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Carnets de JLK

  • Vaine fureur

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    Au miroir de Shakespeare


    7.Timon d'Athènes


    Si la tradition classe cette noire satire au nombre des tragédies de Shakespeare, l'on peut légitimement se demander en quoi les tribulations de Timon, - riche Athénien prodiguant ses largesses à une cour de flatteurs puants, se retrouvant soudain endetté et aussitôt abandonné par ses parasites, et se réfugiant alors dans une grotte pour maudire le genre humain et la vie même - relève du tragique ?
    Tout ce qui lui arrive ne procède -t-il pas en effet de sa vanité et de la niaiserie naïve qui lui fait croire que l'amitié s'achète, et n'aggrave-t-il pas lui-même son cas en crachant sur les seuls amis sincères qui lui restent, à savoir le noble Alcibiade et son intendant Flavius ?
    Quoi de tragique là-dedans, sinon l'aveuglement d'un fils à papa se la jouant Schopenhauer avant la lettre ?

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    Le caractère composite de la pièce, notoirement attribuée à au moins deux auteurs, et d'un équilibre dramatique un peu chancelant, n'empêche pas la pérennité percutante de sa partie satirique, et le discours de Timon sur la corruption et la décadence reste d'actualité en notre époque de prédateurs voyous. Pas étonnant que les contempteurs de la société bourgeoise, de Marx à Peter Brook, y aient vu un manifeste à relancer.
    Au demeurant, ce n'est pas par la voix de Timon que Shakespeare nous touche le plus, mais par celle de ses vrais amis, le général Alcibiade et l'intendant Flavius.
    Comme le Philinte de Molière, dans Le Misanthrope, l'intendant de Timon, qui n'a cessé de le mettre en garde contre le gaspillage, est le seul à pleurer sincèrement la déchéance de son maître, qui reconnaît en lui un parfait honnête homme avant de l'envoyer au diable avec la même ingratitude inconséquente qu'il montre à son ami Alcibiade.

    Or c’est par celui-ci, injustement exilé par les sénateurs pourris alors qu’il défendait l’un des siens injustement condamné à mort, et revenu en force leur damer le pion, que la paix sera rétablie à Athènes, palliant la tragique imbécilité des postures extrêmes par le moins pire des arrangements.

  • Dante pique un fard

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    Une lecture de La Divine Comédie (38)

     

    Purgatoire, Chant V. Pécheurs morts de mort violente et repentis in extremis. Colloque avec Jacopo del Cassero. Bonconte da Montefeltro. La Pia.

     

    (Dimanche de Pâques, de midi à 3 heures de l’après-midi).

     

    Cela a été dit et répété : que Dante a failli, selon son propre jugement, mériter le sort des damnés éternels, auquel il a échappé in extremis grâce à l’intercession de l’Amour (Béatrice), de la Poésie ( son maître Virgile) et de son propre repentir.

     

    Les tourbillonnants troupeaux qui se pressent, si l’on peut dire, au portillon du Purgatoire, regroupent les âmes semblablement rescapées de la damnation,  dont le dernier regard s’est levé vers le ciel alors que leur corps mortel succombait aux pires violences.

     

    Comme on l’a vu dans le chant précédent, l’accès au Purgatoire lui-même ne sera acquis, pour les âmes en question, qu’au terme d’une sorte de pré-lavage assorti d’une attente comptabilisée à proportion des fautes de chacun.

     

    51ycbsEN2rL._SY355_.jpgDe ladite comptabilité, liée à l’idéologie de surveillance et punition filtrée par les Pères de l’Eglise et leur smala « universelle », l’on peut sourire aujourd’hui, même si l’aspect dramaturgique de tout ça reste une curiosité intéressante.

     

    Mais si la Commedia est évidemment datée à cet égard, sauf pour les catholiques de stricte observance qui y trouvent toujours une sorte d’édifice apologétique utile à leur salut, elle continue de nous toucher, mécréants joyeux que nous sommes,  par d’innombrables détails émouvants ou cocasses, historiquement référencés (ici, les « colloques » avec trois personnages connus de l’époque, morts de façon plus ou moins atroce), psychologiquement toujours plausibles ou poétiquement irradiants.

     

    riassunto-quinto-canto-purgatorio.jpgAinsi, tout au début de ce chant dédié aux repentis de la dernière heure, relève-t-on ce trait typique de l’observation dantesque, où le détail « tout humain » fixe soudain l’attention du lecteur.

     

    Plus précisément : après que l’ombre de Dante, qui vient d’être remarquée par les âmes incorporelles débarquées en ce lieu, a suscité l’étonnement et les questions de celles-ci à celui-là (Comment quoi ? Un vivant parmi nous ? Et comment ça ?), le poète, tout troublé, se trouve grondé par Virgile qui l’enjoint de presser le pas. Et Dante, alors, de piquer un fard !

     

    Ce qui donne en v.o. d’époque:

     

    « Che potea io ridir, se non « Io vegno » ?

    Dissilo , alquanto del color consperso

    che fa l’uom di perdon talvolta degno ».

     

    Dûment traduit par dame Risset :

     

    « Que pouvais-je dire sinon : « je viens » ?

    Je le dis, couvert un peu de la couleur

    Qui nous rend parfois dignes de pardon. »

     

     

    Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. Flammarion GF.793703_2898203.jpg

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  • Le docte et l'indolent

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    Une lecture de La Divine Comédie (38)

     

    Le Purgatoire, Chant IV. Montée à la première assise. Explication de Virgile sur le cours du soleil dans l’hémisphère austral. Nature de la montagne du Purgatoire. Belaqcua et les autres négligents.

    (Dimanche de Pâques, de 9 heures du matin à midi)

    La théologie, ou plus largement l’idéologie religieuse, le catéchisme à tous les degrés, l’apologétique ou l’exégèse, le prône public ou le cryptage ésotérique sont-ils compatibles avec la poésie ?

    C’est ce qu’on se demande assez souvent en lisant la Commedia de Dante, et par exemple en butant sur la rhétorique savante de ce quatrième chant du Purgatoire multipliant les indications topologiques et autres précisions sur la temporalité du voyage. Du chant, on passe à l'exposé savant à outrance. Un peu rasant...

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    Plus précisément, les deux premiers tiers de ce chant évoquant la « pré-pénitence » des négligents, condamnés à une plus ou moins longue attente avant de se pointer au check-point de la montée, sont consacrés à la description précise des lieux, conformément à la représentation du monde en ce début du XIVe siècle, qui situe le Purgatoire dans l’hémisphère sud, dont Jérusalem est le centre, à équidistance horizontale du Gange (à l’Est) et du Maroc ou de l’Andalousie, à l’Ouest.

    Le ton n'est hélas pas à l'érudition joyeuse, et le non-initié s'y perdra. Du moins, dans l’appréciable Guide du lecteur d’une vingtaine de pages qui complète sa traduction commentée du Purgatoire, notre cher et regretté prof et ami François Mégroz s’est-il donné la peine de détailler, croquis à l’appui, la topographie et le symbolisme des sept corniches superposées, autant que l'économie temporelle du voyage initiatique par rapport au cycle astral et zodiacal.

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    Non sans un clin d’œil, le dantologue lausannois remarque tout de même l’impatience de Dante lui-même, au fil du discours érudit de Virgile, dont on sort enfin pour une rencontre plus légère, d’un indolent personnage assis derrière un rocher doré par le soleil matinal, en lequel Alighieri reconnaît un Toscan sympa de sa connaissance, luthier de son métier, épris de musique, du nom de Belacqua et connu pour son indéfectible paresse...

    Or celle-ci lui vaut, par manière d’expiation, l’obligation de patienter en ce lieu autant d’années qu’il en a passées sur terre avant d’être autorisé à gravir la redoutable pente, inclinée parfois jusqu’à 45°. Ah mais, même sans le rocher de Sisyphe à se coltiner, la perspective n’a pas de quoi réjouir le nonchalant.

    Et pourquoi tant de peine, se demandera le lecteur mécréant, alors que c’est dimanche et qu’il fait si beau ?

     

    François Mégroz. Le Purgatoire. L’Âge d’Homme, 1994, 279p.

  • Credo quia absurdum

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    Une lecture de La Divine Comédie (37)

    Purgatoire. Chant III. Reprise du chemin. Inquiétude de Dante. Explication de Virgile sur la nature des corps. Rencontre des âmes lentes. Manfred. 

    (Dimanche de Pâques, vers 6 heures et demie du matin)

    On le sait depuis le premier chant de la Commedia, et cela se trouve répété avant même que les deux compères n’entament l’ascension de la montagne du Purgatoire : que Dante a failli se damner de son vivant, et que seule l’intercession de Béatrice, du plus haut des cieux, et d’un guide spirituel inspiré par le génie poétique, en la personne de Virgile, lui ont permis d’échapper au feu et aux glaces de l’Enfer. 

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    Or ce qui est assez cocasse,c’est que l’amour terrestre voué par Dante à Béatrice reste aussi hypothétique que celui qui inspira à Pétrarque , à travers la figure de Laure, les plus sublimes poèmes, alors que Virgile, né en l’an 19 d’avant notre ère, en vient ici à parler comme un Père de l’Eglise…

    Au regard du philistin contemporain, la représentation du monde selon La Commedia, et plus précisément la situation géographique du Purgatoire, île-montagne surgie de la mer sous la formidable poussée de bas en haut qu’a provoqué la chute, de haut en bas, de Lucifer, paraîtra aussi loufoque que la rencontre, au pied de ladite montagne, d’un mortel doté d’une ombre et d’un cortège d’ombres sans corps mais parlant de toutes leurs bouches. 

    Dante lui-même, d’ailleurs, ne sait plus trop où il en est, mais Virgile est là pour l’enjoindre à faire confiance à la « Vertu divine » au lieu de chercher à comprendre :

    « Matto è chi spera che nostra ragione

    possa trascorrere la infinita via

    che tiene una sustanza in tre persone ».

    Ce que Jacqueline Risset traduit ainsi dans la langue de Diderot :

    « Insensé qui espère que notre raison

    pourra parcourir la voie infinie

    que suit une substance en trois personnes ».

     Et dans la foulée, notre Virgile très pré-chrétien de se lancer, avec un siècle et demi d’avance,  dans une diatribe à la Tertullien, auquel on prête le fameux Credo quia absurdum (« Je crois parce que c’est absurde »), en ces termes relevant de l’apologétique avant la lettre :

    « Contentez-vous, humains, du quia ;

    s’il vous avait été possible de tout voir, 

    il n’était pas besoin que Marie engendrât ;

    et vous avez vu désirer en vain des hommes

    si grands que leur désir pouvait être apaisé,

    alors qu’il les tourmente éternellement :

    je parle d’Aristote et de Platon »…   

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    Or cette défense de la foi contre la raison, quelques siècles avant Pascal et son pari, m’intéresse bien moins en l’occurrence que maintes observations, dans le même chant,relevant de l’affectivité (notamment le lien tendre de Virgile pour son protégé) ou de la complexe théologie des rétributions qui m’a, personnellement, toujours fait horreur.

    Dans la structure ternaire (véritable archétype) et ascensionnelle de la Commedia, ces premiers chants de l’Antépurgatoire localisent aussi bien un premier triage où le classement « au mérite » subdivise les candidats à la purifiante montée. 

    medium.jpgC’est ainsi que le beau Manfred, fils naturel de Frédéric II qui a été excommunié pour son opposition à la papauté, a dû patienter longtemps, ainsi qu’il le raconte aux deux poètes, avant d’accéder au rivage de l’île et conserver malgré tout une« espérance un peu verte ».

    Les exégètes et autres érudits feront leur miel de cet épisode à connotations historico-politiques, alors que j’en retiens, pour ma part, un trait d’émotion tout humain : à savoir que Manfred - mort noblement au champ de bataille et arraché de son tombeau par l’évêque de Cosenza qui le fit jeter dans le fleuve Garigliano de façon ignominieuse – demande à Dante d’aller trouver, à son retour dans le monde des vivants, sa fille Constance afin de  lui donner de ses (rassurantes) nouvelles…

    Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF Flammarion.

  • Le bonheur en passant

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    Une lecture de La Divine Comédie (36)

    Le Purgatoire. Chant II. Le jour se lève sur l’île. Arrivée de l’ange nocher débarquant une centaine d’âmes. Le chant de Casella. Remontrances de Caton le rabat-joie et débandade.

    L’île-montagne du Purgatoire est lieu de transition, de purification et de transmutation par excellence ; mais c’est aussi une sorte de préfiguration terrestre du Paradis et, comme l’écrivait Philippe Sollers, « une image continue de la condition poétique ». D'ailleurs, au chant XXXIII apparaîtra, comme un double moins éthéré de Béatrice, la belle dame au nom de Matelda, « chantant comme femme amoureuse » et passant, selon les dignes dantologues, pour une incarnation du bonheur terrestre.

    !B-(7p+QEGk~$(KGrHqIOKj!EzJreTcCpBM8k!jzdZQ~~0_35.JPGCelui-ci, dans le deuxième chant, est également évoqué dans une scène très émouvante, après les retrouvailles du poète et d’un sien ami au nom de Casella, poète et musicien défunt débarqué en cette même aube d’une barque contenant une centaine d’âmes et conduite par un ange à turbo-propulsion et aux ailes flamboyantes. 

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    Question décor et effets spéciaux, un Salvador Dali eût rendu à sa façon l’apparition quasi surréaliste de l’ange-nocher et de sa barque surfant pleine d’ « ombres vaines » sauvées des eaux infernales de l’Achéron, mais ensuite l’atmosphère se transforme quand le troubadour Casella, sur la demande de son ami, se met à chanter un poème de Dante lui-même, tiré du Convivio et commençant par les mots « Amor che ne la mente mi ragiona – Amour qui raisonne en mon cœur » … 

    Et Dante de commenter : « Mon maître et moi, et tous ces gens / qui étaient avec lui semblaient ravis / comme si rien d’autre ne leur touchait l’esprit ».

    Sur quoi le vieux Caton, rabat-joie en sa fonction de gardien des lieux, s'en vient interrompre le délicieux récital en rappelant à la compagnie qu’elle n’est pas là pour se divertir :

    « Nous étions tous fixes et attentifs

    à son chant, quand tout à coup l’honnête vieillard

    s’écria : « Qu’est-ce là, âmes lentes ?

    quelle négligence, quelle halte est ceci ?

    Courez à la montagne y dépouiller l’écorce

    Qui ne laisse pas Dieu se montrer à vous ! »

    Un Romain suicidé qui se la joue fonctionnaire de Dieu : il faut être Dante pour nous faire avaler ça !

    Mais la troupe se débande bel et bien, « laisse le chant » et court « vers la côte comme un homme qui va et ne sait où »…

    L'on n'en est, alors qu'à l'Antépurgatoire, mais déjà la promesse du Paradis arrache les pèlerins aux bonnes choses d'ici-bas ! Est-ce vraiment le meilleur choix ? La lectrice et  lecteur en verront bien d'autres !

     

    DivCo.jpgDante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.

  • Editions de La Désirade

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    Genèse d'une petite entreprise

    L'acte fondateur des Éditions de La Désirade, à vrai dire aussi imprévu que bienvenu, date de l'initiative personnelle de l'artiste et écrivain congolais Bona Mangangu, ami de JLK, de composer le recueil de poèmes de celui-ci intitulé La Maison dans l'arbre et d'en entreprendre la publication à l'enseigne de la firme américaine d'auto-édition Draft to Print où avaient paru, déjà deux ouvrages de Bona. Grâce à ce considérable travail initial de composition, une première édition du recueil de poèmes, comptant 277 pages et parue sous la très belle couverture conçue par Bona avec un découpage original de Lucienne Kuffer, a paru au printemps 2024, immédiatement annoncée par les relais mondiaux de la firme éditrice avec ces mentions précises:

    À commander auprès de votre libraire habituel en indiquant le numéro ISBN : ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8224874934

    ou en ligne: Barnes & Noble (usa), Fnac.com (France) Amazon.uk(United Kingdom), D&R (Turquie), Amazon.com.be (Belgique et Pays-Bas) Buecher, de ( Allemagne) Feltrinelli (Italie), Amazon.com (USA) Amazon.ca (Canada) etc. D'autres plateformes de distribution sont à venir.

    Relance d'un projet (2025)

    Un an après la parution de La Maison dans l'arbre, et pour donner suite à ce premier titre des Editions de La Désirade, une réflexion liée aux particularités de cette édition s'imposait à JLK du fait que les opportunité éditoriales dont il avait bénéficié jusque-là ne correspondaient plus à ses  attentes alors qu'il se  trouvait en mesure de publier une dizaine de nouveaux titres. Par ailleurs, malgré la solution imaginée et concrétisée par Bona Mangangu, et la qualité de l'objet, l'idée de poursuivre ce genre d'auto-édition se heurtait à deux difficultés majeures: le caractère anonyme du processus, alors que l'auteur (selon JLK) est censé entretenir un contact personnel avec son éditeur, et l'absence de diffusion dans l'aire culturelle proche du rayon de travail de l'écrivain.

    De là l'idée de développer, sur les plateformes numériques où le travail littéraire de JLK s'est très abondamment développé (son blog littéraire personnel des Carnets de JLK, à l'enseigne de la plateforme Hautetfort, son site hébergé par Wordpress, sous le titre de Lectures du monde, le site du Passe-Muraille et sa page Facebook), ces éditions de La Désirade où seront répertoriés  tous ses ouvrages disponibles sous forme virtuelle.

    Dès cet automne 2025, dix nouveaux ouvrages de JLK seront ainsi disponibles sur cette plateforme de Wordpress sous le titre général de Lectures du monde. À partir de cette base commune, JLK se propose d'accueillir d'éventuelles propositions de co-éditions sur papier. Toute publication à venir de ses écrits sera donc faite sous le label  des Editions de La Désirade, en parité avec un éditeur réellement engagé dans une collaboration vivante et  assurant la diffusion de l'ouvrage.

