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Carnets de JLK

  • Faut-il interdire la Commedia ?

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    Une lecture de La Divine Comédie (29)

     

    Chant XXVIII.

    Fauteurs de schismes et de discordes, dépecés par l’épée d’un diable. Mahomet en enfer... 

    Des voix se sont élevées, il y a quelques années, pour dénoncer l’islamophobie, l’homophobie, l’antisémitisme et le caractère absolument rétrograde de La Divine Comédie de Dante Alighieri, qu’il semblait urgent de retirer des programmes scolaires et des bibliothèques ouvertes au progrès, des kiosque de gares et d’aérogares.

    Or que visait, plus précisément, le groupe de défense des droits humains, intitulé Gherush 92 et agissant comme conseiller des organes de l’ONU sur le racisme et la discrimination ? 

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    Ni plus ni moins, entre autres, que le contenu du Canto XXVIII de L’Enfer, dans lequel Mahomet se trouve, dans la neuvième bolgia du VIIIe cercle, au premier rang des semeurs de discorde, fendu « du menton jusque-là où l’on pète alors qu’entre ses jambes pendent les tripes et le sac sans beauté qui transforme en merde ce que l’on mange »…

    Le chevalier Artaud de Montor, dans sa traduction en prose illustrée par Gustave Doré, l’exprime de façon plus soft : « Il était fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles. Ses intestins retombaient sur ses jambes ; on voyait les battements de son cœur ; et ce ventricule où la nature prépare ses sécrétions fétides »…

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    Mais le texte original formule la vision en termes plus hard, tels que les a transcrits Jacqueline Risset : 

    « Già veggia, per mezzul perdere o  lulla,

    com’io vidi un, cosi no si pertugia, 

    rotto del mento infin dove si trulla

     

    Tra le gambe pendeva le minugia ;

    La corata pareva e’l tristo sacco 

    Che merda fa di quel che si trangugia ».

     

    Les émules de CHARLIE n’auront pas eu d’ancêtre plus virulent, convenons-en, et voici pourquoi Valenti Sereni, présidente du groupe des indignés, taxe la Commedia d’ « offensante et discriminatoire et n’a pas sa place dans une salle de classe moderne ».

    À préciser alors que sur 100 Chants de la Divine Comédie, les censeurs en ont pointé une demi-douzaine comme « particulièrement problématiques », présentant donc Mahomet comme fauteur de schisme, les Juifs sous les traits de gens cupides et vouant les sodomites à une incessante pluie de feu pour leur comportement « contre nature »…  

    Selon le même groupe, les écoliers et les étudiants universitaires qui ont étudié cette œuvre n’ont pas eu les « filtres » requis pour la replacer dans son contexte historique et ont été nourris avec un régime empoisonné à l'antisémitisme et au racisme. Il demande que La Divine Comédie soit retirée des écoles et des universités ou, à tout le moins, que les parties les plus offensantes soient pleinement expliquées.

    Or que répondre à cela ? Que, bien entendu, nos contempteurs ont raison selon les codes du politiquement correct. Mais que si l’on interdit ou caviarde la Commedia, force sera de faire subir le même sort à La Bible et au Coran, pour commencer, et ensuite à tous les textes déplorablement enkystés dans l’esprit de leur temps : tous les textes terriblement antiques de l’Antiquité, les textes coupablement médiévaux du Moyen Âge, obscurantiste comme chacun sait, enfin tous les écrits dérogeant aux droits humains et au respect de l’animal et de l’environnement. Cela pour les contempteurs...

    Mais pour ceux qui, de 7 à 77 ans, et à part l’incontournable Tintin, seraient tentés, étudiants ou profs diligents, ménagères à la maison ou commerciaux en déplacement, de lire tout de même La Divine Comédie, et de mieux comprendre par exemple cette condamnation, par Dante, du pauvre Mahomet, cette première précision: qu’au Moyen Âge une opinion courante voulait que ledit Mahomet, chrétien insatisfait, avait provoqué sciemment, entre les mêmes adorateurs du Dieu d’Abraham, les luttes fratricides que furent les Croisades, alors qu’Ali, subissant ici le même sort infâme d’être fendu en deux, était considéré comme le fauteur de discorde entre sunnites et chiites… 

    Et ceci encore : que Dante, loin de n’être qu’un Rital catho réac ignorant de la culture musulmane, cite au contraire celle-ci à maintes reprise et fait au passage moult révérences aux grands esprits de cette tradition, d’Avverroès à Avicenne.  

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    Qu’en outre : loin de réserver les pires supplices aux zélateurs d’autres sectes, Dante se montre non moins impitoyable envers les princes de la supposée sainte Eglise, papes en tête. Et l’on a vu quelle tristesse il éprouvait de rencontrer tel ami cher (Brunetto Latini, son maître et  ami, qu’il retrouve parmi les sodomites) ou tel collègue, ici incarné par le troubadour Bertrand de Born, également taxé de semeur de discorde pour avoir dressé son pupille fils de roi (Henri II Plantagenêt) contre son paternel.

    Et voici Dante, poète, confronté à la figure de Bertrand, son homologue français, condamné à porter devant lui sa tête coupée. Scène hallucinante, à vrai dire, où la tête séparée du corps s’exprime en ces mots déchirants aux oreilles de Dante : 

    « Perch’io parti cosi giunte persone

    partito porto il mio cerebro, lasso !

    dal suo principio ch’è in questo troncone,

    Così s’osserva in me lo contrapasso. » 

     

    Ce que Jacqueline Risset traduit comme ça :

     

    « Pour avoir divisé deux personnes si proches

    Je porte,hélas, mon cerveau séparé

    De son principe, qui est dans ce tronc.

    Ainsi s’observe en moi la loi du talion ».

     

    Or à ce point, la traduction littérale de François Mégroz paraît plus juste, qui ne traduit pas le contrapasso par loi du talion, introduisant une nuance un peu différente de ce que signifie le contrapasso pour Dante, stipulant que la punition métaphysique de chaque pécheur est appropriée physiquement à sa faute : Mahomet, qui a provoqué un schisme, est fendu vivant, et derrière lui se trouve un diable qui le recolle et le refend ad aeternum, de même que Bertrand de Born, qui a séparé deux êtres unis, voit sa tête séparée de son tronc au siècle des siècles - amen…   

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction de Jacqueline Risset, édition bilingue. GF /Flammarion. 

    François Mégroz. Lire La Divine Comédie. L’Enfer. L’Âge d’Homme.

    La Divine comédie illustrée par Gustave Doré, traduite en prose par le Chevalier Artau de Montor. Texte intégral. Marabout. 

    Image: Canto XXVIII, par Sandro Botticelli.

  • Que le doute fait dater Dante

     

     

    Une lecture de La Divine Comédie (28)
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    Chant XXVII. Mauvais conseillers.

    Si tant est qu’on souscrive à la justice de la supposée sainte église apostolique et romaine, nul doute : la Commedia de Dante, devançant la non moins supposée sainte Inquisition, figure, en sa forme constituant la synthèse poétique de la théologie médiévale, l’expression absolue de la Vérité coïncidant, en parfaite intelligence avec la sagesse antique dépassée par la logique supposée inspirée des saints Pères en leurs supposées saintes manigances conciliaires, avec la Somme d’un saint Thomas ne doutant de rien. Si donc vous croyez que l’absolue Vérité est catholique et apostolique, nul doute : Dante reste au Top.

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    Sinon, malgré l’insurpassable beauté de la Commedia, une lecture non catholique de celle-ci peut faire conclure que, question vérité, Dante date et que sa vérité relève du pipeau pipé à plusieurs tuyaux. Disons pour nuancer : que le poème contient moult vérités mais qu’on n’en fera pas un absolu...
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    Le génial et druidique John Cowper Powys, fils de pasteur gallois et grand arpenteur de toutes les terres et de tous les livres, le disait tranquillement aussi bien : que Dante date.

    Que sa poésie, à la hauteur de celle d’Homère ou de Shakespeare, et plus pure en sa forme et sa pointe, que celles-là, est d’une insurpassable Beauté, mais que, pour ce qui est de la Vérité ou de la Bonté, Dante, décidément, date, contrairement à l’Evangile ou, littérairement parlant, à Rabelais. « Car il y a, précise Powys, pour tout esprit bien né – selon l’expression même de Dante - infiniment plus de magnanimité, d’humanité et de charité évangélique au sens fort du mot dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargantua ou de Pantagruel que dans toute la Divine comédie ! »

    Les véritables catholiques, « moyennant quelques modifications historique ou scientifiques », précise encore le païen pote du Christ, ne sauraient faire de distinction entre le Dante moraliste et le croyant, vu que Rome continue en principe (yes, sir) d’être dans Rome, mais nous autres mécréants potes du Nazaréen pouvons nous sentir plus libres de faire la part del’ayatollah catho figurant le supplice de Mahomet (ce sera fait dans le chant suivant) et du poète d’autant plus sublime qu’il est plus démoniaquement inventif en matière de « justice divine ».

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    « L’Inferno est une vision abominable, écrit encore John Cowper Powys,une vision choquante, une vision cruelle, un vision méchante, mais c’est une vision d’un stupéfiante beauté », tel étant le paradoxe, en effet, que c’est dans son Enfer, bien plus que dans Le Purgatoire ou Le Paradis, que l’art de Dante se déploie à son apogée.

    « Et ma foi, poursuit Powys, il serait bien fou celui qui rejetterait le « bello stil de Dante, avec sa tranchante et limpide beauté, avec son architecture verbale où l’effet est atteint sans aucune apparente force, par laseule grâce du vocabulaire et la place qu’il assigne à chaque mot dans sa phrase, sous prétexte que la réaction de ce formidable poète aux raffinements les plus exquis de l’esprit et des sens est contrebalancée par un aussi diabolique mélange d’orgueil et de cruauté ».

    Les raffinements cruels de Sade relèvent en somme de la rigolade, vu que Sade est CHARLIE en ses blasphèmes, tandis que Dante se réclame de son copilote divin (non tant le Christ que le Père Inquisiteur) et qu’il croit dur comme froid que la glace de Lucifer brûle vraiment.
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    Le Christ de Dante reste une figure conventionnelle de théologie sans rien de la personne que nous aimons chez le rabbi Iéshouah. « Tout ce que nous avons appris chez saint Paul concernant le secret spirituel de l’univers – qui est un secret detendresse – selon lequel les faibles, les fous, les humbles, les doux (…) estici contredit de bout en bout et de part en part. On peut dire que de la première à la dernière ligne la Divine comédie respire le mépris nietzschéen du vulgaire. Son mot favori est le mot dédain. Le dédain est, aux yeux de Dante, le trait le plus caractéristique de l’Empereur de l’Univers et de ses anges. » Comme on est loin, alors, de l’humilité caractérisant le christianisme de Dostoïevski !

    Poète de la vengeance de Dieu que Dante ? Oui, mais. Mais Dante nous offre aussi, à nous lecteurs supposés délivrés des terreurs, sinon des terrorismes (!!!), l’imagerie certes datée mais non moins saisissante que « tout est dans l’esprit humain ».
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    « Dante est le sublime et cruel porte-parole de notre misérable humanité aux nerfs exacerbés et dont trop souvent la juste indignation se tourne en cruauté sadique. Mais c’est justement à cause de cette poignante et humaine, trop humaine psychologie qui traverse tout L’Enfer que ce poème est infiniment supérieur au Purgatoire et au Paradis. Etant plus humain que les deux autres,il contient plus de cruauté, de vengeances, de sensations fortes, de drames et finalement d’horreurs ».

    Au seul vu de L’Enfer, John Cowper Powys décerne, à Dante, le brevet de « plus grand réaliste de toute la littérature au point qu’à côté de lui Pétrone ou Maupassant semblent être des polissons ». D’un point de vue purement esthétique, ajoute-t-il, Dante « demeure certainement le suprême poète de l’espèce humaine ».

    Cependant, à moins de souscrire à un catholicisme aussi sadique que daté, voir en Dante un« guide moral » relève du contresens absolu.
    À ceux qui demandaient, alors, à Powys de leur expliquer pourquoi la lecture de L’Enferreste légitime et même conseillée au dam des bien pensants outrés par ses représentations« inappropriées », il répondait : « Je le lis parce que je tire un pouvoir de son pouvoir. Je le lis parce que le spectacle de la douleur, quand elle est à son maximum, est le meilleur moyen de la supporter quand elle est loin d’avoir encore atteint ce stade »…


    Unknown.jpegJohn Cowper Powys. Les Plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Âge d’Homme, 1995.
    Dante. La Divine comédie. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

  • Malheureux qui comme Ulysse...

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    Une lecture de La Divine Comédie (27)

    Chant XXVI. Mauvais conseillers.

    Il en va de la lecture de la Commedia de Dante comme de la plupart des grands textes du passé fondés sur un mélange de vaste savoir et d’extrême densité poétique, dont beaucoup de composantes historico-politiques,  sociales ou littéraires nous échappent à moins d’un patient décryptage. 

    L’on pourrait évidemment se contenter de la « musique » des chants, pour peu qu’on possède un peu de la « langue de Dante », c’est le cas de dire, à la source bouillonnante et fraîche de l’italien bonnement fondé par le poète florentin, comme on peut se bercer à l’écoute de Shakespeare sans sous-titres ou de l’incompréhensible Finnegans Wake de Joyce que Michel Butor comparaît à une sorte de whisky pour l’oreille ( !), mais il est aussi permis d’éprouver, de loin en loin, de l’ennui pour cette lecture sur-saturée de références et d’allusions qui ne nous disent plus rien, ou se sentir réellement agacé, voire indigné par les jugements de celui qui, au nom de Dieu, punit nos « frères humains » de manière parfois si cruelle ou paradoxale.

     

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    Ainsi du sort qu’il réserve à Ulysse, qu’il fourre bonnement au four, dévoré à perpète, dans la huitième bolgia du Cercle réservé aux conseillers« perfides », par une flamme destinée à le punir de son propre feu – de sa propre ardeur à tout connaître du monde quitte à dépasser les limites fixées a posteriori par la théologie chrétienne. Or le moins qu’on puisse dire, en l’occurrence, est que ce cher Alighieri pousse bien loin le bouchon dans les eaux de la mauvaise foi tant il fut lui-même du grand voyage de la connaissance et de toutes les curiosités !

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    Du reste on sent qu’il n’est pas trop convaincu par la rigueur  extrême du châtiment appliqué à Ulysse, coupable d’avoir montré autant de ruse fieffée (le cheval de Troie) que d’excessive audace (sa navigation par delà les confins du monde connu), mais ce chant fumigène et quelque peu confus revêt un nouvel intérêt, à vrai dire inattendu – et c’est le propre de la vraie poésie que de susciter de telles surprises – puisque c’est en se remémorant l’aventure d’Ulysse, et le discours de celui-ci à ses compagnons, que Primo Levi, comme il le raconte dans Si c’est un homme, a pris conscience, à Auschwitz, du pouvoir libérateur de la parole poétique et de l'inaliénable dignité humaine, en plein enfer terrestre…

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    Ce rapprochement fonde une  réflexion tout à fait remarquable de Damien Prévost, qui en dit long sur les ressources de la littérature  en certaines circonstances apparemment désespérées, comme l’a illustré le Polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et des camps de concentration soviétiques, dans Proust contre la déchéance.

    Damien Prévost : « Primo Levi se souvient donc d'un chant de la Divine Comédie, sans trop savoir pourquoi il se remémore ce chant en particulier et sans l'avoir consciemment choisi. Pourtant, ce choix - car au fond, il s'agit bien d'un choix - éclaire de manière inattendue l'expérience de Primo Levi. Se souvenir c'est se replonger dans ce qui reste à ceux à qui tout fut pris. En cela, il s'agit déjà d'un retour à l'humanité. Par ailleurs, se souvenir de la Divine Comédie, c'est recouvrer sa nature humaine dans ce qu'elle a de singulier : la culture, le beau, la langue, le sens.

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    C'est ainsi qu'il convient de considérer le discours de Primo Levi sur le sens et l'importance des mots utilisés par Dante. Les réflexions stylistiques et linguistiques sont, elles aussi, une attestation de l'humanité de Primo Levi : ce sont l'attrait et l'intérêt pour la connaissance.  Pour finir, ce moment est particulièrement signifiant car les vers dantesques prennent tout à coup un sens inattendu.

    « Consideratela vostra semenza

    fatti non foste aviver come bruti,

    ma per seguir virtute e conoscenza »

    D'une certaine manière, Auschwitz réinterprète totalement ce tercet sorti de son contexte qui interpelle profondément Primo Levi. »

    Damien Prévost: Éléments de réflexion sur "Le chant d'Ulysse" dans "Si c'est un homme" de Primo Levi. www. http://cle.ens-lyon.fr
     

    Dante. La Divine comédie. Version bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF /Flammarion.

