieuse où me surprend, imperceptible sur les reproductions, la douceur mystérieuse des tons. De l’intérieur du musée, l’on entend un accordéon sur la place voisine.(1974, 3 mai)°°°« Laissez parler votre subconscient. »(Dimitri, en 1974)°°°Littérature romande : la fuite dans l’Ailleurs. Jaccottet, Roud et consorts : une poésie qui ne porte pas, ici et maintenant, à conséquence. Rose bleue selon Dürrenmatt…(1974)°°°« Ce qui se révolte en moi, c’est la langue elle-même, véhicule de ce que la vie recèle de plus révoltant. La langue se révolte contre ce contenu même. Elle persifle, grince et se secoue de dégoût. La vie et la langue s’empoignent impitoyablement et se disloquent peu à peu ; il ne restera, pour finir, qu’un mélange inarticulé, le véritable style de notre époque. »(Karl Kraus)°°°« Anna Akhmatova écrit des vers comme si un homme la regardait ; or il faut les écrire comme si Dieu nous regardait en transcendant la partie primitive de nous-même, la partie condamnable. Comme devant Dieu – en Sa présence. »(Alexandre Blok)°°°« On sent dans le chant des oiseaux le regret de la verdure . »(Charles-Albert Cingria)°°°« J’aime ceux qui ne savent vivre que pour disparaître : ce sont eux qui passent au-delà »(Nietzsche). -
Figures de contemplation
Le vert et le rouge sont dites couleurs de la passion, qui composent ici, dans la forme, accentuée par des cernes noirs, de six poires posées sur un guéridon noir adorné de dorures, ce qu’on dirait conventionnellement une nature morte, mais à vrai dire par antiphrase tant elle est vive et chatoie dans le détail foisonnant d’autres touches de couleur, ou encore une façon d’icône profane rappelant les visions d’un Rouault, sans qu’il s’agisse de référence et moins encore de citation.
Ce tableau datant de 1973, qui n’a cessé de nous accompagner, m’apparaît aussi, par son mélange de lyrisme m’évoquant également le chant des vitraux, comme un objet de contemplation qui me rappelle le siècle d’or espagnol plus que les maîtres flamands, et d’emblée s’est imposé le mot d’apparition.Ce sera d’ailleurs, dans le statisme de la contemplation mais aussi par la chose saisie au vol dans le mouvement, une constate de la peinture de Czapksi que de faire apparaître le monde qui nous entoure, et voir, ce qui s’appelle voir, les choses non seulement vues mais regardées – le verbe signifiant « garder avec » - , que le travail du peintre consiste à dégager de leur part anecdotique et contingente pour en fixer la présence et l’aura.
Ce que je vois me regarde, semble nous dire l’Artiste, mais encore s’agit-il de le traduire en sorte de dire que ce que je vois regarde aussi les autres.
Poires vertes, fond rouge. Huile sur toile, 61x50, 1973. Pp LK/JLK.
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Ceux qui ne se laissent pas abattre
Celui qui se plaint à sa jambe de bois qui lui répond que ça la gratte un peu là mais que c’est pas grave Gustave / Celle qui estime que le dégoût n’est question que de goût / Ceux qui ne s’estimeront battus qu’abattus mais c’est pas demain la veille / Celui qui constate qu’il écrit le mieux quand ça va le plus mal / Celle qui demande à Dieu de faire ce matin un effort / Ceux qui ne se plaignent de rien vu qu’il leur reste moins encore / Celui qui écrit pour son tiroir qui n’aspire (croit-il) qu’à s’ouvrir à l’avenir / Celle qui entrevoit de la lumière au bout du couloir / Ceux qui à l’enterrement de son amant disent comme ça à Solange qu’à présent on continue / Celui qui en tant que chien battu comprend le chat échaudé / Celle qui s’en remet au pasteur qui lui dit je vous entends ma sœur / Ceux qui boitent pour se faire prendre en stop / Celui qui prend des nouvelles du Soudan pour se donner du cran / Celle qui prend les coups avec le sourire sauf quand (c’est normal) ça fait trop mal / Ceux qui recommandent à Jean-Patrice en dépression de « penser un peu à Gaza » / Celui qui externalise son optimisme au titre de la monétisation des potentiels / Celle qui se débat dans les filets d’un rabat-joie / Ceux qui décrient plutôt l’impolitesse du désespoir / Celui qui remonte la pente avec l’aide de Nestor son nouveau rollator / Celle qui s’impose en abattant ses cartes / Ceux qu’on croit abattre comme des chênes et qui s’en relèvent non sans peine mais quand même, etc.Peinture: Robert Indermaur -
Comme un exorcisme
Tout à coup ce serait ce noirdevant tes yeux ouverts,comme un présage du revoirau regard de travers:tu t’en irais avant le tempsoù tu ferais semblantmine de rien, tu serais làà braver le trépas …Les autres vont en symphoniecélébrer la foisonet les lois de famille normale,toutes les tractationset les notions considérablesà l’appui national -mais toi tu fais le mort…Vivants vous êtes magnifiques,partout où vous allez ,les arbres et les chevaux ailés,les femmes déliées,les garçons de vigueur antique -je m’efface au fond du sourireignorant des empires…Piero della Francesca: Polyptique de la miséricorde. -
Quand le Festival bat son plein tous les Seniors n’ont pas le blues…
L’esprit du temps et le commerce obligeant : tous devraient hurler de joie et trépigner les bras levés, au risque sinon d’être taxés de ronchons. Mais la fête obligatoire ne suppose-t-elle pas que tous y soient conviés ? Et si l’on poussait alors la logique à bout : si tout le monde se ruait au Festival, rollators et vieilles peaux même en civières ? Question grave : qu’en est-il de notre rapport à l’âge, entre jeunisme et gâtisme ? Et si l’on détendait un peu l’atmosphère ?Ce n’est pas qu’une question d’âge, mais quand même… vous imaginez leurs têtes si les Seniors, comme ils disent, débarquaient en foule au Festival ? Non pas une poignée de boomers un peu barjos se la jouant vieux de la vieille en accros des années 60-70 revenus de Woodstock ou de l’île de Wight avec leurs longs tifs, mais toute la bande de vioques plus ou moins casés par leurs tribus respectives dans tel ou tel établissement socio-médical des hauts de la Dolce riviera et environs, vraiment toute la tribu boomer titubante ou grabataire - toustes (c’est comme ça qu’on s’inclut aujourd’hui) défiant l’exclusion en brandissant leur identifiant consacré : Senior !Non mais quel label, vous êtes-vous toujours dit, et l’autre dimanche vous aurez sursauté au moment pile ou vous auriez aimé « en être », quand ce bon vieux Neil Young était supposé se pointer sur la Scène du lac, à un coup d’aile de votre balcon, et qu’en ouvrant grand vos fenêtres vous auriez pu apercevoir sans les barrières et palissades multiples vous signifiant que lui était « dedans » et vous « dehors » ; et bientôt ce boucan, ce magma, ce martèlement dans le magma, ce vague nasillement d’une voix dans le martèlement, ça Neil Young ? Eh non ! Et c’était votre faute ! Y avait qu’à vous payer le ticket (dès 167 francs, non mais !) et puis non et non : vous ne le sentiez pas, vous n’étiez plus « dedans » comme vous l’étiez plus ou moins en vos jeunes années - mais pas pour autant, ce dimanche soir, le cœur de dénigrer le magma en question vu que c’était vous le Senior « dehors » alors que Neil se la jouait « dedans »…Senior, délivrez-nous de ce mot..Mais Senior, seigneur, pas vraiment l’étoile jaune, mais à vos yeux de vieil ado de nature plutôt débonnaire à l’ordinaire : ce label social collé à votre peau en vertu de quel décret : et quand ça vous tombe dessus ?Quand ça commence d’être Senior ? Ne l’étiez-vous pas dans votre tête ou votre cœur en vos années marquées Junior ? N’étiez-vous pas déjà un foutu vieux sage quand à dix-huit ans vous aurez recopié ces mots de Paul Nizan, l’auteur des Chiens de garde bousculant les têtes molles de la philosophie, dans un autre écrit intitulé Aden Arabie : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l'amour, les idées, la perte de sa famille, l'entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde »…Or à vingt ans vous étiez déjà revenu de mai 68 vécu dans le magma collectif de la Sorbonne où déjà l’on rejetait le « monde d’avant ». Le Sartre de 63 ans était-il un Senior quand il parlait aux « djeunes » du Quartier latin ? Et l’increvable Edgar Morin revenant de Californie en 1970, que vous aurez rencontré alors et qui fête ces jours son 104e anniversaire ? Et Claude Nobs dans tout ça, rattrapé par « l’âge » à 76 ans dans la neige des hauts de Caux, était-il un Senior sur ses lattes de fond ? Vous le revoyez sur la scène du Festival en 1999, accueillant - cheveux poivre et sel très courts et cravaté comme un cadre bon chic bon gendre, un Jonny Lang de 18 ans en marcel noir et se déhanchant à la Mick Jagger (40 ans de plus…) entre blues et rock bien balancé – Senior Nobs et Jonny Junior ? Okay !Accepter son âge ne serait-il pas, alors, la meilleure façon de s’en distinguer ? Ne pas se la jouer « djeune ». Garder sa cravate comme le Boss Nobs sans en faire un drame si l’on vous traite de «papy». Faire comme si l’âge ne faisait rien à l’affaire en matière de passions partagées - avec un clin d’œil.Restons gentils, cools dans la foule…Le Festival