    En chantier

     

    (Dix ouvrages de JLK disponibles sur Wordpress à l'automne 2025)

    1. L'Ange blessé. Poésie. Rimes et contrerimes 2024-2025. 190p.

    2. Czapski le juste. Un essai personnel consacré au peintre et écrivain polonais. 120p.

    3. Les Tours d'illusion. Roman, Suite du Viol de l'ange, 25 ans après. 400p.

    4. Les Horizons Barbecue. Rhapsodies. 100 variations en délire controlé sur les visions du peintre Robert Indermaur. 150p.

    5. Le Rêveur solidaire. Chroniques. Choix de textes issus d'un corpus publié à l'enseigne du média indocile Bon Pour La Tête. 350p.

    6. Par-dessus les murs. Correspondance. Un échange de 150 lettres entre JLK et l'écrivain Pasca Janovjak installé à Ramallah. 150p.

    7. Le Tour du Jardin. Carnets volants. Proses voyageuses. 150p.

    8. Kaléidoscope. Panopticon. Mixte de photos choisies par Philip Seelen et de textes de JLK. 150p.

    9. Mémoire vive. Carnets de la suite des Lectures du monde, volume VI. 400p.

    10. Ceux qui songent avant l'aube. Listes. 333p.

     

  • Retour à la poésie

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    Une lecture de La Divine Comédie (35)

    Le Purgatoire. Chant I. Invocation aux Muses. Dante contemple les quatre étoiles du pôle Sud. Apparition de Caton, gardien du Purgatoire. Rite de purification sur la plage.

    (Dimanche de Pâques, 10 avril 1300, à l’aube).

    Le premier chant du Purgatoire représente, à la lettre, un retour à la vie, auquel la poésie préside immédiatement. Pour chanter le « second royaume où l’esprit se purifie », Dante va passer du registre de l’expressionnisme visionnaire à celui d’un réalisme poétique plus limpide, marqué par l’irradiation de la bonté, sur un pied plus léger.

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    Après une première invocation à la poésie (« Mais qu’ici la morte poésie ressurgisse, ô saintes Muses, puisque je suis à vous »), le poète arrime pour ainsi dire son chant à l’espace nouveau, entre mer et ciel, dont la montagne du Purgatoire figure le lien visible et le lieu de l’épreuve purificatrice.


    On l’a constaté maintes fois durant la traversée de l’Enfer : la Commedia est un poème métaphysique relevant à la fois de la théologie catholique et de la poésie mystique, dont l’incarnation physique n’est pas moins perceptible à tout moment, on pourrait presque dire :à fleur de peau.

    Il n’y avait pas de ciel en enfer, mais c’est vers les constellations célestes que se dresse aussitôt le regard du poète arraché aux infernales ténèbres, et c’est une perception réellement physique du cosmos qui se communique alors au lecteur, comme sous une voûte céleste contemplée d’un navire ou d’une arête de montagne.

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    De surcroît, c’est en un lieu physiquement et géographiquement situé qu’ont débarqué les pèlerins, à proximité de l’embouchure du Tibre, du côté donc d’Ostie où un grand artiste, poète et cinéaste, du nom de Pier Paolo Pasolini, fut retrouvé assassiné en 1975…

    Mais à l’infernale abjection succède, en cette matinée du dimanche de Pâques, une lumière lustrale qui va baigner ce premier chant, à commencer par la rencontre du digne vieillard posté à l’entrée du Purgatoire, qui n’est autre que le fameux Caton d’Utique, grand défenseur de la république qui s’est suicidé au nom de la liberté en l’an 46 avant Jésus-Christ, après le triomphe de César.

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    Or, s’étonnant de l’apparition de ces deux voyageurs surgis de la « prison éternelle », Caton se fait expliquer, par Virgile, par quelle grâce particulière, liée à l’intercession de Béatrice, Dante se trouve en ces lieux. Et le noble« portier » d’indiquer alors, après une émouvante conversation où sa propre destinée est évoquée, à quel rite de purification Virgile devra soumettre son protégé, le ceignant d’un jonc symbole d’humilité.

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    Un suicidé à l’entrée du Purgatoire ? Voilà qui semble bien peu catholique, alors même que Dante réserve, dans son Inferno, un sort cruel à ceux qui se sont donné la mort. 

    Mais le poète a ses raisons échappant à la Raison théologique, et c’est avec une tendresse tout humaine qu’il évoque cette rencontre et le rituel purificateur qui s’ensuit, marqué par cet autre fait merveilleux qui voit, d’un geste, Virgile rendre, à son protégé, la vision des couleurs que Dante avait perdue en enfer…

    la-divine-comedie,-tome-2---le-purgatoire---purgatorio-54002-250-400.jpgDante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.

  • Chef-d'oeuvre méconnu

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    Shakespeare en traversée


    5. Troïlus et Cressida

     


    Le théâtre de Shakespeare, autant que La Divine Comédie de Dante, a suscité la plus fantastique prolifération de commentaires, parfois aussi érudits que plats, voire à côté de la plaque. Rabelais, qui était à la fois savant et poète, savait mieux que personne que le seul savoir sec ne sait à peu près rien de la poésie qui est connaissance vivante, et c'est ainsi qu'il persifla si justement les sorbonnicoles et autres sorbonnagres.


    Or il faut comparer les vingt lignes indigentes consacrées à Troilus et Cressida par le professeur émérite François Laroque, dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare, et les 40 pages d'analyse que René Girard réserve à la même pièce dans Les feux du désir, pour mesurer l'abîme séparant une note professorale conventionnelle, à la limite du dédain, d'une nouvelle approche révélant la nature profonde d'un ouvrage apparemment secondaire.

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    La lecture traditionnelle de la pièce réduit celle-ci à l'opposition d'un amoureux fidèle et d'une amante inconstante, flattant la vision machiste du couple. Pour René Girard, "Shakespeare rejette l'opposition traditionnelle entre un Troïlus absolument fidèle et une Cressida parfaitement déloyale ", en éclairant une réalité du désir mimétique beaucoup plus complexe et valable autant pour le jeu érotique que pour la mêlée sociale et politique marquant l'affrontement des Troyens et des Grecs, traitée par Shakespeare avec une verve satirique endiablée.
    Éclairant la notion fondamentale de Degree, définie précisément dans cette pièce, dont il montre en outre le rôle central joué par Pandarus, entremetteur et meneur de jeu pervers, René Girard va jusqu'à qualifier cette tragi-comédie énhaurme de "gigantesque chef -d'ouvre méconnu ", et c'est à prendre au sérieux.

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    En lisant ce commentaire de René Girard sur Troïlus et Cressida, l'on pourrait presque se demander si Shakespeare n'a pas pris connaissance de la théorie mimétique en bûchant sur les livres de Girard avant d'écrire sa pièce, mais non, c’est le contraire qui est vrai et c’est une règle assez générale: que le génie poétique ressent les vérités humaines et les illustre avant que l'intelligence et la sensibilité critiques ne les reconnaisse à leur tour...


    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.


    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) 

  • Changer la vie

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    Du sens, aujourd’hui, de cette lecture. Réflexion au seuil du Purgatoire. 

    Quel sens cela a-t-il de lire, aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire.

    On est descendu très bas, jusqu’au tréfonds de l’abjection humaine, et ce fut un sacré spectacle dont se repaît, aujourd’hui plus que jamais, toute une imagerie plus ou moins satanique peuplée de monstres et de zombies, secoué de bruit et de fureur genre hard rock pour Hell’s Angels grimaçants et autres ados décérébrés. Mais qu’en sera-t-il de la suite du show ?

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    Victor Hugo traduisait un sentiment répandu en annonçant une baisse de tension :«Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poème devient heureux, il ennuie. C’est un peu l’histoire de tous les heureux. Mariez les heureux ou emparadisez les âmes, c’est bon ; mais cherchez le drame ailleurs que là ».

    Hugo voit ça en dramaturge romantique, et c’est vrai qu’on en aura moins « plein la vue » sur les corniches ascendantes du Purgatoire que dans les bas étages du « théâtre total » de Lucifer, mais Hugo ne dit rien (ou n’entend rien ?) de la musique de Dante, qui sera l’élément dominant de cette remontée vers la lumière, en consonance avec toutes les formes d’art,et par la magie épurée de son stil nuovo.

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    La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux. 

    Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse.

    Le Purgatoire que réinvente bonnement le poète, rompant avec les représentations méphitiques de l’époque, qui distinguaient mal ce lieu des contrées infernales, participe cependant d’un nouveau dogme catholique datant d’un concile de 1274. L’Eglise admet donc l’existence d’une zone-tampon entre l’Enfer et le Paradis,où les âmes pourront se purifier, mais Dante y ajoute une prodigieuse foison de détails « terrestre » où le récit se fera de plus en plus allègre alors que la substance de la langue du poète ne cessera de s’épurer.

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    George Duby a parlé de « dernière cathédrale » à propos de la Commedia, et de fait, les« ornements » découverts par les voyageurs le long des corniches du Purgatoire évoquent les fresques ou les bas-reliefs, les statues et autres figures sculptées des cathédrales romanes ou gothiques, alors même que le poème multiplie les allusions aux créateurs de toute espèce qui ont arpenté et embelli le champ de l’art. En outre, la composante du rêve sera très présente dans cette suite de chants où, par trois fois, le poète hantera l’univers des songes.

    Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre) ,Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie. 

     

    Le sentiment lancinant de beaucoup de gens, par les temps qui courent, que« tout ça » ne peut pas continuer « comme ça », trouve ici non pas une consolation à bon marché mais la réitération d’un éternel besoin humain de réparation. Le dernier essai, monumental, du philosophe allemand Peter Sloterdijk s’intitule Tu dois changer ta vie, et l’essayiste radicale américaine Naomi Klein vient également de publier un pavé au titre significatif de Tout peut changerdali-salvador-1904-1989-spain-les-princes-de-la-vallee-fleur-4949374.jpg

    Or c’est avec de tels biscuits, entre beaucoup d’autres, que je reprends pour ma part le trek, immédiatement attiré par la lumière du vers que Borges estimait« le plus beau de tous », treizième du premier chant du Purgatoire : Dolce color d’oriental zaffiro…

    Douce couleur du saphir oriental : un nouveau jour se lève, etc.

     

    41KEAN0XN5L._SX280_BO1,204,203,200_.jpgDante. La Divine Comédie, Le Purgatoire. Editions bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. Préface lumineuse de la traductrice. GF Flammarion.

    Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. Libella / Maren Sell, 2012. 653p. 

    Naomi Klein.Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Lux / Actes Sud,  632p.

     

     

  • Au bout de la nuit

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    Une lecture de La Divine comédie (34)

    Chant XXXIII. 9ecercle - 4e zone : La Giudecca. Traîtres envers leurs bienfaiteurs, l’autorité humaine ou divine. Première apparition de Lucifer. Les trois traîtres suprêmes de l’Eglise et de l’Empire : Judas, Brutus et Cassius, dévorés par les trois bouche de Lucifer. Descente au centre de la terre. Virgile explique la chute de Lucifer et l’origine de l’Enfer. Les poètes remontent en surface par le souterrain de la burella. 

    Don Quichotte, parti en guerre contre les moulins à vent, eût trouvé qui affronter au tréfonds de l’Enfer selon Dante, dès la première apparition de Lucifer signalée, dans un brouillard épais en train de se dissiper, par le terrible vent que provoquent les ailes tournoyantes de la monstrueuse créature à triple gueule reproduisant, sous forme évidemment blasphématoire, les instances de la Trinité chrétienne. 

     

    Par manière d’improbable allégeance, Virgile inaugure la séquence avec le fragment d’une hymne chrétienne affectée à la liturgie du vendredi saint,  en latin d’église dans le texte : « Vexilla regis prodeunt inferni », après quoi l’on découvre tout un chaos d’ombres éparses plus ou moins entièrement congelées dans la glace du Cocyte, non sans agiter ici tel pied et son jarret ou telle paire de bras; mais trois d’entre eux jouissent, si l’on peut dire, d’un traitement spécial de la part de Lucifer, qui les mâche tout vifs de ses trois gueules faites pour ça.

    Alors Virgile de décliner les noms et qualités des trois élus, en commençant par le plus mal loti dont on ne voit que les jambes gigoter hors de la bouche diabolique :

     

    « Cette âme là-haut qui a le pire supplice »,

    dit mon maître, « est Judas Iscariote ;

    sa tête est dans la gueule, dehors il rue des jambes.

    Des deux autres qui ont la tête en bas,

    Celui qui pend du museau noir, c’est Brutus ;

    Vois comme il se tord et ne dit mot !

    Et l’autre est Cassius , qui paraît si membru:

    Mais la nuit revient ; et à présent

    Il faut partir ; car nous avons tout vu »…   

     

    dante-10.jpgS’agissant de Lucifer et de Judas,  qui donne son nom au lieudit la Giudecca, l’on se dit que ces deux-là ne vont pas se régaler d’une éternité al dente. La tête dans la gueule de Lucifer, pour Judas, constitue décidément  un sort bien cruel réservé à un pauvre type qui s’est déjà suicidé de son vivant ; mais est-il plus enviable, pour Lucifer, d’avoir à mâcher du traître ad aeternum ?

     

    Sans doute les purs et durs de la paroisse catho rappelleront-ils que Lucifer a défié le Père, et que Judas a vendu le Fils, mais tout de même : on sait combien longue est l’éternité, surtout vers la fin...

     

    Quant aux deux autres super-héros du Mal, en les personnes de Brutus et Cassius, mêmement coupables d’avoir assassiné César, fondateur de l’Empire, leur traitement non moins infâme étonne d’autant plus qu’ils ne dépendent pas, en principe, de la juridiction catholique. Mais on a vu, déjà, et à maintes reprises, que l’auteur du De Monarchia n’hésitait pas à appliquer « sa » justice divine en zélateur de l’Empereur autant qu’en serviteur d’un Dieu bien éloigné de l’enseignement du rabbi Iéshouah, au point que l’on s’impatiente de changer d’air !

    La chose va se faire de façon plutôt acrobatique, au fil d’une dernière désescalade incognito, le long du corps très velu du « grand mal », Virgile s’accrochant carrément aux poils de Lucifer et Dante aux bretelles de son guide, jusqu’à la sortie de l’affreux puits quitté par son autre extrémité, d’où l’on débouche sous un ciel étoilé jouxtant l’élégante montagne du Purgatoire, prochaine étape de la rando.

    101321268_o.jpgLa topologie de l’Enfer correspondant, il faut le rappeler, à la vision géo-poétique du monde selon Dante, en cet an 1300, les deux voyageurs sont entrés en enfer à partir de l’hémisphère nord, pour descendre de cercle en cercle jusqu’au tréfonds du Cocyte glacé où gesticule l’Ange déchu, avant de se faufiler jusqu’à une manière de sortie des artistes au joli nom de burella, débouchant enfin dans l’hémisphère sud. Ainsi, de Lucifer découvert à l’aller de face et bien debout, toutes ailes déployées et mâchant furieusement, n’auront-ils vu finalement, comme d’un sablier qu’on retourne, que les pieds fourchus émergeant encore du puits maudit…

     

    Et le poète de retrouver sa douceur de style (on parle, n’est-ce pas, de dolce stil nuovo). Ce qui se module ainsi dans la langue de Dante :

     

    « Lo duca e io per quel cammino ascoso

    intrammo a ritornar nel chiaro mondo ;

    e senza cura aver d’alcun riposo,

    salimmo sù, el primo e io secondo,

    tanto ch’i vidi de le cose belle

    che porta ‘l ciel, per un pertugio tondo.

    E quindi uscimmo a riveder le stelle »...

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer /Inferno.Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion.

      

     

     

  • Larmes de glace

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    Une lecture de La Divine Comédie (33)

    Chant XXXII. 9ecercle : Traîtres, tous pris dans la glace. 1e zone (Caina) : traîtres à leurs parents. 2e zone (Antenora) Traîtres à leur partie et à leur parti

    La falsification et la trahison, on l’a vu - et leur condamnation va toucher, dans le 9e et dernier cercle de l’enfer, au summum de la damnation et des supplices -, sont dans La Commedia les plus graves fautes en cela qu’elles subvertissent, dans les relations proches autant que dans les liens sociaux ou politiques, tout ordre humain ou divin, toute forme d’organisation et d’harmonie. 

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    Or cette perversion, ou plus exactement : cette inversion totale des valeurs,excluant toute confiance et toute foi, est topologiquement représentée par l’entonnoir vertigineux de l’enfer dont le tréfonds offre l’aspect d’un étang gelé duquel émergent des têtes de damnés vivants et grelottants. Le monde à l'envers: on brûle de froid !

     

    « eran l’ombre dolenti nella ghiaccia

    mettendo i denti in nota di cicogna ».

    À relever alors que Dante n’a pas son pareil, en ciseleur de vers parfois hyperréalistes, dans l’évocation physique des faits, comme l’illustrent ces « ombres dolentes dans la glace « claquant les dents comme font les cigognes ». Un peu plus loin, il sera question des deux mêmes têtes, dont l’une à perdu ses oreilles à cause du froid, qui se heurtent l’une l’autre, le gel figeant leurs larmes de rage et de désespoir, comme deux boucs furieux...

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    Or,comme si le sort de ces malheureux n’était pas assez cruel, voici que Dante lui-même, tremblant lui aussi dans le froid éternel, heurte du pied une tête dépassant de la glace et se fait alors houspiller par le damné qu’il a blessé ! 

