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voyage - Page 2

  • Connections et coupures

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    Lettres par-dessus les murs (35)

    Dhaka, ce dimanche 18 mai.

    Cher JLs,

    Je t'écris à toute vitesse, depuis le seul ordinateur qui fonctionne encore à Dhaka - le seul que je connaisse, du moins, celui des quatre ordinateurs de la bibliothèque de l'Alliance Française qui n'est pas squatté par un quelconque malotru désireux lui aussi de consulter ses mails. Bien, je suis installé, j'ai exactement 2 minutes et 30 secondes avant la prochaine coupure de courant, ça devrait être assez pour copier coller la lettre écrite cette nuit. Sauf qu'il n'y a pas de prise USB ici, bon, je demande à ce brave Zia de brancher cette clé sur son ordinateur de médiathécaire-en-chef, et de transférer le bastringue sur celui-ci, avec l'image jointe, Zia rapide comme l'éclair s'exécute sauf que bon, problème de compatibilité, m'explique-t-il, ça ne marche pas. Tant pis pour les mots d'hier, je te parlais des coupures d'électricité justement, vues depuis le petit balcon, la nuit, comment les grands immeubles soudain disparaissent dans le noir, instantanément, comment les générateurs se mettent à ronfler, ensuite, comment quelques fenêtres s'illuminent à nouveau, progressivement, des lueurs vacillantes, tremblantes comme le néon qui hésite à trouer les ténèbres.

    J'ai imaginé une solution, pour cette ville surpeuplée, trop gourmande en énergie. Il faudrait en faire deux villes, une qui vivrait le jour, une qui vivrait la nuit, les travailleurs prendraient la place des dormeurs, les gens de la ville nocturne ne connaîtraient pas ceux de la ville diurne, et vice-versa, ce seraient deux villes de huit millions d'habitants chacune; surperposées l'une sur l'autre, ça me semble être une très bonne idée, la seule possible même, avant que tout ceci ne s'effondre. Arrête tes spéculations idiotes, dit ma douce, il faut aller faire les courses, les bébés n'attendent pas et n'ont que faire de tes révolutions urbanistiques. OK, on file, mais je joins l'image qui elle a pu être copiée. Elle est tirée de la première expo de Bruno, il avait parcouru les rues de Dhaka à la recherche des traces de vie que le temps a laissé sur les murs, où les restes d'affiches bataillent avec les graffitis... Nous en avons fait un projet de livre ensuite, quelques-unes de mes impressions, mises en regard de ses murs, je t'enverrai ça aussi, si l'Electricité le veut. A très vite, ou dans mille ans…

    1327774546.JPG A L’Atelier, ce 18 mai, entre deux averses, soir.

    Cher toi,

    Ton idée de villes superposées me fascine, dont je m’étonne que notre chère Serena ne voie pas quel formidable occasion elle manque là de voir son improductif poète relancer la fortune du couple tout en participant au progrès de l’Humanité. Ah nos réalistes moitiés ! Quand je pense à ce que nous aurions gagné, pour notre part, à la finalisation de mes projets techno-poétiques dont tu connais les prototypes, du mnémoscaphe ou de l’oniroscope amélioré ! « Pauvres poètes travaillons ! » disait Blaise Cendrars lorsque  sa compagne, en pleine composition, l’envoyait chercher un pack de Pampers au Monoprix du coin, mais notre amie la Femme ne mérite-t-elle pas tant de sacrifices ?

    Enfin nous avons le loisir, entre mecs, d’échanger nos grands projets idéalistes. Le tien en tout cas se distingue absolument d’applications sordides issues de la même idée, telle qu’appliquée en Orient extrême où des ouvriers de la nuit sont logés dans les mêmes cages à dormir que de ouvriers du jour, en alternance permettant au proprio de cumuler les loyers. Perversité javanaise ou japonaise ? Nullement, car un négrier de nos contrées avait imaginé le même type d’exploitation, dans les années 60, en logeant le personnel diurne et nocturne d’un hôtel ***** de la Riviera vaudoise, dans les mêmes grabats et les mêmes draps sans que nul hôte (et tu connais la délicatesse des hôtes de nos palaces) ne s’en doutât évidemment. On n’a rien inventé en matière mauvaise, dit la sagesse des peuples, consciente aussi de ce que tout reste à inventer en matière bonne. Et là, vraiment, ta mégapole à étages respire la bonne volonté de l’urbaniste soucieux des aises de ses semblables et déjà, par l’imagination, j’entends d’ici le ronflement de bonheur des foules bengladies roupillant.

    Quant au courant alterné sur lequel tu surfes et souffres, je le subis à ma façon. Je t’ai déjà dit que les murs de mon nouvel Atelier ne laissaient point sortir le moindre minibit, aussi suis-je obligé cet après-midi de t’écrire sur un banc du quai tout proche en ne discontinuant de surveiller le ciel orageux. D’ailleurs un vent soudain m’annonce l’arrivée d’une probable nouvelle averse, donc j’abrège. Juste te dire encore que l’image de ton ami Bruno constitue le plus somptueux palimpseste diachronique de notre époque à la fois actuelle et virtuelle. Mais la goutte qui me tombe à l'instant sur le nase n’a rien de virtuel : ce sera mon point final, ciao tous…     

    Images : Bruno Ruhf, les Murs de Dacca. Gustave Courbet, Coup de vent sur le Haut-Lac.

  • Dans le bleu du Temps

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    Lettres par-dessus les murs (34)

     

    Dhaka, le 14 mai 2008.

     Cher ami,

    Ne t'inquiète pas, le temps ici s'écoule différemment, l'humidité de l'air freine les aiguilles des montres, empâte même les cristaux liquides de nos écrans, tu peux me répondre dans mille ans, ça ne ferait aucune différence. Je te parlais il y a quelques semaines du sentiment de perte de repères que peut provoquer l'Asie, le sous-continent indien ou le Bengale, c'est ce que j'éprouve depuis notre arrivée, comme si j'avais constamment un morceau de hash sous la langue, ou une feuille de kat. Rajoute à cela l'émotion de revoir les vieux amis, qui ont la bonne idée d'habiter d'un bout à l'autre de cet embouteillage monstrueux qu'est Dhaka… un jour, je le jure, nous irons vivre dans un pays ou l'on pourra rouler jusqu'à épuisement de l'essence, sans personne pour nous arrêter, sinon un gentil feu rouge de temps en temps. Tout est difficile ici, et donc tout prend de la valeur, un kilo de mangues ramené du marché, quelques couches pour bébé de 7 à 12 kilos… Tout prend de l'énergie, le moindre geste, levez la main pour héler un rickshaw, vous voilà trempé des pieds à la tête. Tout prend du temps... Achetez un shawarkamis, ou un t-shirt imprimé, on mettra plus de temps à vous les vendre que vous à les choisir. Observez comment le stylo, doucement, avec élégance et retenue, trace sur l'inutile facture les lettres rondes, les tirets et les jambages, et puis la quantité, et puis le prix. Sur une calculatrice on fait la somme, par deux fois, on vérifie, on s'inquiète, on reporte enfin le total. Attendez patiemment qu'on cherche dans un autre quartier la monnaie de votre petite coupure. Restez calme. Demandez-vous pourquoi ils vendent encore ces mêmes allumettes, dont le souffre humide s'effrite contre la boîte. Ailleurs, plus tard, commandez deux thés glacés. Le serveur prend la commande, qu'il note soigneusement, qu'il répète, pour être bien sûr, qu'il répète encore. Deux. Thés. Glacés. Glacés, vous êtes sûrs, c'est bien ça ? Oui. Deux, donc. Ensuite il disparaît derrière le petit comptoir, on entend des palabres, des discussions, des négociations. Une demi-heure plus tard deux verres sont posés sur le comptoir, et remplis avec une précaution extrême, on rajoute à la fin une goutte ici, et puis une goutte là, et encore une ici, on se penche pour vérifier que le niveau des deux verres soit absolument égal. On vient les apporter, on les pose sur la table, avec cérémonie, on les ajuste avec précision, il faut qu'ils forment avec le cendrier un triangle équilatéral parfait. Ce sont bien deux thés glacé, ce qui tient un peu du miracle, je craignais cinq chocolats chauds ou pire encore – et nos deux mains avides viennent attraper les verres, deux mains de barbares assoiffés qui les vident cul sec et sans autre forme de politesse.