bat encore son plein, le média du coin parle du passage de Neil Young comme d’un grand moment ou « papy » (sic) a fait de la résistance et « tutoyé les sommets », dans le langage branché saturé de cliché qui sied. Et puis quoi ? Dénigrer parce que vous n’y étiez pas ? Dégommer le Festival parce que tout ça relèverait de la pompe à fric comme à Woodstock dont on a souvent magnifié le seul tour angélique, et puis quoi ? Prétendre, comme vous l’avez lu sous la plume d’un de nos chroniqueurs, se la jouant lucide comme pas deux, que cette foule galvanisée ressemble en somme à celle des grands rassemblements nazistes ? Et quoi encore ? Le plaisir partagé est-il forcément suspect ? Et votre défiance envers la tendance à tout étiqueter (Senior, Boomer, Millenial, etc.) va-t-elle vous empêcher de rester gentil ?Le mieux serait alors, question de détendre l’atmosphère, de relier vos propres souvenirs à ceux qui se préparent sous vos fenêtres. Vous vous rappelez les Stones à Montreux en 1964, invités alors à la Rose d’or par Claude Nobs presque en catimini, et les mêmes en seniors de guerre dans un stade géant suisse allemand bondé et survolté, plus de vingt ans après; ou vous vous rappelez Bob Dylan en Senior chapeauté vingt-cinq ans après le Junior Jonny ; ou Bonnie Raitt en vieille gamine de western, ou Joan Baez obligée de se pointer au Festival à cheval (pour cause de dimanche sans voitures), en 1973, et la même y faisant ses adieux en 2019, et tout ça comme un joyeux magma, quitte à vous replier aujourd’hui sur l’autoradio de votre Honda Jazz à écouter ce bon vieux Van Morrison, ou Jonny Lang ou les trios de Mendelssohn et, une fois de plus, l’indomptable Neil dont le média local vous apprend que son dernier concert de l’autre soir s’est achevé sur l’électrisant Rockin’in the free world – mais ça c’est du souvenir futur que se repasseront les Juniors du moment quand ils se prendront, en pleine figure, le label Senior par juste retour de boomerang… -
Mon ami Tchékhov
Ce n’est pas abuser de prétentions occultes, ni non plus céder à je ne sais quel sentimentalisme douteux que de parler de la relation que j’entretiens avec Tchékhov, depuis mes seize à vingt ans, comme d’une amitié, et plus immédiate, immédiatement plus profonde, plus entière, plus candide et grave, plus souriante et mélancolique, plus claire dans le noir et plus lucide, plus durable et jamais entamée, plus durable et jamais déçue que toutes mes amitiés vécues «en réalité» en ces années où mon penchant récurrent à l’élection d’un Ami Unique n’aura fait que multiplier illusions et déconvenues.
C’est cependant par l’émotion, et non sur de sages bases raisonnables, que je me suis attaché à la personne d’Anton Pavlovitch – je dis bien : à la personne, autant sinon plus qu’aux personnages des récits de l’écrivain qui certes me touchaient ou parfois me bouleversaient tout en me ramenant à tout coup à la personne de l’écrivain ; mais là encore je distingue la personne du personnage social ou littéraire de l’écrivain que je ne découvrirais que plus tard et sans en être d’ailleurs jamais troublé le moins du monde puisque, aussi bien, l’écrivain Tchékhov, autant que l’homme Tchékhov, le docteur Tchékhov, ou le fils, le frère, l’ami ou le conjoint, tels que nous le révèlent notamment ses milliers de lettres ou les témoignages de ses proches, n’auront jamais altéré, en moi, la réalité de la personne d’Anton Pavlovitch dont j’ai eu le sentiment, aussitôt rencontré, qu’il incarnait un ami «pour la vie».
Parler ainsi de «mon ami Tchékhov» ne relève pas d’une fantasmagorie coupée de la réalité, mais inscrit au contraire cette relation, tout ce que j’ai ressenti et donc vécu dès ma lecture du premier bref terrible récit de Tchékhov, intitulé Dormir, suivi d’un autre récit non moins terrible et déchirant intitulé Volodia,au cœur même de la terrible et déchirante réalité vécue par ces personnages (deux adolescents pris au piège de la réalité) dont je percevais la vérité à travers ce qu’en faisait ressentir, de toute évidence, une personne en laquelle j’identifiai, aussitôt, «mon ami Tchékhov», que j’ai retrouvée chaque fois que j’ai lu d’autres récits de l’écrivain Tchékhov, et ce fut La dame au petit chien connue de tous mais que je m’appropriai d’emblée rien que pour moi, toute de délicatesse et de larmes ravalées, ce fut la descente aux enfers combien réels de La Salle 6ou ce furent, en retour ultérieur aux premiers écrits du jeune Anton Pavlovicth, les bousculades hilares et les galéjades de ses premières nouvelles illustrant d’emblée le sens du comique de ce témoin de la tragédie de tous les jours.
Volodia et Varka dans ma tenue d’assaut
J’étais alors un jeune soldat sur les hauteurs ensoleillées, ou c’était la nuit sous une toile camouflée, mais non : c’était la journée puisque, je me le rappelle, deux ou trois exemplaires des Œuvres de Tchékhov, réunies en vingt volumes aux Editeurs française réunis, sous une couverture gris-vert, avec une bande rouge et le motif d’une mouette blanche, alourdissaient ma tenue d’assaut à dix-huit poches, au su de mes camarades et autres caporaux qui aimaient également me voir lire au soleil ou à l’ombre de nos poses sans fin, comme j’aimais boire avec eux ou les écouter me raconter leurs vies de possible personnages de Tchékhov, ou, plus rarement, à tel ou tel que j’aimais plus que les autres, raconter ce que je lisais dans les récits de mon ami Tchékhov.
Ainsi aurai-je fait venir les larmes aux yeux de l’innocent Hans, mon compère soldat du train au physique de forestier et au cœur de tendron, le regard bleu laiteux m’évoquant celui des glaciers qu’on voyait là-haut, et conduisant d’une main sûre l’un des équidés chargés de nos caisses de munition, en lui racontant l’atroce fin de Volodia et le martyre de Varka.
On n’a pas dit assez la tendresse presque féminine des longues poses ponctuant les longue marches militaires, mais c’est bien ainsi que, sous le soleil des hautes terrasses, à la fois revigorés par l’eau glacée des torrents dont nous nous étions soulés avant de nous en asperger le visage et le torse, et tout alanguis par la fatigue et l’estivale touffeur, Hans et moi nous nous tenions quand je lui avais évoqué la détresse de Volodia, moqué par la femme mariée qui lui reproche de ne pas la courtiser alors même qu’il l’aime en secret.
Raconter une histoire déjà racontée par un ami russe à un moujik suisse allemand en tenue d’assaut requiert beaucoup d’attention et d’affection, mais la précision, l’émotion, la compassion, le mélange de dérision marquant la méchante médiocrité des gens observées par mon ami Tchékhov, et la compassion manifestée à Volodia le pataud, le lourdaud, le bêta complexé, par l’écrivain, me faisait raconter à mon ami tringlot le désarroi de Volodia, et l’affreux dénouement du récit, avec une émotion redoublée par le fait que, de toute évidence, Hans comprenait la honte de Volodia et se pénétrait lui-même de chaque détail du récit de l’écrivain Tchékhov que je lui rapportais : la moquerie des femmes, mais aussi le mépris de la vieille femme nantie pour la plus jeune faisant encore la coquette - cette mère de Volodia dont la frivolité faisait horreur à celui-ci, enfin tout ça n’était-il pas clair et net comme la vie, horriblement trivial et délicieux comme la vie, terriblement attirant et tellement dégoûtant qu’il n’y avait plus qu’à se tirer une balle ?
Plus tard je me suis demandé ce qu’était devenu mon ami Hans qui m’avait supplié, après celle de Volodia, de lui raconter d’autres histoires que racontait mon ami Tchékhov. À vrai dire je me rappelle pas une seule personne, tant d’années après, qui ait porté autant d’attention que lui à une histoire que je lui rapportais, en seconde main, comme si je l’avais vécue moi-même et comme s’il lui reconnaissait une vérité d’évidence en consonance parfaite avec sa réalité de jeune paysan dont je savais qu’il n’avait jamais lu aucun livre d’aucun auteur russe, et peut-être aucun autre livre du tout ? Mais avec Hans j’ai partagé, comme avec personne, la détresse de Volodia et la tristesse égale du crime de la petite Varka, pauvre enfant de treize ans dont l’irrépressible envie de dormir la distrait de son rôle de surveiller le sommeil d’un tout petit enfant qu’elle finit par étouffer pour avoir la paix.
Une image à retoucher
L’image d’un Tchékhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, continue de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», qui vole au contraire en éclats dès qu’on prend la peine de l’approcher vraiment.
Or j’ai retrouvé mon ami Tchékhov au fil des notes prises, de son vivant, par Ivan Bounine, plus jeune de lui de dix ans et qui fut son bon camarade jusqu’à sa mort. C’est à vrai dire sur le tard, en 1952, que Bounine esquissa ces notes, mais leur caractère d’inachèvement n’enlève rien à leur intérêt et moins encore à leur charme, tant Ivan Bounine excelle, près d’un demi-siècle après sa mort, à rendre vivante et presque palpable la présence de Tchékhov.