     

  • Arte Povera

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    … Après sa période Lichens et fibrilles, qui l’a propulsé au top du marché international, Bjorn Bjornsen a mené une longue réflexion, dans sa retraite de Samos, sur la ligne de fracture séparant la nature naturée de la nature naturante, et c’est durant cette ascèse de questionnement qu’est survenue l’Illumination  dont procède la série radicale des Fragments d'ossuaire   que nous présentons en exclusivité dans les jardins de la Fondation sponsorisé par la fameuse banque Lehman Brothers …

    Image: Philip Seelen

  • Métamorphoses du vide

     

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    Une lecture de La Divine Comédie (26)

    Chant XXV. Voleurs

     

    Pourquoi Dante relègue-t-il les voleurs  dans les basses fosses  de l’enfer et leur fait-il subir des supplices d’une particulière cruauté, si tant est qu’il y a ait des nuances imaginables dans la férocité punitive ? Est-ce à dire que le Florentin défende la propriété en laquelle le fils de tonnelier bisontin Joseph Proudhon, précurseur des anars, verra précisément le vol ? 

     

    À vrai dire, bien plus que la propriété privée, au sens moderne, capitaliste ou bourgeois du terme, c’est l’intégrité del’individu et du corps social que défend le poète métaphysicien, qui voit en le vol une altération fondamentale des relations humaines.

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    Notre bon maître François Mégroz, dans son commentaire bien étayé par la connaissance détaillée des réalités du siècle de Dante en Toscane, rappelle que « dans la société du XIVe siècle, qui n’avait pas nos moyens de lutte contre le vol (code pénal, police, etc.), cette forme de la fraude causait un désordre considérable ». L’on pourrait alors se demander comment Dante jugerait de l’Italie contemporaine, où ladite fraude atteint parfois des dimensions non moins vertigineuses sous couvert de démocratie néo-libérale ?

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    Mais une fois encore : la condamnation du vol est plus fondamentale, quasi ontologique et de-tous-les-temps, dans ce passage de L’Enfer, et c’est ainsi que le poète se réfère à d’antiques exemples de la latinité païenne, faisant apparaître le mythique Cacus, géant-centaure coupable d’avoir volé un troupeau de bœufs au fier Hercule passant par là.

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    Comme tout se chevauche et s’interpénètre dans le temps hors-du-temps des infernales régions, ledit Cacus, transformé en centaure, cohabite pour ainsi dire avec le susnommé Vanni Fucci, contemporain de Dante et voleur avéré en la cité de Pistoia, dont le geste obscène de « faire la figue » en désignant le ciel (doigt d’honneur au Très-Haut) ouvre ce Canto XXV non sans provoquer la réprobation du centaure tant il est sacrilège.

    L’on voit ainsi que tout fait pot-au-feu dans la marmite du génial touilleur - et que les exégètes s’empoignent à la queue leu-leu…

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    L’on peut ne pas s’attarder, au demeurant, sur ces multiples allusions et autres strates savantes constituant l’humus du « film » dantesque, pour mieux apprécier les trouvailles scénographiques et métaphoriques de cette méli-mêlée de serpents et de damnés s’enlaçant et se compénétrant comme autant de sangsues orgiaques, dans un chaos organique figurant précisément le contrapasso de la perversité des voleurs. 

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    Ainsi leurs corps grouillent-ils et s’embrouillent-ils, toutes identités perdues ou permutées, en un formidable et fulminant gang bang échangiste d’animaux humains dénaturés à pattes bifides  de chiens de mer et nageoires leur sortant de la gueule ou du cul, sexes en formes de pieds et autres fantaisies préfigurant le Jardin des délices de Hiéronymus Bosch, un siècle plus tard, et donc plus d'un demi-millénaire avant les plus ou moins habiles resucées du surréalisme…    
     

    Dante, La Divine Comédie. L'Enfer / Inferno. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion

    François Mégroz. Lire La Divine comédie. L'Enfer. L'Âge d'homme, 1992.

     

  • Suspends ton vol !

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    Une lecture de La Divine comédie (25)

     

    Chant XXIV. Voleurs.

     

    On a beau voir l’accablement écraser, de plus en plus, le pauvre poète descendant la roide pente accidentée des Malebolge, qu’il faut se représenter comme une suite de vires ou de corniches coupées de précipices et d’arches près de s’effondrer – et ça remonte et ça s’éboule :le poème n’en continue pas moins de tisser, sonorités à l’appui, sa tapisserie à la fois rugueuse et suave – le chant XXIV s’ouvre sur une vision pour ainsi dire virgilienne, avec son petit paysan s’impatientant de revoir le printemps -, physiquement  très suggestive et savante, multipliant les allusions littéraires ou historiques, politiques ou psychologiques, tout en ne perdant jamais le fil de la narration au premier degré de la périlleuse désescalade des deux compères ; ainsi Virgile profite-t-il de sa légèreté de pur esprit pour soutenir son protégé, quitte à le gourmander tout à l’heure quand celui-ci, bonnement vanné, se reposera trop indolemment : pas le moment de flancher, ragazzo, « Omai convien che tu cosi ti spoltre »,autrement dit : « ce n’est pas assis sous la plume ou la couette qu’on arrive à la gloire », et de lui rappeler qu’après la descente à pic jusque chez Lucifer il s’agira de remonter encore, sans escalator, la pente aride du Mont Purgatoire.

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    Dans l’immédiat, cependant, c’est à une nouvelle séquence de film gore que le poète va se trouver confronté non sans y intervenir personnellement en reconnaissant, dans la bolgia des voleurs, un certain Vanni Fucci de Pistoia qui s’est fait connaître par la violence de ses moeurs politiques, et plus particulièrement par le vol d’objets sacrés, dans une église de sa ville, dont il a accusé des innocents. 

    Fait intéressant alors : que Dante juge plus sévèrement le vol que la violence en cela que le vol est une manière de viol de la personnalité. La violence, de face, permet en effet à la victime de se défendre, tandis que le vol, commis à l’insu de celle-ci, tient de la fraude plus insidieuse et donc plus détestable.

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    Un supplice d’une atrocité particulière frappe ainsi ce vil voleur violeur violent qu’un serpent de feu transperce  et transforme en torche puis en cendres, bientôt recomposées en corps prêt à être torturé derechef et ainsi voué à l’éternel tourment d'un Phénix des basses fosses. 

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    Laissez donc toute espérance, vous qui avec volé le vélosolex de votre voisin valeureux Victorin le vannier…

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction par Jacqueline Risset- GF Flammarion.

     

    Peinture : William Blake, Salvador Dali, Gustave Doré.

     

  • Une magie intemporelle

     

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    À propos de la poésie T'ang

    Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien. Ouvrons une grande parenthèse de silence dans le vacarme de notre vie quotidienne, et là, devant la fenêtre où le jour décline, bien calme et l’esprit disposé à vagabonder dans le temps et l’espace, reprenons le grand livre informel de notre bibliothèque idéale.

    Cette fois nous serions en Chine, en plein âge d’or poétique. À l’époque des T’ang. Jamais la poésie chinoise n’aura été aussi féconde, aussi ferme et aussi pure qu’en cette période dont les poètes nous parlent aujourd'hui encore, notamment pour la raison que René Grousset formule ainsi : « Alors que le poésie chinoise, faite en partie d’allusions littéraires, nous échappe trop souvent, les lyriques T’ang nous semblent plus accessibles parce que les sentiments qu’ils évoquent participent d’un humanisme universel ».

    Mais avant de poursuivre cela encore : pourquoi cette enjambée dans les lointains orientaux et, surtout, dans un passé si reculé ? Goût précieux pour l’exotisme ? Passéisme suspect ? On serait presque tenté d’acquiescer en sorte de clouer le bec de ceux qui ne s’intéressent qu’à la nouveauté fugace des modes, et cependant la raison de notre choix n’est pas là. Disons plutôt que, s’il faut parler d’actualité, encore s’agit-il de parler de toute l’actualité, et par conséquent de ce qui continue d’agir aujourd’hui, des choses du passé, pour peu que nous sachions nous ouvrir à elles.

    clip-image0034.jpgIl n’y a pas une poésie du passé et une poésie du présent : il n’y a qu’un émerveillement manifesté par l’être qui se reconnaît au monde, avec ses racines, et qui parle, et qui transcende les contingences du lieu et de l’heure.

    Ainsi un poète tel Li Po nous paraît moins étranger, voire moins anachronique que nombre de morts-vivants d'entre nos contemporains. Par delà les siècles, tout comme Sappho ou Pétrarque, et rejoignant, plus proches de nous, Verlaine ou T.S.Eliot, ou encore Reverdy, il continue de vivre et d’agir, n’ayant rien perdu de sa fraîcheur.

    Tendons aussi bien à l’ouverture, mais férocement exigeante, comme nous y engage un Etiemble. « Cela signifie qu’au lieu de gaspiller son temps à lire mille mauvais livres dont tout le monde parle, on saura choisir parmi les dizaines d emilliers de grandes œuvres qui n’attendent que notre bonne volonté ».

    Une ère de gloire

    La dynastie des T’ang (616-907), débutant par l’assassinat du dernier des Souei – lesquels accomplirent la réunification de l’empire – compte parmi les plus grandes époques de l’histoire chinoise. La Chine est alors la maîtresse incontestée de l’Asie. Sans être féodal, le système social repose sur une aristocratie bureaucratique disposant d’un puissant appareil administratif. Dans le domaine littéraire, marqué par les débuts du roman et la floraison du conte, ce sont les poètes qui s’affranchissent le plus heureusement de l’emprise de l’Etat sur la culture.

    N’en citons que quatre sur le millier qui illustre cette période. Trois d’entre eux glorifient le règne de Hiuan Tsong : Li Po (701-762), taoïste inspiré au génie spontané, tour à tour dionysiaque et mystique ; Tou Fou (712-770), sage d’inspiration confucianiste dont les commentateurs relèvent la constance des préoccupations sociales ; Wang Wei (699-759), rêveur exquis d’inspiration surtout bouddhiste, également célèbre pour sa peinture ; et, un siècle plus tard, Po Kiu-yi (772-846), qui fustigea les vices de la Cour dans ses célèbres ballades satiriques.

    La plus parfaite des quatre périodes de la poésie T’ang est la deuxième, qui correspond au règne de l’empereur Hiuan Tsong (712-755), dont Li Po fut le poète favori, et qui était lui-même grand lettré, poète et musicien, vivant dans le faste et le piétinement entêtant des quelque deux mille petits pieds féminins qu’abritait alors le palais impérial.

    Une grande rêverie cosmique

    Cela dit, si la temporaire image de la félicité éternelle (la capitale, T’chang Ngan,porte le nom de paix Eternelle) transparaît bel et bien dans la quiétude sensuelle des œuvres de poètes T’ang, lesdites œuvre ne témoigneront pas moins, peu après, des nouveaux troubles marquant la fin du règne de Hiuan Tsong, lequel sera tué au cours d’une terrible rébellion.

    Notez alors la différence de tonalité de ces deux courtes pièces de Li Po, tout d’abord, et ensuite de Tou Fou :

    « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière ; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars. On ne les voit pas, mais on les entend rire ; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et puis : « À la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’empereur n’est pas satisfaite ! »

    Dans un autre poème, Tou Fou dira l’émotion du peuple au passage du recruteur, personnage cristallisant la révolte des paysans à l’endroit de la trop brillante capitale, et nous pourrions aussi mentionner, se rattachant à la même veine protestataire, qui fait de Tou Fou un poète très apprécié de la Chine contemporaine, son fameux Chant deschars guerriers.

    Mais la vision du monde que traduit la poésie T’ang ne procède pas uniquement de faits extérieurs, il s’en faut de beaucoup.. Si nous sommes touchés par la granderêverie cosmique se manifestant à cette époque, c’est que, d’une part, son enracinement dans le monde sensible la rapproche de nos romantiques, et que, d’autre part, le type d’expériences auxquelles elle fait écho nous est immédiatement perceptible : profondeur, mais simplicité de l’expression ; communion mystique avec le monde, mais naturel, voire bonhomie, parfois même faconde humoristique.

    Et Li Po d’envoyer valdinguer la littérature aux étoiles : « Il n’est vraimentque les buveurs dont le nom passe à la postérité ».

    Le mysticisme sans contour de la poésie T’ang, ses élans perpétuels vers l’ineffable, et les plaintes continuelles de l’esprit concevant la vanité des choses et les regrets – regrets de l’empereur dont la favorite a été assassinée d’une bien atroce façon, regrets de l’exilé, regrets de l’épouse songeant à son lointain Ulysse, regrets des amis forcés de se quitter, regrets des amants séparés, regrets d’autant plus amers que la vie est alors conçue comme une espèce de grâce – ont un arrière-fond religieux où se mêlent le vieux taoïsme, le rationalisme confucéen et le bouddhisme. 

    Citons à nouveau, à ce propos, l’indispensable René Grousset. « Le taoïsme avait appris aux poètes T’ang à retrouver, dans un élan éperdu, le principe de toute chose. Le bouddhisme renforçait et humanisait ce sentiment de la vie universelle en ajoutant à l’idée – déjà taoïque – de la fraternité de l’homme avec la plante et l’animal, une immense tendresse pour toute la création. Aussi tous les écrivains du VIIIe siècle cherchent-ils à s’unir dans une communion mystique à l’âme de l’univers. Leurs œuvres sont pleines d’élévations romantiques situées généralement en montagne, dans la solitude nocturne et aux heures indécises de l’aube et du crépuscule : le poète, assis au pied de quelque ermitage, sur quelque rocher désert, laisse sa pensée planer dans l’espace, au-dessus des abîmes, perdue dans l’essence des choses ».

     

    tumblr_m6u1fajhsv1qchk7to1_1280.jpgSensualité et mélancolie

    Plus d’une fois,l’opposition douloureuse des joies de la vie et de l’action corrosive du temps,chez les poètes T’ang, nous aura fait penser aux lyriques français de la Pléiade, qui ont ressenti et exprimé de la même façon la fuite des heures et la mélancolie entachant toute passion terrestre.

    Ces vers ne font-ils pas écho, à l’évidence, à ceux d’un Joachim Du Bellay. 

     

    « Sil e ciel et la terre sont immuables, / Que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous »…

    Ou bien ceux-ci : « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? / Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Et ceux-là, encore n’évoquent-ils pas des sentiments du même registre que ceux d’un Ronsard ?:

    « Le prince avait de belles jeunes filles ; / Elles ne sont plus que terre jaune ».

     

    La séparation

    Dans les poèmes des T’ang, le thème de la séparation ne cesse de revenir. Mais remarquons, à ce propos, un détail intéressant pour le lecteur occidental : il s’agit de l’usage que le poète fait parfois des thèmes amoureux, réputés intimes, pour exprimer une déception d’un tout autre ordre – politique au premier chef. Cette jeune fille dont on pleure ici la perte n’est peut-être qu’un ministre chassé… 

    À côté du thème récurrent de la séparation, relevons encore ceux de l’amour familial (la famille, avec le cultedes ancêtres, est alors la plus solidement enracinée des institutions chinoises), de l’attachement au sol natal (d’où le spleen de l’exilé), de la vénération pour le passé, et, enfin, les thèmes sociaux, qui font des poètes les meilleurs témoins de l’évolution des idées et des mœurs de leur époque, alors même que, souvent, les historiens et autres chroniqueurs se trouvent contraints d’arranger les faits, de travestir la vérité.

    Enfin, quelle meilleure conclusion donner à cette trop brève évocation qu’en attirant l’attention du lecteur sur l’étonnant présence des paysages dans la poésieT’ang ?

     

    Voyez ce tableau de Lieou Tch’ang K’ung :

    « Au crépuscule la montagne bleu sombre semble plus lointaine, / En hiver, la maison blanche paraît plus pauvre ; / Le chien aboie derrière la porte depaille : /Dans la nuit pleine de vent et de neige, quelqu’un retourne chez soi ».

    Et puisque nous avons commencé notre lecture au déclin du jour, quittons-nous à cette même heure mystérieuse d’entre chien et loup,sur ces vers de Li Po, dont la légende raconte qu’il périt noyé, un soir        d’ivresse, en voulant saisir dans une rivière le reflet de la lune :

    « Le soir étant venu, je descends de la montagne aux teintes bleuâtres,/ La lune de la montagne semble suivre et accompagner le promeneur, / Et s’il se retourne pour voir la distance qu’il a parcourue, / Son regard se perd dans les vapeurs de la nuit. »

     

    Repères bibliographiques.

    M.Kaltenmark.Littérature chinoise. La Pléiade,1956.

    P.Demiéville. Anthologie de la poésie chinoise classique. Payot, 1948.