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    J'ai toujours dans la tête la musique rocambolesque d'Un Barbare en Asie, quand j'essaye de raconter  le Bangladesh… nul mieux que Michaux n'a su rendre l'élégance des Bengalis, leurs admirables scrupules, leur exaspérante prudence, leur dignité. Quand l'Européen se traîne dans l'attente de la mousson, perd toute contenance, s'énerve, s'affaisse, s'agite ou se liquéfie, le Bangladais marche droit, à pas mesurés, porté par la petite mélodie des fleuves qui suivent leurs cours. Avant-hier nous nous sommes demandés comment nous avons fait pour vivre trois ans ici… hier nous ne nous sommes plus posés la question, aujourd'hui nous redoutons déjà le départ. Une chose me réjouis pourtant : t'envoyer, à mon retour, ce roman que j'ai laissé derrière moi, que j'essaye d'oublier pendant ces quelques semaines, la tête occupée à esquisser le suivant.

    Ci-jointe, une autre image de Bruno, les amitiés de toute la tribu, et un gros rire de Silas.

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    A La Désirade, ce jeudi 15 mai.

    Cher Pascal,

    L’un des grands drames de la ménagère helvète ordinaire est de se trouver gratifiée d’une belle-famille espagnole, qui lui fait vivre le traumatisme grave du décalage des horaires de repas. Ma mère, par exemple, invitée en Espagne dans l’hacienda de son beau-fils, n’a jamais supporté qu’en Catalogne pourtant subventionnée par le tourisme, le dîner de midi (qu’on appelle déjeuner en France), se prenne avec une ou deux heures de retard, selon les jours, et que le souper (qui suit le dîner en France) ne se serve pas à six heures et demie comme chez les gens civilisés. Ceux-ci, bien entendu, prennent sur eux, comme on dit, mais il est vrai que  s’adapter à ces diverses mœurs, quand on voyage un peu, et même un peu plus après la retraite, devient un réel tourment qui fait qu’on est content de retrouver pantoufles et horloges bien réglées quand on revient de Mexico ou de Tasmanie, selon les nouvelles offres faites au troisième âge nomade de nos jours. Je ne te parle pas de l’autre drame qui consiste, pour une ménagère helvète ordinaire, à subir un fils et une belle-fille si bohèmes qu’ils ne cessent de bousculer les horaires à tous égards, prenant leur breakfast debout à cinq heures du matin, oubliant de déjeuner (comme on le dit en France) et soupant (comme on le dit en Suisse) de salades variées avant de souper (comme on le dit en France) debout dans les foyers de théâtre ou au bord de la nuit.

    Cela pour relancer ta méditation stoïque (voire stoïcienne) sur le dépliement du temps dans les pays chauds et humides, et sur ce que j’appellerai la patience d’accoisement, à distinguer évidemment de la patience de résignation forcée comme elle l’est aux check-points que tu connais, où l’on ne sert point de thé glacé.

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    Des années durant j’aurai vécu, pour ma part, hors du temps. Pas un rendez-vous auquel j’arrivasse (du verbe arrivasser) sans une heure de retard, ce qui ne gênait que ceux qui ne me connaissaient point encore et ne prenaient point encore non plus la précaution de me fixer nos rendez-vous une heure plus tôt. Puis l’Enfant est venu, qui m’a fait rentrer dans le cycle. Contrairement à ma mère, je n’en ai pas fait un drame : cela m’a semblé tout à fait naturel, non pour respecter l’heure des repas de Baby mais par acceptation poétique et cosmique du Cycle.

    1026005650.jpgLes ânes nous sont revenus de la même façon hier, suivant de quelques jours l’éclosion des narcisses et précédant d’autant la lune de mai. La terre tremble au loin, les ânes chinois en pâtissent, mais cette année nous en aurons trois nouveaux à La Désirade qui n’ont rien à craindre : il est helvétiquement établi que la Terre ne tremble qu’à l’étranger. Ils se livrent donc en toute placidité à leur job d’ânes au pré : ils mâchent leur chewing-gum d’herbe en te matant avec l’air de te dire qu’ils ont tout leur temps. On les dirait aussi bien dans le bleu du Temps.

    Ce qui nous ramène, évidemment, à la merveille saturée de vie des bleus de ton ami Bruno. Déjà j’eusse aimé te dire de lui dire, hier, combien j’étais entiché de ses Etages, qui chantent le bleu du Temps arrêté aux balcons des maisons. Et maintenant cette rue, cette humaine rue qui va dans son charroi de couleurs et ses percées de bleu. Le temps est arrêté et personne ne s’en impatiente : on le voit au bleu qu’il y a là.

    Image : Bruno Ruhf ; Olympe à la Désirade, et le trio nouveau, par JLK. Henri Michaud, montres d'Alain Cavalier.

     

  • Révérence à l'enfant-roi

     

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    Lettres par-dessus les murs (33)


    Dhaka, ce 12 mai 2008
    Cher JLK,
    Faute d'électricité, mon ordinateur s'est transformé en machine à écrire. Je ne suis pas habitué à ça, à l'absence d'internet… et j'ai oublié beaucoup de choses, en trois ans, le ronronnement de la clim, le ronflement du ventilateur, j'ai oublié l'importance de l'électricité, dont l'absence oppressante signifie le retour de la chaleur, graduelle, le ventilateur qui s'arrête, un dernier tour de pales et c'est fini. La vie devient un peu plus lourde, Silas s'est mis à pleurer, comme il le fait quand la coupure dure trop longtemps. Mais la vie est là, débordante, les fourmis qui traversent l'espace aride du mur, en une ligne fine et tremblante, les fourmis et les cafards qui ont trouvé leur chemin jusqu'au huitième étage de l'immeuble, où nous logeons, et ces animaux fantastiques qui habitent dans toutes les maisons, des geckos charnus et timides, un machin non répertorié qui vrombit sur le balcon, noir, jaune et énorme, entre le bourdon et le coléoptère.

    littérature,voyage

    Je n'ai pas encore vu les araignées, grandes comme la main, qui découpent leur silhouette monstrueuse sur le carrelage blanc. J'en ai une trouille bleue, de ces bêtes-là, inoffensives et assez flegmatiques, mais je ne me suis jamais fait aux huit-pattes, surtout pas quand elles ont la taille de la main. Ceci dit, voilà ce que je regrette, en Palestine ou ailleurs : cette énergie qui fait trembler la ville, quinze millions d'habitants, des moustiques et des arbres qui poussent à vue d'œil.

    littérature,voyage
    Mais la vie aujourd'hui c'est avant tout Silas, le fils de Bruno, un peu le mien aussi, le très-sublime Silas, le Pacha de Dhaka, qui nous met tous à genoux, Mithila et Bruno et Serena et moi, et je découvre les joies de l'odeur du caca de petit garçon, que tu connais parce qu'il doit sentir comme celui des filles, je suppose. Je découvre l'attention de tous les instants, l'amour et le bonheur d'un rire, quand le Grand Silas daigne dépasser la risette - il a toujours un petit sourire en coin pour toutes les âneries que nous pouvons faire, une gentille indulgence de monarche pour ses bouffons qui s'épuisent.
    La mère de Mithila vient d'arriver – elle devait venir plus tôt, mais l'ascenseur ne marchait pas, elle a attendu en bas le retour de l'électricité. Je retourne à mon clavier, une fourmi passe sur l'écran, qui s'arrête entre le u et le l du mot « indulgence » tapé plus haut. Aucune indulgence, je l'écrase. Je ne sais pas ce que contiennent les ordinateurs portables, qui attire autant les fourmis, je me rappelle qu'il y en avait toujours sur mon clavier, quand j'habitais ici, des fourmis par dizaines entre les touches, c'était peut-être elles qui faisaient marcher la bécane, quand la pile était vide, des centaines de fourmis planquées là-dedans, entre les circuits imprimés et les câbles, qui font toutes les opérations nécessaires, en échange d'une miette de pain ou d'une goutte de confiture. Je doute qu'elles aillent aussi te porter cette lettre, je copie donc tout ça sur un message que je te mande illico, qui partira vite vite dans les câbles, avant la prochaine coupure. J'y joins une illustration fissa : une oeuvre de Bruno, tirée de sa troisième exposition au Bangladesh.