Ainsi est-ce c’est par petite touches qu’il complète son portrait «en mouvement» d’un Tchékhov à la fois amical et distant, qui ne perd pas une occasion de rire et n’a décidément rien du geignard que stigmatisent certains critiques. Ne se plaignant jamais de son sort, alors que la maladie lui est souvent cruelle, l’écrivain apparaît, sous le regard de Bounine, comme un homme chaleureux et d’un naturel tout simple, raillant volontiers la jobardise des gendelettres sans poser pour autant au modèle de vertu. Le récit de ses visites au vieux Tolstoï est piquant, et Bounine, accueilli à un moment donné par la mère et la soeur de Tchékhov, éclaire également sa sollicitude affectueuse de fils et de frère. De surcroît, c’est un véritable récit tchékhovien que Bounine esquisse à propos de ce qui fut, selon lui, le grand amour «empêché» d’Anton Pavlovitch, avec une femme mariée du nom de Lidia Alexeievna Avilova, nouvelliste et romancière prête à refaire sa vie avec lui et qu’il aima aussi sans se résoudre à l’arracher à sa famille - la repoussant ainsi fermement mais en douceur.
J’aime que ce soit un ami, et sans doute l’un des plus vrais qui l’aient connu, qui m’en dise ainsi un peu plus de mon ami Tchékhov.
Anton Tchékhov écrivit d’abord pour arrondir les fins de semaine de la famille dont il avait la charge, et seuls les cuistres lui reprocheront de ne pas toujours fignoler son style, alors qu’un souffle de vie constant traverse ses moindres récits. Ses Conseil à un écrivain, tirés de sa correspondance, constituent un inépuisable recueil de malicieuse sagesse, qu’on pourrait intituler aussi «conseils à tout le monde».
Écrire et vivre, pour mon ami Tchékhov, allait de pair, et ses propos sur «la petite vie de tous les jours» ou sur l’authenticité, sur l’intelligentsia ou l’abus de l’adjectif, trahissent autant de positions éthiques d’une exigence que Bounine eût qualifiée de «féroce». C’est qu’à l’opposé du littérateur se payant de mots, de l’homme de lettres trônant sur son propre monument, ou de l’instituteur du peuple, Tchékhov se contentait de chercher, pour chaque sentiment ou chaque fait, le mot juste.
À Sorrente, cette année-là…
Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov.
Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil «ingénieur des âmes» chambré par le Soviet suprême; ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je ce soir-là devant la baie de Sorrente en lisant la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez, vous, de tellement sensible et délicat. Et voilà que me revient cette phrase de mon ami Anton Pavlovitch au jeune Gorki : «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»…
Vertige du Vendredi saint
Rétif à toute idéologie de nature politique ou religieuse, mon ami Tchékhov, devenu soutien de famille avant sa vingtième année pour surseoir aux manques d’un père ivrogne et brutal, autant que bigot, a trop souvent été considéré comme un positiviste étranger à toute dimension religieuse.
Or celle-ci se retrouve pourtant dans le récit qu'il disait préférer entre tous, intitulé L'étudiantet constituant une sorte de mystique plongée en cinq pages dans la profondeur du Temps.
Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s'arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici les veuves bouleversées par son récit, comme si elles s'y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l'académie religieuse, se trouve rempli d'une joie mystérieuse alors même qu'il constate l'actualité de la nuit terrible: « Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu'il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une et voici que l'autre frissonne.
«Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le ruban étroit d'un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la beauté qui dirigeaient la vie de l'homme là-bas, dans le jardin et dans la cour du grand-prêtre, s'étaient perpétuées sans s'arrêter jusqu'à ce jour, et qu'elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important dans la vie de l'homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de jeunesse, de santé et de force - il n'avait que vingt-deux ans - et une attente indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, s'emparaient peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute emplie du sens le plus haut ».
La dernière flûte de Champagne
Durant la nuit du 1er juillet 1904, Anton Tchékhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d’appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à deux heures du matin, le malade lui dit simplement «ich sterbe», déclinant ensuite la proposition d’envoyer chercher une bouteille d’oxygène. En revanche, Tchékhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter entretemps, remarqua qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait plus bu, s’étendit sur le flanc et rendit son dernier souffle. La suite des événements, le jeune Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits.
De fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que la dépouille de l’écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, un fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchékhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour.
Une foule immense n’en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de mon ami Tchékhov porté par deux étudiants...
Ivan Bounine. Tchékhov. Traduit du russe, préfacé et annoté par Claire Hauchard. Editions du Rocher, 210p.
Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Choix de textes présenté par Pierre Brunello. Traduit du russe par Marianne Gourg. Suivi de Vie d’Anton Tchékhov, par Natalia Ginzburg. Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Editions du Rocher, coll. Anatolia, 240p.
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Contemplation
(En mémoire de Thierry Vernet)Le soir la mer n’en finit pas,dans l’ombre ralentied’aller et venir sans fracassans éclats, sans envies,sans plus aucun élancement,comme nous écoutant…Nous sommes là tout silencieuxsongeurs et sans voix,muets entre les deux ombragesde la mer et des bois ;tout se tait sous le grand ciel bastout ne semble que paix…Un nuage immobile passe,ni d’hiver ni d’étéla nuit l’effacera sans tracemais sans nous retournernous l’aurons oubliécomme la grâce de l’Instantreçue comme en passant…Peinture: Thierry Vernet. -
Alain Gerber jazzy
Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.
L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".On est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !
De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.
Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.
C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.
Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.
Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.
Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.
Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p. -
De salubres emmerdeurs
Pour tout dire (93)(À propos de Michel Houellebecq et de Thomas Bernhard, imprécateurs et plus si affinités…)La dépersonnalisation et la violence absolue du monde contemporain sont à la base des imprécations de Thomas Bernhard et de Michel Houellebecq, polémistes virulents et résistant à ce qu’ils tiennent, chacun à sa façon, pour un effondrement.On peut leur reprocher de tout pousser au noir ou aux extrêmes, mais c’est ne pas voir la nostalgie de la lumière et de la vie bonne qu’il y a chez l’un et l’autre, et la tendresse sous la vocifération ou les jets d’acide.Le mot apocalypse signifie à la fois catastrophe et révélation. L’époque moderne, depuis les Lumières, la catastrophe révélatrice des révolutions, l’illusion romantique, la montée aux extrêmes des idéologies et leur déroute, est caractérisée à la fois par l’effondrement et les refondations simultanées, désastres et merveilles créatrices du terrible XXe siècle.TB et MH, produits remarquables de celui-ci, sont à la fois des entrepreneurs de démolition, dans la lignée d’un Léon Bloy, et des hommes de bonne volonté porteurs de nouvelles énergies.Leur violence apparente se fonde sur une blessure à la fois intime et collective : blessure de l’Histoire avec une grande hache, et blessure personnelle aux occurrences distinctes. Et pour les deux : blessure éprouvée dans et par le langage lui-même, TB achoppant aux séquelles autrichiennes du langage nazi, et Michel Houellebecq à la novlangue de la société win-win.Ce qui distingue cependant, du moins en partie, les œuvres de TB et de MH et leur impact, tient à cela que le premier ressortit surtout au «monde d’avant», tandis que le second est à la bascule d’un monde passé et en devenir – d’ou peut-être sa mauvaise réception dans un certain milieu littéraire campant sur ses nostalgies.Dans une note bien insuffisante, mais significative des crispations et des énervements parisiens plus que de l’aveuglement pur, Pierre Assouline, dans son Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature souvent passionnant au demeurant, condescend finalement, après trois pages où rien n’est dit du contenu détaillé de l’oeuvre de MH, à reconnaitre qu’ »au moins a-t-il le mérite de présenter un saisissant reflet des peurs, des fantasmes, des haines,des lâchetés, des dénis et du désarroi de la société française ». Or l’écho international, combien plus attentif et sérieux, suscité par les romans de Michel Houellebecq, prouve assez qu’il ne parle pas seulement de la «société française »...Michel Houellebecq est-il le Balzac de la France actuelle ? L’affirmer me semble très exagéré, même s’il y a des traits balzaciens dans le type d’observation et d’analyse de MH, dont le réalisme panique me semble en revanche tout à fait spécifique et propre à a société post-68.En lisant par exemple l’extraordinaire description des prisons où se retrouvent la faux prêtre Carlos Herrera (alias Colin-Vautrin) et Lucien de Rubempré, dans Spkendeurs et misères des courtisanes, puis celle du dédale architectural de Bercy dans lequel évoluent les protagonistes d’anéantir, on mesure à la fois la parenté et le décalage entre les deux auteurs, comme en comparant les retombées (atroces) du suicide de Lucien et celles (presque insignifiantes) de la pendaison d’Aurélien Raison. Autant dire qu’il, faut en revenir aux appréciations modulées par ce que Shakespeare appelait le degree, à savoir la mesure proportionnelle établie selon des échelles hiérarchiques...De la même façon, s’agissant du style de Michel Houellebecq, l’accusation portant sur son prétendu délabrement signale, au mieux, une juste réserve invoquant ce qu’on appelle la bonne littérature, mais le plus souvent un manque d’attention réelle, voire d’oreille musicale (alors qu’on a passé de Monteverdi à Schubert, et de Bartok au hard rock…) même si l’écriture de MH est de densité ou de beauté très variable selon qu’il compose des romans, bricole des poèmes volontairement boiteux, s’exprime sur des plateaux de télé, pose au mage ou se répand en interventions hasardeuses...Cela pour rappeler que la phrase «artiste» de Proust est inséparable de la société encore hiérarchisée dans laquelle a vécu l’écrivain le plus incroyablement «poreux» du XXe siècle, que la musique inouïe jusque, dans son chaos, de Céline, exprime son époque, et qu’en somme nous méritons Houellebecq jusque dans ses grimaces… -