    S’ensuit, alors, une scène d'une cruauté... dantesque, avec la prise de bec véhémente du poète exigeant de connaître l’identité du damné et lui promettant, si tant est qu’il soit encore en veine de renommée, de parler de lui à son retour sur terre, s’attirant alors la réponse du tac au tac : « C’est du contraire que j’ai envie. / Va-t-en d’ici, ne me fatigue plus ; /tu sais bien mal séduire dans ce bas-fond »…

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    Si l’on se rappelle que les damnés sont, en l’occurrence, des personnages contemporains de Dante et fameux en Toscane, ce genre d’altercation prend un relief particulier frisant le règlement de comptes, sans parler du cynisme de notre champion de l'amour...

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    Mais ce qu’on en retient essentiellement, qui va se prolonger dans les deux derniers chants de L’Enfer, se rapporte une fois encore au motif moral et métaphysique dominant que constitue l’absolue damnation des traîtres, dont le dernier cité ici est le Ganelon de la Chanson de Roland, dûment écartelé sur terre avant de se retrouver au trente-deuxième dessous, tout à côté de deux autres damnés se mordant au cou…

     

     

  • Ces plaies qu'on gratte

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    Une lecture de
    La Divine Comédie (30)


    Chant XXIX. Les faussaires. Falsificateurs de métaux, ou alchimistes ; ils sont couverts de gale et de lèpre.

    On l’a vu à de multiples reprises. Dante n’a pas son pareil, en réaliste positivement trash, dans la description réaliste des tourments physiques endurés par les damnés de son Inferno, qui suscitent souvent ses propres pleurs. Vous avez dit sado-maso ? C’est un langage bien fade à vrai dire que celui des fantasmes actuels, appliqué au Mal et à la Douleur.

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    Avec Dante, le Mal incarne, au sens propre, tous les maux subis ou commis par la créature, et tous les temps, toutes les guerres et les catastrophes, toutes les pandémies et les plaies ouvertes exacerbent la vision du poète dont l’horreur visble et la puanteur, au milieu des cris et des gémissements, s’accentue crescendo au fur et à mesure qu’on descend vers la suprême brûlure du tréfonds de glace noire où Lucifer se les gèle ardemment…

    Or le poète s’arrachant à peine à la vision douloureuse d’une ombre de sa famille qu’il a cru reconnaître dans la neuvième bolgia, alors même que Virgile lui promet la vision de bien d’autres tourments et l’enjoint de presser le pas, voilà qu’on débouche sur les hauteurs d’une nouvelle fosse au fond de laquelle s’entassent et grouillent force grappes de corps emmêlés dans la pestilence.

    « La grande foule et les diverses plaies / avaient si fort enivré mes yeux / qu’ils avaient désir de se mettre à pleurer », vient d’avouer Dante, quand lui apparaissent deux ombres couvertes de la tête aux pieds de vilaines croûtes qu’ils s’arrachent mutuellement avec leurs griffes « comme le couteau gratte les écailles d’une carpe »…

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    Alors le Toscan d’apprendre, par le truchement de Virgile qui les a interrogés, qu’il se trouve en présence de deux compatriotes connus, en les personnes de Griffolino d’Arezzo et de Capocchio de Florence, compagnon d’études de Dante, tous deux accusés d’alchimie et de fabrication de fausse monnaie - le second ayant été brûlé vif à Sienne en 1293…

    Là encore, de subtiles nuances psychologiques, perceptibles au fil des vers, laissent entendre que Dante compatit au sort affreux des malheureux, qu’il « case » pourtant bel et bien dans les régions les plus basses de son Inferno, plus bas que les assassins et les violeurs.

    Mais là aussi, on aurait tort de croire que le poète défend l’ordre établi par la Banque ou l’Etat, seul habilité à user (et abuser) de la planche à billets. Non : ces faussaires, doublés de charlatans alchimistes, sont à considérer comme des falsificateurs de l’Ordre divin, plus coupables (théologiquement parlant, cela va sans dire) que les faussaires en paroles représentés par les athées ou les blasphémateurs…

    Et Victor Hugo de commenter : « Ce n’est pas seulement le méchant qui se lamente dans cette apocalypse, c’est le mal. Toutes les mauvaises actions possibles y sont au désespoir. Cette spiritualisation de la peine donne au poème une puissante portée morale »…

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer /Inferno.Edition bilingue. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF /Flammarion.

  • Dans la main du géant

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    Une lecture de La Divine Comédie (32)

    Chant XXXI. Le puits des géants. Nemrod et Antée, qui dépose les voyageurs au fonds du puits. Samedi saint, 9 avril 1300 entre 3 et 4 heures de l’après-midi.

    Dans une espèce de brouillard fantastique qui n’est ni du jour ni de la nuit, la descente infernale se poursuit pour Dante et Virgile, qui entendent tout à coup le son d’un cor puissant, « si fort qu’il eût couvert le tonnerre même », aussitôt comparé au fameux olifant de Roland à Roncevaux, et qu’un géant tient en bouche avant d’accueillir les compères au bord du puits où la moitié de son corps disparaît.

    Et tout alentour, que de tours !

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    Plus précisément : autant de géants évoquant les tours de quelque cité médiévale (une allusion en passant est d’ailleurs faite à Montericcione, non loin de Sienne, mais aujourd’hui San Gimignano ferait meilleure image), et c’est du joueur de cor qu’il va s’agir d’abord, en lequel on identifie le très illustre Nemrod, dont les premiers mots adressés aux voyageurs laissent ceux-ci baba tant ils relèvent du volapück à bribes arabo-hébraïques de consonance :« Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Rien de gratuit en cela pour autant, car ce géant-là, Nemrod donc de son nom, tout fort qu’il soit au cor, est désormais condamné à baragouiner: « Raphèl mai amecche zabi almi »…

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    Nemrod en effet, fils de Cham et donc petit-fils de Noé, mais également roi de Babylone et maître chasseur, est surtout l’initiateur du démentiel projet de la Tour de Babel, figure par excellence de l’humaine vanité défiant le divin orgueil.

    Pour avoir voulu toucher le ciel au pilote monoglotte, Nemrod a fâché celui-ci et préparé la fortune future des écoles de langues. Bref, on achoppe ici à l’un des plus grands mythes erratiques (à ne pas confondre avec les mythes errants) associés aux fondements du langage et des idiomes variés, espéranto compris, que l’humour de Dante résume en une formule dont aucun dantologue ni aucun imam talmudéen ne percera jamais le sens : Raphèl mai amècche zabi almi. Macché !
    Or passons vite sur le costaud suivant, genre bodybuilder d’enfer, au nom d’Ephialte et au passé de fort à bras abusant des stéroïdes au point de devenir à lui seul une arme de destruction massive, désormais enchaîné pour lui apprendre à rouler les mécaniques, pour atteindre un autre géant au nom plus familier et prestigieux d’Antée, fils de Neptune et de notre mère la Terre, donc un peu notre demi-frère en plus baraqué et qui va prendre les choses en main au figuré et au propre puisque c’est au creux de sa paume, « tout doucement », que les deux poètes vont descendre dans l’abîme qui dévore Lucifer et Judas…

    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Version bilingue, traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

     

     

  • Faut-il interdire la Commedia ?

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    Une lecture de La Divine Comédie (29)

     

    Chant XXVIII.

    Fauteurs de schismes et de discordes, dépecés par l’épée d’un diable. Mahomet en enfer... 

    Des voix se sont élevées, il y a quelques années, pour dénoncer l’islamophobie, l’homophobie, l’antisémitisme et le caractère absolument rétrograde de La Divine Comédie de Dante Alighieri, qu’il semblait urgent de retirer des programmes scolaires et des bibliothèques ouvertes au progrès, des kiosque de gares et d’aérogares.

    Or que visait, plus précisément, le groupe de défense des droits humains, intitulé Gherush 92 et agissant comme conseiller des organes de l’ONU sur le racisme et la discrimination ? 

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    Ni plus ni moins, entre autres, que le contenu du Canto XXVIII de L’Enfer, dans lequel Mahomet se trouve, dans la neuvième bolgia du VIIIe cercle, au premier rang des semeurs de discorde, fendu « du menton jusque-là où l’on pète alors qu’entre ses jambes pendent les tripes et le sac sans beauté qui transforme en merde ce que l’on mange »…

    Le chevalier Artaud de Montor, dans sa traduction en prose illustrée par Gustave Doré, l’exprime de façon plus soft : « Il était fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles. Ses intestins retombaient sur ses jambes ; on voyait les battements de son cœur ; et ce ventricule où la nature prépare ses sécrétions fétides »…

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    Mais le texte original formule la vision en termes plus hard, tels que les a transcrits Jacqueline Risset : 

    « Già veggia, per mezzul perdere o  lulla,

    com’io vidi un, cosi no si pertugia, 

    rotto del mento infin dove si trulla

     

    Tra le gambe pendeva le minugia ;

    La corata pareva e’l tristo sacco 

    Che merda fa di quel che si trangugia ».

     

    Les émules de CHARLIE n’auront pas eu d’ancêtre plus virulent, convenons-en, et voici pourquoi Valenti Sereni, présidente du groupe des indignés, taxe la Commedia d’ « offensante et discriminatoire et n’a pas sa place dans une salle de classe moderne ».

    À préciser alors que sur 100 Chants de la Divine Comédie, les censeurs en ont pointé une demi-douzaine comme « particulièrement problématiques », présentant donc Mahomet comme fauteur de schisme, les Juifs sous les traits de gens cupides et vouant les sodomites à une incessante pluie de feu pour leur comportement « contre nature »…  

    Selon le même groupe, les écoliers et les étudiants universitaires qui ont étudié cette œuvre n’ont pas eu les « filtres » requis pour la replacer dans son contexte historique et ont été nourris avec un régime empoisonné à l'antisémitisme et au racisme. Il demande que La Divine Comédie soit retirée des écoles et des universités ou, à tout le moins, que les parties les plus offensantes soient pleinement expliquées.

    Or que répondre à cela ? Que, bien entendu, nos contempteurs ont raison selon les codes du politiquement correct. Mais que si l’on interdit ou caviarde la Commedia, force sera de faire subir le même sort à La Bible et au Coran, pour commencer, et ensuite à tous les textes déplorablement enkystés dans l’esprit de leur temps : tous les textes terriblement antiques de l’Antiquité, les textes coupablement médiévaux du Moyen Âge, obscurantiste comme chacun sait, enfin tous les écrits dérogeant aux droits humains et au respect de l’animal et de l’environnement. Cela pour les contempteurs...

    Mais pour ceux qui, de 7 à 77 ans, et à part l’incontournable Tintin, seraient tentés, étudiants ou profs diligents, ménagères à la maison ou commerciaux en déplacement, de lire tout de même La Divine Comédie, et de mieux comprendre par exemple cette condamnation, par Dante, du pauvre Mahomet, cette première précision: qu’au Moyen Âge une opinion courante voulait que ledit Mahomet, chrétien insatisfait, avait provoqué sciemment, entre les mêmes adorateurs du Dieu d’Abraham, les luttes fratricides que furent les Croisades, alors qu’Ali, subissant ici le même sort infâme d’être fendu en deux, était considéré comme le fauteur de discorde entre sunnites et chiites… 

    Et ceci encore : que Dante, loin de n’être qu’un Rital catho réac ignorant de la culture musulmane, cite au contraire celle-ci à maintes reprise et fait au passage moult révérences aux grands esprits de cette tradition, d’Avverroès à Avicenne.  

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    Qu’en outre : loin de réserver les pires supplices aux zélateurs d’autres sectes, Dante se montre non moins impitoyable envers les princes de la supposée sainte Eglise, papes en tête. Et l’on a vu quelle tristesse il éprouvait de rencontrer tel ami cher (Brunetto Latini, son maître et  ami, qu’il retrouve parmi les sodomites) ou tel collègue, ici incarné par le troubadour Bertrand de Born, également taxé de semeur de discorde pour avoir dressé son pupille fils de roi (Henri II Plantagenêt) contre son paternel.

    Et voici Dante, poète, confronté à la figure de Bertrand, son homologue français, condamné à porter devant lui sa tête coupée. Scène hallucinante, à vrai dire, où la tête séparée du corps s’exprime en ces mots déchirants aux oreilles de Dante : 

    « Perch’io parti cosi giunte persone

    partito porto il mio cerebro, lasso !

    dal suo principio ch’è in questo troncone,

    Così s’osserva in me lo contrapasso. » 

     

    Ce que Jacqueline Risset traduit comme ça :

     

    « Pour avoir divisé deux personnes si proches

    Je porte,hélas, mon cerveau séparé

    De son principe, qui est dans ce tronc.

    Ainsi s’observe en moi la loi du talion ».

     

    Or à ce point, la traduction littérale de François Mégroz paraît plus juste, qui ne traduit pas le contrapasso par loi du talion, introduisant une nuance un peu différente de ce que signifie le contrapasso pour Dante, stipulant que la punition métaphysique de chaque pécheur est appropriée physiquement à sa faute : Mahomet, qui a provoqué un schisme, est fendu vivant, et derrière lui se trouve un diable qui le recolle et le refend ad aeternum, de même que Bertrand de Born, qui a séparé deux êtres unis, voit sa tête séparée de son tronc au siècle des siècles - amen…   

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction de Jacqueline Risset, édition bilingue. GF /Flammarion. 

    François Mégroz. Lire La Divine Comédie. L’Enfer. L’Âge d’Homme.

    La Divine comédie illustrée par Gustave Doré, traduite en prose par le Chevalier Artau de Montor. Texte intégral. Marabout. 

    Image: Canto XXVIII, par Sandro Botticelli.

  • Que le doute fait dater Dante

     

     

    Une lecture de La Divine Comédie (28)
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    Chant XXVII. Mauvais conseillers.

    Si tant est qu’on souscrive à la justice de la supposée sainte église apostolique et romaine, nul doute : la Commedia de Dante, devançant la non moins supposée sainte Inquisition, figure, en sa forme constituant la synthèse poétique de la théologie médiévale, l’expression absolue de la Vérité coïncidant, en parfaite intelligence avec la sagesse antique dépassée par la logique supposée inspirée des saints Pères en leurs supposées saintes manigances conciliaires, avec la Somme d’un saint Thomas ne doutant de rien. Si donc vous croyez que l’absolue Vérité est catholique et apostolique, nul doute : Dante reste au Top.

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    Sinon, malgré l’insurpassable beauté de la Commedia, une lecture non catholique de celle-ci peut faire conclure que, question vérité, Dante date et que sa vérité relève du pipeau pipé à plusieurs tuyaux. Disons pour nuancer : que le poème contient moult vérités mais qu’on n’en fera pas un absolu...
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    Le génial et druidique John Cowper Powys, fils de pasteur gallois et grand arpenteur de toutes les terres et de tous les livres, le disait tranquillement aussi bien : que Dante date.

    Que sa poésie, à la hauteur de celle d’Homère ou de Shakespeare, et plus pure en sa forme et sa pointe, que celles-là, est d’une insurpassable Beauté, mais que, pour ce qui est de la Vérité ou de la Bonté, Dante, décidément, date, contrairement à l’Evangile ou, littérairement parlant, à Rabelais. « Car il y a, précise Powys, pour tout esprit bien né – selon l’expression même de Dante - infiniment plus de magnanimité, d’humanité et de charité évangélique au sens fort du mot dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargantua ou de Pantagruel que dans toute la Divine comédie ! »

    Les véritables catholiques, « moyennant quelques modifications historique ou scientifiques », précise encore le païen pote du Christ, ne sauraient faire de distinction entre le Dante moraliste et le croyant, vu que Rome continue en principe (yes, sir) d’être dans Rome, mais nous autres mécréants potes du Nazaréen pouvons nous sentir plus libres de faire la part del’ayatollah catho figurant le supplice de Mahomet (ce sera fait dans le chant suivant) et du poète d’autant plus sublime qu’il est plus démoniaquement inventif en matière de « justice divine ».

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    « L’Inferno est une vision abominable, écrit encore John Cowper Powys,une vision choquante, une vision cruelle, un vision méchante, mais c’est une vision d’un stupéfiante beauté », tel étant le paradoxe, en effet, que c’est dans son Enfer, bien plus que dans Le Purgatoire ou Le Paradis, que l’art de Dante se déploie à son apogée.

    « Et ma foi, poursuit Powys, il serait bien fou celui qui rejetterait le « bello stil de Dante, avec sa tranchante et limpide beauté, avec son architecture verbale où l’effet est atteint sans aucune apparente force, par laseule grâce du vocabulaire et la place qu’il assigne à chaque mot dans sa phrase, sous prétexte que la réaction de ce formidable poète aux raffinements les plus exquis de l’esprit et des sens est contrebalancée par un aussi diabolique mélange d’orgueil et de cruauté ».

    Les raffinements cruels de Sade relèvent en somme de la rigolade, vu que Sade est CHARLIE en ses blasphèmes, tandis que Dante se réclame de son copilote divin (non tant le Christ que le Père Inquisiteur) et qu’il croit dur comme froid que la glace de Lucifer brûle vraiment.
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    Le Christ de Dante reste une figure conventionnelle de théologie sans rien de la personne que nous aimons chez le rabbi Iéshouah. « Tout ce que nous avons appris chez saint Paul concernant le secret spirituel de l’univers – qui est un secret detendresse – selon lequel les faibles, les fous, les humbles, les doux (…) estici contredit de bout en bout et de part en part. On peut dire que de la première à la dernière ligne la Divine comédie respire le mépris nietzschéen du vulgaire. Son mot favori est le mot dédain. Le dédain est, aux yeux de Dante, le trait le plus caractéristique de l’Empereur de l’Univers et de ses anges. » Comme on est loin, alors, de l’humilité caractérisant le christianisme de Dostoïevski !