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    A La Désirade, ce mercredi 14 mai.
    Caro,
    J’ai mis plus de temps que d’ordinaire à te répondre, et tu ne m’en voudras pas puisque toi-même vis cette chose étrange qu’est le culte de l’Enfant Roi. Tandis que tu m’écrivais dans ta bonne ambiance de feu de Bengale à mygales et fourmis, nous vivions nous aussi, en famille, la cérémonie gâteuse du goûter de Baby, à savoir Adrien Ier, premier petit-fils de notre sœur aînée, sexa gaga comme notre sœur puînée, quinqua zinzin - puisqu’elles se l’arrachent. Faut les voir ! Ce sont les vestales du Dieu Poupon, mais nous jouons nous aussi le jeu. Adrien par ci, Adrien par là : nous fera-t-il tout à l’heure des cacas bien moulés ? Ce genre de considérations sur le midi qui réunit, dans la maison de notre enfance la smalah quelques fois l’an, les uns débarquant d’Espagne, notre gourou (mon neveu Séba est gourou à plein temps sur un alpage où il vit presque nu comme un sadhu, se nourrissant de couvain de fourmis et de saindoux) et tout le cheptel humain d’une famille moderne moyenne, avec son lot de directeurs d'agences et de quasi mendigots, d’artistes et de fées sorcières, enfin tu vois quoi.
    Ceci dit, le caca de petite fille est-il comparable à celui des petits garçons. Certes non jeune homme : tout est dans la nuance. Le caca de garçon, quoique n’en ayant point eu à renifler de ma chair, est plus liquide quand il est liquide et plus solide quand il est plus solide, avec un bouquet olfactif plus étroit de diffusion et plus agressif. Autant dire qu’il pue, tandis que le caca de petite fille fleure plus moelleusement et gentiment, avec plus de rondeur et de fondant.
    Mais c’est plutôt de ton roman que je voulais prendre des nouvelles. J’espère y retrouver du talent d’évocation et de l’humour, du naturel et du vrai sérieux que dénote cette propension débonnaire que tu montres dans tes lettres, et notamment cette dernière si pleine de tout ce que j’aime chez les vivants.
    En attendant, heureux Silas et Adrien qui ont le Temps pour eux. Et à vous tous mes amitiés…

    Images : Bruno Ruhf, Dhaka Upside Down; Archives familiales, Adrien Ier à la moustache.

  • Le centre exorbité

    littérature,voyage

    Lettres par-dessus les murs (32)

    "Abu Dhabi, entre deux vols, on ne sait plus a quelle heure, les paupieres lourdes, sur un clavier sans accent, ce 10 mai 2008...
     
    Cher JLK,

    tu te trompes je t assure, le centre du monde est ici, ou bien tout pres. Des Arabes en emirs, d un blanc immacule et fiers comme des coqs, un type en jogging, avec Pamela Anderson tatouee sur son mollet, ceux qui remplissent des caddies entiers de parfums detaxes, des asiatiques en t shirt, des blancs en costume, beaucoup de types avec des talkies walkies qui essaient de retrouver les retardaires du vol 514 pour Bangkok, peine perdue dans cette foule, des gamins qui hurlent, la voix de Madame Aeroport qui egrene les departs, et que personne, absolument personne, n ecoute, des tetes de Bangladais, ou d Indiens, par groupes de cinq ou de six autour d un cendrier, dans l aquarium des fumeurs, un banc d hotesse en uniformes a boutons dores qui passe en claquant des talons, la dernier du groupe marche comme un canard, un fakir tout droit sorti d un Tintin, je ne me rappelle plus du titre de l album, des blondes decolorees, un pilote affale sur le comptoir comme le dernier des ivrognes, avec une casquette trop grande, des decolletes facon Ibiza, des femmes voilees de la tete aux pieds, et puis cette fille aux epaules nues, un nez africain mais les yeux plisses, avec un t shirt I Love NY, voila le centre du monde, en un coup d oeil je denombre exactement 56 religions differentes, plus 321 sous-sectes, par contre compter le nombre de magasins est absolument impossible. La connection quant a elle coupe toutes les cinq minutes, radins les Abu Dhabiens, je te laisse donc avant qu on ne me musele a nouveau, a bientôt…"

    littérature,voyage

    "En orbite périphérique, sur les genoux aussi, mais avec les accents, ce jour de la Pentecôte, neige de plumes de colombes, ce 11 mai. 

    Cher toi,

    Plus exactement, et tu le décris assez bien, le centre est désormais partout, mais je te parlais, du centre qui m’est vraiment centre, lié à un corps supposé siège de l’âme, ou sa succursale supposée (on suppose avoir la vie « dans la peau ») qui prend un dimanche de Pentecôte, même pour un paléochrétien cousu d’hérésies tel que je le figure, une signification particulière puisqu’il neige ce matin des plumes de saint Esprit, comme au début d’Amarcord, tu te souviens de cet autre printemps éternel : le manine, le manine...

    littérature,voyage

    Ce que tu évoques me rappelle une observation dont j’avais émaillé le seul roman que j’ai commis jusque-là (tu ne perds rien pour attendre, allez), intitulé Le viol de l’ange et paru en 1997. Je n’aime pas trop me citer moi-même en personne (ah, ces modestes…) mais en l’occurrence j’obéis à ma mémoire et comme je sais mon roman par cœur (ah, ces menteurs…) je te sers la tranche.

    Il y est question d’une cité périphérique et d’un couple à tatouages et pratiques échangistes consommées au Cap d’Agde cher à Houellebecq : «À l’apparente quiétude de cette splendide matinée d’été se mêlait déjà, pourtant, le sentiment d’un indéfinissable malaise. À quoi cela tenait-il ? C’était pour ainsi dire dans l’air. Peut-être même cela oblitérait-il la lumière ? La netteté particulière des choses, ce matin-là, n’avait pas empêché Muriel Kepler de ressentir la même vague sensation d’être engagée dans une impasse qui oppressait des millions de gens, notamment dans l’ensemble des sociétés tenues pour les plus évoluées. Mais quel sens tout cela diable avait-il ? Une vie vouée au shopping méritait-elle encore d’être vécue ? Dans le cas précis de la Cité des Hespérides, l’architecture même semblait distiller une espèce de torpeur qu’on retrouvait à vrai dire dans toutes les zones de périphérie urbaine. L’impression que les blocs d’habitation qu’il y avait là et que les parkings qu’il y avait là, que les espaces verts qu’il y avait là et que les containers de déchets qu’il y avait là se multipliaient en progression exponentielle sur les cinq continents aboutissait, pour qui en prenait effectivement conscience, à une sorte d’accablement proche de la désespérance que seuls des programmes en tout genre paraissaient en mesure de pallier. Ainsi l’aérobic et la diététique, les thérapies de toutes espèces et la créativité multiforme entretenaient-ils l’illusion d’une activité positive quoique périphérique elle aussi.

    littérature,voyage

    Or tout devenait périphérique à cette époque. Dans le mouvement s’étaient perdus la notion de centre et jusqu’au sentiment d’appartenance à telle communauté privée ou publique. L’impression dominante que tout était désormais possible se diluait en outre dans une sensation générale d’inassouvissement qui exacerbait le besoin de se distraire ou plus précisément, ce jour-là, le désir de se retrouver sur n’importe quelle plage à ne plus penser à rien. Cependant une femme souffrait réellement, à l’instant précis, dans l’habitacle d’un véhicule lancé à vive allure à destination des simulacres de félicité – Muriel Kepler retenait un cri. »

  • Le blues des lieux retrouvés

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    Lettres par-dessus les murs (31)


    Amman, ce 10 mai 2008, matin.