Comme une illusion féconde
L’écriture serait comme un voeu:en vous comme une grâcevous ferait reconnaîtreque vous êtes vivantset que cela requiert alorscomme d'aucun effortl'abandon absolumentde marquer une trace ardentedans l'orbe insignifiant…Ils s’adonnent aux répugnances:il sourit au néant,elle jouit comme si le ventabouché au vide du tempsla comblait en la dévastant -tout mentalement s’entend ,quand tout au monde immonde,et virtuel, devenait mental et mortel…Le vœu de silence au momentoù tu écris dans l’innocencede qui ferait juste semblantde ne rien savoir de tout ça -ce vœu seul est comme un accueil,et comme au seuil une présenceque tu savais en toiet que relancent ces mots-la…Joseph Czapski: La Lettre - dessin préparatoire- -
Le cheval
(En mémoire de Kholstomer le cheval de Tolstoï)Le cheval se laissait aller,fatigué de hennir,bien las d’aller et de venir,en jouet animé,au gré de qui tenait le fouet -le cheval n’aimait pas le fouet…Qui tient le fouet dans la nature,déroge à l’animalqui jamais ne brandit la pierre;il n’est point de cheval qui lacèrele bleu du ciel de cet éclairdu fouet d’où fulgure le Mal -le cheval ne fait pas de mal…Je vous le dis en innocence:vous m’avez fatigué,je suis las rien que de vous voirme taxer d’indécence,vous me rêvez bien habillé,tout de blanc et de noirluisant comme un ciboire -mais le cheval ne rêve pas.. -
Comme un péché d'origine
(Tombeau de l'Enfant)L’enfant trépigne dans l’ovalede sable pur de son Ego,quoi ? dit-il au moineau,tu oserais du bec me rappelerque toi, l’oiseau,tu voles plus haut sans effortque moi le roi des sémaphores ?Et l’Enfant en violence,tout exalté d’intelligence,le trouvant inutile,piétinerait le volatilecependant envoléau défi de sa vanité…À la réu des passereaux,le cas du petit drôlefera figure de cas d’école:oh fumée de fumées !,entonne un corbeau déplumé,et le chœur des loriotsde lui faire le plus bel écho;mais l’Enfant n’en démordra pas,et le pire péché,comme on le pontifie au culte,est qu'il devient Adulte...Peinture: Lê Phô (1907-2001), Jeune garçon à l’oiseau d’or,signé et daté 1936, laque sur panneau noir, argent et rehauts d’or, 69 x 55 cm. -
Lorsque l'esprit s'incarne
(Étienne Barilier)Le génial romancier anglo-américain Henry James estimait que ce qui caractérise un grand roman tient au fait que tous les personnages y ont raison, et c’est ce qu’on se dit aussi bien en achevant la lecture du roman intitulé Dans Khartoum assiégée dont les protagonistes «historiques », semi-fictifs ou imaginés par l’auteur nous semblent avoir, sinon raison dans l’absolu, du moins leurs raisons respectives que le romancier détaille avec une remarquable équité, s’agissant par exemple d’une jeune religieuse italienne torturée ou d’un aristocrate français trafiquant d’ivoire et d’esclaves d’une abjection caractérisée, entre tant d’autres...Au premier rang de tous, héros déjà fameux au moment où il est envoyé à Khartoum par le gouvernement anglais, le général Charles Gordon est lui-même l’incarnation d’une contradiction fondamentale en sa double qualité d’âme sensible et de militaire, mystique lisant tous les soirs l’Imitation de Jésus-Christ et comptant à son actif divers massacres « au nom de Sa Majesté », tendre avec les enfants et les animaux et non moins inflexible en sa fonction, notamment en Chine où il a réprimé la révolte des Taïpings dans le sang.De la même façon, « face » à Gordon, qui ne le rencontrera jamais en personne, le chef de guerre « de droit divin » Mohammed Ahmed, dit le Mahdi (terme supposé tombé de la bouche même du Prophète, signifiant le Bien-Guidé) est à la fois un héritier de la plus haute spiritualité islamique (ses maîtres inspirateurs ont été les mystique soufis Al Ghazali et Ibn Arabi), le libérateur autoproclamé du peuple soudanais colonisé, un conquérant fanatique et un grand seigneur prêt à sauver la vie de son adversaire respecté au prix de sa conversion, sinon pas de quartiers au nom d’Allah miséricordieux !Or tel est le premier mérite de ce roman : de camper sans parti pris (ou peu s’en faut, tant celui du Mahdi semble difficile à endosser jusqu’au bout) deux grandes figures «absolutistes» et des personnages «secondaires » non moins importants, qui constituent la chair vivante du roman de Barilier, illustrant le microcosme de Khartoum.Ville «jeune» (elle n’a été fondée qu’en 1823) et décatie à la fois, menacée de ruine à tout moment en ses murs de terre croulant en boue, garnison de colonie anglaise finissante sous-traitée par le khédive égyptien, ramassis d’aventuriers pratiquant (notamment) les trafics d’ivoire et d’esclaves, avec quelque chose d’un rêve oriental, des jardins édéniques le long du Nil, une mission chrétienne à l’adorable chapelle franciscaine et des bordels, une place pour les exécutions publiques, des marchés bigarrés en veux-tu et des intrigues pourries en voilà : telle est Khartoum à cette époque même où Rimbaud traficote au Harrar...Le pouvoir anglais, les religieux catholiques, les oulémas, les mercenaires égyptiens, les Soudanais dressés à la courbache ou ployant sous les dettes : un vrai souk en plan large. Et en cadre plus serré : quels personnages !Voici donc, au masculin singulier, Hansal le consul d’Autriche-Hongrie, flanqué de sa femme soudanaise et figurant l’homme plutôt débonnaire et même bon ; le comte français Alphonse de Veyssieux, débarqué à Khartoum sans un sou, enrichi dans les trafics à la tête d’une armée de forbans, tenant les Noirs pour des «singes» et cependant passionné de cartographie et d’ornithologie ; Pascal Darrel l’ancien communard, journaliste et écrivain qui voit en le Mahdi un révolutionnaire incarnant l’avenir de l’Afrique ; ou l’archéologue autrichien Karl Richard Lepuschütz en quête d’une élucidation « sur le terrain » de l’écriture méroïque, langue non encore déchiffrée de l’antique royaume de Koush...Ou voilà, au féminin pluriel, si l’on passe un peu vite sur une lady anglaise anti-esclavagiste entichée (pas pour longtemps) de Gordon : la figure lumineuse de Marie, fille de Darrel vouée à la garde de son père et au service des enfants – du pur Barilier ; ou sœur Matilda, pendant féminin du général, en plus impénétrable – elle lit le nihiliste Leopardi et tentera de s’ouvrir les veines –, et au sort final non moins affreux...Enfin, à part celles-ci et ceux-là, sortis de l’imagination du romancier : trois « anges » d’innocence au destin également déchirant, en les personnes des jeunes James et Lual, qu’on pourrait dire les fils adoptifs de Gordon ; et de sœur Concetta venue de Vérone toute soumise au service de son Seigneur doux et tombée aux mains des mahdistes qui lui réservent une fin de martyre relatée dans l’un des plus beaux et terribles chapitres du roman, intitulé « Nativité »...La tragique prise de Khartoum en janvier 1885, par les troupes du Mahdi, fait figure aujourd’hui de « scène primitive » d’un affrontement à la fois terrestre et « cosmique » qui n’en finit pas de ravager le monde contemporain, quand bien même l’origine du conflit remonterait à la nuit des siècles.Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute ; et c’est bien de la multiplication des points de vue, que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme « autour » de nous...Friedrich Dürenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète.Dans l’essai percutant intitulé Vertige de la force, paru en 2016, Étienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du « sujet islam » en abordant, avec une rare largeur d’esprit, la question de la violence par « devoir sacré » englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel.Or Dans Khartoum assiégée nous fait passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs.«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours récurrent de Gordon l’ascète à sa bouteille de cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve.Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ainsi ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques...Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose famine après force trahisons et fuites in extremis, jusqu’au grand massacre final.Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée « pour l’honneur » non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux « dommages collatéraux » des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies !Comme je l’ai rappelé à propos de Martin Amis, René Girard a décrit, dans Mensonge romantique et verité romanesque, le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par-delà la montée aux extrêmes des derniers chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.Dans Khartoum assiégée, cinquante-troisième livre d’Étienne Barilier, constitue sans doute le chef-d’œuvre de l’écrivain à ce jour. Pas un roman de cette envergure n’a été publié en Suisse depuis C. F. Ramuz et Max Frisch, et quel équivalent en France actuelle ?Il y avait de l’enfant de chœur inspiré et du pur-sang farouche dans les premiers romans de Barilier (surtout Laura et Passion, d’une ligne ardente et pure), évoquant les premiers feux de l’amour juvénile (dès Orphée et L’Incendie du château) ou les vertiges du mimétisme (avec le voyeur de Passion), et la figure du junger Bursche surdoué, tiraillé entre la quête du « grand pourquoi » et les occurrences du couchage, court à travers le labyrinthe romanesque de l’écrivain outrageusement fécond (le milieu littéraire romand lui reprochera de trop écrire, et il répondra dans le percutant Soyons médiocres !), mais parallèlement se développeront des essais de haute volée qui font de lui l’un des humanistes européens les plus remarquables, dans la filiation de Denis de Rougemont.Un premier sommet, dans l’œuvre romanesque, sera atteint avec Le Dixième Siècle, splendide évocation de la Renaissance italienne dont les personnages, cependant, de Laurent le Magnifique à Pic de la Mirandole ou Machiavel, en passant par Savonarole et Michel-Ange, ne seront pas tout à fait incarnés «en pleine pâte », à proportion et dans le mouvement fondu du roman. Or ce travers persistera dans les romans ultérieurs de Barilier, comme si la grande intelligence et la vaste culture de l’auteur le contraignaient encore et l’empêchaient de toucher au « mystère de l’incarnation », si j’ose dire, qu’il atteint en revanche avec son dernier livre que son premier éditeur Vladimir Dimitrijević, notre cher Dimitri, devrait apprécier de son balcon en plein ciel...(Ce texte est extrait du recueil de Lectures et rencontres intitulé Les Jardins suspendus, paru en 2018 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux) -
j'te fais vite un brouillon...