    Poète de la vengeance de Dieu que Dante ? Oui, mais. Mais Dante nous offre aussi, à nous lecteurs supposés délivrés des terreurs, sinon des terrorismes (!!!), l’imagerie certes datée mais non moins saisissante que « tout est dans l’esprit humain ».
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    « Dante est le sublime et cruel porte-parole de notre misérable humanité aux nerfs exacerbés et dont trop souvent la juste indignation se tourne en cruauté sadique. Mais c’est justement à cause de cette poignante et humaine, trop humaine psychologie qui traverse tout L’Enfer que ce poème est infiniment supérieur au Purgatoire et au Paradis. Etant plus humain que les deux autres,il contient plus de cruauté, de vengeances, de sensations fortes, de drames et finalement d’horreurs ».

    Au seul vu de L’Enfer, John Cowper Powys décerne, à Dante, le brevet de « plus grand réaliste de toute la littérature au point qu’à côté de lui Pétrone ou Maupassant semblent être des polissons ». D’un point de vue purement esthétique, ajoute-t-il, Dante « demeure certainement le suprême poète de l’espèce humaine ».

    Cependant, à moins de souscrire à un catholicisme aussi sadique que daté, voir en Dante un« guide moral » relève du contresens absolu.
    À ceux qui demandaient, alors, à Powys de leur expliquer pourquoi la lecture de L’Enferreste légitime et même conseillée au dam des bien pensants outrés par ses représentations« inappropriées », il répondait : « Je le lis parce que je tire un pouvoir de son pouvoir. Je le lis parce que le spectacle de la douleur, quand elle est à son maximum, est le meilleur moyen de la supporter quand elle est loin d’avoir encore atteint ce stade »…


    Unknown.jpegJohn Cowper Powys. Les Plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Âge d’Homme, 1995.
    Dante. La Divine comédie. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

  • Malheureux qui comme Ulysse...

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    Une lecture de La Divine Comédie (27)

    Chant XXVI. Mauvais conseillers.

    Il en va de la lecture de la Commedia de Dante comme de la plupart des grands textes du passé fondés sur un mélange de vaste savoir et d’extrême densité poétique, dont beaucoup de composantes historico-politiques,  sociales ou littéraires nous échappent à moins d’un patient décryptage. 

    L’on pourrait évidemment se contenter de la « musique » des chants, pour peu qu’on possède un peu de la « langue de Dante », c’est le cas de dire, à la source bouillonnante et fraîche de l’italien bonnement fondé par le poète florentin, comme on peut se bercer à l’écoute de Shakespeare sans sous-titres ou de l’incompréhensible Finnegans Wake de Joyce que Michel Butor comparaît à une sorte de whisky pour l’oreille ( !), mais il est aussi permis d’éprouver, de loin en loin, de l’ennui pour cette lecture sur-saturée de références et d’allusions qui ne nous disent plus rien, ou se sentir réellement agacé, voire indigné par les jugements de celui qui, au nom de Dieu, punit nos « frères humains » de manière parfois si cruelle ou paradoxale.

     

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    Ainsi du sort qu’il réserve à Ulysse, qu’il fourre bonnement au four, dévoré à perpète, dans la huitième bolgia du Cercle réservé aux conseillers« perfides », par une flamme destinée à le punir de son propre feu – de sa propre ardeur à tout connaître du monde quitte à dépasser les limites fixées a posteriori par la théologie chrétienne. Or le moins qu’on puisse dire, en l’occurrence, est que ce cher Alighieri pousse bien loin le bouchon dans les eaux de la mauvaise foi tant il fut lui-même du grand voyage de la connaissance et de toutes les curiosités !

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    Du reste on sent qu’il n’est pas trop convaincu par la rigueur  extrême du châtiment appliqué à Ulysse, coupable d’avoir montré autant de ruse fieffée (le cheval de Troie) que d’excessive audace (sa navigation par delà les confins du monde connu), mais ce chant fumigène et quelque peu confus revêt un nouvel intérêt, à vrai dire inattendu – et c’est le propre de la vraie poésie que de susciter de telles surprises – puisque c’est en se remémorant l’aventure d’Ulysse, et le discours de celui-ci à ses compagnons, que Primo Levi, comme il le raconte dans Si c’est un homme, a pris conscience, à Auschwitz, du pouvoir libérateur de la parole poétique et de l'inaliénable dignité humaine, en plein enfer terrestre…

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    Ce rapprochement fonde une  réflexion tout à fait remarquable de Damien Prévost, qui en dit long sur les ressources de la littérature  en certaines circonstances apparemment désespérées, comme l’a illustré le Polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et des camps de concentration soviétiques, dans Proust contre la déchéance.

    Damien Prévost : « Primo Levi se souvient donc d'un chant de la Divine Comédie, sans trop savoir pourquoi il se remémore ce chant en particulier et sans l'avoir consciemment choisi. Pourtant, ce choix - car au fond, il s'agit bien d'un choix - éclaire de manière inattendue l'expérience de Primo Levi. Se souvenir c'est se replonger dans ce qui reste à ceux à qui tout fut pris. En cela, il s'agit déjà d'un retour à l'humanité. Par ailleurs, se souvenir de la Divine Comédie, c'est recouvrer sa nature humaine dans ce qu'elle a de singulier : la culture, le beau, la langue, le sens.

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    C'est ainsi qu'il convient de considérer le discours de Primo Levi sur le sens et l'importance des mots utilisés par Dante. Les réflexions stylistiques et linguistiques sont, elles aussi, une attestation de l'humanité de Primo Levi : ce sont l'attrait et l'intérêt pour la connaissance.  Pour finir, ce moment est particulièrement signifiant car les vers dantesques prennent tout à coup un sens inattendu.

    « Consideratela vostra semenza

    fatti non foste aviver come bruti,

    ma per seguir virtute e conoscenza »

    D'une certaine manière, Auschwitz réinterprète totalement ce tercet sorti de son contexte qui interpelle profondément Primo Levi. »

    Damien Prévost: Éléments de réflexion sur "Le chant d'Ulysse" dans "Si c'est un homme" de Primo Levi. www. http://cle.ens-lyon.fr
     

    Dante. La Divine comédie. Version bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF /Flammarion.

     

  • Arte Povera

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    … Après sa période Lichens et fibrilles, qui l’a propulsé au top du marché international, Bjorn Bjornsen a mené une longue réflexion, dans sa retraite de Samos, sur la ligne de fracture séparant la nature naturée de la nature naturante, et c’est durant cette ascèse de questionnement qu’est survenue l’Illumination  dont procède la série radicale des Fragments d'ossuaire   que nous présentons en exclusivité dans les jardins de la Fondation sponsorisé par la fameuse banque Lehman Brothers …

    Image: Philip Seelen

  • Métamorphoses du vide

     

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    Une lecture de La Divine Comédie (26)

    Chant XXV. Voleurs

     

    Pourquoi Dante relègue-t-il les voleurs  dans les basses fosses  de l’enfer et leur fait-il subir des supplices d’une particulière cruauté, si tant est qu’il y a ait des nuances imaginables dans la férocité punitive ? Est-ce à dire que le Florentin défende la propriété en laquelle le fils de tonnelier bisontin Joseph Proudhon, précurseur des anars, verra précisément le vol ? 

     

    À vrai dire, bien plus que la propriété privée, au sens moderne, capitaliste ou bourgeois du terme, c’est l’intégrité del’individu et du corps social que défend le poète métaphysicien, qui voit en le vol une altération fondamentale des relations humaines.

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    Notre bon maître François Mégroz, dans son commentaire bien étayé par la connaissance détaillée des réalités du siècle de Dante en Toscane, rappelle que « dans la société du XIVe siècle, qui n’avait pas nos moyens de lutte contre le vol (code pénal, police, etc.), cette forme de la fraude causait un désordre considérable ». L’on pourrait alors se demander comment Dante jugerait de l’Italie contemporaine, où ladite fraude atteint parfois des dimensions non moins vertigineuses sous couvert de démocratie néo-libérale ?

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    Mais une fois encore : la condamnation du vol est plus fondamentale, quasi ontologique et de-tous-les-temps, dans ce passage de L’Enfer, et c’est ainsi que le poète se réfère à d’antiques exemples de la latinité païenne, faisant apparaître le mythique Cacus, géant-centaure coupable d’avoir volé un troupeau de bœufs au fier Hercule passant par là.

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    Comme tout se chevauche et s’interpénètre dans le temps hors-du-temps des infernales régions, ledit Cacus, transformé en centaure, cohabite pour ainsi dire avec le susnommé Vanni Fucci, contemporain de Dante et voleur avéré en la cité de Pistoia, dont le geste obscène de « faire la figue » en désignant le ciel (doigt d’honneur au Très-Haut) ouvre ce Canto XXV non sans provoquer la réprobation du centaure tant il est sacrilège.

    L’on voit ainsi que tout fait pot-au-feu dans la marmite du génial touilleur - et que les exégètes s’empoignent à la queue leu-leu…

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    L’on peut ne pas s’attarder, au demeurant, sur ces multiples allusions et autres strates savantes constituant l’humus du « film » dantesque, pour mieux apprécier les trouvailles scénographiques et métaphoriques de cette méli-mêlée de serpents et de damnés s’enlaçant et se compénétrant comme autant de sangsues orgiaques, dans un chaos organique figurant précisément le contrapasso de la perversité des voleurs. 

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    Ainsi leurs corps grouillent-ils et s’embrouillent-ils, toutes identités perdues ou permutées, en un formidable et fulminant gang bang échangiste d’animaux humains dénaturés à pattes bifides  de chiens de mer et nageoires leur sortant de la gueule ou du cul, sexes en formes de pieds et autres fantaisies préfigurant le Jardin des délices de Hiéronymus Bosch, un siècle plus tard, et donc plus d'un demi-millénaire avant les plus ou moins habiles resucées du surréalisme…    
     

    Dante, La Divine Comédie. L'Enfer / Inferno. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion

    François Mégroz. Lire La Divine comédie. L'Enfer. L'Âge d'homme, 1992.

     

  • Suspends ton vol !

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    Une lecture de La Divine comédie (25)

     

    Chant XXIV. Voleurs.

     

    On a beau voir l’accablement écraser, de plus en plus, le pauvre poète descendant la roide pente accidentée des Malebolge, qu’il faut se représenter comme une suite de vires ou de corniches coupées de précipices et d’arches près de s’effondrer – et ça remonte et ça s’éboule :le poème n’en continue pas moins de tisser, sonorités à l’appui, sa tapisserie à la fois rugueuse et suave – le chant XXIV s’ouvre sur une vision pour ainsi dire virgilienne, avec son petit paysan s’impatientant de revoir le printemps -, physiquement  très suggestive et savante, multipliant les allusions littéraires ou historiques, politiques ou psychologiques, tout en ne perdant jamais le fil de la narration au premier degré de la périlleuse désescalade des deux compères ; ainsi Virgile profite-t-il de sa légèreté de pur esprit pour soutenir son protégé, quitte à le gourmander tout à l’heure quand celui-ci, bonnement vanné, se reposera trop indolemment : pas le moment de flancher, ragazzo, « Omai convien che tu cosi ti spoltre »,autrement dit : « ce n’est pas assis sous la plume ou la couette qu’on arrive à la gloire », et de lui rappeler qu’après la descente à pic jusque chez Lucifer il s’agira de remonter encore, sans escalator, la pente aride du Mont Purgatoire.

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    Dans l’immédiat, cependant, c’est à une nouvelle séquence de film gore que le poète va se trouver confronté non sans y intervenir personnellement en reconnaissant, dans la bolgia des voleurs, un certain Vanni Fucci de Pistoia qui s’est fait connaître par la violence de ses moeurs politiques, et plus particulièrement par le vol d’objets sacrés, dans une église de sa ville, dont il a accusé des innocents. 

    Fait intéressant alors : que Dante juge plus sévèrement le vol que la violence en cela que le vol est une manière de viol de la personnalité. La violence, de face, permet en effet à la victime de se défendre, tandis que le vol, commis à l’insu de celle-ci, tient de la fraude plus insidieuse et donc plus détestable.

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    Un supplice d’une atrocité particulière frappe ainsi ce vil voleur violeur violent qu’un serpent de feu transperce  et transforme en torche puis en cendres, bientôt recomposées en corps prêt à être torturé derechef et ainsi voué à l’éternel tourment d'un Phénix des basses fosses. 

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    Laissez donc toute espérance, vous qui avec volé le vélosolex de votre voisin valeureux Victorin le vannier…

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction par Jacqueline Risset- GF Flammarion.

     

    Peinture : William Blake, Salvador Dali, Gustave Doré.

     

  • Une magie intemporelle

     

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    À propos de la poésie T'ang

    Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien. Ouvrons une grande parenthèse de silence dans le vacarme de notre vie quotidienne, et là, devant la fenêtre où le jour décline, bien calme et l’esprit disposé à vagabonder dans le temps et l’espace, reprenons le grand livre informel de notre bibliothèque idéale.

    Cette fois nous serions en Chine, en plein âge d’or poétique. À l’époque des T’ang. Jamais la poésie chinoise n’aura été aussi féconde, aussi ferme et aussi pure qu’en cette période dont les poètes nous parlent aujourd'hui encore, notamment pour la raison que René Grousset formule ainsi : « Alors que le poésie chinoise, faite en partie d’allusions littéraires, nous échappe trop souvent, les lyriques T’ang nous semblent plus accessibles parce que les sentiments qu’ils évoquent participent d’un humanisme universel ».

    Mais avant de poursuivre cela encore : pourquoi cette enjambée dans les lointains orientaux et, surtout, dans un passé si reculé ? Goût précieux pour l’exotisme ? Passéisme suspect ? On serait presque tenté d’acquiescer en sorte de clouer le bec de ceux qui ne s’intéressent qu’à la nouveauté fugace des modes, et cependant la raison de notre choix n’est pas là. Disons plutôt que, s’il faut parler d’actualité, encore s’agit-il de parler de toute l’actualité, et par conséquent de ce qui continue d’agir aujourd’hui, des choses du passé, pour peu que nous sachions nous ouvrir à elles.

    clip-image0034.jpgIl n’y a pas une poésie du passé et une poésie du présent : il n’y a qu’un émerveillement manifesté par l’être qui se reconnaît au monde, avec ses racines, et qui parle, et qui transcende les contingences du lieu et de l’heure.

    Ainsi un poète tel Li Po nous paraît moins étranger, voire moins anachronique que nombre de morts-vivants d'entre nos contemporains. Par delà les siècles, tout comme Sappho ou Pétrarque, et rejoignant, plus proches de nous, Verlaine ou T.S.Eliot, ou encore Reverdy, il continue de vivre et d’agir, n’ayant rien perdu de sa fraîcheur.

    Tendons aussi bien à l’ouverture, mais férocement exigeante, comme nous y engage un Etiemble. « Cela signifie qu’au lieu de gaspiller son temps à lire mille mauvais livres dont tout le monde parle, on saura choisir parmi les dizaines d emilliers de grandes œuvres qui n’attendent que notre bonne volonté ».

    Une ère de gloire

    La dynastie des T’ang (616-907), débutant par l’assassinat du dernier des Souei – lesquels accomplirent la réunification de l’empire – compte parmi les plus grandes époques de l’histoire chinoise. La Chine est alors la maîtresse incontestée de l’Asie. Sans être féodal, le système social repose sur une aristocratie bureaucratique disposant d’un puissant appareil administratif. Dans le domaine littéraire, marqué par les débuts du roman et la floraison du conte, ce sont les poètes qui s’affranchissent le plus heureusement de l’emprise de l’Etat sur la culture.

    N’en citons que quatre sur le millier qui illustre cette période. Trois d’entre eux glorifient le règne de Hiuan Tsong : Li Po (701-762), taoïste inspiré au génie spontané, tour à tour dionysiaque et mystique ; Tou Fou (712-770), sage d’inspiration confucianiste dont les commentateurs relèvent la constance des préoccupations sociales ; Wang Wei (699-759), rêveur exquis d’inspiration surtout bouddhiste, également célèbre pour sa peinture ; et, un siècle plus tard, Po Kiu-yi (772-846), qui fustigea les vices de la Cour dans ses célèbres ballades satiriques.

    La plus parfaite des quatre périodes de la poésie T’ang est la deuxième, qui correspond au règne de l’empereur Hiuan Tsong (712-755), dont Li Po fut le poète favori, et qui était lui-même grand lettré, poète et musicien, vivant dans le faste et le piétinement entêtant des quelque deux mille petits pieds féminins qu’abritait alors le palais impérial.

    Une grande rêverie cosmique

    Cela dit, si la temporaire image de la félicité éternelle (la capitale, T’chang Ngan,porte le nom de paix Eternelle) transparaît bel et bien dans la quiétude sensuelle des œuvres de poètes T’ang, lesdites œuvre ne témoigneront pas moins, peu après, des nouveaux troubles marquant la fin du règne de Hiuan Tsong, lequel sera tué au cours d’une terrible rébellion.

    Notez alors la différence de tonalité de ces deux courtes pièces de Li Po, tout d’abord, et ensuite de Tou Fou :

    « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière ; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars. On ne les voit pas, mais on les entend rire ; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et puis : « À la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’empereur n’est pas satisfaite ! »

    Dans un autre poème, Tou Fou dira l’émotion du peuple au passage du recruteur, personnage cristallisant la révolte des paysans à l’endroit de la trop brillante capitale, et nous pourrions aussi mentionner, se rattachant à la même veine protestataire, qui fait de Tou Fou un poète très apprécié de la Chine contemporaine, son fameux Chant deschars guerriers.