    Cher JLs,

    Oulala, surtout ne m'envoies pas Mallarmé comme ange gardien, il m'a déjà accompagné pendant une année de fac, la dernière, lors d'un mémoire de littérature comparée où je le faisais dialoguer avec Poe, mais Mallarmé est un bel avare, tu le sais : il laissait tomber de sa moustache deux ou trois mots, une petite dentelle de sons, un papillon, et ensuite il nous laissait nous débrouiller avec ça, et Poe et moi de nous creuser la tête, et même Poe, que les énigmes n'effraient pas, eh bien même Poe baissait les bras et partait se coucher, me laissant en plan avec un Livre inachevé ou Un coup de dés.

    littérature,voyageCe n'est qu'à la fin de cette année-là que j'ai compris que Poe n'allait jamais se coucher, je l'ai surpris qui picolait dans sa chambre en regardant la nuit par la fenêtre ouverte, et dans un fauteuil enfumé, dans le coin, il y avait Mallarmé, et les deux salopards causaient ensemble toutes les nuits, quand ils s'étaient enfin débarrassés de l'étudiant et des ses questions idiotes.
    Je me promène dans Amman depuis deux jours, accompagné par des anges gardiens peut-être, mais surtout des souvenirs en ribambelle, un sillage de petits fantômes, un nuage de silouhettes, de visages oubliés et murmurants, rappelés par les madeleines que la ville généreuse sème sur mon chemin. Je rencontre des gens par hasard, qui semblent n'avoir pas bougé d'un centimètre, ou changé d'une ride, des gens qui font partie du décor, que la ville emploie pour être là, jour après jour, derrière ce comptoir, dans ce magasin de fruits et légumes, dans la petite cour, derrière le portillon, dans l'atelier de céramique, le petit Joseph et le grand Ramadan. D'autre que je cherchais et qui n'y sont plus, d'autres qui sont revenus, mon très cher ami Ammar que je retrouve enfin, cette fois-ci je ne le lâche plus.

    Et puis les lieux… ceux qui ne sont qu'une pâle photocopie, une coquille vide, il est impossible que j'aie travaillé ici, dans cette pièce, les angles en sont identiques, et les fenêtres, mais c'est devenu une partie de la médiathèque, des rangées de magazines, des tables de lectures proprettes. Mon bureau a été avalé par le temps, tout simplement. Et d'autres lieux, les plus insignifiants, publiques plutôt que privés, qui seront là de toute éternité. J'étais assis ici, il y a neuf ans, à cette table-ci, sur cette chaise en plastique, la même, quand je suis arrivé ici pour la première fois. J'écrivais sur un carnet semblable mes impressions sur cette ville blanche et triste et uniforme, dont je n'avais pas encore appris à distinguer la couleur des quartiers, les pentes des collines et les perspectives des rues. C'était ici, ils n'ont même pas changé les nappes, les mêmes nappes rouges recouvertes d'un infâme plastique protecteur. Mais elles ont tourné bordeaux maintenant, à cause du soleil. Je ne savais pas quoi commander alors, c'était mon premier repas en solitaire, dans cette gargotte près du centre culturel, je ne parlais pas un mot d'arabe, le serveur m'avait proposé quelque chose, j'avais hoché la tête, ce qu'il m'avait apporté était bon, viande et patates, j'ai mangé la même chose pendant deux semaines avant d'apprendre le nom d'un autre plat.
    Le serveur m'a reconnu, il veut m'offrir le repas, je refuse, il insiste, je tiens bon et finalement je paie, on est vraiment idiot parfois, ça m'aurait fait plaisir d'être invité, et ça lui aurait fait plaisir de m'inviter, mais bon, on est souvent maladroit, même quand on n'a pas des fantômes plein la tête. Nous repartons cet après-midi, vers d'autres djinns et d'autres amis, et un frère qui compte les heures. Je te souhaite de belles découvertes à Vevey, je te serre la pogne, un os à Pierrot et un câlin à Cybercat.
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    A l’Atelier, ce 10 mai, midi approchant.

    Cher compère,
    Je m’étais trompé, dans la confusion de l’installation : ce n’est pas d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, que j’aperçois le buste du fond de ma ruelle, mais c’est du prince des poètes roumains qu’il s’agit, Mikhaïl Eminescu, « the last romantic».

    1301844174.jpgPlus important : le chien du doreur ne se nomme pas Pierrot mais Poulou, enfin je dis Poulou pour égarer ceux qui se plaisent au jeu des identifications, ces ennemis avérés de la littérature. Quant au cybercat, il va de soi que ce n’est pas le chat du sac : c’est un angora noir et blanc tout semblable à mon adorable Gogol d’il y a bien des années, qui me revint un jour (j’habitais alors dans une espèce de ferme en bordure de champs de blé) se traînant sur quatre pauvres moignons après avoir été amputé de ses pattes par une faucheuse. J’en aurais chialé, mais j’ai dû le conduire au plus vite au refuge animalier voisin, pour le soulager définitivement. Une chose reste exacte dans mon premier petit rapport : le griffon.
    Ton évocation du retour sur des lieux aimés m’a rappelé, l’automne dernier, une balade que j’ai faite dans le quartier des Batignolles, du côté de la rue de la Félicité, où j’avais passé quelques mois en 1974, en un temps où tu la vivais à la façon qu’on vit la félicité à cet âge de pâte à modeler. Non sans mélancolie évidemment, j’ai vu le petit café du Berbère transformé en ex-agence d’informatique (la vitrine était couverte d’affiches de spectacles légers également hors d’âge) et l’épicerie du coin, non moins désaffectée, venait d’être investie par des Vietnamiens, sûrement remplacés aujourd’hui par des Chinois. Quant à remonter le vieil escalier de bois de la masure fleurant la soupe froide : pas question, vu qu’un code d’entrée remplaçait désormais la concierge.
    Curieusement cependant, je n’éprouvai pas la moindre nostalgie, sauf peut-être de ma première virée dans les rues de Paris, sous un moelleux ciel de mai, les trottoirs déjà bien élastiques et l’allégresse au cœur.
    J’ai retrouvé, hier soir, les quais de Vevey tels que jamais je ne les ai imaginés : un vrai rendez-vous méditerranéen, surtout de mecs, et debout, à palabrer comme sur la place Omonia d’Athènes ou dans les rues de Novi Sad avant la guerre. Tu connais ça mieux que moi : les moukères sont entre elles et nous refaisons le monde.
    159692491.2.jpgLes quais de Vevey, cependant, sont plutôt féminins de tonalité, ou disons qu’ils ont quelque chose d’aquarellé (je ne tarderai d’ailleurs à sortir mes godets) et de tchékhovien, surtout en fin de journée et avec, ces jours, la dernière neige ourlant les créneaux de Savoie. Les gazons sont entretenus et plus encore, mais des jeunes filles n’hésitent pas à les joncher de leurs corps délicats. Quelques cyclistes point impatients zigzaguent entre de vieilles Anglaises se rappelant que leur cher Henry James a passé par là et que, quelque pas plus à l’Ouest, au balcon du château de l’Aile dont je te reparlerai, Paul Morand faisait tous les matins sa gymnastique nordique, torse nu et méthodique en son caleçon aussi joliment plissé que sa phrase. Bref, entre Vladimir Nabokov (à Montreux), Eric Ambler et Noël Coward (aux Avants) ou Ernest Hemingway (vallon que surplombe La Désirade sert de dernier décor à L’Adieu aux armes), Kokoschka (Villeneuve, où vécut aussi Romain Rolland), nous sommes ici bien entourés au point de nous croire au cœur du monde. C’est d’ailleurs exactement ça que je ressens en mon Atelier, mon cœur est ailleurs mais je suis ici au cœur du monde…

  • Coups de dés et frontières

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    Lettres par-dessus les murs (30) 

     

    Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...