    Lo Ta-kang.Cent quatrains des T’ang. La Baconnière, 1947.

    Lo Ta-Kang.Homme d’abord, poète ensuite. Présentation de sept poètes chinois. La Baconnière, 1949.

    Arthur Waley. The poetry and career of Li Po. Allen & Unwin, 1950.

     

    Ce texte a paru dans le magazine Construire, en 1976. 

  • D'or et de plomb

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    Une lecture de La Divine Comédie (24)

    L'Enfer. Chant XXIII. Hypocrites.

    La lecture de la Commedia de Dante peut être d’une saisissante actualité, pour peu qu’on y mette du sien.

    L'imagination dantesque est tissée d'actualité autant que de références érudites à autant d'"actualités" passées, mais notre actualité est tout autre et requiert alors un autre effort d'imagination. 

    Ainsi, dans ce Canto XXIII, traitant du sort des hypocrites, le lecteur passif ou en déficit d'imagination se perdra peut-être dans l'évocation des grands tricheurs du temps de Dante, après qu'il aura été saisi par la vision intemporelle des damnés tournant en rond sous de lourde capes dorées, vues de l'extérieur, dont la doublure est de plomb pesant, Dante faisant clairement allusion à l'invective de saint Matthieu dans son évangile: "Malheur à vous, hypocrites qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d'ossements de morts et de toute pourriture"...  
    Or, les hypocrites d’Etat dont nous parle Dante dans ce chant nous sont un peu lointains, potentats supposés servir le bien public et se l’appropriant au contraire, comme on le voit aujourd’hui dans le monde mondialisé où rien n’a changé dans les grandes largeurs, mais l’appellation qu’il leur réserve, de « sépulcres blanchis », fait image et prend plus de sens si l’on se rappelle, précisément, les Tartuffe de tous bords politique ou religieux qui nous entourent.

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    Quant aux sépulcres blanchis à la manière helvète, nous les aurons vus dans les figure policées de ce pontes de la Banque justifiant à la télé leurs salaire pharaonique et nous rassurant en nous assurant que tout Bonus n’est que la sanction de la plus haute compétence reconnue selon les Lois du Marché, que tel est le prix de leur crédibilité et que de toute façon tout cet argent ne leur revient pas pour leur plaisir mais pour travailler, comprenez-vous Monsieur: mon argent travaille, lui, ce n’est pas comme celui des pauvres, mais ce n’est pas pour autant de l’usure, que non pas, à quel terme inapproprié alliez-vous recourir, Monsieur, vous me peinez, ne comprenez-vous donc pas qu’il nous en coûte d’être si plein aux as ?

    Et combien de riches de plus en plus riches, dont l'habit rutilant au dehors est cousu de plomb en dedans, au dam des damnés de la terre, etc. 

  • La salsa des démons

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    Une lecture de La Divine Comédie (23)

     

    Chant XXII. Prévaricateurs et concussionnaires.

    Dante a-t-il tué de sa main de poète combattant ? C’est fort probable et Giovanni Papini avance même le nom de sa victime possible en la personne de Buonconte di Montefeltro.

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    Ce qu’on sait en tout cas de source sûre, et confirmée par les écrits d’Alighieri lui-même en personne, c’est qu’il a guerroyé avec les Florentins et plus précisément à la bataille de Campaldino, le 11 juin 1289, où Guelfes et Gibelins se livrèrent un combat sanglant. Dante avait alors 24 ans et déclare qu’il n’était plus « novice en fait d’armes »;  le début du Chant XXII retentit encore de son allant guerrier. La bataille livrée lui inspira «une grande crainte et à la fin beaucoup d’allégresse en raison des événements variés ». Il fut du côté des Florentins vainqueurs, contre les Arétins, dont beaucoup furent massacrés sans pitié.

    Or il y a comme un écho de cette étripée dans ce chant consacré, principalement aux sévices détaillés qu’une dizaine de démons exercent sur de pauvres damnés bouillant déjà dans la poix brûlante pour expier leurs fautes de prévaricateurs et de concussionnaires. Pour ajouter du sel à la situation, si l’on peut dire, on peut rappeler que Dante fut précisément accusé, en tant que notable florentin, d’abus de biens sociaux (on s’accorde à taxer ces accusations de jugements fallacieux « de bonne guerre ») et condamné à la dépossession, à l’indignité civique et à l’exil…

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    Fort de son expérience dans les mêlées où il a vu le sang gicler de près, les lances percer les chairs et les harpons compliqués fouailler les entrailles et les mettre en lambeaux, Dante excelle à figurer les démons, identifiés par leurs noms et  littéralement acharnés à la torture des damnés comparés successivement à des grenouilles persécutées, à des dauphins sautant pour s’échapper du liquide en fusion et y replongeant par crainte des piques, alors que l’un d’eux est hameçonné et tiré de là comme une loutre affolée.

    Là comme ailleurs, la puissance de l’évocation tient au caractère très concret et, même, très physique du verbe dantesque,  qui nous fait ressentir « par la peau » l’effroi terrible des pécheurs incessamment confrontés à l’horrible alternative: se noyer bouillis tout vifs ou se faire dépecer à l'air libre…

    Quant aux questions arrachées, entre deux attaques sanglantes, aux malheureux que Dante identifie plus ou moins, elles ne nous apprennent rien de bien notable en l’occurrence, évoquant les malversations de personnages aujourd’hui retombés dans l’obscurité.

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    Beaucoup plus frappante évidemment: la sarabande endiablée des sicaires infernaux aux noms pittoresques de Cagnazzo et de Calcabrina, d’Alichino ou de Barbariccia, rivalisant de férocité et s’arrachant leurs proies à grands coups de dents et de crocs de fer.

    La prochaine étape nous conduira dans les cercle des hypocrites, dont le vice nous est plus familier que celui de la concussion, mais il devient difficile, au fur et à mesure de la terrible descente, d’imaginer plus raffinés et cruels supplices que ceux qui sont infligés dans ces Malebolge.

    C’est dire que la lecture de la Commedia stimule, aussi, notre imagination du pire, alors même que le spectacle du monde qui nous entoure devrait suffire à l'exercer…

     

    Dante. L'Enfer. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. G/F Flammarion, version bilingue.

  • L'avenir à reculons

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    Une lecture de La Divine Comédie (21)

    Chant XX. Devins et astromanes. Une imagination punitive frottée de sadisme.

    Plus on descend vers le bas-fond de l’enfer selon Dante, et plus on constate à quel point les critères de jugement du poète, inspirés par la morale et la métaphysique thomiste, différent de nos conceptions contemporaines.

     

    C’est ainsi que le châtiment qu’il réserve aux devins et autres faiseurs de prédictions, au VIIIe Cercle, est d’une cruauté qui peut nous sembler disproportionnée, et d’un sadisme assez caractérisé une fois encore.3040921249.jpg

     

    Conformément au principe dit du contrapasso, qui veut que le pécheur soit puni d’une manière qui mime pour ainsi dire sa faute - celle-ci consistant ici en la prétention de percer le secret du temps à venir -, les devins se trouvent littéralement distordus, physiquement, puisque leur tête est vissée à l’envers et qu’ils sont contraint d’avancer en arrière, pleurant sur leurs propres fesses. Et Dante de se fendre d’un commentaire candide en affirmant qu’on n’aura jamais vu ça dans l’harmonieuse nature conçue par le Très-Haut, à quoi l'on pourrait objecter qu’il est des malformations congénitales bien pires que celles-là, infligées par Dieu à des innocents avérés, mais passons…

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    Pour sa part, Dante est tout de même effleuré par la compassion, au point que Virgile son guide le rabroue en affirmant, lui le païen, que « la piété ici veut que toute pitié soit vaine ». C’est cela même : c’est la piété pieuse que les devins défient, étant établi que percer le secret du Temps relève de l’orgueil humain, voire du blasphème.

    Or il y a là de quoi méditer sur l’ordre naturel du temps humain, qui nous concerne évidemment jusqu’en notre XXIe siècle, à la fois impie et crédule jusqu’à l’imbécillité. De fait, que voit-on dès qu’on ouvre le premier tabloïd venu : que les prédictions font florès à l’enseigne des horoscopes et des sentences plus ou moins charlatanesques de tout acabit pseudo-scientifique ou sectaire, de Dame Soleil en Mage Astromane.

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    L’Avenir appartient à Dieu seul, sous-entend le poète sagement soumis à l’Ordre cosmique présumé, mais on verra plus loin, au Purgatoire et au Paradis, quelle énergie libératrice recèle cette apparente « soumission », en phase avec le potentiel poétique des zones supérieures.

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    Le lecteur d’aujourd’hui se sentira, comme souvent au fil de la Commedia, un peu perdu dans la foison des références historiques, mythologiques (ici avec l’apparition du bisexuel Tirésias) ou politiques du récit, et particulièrement dans un chant comme ce vingtième, saturé d’allusions et encore corsé par le discours explicatif de Virgile sur l’origine de Mantoue, en son pays natal. On se rappelle alors, une fois de plus, la formule de je ne sais plus quel critique contemporain parlant de « pléthore du signifié » dans La Divine Comédie, et l’on se contente alors de psalmodier les vers originaux dont la musique passe le sens. Avec un tambourin, ce peut être d'un chic effet...

    Image: un Nostradamus de jeu vidéo, diverses représentations de Tiresias, jusqu'à Pasolini.

  • Simoniaques au supplice


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    Une lecture de La Divine Comédie (20)

    Chant XIX. Simoniaques & Co. Les terrifiantes punitions du Très-Haut. Un Jean XXIII en cache un autre…

    Plus le Jugement de Dieu, ou prétendu tel par l’auteur de la Commedia, se montre ingénieux dans la cruauté, et plus le poète s’en félicite, au dam de nos petites natures de lecteurs contemporains…
    Ainsi Dante applaudit-il à tout rompre en découvrant le sort des simoniaques du 8e cercle plongés la tête en bas dans ces étroites cavités creusées dans le rocher et d’où ne sortent que le bas de leurs jambes et leurs pieds cramés par les flammes d’alentour.


    Il y a là quelque chose de terrifiant et de presque comique à l’instant où s’élève la louange du visiteur : « Ô suprême sagesse, qu’elle est louable, la justice sévère que tu déploies dans le ciel, sur la terre et dans l’empire des crimes ! »

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    Il est vrai que les suppliciés ne sont pas traités ainsi pour des broutilles, et qu’un protestant devrait se réjouir de voir punis des actes qui provoqueront, justement, la colère des fidèles contre les princes de l’Eglise. La simonie, dont Simon le Magicien est le «patron», lui qui a tenté d’acheter les apôtres avec de l’argent, et qui s’applique à toute forme de prostitution des Biens de l’esprit, est en effet l’une des formes de la trahison cléricale de l’esprit évangélique, dont la gravité est telle aux yeux de Dante qu’elle légitime son intransigeance absolue, qui n’épargne pas les plus hautes autorités de la hiérarchie romaine où surabondent, à l’évidence, les plus fieffées canailles.
    La première ombre de ceux-là, les pieds gigotant sous les yeux de Dante, à qui Virgile apprend qu’il s’agit du pape Nicolas III, est un simoniaque parmi d’autres, dont son successeur Boniface VIII, rapace s’il en fut et assoiffé de pouvoir qu’il évoque lui-même du fond de son trou - tous coupables de s’être enrichis en monnayant leurs bénéfices ecclésiastiques.
    Par la suite, au fil de ce chant éminemment allusif en matière historique et politique, nécessitant alors le recours aux notes détaillées que fournit la version prosaïque de François Mégroz, Dante impliquera encore l’empereur Constantin lui-même pour sa prétendue « donation » au pape Sylvestre Ier, après sa conversion au christianisme, croyance médiévale en laquelle Dante voit l’origine de la confusion entre le temporel et le spirituel. Or cette prétendue donation était un faux, fabriqué au VIIIe siècle, auquel le poète a prêté foi par erreur d’époque…

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    Pour mémoire, et non sans ironie, l’on rappellera que la simonie fut l’un des péchés majeurs du redoutable Jean XXIII, non pas le bon pape débonnaire du XXe siècle (1958-1963) mais l’aventurier Baldassare Cossa (1410-1415), duquel celui-là a repris le nom (on se demande un peu pourquoi) et qui aurait acheté sa charge après un passé de piraterie et qui fut déchu pour indignité…


    François Mégroz. Lire la Divine comédie de Dante, L’Enfer. Traduction et commentaire. LAge d’Homme, 1992, 252p.

    Image: William Blake et Salvador Dali, cathédrale de St Lazare La chute de Simon le magicien.

  • Coming out

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    - Hélas Ménélas, vois ces ruines alentour, et l’Histoire voudrait à présent que nous nous étripions l’un l’autre pour les beaux yeux de cette Hélène qui ne nous est rien, mais qu’en avons-nous à battre nom de Zeus ?

    - Je ne te le fais point dire, toi que j’eusse aimé comme un frère pour peu que la Fortune nous eût faits du même bord…  

    - Mais qui te dis que je n’en suis point, ô frère d'Apollon mal rasé ?

    - Or donc à la bonne heure, faisons ami-ami, trissons-nous et pacsons-nous : à nous deux, Pâris…

    Panopticon : Philip Seelen / JLK

  • Le cloaque des flatteurs


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    Une lecture de La Divine comédie (19)

    Chant XVIII. Fraudeurs du 8e cercle. Séducteurs et flagorneurs dans les fosses de caca.

    Si les damnés n’ont pas craint de se faire connaître ou reconnaître, jusque-là, du singulier vivant descendu en ces lieux, il en va différemment de ceux qui grouillent dans les fosses des Malebolge que les démons fouettent sans discontinuer en les invectivant.

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    De fait, voici que la honte s’empare des fraudeurs de ce « campo maligno » dont la topologie évoque un système de fossés reliés entre eux par des passerelles, du haut desquelles la vue sur les supplices se déploie en plongée et comme par plans cinématographiques. Il faudrait d’ailleurs détailler les variations constantes de points de vue et les mouvements de la « caméra » de Dante pour mieux saisir le vertige sensoriel qui nous saisit à la lecture.

    Or voici qu’un grand personnage est remarqué par Dante et qui baisse aussitôt les yeux, en lequel le poète reconnaît un notable de Bologne du nom de Caccianimico et qui s’accuse d’avoir vendu sa sœur à un seigneur de sa connaissance – raison de son châtiment. Mais déjà Virgile entraîne son disciple sur une des voûtes de roche du haut de laquelle il l’invite à voir le fameux Jason, conquérant de la Toison d’or et qui se rendit coupable, pour sa part, d’avoir abusé d’une vierge pour l’abandonner ensuite.

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    Sur quoi l’ignominie va toucher à son comble à l'approche des fosses suivantes, où sont plongés les flagorneurs, littéralement comblées de merde (ce que le traducteur Arnaud de Montor adapte à la sensibilité française par d’élégantes paraphrases évoquant un fumier et le « privé de l’univers ») et desquelles émerge, la tête ruisselante de caca, un personnage dont on comprend que Dante le méprise particulièrement pour son vice de flatteur impénitent. Et le damné merdeux, autre notable connu du poète, mais de Lucca celui-ci, de battre sa coulpe et de reconnaître - je cite la prose du chevalier de Montor : « Les flatteries qui, là-haut, ont empoisonné ma bouche, m’ont plongé dans ce séjour immonde ».

    Au passage, le lecteur d’aujourd’hui n’aura pas manqué d’associer le sort des flatteurs fienteux à celui de tel fieffé gigolo léchant le cul de telle milliardaire parfumée, dont parlent beaucoup ces temps magazines et tabloïds et auquel Dante eût sans doute réservé le même sort réservé aux flagorneurs, d’être noyé dans l’éternel caca…

    Dante. L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion

  • Fraudeurs et rapiats

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    Une lecture de La Divine Comédie  (18)

     

    Chant XVII. De la fraude. 

    Le passage par la prose, et par exemple dans la version du chevalier Artaud de Montor que la bonne vieille collection Marabout géant illustré propose avec les gravures de Gustave Doré, est un exercice intéressant, même éclairant, comme il est intéressant et éclairant de laisser de côté quelques temps la lecture de la Commedia, et de vivre des tas de choses dans l’intervalle, puis de la reprendre de plus belle.

    C’est cela même la lecture à mon goût : ce n’est pas de suivre un programme fixé une fois pour toutes, comme je m’étais fixé, sans y croire un instant, la tâche de lire un chant de La Divine Comédie par jour, jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais c’est de vivre une lecture en résonance avec les aléas de la vie, qui en modifient d’autant la perception prochaine.