    Mais la vision du monde que traduit la poésie T’ang ne procède pas uniquement de faits extérieurs, il s’en faut de beaucoup.. Si nous sommes touchés par la granderêverie cosmique se manifestant à cette époque, c’est que, d’une part, son enracinement dans le monde sensible la rapproche de nos romantiques, et que, d’autre part, le type d’expériences auxquelles elle fait écho nous est immédiatement perceptible : profondeur, mais simplicité de l’expression ; communion mystique avec le monde, mais naturel, voire bonhomie, parfois même faconde humoristique.

    Et Li Po d’envoyer valdinguer la littérature aux étoiles : « Il n’est vraimentque les buveurs dont le nom passe à la postérité ».

    Le mysticisme sans contour de la poésie T’ang, ses élans perpétuels vers l’ineffable, et les plaintes continuelles de l’esprit concevant la vanité des choses et les regrets – regrets de l’empereur dont la favorite a été assassinée d’une bien atroce façon, regrets de l’exilé, regrets de l’épouse songeant à son lointain Ulysse, regrets des amis forcés de se quitter, regrets des amants séparés, regrets d’autant plus amers que la vie est alors conçue comme une espèce de grâce – ont un arrière-fond religieux où se mêlent le vieux taoïsme, le rationalisme confucéen et le bouddhisme. 

    Citons à nouveau, à ce propos, l’indispensable René Grousset. « Le taoïsme avait appris aux poètes T’ang à retrouver, dans un élan éperdu, le principe de toute chose. Le bouddhisme renforçait et humanisait ce sentiment de la vie universelle en ajoutant à l’idée – déjà taoïque – de la fraternité de l’homme avec la plante et l’animal, une immense tendresse pour toute la création. Aussi tous les écrivains du VIIIe siècle cherchent-ils à s’unir dans une communion mystique à l’âme de l’univers. Leurs œuvres sont pleines d’élévations romantiques situées généralement en montagne, dans la solitude nocturne et aux heures indécises de l’aube et du crépuscule : le poète, assis au pied de quelque ermitage, sur quelque rocher désert, laisse sa pensée planer dans l’espace, au-dessus des abîmes, perdue dans l’essence des choses ».

     

    tumblr_m6u1fajhsv1qchk7to1_1280.jpgSensualité et mélancolie

    Plus d’une fois,l’opposition douloureuse des joies de la vie et de l’action corrosive du temps,chez les poètes T’ang, nous aura fait penser aux lyriques français de la Pléiade, qui ont ressenti et exprimé de la même façon la fuite des heures et la mélancolie entachant toute passion terrestre.

    Ces vers ne font-ils pas écho, à l’évidence, à ceux d’un Joachim Du Bellay. 

     

    « Sil e ciel et la terre sont immuables, / Que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous »…

    Ou bien ceux-ci : « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? / Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Et ceux-là, encore n’évoquent-ils pas des sentiments du même registre que ceux d’un Ronsard ?:

    « Le prince avait de belles jeunes filles ; / Elles ne sont plus que terre jaune ».

     

    La séparation

    Dans les poèmes des T’ang, le thème de la séparation ne cesse de revenir. Mais remarquons, à ce propos, un détail intéressant pour le lecteur occidental : il s’agit de l’usage que le poète fait parfois des thèmes amoureux, réputés intimes, pour exprimer une déception d’un tout autre ordre – politique au premier chef. Cette jeune fille dont on pleure ici la perte n’est peut-être qu’un ministre chassé… 

    À côté du thème récurrent de la séparation, relevons encore ceux de l’amour familial (la famille, avec le cultedes ancêtres, est alors la plus solidement enracinée des institutions chinoises), de l’attachement au sol natal (d’où le spleen de l’exilé), de la vénération pour le passé, et, enfin, les thèmes sociaux, qui font des poètes les meilleurs témoins de l’évolution des idées et des mœurs de leur époque, alors même que, souvent, les historiens et autres chroniqueurs se trouvent contraints d’arranger les faits, de travestir la vérité.

    Enfin, quelle meilleure conclusion donner à cette trop brève évocation qu’en attirant l’attention du lecteur sur l’étonnant présence des paysages dans la poésieT’ang ?

     

    Voyez ce tableau de Lieou Tch’ang K’ung :

    « Au crépuscule la montagne bleu sombre semble plus lointaine, / En hiver, la maison blanche paraît plus pauvre ; / Le chien aboie derrière la porte depaille : /Dans la nuit pleine de vent et de neige, quelqu’un retourne chez soi ».

    Et puisque nous avons commencé notre lecture au déclin du jour, quittons-nous à cette même heure mystérieuse d’entre chien et loup,sur ces vers de Li Po, dont la légende raconte qu’il périt noyé, un soir        d’ivresse, en voulant saisir dans une rivière le reflet de la lune :

    « Le soir étant venu, je descends de la montagne aux teintes bleuâtres,/ La lune de la montagne semble suivre et accompagner le promeneur, / Et s’il se retourne pour voir la distance qu’il a parcourue, / Son regard se perd dans les vapeurs de la nuit. »

     

    Repères bibliographiques.

    M.Kaltenmark.Littérature chinoise. La Pléiade,1956.

    P.Demiéville. Anthologie de la poésie chinoise classique. Payot, 1948.

    Lo Ta-kang.Cent quatrains des T’ang. La Baconnière, 1947.

    Lo Ta-Kang.Homme d’abord, poète ensuite. Présentation de sept poètes chinois. La Baconnière, 1949.

    Arthur Waley. The poetry and career of Li Po. Allen & Unwin, 1950.

     

    Ce texte a paru dans le magazine Construire, en 1976. 

  • D'or et de plomb

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    Une lecture de La Divine Comédie (24)

    L'Enfer. Chant XXIII. Hypocrites.

    La lecture de la Commedia de Dante peut être d’une saisissante actualité, pour peu qu’on y mette du sien.

    L'imagination dantesque est tissée d'actualité autant que de références érudites à autant d'"actualités" passées, mais notre actualité est tout autre et requiert alors un autre effort d'imagination. 

    Ainsi, dans ce Canto XXIII, traitant du sort des hypocrites, le lecteur passif ou en déficit d'imagination se perdra peut-être dans l'évocation des grands tricheurs du temps de Dante, après qu'il aura été saisi par la vision intemporelle des damnés tournant en rond sous de lourde capes dorées, vues de l'extérieur, dont la doublure est de plomb pesant, Dante faisant clairement allusion à l'invective de saint Matthieu dans son évangile: "Malheur à vous, hypocrites qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d'ossements de morts et de toute pourriture"...  
    Or, les hypocrites d’Etat dont nous parle Dante dans ce chant nous sont un peu lointains, potentats supposés servir le bien public et se l’appropriant au contraire, comme on le voit aujourd’hui dans le monde mondialisé où rien n’a changé dans les grandes largeurs, mais l’appellation qu’il leur réserve, de « sépulcres blanchis », fait image et prend plus de sens si l’on se rappelle, précisément, les Tartuffe de tous bords politique ou religieux qui nous entourent.

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    Quant aux sépulcres blanchis à la manière helvète, nous les aurons vus dans les figure policées de ce pontes de la Banque justifiant à la télé leurs salaire pharaonique et nous rassurant en nous assurant que tout Bonus n’est que la sanction de la plus haute compétence reconnue selon les Lois du Marché, que tel est le prix de leur crédibilité et que de toute façon tout cet argent ne leur revient pas pour leur plaisir mais pour travailler, comprenez-vous Monsieur: mon argent travaille, lui, ce n’est pas comme celui des pauvres, mais ce n’est pas pour autant de l’usure, que non pas, à quel terme inapproprié alliez-vous recourir, Monsieur, vous me peinez, ne comprenez-vous donc pas qu’il nous en coûte d’être si plein aux as ?

    Et combien de riches de plus en plus riches, dont l'habit rutilant au dehors est cousu de plomb en dedans, au dam des damnés de la terre, etc. 

  • La salsa des démons

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    Une lecture de La Divine Comédie (23)

     

    Chant XXII. Prévaricateurs et concussionnaires.

    Dante a-t-il tué de sa main de poète combattant ? C’est fort probable et Giovanni Papini avance même le nom de sa victime possible en la personne de Buonconte di Montefeltro.

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    Ce qu’on sait en tout cas de source sûre, et confirmée par les écrits d’Alighieri lui-même en personne, c’est qu’il a guerroyé avec les Florentins et plus précisément à la bataille de Campaldino, le 11 juin 1289, où Guelfes et Gibelins se livrèrent un combat sanglant. Dante avait alors 24 ans et déclare qu’il n’était plus « novice en fait d’armes »;  le début du Chant XXII retentit encore de son allant guerrier. La bataille livrée lui inspira «une grande crainte et à la fin beaucoup d’allégresse en raison des événements variés ». Il fut du côté des Florentins vainqueurs, contre les Arétins, dont beaucoup furent massacrés sans pitié.

    Or il y a comme un écho de cette étripée dans ce chant consacré, principalement aux sévices détaillés qu’une dizaine de démons exercent sur de pauvres damnés bouillant déjà dans la poix brûlante pour expier leurs fautes de prévaricateurs et de concussionnaires. Pour ajouter du sel à la situation, si l’on peut dire, on peut rappeler que Dante fut précisément accusé, en tant que notable florentin, d’abus de biens sociaux (on s’accorde à taxer ces accusations de jugements fallacieux « de bonne guerre ») et condamné à la dépossession, à l’indignité civique et à l’exil…

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    Fort de son expérience dans les mêlées où il a vu le sang gicler de près, les lances percer les chairs et les harpons compliqués fouailler les entrailles et les mettre en lambeaux, Dante excelle à figurer les démons, identifiés par leurs noms et  littéralement acharnés à la torture des damnés comparés successivement à des grenouilles persécutées, à des dauphins sautant pour s’échapper du liquide en fusion et y replongeant par crainte des piques, alors que l’un d’eux est hameçonné et tiré de là comme une loutre affolée.

    Là comme ailleurs, la puissance de l’évocation tient au caractère très concret et, même, très physique du verbe dantesque,  qui nous fait ressentir « par la peau » l’effroi terrible des pécheurs incessamment confrontés à l’horrible alternative: se noyer bouillis tout vifs ou se faire dépecer à l'air libre…

    Quant aux questions arrachées, entre deux attaques sanglantes, aux malheureux que Dante identifie plus ou moins, elles ne nous apprennent rien de bien notable en l’occurrence, évoquant les malversations de personnages aujourd’hui retombés dans l’obscurité.

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    Beaucoup plus frappante évidemment: la sarabande endiablée des sicaires infernaux aux noms pittoresques de Cagnazzo et de Calcabrina, d’Alichino ou de Barbariccia, rivalisant de férocité et s’arrachant leurs proies à grands coups de dents et de crocs de fer.

    La prochaine étape nous conduira dans les cercle des hypocrites, dont le vice nous est plus familier que celui de la concussion, mais il devient difficile, au fur et à mesure de la terrible descente, d’imaginer plus raffinés et cruels supplices que ceux qui sont infligés dans ces Malebolge.

    C’est dire que la lecture de la Commedia stimule, aussi, notre imagination du pire, alors même que le spectacle du monde qui nous entoure devrait suffire à l'exercer…

     

    Dante. L'Enfer. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. G/F Flammarion, version bilingue.

  • L'avenir à reculons

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    Une lecture de La Divine Comédie (21)

    Chant XX. Devins et astromanes. Une imagination punitive frottée de sadisme.

    Plus on descend vers le bas-fond de l’enfer selon Dante, et plus on constate à quel point les critères de jugement du poète, inspirés par la morale et la métaphysique thomiste, différent de nos conceptions contemporaines.

     

    C’est ainsi que le châtiment qu’il réserve aux devins et autres faiseurs de prédictions, au VIIIe Cercle, est d’une cruauté qui peut nous sembler disproportionnée, et d’un sadisme assez caractérisé une fois encore.3040921249.jpg

     

    Conformément au principe dit du contrapasso, qui veut que le pécheur soit puni d’une manière qui mime pour ainsi dire sa faute - celle-ci consistant ici en la prétention de percer le secret du temps à venir -, les devins se trouvent littéralement distordus, physiquement, puisque leur tête est vissée à l’envers et qu’ils sont contraint d’avancer en arrière, pleurant sur leurs propres fesses. Et Dante de se fendre d’un commentaire candide en affirmant qu’on n’aura jamais vu ça dans l’harmonieuse nature conçue par le Très-Haut, à quoi l'on pourrait objecter qu’il est des malformations congénitales bien pires que celles-là, infligées par Dieu à des innocents avérés, mais passons…

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    Pour sa part, Dante est tout de même effleuré par la compassion, au point que Virgile son guide le rabroue en affirmant, lui le païen, que « la piété ici veut que toute pitié soit vaine ». C’est cela même : c’est la piété pieuse que les devins défient, étant établi que percer le secret du Temps relève de l’orgueil humain, voire du blasphème.

    Or il y a là de quoi méditer sur l’ordre naturel du temps humain, qui nous concerne évidemment jusqu’en notre XXIe siècle, à la fois impie et crédule jusqu’à l’imbécillité. De fait, que voit-on dès qu’on ouvre le premier tabloïd venu : que les prédictions font florès à l’enseigne des horoscopes et des sentences plus ou moins charlatanesques de tout acabit pseudo-scientifique ou sectaire, de Dame Soleil en Mage Astromane.

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    L’Avenir appartient à Dieu seul, sous-entend le poète sagement soumis à l’Ordre cosmique présumé, mais on verra plus loin, au Purgatoire et au Paradis, quelle énergie libératrice recèle cette apparente « soumission », en phase avec le potentiel poétique des zones supérieures.

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    Le lecteur d’aujourd’hui se sentira, comme souvent au fil de la Commedia, un peu perdu dans la foison des références historiques, mythologiques (ici avec l’apparition du bisexuel Tirésias) ou politiques du récit, et particulièrement dans un chant comme ce vingtième, saturé d’allusions et encore corsé par le discours explicatif de Virgile sur l’origine de Mantoue, en son pays natal. On se rappelle alors, une fois de plus, la formule de je ne sais plus quel critique contemporain parlant de « pléthore du signifié » dans La Divine Comédie, et l’on se contente alors de psalmodier les vers originaux dont la musique passe le sens. Avec un tambourin, ce peut être d'un chic effet...

    Image: un Nostradamus de jeu vidéo, diverses représentations de Tiresias, jusqu'à Pasolini.

  • Simoniaques au supplice


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    Une lecture de La Divine Comédie (20)

    Chant XIX. Simoniaques & Co. Les terrifiantes punitions du Très-Haut. Un Jean XXIII en cache un autre…

    Plus le Jugement de Dieu, ou prétendu tel par l’auteur de la Commedia, se montre ingénieux dans la cruauté, et plus le poète s’en félicite, au dam de nos petites natures de lecteurs contemporains…
    Ainsi Dante applaudit-il à tout rompre en découvrant le sort des simoniaques du 8e cercle plongés la tête en bas dans ces étroites cavités creusées dans le rocher et d’où ne sortent que le bas de leurs jambes et leurs pieds cramés par les flammes d’alentour.


    Il y a là quelque chose de terrifiant et de presque comique à l’instant où s’élève la louange du visiteur : « Ô suprême sagesse, qu’elle est louable, la justice sévère que tu déploies dans le ciel, sur la terre et dans l’empire des crimes ! »

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    Il est vrai que les suppliciés ne sont pas traités ainsi pour des broutilles, et qu’un protestant devrait se réjouir de voir punis des actes qui provoqueront, justement, la colère des fidèles contre les princes de l’Eglise. La simonie, dont Simon le Magicien est le «patron», lui qui a tenté d’acheter les apôtres avec de l’argent, et qui s’applique à toute forme de prostitution des Biens de l’esprit, est en effet l’une des formes de la trahison cléricale de l’esprit évangélique, dont la gravité est telle aux yeux de Dante qu’elle légitime son intransigeance absolue, qui n’épargne pas les plus hautes autorités de la hiérarchie romaine où surabondent, à l’évidence, les plus fieffées canailles.
    La première ombre de ceux-là, les pieds gigotant sous les yeux de Dante, à qui Virgile apprend qu’il s’agit du pape Nicolas III, est un simoniaque parmi d’autres, dont son successeur Boniface VIII, rapace s’il en fut et assoiffé de pouvoir qu’il évoque lui-même du fond de son trou - tous coupables de s’être enrichis en monnayant leurs bénéfices ecclésiastiques.
    Par la suite, au fil de ce chant éminemment allusif en matière historique et politique, nécessitant alors le recours aux notes détaillées que fournit la version prosaïque de François Mégroz, Dante impliquera encore l’empereur Constantin lui-même pour sa prétendue « donation » au pape Sylvestre Ier, après sa conversion au christianisme, croyance médiévale en laquelle Dante voit l’origine de la confusion entre le temporel et le spirituel. Or cette prétendue donation était un faux, fabriqué au VIIIe siècle, auquel le poète a prêté foi par erreur d’époque…

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    Pour mémoire, et non sans ironie, l’on rappellera que la simonie fut l’un des péchés majeurs du redoutable Jean XXIII, non pas le bon pape débonnaire du XXe siècle (1958-1963) mais l’aventurier Baldassare Cossa (1410-1415), duquel celui-là a repris le nom (on se demande un peu pourquoi) et qui aurait acheté sa charge après un passé de piraterie et qui fut déchu pour indignité…


    François Mégroz. Lire la Divine comédie de Dante, L’Enfer. Traduction et commentaire. LAge d’Homme, 1992, 252p.

    Image: William Blake et Salvador Dali, cathédrale de St Lazare La chute de Simon le magicien.

  • Coming out

    Aucune description de photo disponible.

    - Hélas Ménélas, vois ces ruines alentour, et l’Histoire voudrait à présent que nous nous étripions l’un l’autre pour les beaux yeux de cette Hélène qui ne nous est rien, mais qu’en avons-nous à battre nom de Zeus ?