    Caro JLs,

    Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête. Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.

    littérature,poésie,voyage
    Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.

    littérature,poésie,voyage
    Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
    Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

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    A L’Atelier, Vevey, ce 9 mai, matin.

     Cher Pascal,

    Tu me parles de la lune, et je te réponds : griffon. Tu quittes la Palestine pour quelque temps, pendant que je reclasse mes bibliothèques entre la montagne et le lac, sans le moindre checkpoint pour me retarder. Le rappeur Mohammed, à Gaza, raconte qu’il met en moyenne cinq heures pour faire 15 kilomètres, parfois toute une journée. Quant à moi, je vais passer ma journée à remettre tout mes Gallimard de la Blanche, à peu près 900 titres, par ordre alphabétique. Ce sera tout ça de gagné pour retrouver celui que je cherche. On perd son temps à le gagner : c’est un peu ça aussi la poésie de vivre, n’est-ce pas ?  En tout cas je fais ça sous le regard du griffon de fer-blanc que j’aperçois de ma fenêtre sur cour, dans mon nouvel atelier secret.

    780920579.jpgCelui-ci, que j’ai déniché pour 300 francs par mois dans la vieille ville de Vevey, à cinquante mètres d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, et qui se réduit à une chambre donnant sur une cour à ciel ouvert, précédée d’une piécette d’entrée pavée de brique rouge  sang de bœuf pourvue d’un évier de pierre à robinet d’eau froide, ce lieu absolument serein à la douce lumière sera ma thébaïde. J’y installe 7000 livres et mon chevalet, rien d’autre, si : un fauteuil à bascule pour lire. Autant dire le monde au cœur du monde, mais loin des rumeurs du monde, et d’autant plus que le réseau Swisscom est coupé net à la porte de la vieille maison dont le parterre est occupé par l’atelier d’un encadreur-doreur, gardé par le chien Pierrot à foulard libertaire, secondé par le chat Cybercat. Tout un autre monde déjà, que je te raconterai en alternance avec ton Amman et ton Bangladesh.

    633025382.gifDans le jeu des coïncidences, figure-toi qu’une grande et belle édition récente d’Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, paru à la Table Ronde l’an dernier, se trouve déposée depuis hier sur le manteau de la cheminée désaffectée de l’Atelier. Plus précisément, il s’agit du recueil des premières et deuxièmes épreuves avec les corrections manuscrites de Mallarmé, complété par un commentaire détaillé de Françoise  Morel, la propriétaire de l’ouvrage. L’objet contient, entre autres, le poème en l'état de sa parution dans la revue Cosmopolis du 4 mai 1897 et un texte repris en préface à la première édition en volume. Françoise Morel précise : «Les observations qui suivent n'ont pour objet que l'évocation de possibles, multiples et variables interprétations symboliques. On ne trouvera donc pas une clé ou des clés, mais de nombreux chemins, parfois de traverse, des carrefours, peut-être avant tout une rencontre, une ouverture, un horizon. Et qui mieux que Mallarmé pouvait nous conduire… »  Je ne sais si Mallarmé, auquel je suis attaché surtout par ses géniales Divagations, te conduira, mais vos anges gardiens ont fait leur job jusque-là, et la corporation ignore les frontières à ce que je sache…  

     

  • De la musique et des moeurs

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    Lettres par-dessus les murs (29)

     Ramallah, ce 3 mai 2008, tard.


    Cher JLs,

    Tu m'écris qu'il ne « faut jamais aller à Vienne il y a treize ans de ça ». Merci du conseil mais c'est trop tard, j'y suis passé plusieurs fois, il y a treize ans de ça, pour aller à Bratislava, je n'ai pas rencontré Hitler mais je n'ai pas aimé, ni l'Autriche vue du train, ni les rues de Vienne. Sans raison valable, je ne connais pas, je n'aime pas, mais j'aime bien ne pas aimer, parfois, on a tous droit à quelques préjugés, à quelques exaspérations gratuites (j'aime bien Thomas Bernhard par contre). Et puis franchement leur accent, leur café Meinl et tout le reste, hein, bon il y a les Schnitzel quand même, il faut leur laisser les Schnitzel, s'ils n'avaient pas les Schnitzel Vienne serait déserte.
    Je reviens d'un concert, dans la petite salle du conservatoire Edward Saïd de Ramallah. Piano à 4 mains, Monsieur et Madame ont fait le tour du monde plusieurs fois, ça fait trente ans qu'ils jouent ensemble. On se demande comment ils tiennent, depuis trente ans assis sur l'étroit tabouret. J'avais la tête ailleurs, mais Debussy l'a ramenée à la musique, superbes Epigraphes antiques, et puis Monsieur le pianiste aussi m'a bien fait comprendre qu'on était ici et pas ailleurs, et que c'était du sérieux. Tu verrais sa tête, c'est le sosie de Bernard Blier dans ses plus mauvais jours, Bernard Blier quand il apprend que son voisin est deuxième violon, dans Buffet Froid, et qu'il menace de lui coller une balle dans le ventre pour tapage nocturne. Sauf que Monsieur n'est pas acteur, et qu'il ne faisait pas rire du tout, mais alors pas du tout, le zouave. Une petite fille du premier rang remuait un peu les jambes, qu'elle avait trop loin du sol, ça ne lui a pas plu à Blier, t'aurais dû voir comme il l'a assassinée, la pauvrette, après un Cortège burlesque d'Emmanuel Chabrier. Do no gigoter les jambes, it is very disturbing, avec un regard à tuer les mouches. La petite n'a pas dû apprécier vraiment la suite, concentrée qu'elle devait être à ne pas remuer les jambes, c'est leur faute aussi, jouer des danses hongroises et des cortèges burlesques, forcément on agite les jambes, le feu a pris au deuxième rang, on bouge les jambes au deuxième, au troisième, et voilà toute la salle qui bouge les jambes, à l'immense mécontentement de Blier, raide comme la mort, qui refusille la petite du regard, entre deux mouvements, puisque c'est elle qui a commencé. Madame essaye de rattraper la sauce avec un sourire d'artiste un peu sec, et puis les deux s'emmêlent les pédales, à la fin du concert, parce que ça ne marche pas comme ça marche d'habitude, à Paris ou a New York, d'habitude c'est réglé comme du papier à musique, mais ici à peine la dernière note jouée il y a toujours quelqu'un pour vous sauter dessus et vous offrir des fleurs illico, Madame ne sait pas quoi faire, elle avait prévu de saluer, comment faire avec les fleurs dans les mains, ah la la, qu'en faire, les poser sur le piano, oui, non, et puis il faut sortir, et se faire désirer et rerentrer et resaluer, même si c'est un peu déplacé dans une salle de cinquante personnes, et puis il faut s'occuper de Monsieur qui semble oublier tout le protocole, qui cause à présent du Steinway que Barenbaum a offert au Conservatoire, elle le tire par la main, ils font mine de partir pour toujours, ils reviennent au milieu des gens déjà debout, tout ça est assez cocasse, faut-il encore jouer quelque chose ou pas ? En se rasseyant sur l'étroit tabouret, Blier a finalement une espèce de plissement dans le coin des lèvres, qui doit être chez lui l'équivalent d'un sourire à s'en faire péter les zygomatiques. Sur la brochure je lis qu'il est Français, mais qu'à ses heures perdues il joue au Wiener Kammerensemble. Ceci explique sans doute cela. Indigestion de Mozartkugel.