Lichtenberg über Alles...L'événement de ce soir au balcon en forêt de La Désirade, à 1111 mètres au-dessus des déchets marins: l'arrivée du fabuleux Objet éditorial que représentent les deux volumes (3745 pages dont un Index de plus de 100 pages !) des Brouillons de Georg Christoph Lichtenberg, dans la traduction d'Etienne Barilier. Révérence à celui-ci pour son immense travail et merci à Fanny Mossière, aux Editions Noir sur Blanc, pour ce cadeau sans prix. Chronique suivra... -
Comme en nos beaux jardins
(Dans la lumière de Bonnard)Nos vieilles peaux reposerontau fond du beau jardin,nous vous surveillerons d’un œil,nous serons vos gardiens,désarmés, sur le seuil ;nous ne vous retiendrons point:jamais, dans vos passions,vouées aux fumées qu’on sait,nous ne mettrons l’épée:nous serons de votre secretles alliés discrets,toujours à la plus vive écouteen vous de ce qui doute…Tu m’es plus intime qu’à moidit à Dieu le garçondont la foi est un palefroi;mon fils est médiéval,dit son père jouant l’amiralsur son cheval imaginaire,nous aimons Dieu le Pèreet son épouse jardinière,nous aimons Proust et les sirèneset la douce Chimène…Les Choses étant ce qu’elles sont là,et le Temps qui s’en vavont de pair entre les jardinsqui nous ouvrent les bras ;ce sont comme des passerellesentre l’Instant donnéet l’Éternité qui fredonnesa chanson d’affilée ;quand tu passes avec ton ombrelle,toute trace s’effacecomme rendue aux hirondelles...Peinture: Pierre Bonnard. -
Comme une joie retrouvée
« La joie exige toujours plus d’abandon,plus de courage que la douleur ». (Hugo von Hofmannstahl)Je suis en somme assez gentildit le Sage à L’Image,tantôt fusain tantôt fourmidans les instants d’éternité,et tantôt adagio ;voici que tu me dévisageset sonde nos présagesau plus pur de mes yeux ;voici le bilan de nos âges :nous serions tout ce que le venten sa confuse rage,n’a su défaire de nos vœux…L’enfant dessine dans son coin :le monde est relevépar son geste réitérantl’Entête en testament,le chaos n’est qu’une illusionà ses yeux innocents :il en sait plus long sur vos crimesque le dit la mémoire infirmede vos aveuglements,et son crayon sera joyeux…Tout au déni de l’euphorie,de la meute repues’agitant en mornes lubies,la plus heureuse compagnieretrouvée loin des troupespratique ses amours en groupeet vous pince le nez…Peinture: Jacques Pajak. -
Comme un voyant illettré
Il reste toujours à cheval,c’est question de principe :dès ses premiers temps maréchal,du mental en ses tripes,il sera le fils de lui-même :« il n’est pas de problème »aura-t-il clamé par les ans,qui ne se règle au fil d’épée,de taille et puis d’estoc,mes vers ne seront que du toc -je suis mon seul aval…Les psys se sont interrogésau chevet du sujet :il n’y a trace chez ce typedu malheureux Œdipeflinguant son pater militaireet baisant la mégèrelui tenant lieu de mère sévère –rien du scénar à bon marchédes catéchèses éculées :rien que du neuf en ce bel œuf !Les assis n’en reviennent pas,les pontifes aux aboisredoutent la déroute :quoi ce voyou voyantnous la ferait à l’impérialecaracolant sur sa montureindomptable cavale -quoi le temps porté par le ventet ce chant avenantferaient l'enchantementde toute Créature ! -
Un pas après l'autre
Le fil invisible (94)Même après sa terrible opération (huit heures au bloc, un arrêt du cœur momentané et une perfo chirurgicale hallucinante au dire d’un des jeunes assistants du patron), Lady L. sûre qu’elle allait mourir disait tranquillement qu’on allait y aller mollo mollo, un pas après l’autre, et toi tu te gardais de la contredire, partageant son goût du vrai et n’en pouvant plus d’entendre ceux qui, pour se rassurer eux-mêmes, l’enjoignaient de s’accrocher, allez allez vous allez remonter la pente, mais elle laissait filer et toi tu te retenais d’aboyer, donc c‘était un pas après l’autre , et quatre étés après ce dernier-là, donc trois hivers après la nuit fatale de peu avant Noël, quand elle a eu encore le cran de te dire qu’on devait être reconnaissant de pouvoir encore rire et sourire de tout ça, ce matin d’un réveil exacerbé par les lancées de crampes à hurler, tu te dis mollo mollo, elle n’est plus là, les filles sont loin, tu vas y aller un pas après l’autre, et voilà que t’arrivent les dernières nouvelles de Gaza et ça fait encore plus mal vu que tu sais qu’il n’y a rien à faire qu’à compatir et que ça fera une belle jambe aux martyrs, et là tu penses à vos kids qui vont débarquer dans ce monde-là et tu te dis que tout est parfait, allez allez on ne se laisse pas aller – allons-y alonso comme à chaque fois que vous repartiez vous royaumer avec Lady l. , cela vous aura fait rire et sourire jusqu’à la fin, tu lui disais comme ça « en allons-nous », c’était reparti pour un pas après l’autre, et elle concluait à la manière d'Alphonse Allais : « et ils s’en allent »… -
Encore une journée divine !