    - Je ne te le fais point dire, toi que j’eusse aimé comme un frère pour peu que la Fortune nous eût faits du même bord…  

    - Mais qui te dis que je n’en suis point, ô frère d'Apollon mal rasé ?

    - Or donc à la bonne heure, faisons ami-ami, trissons-nous et pacsons-nous : à nous deux, Pâris…

    Panopticon : Philip Seelen / JLK

  • Le cloaque des flatteurs


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    Une lecture de La Divine comédie (19)

    Chant XVIII. Fraudeurs du 8e cercle. Séducteurs et flagorneurs dans les fosses de caca.

    Si les damnés n’ont pas craint de se faire connaître ou reconnaître, jusque-là, du singulier vivant descendu en ces lieux, il en va différemment de ceux qui grouillent dans les fosses des Malebolge que les démons fouettent sans discontinuer en les invectivant.

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    De fait, voici que la honte s’empare des fraudeurs de ce « campo maligno » dont la topologie évoque un système de fossés reliés entre eux par des passerelles, du haut desquelles la vue sur les supplices se déploie en plongée et comme par plans cinématographiques. Il faudrait d’ailleurs détailler les variations constantes de points de vue et les mouvements de la « caméra » de Dante pour mieux saisir le vertige sensoriel qui nous saisit à la lecture.

    Or voici qu’un grand personnage est remarqué par Dante et qui baisse aussitôt les yeux, en lequel le poète reconnaît un notable de Bologne du nom de Caccianimico et qui s’accuse d’avoir vendu sa sœur à un seigneur de sa connaissance – raison de son châtiment. Mais déjà Virgile entraîne son disciple sur une des voûtes de roche du haut de laquelle il l’invite à voir le fameux Jason, conquérant de la Toison d’or et qui se rendit coupable, pour sa part, d’avoir abusé d’une vierge pour l’abandonner ensuite.

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    Sur quoi l’ignominie va toucher à son comble à l'approche des fosses suivantes, où sont plongés les flagorneurs, littéralement comblées de merde (ce que le traducteur Arnaud de Montor adapte à la sensibilité française par d’élégantes paraphrases évoquant un fumier et le « privé de l’univers ») et desquelles émerge, la tête ruisselante de caca, un personnage dont on comprend que Dante le méprise particulièrement pour son vice de flatteur impénitent. Et le damné merdeux, autre notable connu du poète, mais de Lucca celui-ci, de battre sa coulpe et de reconnaître - je cite la prose du chevalier de Montor : « Les flatteries qui, là-haut, ont empoisonné ma bouche, m’ont plongé dans ce séjour immonde ».

    Au passage, le lecteur d’aujourd’hui n’aura pas manqué d’associer le sort des flatteurs fienteux à celui de tel fieffé gigolo léchant le cul de telle milliardaire parfumée, dont parlent beaucoup ces temps magazines et tabloïds et auquel Dante eût sans doute réservé le même sort réservé aux flagorneurs, d’être noyé dans l’éternel caca…

    Dante. L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion

  • Fraudeurs et rapiats

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    Une lecture de La Divine Comédie  (18)

     

    Chant XVII. De la fraude. 

    Le passage par la prose, et par exemple dans la version du chevalier Artaud de Montor que la bonne vieille collection Marabout géant illustré propose avec les gravures de Gustave Doré, est un exercice intéressant, même éclairant, comme il est intéressant et éclairant de laisser de côté quelques temps la lecture de la Commedia, et de vivre des tas de choses dans l’intervalle, puis de la reprendre de plus belle.

    C’est cela même la lecture à mon goût : ce n’est pas de suivre un programme fixé une fois pour toutes, comme je m’étais fixé, sans y croire un instant, la tâche de lire un chant de La Divine Comédie par jour, jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais c’est de vivre une lecture en résonance avec les aléas de la vie, qui en modifient d’autant la perception prochaine.

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    Or la reprise d’une telle lecture, dont tous les points de la circonférence se relient à tout moment au noyau, qui est un moyeu de grande roue et un foyer de lumière, on le verra finalement après l’occultation des ténèbres et du ramdam infernal – cette reprise est un retour au plus-que-présent qui fait échec à la fuite en avant du temps perdu.

    Comme le dit Philippe Sollers dans sa Divine comédie à lui à laquelle on peut également revenir de loin en loin : « Le Mal travaille sans cesse, mais le Bien l’interrompt. Ainsi va le tourbillon des mortels ».

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    Donc j’en étais resté au bord du gouffre au fond duquel nos poètes vont descendre à califourchon sur une créature monstrueuse à tête de juste et à queue de scorpion, ce Géryon qui figure aux yeux de Dante la fraude : « Voici le monstre qui pourrit le monde entier »…

    Mais avant le terrifiant plongeon, Dante va pouvoir s’entretenir brièvement, encore, avec quelques damnés cuits au feu de sable sur le bord du 7e  cercle, qu’il identifie grâce aux bourses armoriées que chacun porte au cou, et qui ont pour point commun d’avoir péché « contre l’art », et par conséquent contre l’harmonie, en usuriers avares ou rapaces. Si Dante ne les reconnaît pas personnellement, il en cite les noms plus ou moins illustres avec certain dédain (le fameux dédain digne de Dante…) et ne s’attarde point.

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    Beaucoup plus digne alors d’attention, et sujet de quel effroi : la suite du périple sur le dos de Géryon, gardien du 8e Cercle aux allures de dragon ou de vouivre à tête humaine qui, en deux temps trois coups de queue, va transporter les deux pèlerins au fond du terrifiant précipice aboutissant aux Malebolge, littéralement les « mauvais fossés », au nombre de dix fosses circulaires où les supplices vont croissant et se multipliant…

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    Tout cela, en termes de prose, et si évocatrice que fût celle du chevalier de Montor, pourrait se réduire à une séquence de conte fantastique ou de film d’angoisse.

    Or, comme le rappelle très justement Benoît Chantre,l’interlocuteur avisé de Sollers, la version bilingue de Jacqueline Risset ne cesse de nous faire entendre la tonne musicale du texte, lugubre poésie encore mais non moins phénoménale.

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    De façon beaucoup plus radicale, mais j'y reviendrai, le poète russe Ossip Mandelstam, dans son Entretien avec Dante, caractérise le génie constamment inventif, métaphysique évidemment mais aussi très physique, à fleur de langue et dans le corps même de l'italien en formation, qui défie alors toute traduction dans l'absolu...

    Dante Alighieri. La Divine comédie. Traduction française en prose du Chevalier Artaud de Montor, avec les gravures de Gustave Doré. Marabout géant illustré, 473p.

    L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion.

    Ossip Mandelstam. Entretien avec Dante, L'Âge d'Homme ou, plus récemment, La Dogana.

  • Notes panoptiques, 2004


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    La vue ce matin, de La Désirade, se réduit à peu près à rien, n’étaient les branches dépouillées des arbustes du premier plan, comme dessinés à l’encre de Chine sur le fond gris et blanc du brouillard et de la neige.
    Tôt réveillé, j’ai commencé l’année en la souhaitant bonne à ma moitié, à laquelle j’ai amené son café, avant de lire Berthollet, excellente nouvelle de Ramuz évoquant le désespoir d’un homme qui, après avoir perdu sa femme, a résolu de se jeter à la Sarine, dont il est retiré une première fois, ensuite consolé et ragaillardi par un pasteur aux grandes qualités de coeur, et qui s’y rejette ensuite sans avoir trouvé le moindre réconfort, ni même le moindre accueil auprès du jeune ministre qui a succédé au précédent. Sans un mot de trop, Ramuz saisit à la fois la détresse d’un homme à qui tout a été arraché par Dieu et ce que représente la vraie charité d’un bon pasteur par opposition à la froideur de certains fonctionnaires du culte. (Ce 1er janvier)

    Un homme
    perdu dans le brouillard, de Ramuz, rend admirablement le sentiment métaphysique de vertige et d’angoisse procédant d’une sensation liée à un égarement purement physique; et dans Mousse l’auteur évoque l’indifférence cruelle que les paysans de montagne manifestent à l’égard d’un animal « inutile », ce pauvre Mousse qu’un jeune armailli va jeter dans une faille et que tout le monde entend agoniser avec « amusement » des jours durant. Or ma bonne amie, très sensible à la charge émotionnelle des mots, ne supporte pas que je lui évoque, cette triste fin de Mousse, et je lui épargne par conséquent le récit de l’abominable sort réservé au cheval du sceautier, dans la nouvelle du même nom, aussi poignante que celle de Tolstoï.

    medium_Ramuz.2.jpgJe suis arrivé au bout, ce matin, des Nouvelles et morceaux de Ramuz, avec deux évocations du paradis, dans Le pauvre vannier et La paix du ciel, qui traitent la même idée que celle de Chute d’un saint de Dino Buzzati, à savoir le regret qu’un homme peut éprouver dans ce lieu saint et parfait, où l’on n’a plus rien à faire qu’à chanter des cantiques et où le charme des misères est dissipé… Ce qui me frappe aussi, en notamment en songeant à l’âge de l’écrivain (trente ans quand il publie ce recueil, en 1919), c’est le mélange de noirceur et d’attention compassionnelle qui se dégage de l’ensemble des romans et des nouvelles publiés jusque-là.

    Très intéressé, malgré ce qu’il y a là-dedans d’un peu trop grave à mon goût, par la lecture d’ Aimé Pache, qui se trouve maintenant à Paris. L’affection qui lie la mère et le fils est émouvante, et Ramuz fait bien sentir la grande solitude du créateur, sans doute à son image. On est ici bien loin du Paris des artistes et des écrivains dans cette peinture d’un garçon sérieux comme un pape qu’on sent juste de passage et plus souvent au Louvre qu’au bistrot. Il serait intéressant, cependant, de voir qui hantait Montparnasse en ces années.
    En lisant Aimé Pache peintre vaudois je retrouve, à travers les tribulations du jeune artiste à Paris, mes propres tâtonnements, et les incertitudes, les doutes et les avancées souvent inaperçus qui ont marqué ma vie pendant des années. J’ai été moins seul et moins concentré sur La Chose que le personnage de Ramuz, qui force lui aussi le trait par rapport à lui-même, et pourtant il me semble qu’il a bien rendu là une certaine mentalité romande dans son rapport ambigu avec Paris, qui n’a guère changé dans les grandes largeurs, en tout cas pour moi et la plupart des écrivains romands. Surtout: je partage son exigence, fondamentale à mes yeux, par rapport à la sincérité.

    Je suis assez éberlué, en recopiant mes notes de 1985, de constater à quel point j’ai tourné autour du pot, s’agissant de mon nouveau livre à venir. Je ne me doutais pas, alors, que Le coeur vert ne paraîtrait qu’en 1993, avant qu’en quelques années paraissent six livres de suite. Je n’avais alors aucun recul par rapport à mon travail, et le moins que je puisse dire est que la relation avec Dimitri n’arrangeait pas les choses. Pourtant je me garderai de reporter la responsabilité de mon improductivité sur lui, même si son ascendant avait quelque chose d’écrasant, comme l’ont prouvé maints autres exemples. Je crois cependant que je me trouvais, alors, dans une période d’absorption, et que mes difficultés tenaient aussi à mon type de perception et au très large éventail de mes virtualités expressives. Par ailleurs, je n’ai jamais cessé d’écrire et de publier, et j’avais sous les yeux trop de livres inutiles pour m’impatienter d’y ajouter.

    En rentrant de la piscine, regardé Des épaules solides d’Ursula Meier. Très impressionné par la finesse des observations de ce film. La scène d’amour entre les deux adolescents est insoutenable, où le garçon comprend que la fille a couché avec lui pour que, l’engrossant, il lui permette d’augmenter ses performances d’athlète au prochain championnat. Particulièrement impressionnant s’agissant de gosses de quinze ou seize ans. M’a rappelé les scènes de Lars Noren. De telles observations me semblent importantes aujourd’hui.

    Aimé Pache, peintre vaudois me semble réellement un grand livre. Le retournement final, du fils ingrat revenant aux siens et se rachetant, jusqu’à la merveilleuse scène des deux frères dansant ensemble la valse devant les villageois, est à la fois un beau geste romanesque et une sorte d’acte fondateur de l’écrivain Ramuz décidé à écrire en ce pays, avec et pour les gens de ce pays.

    medium_Grossman.2.JPGEn reprenant en outre Vie et destin, de Vassili Grossman, j’ai relu les pages consacrées aux feuillets d’Ikonnikov et y ai trouvé, en substance, la base même de la morale de mes parents et des parents de mes parents, que je perpétue à ma façon plus irrégulière. C’est aussi les figures de Juste et de Monsieur Loup, de Vie de Samuel Belet, que j’ai retrouvés en ces pages sur la bonté « sans idées », avec le relief nouveau que mes expériences personnelles donnent à cette conception modeste du bien. Enfin j’ai reconnu, dans celle-ci, la morale de toute une Suisse flétrie aujourd’hui par une clique de profiteurs et de démagogues.

    Très frappé hier soir par l’émission de télé consacrée aux agissements prolongés d’un corbeau dans un village jurassien, qui a poussé une famille traînée dans la boue à se défendre des années durant jusqu’à la découverte du coupable — ou plus précisément de la coupable. Je me suis dit d’abord (comme beaucoup de gens évidemment) que c’était beaucoup de bruit pour quelques lettres juste bonnes à être jetées au panier, puis m’est apparu le caractère réellement sournois et vil, je dirais même: satanique, de ces lettres envoyées à la fois au couple visé et à d’autres gens auxquels on faisait croire que les conjoints en question les vilipendaient de par le village. Or voyant cette famille lumineuse aux nombreux enfants, avec un père travaillant en ville et une mère écrivant des contes pour enfants, on conçoit mieux quelle jalousie mauvaise, et d’autant plus odieuse qu’anonyme a pu nourrir ces lettres au langage ordurier, d’une profonde abjection. C’est là, me semble-t-il, l’usage le plus bas de l’écriture, et j’y vois un péché plus grave que le vol et peut-être même que le meurtre par amour.

    Ma bonne amie, lisant la copie de mes carnets de 1981-1982, relève le changement qui s’opère dans le ton de ceux-ci entre mes années de solitude et les suivantes, et la confiance « aveugle » que nous nous sommes aussitôt vouée l’un à l’autre, n’écoutant que notre intuition respective. La vie a fait le reste. Or, c’est de cette vie même qu’est tissé mon nouveau livre, plus fait « avec la vie » qu’aucun autre, sauf peut-être L’Ambassade du papillon, mais Les passions partagées me tient plus à coeur dans la mesure où je porte ce livre depuis plus de vingt ans et qu’il représente un bien plus grand effort de transposition.

    En lisant Louise Amour de Christian Bobin, je me sens partagé entre l’horreur et la tendresse, à l’image de ce que j’ai éprouvé à Lourdes, dans le bric-à-brac de superstition et de douleur si bien acclimatées par la religion catholique. Il y a là quelque chose de très particulier que le bon sens protestant, qui plus est calviniste et vaudois, ne gobera jamais, trop peu porté à quelque forme que ce soit d’idolâtrie. Quant au livre de Bobin, il se tient sur une arête très fine, à tout instant menacé de tomber dans le kitsch, mais l’écriture l’en préserve finalement même si je suis loin d’être réellement touché.
    Il en va tout autrement d’Une destruction de W.G. Sebald, qui nous fait renouer avec le sérieux de la littérature. Relevant de l’essai plus que de ses narrations habituelles, ce livre évoque le tabou qui a frappé, en Allemagne, les destructions massives subies, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par les grandes villes dont les populations civiles ont été massivement rasées. Autant Bobin fait dans le sublime, et jusqu’à l’écoeurement, autant Sebald nous rappelle dans quel monde nous vivons et quelle responsabilité est la nôtre.

    medium_Zinoviev.2.jpgQu’est-ce qui, en fin de compte, distingue l’idéologie du jeu des idées? Zinoviev prétendait lutter contre l’idéologie, alors qu’il y était empêtré jusqu’au cou, de même que Dimitri. De la même façon, lorsque je relis mes carnets de toutes ces années, jusque vers 1993-1994, je constate que j’ai été moi-même prisonnier de ce carcan de l’idéologie, à la fois dans ses incidences religieuses et politiques. Il me semble que j’en suis désormais libéré, du moins en grande partie. Est-ce à dire que je ne crois plus à rien? Tout au contraire.

    En lisant ce matin Vie de Samuel Belet, j’ai retrouvé, dans l’altération de la relation de Samuel avec Duborget, sous l’effet de la passion partisane, ce que j’ai personnellement ressenti par rapport à l’idéologie et à l’esprit doctrinaire, que ce soit à l’époque des Jeunesses progressistes ou quand Dimitri a basculé dans le nationalisme. En évoquant les discours de Duborget, Samuel remarque que « ça ronflait terriblement » mais « c’était le creux du tambour ». Samuel se reconnaît en outre « le goût des bases », et je partage cette position de terrien. Celle-ci suffit à pondérer tout élan relevant de la rhétorique ou de l’enthousiasme tournant à vide.

    Entrepris ce matin la lecture d’Adieu à beaucoup de personnages, où l’on voit Ramuz passer de la pleine pâte romanesque à la partie plus méditative de son oeuvre, que je suis très curieux de (re) découvrir.