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    Or la reprise d’une telle lecture, dont tous les points de la circonférence se relient à tout moment au noyau, qui est un moyeu de grande roue et un foyer de lumière, on le verra finalement après l’occultation des ténèbres et du ramdam infernal – cette reprise est un retour au plus-que-présent qui fait échec à la fuite en avant du temps perdu.

    Comme le dit Philippe Sollers dans sa Divine comédie à lui à laquelle on peut également revenir de loin en loin : « Le Mal travaille sans cesse, mais le Bien l’interrompt. Ainsi va le tourbillon des mortels ».

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    Donc j’en étais resté au bord du gouffre au fond duquel nos poètes vont descendre à califourchon sur une créature monstrueuse à tête de juste et à queue de scorpion, ce Géryon qui figure aux yeux de Dante la fraude : « Voici le monstre qui pourrit le monde entier »…

    Mais avant le terrifiant plongeon, Dante va pouvoir s’entretenir brièvement, encore, avec quelques damnés cuits au feu de sable sur le bord du 7e  cercle, qu’il identifie grâce aux bourses armoriées que chacun porte au cou, et qui ont pour point commun d’avoir péché « contre l’art », et par conséquent contre l’harmonie, en usuriers avares ou rapaces. Si Dante ne les reconnaît pas personnellement, il en cite les noms plus ou moins illustres avec certain dédain (le fameux dédain digne de Dante…) et ne s’attarde point.

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    Beaucoup plus digne alors d’attention, et sujet de quel effroi : la suite du périple sur le dos de Géryon, gardien du 8e Cercle aux allures de dragon ou de vouivre à tête humaine qui, en deux temps trois coups de queue, va transporter les deux pèlerins au fond du terrifiant précipice aboutissant aux Malebolge, littéralement les « mauvais fossés », au nombre de dix fosses circulaires où les supplices vont croissant et se multipliant…

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    Tout cela, en termes de prose, et si évocatrice que fût celle du chevalier de Montor, pourrait se réduire à une séquence de conte fantastique ou de film d’angoisse.

    Or, comme le rappelle très justement Benoît Chantre,l’interlocuteur avisé de Sollers, la version bilingue de Jacqueline Risset ne cesse de nous faire entendre la tonne musicale du texte, lugubre poésie encore mais non moins phénoménale.

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    De façon beaucoup plus radicale, mais j'y reviendrai, le poète russe Ossip Mandelstam, dans son Entretien avec Dante, caractérise le génie constamment inventif, métaphysique évidemment mais aussi très physique, à fleur de langue et dans le corps même de l'italien en formation, qui défie alors toute traduction dans l'absolu...

    Dante Alighieri. La Divine comédie. Traduction française en prose du Chevalier Artaud de Montor, avec les gravures de Gustave Doré. Marabout géant illustré, 473p.

    L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion.

    Ossip Mandelstam. Entretien avec Dante, L'Âge d'Homme ou, plus récemment, La Dogana.

  • Notes panoptiques, 2004


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    La vue ce matin, de La Désirade, se réduit à peu près à rien, n’étaient les branches dépouillées des arbustes du premier plan, comme dessinés à l’encre de Chine sur le fond gris et blanc du brouillard et de la neige.
    Tôt réveillé, j’ai commencé l’année en la souhaitant bonne à ma moitié, à laquelle j’ai amené son café, avant de lire Berthollet, excellente nouvelle de Ramuz évoquant le désespoir d’un homme qui, après avoir perdu sa femme, a résolu de se jeter à la Sarine, dont il est retiré une première fois, ensuite consolé et ragaillardi par un pasteur aux grandes qualités de coeur, et qui s’y rejette ensuite sans avoir trouvé le moindre réconfort, ni même le moindre accueil auprès du jeune ministre qui a succédé au précédent. Sans un mot de trop, Ramuz saisit à la fois la détresse d’un homme à qui tout a été arraché par Dieu et ce que représente la vraie charité d’un bon pasteur par opposition à la froideur de certains fonctionnaires du culte. (Ce 1er janvier)

    Un homme
    perdu dans le brouillard, de Ramuz, rend admirablement le sentiment métaphysique de vertige et d’angoisse procédant d’une sensation liée à un égarement purement physique; et dans Mousse l’auteur évoque l’indifférence cruelle que les paysans de montagne manifestent à l’égard d’un animal « inutile », ce pauvre Mousse qu’un jeune armailli va jeter dans une faille et que tout le monde entend agoniser avec « amusement » des jours durant. Or ma bonne amie, très sensible à la charge émotionnelle des mots, ne supporte pas que je lui évoque, cette triste fin de Mousse, et je lui épargne par conséquent le récit de l’abominable sort réservé au cheval du sceautier, dans la nouvelle du même nom, aussi poignante que celle de Tolstoï.

    medium_Ramuz.2.jpgJe suis arrivé au bout, ce matin, des Nouvelles et morceaux de Ramuz, avec deux évocations du paradis, dans Le pauvre vannier et La paix du ciel, qui traitent la même idée que celle de Chute d’un saint de Dino Buzzati, à savoir le regret qu’un homme peut éprouver dans ce lieu saint et parfait, où l’on n’a plus rien à faire qu’à chanter des cantiques et où le charme des misères est dissipé… Ce qui me frappe aussi, en notamment en songeant à l’âge de l’écrivain (trente ans quand il publie ce recueil, en 1919), c’est le mélange de noirceur et d’attention compassionnelle qui se dégage de l’ensemble des romans et des nouvelles publiés jusque-là.

    Très intéressé, malgré ce qu’il y a là-dedans d’un peu trop grave à mon goût, par la lecture d’ Aimé Pache, qui se trouve maintenant à Paris. L’affection qui lie la mère et le fils est émouvante, et Ramuz fait bien sentir la grande solitude du créateur, sans doute à son image. On est ici bien loin du Paris des artistes et des écrivains dans cette peinture d’un garçon sérieux comme un pape qu’on sent juste de passage et plus souvent au Louvre qu’au bistrot. Il serait intéressant, cependant, de voir qui hantait Montparnasse en ces années.
    En lisant Aimé Pache peintre vaudois je retrouve, à travers les tribulations du jeune artiste à Paris, mes propres tâtonnements, et les incertitudes, les doutes et les avancées souvent inaperçus qui ont marqué ma vie pendant des années. J’ai été moins seul et moins concentré sur La Chose que le personnage de Ramuz, qui force lui aussi le trait par rapport à lui-même, et pourtant il me semble qu’il a bien rendu là une certaine mentalité romande dans son rapport ambigu avec Paris, qui n’a guère changé dans les grandes largeurs, en tout cas pour moi et la plupart des écrivains romands. Surtout: je partage son exigence, fondamentale à mes yeux, par rapport à la sincérité.

    Je suis assez éberlué, en recopiant mes notes de 1985, de constater à quel point j’ai tourné autour du pot, s’agissant de mon nouveau livre à venir. Je ne me doutais pas, alors, que Le coeur vert ne paraîtrait qu’en 1993, avant qu’en quelques années paraissent six livres de suite. Je n’avais alors aucun recul par rapport à mon travail, et le moins que je puisse dire est que la relation avec Dimitri n’arrangeait pas les choses. Pourtant je me garderai de reporter la responsabilité de mon improductivité sur lui, même si son ascendant avait quelque chose d’écrasant, comme l’ont prouvé maints autres exemples. Je crois cependant que je me trouvais, alors, dans une période d’absorption, et que mes difficultés tenaient aussi à mon type de perception et au très large éventail de mes virtualités expressives. Par ailleurs, je n’ai jamais cessé d’écrire et de publier, et j’avais sous les yeux trop de livres inutiles pour m’impatienter d’y ajouter.

    En rentrant de la piscine, regardé Des épaules solides d’Ursula Meier. Très impressionné par la finesse des observations de ce film. La scène d’amour entre les deux adolescents est insoutenable, où le garçon comprend que la fille a couché avec lui pour que, l’engrossant, il lui permette d’augmenter ses performances d’athlète au prochain championnat. Particulièrement impressionnant s’agissant de gosses de quinze ou seize ans. M’a rappelé les scènes de Lars Noren. De telles observations me semblent importantes aujourd’hui.

    Aimé Pache, peintre vaudois me semble réellement un grand livre. Le retournement final, du fils ingrat revenant aux siens et se rachetant, jusqu’à la merveilleuse scène des deux frères dansant ensemble la valse devant les villageois, est à la fois un beau geste romanesque et une sorte d’acte fondateur de l’écrivain Ramuz décidé à écrire en ce pays, avec et pour les gens de ce pays.

    medium_Grossman.2.JPGEn reprenant en outre Vie et destin, de Vassili Grossman, j’ai relu les pages consacrées aux feuillets d’Ikonnikov et y ai trouvé, en substance, la base même de la morale de mes parents et des parents de mes parents, que je perpétue à ma façon plus irrégulière. C’est aussi les figures de Juste et de Monsieur Loup, de Vie de Samuel Belet, que j’ai retrouvés en ces pages sur la bonté « sans idées », avec le relief nouveau que mes expériences personnelles donnent à cette conception modeste du bien. Enfin j’ai reconnu, dans celle-ci, la morale de toute une Suisse flétrie aujourd’hui par une clique de profiteurs et de démagogues.

    Très frappé hier soir par l’émission de télé consacrée aux agissements prolongés d’un corbeau dans un village jurassien, qui a poussé une famille traînée dans la boue à se défendre des années durant jusqu’à la découverte du coupable — ou plus précisément de la coupable. Je me suis dit d’abord (comme beaucoup de gens évidemment) que c’était beaucoup de bruit pour quelques lettres juste bonnes à être jetées au panier, puis m’est apparu le caractère réellement sournois et vil, je dirais même: satanique, de ces lettres envoyées à la fois au couple visé et à d’autres gens auxquels on faisait croire que les conjoints en question les vilipendaient de par le village. Or voyant cette famille lumineuse aux nombreux enfants, avec un père travaillant en ville et une mère écrivant des contes pour enfants, on conçoit mieux quelle jalousie mauvaise, et d’autant plus odieuse qu’anonyme a pu nourrir ces lettres au langage ordurier, d’une profonde abjection. C’est là, me semble-t-il, l’usage le plus bas de l’écriture, et j’y vois un péché plus grave que le vol et peut-être même que le meurtre par amour.

    Ma bonne amie, lisant la copie de mes carnets de 1981-1982, relève le changement qui s’opère dans le ton de ceux-ci entre mes années de solitude et les suivantes, et la confiance « aveugle » que nous nous sommes aussitôt vouée l’un à l’autre, n’écoutant que notre intuition respective. La vie a fait le reste. Or, c’est de cette vie même qu’est tissé mon nouveau livre, plus fait « avec la vie » qu’aucun autre, sauf peut-être L’Ambassade du papillon, mais Les passions partagées me tient plus à coeur dans la mesure où je porte ce livre depuis plus de vingt ans et qu’il représente un bien plus grand effort de transposition.

    En lisant Louise Amour de Christian Bobin, je me sens partagé entre l’horreur et la tendresse, à l’image de ce que j’ai éprouvé à Lourdes, dans le bric-à-brac de superstition et de douleur si bien acclimatées par la religion catholique. Il y a là quelque chose de très particulier que le bon sens protestant, qui plus est calviniste et vaudois, ne gobera jamais, trop peu porté à quelque forme que ce soit d’idolâtrie. Quant au livre de Bobin, il se tient sur une arête très fine, à tout instant menacé de tomber dans le kitsch, mais l’écriture l’en préserve finalement même si je suis loin d’être réellement touché.
    Il en va tout autrement d’Une destruction de W.G. Sebald, qui nous fait renouer avec le sérieux de la littérature. Relevant de l’essai plus que de ses narrations habituelles, ce livre évoque le tabou qui a frappé, en Allemagne, les destructions massives subies, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par les grandes villes dont les populations civiles ont été massivement rasées. Autant Bobin fait dans le sublime, et jusqu’à l’écoeurement, autant Sebald nous rappelle dans quel monde nous vivons et quelle responsabilité est la nôtre.

    medium_Zinoviev.2.jpgQu’est-ce qui, en fin de compte, distingue l’idéologie du jeu des idées? Zinoviev prétendait lutter contre l’idéologie, alors qu’il y était empêtré jusqu’au cou, de même que Dimitri. De la même façon, lorsque je relis mes carnets de toutes ces années, jusque vers 1993-1994, je constate que j’ai été moi-même prisonnier de ce carcan de l’idéologie, à la fois dans ses incidences religieuses et politiques. Il me semble que j’en suis désormais libéré, du moins en grande partie. Est-ce à dire que je ne crois plus à rien? Tout au contraire.

    En lisant ce matin Vie de Samuel Belet, j’ai retrouvé, dans l’altération de la relation de Samuel avec Duborget, sous l’effet de la passion partisane, ce que j’ai personnellement ressenti par rapport à l’idéologie et à l’esprit doctrinaire, que ce soit à l’époque des Jeunesses progressistes ou quand Dimitri a basculé dans le nationalisme. En évoquant les discours de Duborget, Samuel remarque que « ça ronflait terriblement » mais « c’était le creux du tambour ». Samuel se reconnaît en outre « le goût des bases », et je partage cette position de terrien. Celle-ci suffit à pondérer tout élan relevant de la rhétorique ou de l’enthousiasme tournant à vide.

    Entrepris ce matin la lecture d’Adieu à beaucoup de personnages, où l’on voit Ramuz passer de la pleine pâte romanesque à la partie plus méditative de son oeuvre, que je suis très curieux de (re) découvrir.

    C’est aujourd’hui, à midi précise, que j’ai mis le point final aux Passions partagées, sur le mot de « beauté » . Aussitôt j’en ai averti mon cher éditeur, ma bonne amie et quelques amis. L’aboutissement de ce livre est important pour moi, car il marque à la fois un bilan de trente ans de vie plus ou moins bonne et la constitution d’une nouvelle base du point de vue de mon travail d’écrivain. (Ce 11 février)

    medium_Amos_kuffer_v1_.4.jpgUne histoire d’amour et de ténèbres d’Amos Oz me semble aussitôt un livre d’envergure. Il s’agit d’une vaste chronique familiale où l’on rencontre, sur l’arrière-fond d’Israël au début des années 50, les personnages de lettrés hauts en couleurs constituant l’entourage de l’enfant. Il y a d’abord le père, érudit et polyglotte, mais confiné dans un poste de bibliothécaire, puis il y a le grand-oncle Yosef Klausner, savant et vénéré dans les plus hautes sphères du pays, la grand-mère Shlomit obnubilée par la présence des microbes en ces terres « asiatique », le grand-père Alexandre vivotant de petits négoces mais toujours tiré à quatre épingles et se donnant de grands airs — et c’est toute une société composite qui apparaît en même temps, où l’on apprend que les kibboutzim, héros du jeune garçon sont en revanche très mal vus par une partie plus traditionaliste de la population, à laquelle ils apparaissent comme des révolutionnaires aux moeurs dissolues. Bref, tout ça vit et vibre dans un ample mouvement de remémoration.

    La lecture de quelques pages de la revue L’infini, signées Philippe Sollers et Gabriel Matzneff, ne me fait pas très bonne impression. Parlant du voile ou d’Epicure, Sollers me paraît assez plat et toujours fat. Quant à Matzneff, les bavardages narcissiques de son journal intime se diluent dans son insondable vanité. Monsieur est tellement content de lui-même. Mais suffit-il que Monsieur nous dise qu’il a couché avec X. mardi matin, Y. mardi soir et Z. le lendemain pour nous intéresser? Ce n’est pas mon sentiment.

    Ce que j’appelle l’état chantant, le Nô l’appelle la fleur.

    Ceci de Balzac: « Le monde est un bourbier. Tâchons de rester sur les hauteurs ».

    medium_Leautaud4.2.jpgDans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase et juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange très singulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironie douce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus». Je trouve cela vraiment épatant. Je voudrais être capable de cette netteté et de cette sécheresse émue, si j’ose dire. J’aimerais dire ainsi, ne serait-ce qu’à moi-même, ce que c’est par exemple que de se sentir vieillir et de se sentir à la fois plus faible et plus fort. A l’instant précis, à côté de petits enfants tout gais (la petite fille chantait tout à l’heure « vive la vie », je vois mon reflet dans la vitre du TGV, et j’y décèle un peu de mon père dans l’affaissement des traits, avec le sentiment intérieur d’être resté une espèce de jeune homme, n’étant jamais devenu le Monsieur que mon père fut dès ses jeunes années, portant cravate et costume décent.
    A propos des petites filles du compartiment voisin, une certaine nostalgie me prend au souvenir des si belles années que j’ai passées avec Sophie et Julie durant leurs premières années.

    Tout à fait juste ce que dit je ne sais plus quel personnage d’Amos Oz: que ce n’est qu’en soignant ses relations sociales qu’on progresse en société — cela même que je ne sais pas et ne saurai probablement jamais faire.