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    A La Désirade, le 4 mai, très tôt.

    Cher Blaise,
    Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage. Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout. Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
    Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
    Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
    1206041215.jpgIl n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
    Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
    Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
    Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
    Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »

  • Attention vous êtes scannés !

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    Lettres par-dessus les murs (28)

    Ramallah, le 1er mai 2008, soir.

    Cher ami,
    J'ai adoré votre description de la petite utopie de Pierre Versins. Il y a là matière à roman, mais votre lettre contient tout entier ce passionnant décalage entre les nuées de l'anticipation et les aléas du réel. Ca m'a rappelé la secte du dernier Houellebecq.
    J'ai pu entrer à Gaza hier. Pure science-fiction là aussi, Versins aurait aimé. Pour s'y rendre on traverse d'abord le meilleur des mondes, autoroutes rectilignes, stations-service impeccables, gardées par des vigiles bien rasés, et la vendeuse me tend un nouveau billet de vingt shekels, on les fait en plastique maintenant.

    littérature,voyage,société

    Et puis le passage d'Erez, des guichets, des ordinateurs, de petits couloirs qui sentent la javel, des tourniquets en acier brossé. Des portes blindées, automatiques, qui ouvrent sur un passage grillagé, long et sinueux, et puis un couloir de béton, de hautes parois recouvertes de bâches trouées, qui débouche sur rien, soudain. Le no man's land, la zone tampon. Deux cents mètres de gravats, de terrain rasé, balayé par le vent. En suivant le chemin de terre, on sent, dans nos dos, le regard des miradors. Devant, quelques taxis, quelques silhouettes, la petite ambulance au pare-brise étoilé, qui nous attend. Nous sommes de l'autre côté.

    littérature,voyage,société


    Ici c'est Mad Max : immeubles délabrés, carcasses de maisons, bennes à ordures renversées. Charrettes tirées par des mulets, entre les nids-de-poule, quelques voitures, qui marchent à l'huile végétale – on raconte que ça sent la friture, dans l'habitacle. C'est l'heure de la sortie des classes, de joyeux groupes d'écolières remontent les avenues sinistrées, en approchant de Gaza City le béton reprend ses droits, et la vie aussi, mais nul embouteillage pour ralentir notre ambulance. Elle se rend à sa réunion, il y a beaucoup à faire, les cliniques manquent de tout. Lui fera quelques rencontres, au centre culturel français. J'ai la vague idée d'un atelier d'écriture, ça semble juste, en discutant avec Abed, un étudiant, qui en a tellement gros sur la patate qu'il ne sait pas comment le dire, parce que les mots sont en deçà de ce qu'il ressent. J'espère pouvoir revenir, commencer par dire que les mots sont toujours en deçà de ce qu'on ressent, mais qu'on n'a pas encore trouvé mieux pour raconter les histoires. Celles d'Abed pourraient avoir lieu n'importe où : un oncle décédé avant-hier, et cet amour malheureux qu'il traîne depuis cinq ans, parce que son père ne veut pas entendre parler d'amour, quand c'est la guerre. Son histoire m'a touché plus que tout le reste, mais aujourd'hui j'ai du mal à trouver les mots, moi aussi, je vous en parlerai une autre fois. Ensuite on nous invite à manger du poisson, frit plutôt que grillé, parce que ça consomme moins de gaz et qu'on n'en trouve plus ici. Au moins il y a encore de l'électricité, grâce à Dieu, nous dit le taxi qui nous ramène à Erez. En s'approchant du no man's land, il nous montre des chars, mal dissimulés derrière les dunes.

    littérature,voyage,société
    Et on repasse dans l'autre monde. Les parois de béton, le dédale grillagé, les portes blindées, qui ne s'ouvrent pas. On fixe les caméras muettes. Dix minutes plus tard une porte coulisse en silence. On entre dans le monde des machines, c'est Matrix à présent. Ou Bienvenue à Gattaca. Vaste hall stérile. Rangées de tourniquets, surmontés d'une lumière rouge. L'un passe au vert. Il y a un être humain, de l'autre côté, enfin presque : un Palestinien revêtu d'un blouson fluorescent, qui nous dit de mettre nos affaires dans les bacs en plastique. Sacs, vestes, ceintures, téléphones, clés USB. Nouveaux tourniquets métalliques. Scanners individuels, comme des sas de décompression. Bruits métalliques, sifflements électriques. Ordres anonymes, grésillements de haut-parleurs. Nouveaux sas individuels, aux parois de verre, lumière rouge, wait, lumière verte, go. Le tapis roulant nous délivre nos affaires. Nouveau tourniquet. Rouge. Vert. Encore un hall, et puis les guichets, enfin, avec des humaines à l'intérieur, enfin presque : deux Russes blondes comme les blés, et le tampon de sortie.
    Je suis soulagé de n'avoir eu affaire qu'aux machines. L'image vous montre comment on nous a vu, sur les écrans. On nous a raconté des déshabillages autrement humiliants, complètement inutiles, des filles toujours, dans des pièces closes. Nudité intégrale. Levez la jambe, tournez, levez l'autre jambe. Ce n'était pas des machines qui regardaient.

    808618862.jpgA La Désirade, le 1er mai, soir.

    Cher Pascal,

    J’allais basculer, ce soir, « au cœur d’une inextricable toile de violence, de corruption et de chantage - car à Gaza-la-maudite, se fier aux apparences revient toujours à jouer avec la mort », lorsque ta lettre m’est arrivée.

    Du coup, j’ai remis ma lecture d’Une tombe à Gaza à plus tard. Pour être plus exact, je dois dire que j’hésitais à me plonger dans un polar décrivant le chaos de Gaza sous la plume d’un journaliste israélien, même si ce Matt Rees n’est pas un agent d’influence (ce dont je ne suis pas sûr du tout). Ensuite, et surtout, je me suis fait ce matin un plan de finition de mon livre en route et j’ai résolu, jusqu’au 30 juin, de ne pas me laisser contaminer par la folie du monde. T’as compris, le monde : jusqu’au 30 juin, t’arrêtes de faire le fou. Que mon ami Pascal me parle de Gaza, passe encore. Mais à part ça, le monde, tu me lâches les baskettes…
    littérature,voyage,sociétéDonc, dans l’immédiat, je vais plutôt revenir en Autriche. Tu me vois venir avec cette autre folie ? Alors tiens-toi bien : moi aussi je la voyais venir, l’histoire de l’attentionné pépère. J’en ai senti l’odeur abjecte dès mon arrivée à la Pension Mozart, il y a treize ans de ça.

    Treize ans Pascal : tu notes. Faut jamais aller à Vienne il y a treize ans de ça : ça peut mal tourner. Donc j’étais annoncé à la Pension Mozart et forcément, moi l’amateur de clichés, quoique honnissant l’opérette viennoise, je m’imaginais débarquant dans une maison toute blanche dehors et bien intimement romantique à l’intérieure, immédiatement accueilli par une accorte Fräulein en dirndl et son père le typique aubergiste viennois chantonnant quelque Hopli-Hopla par manière de bienvenue.

    littérature,voyage,sociétéEh bien tu oublies, ami Pascal : car ce fut par un dément que je fus reçu, furieux de mon retard (une heure en effet, dont je n’étais aucunement responsable, après un effroyable trajet en train rouillé, de l’aéroport en ville, interrompu par au moins treize accidents de personnes et de vétilleux contrôles de billets. Or au lieu de compatir et de m’offrir une part de la classique Sacher Torte, le Cerbère m’annonça qu’il m’avait d’ores et déjà puni en me reléguant dans la chambre de derrière, dépourvue de la table que j’avais posée comme condition de mon séjour, mesquine et sombre, avec une douche de fortune installée dans la pièce même, évoquant une cabine de téléphone de station balnéaire à l'abandon. Qu’en aurait pensé Amadeus ? Tu sais que cet ange était capable de colères vives. Moi aussi, surtout en fin de matinée autrichienne, quand on me fait chier. Donc j’envoyai paître cet imbécile et m’en fus avec mes treize valises, ne sachant où me réfugier. Treize heures plus tard à marcher sous la neige, j’échouai dans un hôtel du centre historique de la ville dont le concierge, après m’avoir signifié que je le dérangeais, me désigna une chambre certes pourvue d’un escabeau en forme de table, mais donnant sur une cour. De guerre lasse, je m’y posai, attendant d’autres désastres. Il y en eut tous les jours durant le mois sabbatique que je passai en ces murs d’une sournoise joliesse extérieure, jusqu’à ma rencontre d’Hitler.