En marchant sur le quai aux Fleurs avec Lady L. D'une série télé débile évoquant La vie de J.C., et de notre façon de "faire parler le ciel"... Flash back en octobre 2021...(Lectures du monde, 2021)DIMANCHE . – Lady L. peine un peu à marcher long ce matin, tout en gardant son port de reine sous sa couronne blond cendré. Le père Noël glisse dans sa nacelle au-dessus de nous, le long du câble qui vient d’être installé au-dessus de la statue de Fred Mercury, un culte survolant un autre, mais ce matin il fait si limpide, le lac est si clair, les gens ont l’air si détendu - sauf la Roumaine qui essaie de vendre l’une des roses de son bouquet défraîchi datant des invendus d’hier soir à la Migros - , tout me semble si parfait à part la maladie de ma bonne amie, mon genou droit qui lancine, mon souffle au cœur et le sort des jeunes Afghanes, que je ne suis pas d’humeur à critiquer quoi que ce soit même en me rappelant les humiliantes inepties vues hier soir à la télé romande où j’ai fini par regarder trois épisodes, plus imbéciles et insignifiants l’un que l’autre, de la série intitulée La vie de JC, d’une nullité qui reflète bien ce qu’est devenue le média en question, reflet lui-même d’une partie de la société suisse dont la seule vraie religion est celle du wellness et de la conformité matérialiste.Critiquer cela ? Se formaliser du fait qu’on dépense des sommes pour faire naviguer un Santa Claus de supermarché dans notre ciel en cette matinée lustrale, se lancer dans une polémique au motif qu’on montre à la télé de l’irrespect au rabbi Iéshoua, comme si le péché de crétinerie pouvait entacher la pointe de son dernier orteil, et quoi encore ?Ma bonne amie me disait, en marchant le long du quai aux Fleurs, qu’elle n’avait plus la moindre envie de se pointer dans aucune église, me racontant l’anecdote lamentable d’une pasteure s’adressant à ses paroissiens en les appelant « mes chers schtroumpfs», et je me rappelle le désarroi de mes gentils parents protestants sommés, au culte, par un jeune théologien New Age, de lui soumettre un thème de débat convivial qu’il se contenterait de coacher - dans l’église même des hauts de Lausanne où j’ai confirmé à seize ans, transformée en « espace Dieu » avec wi-fi et coin BD pour les kids, en attendant le jacuzzi king size…Comme l’écrit virulemment le grand philosophe juif Albert Caraco, nous continuons de vivre en nous référant à un Absolu qui ne représente plus rien aujourd’hui en réalité, la réalité n’étant autre que le culte universel de l’Argent, nous manquons à l’Absolu de l’esprit qui nous ferait convenir de la relativité des choses établies depuis les temps de l’Ecclésiaste et même avant (!), dans la foulée de Nietzsche mais en plus cruellement radical, Caraco se voudrait l’éveilleur futur à la Voltaire en nous mettant en garde contre les mensonges des idéologies religieuses et politiques, mais ce qu’il écrit est si criant de vérité, si brutalement assené parfois, si magnifiquement clamé, comme d’un prophète inspiré, mais dans une langue si merveilleusement anachronique (on dirait un polémiste du XVIIIe siècle) qu’elle sera inintelligible à 99% des followers de réseaux sociaux et autres locuteurs de la meute actuelle…Il y a près de 60 ans que je m’intéresse à ce qui fait « parler le ciel », selon l’expression de Peter Sloterdijk, « mon » penseur actuel de prédilection, avec René Girard, dont le dernier livre traite de « théopoésie », par delà toute théologie.De quoi s’agit-il ? D’une façon de «poétiser» le phénomène religieux ? Absolument pas. Bien plutôt, de rapporter l’esprit religieux à ses sources de perception et d’expression, à ce qui a suscité le premier cri, la première angoisse, le premier pourquoi, etc.À quoi rime le premier chant ? Et comment les dieux, apparaissant dans le vocabulaire de Sapiens, ont-ils évolué jusqu’à s’exprimer comme les individus de notre singulière espèce ?Réduire la religion à un «opium du peuple» (pensée démarquée de Marx et d’ailleurs à faux) est aussi discutable que faire de l’athéologie un progrès, sauf à consommer les gélules de l’apothicaire Michel Onfray qui a réponse à tout, à l’instar des curés plus ou moins sympas. De la même façon s’offusquer des caricatures les plus vulgaires, dans les journaux ou à la télé, procède d’un discours qui n’en finit pas de se mordre la queue, etc.L’important est ailleurs, et peut-être est-cela « le religieux » ? Je lisais hier soir les pages des Dictées de Georges Simenon, relatives au suicide de sa fille Marie-Jo. Et je pensais à la mort de mon meilleur ami, un dimanche d’août de gloire solaire en montagne. Et je pense à l’instant, en me rappelant la réflexion de mon vieil ami Joseph Czapski revenu du bout de la nuit totalitaire, selon laquelle l’histoire du Christ se réduirait pour lui à l’histoire de la bonté, incluant toutes les confessions, à ce que nous vivons ces jours, et je vois le sourire de Lady L. , ce matin, luttant contre la mort sous sa couronne de vivante… -
Comme de juste (ou pas)
Je ne sais pas ce que tu veux :je ne le ferai pas,tu veux que je lève le bras,que je brandisse le drapeau,que je me tienne droit,que je porte ma croix au bureau –tes lacets sont ENCORE défaits,me lances-tu furieux,sans que je ne baisse les yeuxramenant à ta serre,et moi je te le dis tranquille :rien d’autre que la Terre…Impatiente elle me suivait,le regard courroucéoù va-t-il donc se royaumer,nous défier ENCOREavec ses îles au trésoret ses lacets défaits –elle invoquait l’Ordre du cielsans m’avoir jamais attelé,elle me le reprochait,et je lui souriais de l’airque rien ne désespère…Les Justes vous gardent à l’œil,ils ont le penser triste,l’idée seule d’un seul artisteles désempare au seuild’un monde sûrement immonde;la vie nue les effraie,il n’est pour eux que le salutque promet la vertuet son réconfort de cercueil… -
Avatars du seul Nom
Comme en lever d’apparition,les choses seront la,comme en attente du seul Nomqui les désignera;mais qui jamais de quelle voixprononcera le Nom ?Qui jamais le dira ?Qui jamais dans le Temps,peindra l’odeur du premier chant ?Pendant ce temps un grouillementau néant des cupidesbrasse le vent qui se dévide:CELA ne sera pas nommé:cela ne sera que le nombre:l’ombre du monde sans secret,le haut mal étendu:le haut mal devenu mondial…Le nom de l’enfant est donné,qui le fait apparaître:tout le mystère est éclairé -il n’y a qu’un seul êtreau premier chant de l’Innocent;le monde alors est repeuplé:à la portée des joursc’est la musique des vocables -et tout sera nommé: crénom ! -
Alter ego
Il ne sera jamais perdu:une main le retient,aux lieux dits les plus dangereuxoù son penchant le porte,son autre Je l’escortequi d'un mot le détournerades périls sans enjeux ;les dieux seraient presque jalouxd'une telle alliancesans ignorer rien de ce faitde la pure confiance...On est là comme à la maison :ce qui semble un dédaleaux froides conversationss’entrouvre soudain et partout,aux petits faits chagrinsmais qui en disent long sur tout,tant qu’aux desseins secrets,que révèle dans l'éphémèrele plus tendre mystère...Nous serons un peu à l’écart,souriant dans le noir,notre alliance paraît équivoqueaux mesquins qui se moquent,mais que nous importe l’importantde ces cages sans portesau dernier lever des amarresdans l’effusion du soir… -
Mon auberge espagnole
Six poèmes de JLK / Seis poemasVersión de Mario Martín GijónLueurs audiblesLa porte est grand ouverte:on voit le gisement de lucioles de loin…Le cœur de la ville engloutiebat calmement dans l’onde,et le silence se souvient…Je navigue à l’étoilesur le clavier muetoù, dès enfant, je m’exerçaisà l’écart de l’écart,au milieu juste du milieu…Tenir alors la notedans la clairière du sommeilm’aidait à voir, de loin,ce qui là-bas semble en éveil…Luces audiblesLa puerta de par en par:a lo lejos, un yacimiento de luciérnagas…El corazón de la ciudad sumergidalate con calma entre las ondas,y el silencio recuerda…Navego bajo las estrellassobre el piano mudodonde, de niño, me ejercitabaal margen del margenjusto en medio del medio…Mantener entonces la notaen el claro del sueñome ayudaba a ver, de lejos,lo que allí parece despierto…À l’instant qui s’éveilleLes morts, en moi, ne le sont pas...Derrière vos yeux fermésje nous revois dans les grands bois,derrière l’ancien quartier…Tu m’attends encore quelque partoù nous nous attardionsdans la lumière du soir -sur ton visage un doux rayonm’éclairait et m’éclaire encore…Le temps n’est plus depuis longtempsdans nos cœurs isolés:chacun de vos noms m’est présent,à chaque battementde votre sang remémoréje revis et revoisle cœur muet du temps secret…Clairière en ceux qui s’émerveillent,à jamais cet instantinstaure en nous ce doux éveilqu’est celui du présent.Al instante que se despiertaLos muertos, en mí, no lo están...Detrás de vuestros ojos cerradosos veo de nuevo, de pie, en los grandes bosques,detrás del casco antiguo…Tú me esperas aún en alguna partedonde nos demorábamosen la luz del atardecer -sobre tu rostro un dulce rayome iluminaba y me ilumina aún…El tiempo que no hay desde hace tiempoen nuestros corazones aislados:cada uno de vuestros nombres está presente,a cada latidode vuestra sangre recordadaveo y revisoel corazón mudo del tiempo secreto…Un claro en aquellos que se maravillan,para siempre este instanteinstaura en nosotros esta dulce vigiliaque es la del presente...Comme un rêve éveilléJ’ai vu passer le lent cortègedes âmes aux lèvres grises,j'étais avec elles et sans elles:je portais des valisespleines de mes diverses vies;je regardais le défilédes foules aux longs visagespassant et bientôt dépasséspar leurs ombres sans âge...Immobile je me tenaisaux mains déjà tenuesdes vivants qui ne l’étaient plus,que je reconnaissaissans parvenir à les nommertant