    Réveillé tôt ce matin, dans cet hôtel des Ardennes aux fenêtres donnant sur la forêt, et c’est avec intérêt que j’ai regardé un long reportage télévisé, sur Arte, consacré à la longue marche de François Mitterrand. Cela m’a rappelé que je n’avais jamais manifesté le moindre enthousiasme à l’égard du socialisme français — jamais vibré pour le peuple de gauche -, alors que le personnage me faisait plutôt horreur au commencement (son air mielleux de mandarin à chapeau mou) pour m’intéresser en revanche dès lors qu’il commença d’être détesté… Très français en somme, froid et dur, comme je ne les aime pas, l’homme de droite qui a appris le parler socialiste pour conquérir le Pouvoir et marquer l’époque de son empreinte. De fait, il y aura eu le Années Mitterrand, comme il y a eu les Années de Gaulle, alors qu’on ne parlera jamais d’années Giscard ou d’années Chirac. (Belgique, en mars)

    Au Royal Windsor. Plus feutré tu meurs. 6 euros le sachet de cacahouètes. N’aime pas du tout ça. Ni d’ailleurs les hôtels de luxe en général. Visité ce matin l’exposition Khnopff, dont les paysages (de la région parcourue avant-hier) me touchent profondément. Exactement le rapport de verts et de gris qui trouvent en moi le plus vibrant écho. Egalement une lumière, une matière d’une infinie délicatesse — notamment un sublime paysage sous la pluie.

    Expo Rimbaud à Bruxelles. Très intéressante. Emouvant de voir qu’après le coup de pistolet dont il a été la cible, Arthur retire sa plainte contre Verlaine, qui sera poursuivi d’office, Très malheureuse histoire, qu’on sent pleine d’amour et d’excès, d’alcool et de folies, de passion et de désespoir. Ensuite au Musée d’Ixcelles, où nous avons découvert, avec émerveillement, les dessins de Munch. Rarement le sentiment que chaque trait vit et vibre à ce point-là. Seule réticence à l’égard d’une certaine littérature symboliste. Mais de vraies fulgurances, par exemple avec ces dessins de chantier (Construction de la mairie) qui m’évoquent l’univers magique d’un Buzzati.

    Me sens un peu partagé à la lecture de Nostalgie de l’absolu de George Steiner, qui resitue les trois grands idéologies de la modernité (marxisme, freudisme et structuralisme) dans une même mouvance post-théologique héritée de la tradition biblique. Marx descend d’Esaïe, Freud de Moïse et Lévi-Strauss est lui aussi une espèce de prophète dont l’Apocalypse serait l’image dans le tapis… Or il est certain qu’il y a du vrai là-dedans, mais une fois de plus je sens l’auteur tirer la « couverture » au peuple élu, qui serait l’unique dépositaire de la Parole et du Livre, parangon de l’humanité choisie et sacrifiée par Dieu, enfant chéri et génial comme aucun, Kafka über Alles en quelque sorte…

    Il est clair que l’amour est une affaire de peau, mais c’est ne rien comprendre que d’en déduire qu’il est alors épidermique ou superficiel. Ce qu’il faut reconnaître au contraire, c’est la profondeur que révèle la peau.

    Le spectacle de nos congénères n’est pas toujours édifiant, selon les lieux que nous hantons. Ainsi de l’humanité des supermarchés ou des restoroutes.

    On dit parfois trop commodément qu’il ne faut pas juger. Et s’il le fallait parfois, justement?

    Le printemps revient, avec ce qui semble une embellie propre à débarrasser la montagne de sa vieille neige. A Vilnius commence le procès de Bernard Cantat, dont le beau visage irradie la peine, en contraste avec la face verrouillée par la haine de la mère Trintignant, busquée par esprit de vengeance et cherchant la publicité des hyènes médiatiques. (Ce 16 mars)

    Les troubles ont repris au Kosovo. Rien d’étonnant à cela: rien n’a été pacifié. Après la chape du communisme, la chape de l’OTAN n’est pas une meilleure solution à long terme, et l’on va forcément vers de nouveaux déplacements de population — cela semble inévitable. Dans la foulée, je lis cinq pages terribles, dans Le Nouvel Observateur, sur Srebrenica, où sont détaillés les témoignages de ceux qui l’ont ordonné et exécuté. Cette fois ce ne peut plus être de la propagande: ce sont les faits. Ce fut un massacre ignoble, et je suis triste que ceux que je disais mes amis le nient ou le justifient. Puissé-je ne jamais l’oublier.

    medium_Bush.jpgLa seule face de George W. Bush, de poulet de batterie en costume de ville, suffit à me convaincre de l’imbécillité du gouvernement actuel des Etats-Unis. Comme un Carter paraît humain, sympathique et intéressant, à côté d’une telle nullité. Ce qui est tout dire…

    J’ai lu ce matin, dans Le Temps, l’interview de ce professeur et essayiste tunisien, Abdelwahab Meddeb, qui m’a saisi par sa bonne foi et la justesse de sa position, absolument nette et intransigeante à l’égard des intégristes et, surtout, de toute la dérive islamiste fondée sur le ressentiment, l’humiliation et le rejet de toute responsabilité sur l’Occident. Rarement j’aurai ressenti, comme à « entendre » cette voix, le sentiment d’avoir affaire à un ami possible et pas à un ennemi larvé comme si souvent avec les intellectuels musulmans, à commencer par Tariq Ramadan, nommément mis en cause par Meddeb comme « crypto-islamste »

    Assez intéressé par le nouveau livre de Michel Layaz, La complainte de l’idiot, qui marque un remarquable progrès de l’auteur en dépit de la lourdeur de certaines phrases et de certains détails fleurant encore la niaiserie juvénile.

    Il a reneigé sur les fleurs. La saison nous pèse. Mais je m’amuse, ce matin, en lisant De l’onanisme du fameux Dr Tissot. Dans sa préface de cuistre, Christophe Calame parle de la « grande modération » du toubib, alors que celui-ci attaque aussitôt le « crime abominable » de la masturbation. Calame argue du fait que Tissot se réclame, plus que du puritanisme chrétien, de la mesure des Romains, contre la fureur de l’obsédé sexuel, mais ça n’y change rien: le discours du toubib est lui aussi furieux, qui décrit les maux abominables découlant de toute perte de semence, non seulement par masturbation mais au fils des pollutions nocturnes et finalement de tout rapport sexuel. Au nombre des « châtiments » qui menacent le criminel, plus que l’opprobre divin, Tissot dénombre avec délices la consomption dorsale et l’affaiblissement général, la gangrène du pied et la perte de la vue, le rejet de matières calcaires et autres misères non moindres. Et c’est ça que notre calamiteux préfacier taxe de modération…

    Achevé La guerre dans le Haut-Pays. Très belle variation montagnarde sur le thème de Roméo et Juliette. Ramuz avait 35 ans. La Grande Guerre suivit. Au conflit succède la paix sous l’indifférence du ciel au bord duquel fleurit une gentiane bleue.

    medium_Cavalier.jpgJ’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien. Elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale. Elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle prépare elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage de Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son « métier de fleurs » depuis la guerre. Ell a « appris la fleur » à Paris. Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant. Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.

    Très intéressé, ces jours, par la lecture de Jésus après Jésus de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, où il est question des origines du christianisme. La démarche est remarquable, qui consiste à soumettre les écrits bibliques à une douzaine d’exégètes de toutes tendances avant d’en tirer un commentaire suivi, avec ses oppositions et ses variantes. J’ai sous la main les épisodes consacrés principalement à la vocation de Paul et, ensuite, aux phrases terribles contre les juifs qu’on lui prête dans son épître aux Thessaloniciens. Les auteurs montrent bien comme l’histoire sainte s’est racontée « couche après couche », des sept épîtres de Paul, qui sont les plus anciens écrits du christianisme, aux Actes datant de 80 ou 90. Ils rappellent qu’aucun évangéliste n’a connu le Christ de son vivant, que Marc écrit le premier (vers 70), que Luc et Matthieu reprennent et corrigent avant que Jean donne la dernière main (vers 90 ou 100). Tout cela ne cesse de me conforter dans le sentiment que l’histoire du Christ est celle que l’homme, inspiré par l’esprit saint, se raconte à lui-même pour devenir meilleur que lui-même, sans échapper à ses contradictions et à ses tentations d’être meilleur que les autres et de leur en imposer la conviction…

    Si j’en reviens à présent à l’essai de Béla Grunberger, Narcissisme, christianisme et antisémitisme, c’est pour mieux percevoir, malgré le réductionnisme de cet essai, ce qu’il apporte d’intéressant par rapport à l’hybris personnel et national. Il est certain que la tendance extatique liée au narcissisme est une constante, mais à celle-ci ne se limite pas le christianisme, qui est aussi une religion de fraternité et une eschatologie. Le travail des exégètes me passionne, parce qu’il rompt avec l’illusion d’une parole tombée du ciel et qui ne se discute pas. Mon ami Gérard continue de le croire en ânonnant ses convictions établies une fois pour toutes, mais c’est un oreiller de paresse — il ne veut pas savoir, comme on dit, et c’est pourquoi la conversation est devenue bien difficile entre nous.

    Je suis touché par la qualité de présence de certains êtres. Tel Alain Cavalier en son portrait filmé par Jean-Pierre Limosin, qui me fait penser que notre rencontre comptera plus que d’autres. Il y a, dans son approche du monde et des gens, quelque chose de profondément religieux. Il vit tout simplement dans un lieu qui se vide peu à peu de ses objets, et l’on sent qu’il n’y a rien d’affecté (comme ce l’est chez un Chessex) dans ce progressif désencombrement. On sent que c’est quelqu’un de concentré. A un moment donné, il se trouve dans la rue, à Montparnasse, et il désigne toutes ses choses, qu’il trouve « magnifiques » mais qu’il lui est impossible de filmer, parce qu’il y a trop de tout. Comme je comprends cela. Sa façon, en outre, d’approcher les femmes de ses portraits en dit long sur sa richesse intérieure et la générosité de son accueil. J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc. Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter.

    Les montagnes toutes sculptées dans le blanc de la neige sur fond bleu laiteux. Je poursuis la lecture de Raison d’être en redécouvrant la vigueur féconde de cette autocritique du Vaudois aboutissant à une recherche d’un nouveau départ sur sa terre.

    Cookie Allez me disait l’autre soir qu’elle aime les gens, et c’est aussi mon cas. Je partage en outre son point de vue selon lequel les écrivains se divisent en deux catégories: les généreux et les autres.

    medium_Cezanne7.jpgEn lisant L’exemple de Cézanne, je me dis que ce pèlerinage aux sources du peintre est pour Ramuz un repérage de sa propre situation, de sa solitude et d’une même ambition inaperçue, nimbée de silence. Il y a ceux, d’un côté, qui ont leurs stèles et leurs bustes, et puis il y a Cézanne qui se fond dans le pays de Cézanne, Cézanne qui s’est agrandi par son oeuvre aux dimensions d’un pays, Cézanne que Ramuz retrouve partout dans ce pays qui est lui-même comme un agrandissement de son pays à lu

    Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux…

    Je regarde ensuite d’autres Portraits d’Alain Cavalier, dont la seule vision m’apaise. J’ai tenu à revoir La rétameuse en entier, si beau personnage de la femme du peuple par excellence, puis j’ai découvert La brodeuse, un peu plus bourgeoise évidemment. Or ce qui me touche le plus chez toutes ces femmes est l’attachement qu’elles manifestent à leur métier et la classe de chacune, procédant de ce qu’on appelle l’aristocratie naturelle. Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.

    Dans le TGV de Paris. Le jour se lève sur l’arrière-pays enveloppé de brume. Nuages roses sur le Jura mauve foncé. Douces courbes des chemins le long des pentes ascendantes du Jura. Je quitte mon pays. Et lisant le Jésus après Jésus de Prieur et Mordillat que je vais rencontrer demain, j’en viens à me demander s’il est conciliable de pratiquer l’exégèse et de garder la foi.

    Me rappelant tant de voyages à Paris, je me dis aussi que jamais je n’aurai cherché à y percer d’aucune façon. J’aurais pu me pousser au Magazine littéraire et chez les éditeurs, mais jamais je n’en ai eu envie. Dimitri me le recommandait mais non: jamais cela ne m’a semblé un parcours qui me conviendrait. Et d’ailleurs il en va de même en Suisse romande pour ce qui touche aux relations utiles que j’aurais pu me faire: jamais je ne les ai soignées ni entretenues.

     Toujours une certaine excitation à retrouver la grande ville, et plus précisément Paris, dont j’aime les rues et la population. Je me suis toujours senti à l’aise au Quartier latin, et maintenant plus que jamais, même si je m’y pointe de plus en plus rarement faute de rencontres vraiment intéressantes qui s’offrent désormais.(Au Luxembourg).

    Passé la matinée avec Alain Cavalier, à une table du Mondrian, juste en face de la librairie polonaise du boulevard Saint-Germain. L’homme est exactement tel qu’il apparaît dans le portrait de Jean-Pierre Limosin, en plus simple encore et plus direct, avec dix ans de plus mais il me semble que nous avons presque le même âge. En outre, j’ai découvert un excellent connaisseur de littérature et un passionné de Simenon, qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, il me semble que nous pourrions devenir des amis. Après avoir longuement parlé de son travail, il a montré autant d’intérêt spontané pour les jeunes cinéastes dont je lui ai parlé que pour mon livre à venir. Pas trace chez lui de pose ni de tricherie. Un vrai comme je les aime. Je vais tâcher de cultiver cette relation dans le sens d’une amitié. (ce 1er avril)

    Parlé ce matin, avec Alain Cavalier, de ce que dit l’un des personnages de Lettre à mon juge, l’un des romans de Simenon qu’il aurait aimé adapter au cinéma, à propos de l’alcool, représentant une sorte de recherche d’un autre monde moins dur et moins insensé que le nôtre, et il m’a alors raconté que lui aussi avait passé par là il y a une dizaine d’années.

    Tout est vivifiant de ce qui participe du rayonnement de la personne, et les autres y tiennent un rôle primordial.

    C’est un film écoeurant que La passion du Christ, que je n’ai pas eu la force, ce soir, de regarder jusqu’au bout. Tout y est centré sur la violence, représentée avec une complaisance bonnement sadique. Les Juifs sont aussitôt caricaturés, de Judas le traître cupide au grand-prêtre Caïphe, en passant par l’assemblée du Sanhédrin et par toute la foule grimaçante et grotesque. Je me rappelle à l’instant ces prêtres, et même des rabbins, qui tâchent de se rassurer en prétendant que ce film n’est pas antisémite. Or si rien n’y est dit à la lettre en ce sens, tout y est montré et les images parlent, les images vocifèrent. Seulement, n’est-ce pas, en période de rapprochement des communautés, il serait désobligeant de monter en épingle l’antisémitisme de cette version, qui est celle-là même du christianisme séculaire, des pères de l’Eglise à Luther sans oublier le catholicisme dogmatique… Pour ma part, je suis rentré complètement abattu à l’hôtel, où j’ai eu bien de la peine à trouver le sommeil.

    Alain Cavalier, à propos de ce film, me disait qu’il lui semblait impossible de mimer la douleur au cinéma. Dès qu’il voit du sang, il pense à l’accessoiriste qui en rajoute une giclée.

    A propos de Cézanne, j’ai trouvé ce matin, chez Gibert Jeune, ce petit recueil de propos au nombre desquels je note aussitôt ceci que je contresigne, sur le travail qui est « le seul refuge où l’on trouve le contentement réel de soi ». (A Paris, en mars)

    C’est en France que le discours politique me semble le plus terriblement cela: du vent, et qui ne soulève que de la poussière.

    Les prêtres, ou ce qu’il en reste, voudraient conserver la haute main sur l’espace Dieu. Qu’on leur laisse cette consolation bonnement administrative. Eugen Drewermann les a bien nommés: fonctionnaires de Dieu.

    Je me force un peu à dire du bien d’Ensemble c’est tout, le dernier pavé d’Anna Gavalda (plus de 600 pages…) qui me semble tout de même un peu téléphoné. Cependant je crois la bonne dame honnête, contrairement à tant de faiseurs au goût du jour, et je préfère l’attention amicale qu’elle manifeste aux gens ordinaires, dont elle observe si bien les comportements et capte si finement le parler, aux stories creuses qui envahissent les rayons des librairies ou à la littérature blanche n’intéressant que les profs et les critiques exsangues.

    Dans Le grand printenps de Ramuz, une page sur la souffrance « à distance » de la Suisse me fait bondir. Cette façon de suggérer que les Suisses ont autant souffert, moralement, que ceux qui étaient au front, me paraît indigne de lui. Tout à fait l’attitude stigmatisée par Pankowski dans Le thé au citron, que j’ai citée dans Les passions partagées.