    littérature,voyage,société
    Après trois semaines de contrition dans l’hôtel que je t’ai dit, l’amie d’une amie me proposa d’emménager dans un bel appartement Art Nouveau où je garderais ses treize chats pendant qu’elle séjournerait en Tasmanie. Ces chats, moi qui les aime, me parurent autant de chiens de l’enfer, mais Hitler m’attendait.
    Tous les jours à 13 heures, dont tu sais que c’est à Vienne l’heure exquise d’après déjeuner où Thomas Bernhard finit de lire ses journaux, tandis que je savourais mon café turc après m’être infligé une page de traduction de la joyeuse Elfriede Jelinek, Hitler sortait de l’appartement d’en dessous en vociférant un de ses discours. Cet affreux type dont je n’ai jamais vu le visage, littéralement terrifié que j’étais, sortait de son antre en hurlant, descendait les quatre étages de l’escalier typiquement viennois, ouvrait la majestueuse porte d’entrée, clamait une dernière malédiction puis remontait tout silencieux soudain d’un pas lourd et lent.
    Que faisait Hitler le reste du temps ? Avec qui vivait-il dans son bunker ? Avec ses treize enfants-hamsters nés d’une pure Aryenne séquestrée ? Avec quelque unijambiste à tête de coléoptère stalinien ? D’où lui venait cette colère de chaque jour ? N’était-ce pas simplement un écrivain autrichien de plus ?

    littérature,voyage,société

    Un jour je me rappelai la remarque que m’avais faite, au Café Kropf de Zurich, le jovial Hugo Loetscher, à propos de Thomas Bernhard : « Jawohl, c’est un vormidable écrivain, mais tout de même, cet homme qui tous les matins se retrouve devant son miroir et se dit : maintenant, je dois être en colère ! N’est-ce pas du cinéma ?"
    Aber nein, Herr Loetscher, pas à Vienne : à Vienne le cinéma fantastique s’est fait réalité, à Vienne les écrivains ne peuvent que vitupérer: à Vienne règne, sous les treilles et les volutes, les dorures et les stucs de sucre bleu et de chocolat blanc,  un climat de démence ordinaire tel que je n’en ai jamais perçu nulle part. On entre à Vienne sans se faire scanner, mais à Vienne-la-maudite, se fier aux apparences revient toujours à jouer avec la mort ...
    A part ça, Pascal, prenez garde à vous...

     

  • La guerre, et en nous...

    voyage,politique,palestine,suisse


    Lettres par-dessus les murs (26)

    Ramallah le 28 avril, soir.


    Cher JLK,

    Nous sommes partis à Gaza ce matin… une première pour moi, j'imagine les rues silencieuses, faute d'essence, les palmiers, le bord de la mer, mais une adolescente est morte hier sous les balles d'une incursion, j'ai mal dormi, je me réveille à l'aube et de sale humeur et ma douce, qui a déjà fait le voyage, me dit qu'elle privilégie les chaussures fermées plutôt que les sandales, tiens donc, il ne fait pas chaud et moite, en bord de mer ? si, mais au cas où, comment dire, pour une raison ou pour une autre, il fallait se mettre à courir, tu vois… On va cueillir Anja, notre amie journaliste, on se paume plusieurs fois dans les vertes vallées d'Israël, on ronchonne et on peste, on passe par Sderot sans le vouloir, et puis apparaît enfin le petit dirigeable blanc, immobile au-dessus du passage d'Erez, une espèce de ballon censé abriter des caméras de surveillance, tout à fait charmant. 864999355.jpgLe terminal d'Erez ressemble à un petit aéroport, vu de l'extérieur, avec son parking et ses grandes baies vitrées, c'est là-dedans qu'ont lieu les fouilles les plus poussées de la région, et sans doute du monde, trente-six détecteurs de métaux, de poudre, d'explosifs, des questions et des déshabillages. Et c'est aussi le seul point de passage pour Gaza, mais manque de pot, il est fermé.
    Les portables crépitent, ma douce connaît tout le monde et Anja aussi, et Rana encore plus, que nous rencontrons sur le parking presque désert. Quatre mômes tués ce matin, et leur mère, à Beit Hanun, juste derrière Erez, juste derrière ce beau petit aéroport. Mais l'« opération » de Tsahal est sur le point de s'achever, nous dit un diplomate de l'Union Européenne qui attend là aussi. Je déteste ce jargon militaire, que même les Palestiniens utilisent : ce n'est pas une « opération », c'est une attaque, une incursion. On attend, nos fesses sur le bitume, Anja me cite d'autres euphémismes militaires qu'elle a entendu ici, lors de ses entretiens avec l'armée, par exemple « les soldats de la deuxième ligne se mettent en place quand la ligne de front est worn out », usée, et j'imagine ce que signifie l'usure de la ligne de front quand retentit un bruit métallique et étouffé, et Anja me dit que c'est l'obus qu'on tire depuis un char, elle a passé des mois à Gaza pendant les pires moments, on entend d'abord ce bruit-là, m'explique-t-elle, et puis on compte jusqu'à sept, parfois huit, et si on entend la chute de l'obus, c'est qu'on est encore en vie. Je suis de fort bonne humeur à présent, d'excellente humeur, il souffle un petit vent frais, on recause avec le diplomate, apparemment non, l' « opération » n'est pas encore finie, tiens donc, tant pis, il attendra l'ouverture du passage et puis il passera la nuit à Gaza, c'est embêtant parce que son avion pour Bruxelles part demain soir, mais tant pis, il a un boulot à faire, n'est-ce pas, et puis une sirène retentit, et ma douce nous explique qu'il s'agit d'une alerte : une roquette Qassam a été lancée, qui viendra s'écraser quelque part, et peut-être sur nos têtes si on ne se met pas à l'abri tout de suite, aah bon, on se jette sous un toit en tôle ondulée, superbe protection et BANG tombe le Qassam, derrière le terminal ou sur son toit, on ne sait pas. Quand on ressort au soleil, le diplomate n'est plus là, et sa belle voiture non plus, et moi je me dis que j'ai un roman à mettre en page, d'autres choses à faire, qui réclament également mon attention, la vaisselle à la maison, les plantes à arroser, mais Anja et Rana et ma douce veulent attendre encore, que ce maudit passage ouvre, alors on attend encore, je me dis que je comprends Freud, quand il ne comprend pas les femmes. Dans nos sacs fond doucement le chocolat que nous avons apporté pour les gamins, il y a des clopes aussi, qui coûtent une fortune de l'autre côté, et puis de l'alcool, qui doit s'être déjà évaporé maintenant.