    C’est aujourd’hui, à midi précise, que j’ai mis le point final aux Passions partagées, sur le mot de « beauté » . Aussitôt j’en ai averti mon cher éditeur, ma bonne amie et quelques amis. L’aboutissement de ce livre est important pour moi, car il marque à la fois un bilan de trente ans de vie plus ou moins bonne et la constitution d’une nouvelle base du point de vue de mon travail d’écrivain. (Ce 11 février)

    medium_Amos_kuffer_v1_.4.jpgUne histoire d’amour et de ténèbres d’Amos Oz me semble aussitôt un livre d’envergure. Il s’agit d’une vaste chronique familiale où l’on rencontre, sur l’arrière-fond d’Israël au début des années 50, les personnages de lettrés hauts en couleurs constituant l’entourage de l’enfant. Il y a d’abord le père, érudit et polyglotte, mais confiné dans un poste de bibliothécaire, puis il y a le grand-oncle Yosef Klausner, savant et vénéré dans les plus hautes sphères du pays, la grand-mère Shlomit obnubilée par la présence des microbes en ces terres « asiatique », le grand-père Alexandre vivotant de petits négoces mais toujours tiré à quatre épingles et se donnant de grands airs — et c’est toute une société composite qui apparaît en même temps, où l’on apprend que les kibboutzim, héros du jeune garçon sont en revanche très mal vus par une partie plus traditionaliste de la population, à laquelle ils apparaissent comme des révolutionnaires aux moeurs dissolues. Bref, tout ça vit et vibre dans un ample mouvement de remémoration.

    La lecture de quelques pages de la revue L’infini, signées Philippe Sollers et Gabriel Matzneff, ne me fait pas très bonne impression. Parlant du voile ou d’Epicure, Sollers me paraît assez plat et toujours fat. Quant à Matzneff, les bavardages narcissiques de son journal intime se diluent dans son insondable vanité. Monsieur est tellement content de lui-même. Mais suffit-il que Monsieur nous dise qu’il a couché avec X. mardi matin, Y. mardi soir et Z. le lendemain pour nous intéresser? Ce n’est pas mon sentiment.

    Ce que j’appelle l’état chantant, le Nô l’appelle la fleur.

    Ceci de Balzac: « Le monde est un bourbier. Tâchons de rester sur les hauteurs ».

    medium_Leautaud4.2.jpgDans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase et juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange très singulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironie douce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus». Je trouve cela vraiment épatant. Je voudrais être capable de cette netteté et de cette sécheresse émue, si j’ose dire. J’aimerais dire ainsi, ne serait-ce qu’à moi-même, ce que c’est par exemple que de se sentir vieillir et de se sentir à la fois plus faible et plus fort. A l’instant précis, à côté de petits enfants tout gais (la petite fille chantait tout à l’heure « vive la vie », je vois mon reflet dans la vitre du TGV, et j’y décèle un peu de mon père dans l’affaissement des traits, avec le sentiment intérieur d’être resté une espèce de jeune homme, n’étant jamais devenu le Monsieur que mon père fut dès ses jeunes années, portant cravate et costume décent.
    A propos des petites filles du compartiment voisin, une certaine nostalgie me prend au souvenir des si belles années que j’ai passées avec Sophie et Julie durant leurs premières années.

    Tout à fait juste ce que dit je ne sais plus quel personnage d’Amos Oz: que ce n’est qu’en soignant ses relations sociales qu’on progresse en société — cela même que je ne sais pas et ne saurai probablement jamais faire.

    Réveillé tôt ce matin, dans cet hôtel des Ardennes aux fenêtres donnant sur la forêt, et c’est avec intérêt que j’ai regardé un long reportage télévisé, sur Arte, consacré à la longue marche de François Mitterrand. Cela m’a rappelé que je n’avais jamais manifesté le moindre enthousiasme à l’égard du socialisme français — jamais vibré pour le peuple de gauche -, alors que le personnage me faisait plutôt horreur au commencement (son air mielleux de mandarin à chapeau mou) pour m’intéresser en revanche dès lors qu’il commença d’être détesté… Très français en somme, froid et dur, comme je ne les aime pas, l’homme de droite qui a appris le parler socialiste pour conquérir le Pouvoir et marquer l’époque de son empreinte. De fait, il y aura eu le Années Mitterrand, comme il y a eu les Années de Gaulle, alors qu’on ne parlera jamais d’années Giscard ou d’années Chirac. (Belgique, en mars)

    Au Royal Windsor. Plus feutré tu meurs. 6 euros le sachet de cacahouètes. N’aime pas du tout ça. Ni d’ailleurs les hôtels de luxe en général. Visité ce matin l’exposition Khnopff, dont les paysages (de la région parcourue avant-hier) me touchent profondément. Exactement le rapport de verts et de gris qui trouvent en moi le plus vibrant écho. Egalement une lumière, une matière d’une infinie délicatesse — notamment un sublime paysage sous la pluie.

    Expo Rimbaud à Bruxelles. Très intéressante. Emouvant de voir qu’après le coup de pistolet dont il a été la cible, Arthur retire sa plainte contre Verlaine, qui sera poursuivi d’office, Très malheureuse histoire, qu’on sent pleine d’amour et d’excès, d’alcool et de folies, de passion et de désespoir. Ensuite au Musée d’Ixcelles, où nous avons découvert, avec émerveillement, les dessins de Munch. Rarement le sentiment que chaque trait vit et vibre à ce point-là. Seule réticence à l’égard d’une certaine littérature symboliste. Mais de vraies fulgurances, par exemple avec ces dessins de chantier (Construction de la mairie) qui m’évoquent l’univers magique d’un Buzzati.

    Me sens un peu partagé à la lecture de Nostalgie de l’absolu de George Steiner, qui resitue les trois grands idéologies de la modernité (marxisme, freudisme et structuralisme) dans une même mouvance post-théologique héritée de la tradition biblique. Marx descend d’Esaïe, Freud de Moïse et Lévi-Strauss est lui aussi une espèce de prophète dont l’Apocalypse serait l’image dans le tapis… Or il est certain qu’il y a du vrai là-dedans, mais une fois de plus je sens l’auteur tirer la « couverture » au peuple élu, qui serait l’unique dépositaire de la Parole et du Livre, parangon de l’humanité choisie et sacrifiée par Dieu, enfant chéri et génial comme aucun, Kafka über Alles en quelque sorte…

    Il est clair que l’amour est une affaire de peau, mais c’est ne rien comprendre que d’en déduire qu’il est alors épidermique ou superficiel. Ce qu’il faut reconnaître au contraire, c’est la profondeur que révèle la peau.

    Le spectacle de nos congénères n’est pas toujours édifiant, selon les lieux que nous hantons. Ainsi de l’humanité des supermarchés ou des restoroutes.

    On dit parfois trop commodément qu’il ne faut pas juger. Et s’il le fallait parfois, justement?

    Le printemps revient, avec ce qui semble une embellie propre à débarrasser la montagne de sa vieille neige. A Vilnius commence le procès de Bernard Cantat, dont le beau visage irradie la peine, en contraste avec la face verrouillée par la haine de la mère Trintignant, busquée par esprit de vengeance et cherchant la publicité des hyènes médiatiques. (Ce 16 mars)

    Les troubles ont repris au Kosovo. Rien d’étonnant à cela: rien n’a été pacifié. Après la chape du communisme, la chape de l’OTAN n’est pas une meilleure solution à long terme, et l’on va forcément vers de nouveaux déplacements de population — cela semble inévitable. Dans la foulée, je lis cinq pages terribles, dans Le Nouvel Observateur, sur Srebrenica, où sont détaillés les témoignages de ceux qui l’ont ordonné et exécuté. Cette fois ce ne peut plus être de la propagande: ce sont les faits. Ce fut un massacre ignoble, et je suis triste que ceux que je disais mes amis le nient ou le justifient. Puissé-je ne jamais l’oublier.

    medium_Bush.jpgLa seule face de George W. Bush, de poulet de batterie en costume de ville, suffit à me convaincre de l’imbécillité du gouvernement actuel des Etats-Unis. Comme un Carter paraît humain, sympathique et intéressant, à côté d’une telle nullité. Ce qui est tout dire…

    J’ai lu ce matin, dans Le Temps, l’interview de ce professeur et essayiste tunisien, Abdelwahab Meddeb, qui m’a saisi par sa bonne foi et la justesse de sa position, absolument nette et intransigeante à l’égard des intégristes et, surtout, de toute la dérive islamiste fondée sur le ressentiment, l’humiliation et le rejet de toute responsabilité sur l’Occident. Rarement j’aurai ressenti, comme à « entendre » cette voix, le sentiment d’avoir affaire à un ami possible et pas à un ennemi larvé comme si souvent avec les intellectuels musulmans, à commencer par Tariq Ramadan, nommément mis en cause par Meddeb comme « crypto-islamste »

    Assez intéressé par le nouveau livre de Michel Layaz, La complainte de l’idiot, qui marque un remarquable progrès de l’auteur en dépit de la lourdeur de certaines phrases et de certains détails fleurant encore la niaiserie juvénile.

    Il a reneigé sur les fleurs. La saison nous pèse. Mais je m’amuse, ce matin, en lisant De l’onanisme du fameux Dr Tissot. Dans sa préface de cuistre, Christophe Calame parle de la « grande modération » du toubib, alors que celui-ci attaque aussitôt le « crime abominable » de la masturbation. Calame argue du fait que Tissot se réclame, plus que du puritanisme chrétien, de la mesure des Romains, contre la fureur de l’obsédé sexuel, mais ça n’y change rien: le discours du toubib est lui aussi furieux, qui décrit les maux abominables découlant de toute perte de semence, non seulement par masturbation mais au fils des pollutions nocturnes et finalement de tout rapport sexuel. Au nombre des « châtiments » qui menacent le criminel, plus que l’opprobre divin, Tissot dénombre avec délices la consomption dorsale et l’affaiblissement général, la gangrène du pied et la perte de la vue, le rejet de matières calcaires et autres misères non moindres. Et c’est ça que notre calamiteux préfacier taxe de modération…

    Achevé La guerre dans le Haut-Pays. Très belle variation montagnarde sur le thème de Roméo et Juliette. Ramuz avait 35 ans. La Grande Guerre suivit. Au conflit succède la paix sous l’indifférence du ciel au bord duquel fleurit une gentiane bleue.

    medium_Cavalier.jpgJ’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien. Elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale. Elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle prépare elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage de Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son « métier de fleurs » depuis la guerre. Ell a « appris la fleur » à Paris. Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant. Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.

    Très intéressé, ces jours, par la lecture de Jésus après Jésus de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, où il est question des origines du christianisme. La démarche est remarquable, qui consiste à soumettre les écrits bibliques à une douzaine d’exégètes de toutes tendances avant d’en tirer un commentaire suivi, avec ses oppositions et ses variantes. J’ai sous la main les épisodes consacrés principalement à la vocation de Paul et, ensuite, aux phrases terribles contre les juifs qu’on lui prête dans son épître aux Thessaloniciens. Les auteurs montrent bien comme l’histoire sainte s’est racontée « couche après couche », des sept épîtres de Paul, qui sont les plus anciens écrits du christianisme, aux Actes datant de 80 ou 90. Ils rappellent qu’aucun évangéliste n’a connu le Christ de son vivant, que Marc écrit le premier (vers 70), que Luc et Matthieu reprennent et corrigent avant que Jean donne la dernière main (vers 90 ou 100). Tout cela ne cesse de me conforter dans le sentiment que l’histoire du Christ est celle que l’homme, inspiré par l’esprit saint, se raconte à lui-même pour devenir meilleur que lui-même, sans échapper à ses contradictions et à ses tentations d’être meilleur que les autres et de leur en imposer la conviction…

    Si j’en reviens à présent à l’essai de Béla Grunberger, Narcissisme, christianisme et antisémitisme, c’est pour mieux percevoir, malgré le réductionnisme de cet essai, ce qu’il apporte d’intéressant par rapport à l’hybris personnel et national. Il est certain que la tendance extatique liée au narcissisme est une constante, mais à celle-ci ne se limite pas le christianisme, qui est aussi une religion de fraternité et une eschatologie. Le travail des exégètes me passionne, parce qu’il rompt avec l’illusion d’une parole tombée du ciel et qui ne se discute pas. Mon ami Gérard continue de le croire en ânonnant ses convictions établies une fois pour toutes, mais c’est un oreiller de paresse — il ne veut pas savoir, comme on dit, et c’est pourquoi la conversation est devenue bien difficile entre nous.

    Je suis touché par la qualité de présence de certains êtres. Tel Alain Cavalier en son portrait filmé par Jean-Pierre Limosin, qui me fait penser que notre rencontre comptera plus que d’autres. Il y a, dans son approche du monde et des gens, quelque chose de profondément religieux. Il vit tout simplement dans un lieu qui se vide peu à peu de ses objets, et l’on sent qu’il n’y a rien d’affecté (comme ce l’est chez un Chessex) dans ce progressif désencombrement. On sent que c’est quelqu’un de concentré. A un moment donné, il se trouve dans la rue, à Montparnasse, et il désigne toutes ses choses, qu’il trouve « magnifiques » mais qu’il lui est impossible de filmer, parce qu’il y a trop de tout. Comme je comprends cela. Sa façon, en outre, d’approcher les femmes de ses portraits en dit long sur sa richesse intérieure et la générosité de son accueil. J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc. Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter.

    Les montagnes toutes sculptées dans le blanc de la neige sur fond bleu laiteux. Je poursuis la lecture de Raison d’être en redécouvrant la vigueur féconde de cette autocritique du Vaudois aboutissant à une recherche d’un nouveau départ sur sa terre.

    Cookie Allez me disait l’autre soir qu’elle aime les gens, et c’est aussi mon cas. Je partage en outre son point de vue selon lequel les écrivains se divisent en deux catégories: les généreux et les autres.

    medium_Cezanne7.jpgEn lisant L’exemple de Cézanne, je me dis que ce pèlerinage aux sources du peintre est pour Ramuz un repérage de sa propre situation, de sa solitude et d’une même ambition inaperçue, nimbée de silence. Il y a ceux, d’un côté, qui ont leurs stèles et leurs bustes, et puis il y a Cézanne qui se fond dans le pays de Cézanne, Cézanne qui s’est agrandi par son oeuvre aux dimensions d’un pays, Cézanne que Ramuz retrouve partout dans ce pays qui est lui-même comme un agrandissement de son pays à lu

    Je me dis ce matin que Dieu doit se sentir aussi seul que moi, avant les premiers chants d’oiseaux. Le monde est si froid avant les premiers chants d’oiseaux…

    Je regarde ensuite d’autres Portraits d’Alain Cavalier, dont la seule vision m’apaise. J’ai tenu à revoir La rétameuse en entier, si beau personnage de la femme du peuple par excellence, puis j’ai découvert La brodeuse, un peu plus bourgeoise évidemment. Or ce qui me touche le plus chez toutes ces femmes est l’attachement qu’elles manifestent à leur métier et la classe de chacune, procédant de ce qu’on appelle l’aristocratie naturelle. Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.

    Dans le TGV de Paris. Le jour se lève sur l’arrière-pays enveloppé de brume. Nuages roses sur le Jura mauve foncé. Douces courbes des chemins le long des pentes ascendantes du Jura. Je quitte mon pays. Et lisant le Jésus après Jésus de Prieur et Mordillat que je vais rencontrer demain, j’en viens à me demander s’il est conciliable de pratiquer l’exégèse et de garder la foi.

    Me rappelant tant de voyages à Paris, je me dis aussi que jamais je n’aurai cherché à y percer d’aucune façon. J’aurais pu me pousser au Magazine littéraire et chez les éditeurs, mais jamais je n’en ai eu envie. Dimitri me le recommandait mais non: jamais cela ne m’a semblé un parcours qui me conviendrait. Et d’ailleurs il en va de même en Suisse romande pour ce qui touche aux relations utiles que j’aurais pu me faire: jamais je ne les ai soignées ni entretenues.

     Toujours une certaine excitation à retrouver la grande ville, et plus précisément Paris, dont j’aime les rues et la population. Je me suis toujours senti à l’aise au Quartier latin, et maintenant plus que jamais, même si je m’y pointe de plus en plus rarement faute de rencontres vraiment intéressantes qui s’offrent désormais.(Au Luxembourg).

    Passé la matinée avec Alain Cavalier, à une table du Mondrian, juste en face de la librairie polonaise du boulevard Saint-Germain. L’homme est exactement tel qu’il apparaît dans le portrait de Jean-Pierre Limosin, en plus simple encore et plus direct, avec dix ans de plus mais il me semble que nous avons presque le même âge. En outre, j’ai découvert un excellent connaisseur de littérature et un passionné de Simenon, qu’il connaît sur le bout du doigt. Bref, il me semble que nous pourrions devenir des amis. Après avoir longuement parlé de son travail, il a montré autant d’intérêt spontané pour les jeunes cinéastes dont je lui ai parlé que pour mon livre à venir. Pas trace chez lui de pose ni de tricherie. Un vrai comme je les aime. Je vais tâcher de cultiver cette relation dans le sens d’une amitié. (ce 1er avril)

    Parlé ce matin, avec Alain Cavalier, de ce que dit l’un des personnages de Lettre à mon juge, l’un des romans de Simenon qu’il aurait aimé adapter au cinéma, à propos de l’alcool, représentant une sorte de recherche d’un autre monde moins dur et moins insensé que le nôtre, et il m’a alors raconté que lui aussi avait passé par là il y a une dizaine d’années.

    Tout est vivifiant de ce qui participe du rayonnement de la personne, et les autres y tiennent un rôle primordial.

    C’est un film écoeurant que La passion du Christ, que je n’ai pas eu la force, ce soir, de regarder jusqu’au bout. Tout y est centré sur la violence, représentée avec une complaisance bonnement sadique. Les Juifs sont aussitôt caricaturés, de Judas le traître cupide au grand-prêtre Caïphe, en passant par l’assemblée du Sanhédrin et par toute la foule grimaçante et grotesque. Je me rappelle à l’instant ces prêtres, et même des rabbins, qui tâchent de se rassurer en prétendant que ce film n’est pas antisémite. Or si rien n’y est dit à la lettre en ce sens, tout y est montré et les images parlent, les images vocifèrent. Seulement, n’est-ce pas, en période de rapprochement des communautés, il serait désobligeant de monter en épingle l’antisémitisme de cette version, qui est celle-là même du christianisme séculaire, des pères de l’Eglise à Luther sans oublier le catholicisme dogmatique… Pour ma part, je suis rentré complètement abattu à l’hôtel, où j’ai eu bien de la peine à trouver le sommeil.