    Impressionné, ce matin, à la lecture du Paul Cézanne d’Elie Faure. En trente pages tout est dit. Dit bien la jeunesse sensuelle dans une Provence à l’antique, avec Zola et d’autres compères. Puis l’essai de Paris, non concluant pour lui, et le retour. Le père banquier, et contre celui-ci le choix de l’art. A l’école de Pissaro, toute la peinture de l’époque revécue, compagnon de route des impressionnistes et ensuite le chemin solitaire, revenu en Provence en 1870. Alors la vision de quelque chose qui s’ébauche enfin loin de tous, à partir d’une relation terre à terre: «Il y avait en lui-même de si profonds, de si confus désirs, que le bruit environnant l’empêchait de les entendre. La solitude seule pouvait le renseigner en lui permettant de regarder jusqu’au fond du propre mystère qu’il promenait autour de lui dans le mystère universel.»
    Or, en lisant cette histoire de retour au vrai pays, qui est celui de la poésie et de l’art, je vois mieux ce que j’ai perçu en lisant il y a quelque temps L’exemple de Cézanne, Ramuz ayant fait le même aller-retour à trente ans d’intervalle.

    Ce que nous savons du rabbi juif Iéshoua est peu de chose. Une biographie tenant en moins d’une page, disait déjà Bultman. Quelques paroles qu’on suppose avérées, et c’est à peu près tout. A part quoi le portrait du personnage, son message, ses actes et ses enseignements reposent à peu près entièrement sur des logia et autres témoignages de seconde main, contradictoires sur des points fondamentaux. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament comporte 360.000 variantes. Et pourtant tel exégète juif le disait bien : il y a là-dedans une voix unique…

    La (re)lecture du Maître et Marguerite me fait retrouver la joie des grandes lectures où l’esprit est à la fête autant que tous les registres de la sensibilité et de l’imagination, avec la satisfaction sous-jacente qu’une grande cause est quichottesquement défendue. Me donne envie de revenir au roman et à la satire, impatient de brocarder l’asile de fous dans lequel nous vivons.

    Je repense au sens de cette série télévisée consacrée à L’Origine du christianisme, dont j’ai regardé hier soir les deux derniers épisodes. Cela débouche sur la tendance chrétienne à s’affirmer le Verus Israël et sur les débuts de la construction, dans la littérature chrétienne, d’un Juif imaginaire. Mais le christianisme se réduit-il à cela? Bien sûr que non. La difficulté, pour nous autres qui tâchons de nous y retrouver par delà les images du Christ et du christianisme qui se sont superposées à travers les siècles, consiste à dégager le sens de tout cela et ce qui nous en reste aujourd’hui. Qu’est-ce que le christianisme par rapport au judaïsme? C’est, à mes yeux, l’élargissement de la loi biblique, jusque-là réservée à un peuple, à tous les peuples du monde, et l’émancipation de la personne par rapport au Père, à la tribu et à la nation. Le mérite de l’exégèse est de revenir au texte et à sa formation, dont l’examen est rarement serein. Il suffit que je parle avec certains amis croyants (Gérard, Alain) pour constater que les textes du Nouveau Testament (et notamment en ce qui concerne les miracles ou les phénomènes surnaturels tels que la conception virginale du Christ ou sa résurrection) ne sont pas abordés avec la même objectivité que lorsqu’il s’agit des prodiges de l’Ancien Testament. On peut être croyant tout en étant convaincu que le Déluge et l’ouverture des eaux de la mer Rouge sont des métaphores poétiques, alors que la marche du Christ sur les eaux ou la multiplication des pains sont revendiqués comme des faits réels. Cette attitude procède, à mes yeux, d’un matérialisme à coloration mystique. Tout un courant du catholicisme est fondé sur cette base à mes yeux païenne, et le mérite de l’exégèse est de montrer que cela n’est qu’une interprétation d’un courant du christianisme, alors qu’il en est d’autres.
    En écoutant hier soir les savants s’exprimer à propos des conséquences de la destruction du Temple, et plus précisément de l’émancipation du mouvement spécifiquement chrétien, je me disais qu’à un moment donné l’on se perdait, entre les tenants originels de cette histoire, disons jusqu’à Paul et Jean évangéliste, et les aboutissants des églises et autres confessions contemporaines, dans un labyrinthe inextricable dont seules quelques trajectoires, déclarées les seules et uniques par les uns et les autres, nous apparaissent aujourd’hui dans leur continuité. La trajectoire catholique romaine. La byzantine. La rupture protestante. Toutes trois mêlées à l’histoire, avec son lot d’affrontements plus ou moins meurtriers, tandis que le judaïsme rabbinique se développait en retrait, si l’on peut dire.
    Je vois bien, pour ma part, ce que j’ai hérité de bon de tout ça. Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. C’est l’Ami. Le Fils de Dieu, à savoir une personne à notre hauteur, mais également revêtu d’une cuirasse divine le protégeant de toute corruption. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger. Vignettes d’école du dimanche. Mais au quotidien cette figure nous tenait lieu de repère par ses actes et ses conseils. Le Sermon sur la montagne évidemment, que j’ai longtemps cru l’invention de Iéshouah, alors qu’il relance le Lévitique. Et les paraboles.
    Un besoin d’idéologie, à un moment donné, m’a porté vers le catholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier étonnement: ce prêtre qui me dit que la conversion pouvait se résumer à une discussion dans un bar. Auto-dérision ou méfiance à l’égard d’un élan jugé peu fondé de ma part? Je ne sais. En tout cas jamais, de la part de cet abbé, le moindre signe de compréhension ni le moindre intérêt réel à l’égard de ce que je vivais, sauf au plus bas étage du trouble narcissique. Là d’ailleurs une piste vers l’hybris personnel…
    L’orthodoxie aussi m’a attiré à un moment donné, mais de manière purement intellectuelle et littéraire, sous l’influence surtout de Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale, les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou les doctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Un autre père et une autre mère, d’autres grands-parents et ma religion eût surement été tout autre…

    Lisant tout à l’heure les notes biographiques et historiques en marge de l’édition critique du Maître et Marguerite, mon coeur s’est serré au rappel de tout ce qu’a subi Mikhaïl Boulgakov. Et dire que, dans de si terribles conditions, il a eu encore la force de mener à bien la composition de cet extraordinaire roman… Inversement, nous sommes libres et repus et vivons dans un véritable désert spirituel, où la littérature fait au mieux figure de noble ornement, le plus souvent de divertissement ou de faire-valoir social.

    Après avoir appris, ce matin, que Georges Haldas était le lauréat 2004 du prix Edouard-Rod, ce qui m’amuse fort quand je me rappelle les vilenies que Chessex m’écrivait à propos de notre ami, j’ai rendu hommage à celui-ci dont je n’ai plus parlé depuis des années, étant également en pétard avec lui, par sa seule faute. Il est probable que jamais nous ne nous reverrons, mais je lui reste très reconnaissant pour son oeuvre, dont je parle à maintes reprises dans Les passions partagées.

    Le maelström du Maître et Marguerite me fascine d’autant plus qu’il est essentiellement sous le texte. Le texte est chatoyant et délirant tout en restant totalement maîtrisé dans son expression, mais on sent dessous une guerre beaucoup plus rigoureusement engagée. Il y a là réellement une grande intelligence et un sens artistique exceptionnel.

    Ne jamais se laisser entamer par le découragement bête. N’attendre rien de personne. Travailler pour le plaisir.

    J’envie Lawrence Durrell d’avoir trouvé, en Henry Miller, un véritable interlocuteur littéraire et un ami de longue durée. J’ai de bons répondants affectifs ou amicaux, avec ma bonne amie, Bernard et quelques amis, mais je n’ai point d’interlocuteur qui me suive et me résiste, me stimule et me relance et que je puisse stimuler et relancer.

    L’écriture est le seul lien profond et continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité, que la plupart des gens considèrent comme la réalité la plus réelle.

    Très intéressé par ce que dit Ramuz de l’aspiration religieuse de Baudelaire. Me sens immédiatement touché par cette réflexion, alors que les phrases anti-religieuses d’un Raoul Vaneighem, l’autre soir, m’ont tout de suite paru si creuses et si plates.

    Je pense à un roman possible que je pourrais intituler Les bonnes âmes, parce que c’est essentiellement de cela qu’il s’agirait. Il s’agirait de trois femmes incarnant la générosité, la fidélité et la douceur, contre le magma de bruit et de fureur du monde actuel. Une île de sérénité dans l’océan de laideur et d’agitation. Un livre que je voudrais baigné de la tranquillité songeuse des lumières des portraits d’Alain Cavalier. Je vois un livre de rencontres avec trois femmes que j’ai aimées « sous le regard de Dieu ». Ce sont les trois grâces et les trois parques, si l’on veut: celle qui donne la vie, celle qui tricote et celle qui coupe le fil, mais bien d’autres choses encore.
    (Mardi 27 avri)l.

  • Florence et le veau d'or

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    Une lecture de La Divine Comédie (17)

    L'Enfer, Chant XVI. 7e Cercle. Violents contre la nature (sodomites). Décadence de Florence consécutive à la cupidité du capitalisme naissant…

    L’extravagant culot de Philippe Sollers, consistant à signer de son seul nom un ouvrage intitulé La Divine Comédie, alors qu’il ne s’agit en somme que d’entretiens sur Dante avec Benoît Chantre, contraste de beaucoup avec l’humilité immédiatement affichée par Giovanni Papini au début de son admirable Dante vivant, où il s’excuse de n’être qu’un pou devant le poète.

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    Très intéressante aussitôt : la façon de l’écrivain italien de battre en brèche, comme l’a fait John Cowper Powys, l’image d’un Dante magnifié et glorifié jusqu’à l’idéalisation, avant d’être dénigré par contrecoup, pour en dégager le mélange de génie poétique incontestable et de probable misère humaine, avec le portrait d’un homme immensément orgueilleux, intransigeant à outrance, ombrageux et misanthrope, au moins dans son âge mûr, après avoir été un jeune homme dissipé et volage dont les frasques de jeunesse laissent à penser qu’il sait de quoi il parle quand il détaille les multiples penchants de la nature humaine.

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    On voit bien que Sollers est mal à l’aise devant le puritanisme de Dante, comme pourraient l’être une foultitude de sodomites de notre temps constatant le sort que le théologien-poète furieux leur réserve, les faisant courir affolés entre sables brûlants et fleuve de sang, sous un ciel d’où pleuvent les flammes du feu de Dieu…

    Dante fut-il une sorte d’homophobe à la sévérité exacerbée par ses propres désirs, comme on l’a dit de l’apôtre Paul à propos de ses fulminations de la lettre aux Romains ? C’est plus que douteux. Sa condamnation de la violence « contre la nature », que représentent les sodomites, est certainement d’ordre métaphysique plus que moral, même si sa conception de l’ordre communautaire, essentiel, participe de la morale sociale dont il va fustiger, dans ce Chant XVI, la décadence en sa chère Florence. Par ailleurs, on ne manquera une fois de plus de remettre les jugements de Dante « dans leur contexte », comme on dit.

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    De même que l’hérésie est condamnée par lui sans appel (à commencer par l’épicurisme…) pour des motifs essentiellement théologiques, sur fond de bûchers, la luxure en général (avec pas mal de nuances au demeurant) et la sodomie en particulier, autant que la simonie et la sorcellerie, sont jugées à l’aune de la présumée « justice divine » déclinée par Rome. Dès lors, on serait bien sot de lui en faire le reproche « politiquement correct », comme certaines lesbiennes anglaises ont reproché à Shakespeare de prôner la seule hétérosexualité en offrant une Juliette à Roméo et pas un partenaire bisexuel ou homo à option…

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    Ensuite, ce qu’on constate une fois de plus dans le fracas grandissant du Chant XVI (une cataracte d’abord mugissante comme un rucher d’abeilles, devenant ensuite tonitruante), c’est que les damnés du 3e « giron », jetés là pour le même péché « contre la nature », n’intéressent pas tant le poète pour ce détail que pour leur qualité de grands Florentins qu’il a parfois admirés de leur vivant et qui l’interrogent sur le sort actuel de leur cité.

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    Or l’un des grands thèmes de Dante, touchant à la vie organique de la communauté humaine et à son salut, ressurgit ici dans l’évocation par le poète de la décadence florentine liée à l’apparition du nouveau capitalisme, avec le « florin », qui lui fait répondre à ses concitoyens de la manière la plus claire : « La gent nouvelle et les gains trop soudains / ont engendré orgueil et démesure, / Florence, en toi, et déjà tu en pleures »…

    Giovanni Papini. Dante vivant. Bernard Grasset, 1934.

  • Le mentor damné

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    Une lecture de La Divine Comédie (16)
    L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites à la cuisson. L’ombre chère de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prédiction de son vieux maître.

    Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthèse de sa lecture de La Divine comédie que nous trouvons dans Les plaisirs de la littérature, il faut « débarrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais même pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prône catholique.

    Et de viser plus précisément ses compatriotes: "À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la déplorable habitude de parler de lui avec une espèce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santé de Goethe et surtout la générosité de Rabelais.

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    Car il y a pour tout "esprit bien né" - selon l'expression même de Dante -, infiniment plus de magnanimité, d'humanité et de charité évangélique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute La Divine Comédie".
    Or, si Powys exagère comme souvent, il y a du vrai là-dedans, qui nous éloigne de l'Eglise pour nous rapprocher de l'Evangile...
    Comme je l’ai noté déjà, on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens théologique ou métaphysique du terme, sans adhérer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poète, artiste et amoureux, dans la mesure où son génie déborde largement des cadres de la philosophie médiévale et de la foi catholique.

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    Or, on le sent à tout moment partagé et, quoique soumis à la terrible « justice divine », ou à ce qu’en ont fait les hommes, saisi de très humaine tristesse à la vue de ceux-là même qu’il « case » en enfer par soumission à sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tiré par une ombre en laquelle il reconnaît son mentor, le grand « humaniste » Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissé au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend éternel ».

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    Brunetto aura-t-il serré de trop près les éphèbes dont il avait la charge ? On n’en saura guère plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant élève le range au nombre des sodomites condamnés à processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrêt lui vaudrait un siècle de tortures particulières, précise Brunetto lui-même…), quitte à lui faire sentir sa compassion.
    Quant à Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilé en France après la défaite des siens, il prédit à Dante « tant d’honneur /que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allées du pouvoir.

    Plus émouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a été ambassadeur), la requête que fait le damné avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon Trésor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion à son œuvre principale, rédigée en français et intitulée Li Livres dou tresor et constituant une manière d'Encyclopédie ».

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    En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poète entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique.
    « Ce qui échappe à sa philosophie médiévale et à sa foi catholique, c’est son génie imaginatif, sa façon particulière de réagir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phénomènes de la nature, à la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse « pulsion sexuelle » qui en chaque être humain est excitée par la cruauté. Ce qui en revanche n’aurait pas changé, s’il avait été un libre penseur comme Lucrèce, avec une philosophie complètement étrangère à toute religion, c’est sa personnalité unique, avec sa pénétration inquiétante et surhumaine, son exquise tendresse, son réalisme féroce, son dédain sauvage, son imagination intense, sa cruauté sadique, et, par-dessus tout, son goût aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».

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    Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie à tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une étape, au-delà de laquelle s’ouvre ce lieu de pondération qu’est le Purgatoire, tout à fait étranger aux protestants, et le Paradis où Béatrice tricote un nouveau bonnet pour son poète méritant…

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    John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littérature (de fabuleuses synthèses sur La Bible, Homère, Dostoïevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, Cervantès, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Age d’Homme, 1995.

     

     

  • Sous une pluie de feu

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    Une lecture de La Divine comédie (15)

     

    Chant XIV. Violents contre Dieu. Sable ardent et pluie de feu…

     

    Comme il en va de tout voyage, le parcours de Dante en enfer passe par des moments d’intensité variée, mais les sensations restent toujours à vif, activées par des images qu’on pourrait presque dire expressionnistes – Doré en tirera d’ailleurs parti.

    Après les griffes de la broussaille aux suicidés déchirant les flancs des dilapidateurs, c’est ainsi aux franges d’un désert incandescent qu’on parvient, où mille mains et mille membres de mille corps se contorsionnent à fleur de sable brûlant sur lequel choient lentement de gros flocons de feu.

    Dans la nuit « réelle » du poète, nous sommes alors à l’aube du 9 avril 1300, donc un samedi saint dont la nuit s’éclairera du feu pascal. Mais pour lors, c’est dans le 3e « giron » du 7e cercle qu’il crame tout vif, ou presque, avisant « plusieurs troupeaux » d’âmes nues torturées par le feu de Dieu, au milieu desquelles l’une semble défier crânement son sort, que Virgile identifie sous le nom de Capanée, l’un des sept rois qui assiégèrent Thèbes et se signala, plus particulièrement, par son mépris prométhéen de la divinité.