ils étaient les mêmes,tant ils étaient sous tant de masques,tant ils me fuyaient du regard...Ne nous oublie jamais,jeunesse à jamais fantasque,semblaient chanter en litanieaffligée et très pureleurs voix comme sorties des mursde mon rêve éveillé -n’oublie jamais ta douce enfance,ta mortelle innocence...Como un sueño despiertoHe visto pasar el lento cortejode almas de labios grises,estaba con ellas y sin ellas:llevaba maletasllenas de mis vidas diversas;miraba el desfilede una multitud de rostros largospasando y en seguida superadospor sus sombras sin edad...Inmóvil me aferrabaa las manos ya tenuesde los vivos,que reconocíasin llegar a poder nombrarlosde tanto que eran los mismos,de tantas máscaras como llevaban,de tanto cómo me rehuían la mirada...No nos olvides jamás,juventud siempre caprichosa,parecían cantar en una litaníaafligida pero muy purasus voces como salidas de los murosde mi sueño despierto -no olvides jamás tu dulce infancia,tu mortal inocencia...Hors les mursLe Temps est une île au trésor…Chaque instant se résumeà des océans déployéspar delà les brumes -dès l’aube la rue est à nous,qui descend jusqu’aux quaispar delà les tours d’illusionoù tout devient travail,où tout devient enfantement...Le Temps est cette île des mortsen nous depuis le jourdes brumeuses journées d’enfanceoù tout nous apparutcomme jamais ensuite:tout ce bleu par delà les toits,ce roux des lointains volcans,ce tintamarre des machinessuant l’huile odorantedans les grands bâtiments en partancepar delà la première chambre…Le temps est le bel oxymoreignorant tout remords,de l’immobile mouvementet de tous les essors...ExtramurosEl Tiempo es una isla del tesoro…Cada instante se resumeen océanos desplegadosmás allá de las brumas -desde el alba, es nuestra la calleque desciende hasta los muellesmás allá de las torres de ilusionesdonde todo se vuelve trabajo,o todo se vuelve parto...El Tiempo es esta isla de los muertosque hay en nosotros desde el díade las brumosas mañanas de la infanciacuando todo nos parecíacomo nunca más después:todo ese azul encima de los tejados,ese rojizo de los volcanes lejanos,El estrépito de las máquinassudando aceite aromáticoen los grandes edificios que partenmás allá de la primera habitación…El tiempo es un bello oxímoronignorando todo remordimiento,del movimiento inmóvily de todos los apogeos...Ce qui fut sera(Pour L.)Je voudrais tout recommencer,et que tout soit pareil :mon enfance aux tempes vermeilles,à beaucoup s’ennuyerdurant les pluies d’été;puis au seul de l’adolescence,nouer des amitiésjurées pour toutes les vacances…Mon amour m’attendra làdans le bar que tu te rappelles,et par les allées des annéesje ne reviendrai que pour toi;et pour elles et pour eux,et pour les tendres heuresà parler jamais de retour -nous allons tout recommencer…Lo que fue será(Para L.)Quisiera empezar todo de nuevo,y que todo fuera igual:mi infancia de sienes bermejas,aburriéndonos como ostrasdurante las lluvias del verano;luego el umbral de la adolescencia,anudar amistadescon juramentos de vacaciones…Mi amor me esperará ahíen el bar que tan bien recuerdas,y por las avenidas de los añosno volveré sino por ti;y por ellas y por ellos,y por las horas tiernassin hablar jamás de retorno -vamos a empezar todo de nuevoLe silence des arbresTu ne pèses pas lourd,mais ces os empilés,ces mains qui décapitent,ces fosses refermées,ces murs dynamitésdisent ce que tu es...Nous qui n'avons de motsque ceux que tu nous prêtes,nous t'écoutons pleurer,te plaindre, tempêter,geindre puis menacer;comme l'ange et la bête,faire ce que tu hais…Comme la femme au puitsou le poète hagard,nous restons éveillés,mais nous ne disons motqui ajoute à tes crisle vacarme du sang…Cependant tu le sais:tu sais notre clairière,ton poids n'est qu'un refus,le silence t'attend -il n'est point de barrièrepour ce qui souffle en toi...El silencio de los árbolesNo pesas mucho,pero esta pila de huesos,estas manos que decapitan,estas fosas cerradas,estos muros dinamitados,dicen lo que eres...Nosotros que no tenemos palabrassalvo las que nos prestas,te escuchamos llorar,quejarte, atormentarte,gemir y amenazar luego;como el ángel y la bestia,hacer lo que odias…Como la mujer de los pozoso el poeta aturdido,permanecemos despiertos,pero no decimos palabraque vaya a sumarse a los gritosal escándalo de la sangre…Sin embargo tú lo sabes :sabes nuestro claro en el bosque,tu peso no es sino un rechazo,el silencio te espera -ya no hay barrerapara lo que sopla en ti.Young MemoriesNous avions vingt ans d'âgeet le vent jeune aussi,la nuit au sommet de l'îlenous décoiffait et sculptait nos visagesde demi- dieux que partageaitl'amoureuse hésitation,sans poids ni liens que nosombres dansantesenivrées au vin de Samos,les dauphins surgis de l'eau claire,nos impatiences enlacées,un consul ivre sous le volcanet le feu du ciel par delà le dix-septième parallèle...Et partout, et déjà,défiant toute innocence,les damnés de la terreplus que jamais déniés;et si vaine la nostalgiede nos vingt ans,en l'insolente injonction de nos rebellions...C'était hier et c'est demain,et nos vieilles mains sur le sableretracent en tremblant les motsqui se prononcent les yeux fermésau secret des clairières.(San Francisco, Nobhill, ce 21 avril 2017)Young MemoriesTeníamos veinte añosy el aire también joven,la noche sobre la islanos despeinaba y esculpía nuestros rostrosde semidioses que compartíanla duda enamorada,sin peso ni lazos salvo nuestrassombras danzantesborrachos del vino de Samos,los delfines surgidos de las aguas transparentes,nuestras impaciencias enlazadas,un cónsul ebrio bajo el volcány el fuego celeste más allá del paralelo diecisiete...Y por todas partes, y ya,desafiando toda inocencia,los condenados de la tierranegados más que nunca;y tan vana la nostalgiade nuestros veinte años,en el insolente requerimiento de nuestras rebeliones...Era ayer y es mañana,y nuestras manos ancianas sobre la arenavuelven a trazar temblando las palabrasque se pronuncian con los ojos cerradosen el secreto de los claros del bosque.(San Francisco, Nobhill, 21 de abril de 2017)Jean-Louis Kuffer (Lausana, 1947) es un escritor, periodista y crítico literario suizo. Durante medio siglo ha ejercido la crítica literaria en diarios como La Tribune de Lausanne, La Liberté de Fribourg, la Gazette de Lausanne, o Le Matin. Entre 1976 y 1994 dirigió la colección « Contemporains » en L’Âge d’Homme, la editorial más importante de la Suiza francófona, en estrecha colaboración con su director, Vladimir Dimitrijevic. Fue uno de los fundadores, en 1992, de la revista Le Passe-Muraille, que sigue viva en formato electrónico. Asimismo mantiene desde 2005 dos blogs literarios, Carnets de JLK y Lectures du monde. Entre sus más de treinta libros pueden destacarse las novelas cortas Le Pain de coucou (Premio Schiller, 1983) y Par les temps qui courent (Premio Edouard-Rod, 1986), los poemarios Le Sablier des étoiles. Fugues helvètes (1999) o La Fée Valse (2017), así como la novela Le Viol de l’ange (1977). Jean-Louis Kuffer es asimismo un notable autor de diarios, donde refleja a la vez el bullicioso mundo literario de la Suiza romanda, su amistad con poetas como Georges Haldas o Jacques Chessex, o su rico mundo interior, en constante evolución. Entre sus volúmenes de diarios y crónicas destacan L’Ambassade du Papillon. Carnets 1993-1999 (2000), Les Passions partagées: Lectures du monde, carnets 1973-1992 (Premio Boudry, 2004), Les jardins suspendus, lectures et rencontres 1968-2018 (2018). Su último libro se titula, irónicamente, Nous sommes tous des zombies sympas (2019).Images: JLK dans la librairie mythique City Light Books, à San Francisco, en 2017. Mario Martin Gijon de passage en Lavaux, en 2022. -
Quand Max Lobe dit le Bantou s’en va goûter chez Gustave Roud…
La Danse des pères, septième opus de l’écrivain camerounais naturalisé suisse, est d’abord et avant tout une danse avec les mots, joyeuse et triste à la fois. La « chose blanche » romande saura-t-elle accueillir l’extravagant dans sa paroisse littéraire ? C’est déjà fait et que ça dure ! Au goûter imaginaire où le convient cette semaine le centenaire Jaccottet et compagnie, la « ressemblance humaine » est de la partie…Le bourg de Moudon, dit le « pot de chambre du canton » en vaudois popu, célèbre ces jours, au musée, le centenaire de la naissance (ce 30 juin) de Philippe Jaccottet, dont l’ami poète non moins vénérable, Gustave Roud, aurait fêté ses 128 ans en avril dernier. Quel rapport entre ces deux dates et le 19 janvier 2026 où Max Lobe fêtera ses quarante ans ? Quelle connivence éventuelle entre ces trois-là ? Aucun, aucune en apparence, et l’énormité des contrastes pourrait exclure tout rapprochement, si les mots n’en décidaient autrement. Comme les poètes se ressemblent par les mots, voilà qu’ils s’assemblent !Or c’est à cette enseigne qu’une idée pour le moins saugrenue vous serait venue, lecteur de La Danse des pères imaginant la tête qu’eussent fait nos poètes sagement cravatés, découvrant certaines pages très « explicites » de cet ouvrage à la langue extraordinairement exotique - on dirait souvent électrique par ses vibrations, et non moins éclectique par ses inclusions pour ainsi dire poétiques, au point parfois de nécessiter une véritable traduction, sans parler des dérives à la fois historiques et politiques du roman – l’idée donc d’un goûter imaginaire en ce lieu devenu mythique de la paisible ferme vaudoise de Carrouge où maints jeunes écrivains romands de jadis et naguère, montés là-haut par le « tram des prés », allaient s’incliner devant le poète et lui serrer la papatte. Max Lobe chez Gustave Roud ? Et pourquoi pas ? Mais que se diraient-ils, ces deux gars-là ? A chacune et chacun de l’imaginer…De la différence