    Alain Cavalier, à propos de ce film, me disait qu’il lui semblait impossible de mimer la douleur au cinéma. Dès qu’il voit du sang, il pense à l’accessoiriste qui en rajoute une giclée.

    A propos de Cézanne, j’ai trouvé ce matin, chez Gibert Jeune, ce petit recueil de propos au nombre desquels je note aussitôt ceci que je contresigne, sur le travail qui est « le seul refuge où l’on trouve le contentement réel de soi ». (A Paris, en mars)

    C’est en France que le discours politique me semble le plus terriblement cela: du vent, et qui ne soulève que de la poussière.

    Les prêtres, ou ce qu’il en reste, voudraient conserver la haute main sur l’espace Dieu. Qu’on leur laisse cette consolation bonnement administrative. Eugen Drewermann les a bien nommés: fonctionnaires de Dieu.

    Je me force un peu à dire du bien d’Ensemble c’est tout, le dernier pavé d’Anna Gavalda (plus de 600 pages…) qui me semble tout de même un peu téléphoné. Cependant je crois la bonne dame honnête, contrairement à tant de faiseurs au goût du jour, et je préfère l’attention amicale qu’elle manifeste aux gens ordinaires, dont elle observe si bien les comportements et capte si finement le parler, aux stories creuses qui envahissent les rayons des librairies ou à la littérature blanche n’intéressant que les profs et les critiques exsangues.

    Dans Le grand printenps de Ramuz, une page sur la souffrance « à distance » de la Suisse me fait bondir. Cette façon de suggérer que les Suisses ont autant souffert, moralement, que ceux qui étaient au front, me paraît indigne de lui. Tout à fait l’attitude stigmatisée par Pankowski dans Le thé au citron, que j’ai citée dans Les passions partagées.

    Impressionné, ce matin, à la lecture du Paul Cézanne d’Elie Faure. En trente pages tout est dit. Dit bien la jeunesse sensuelle dans une Provence à l’antique, avec Zola et d’autres compères. Puis l’essai de Paris, non concluant pour lui, et le retour. Le père banquier, et contre celui-ci le choix de l’art. A l’école de Pissaro, toute la peinture de l’époque revécue, compagnon de route des impressionnistes et ensuite le chemin solitaire, revenu en Provence en 1870. Alors la vision de quelque chose qui s’ébauche enfin loin de tous, à partir d’une relation terre à terre: «Il y avait en lui-même de si profonds, de si confus désirs, que le bruit environnant l’empêchait de les entendre. La solitude seule pouvait le renseigner en lui permettant de regarder jusqu’au fond du propre mystère qu’il promenait autour de lui dans le mystère universel.»
    Or, en lisant cette histoire de retour au vrai pays, qui est celui de la poésie et de l’art, je vois mieux ce que j’ai perçu en lisant il y a quelque temps L’exemple de Cézanne, Ramuz ayant fait le même aller-retour à trente ans d’intervalle.

    Ce que nous savons du rabbi juif Iéshoua est peu de chose. Une biographie tenant en moins d’une page, disait déjà Bultman. Quelques paroles qu’on suppose avérées, et c’est à peu près tout. A part quoi le portrait du personnage, son message, ses actes et ses enseignements reposent à peu près entièrement sur des logia et autres témoignages de seconde main, contradictoires sur des points fondamentaux. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament comporte 360.000 variantes. Et pourtant tel exégète juif le disait bien : il y a là-dedans une voix unique…

    La (re)lecture du Maître et Marguerite me fait retrouver la joie des grandes lectures où l’esprit est à la fête autant que tous les registres de la sensibilité et de l’imagination, avec la satisfaction sous-jacente qu’une grande cause est quichottesquement défendue. Me donne envie de revenir au roman et à la satire, impatient de brocarder l’asile de fous dans lequel nous vivons.

    Je repense au sens de cette série télévisée consacrée à L’Origine du christianisme, dont j’ai regardé hier soir les deux derniers épisodes. Cela débouche sur la tendance chrétienne à s’affirmer le Verus Israël et sur les débuts de la construction, dans la littérature chrétienne, d’un Juif imaginaire. Mais le christianisme se réduit-il à cela? Bien sûr que non. La difficulté, pour nous autres qui tâchons de nous y retrouver par delà les images du Christ et du christianisme qui se sont superposées à travers les siècles, consiste à dégager le sens de tout cela et ce qui nous en reste aujourd’hui. Qu’est-ce que le christianisme par rapport au judaïsme? C’est, à mes yeux, l’élargissement de la loi biblique, jusque-là réservée à un peuple, à tous les peuples du monde, et l’émancipation de la personne par rapport au Père, à la tribu et à la nation. Le mérite de l’exégèse est de revenir au texte et à sa formation, dont l’examen est rarement serein. Il suffit que je parle avec certains amis croyants (Gérard, Alain) pour constater que les textes du Nouveau Testament (et notamment en ce qui concerne les miracles ou les phénomènes surnaturels tels que la conception virginale du Christ ou sa résurrection) ne sont pas abordés avec la même objectivité que lorsqu’il s’agit des prodiges de l’Ancien Testament. On peut être croyant tout en étant convaincu que le Déluge et l’ouverture des eaux de la mer Rouge sont des métaphores poétiques, alors que la marche du Christ sur les eaux ou la multiplication des pains sont revendiqués comme des faits réels. Cette attitude procède, à mes yeux, d’un matérialisme à coloration mystique. Tout un courant du catholicisme est fondé sur cette base à mes yeux païenne, et le mérite de l’exégèse est de montrer que cela n’est qu’une interprétation d’un courant du christianisme, alors qu’il en est d’autres.
    En écoutant hier soir les savants s’exprimer à propos des conséquences de la destruction du Temple, et plus précisément de l’émancipation du mouvement spécifiquement chrétien, je me disais qu’à un moment donné l’on se perdait, entre les tenants originels de cette histoire, disons jusqu’à Paul et Jean évangéliste, et les aboutissants des églises et autres confessions contemporaines, dans un labyrinthe inextricable dont seules quelques trajectoires, déclarées les seules et uniques par les uns et les autres, nous apparaissent aujourd’hui dans leur continuité. La trajectoire catholique romaine. La byzantine. La rupture protestante. Toutes trois mêlées à l’histoire, avec son lot d’affrontements plus ou moins meurtriers, tandis que le judaïsme rabbinique se développait en retrait, si l’on peut dire.
    Je vois bien, pour ma part, ce que j’ai hérité de bon de tout ça. Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. C’est l’Ami. Le Fils de Dieu, à savoir une personne à notre hauteur, mais également revêtu d’une cuirasse divine le protégeant de toute corruption. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger. Vignettes d’école du dimanche. Mais au quotidien cette figure nous tenait lieu de repère par ses actes et ses conseils. Le Sermon sur la montagne évidemment, que j’ai longtemps cru l’invention de Iéshouah, alors qu’il relance le Lévitique. Et les paraboles.
    Un besoin d’idéologie, à un moment donné, m’a porté vers le catholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier étonnement: ce prêtre qui me dit que la conversion pouvait se résumer à une discussion dans un bar. Auto-dérision ou méfiance à l’égard d’un élan jugé peu fondé de ma part? Je ne sais. En tout cas jamais, de la part de cet abbé, le moindre signe de compréhension ni le moindre intérêt réel à l’égard de ce que je vivais, sauf au plus bas étage du trouble narcissique. Là d’ailleurs une piste vers l’hybris personnel…
    L’orthodoxie aussi m’a attiré à un moment donné, mais de manière purement intellectuelle et littéraire, sous l’influence surtout de Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale, les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou les doctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Un autre père et une autre mère, d’autres grands-parents et ma religion eût surement été tout autre…

    Lisant tout à l’heure les notes biographiques et historiques en marge de l’édition critique du Maître et Marguerite, mon coeur s’est serré au rappel de tout ce qu’a subi Mikhaïl Boulgakov. Et dire que, dans de si terribles conditions, il a eu encore la force de mener à bien la composition de cet extraordinaire roman… Inversement, nous sommes libres et repus et vivons dans un véritable désert spirituel, où la littérature fait au mieux figure de noble ornement, le plus souvent de divertissement ou de faire-valoir social.

    Après avoir appris, ce matin, que Georges Haldas était le lauréat 2004 du prix Edouard-Rod, ce qui m’amuse fort quand je me rappelle les vilenies que Chessex m’écrivait à propos de notre ami, j’ai rendu hommage à celui-ci dont je n’ai plus parlé depuis des années, étant également en pétard avec lui, par sa seule faute. Il est probable que jamais nous ne nous reverrons, mais je lui reste très reconnaissant pour son oeuvre, dont je parle à maintes reprises dans Les passions partagées.

    Le maelström du Maître et Marguerite me fascine d’autant plus qu’il est essentiellement sous le texte. Le texte est chatoyant et délirant tout en restant totalement maîtrisé dans son expression, mais on sent dessous une guerre beaucoup plus rigoureusement engagée. Il y a là réellement une grande intelligence et un sens artistique exceptionnel.

    Ne jamais se laisser entamer par le découragement bête. N’attendre rien de personne. Travailler pour le plaisir.

    J’envie Lawrence Durrell d’avoir trouvé, en Henry Miller, un véritable interlocuteur littéraire et un ami de longue durée. J’ai de bons répondants affectifs ou amicaux, avec ma bonne amie, Bernard et quelques amis, mais je n’ai point d’interlocuteur qui me suive et me résiste, me stimule et me relance et que je puisse stimuler et relancer.

    L’écriture est le seul lien profond et continu de ma vie réelle. Tout le reste appartient à une sorte de pseudo-réalité, que la plupart des gens considèrent comme la réalité la plus réelle.

    Très intéressé par ce que dit Ramuz de l’aspiration religieuse de Baudelaire. Me sens immédiatement touché par cette réflexion, alors que les phrases anti-religieuses d’un Raoul Vaneighem, l’autre soir, m’ont tout de suite paru si creuses et si plates.

    Je pense à un roman possible que je pourrais intituler Les bonnes âmes, parce que c’est essentiellement de cela qu’il s’agirait. Il s’agirait de trois femmes incarnant la générosité, la fidélité et la douceur, contre le magma de bruit et de fureur du monde actuel. Une île de sérénité dans l’océan de laideur et d’agitation. Un livre que je voudrais baigné de la tranquillité songeuse des lumières des portraits d’Alain Cavalier. Je vois un livre de rencontres avec trois femmes que j’ai aimées « sous le regard de Dieu ». Ce sont les trois grâces et les trois parques, si l’on veut: celle qui donne la vie, celle qui tricote et celle qui coupe le fil, mais bien d’autres choses encore.
    (Mardi 27 avri)l.

  • Florence et le veau d'or

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    Une lecture de La Divine Comédie (17)

    L'Enfer, Chant XVI. 7e Cercle. Violents contre la nature (sodomites). Décadence de Florence consécutive à la cupidité du capitalisme naissant…

    L’extravagant culot de Philippe Sollers, consistant à signer de son seul nom un ouvrage intitulé La Divine Comédie, alors qu’il ne s’agit en somme que d’entretiens sur Dante avec Benoît Chantre, contraste de beaucoup avec l’humilité immédiatement affichée par Giovanni Papini au début de son admirable Dante vivant, où il s’excuse de n’être qu’un pou devant le poète.

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    Très intéressante aussitôt : la façon de l’écrivain italien de battre en brèche, comme l’a fait John Cowper Powys, l’image d’un Dante magnifié et glorifié jusqu’à l’idéalisation, avant d’être dénigré par contrecoup, pour en dégager le mélange de génie poétique incontestable et de probable misère humaine, avec le portrait d’un homme immensément orgueilleux, intransigeant à outrance, ombrageux et misanthrope, au moins dans son âge mûr, après avoir été un jeune homme dissipé et volage dont les frasques de jeunesse laissent à penser qu’il sait de quoi il parle quand il détaille les multiples penchants de la nature humaine.

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    On voit bien que Sollers est mal à l’aise devant le puritanisme de Dante, comme pourraient l’être une foultitude de sodomites de notre temps constatant le sort que le théologien-poète furieux leur réserve, les faisant courir affolés entre sables brûlants et fleuve de sang, sous un ciel d’où pleuvent les flammes du feu de Dieu…

    Dante fut-il une sorte d’homophobe à la sévérité exacerbée par ses propres désirs, comme on l’a dit de l’apôtre Paul à propos de ses fulminations de la lettre aux Romains ? C’est plus que douteux. Sa condamnation de la violence « contre la nature », que représentent les sodomites, est certainement d’ordre métaphysique plus que moral, même si sa conception de l’ordre communautaire, essentiel, participe de la morale sociale dont il va fustiger, dans ce Chant XVI, la décadence en sa chère Florence. Par ailleurs, on ne manquera une fois de plus de remettre les jugements de Dante « dans leur contexte », comme on dit.

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    De même que l’hérésie est condamnée par lui sans appel (à commencer par l’épicurisme…) pour des motifs essentiellement théologiques, sur fond de bûchers, la luxure en général (avec pas mal de nuances au demeurant) et la sodomie en particulier, autant que la simonie et la sorcellerie, sont jugées à l’aune de la présumée « justice divine » déclinée par Rome. Dès lors, on serait bien sot de lui en faire le reproche « politiquement correct », comme certaines lesbiennes anglaises ont reproché à Shakespeare de prôner la seule hétérosexualité en offrant une Juliette à Roméo et pas un partenaire bisexuel ou homo à option…

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    Ensuite, ce qu’on constate une fois de plus dans le fracas grandissant du Chant XVI (une cataracte d’abord mugissante comme un rucher d’abeilles, devenant ensuite tonitruante), c’est que les damnés du 3e « giron », jetés là pour le même péché « contre la nature », n’intéressent pas tant le poète pour ce détail que pour leur qualité de grands Florentins qu’il a parfois admirés de leur vivant et qui l’interrogent sur le sort actuel de leur cité.

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    Or l’un des grands thèmes de Dante, touchant à la vie organique de la communauté humaine et à son salut, ressurgit ici dans l’évocation par le poète de la décadence florentine liée à l’apparition du nouveau capitalisme, avec le « florin », qui lui fait répondre à ses concitoyens de la manière la plus claire : « La gent nouvelle et les gains trop soudains / ont engendré orgueil et démesure, / Florence, en toi, et déjà tu en pleures »…

    Giovanni Papini. Dante vivant. Bernard Grasset, 1934.

  • Le mentor damné

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    Une lecture de La Divine Comédie (16)
    L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites à la cuisson. L’ombre chère de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prédiction de son vieux maître.

    Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthèse de sa lecture de La Divine comédie que nous trouvons dans Les plaisirs de la littérature, il faut « débarrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais même pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prône catholique.

    Et de viser plus précisément ses compatriotes: "À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la déplorable habitude de parler de lui avec une espèce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santé de Goethe et surtout la générosité de Rabelais.

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    Car il y a pour tout "esprit bien né" - selon l'expression même de Dante -, infiniment plus de magnanimité, d'humanité et de charité évangélique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute La Divine Comédie".
    Or, si Powys exagère comme souvent, il y a du vrai là-dedans, qui nous éloigne de l'Eglise pour nous rapprocher de l'Evangile...
    Comme je l’ai noté déjà, on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens théologique ou métaphysique du terme, sans adhérer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poète, artiste et amoureux, dans la mesure où son génie déborde largement des cadres de la philosophie médiévale et de la foi catholique.

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    Or, on le sent à tout moment partagé et, quoique soumis à la terrible « justice divine », ou à ce qu’en ont fait les hommes, saisi de très humaine tristesse à la vue de ceux-là même qu’il « case » en enfer par soumission à sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tiré par une ombre en laquelle il reconnaît son mentor, le grand « humaniste » Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissé au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend éternel ».

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    Brunetto aura-t-il serré de trop près les éphèbes dont il avait la charge ? On n’en saura guère plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant élève le range au nombre des sodomites condamnés à processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrêt lui vaudrait un siècle de tortures particulières, précise Brunetto lui-même…), quitte à lui faire sentir sa compassion.
    Quant à Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilé en France après la défaite des siens, il prédit à Dante « tant d’honneur /que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allées du pouvoir.

    Plus émouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a été ambassadeur), la requête que fait le damné avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon Trésor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion à son œuvre principale, rédigée en français et intitulée Li Livres dou tresor et constituant une manière d'Encyclopédie ».

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    En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poète entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique.
    « Ce qui échappe à sa philosophie médiévale et à sa foi catholique, c’est son génie imaginatif, sa façon particulière de réagir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phénomènes de la nature, à la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse « pulsion sexuelle » qui en chaque être humain est excitée par la cruauté. Ce qui en revanche n’aurait pas changé, s’il avait été un libre penseur comme Lucrèce, avec une philosophie complètement étrangère à toute religion, c’est sa personnalité unique, avec sa pénétration inquiétante et surhumaine, son exquise tendresse, son réalisme féroce, son dédain sauvage, son imagination intense, sa cruauté sadique, et, par-dessus tout, son goût aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».

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    Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie à tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une étape, au-delà de laquelle s’ouvre ce lieu de pondération qu’est le Purgatoire, tout à fait étranger aux protestants, et le Paradis où Béatrice tricote un nouveau bonnet pour son poète méritant…

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    John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littérature (de fabuleuses synthèses sur La Bible, Homère, Dostoïevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, Cervantès, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Age d’Homme, 1995.