    Maints lecteurs actuels, dont je suis évidement, buteront sur les multiples allusions à des figures ou des thèmes mythologiques, et particulièrement dans ce chant où Dante se réfère aux anciennes représentations de l’Âge d’or, situé en Crête et symbolisé par tel vieillard à couronne d’or, torse d’argent et pieds de fer et de terre cuite, des blessures duquel ruissellent des larmes vouées à grossir les fleuves de l’enfer.

    Au passage, Jacqueline Risset précise utilement, en note, que les deux pieds du « vieillard de Crète » - lui-même ressurgi du songe biblique de Nabuchodonosor, et tournant le dos à l’Orient pour regarder « Rome comme son miroir » -, pied de fer et pied de terre, symbolisent respectivement l’Empire déchu de de son autorité, et le pape corrompu.

    Or, malgré tant de sens et de significations cachés, la force expressive du texte est telle – surtout si l’on revient souvent à la langue originale de la page de gauche, pour la garder bien « en bouche » -, que le lecteur perçoit sur son propre corps cet affrontement des ombres damnées et du feu à peine atténué par les vapeurs montant du ruisseau de sang promis à devenir fleuve roulant…

     

    Dante Alighieri. L’Enfer/Inferno. Traduit et commenté pat Jacqueline Risset. Editions G/F.

     

          

     

  • Suppliciés volontaires

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    Une lecture de La Divine Comédie (14)

    Chant XIII. Suicidés et dilapidateurs.

    Autant que celles de tout un chacun, les réactions de Dante sont très variables à la découverte du sort frappant certains damnés de sa connaissance. On l’a vu bouleversé de retrouver Francesca da Rimini en enfer (Chant V), autant que d’y approcher le vieux Cavalcante, père de son proche ami Guido, mais il s’est montré capable aussi de cruauté, voire de sadisme en assistant aux tribulations d’un Florentin qu’il détesta visiblement de son vivant. Or, ce qu’il va ressentir dans la terrifiante forêt des suicidés montre de nouveau de quelle compassion le poète est capable, tant du fait de l’horreur des peines subies par ceux qui ont attenté à leur propre vie, qu’en raison de la personnalité de l’un d’eux, Pier della Vigna, ce Pierre des Vignes (1190-1249) qui fut à la fois chancelier de l’empereur Frédéric II et poète lui-même, suicidé après avoir été aveuglé et emprisonné par son souverain sur de calomnieuses accusations.

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    Or, au sort misérable subi par le délicat poète de l’école sicilienne, précurseur du dolce stil nuovo cher à Dante, dont le corps a été transformé en tronc dans ce bois lugubre peuplé de repoussantes harpies mi-femmes mi-volatiles, s’ajoute la blessure soudaine faite par le poète lui-même en cassant une des branches de l’arbre en question, qui se met à gémir affreusement avant de raconter ses malheurs.

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    De fait, touché par la compassion de Dante, Pierre des Vignes va narrer, par le détail, comment telle « prostituée » enflamma contre lui tous les esprits  jusqu’à transformer la faveur du prince en malédiction, et comment par orgueil il préféra échapper à l’humiliation par la mort volontaire, faisant de lui, le juste, un injuste au regard de Dieu. Dans la foulée, Pier della Vigna évoque le sort définitivement horrible qui attend les suicidés après le dernier Jugement, voués à traîner leurs ombres et à être pendus aux arbres qui les symbolisent à jamais…

    Mais l’attention de Dante, tout ému qu’il soit par les paroles du malheureux, se reporte bientôt sur des ombres nues fuyant dans les broussailles et s’y déchirant, poursuivies par des chiennes noires. Après les suicidés, le même cercle accueille en effet les dilapidateurs qui ont été violents contre eux-mêmes en gaspillant leurs biens et se trouvent condamnés à se déchirer aux épines des buissons morts tout en blessant douloureusement ceux-ci au passage.dor_037.jpg

    Pour mémoire, on rappellera que le motif de l’arbre-humain est déjà présent dans L’Enéide de Virgile qui, au chant III, évoque le sang noir jaillissant des branches qu’Enée a coupées pour orner un autel de sacrifice, et les gémissements sortis des entrailles de la terre à l’endroit précis où un Troyen fut tué…

    Où l’on voit donc,  une fois de plus, que la Commedia fait sang de tout bois…

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)

    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante.

    C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

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    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

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    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard, en un siècle de massacres de masse…

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    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre.

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    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…



    La-divine-comedie.jpgDante. La Divine Comédie. L'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis.

  • Vingt ans après...

    Le 14 juin 2005, sur le conseil amical de François Bon, le soussigné inaugurait un blog à caractère littéraire. Deux décennies de blog à l'enseigne des Carnets de JLK, comptant aujourd'hui quelque 6500 textes. Regard amont en mémoire de Lady L., qui nous a quittés en décembre 2021.

     

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    A La Désirade, ce samedi 1er janvier 2005. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par le monde, se trouvent en proie à la calamité, à commencer par les victimes des terribles séismes qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres me donne du courage pour amorcer (ou réamorcer) mes propres travaux.

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, puis ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare : « Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile. »

    A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Picaro trouillard. Un peu tout ça.

    En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente. De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi s’est énormément consolidée par l’attention respective que nous avons consacrée à nos filles, jusqu’à maintenant.

    Celui qui n’a plus de goût pour la vie / Celle qui se fixe des programmes / Ceux qui se taisent.


    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole : j’entends l’amour d’L.

    Pour se purifier de toute rancœur et de tout ressentiment, une bonne méthode consiste à tâcher de voir celui qui nous fait mal dans le plan général de sa vie et de la vie, pour se rappeler la juste proportion de tout ça.

    Evoquant la « contemplation du temps » à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit « qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de qui était fait ce vertige ».

    Cela me fait penser à mes anciens amis, que je tiens pour morts parce qu’ils se sont comportés, avec moi, comme des morts, ou plus exactement : de façon moins vivante que des morts, car mes morts, mon père, Reynald, Edouard, ma mère, mes chers morts, eux, vivent.

    Tout faire pour échapper au magma des médias.

    Se purger de ce que Kundera appelle l’eau sale de la musique.

    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

    La phrase de Céline est certes une musique, mais de savoir le musicien si mythomane et méchant me gâte la mélodie, tandis que je ne cesse d’être enchanté par la musique de Charles-Albert.

    Partagé, en lisant Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.

    D’où viennent les frustrations ? D’où vient le ressentiment ? D’où viennent les pulsions meurtrières ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.

    Louis Calaferte est mort à peu près méconnu, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma mort de la part de quelques lecteurs : cette reconnaissance secrète et d’autant plus véridique.

    « Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle ». (Louis Calaferte)

    « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion. ». (Louis Calaferte)

    Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte aussi, que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour : « En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène ». Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes feus amis : « l’indifférence froide »…

    A La Désirade ce samedi 19 février. – Il neige à poings fermés, et je remonte de la « maison basse », comme Freud appelait le subconscient, en murmurant de nouveaux débuts de phrases.

    Lisant ce matin Millenium people de J.G. Ballard, je me disais que l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux, est d’ordre psychologique. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes, et pas dans celles des gens les plus démunis ou atteints. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol de la classe moyenne lié à la perte du sens de son existence et à l’ennui que ressentent de plus en plus de gens de plus en plus « libres ». Chacun de nous est devenu beaucoup plus fragile, à ce qu’il semble, tout en vivant une vie plus objectivement facile que ne l’était celle de ses parents.

    A La Désirade, ce mercredi 23 février. – Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense au père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette « voix ». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas « moi » ? N’est-ce pas simplement « ma conscience » qui me parle ? Et qu’est-ce que cette « conscience » ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

    Thierry Vernet : « Le beauté est ce qui abolit le temps ». Et cela qui me semble su juste aussi : « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ». On ne sait pas trop ce que cela veut dire, mais il y a du vrai.

    Plus je vais et plus je me rends compte de cela que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité enfantine au jeu. Toute autre posture intérieure me disconvient et même : me contrarie. Jamais je ne serais adulte responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus encore qu’eux, de la responsabilité.

    Rousseau : « Seul celui qui marche est apte au réel ».

    Celui qui boit pour supporter tout ça / Celle qui tient son journal sur Internet / Ceux qui se baladent dans les bois.

    A La Désirade, ce mardi 14 juin
    . – L’aube se lève et je reçois un SMS de ma bonne amie, restée en plaine, me souhaitant un bon anniversaire. Je pense à mes petits parents au ciel et à nos grandes filles à la veille de leurs examens universitaires. Résolution solennelle du jour : je voudrais exprimer beaucoup plus (écriture et peinturlure) et surtout beaucoup mieux, dans le sens d’une reconnaissance de ce qui est. Merci la vie.


    J’ai beau me répandre ces jours online, je reste essentiellement attaché à mes outils artisanaux, à l’encre verte de ma Shaeffer à bec oblique et au rythme lent et régulier que ménage la plume à l’ancienne.

    Le compteur de mon blog indique 189 visiteurs après 10 jours et quelque 30 textes balancés sur HautEtFort. Est-ce peu ou beaucoup ? Je n’en sais rien et m’en fiche pas mal ; je vais me limiter désormais à une heure de communication online, la nuit, par le truchement du fil ténu qui tombe de notre nid d’aigle au relais électrique sis au bord de la route du val suspendu, là-bas au-dessus de la baie de Clarens – mais je n’en attends rien de particulier sinon quelques signes amicaux d’un archipel à l’autre, donc relax Max…











  • Pain de vie

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    Ce que ce pain me dit ou me suggère est notre affaire à tous, ici magnifié et merveilleusement conforme, non pas au cliché du pain mais à une sorte d’icône familiale de partout et de toujours, des cuisines de fermes obscures aux tables princières et pour tous les enfants qui seront des vieillards après une vie à gagner leur pain, comme on dit.

    Ce pain n’est pas tant un symbole ou un archétype q’une réalité poétique première, résultant d’une opération alchimique et millénaire aux retombées actuelles souvent avariées en leur forme de spongieux produits d’usine et qui restent pourtant le pain puisqu’ils assurent la survie de nos frères humains.

    Czapski serait-il outragé si vous lui demandiez de peindre ce matin un de ces infâmes pains sortant de fours à micro-ondes qu’on trouve sur les aires d’autoroutes ? Je n’en sais rien. Peut-être cela dépendrait-Il de la couleur et de la texture du papier froissé qui jouxterait ce pain-là, ou de la forme de quelque objet qui pût retenir son attention ?

    À vrai dire, comme tout fait miel au psalmiste , tout peut «faire pain» à Czapski me semble-t-il.

    Donnez-moi n’importe quel objet, ce cendrier par exemple, n’importe quoi et je vous en tire un récit, lançait Anton Tchekhov à un compère par manière de défi, étant entendu qu’aucun objet regardé par l’écrivain ne serait réduit à n’importe quoi.

    Ainsi, comme par réverbération, devenons-nous l’objet du récit de ce pain. Ce pain de Czapski fait écho en nous à des images de nos enfances aux abords de nos villes et de nos villages. Ce pain est un soleil en croûte vernissé de même brun roux doré que les cafés d’Amsterdam, avec quelque chose d’Espagnol plus que de parisien. Il repose sur un guéridon souvent réutilisé par le peintre avec les nuances induites par la lumière et l’esprit du sujet particulier, et voici qu’il lui vient ici un bouton bleu ciel à l’aplomb du bol noir bleuté qu’on dirait un cratère de lave traitée en céramique à grand feu; enfin chacun ajoute les images qui lui chantent, mais pour l’instant ce pain a valeur à mes yeux de parole d’Evangile, avec un clin d’œil bleu...

     
  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • Amis et autres ennemis

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    Une lecture de La Divine Comédie (11)

    Chant X. Hérétiques. Epicure & Co. Dante compatit avec un ennemi avant de navrer un ami.

    On néglige parfois, ou l'on ignore, une dimension importante de la Commedia de Dante, qu'on pourrait dire sa part affective. Le monumental Poème en impose, dont l'effet s'accentue par les gravures fameuses, de Botticelli à Salvador Dali, via Gustave Doré. Or, ces peintres ne montrent rien du drame intime vécu par Dante , qui prend au chant X de L'Enfer un relief particulier.

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    De quoi s'agit-il plus précisément ? Il s'agit de personnes : il s'agit d'un ennemi privilégié, si l'on ose dire, en la personne de Manente di Jacopo degli Uberti, dit Farinata, chef des gibelins de Florence qui a chassé de cette ville les guelfes, au nombre desquels Dante comptait, et d'amis aussi, tels Cavalcante Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti le « premier ami » de Dante, que leur philosophie personnelle a détourné de la « voie droite », adeptes qu'ils furent de l'épicurisme.

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    Or, en quelques vers prodigieusement concentrés et foisonnants de résonances sensibles, on va comprendre le trouble profond que va revivre le poète florentin au souvenir de tout ce qu'il a vécu durant ces années de conflits sanglants entre factions, où Farinata fut à la fois persécuteur des siens et protecteur de Florence que son clan vouait à la destruction.

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    La vraie lecture suppose un effort d'imagination que les grands textes stimulent évidemment par ce qu'on a appelé, à propos de la Commedia de Dante, la pléthore du signifié. Or il faut jouer avec cela, par exemple en alternant les vitesses et les intensités de son implication personnelle de lecteur, précisément.

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    En l'occurrence, chacun peut faire retour à soi pour imaginer ce que Dante, personnage très engagé dans la vie de la Cité, en exil au moment où il écrit ce chant, se raconte à lui-même et démêle pour la postérité ce qu'il ressent à l'approche de ces malheureux damnés qu'il a connus de leur vivant sur les terres ensanglantées de la douce Toscane, ennemis et amis admirés et honnis et maintenant condamnés par une Justice dont il est à la fois le témoin impuissant ( !), le scribe ( !!) et le juge embusqué ( !!!) lors même qu'il brasse et rebrasse ce magma pour le filtrer dans son poème purifié de tant de scories politiques ou psychologiques – et quelle émotion partagée, cependant, à l'instant où le vieux Cavalcante Cavalcanti demande des nouvelles de son fils, supposé vivant, à celui qui est son « premier ami »...

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    Et Virgile de rappeler, à son protégé de nouveau secoué (on  le serait à moins...), que toutes ces tribulations et turpitudes revisitées devant ces tombeaux lui apparaîtront tout autrement quand il sera « devant le doux regard de celle dont les beaux yeux voient toute chose » et grâce à laquelle il saura le sens de « tout le voyage de sa vie ».

    Ce qui se module ainsi nella lingua del Dante :

    «quando sarai dinanzi al dolce raggio

    Di quella il cui bell'occhio tutto vede,

    Da lei saprai di tua vita il viaggio »...



    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Présentation et traduction par Jacqueline Risset. GF Flammarion, édition bilingue.

  • Virgile au parfum

    Virgile, au parfum (12)

     

    Enfer, chant XI. Sixième cercle : ordonnance de l’enfer

    Le Bas Enfer s’annonce par une puanteur immonde, montée des profondeurs de l’abîme au bord duquel arrive les deux pèlerins, lesquels découvrent une roide pente couverte de rochers disposés en cercles concentriques dont l’ordonnance figure pour ainsi dire les cercle du Mal dans lesquels sont enclos et s’agitent les damnés.

     Or, le choc est tel, et telle la puanteur, que Dante et Virgile se réfugient derrière un tombeau contenant, comme c’est écrit, les restes d’un pape au nom d’Anastase, qui a vécu au cinquième siècle et aurait été dévoyé par un certain diacre grec au nom de Photin  lui-même connu pour avoir douté de la naissance miraculeuse du Christ ; et c’est là que, pour s’accoutumer un peu à l’atmosphère, pestilentielle, ayant proposé une petite pause, Virgile s’attache à décrire la topologie du Bas Enfer où va se poursuivre, de mal en pis, la déambulation des deux pèlerons.

    Le Mal est en effet le thème explicite du moment, et dûment explicité par Virgile, décidément au parfum et qui éclaire alors son compagnon sur ce qu’on peut dire l’amour du mal, la fascination et la pratique du mal apprécié en tant que tel et conduisant à l’injustice, celle-ci étant lié à une « malice » spécifiquement humaine qui se manifeste au triple point de vue d’un mal commis contre soi-même, contre son prochain, et contre le ciel.