et du rejetSi le rapprochement d’un (relativement) jeune auteur black & gay à la dégaine déjantée et d’un vieil homme de lettres vénéré par la « chose blanche », selon l’expression du descendant de colonisés, vous paraît incongrue, c’est que vous aurez mal lu ou pas perçu ce qui sue à la fois des lignes du Journal de Gustave Roud et des pages de La Danse des pères, à savoir la cuisante conscience d’être différent des autres, laquelle découle du regard de ces autres et du ton de la voix de ces même autres quand il te voient juste marcher, ou juste danser, juste être là à les regarder à la douche des soldats (Gustave) ou juste là (Benjamin, le double fictif de Max) à passer près de la fontaine aux femmes qui rigolent et ricanent à le voir avec sa drôle de démarche, comme ricanent et rigolent les garçons devant cette espèce de fille manquée que son père dirait un « neuf mois pour rien ».Les mots ont changé, sans perdre rien de leur possible cruauté, mais les choses restent aussi têtues que les faits, et lisant le Journal de Gustave Roud, ou quasiment rien n’est dit de ce qui est réellement enduré sous le regard des autres et par le désir refoulé, et lisant ensuite La Danse des pères, où tout est balancé avec ici et là des éclats qui déchirent, vous vous dites que le rejet muet d’un village, au début du XXe siècle, ou le rejet d’un père au «Cameloun», en ces années où tout est supposé normalisé par l’acronyme LGBT, relèvent d’une histoire commune que les mots ne sauraient jamais tout à fait pacifier ni exorciser.Avec la muflerie tranquille de l’Alémanique de souche terrienne, le formidable Fritz Dürrenmatt parlait de la littérature romande comme adonnée au culte de la « rose bleue », et probablement raillait-il certain esthétisme spiritualisant frotté de sensualité vague que les proses hyper-allusives de Gustave Roud portaient au niveau de sublime sublimation, tout cela ramenant assez mesquinement à un aspect congru de nos lettres, mais non sans vigueur peut-être salutaire – après tout pourquoi ne pas cesser de parler à mots si couverts, pourquoi ces chattemites et ces sous- entendus, ce silence gêné devant la souffrance (prononcez souffronce dans nos réunions de prière littéraire) présumée d’un Crisinel dont le drame était aussi lié à l’amour « qui n’ose dire son nom » ? Pourquoi ne pas « casser le morceau », comme s’y emploie Max Lobe pour lequel « ces choses » ne sont qu’un aspect d’une réalité combien plus riche et complexe, même si un seul regard ou un seul mot méchant conservent leur pouvoir dévastateur.De ma petite histoire à votre grande HacheVous vous rappelez maintenant votre seule visite à Gustave Roud, avec le docteur M. et l’abbé V. vos amis plus âgés, la sœur du poète et celui-ci, si terriblement gentil et contraint ; et l’on insistait pour que vous repreniez du gâteau de Madeleine. Mais tout cela si convenu…Sur quoi vous êtes revenu, ces derniers temps, au coffret des œuvre rééditées du poète, et comme tout revivait ; et comme tout revivrait si les braves gens du goûter mal barré découvraient ce que Max Lobe raconte dans La Danse des pères. Miracle de la Littérature !Et miracle de la filiation « malgré tout », tant il est vrai que le roman du Bantou, dédié à son père Ndjock, est à la fois l’histoire d’un père conteur de belle verve racontant la story de son pays à ses enfants, dont Benjamin est le double évident de Max, la «grande histoire» d’une indépendance devenue mascarade dans les embrouilles de la politique, et la « petite histoire » d’une relation plombée par le rejet d’un fils tôt « deviné » par son père horrifié, rejeté comme il l’a été par un oncle adoptif suisse quand il s’est retrouvé à Genève et que ledit oncle, indiscret, est tombé sur des messages homo-amoureux « explicites » sur son ordinateur, le chassant alors en affirmant que le Diable n’avait point de place dans un foyer chrétien.Max Lobe presse la plaie où elle fait le plus mal, et vous repensez alors aux drames innombrables liés à l’homophobie, vous avez lu le terrifiant roman du Sénégalais Moahammed Mbougar Sarr, De purs hommes, et l’autre jour encore vous regardiez, sur Netflix, le docu évoquant la vie du chanteur-danseur brésilien Ney Matogrosso, battu comme plâtre en son enfance par un père militaire impatient d'en faire un homme « vrai », et devenant une « idole » locale aux tenues de scène plus voyantes encore que celles de Max le Bantou à la télé romande (cf. RTS du 15 février 2025) , avec sa crêpelure jaune, ses lèvres rouges carmin, ses ongles peints en bleu et sa chemise perroquet – histoire de faire pièce à la tristesse et d’éclater du large rire de ce même Max esquissant sur le plateau une zumba d’enfer…La plaie de la vie, et le rire du BantouQuant à la plaie qui fait mal, c’est la vie même, mais tout en nuances, pas du tout le genre pleurard ou seulement accusateur, avec des scènes d’anthologie comme celle d’un baptême carabiné ou d’une scène qui en dit long sur les rapports de l’écrivain avec certains bonne conscience politique (pp.146-149) lorsque Benjamin, pressé d’accompagner son amant toubib (et chose blanche ) Clovis Martin à une marche anti-Bya, en 2016, éclate soudain, alors que son compagnon critique la mollesse des descendants d’indépendantistes, en lui crachant sa rage et sa détresse, ses galères personnelles et son rejet de tout le barnum militant, avec « le souffle d’un buffle enragé ».Après celle de Lovay, la langue « fourrée » de Lobe…Au petit jeu incongru des situations imaginaires à valeur révélatrice, vous évaluez la place réelle de Max Lobe dans le biotope littéraire romand ou francophone – on l’a dit « star » de la jeune littérature africaine, en effet gratifié du prestigieux Prix Kourouma – et son impact public réel. Dans la filière courant de Rousseau à Ramuz (que Max apprécie entre tous), d’Amiel à Haldas, d’Alice Rivaz à Charles-Albert Cingria, de Chappaz à Chessex, comment intégrer ce drôle d’oiseau de Lobe ? Et « les gens » là-dedans ?Pour l’édition et les médias : parcours parfait, choyé chez Zoé, jamais « descendu » par les confrères. Mais encore ? Tout va-t-il vraiment de soi ? Et s’il n’y avait pas comme une complaisance convenue d’époque envers cet auteur à ménager forcément selon l’esprit du temps, au dam du vrai sérieux de son propos ?On ne va certes pas oublier que le Bantou est noir et gay, puisque ça fait partie de son identité, mais au-delà ? Ce qu’il dit entre les lignes, au fil entortillé des signes de sa langue plus insolite voire déroutante que ne l’est celle d’un Jean-Marc Lovay (autre poulain du paddock Zoé), sa réflexion réellement incarnée, bruitée à bouche maquillée que veux-tu , charnellement entraînée par la danse des vocables, sur la réalité qu’il aborde de tous les côtés en fils de divers « pères » biologiques ou littéraires (de James Baldwin à Mongo Beti, que lui révèle d’ailleurs son paternel), mais aussi en protégé de diverses bienveillances féminines, et la base éthique de tout ça, la base émotionnelle et affective de ce fatras (où le cœur bat le tam-tam dans le corps qui ondule comme une flamme), la somme poétique que représente son œuvre en chantier – sûrement l’une des plus originales et conséquentes en train de s’élaborer dans nos contrées - est-elle vraiment prise en compte ?À chacune et chacun de répondre en toute liberté (qui se dit Kundè en bassa, nom du père alias « le Lion guerrier ») en le lisant vraiment et en se réjouissant peut-être du fait que le goûter des poètes ne soit pas que de spectres…Max Lobe. La Danse des pères. Zoé, 170p. -
Comme un chant d'innocence
(Aux nouveaux semeurs de peste)Les vieux enfants sont alignéssous les drapeaux croisés,les rangs sont formés par les ans:les derniers nés devant,et là-bas tout au fond du tempsles vétérans plus lents -la lenteur venant du grand âgedes enfants les plus sagestombés aux plus fringants carnages…La guerre à l’antique était belle:on tuait noblement,on le faisait au nom de dieuxqui s’étripaient entre entre eux;le sang délicieux au ciboireétait un vrai nectar,on chantait même l’ennemien termes bien choisis…Je suis l’enfant dégénéréd’après les sacrifices,je ne veux pas de vos armées,et c’est sans argumentque je me déclare innocentde vos sacres et massacres -vos sempiternels maléficescommis au nom de l’éternelMammon maquereau de Babel... -
Comme en souriant drôlement
(Sarcasme)La dame ne serait n’est pas loin:l’ombre de la rôdeuse,qu’on appelle aussi la faucheuse,fait silence à dessein;mais en se taisant elle te parle:je te connais, dit-ellesans un autre mot pour le direque de ses yeux mortels,la condamnation d’un sourire…Tu en parlais les yeux baissés,mais ne tremblant jamais,et moi je retenais mes larmes:on fait semblant de partager,mais le corps à son cri -cela que toi seule entendait …Et pourtant nous en aurons ri,de la Dame aux alarmes:il n’y aura pas de vacarmeau jour de l’enterrer:elle est seule et nous la plaignons,seule à côté de Dieu ,très seul aussi de par son sortà la place du mort…Fusain de Paul Gauguin: Figure de spectre. -
Comme une consolation
(Pour L. qui aurait sa fête ce dimanche)Je l’écoute se taire en moi :son absence me pèse,mais sa présence est une voixqui me revient parfoisdans le murmure des journéesoù le clair et l’obscurse mêlent aux années –une voix et c’était la tienneen sa douceur de soie…Nous n’avons pas su nous parlerde ce que tu vivais :nous n’avons pas trouvé les mots ;on ne sait pas pourquoile poids soudain se fait si lourdOn y peut quoi ? On n’y peut rien,on aimerait montrer le poing,mais à qui ? mais à quoi ?Tu es en moi tant que je vis :triste, je te souris ;le miroir entre nous s’efface,et c’est comme une grâceque d’être là sans toicomme enlacée en moi…Dessin JLK: Portrait de Lady L, à Vienne, en 1995.