    Plus précisément les terme d’injustice et de malice sont envisagées sous le triple aspect moral, métaphysique et social, en cela que le désordre personnel provoqué par la « malice » rejaillit dans ses relations avec les autres et trahit le projet divin qui est « tout amour » comme n sait…

    L’ordonnance topologique des lieux est alors détaillée en fonction de la gravité, des fautes, commises par les damnés, où la ruse, la tricherie, le mensonge, la tromperie sont jugées et punies, bien plus sévèrement que les péchés de la chair évoqués plus haut

    Ce qui est dit alors de la ruse fait penser à celle du serpent de la Genèse biblique, que Virgile le Latin cite dans la foulée, comme il cite Aristote - le poète se présentant alors en double médiateur «théologique et philosophique, rappelant à son disciple la sagesse des Classiques et la sainteté inaltérable du Livre…

  • À tombeaux ouverts

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    Une lecture de La Divine Comédie (10)

    Chant IX. Approche du Bas Enfer. Passage de l'Archange et premiers hérésiarques.

    Plus on approche du Bas Enfer, dont la Cité de Dité marque le seuil sommé de tours de flammes, et mieux apparaît la loi de l'Antimonde et de l'Antisystème de bruit et de fureur qui régit ces lieux.

    On a vu que même Virgile était paniqué par la fronde des démons s'opposant au passage du Vivant, et voici que surgissent les furies du monde antique familières au poète latin, des Erinnyes à la Gorgone en passant par Méduse. Dans la foulée, on aura noté que les récits antiques se prolongent dans le poème dantesque, avec leurs figures et leurs croyances reprises avec autant de variations. 

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    En outre, Virgile en a vu d'autres, qui aurait déjà fait le voyage au tréfonds du dernier cercle, à en croire Dante, pour sauver un damné jeté par erreur au milieu des traîtres. Et puis il se rappelle l'intercession de Béatrice, promesse de lumière prochaine, et l'on sent qu'il appelle  de ses voeux l'intervention de quelque autre puissance supérieure, qui se manifeste bientôt sous la forme d'un être puissant et lumineux  – peut-être Saint Michel archange, supposent les exégètes – qui déboule par là, clame sa colère aux démons puants de la Cité tout en ayant l'air d'être préoccupé par autre chose de plus important, sans un signe de connivence à l'adresse des deux pèlerins. Impénétrables décidément sont les voies du Très-Haut...

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    Or donc lesdits pèlerins, au pied des murailles de la Cité plongée dans les ténèbres et le boucan, longent à présent une espèce de lugubre terrain vague aux multiples tombes ouvertes dans lesquelles gémissent et se lamentent autant d'âmes d'hérésiarques. On se trouve alors en ce qu'on pourrait dire le vestibule du Bas Enfer, qui se creuse comme un formidable entonnoir d'où montent les mille rumeurs rageuses des fauteurs de malizia, grande notion  caractérisée par la violence contre autrui ou contre soi-même (7e cercle), la fraude défiant toute vie communautaire (8e cercle), et enfin la trahison (9e cercle) marquant, avec Judas, le tréfonds de l'infamie.    

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    Pourtant on en est encore loin avec les hérétiques, auxquels Dante accorde un statut spécial, comparable à celui des «tièdes» ignavi du premier vestibule, juste avant l'Achéron. Plus précisément, les hérétiques que nous allons rencontrer au Chant X sont essentiellement ceux qui ont vécu comme si Dieu n'existait pas, épicuriens ou athées. Autant dire que ça fera du monde, au milieu duquel apparaîtront de grandes figures, à commencer par celle du considérable  Farinata, qui a sauvé Florence de la destruction et prédit au poète son prochain exil, dans une de ces distorsions temporelles troublantes qui caractérisent la Commedia...

    Image : Farinata, vu par Gustave Doré, l'Archange Saint-Michel par Guido Reni. Farinata degli Uberti.  

  • Autant en emportent les violents

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    Une lecture de La Divine Comédie (9)

    Enfer, Chant VIII. 5e Cercle. Aux portes de la cité de Dité. Orgueilleux et colériques. Fronde des démons.


    Plus on descend, de cercle en cercle, vers le Bas Enfer, et plus se déchaîne la violence reflétant celle qui s’est endiablée sur terre par la faute de certains hommes.
    Or, plutôt compatissant jusque-là, Dante va changer tout à coup d’attitude à l’égard d’un damné qu’il reconnaît en traversant le marais fangeux du Styx sur la barque de Phlégyas qui l’a accueilli, le prenant pour un damné quelconque, d’un vitupérant : « Or te voilà enfin, âme scélérate ! », que Virgile désamorce aussitôt en annonçant la mission spéciale de son protégé.
    Celui-ci, de la barque du nocher, identifie donc un « être plein de fange » qui l’apostrophe, lui demandant ce qu’un vivant vient faire en de tels lieux, identifié du même coup par Dante qui le taxe alors d’ « esprit maudit » alors que Virgile le repousse loin de la barque en l’enjoignant d’aller « vers les autres chiens »…
    Mais qui visent donc ces amabilités ? Nul autre que Filippo Argenti, chevalier de Florence dont le nom lui vient d’avoir mis des fers d’argent à son cheval, connu pour son orgueil et sa violence. Et Virgile de préciser que «la bonté n’orne pas sa mémoire; aussi son ombre est ici furieuse ». Puis de moraliser : « Combien là-haut se prennent pour de grands rois, /qui seront ici comme porcs dans l’ordure, /laissant de soi un horrible mépris ».

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    Et Dante d’en rajouter une couche : « Maître, je voudrais tant /le voir plonger dans le bouillon », tandis que de toute part les embourbés s’exclament : « sus à Filippo Argenti ! » qui se met lui-même à se dilacérer de ses propres dents…
    On ne sait exactement ce qui est reproché à ce Filippo Argenti, Jacqueline Risset ne donne guère plus de détails que François Mégroz, mais sans doute les commentateurs savants se sont-ils attardés à ce personnage dont l’abjection fait ici l’unanimité des voyageurs et des damnés du Styx, et cela importe peut-être plus que le détail de ses forfaits : savoir qu’un être concentre toute la vilenie de la suffisance et de la violence, véritable symbole de cette zone de l’enfer. Du même coup, on observe que les lois de celui-ci obéissent à ce que je disais plus haut une Organisation, comme les grands systèmes du Mal, au XXe siècle en particulier, en ont imaginé et développé.

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    Ainsi le Bas-Enfer, et ses premières marches de la Cité de Dité, apparaît-il comme un monde très structuré dont les créatures réagissent dans un apparent chaos qui est cependant régi par un ordre logique dont le mortel est ici exclu de la pénétration mais qui peut être le sujet d’une «négociation» avec un être « intermédiaire » tel que Virgile, descendu des Limbes sur intervention supérieure. Autant dire que l’Organisation n’est pas blindée absolument contre toute initiative des puissances bonnes.

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    Pour l’instant, cependant, les deux compères vont s’approcher de la cité de Dité aux tours flamboyantes « comme sorties du feu » et autour desquelles volent mille démons visiblement furieux de ce qu’un vivant s’aventure en ces « régions obscures », prenant ensuite Virgile à parti et provoquant autant de terreur chez le pauvre Dante qui se voit déjà abandonné tandis que son guide s’attarde en force palabres avec les vigiles infernaux…

  • Rapiats et colériques

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    Une lecture de La Divine Comédie (8)

    Chant VII. 5e Cercle. Avares et prodigues. Coléreux trépignant dans le Styx.

    On n’en est encore qu’au 5e Cercle de l’Enfer et déjà l’on se dit qu’il y a, chez ce sacré Dante, comme un fonds de sadisme qui n’a rien à envier au divin Marquis, si ce n’est que nous savons déjà que la Commedia ne se borne pas qu’à l’exploration des bas-fonds infernaux.

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    En attendant, c’est bel et bien physiquement, et dans le texte original bien plus que dans sa traduction française, que nous ressentons cette descente dans les séquelles torturantes des turpitudes humaines, à commencer par les avaricieux et les prodigues se heurtant les uns contre les autres et se glapissant au mufle injures et reproches, dans la sarabande desquels Virgile cite «papes et cardinaux» chez lesquels l’avarice atteignit « tous les sommets ».

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    Cependant, à Dante qui cherche alors à savoir de qui il s’agit plus précisément, son guide lui répond qu’une telle curiosité ne sera pas satisfaite en l’occurrence, vu que le vice répugnant de ces ladres les a rendus « impénétrables maintenant à toute connaissance ».

    « Mal donner et mal garder » les a privés du « beau séjour», leur a ôté le moindre espoir d’accéder au Paradis et les a placés dans ce cirque, Dante écrit « a questa zuffa », et Virgile de conclure que « tout l’or qui est sous la lune » ne saurait assouvir ces affamés jamais satisfaits de ce que la « fortune » leur a concédés - puis, à Dante qui veut en savoir plus sur les aléas de ladite» fortune », son maître de lui répondre par toute une argumentation sur la distribution des «biens» de ce monde qui ne sont, en réalité, que ce que nous en faisons dans nos réalisations bonnes ou mauvaises.

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    Sur quoi l’on va descendre vers une « plus dure angoisse» encore, dans les eaux putrides d’un affreux marais où grouillent méchamment les coléreux se frappant eux-mêmes et se mordant férocement et se lamentant, tout plantés comme ça dans la boue et la déglutissant et la régurgitant à grands bavements : «Tristi fummo / ne l’aere dolce che dal sol s’allegra /portando dentro acisiosi fummo / or ci attristiam ne la belletta negra », ce qui signifie dans la langue de Rabelais dûment ajournée : « Nous étions tristes / dans l’air doux que le soleil réjouit, / ayant en nous les fumées chagrines : / à présent mous nous attristons dans la boue noire »…

    Images: Pape de Francis Bacon, L'enfer selon Rubens et Gustave Doré.

  • Le dévoreur

     

    Cerbère.jpgUne lecture de La Divine Comédie (7)

     

    Chant VI. Les gourmands. Lamentations de Ciacco. Florence la ville divisée. Aspects historiques et politiques de la Commedia.

     

    L’intensité émotionnelle de la lecture varie évidemment, au fil des chants de la Commedia, comme on le voit particulièrement en passant de la rencontre touchante de Paolo et Francesca, sous le ciel tourmenté par les passions du 2e Cercle, au cloaque répugnant et glacial du 3e Cercle des gourmands pataugeant dans la boue fouettées par de méchantes pluies, sous la garde de l'affreux Cerbère à triple gueule de chien monté sur un corps de ver dégoûtant...

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    Comme on s’en doute, le sort lamentable des gourmands ne tient pas qu’à la propension à se délecter des bonnes choses de  la table, mais vise la voracité sous ses aspects les plus vils, ainsi que l’illustre le nom du damné qui s’adresse alors à Dante, lui rappelant leur commune citoyenneté florentine et s’identifiant sous le surnom de Ciacco, à savoir le cochon.

    inf-6-49-dore.jpgOr, c’est par celui-ci que Dante va prendre des nouvelles des mortels qui furent ses amis ou ses adversaires en la « cité divisée », pour apprendre avec tristesse que certains de ses estimés concitoyens lui réapparaîtront bel et bien enfer.

    De moral ou métaphysique, le poème devient donc, en ces pages, très précisément historique et politique, truffé d’allusions aux événements que Dante a vécus peu avant de se faire exiler et de composer sa Commedia. Au passage, il faut alors noter le caractère tout à fait nouveau de ce « miroir du temps présent » dont les héros ne sont plus des créatures mythiques ou imaginaires mais des contemporains de l’Auteur.

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    Dante  « juge » ainsi, indirectement, les grands personnages de son époque, dont Ciacco lui apprend qu’il les retrouvera tantôt dans le cercle des hérétiques (tel Farinata, chef gibelin bien connu) ou des sodomites (tel Tegghiaio, podestat de San Gimignano), entre autres figures notoires.

    Dans la foulée, il faut rappeler plus précisément que le sort réservé aux damnés se trouve fixé selon le critère dit du contrapasso qui fait du « goût » coupable un motif avéré de « dégoût ». Ainsi, ceux qui n’ont vécu que pour leurs aises de pachas sont-ils condamnés à tâter de l’inconfort absolu…

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    Or, cette triste condition ne manque d’inquiéter Dante, qui demande alors à Virgile ce qu’il adviendra de ces malheureux après le « grand jugement» supposé advenir pour l’éternité. Hélas, le docteur latin ne voit pas vraiment l’avenir définitif  de ces malheureux en rose : « ce qui les attend est plutôt plus que moins », précise-t-il sans craindre d’inquiéter son compagnon avec lequel il continue de parler (« bien plus que je ne dis », souligne Dante) tout en se dirigeant vers les cercles inférieurs où se trouvent avares et coléreux soumis au règne de Pluton le dieu des enfers, confondu au Moyen Âge avec Ploutos le dieu des richesses…

  • Panique à la Love Parade

    william-blake-cercle-luxurieux-dante-divine-comedie-enfer-c.jpgUne lecture de La Divine Comédie (6)

     

    Chant V. Cercle des luxurieux. Tourbillons des damnés emportés par les airs. Rencontre émouvante de Francesca da Rimini. Dante flageole derechef...

     

    On arrive maintenant au lieu « où la lumière se tait », gardé par le redoutable Minos qui désigne, par le  nombre de cercles qu’indique sa queue enroulée, à quel cercle de l’Enfer précisément est affecté le damné qui se pointe.

    Dans la foulée, ce sont les luxurieux que Dante va rencontrer en foules virevoltant dans les airs comme de folles bandes d’étourneaux. L’image est d’ailleurs précise et d’une extraordinaire plasticité quand on suit le déploiement du texte original, plus proche de Lautréamont que du dolce stil nuovo, non sans se rappeler le sort récent de la foule multitudinaire de la Love Parade allemande se précipitant dans un tunnel pour s’y piétiner.

    De la même façon, les damnés sont emportés, littéralement malaxés par les zéphyrs du Désir, et souffrant physiquement à proportion inverse des jouissances qu’ils ont connues sur terre – ce qui ne laisse évidemment de plonger Dante dans la perplexité navrée, et le peinera plus profondément un peu plus tard.

    Dans l’immédiat, il identifie quelques célébrités historiques connues pour leurs débordements sensuels ou leurs amours entachées de violence, telles Sémiramis et Cléopâtre, mais également Hélène et Achille, Pâris et Tristan, « et plus de mille ombres » tournoyantes.

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    Mais la rencontre d’un couple moins tourmenté, auquel Dante demande à Virgile de pouvoir parler, va marquer l’un des épisodes les plus fameux et les plus émouvants de la Commedia, avec Francesca da Rimini, que le poète a connue de son vivant, et du beau Paolo Malatesta, couple adorable que Gianciotto Malatesta, époux épais de Francesca et frère de Paolo, a trucidés.

    Or, Dante a beau se consoler à l’idée que l’affreux fratricide se torde désormais dans les flammes de la Caina, neuvième et dernier cercle de l’Enfer où sont précipités les traîtres et les meurtriers de même sang : le sort si cruel de Francesca et de Paolo ne laisse d’attrister et d’intriguer notre chantre de l’amour courtois.

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    Pour mieux démêler la question de la paradoxale damnation des amants, qui ne tient évidemment pas qu’à leur état d’adultères,  notre bon François Mégroz (dans L’Enfer, p.50) rappelle alors les concepts liés sous l’appellation d’Amour, combinant amour humain et divin, noblesse et perfection. Plus troublant, et René Girard l’a souligné dans Mensonge romantique et vérité romanesque, citant précisément cet épisode comme une scène primitive du mimétisme amoureux : c’est en lisant ensemble un texte évoquant l’amour de Lancelot pour la reine Guenièvre, que Francesca et Paolo ont « craqué », comme on dit…

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    Bien compliqué tout ça, voire tordu ? C’est évidemment ce qu’on se dit en jugeant de ce récit avec nos critères contemporains, mais là encore François Mégroz nous conseille de suspendre notre jugement en replaçant celui de Dante (ou de Dieu imaginé par Dante) dans le contexte, non tant de la morale médiévale que d’une métaphysique de l’amour dont nous n’avons plus la moindre idée de nos jours.

    Bien entendu, le lecteur émancipé de 2020 se récriera: enfin quoi, ce Dante ne fait que relancer la malédiction de la chair et du plaisir en disciple de Paul et de toute la smala des rabat-joie. Quel bonnet de nuit ! Mais La Divine Comédie, une fois encore, ne se borne absolument pas à un traité de surveillance et de punition.  À cet égard, une relecture de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont serait aussi opportune. Passons pour le moment.

    Et constatons du moins que  Dante n’a pas supporté cette épreuve non plus, puisque le revoici tombé raide évanoui. Décidément…

     

    Rappel bibliographique:

    Dante. La Divine comédie. Traduite et présentée par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion, en trois vol. de poche, sous coffret.

    François Mégroz. L’Enfer. L’Age d’Homme.

    René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset.

     

    Image: William Blake.