    voyage,politique,palestine,suisseC'est alors, ou un peu plus tard, que sort le convoi. Et l'image coupe net notre conversation, comme si le convoi nous avait roulé sur les pieds. Une jeep militaire qui précède un camion militaire, genre bétaillère. A l'arrière ballotte une trentaine d'hommes, les yeux bandés. La pêche du jour. On les conduit sans doute à la prison d'Ashkelon... Anja a le temps et le courage de prendre une photo, regardez bien, à l'arrière-plan, on voit la 4ème Convention de Genève qui part en fumée.
    Je ne verrai pas Gaza aujourd'hui, et je ne suis pas sûr de le regretter, vu ce que j'ai vu en restant au bord… j'ai fait la vaisselle et arrosé les plantes, à l'heure où je vous écris Erez est toujours fermé, et l'« opération » se poursuit sans doute. Sur le chemin du retour, Rana nous parle de son stage à Genève, elle a adoré Genève, c'est vraiment paisible, et elle dit ça sans aucune arrière-pensée. Moi j'ai hâte de venir vous voir, et je serai ravi de jouer du marteau et de la perceuse à la Désirade, mélanger du béton, je sais faire, je vous refais toute la toiture aussi...
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    A La Désirade, ce 28 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Votre amie rêve de Genève, où je n’irai pas ces jours vu mon état de béquillard, et d’ailleurs cette Suisse paisible qui lui a tant plu, pour des raisons sûrement légitimes, me déprime autant que la Suisse idéalisée dont les clichés sont toujours répandus. On l’a vue l’autre jour dans un reportage télévisé de la 3 consacré aux splendeurs lémaniques, de palaces en vues imprenables : j’étais tellement écoeuré par cet étalage de luxe et de beauté factice que je me suis replongé dans un film bien noir en songeant à tous ceux qui, dans ce pays, en bavent autant qu’ailleurs.
    Je ne vais pas comparer, cela va sans dire, notre situation privilégiée, matériellement au moins, avec celle que vous évoquez à l’approche de Gaza, mais ce que vous en dites est tellement plus vivant que ce reportage léché de l’autre soir, donnant à conclure que la paix qui y règne n'est que celle des cimetières…
    Les détails de votre virée m’ont rappelé cette séquence radiophonique atroce, au début de la seconde intifada, que j’avais immédiatement transcrite par écrit, tant j’étais bouleversé. Le correspondant observait en direct un père et son petit garçon fuyant devant les soldats israéliens, et l’on entendit un premier coup de feu, qui toucha le père, et le fils se jeta sur lui, dans un mouvement décrit par le reporter, et l’on entendit une autre détonation sèche, puis plus rien.
    Plus rien : quatre mômes aujourd’hui ? On ne doit pas en faire un drame. En tout cas, je présume que leurs parents, sans parler de la pauvre mère (!) n’auront pas eu droit à une Cellule de Soutien Psychologique telle qu’on en met sur pied, chez nous, à la moindre péripétie. L’autre jour ainsi, un jeune déséquilibré lausannois s’est pointé en classe avec un flingue et des munitions en quantité suffisante pour liquider toute sa classe. Il n’en voulait à vrai dire qu’à lui-même, mais le malheureux a merdé sur toute la ligne. Quant à ses camarades, ils ont été pris en charge par la fameuse Cellule de Soutien Psychologique et tout est rentré dans l’ordre : le lendemain, on lisait des témoignages responsables de ces jeunes gens, qui estimaient globalement inapproprié qu’on réintégrât leur condisciple…

    voyage,politique,palestine,suisse
    Nous n’avons point de guerre à nos portes, mais c’est dans les têtes que ça disjoncte, et tout à coup c’est l’explosion, comme au Japon ou en d'autres pays surdéveloppés aux meilleurs taux de suicide. C’est ainsi cet autre jeune homme, homophobe autant qu’homo, qui entre dans un cinéma porno du bas de la ville et sort un fusil d’assaut de sous son pardessus pour massacrer quelques pauvre bougres; ou c’est cet ancien sportif de haut niveau qui fauche une dizaine de passants à bord de sa voiture, sur le Grand Pont, fracassant ensuite la barrière de celui-ci et s’écrasant vingt mètre plus bas, pour sortir indemne (et furieux) de la carcasse du véhicule avant d'invoquer la folie de la société. Faits divers comme il y en a partout ? Pas tout à fait, en ce sens que ces explosions disent quelque chose sur ce monde si parfaitement « sous contrôle », qu’on n’a de cesse d’évacuer avec le psy de service.
    Bref, la vie continue, je pense ce soir aux hommes de la bétaillière mondiale, quels qu'ils soient, tout en me réjouissant de vous accueillir « loin des méchants », comme un plouc de la région a osé baptiser son chalet de nain de jardin - vous êtes donc priés de ne pas trop braver le Qassam. Bonne vie à tous deux et à vos proches, Inch Allah…

  • Double capture et fugue

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    Lettres par-dessus les murs (25)


    Ramallah, ce 25 avril, à l'heure du café.

    Cher JLs,

    Je n'ai pas de solution pour la thrombose, mais j'en ai une, sacrément efficace, pour ton problème de chauffage, c'est marqué en toutes lettres sur l'image ci-dessus, venez vous réchauffer ici, l'été est arrivé d'un coup mais les ruelles de Jérusalem sont encore praticables, et puis la maison est fraîche. Vous retrouverez cette affiche, qui figure dans de nombreux appartements ici, à juste titre, pour son graphisme impeccable et la douceur de ses couleurs, il fait bon à l'ombre des oliviers, quand on regarde le couchant sur le Dôme du Rocher. Il s'agit aussi, comme tu t'en doutes, d'un manifeste : l'affiche fut dessinée par un certain Franz Kraus, en 1936, il s'agissait alors d'une image de propagande sioniste, destinée à attirer les nouveaux immigrants – aujourd'hui le même dessin s'oppose à d'autres mythes sionistes, plus récents, qui veulent que la Palestine n'ait jamais existé, qu'elle ne fût jamais peuplée, qu'elle n'ait été qu'un désert aride et stérile. L'image a été exhumée et réimprimée en 1995 par un artiste israélien, David Tartakover, proche de Peace Now et des refuzniks de Yesh Gvul, deux groupes qui s'opposent avec plus ou moins de détermination à la politique d'Israël - le Yesh Gvul aimerait bien que la paix arrive maintenant, tandis que La Paix Maintenant l'imagine parfois un peu plus tard ; c'est ce que pensent quelques Israéliens que j'ai rencontré, ainsi que la mère du petit narrateur de My First Sony, que je n'ai pas rencontrée mais je l'aimerais bien, parce qu'elle a l'air très belle.
    76654389.2.jpgL'art palestinien ne bénéficie pas de l'héritage de Kraus, mais il se réveille – des amis viennent d'ouvrir une galerie à Ramallah, à deux pas de chez moi, je t'enverrai des photos de la prochaine expo, si je la vois avant l'été – l'espace est prometteur et ils ne manquent pas d'énergie, c'est plutôt les finances qui coincent, comme d'hab'. Ils ont tous un boulot à côté bien sûr, il y a de nombreux graphistes, dont l'auteur de cette affiche-ci, j'aime bien la tension du corps et la torsion du tank, tout droit dérivé de l'animation japonaise. Comme quoi il y a aussi, dans ce bas monde, des graphistes et des photoshopeurs qui ont vraiment quelque chose à dire.

    Moi je me suis battu avec Word, ce matin, un combat épique, presque mortel. A chaque fois c'est pareil, quand je fais de la mise en page, je me dis que je vais changer de programme, trouver un truc plus simple, plus souple, et je finis par rester coincé avec ce machin développé par on ne sait quels ingénieurs machiavéliques et tordus au possible, qui ont conçu des menus exprès pour qu'on s'y perde, et des commandes qui défient toute logique. Je me demande si ce machin a vraiment été créé par des humains, parce que c'est parfois tellement loin de la pensée humaine qu'il y a dû y avoir là une intervention extérieure, et Bill Gates serait d'un autre monde que ça ne me surprendrait pas plus que ça, il y a quelque chose de pas net du tout dans ce visage-là, la peau comme posée sur autre chose, et le col toujours fermé, hein, pour cacher quoi ? et les cheveux, tu ne vas pas me dire que ces cheveux-là te semblent honnêtes. L'amical salut à toute la Désirade, et ahlan wa sahlan en Palestine…

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    A La Désirade, ce vendred’hui, soir.

    Cher,
    La Thrombose, qui est essentiellement une manifestation de la trombe lente dans les vaisseaux sanguins, se soigne de deux façons : soit à la manière physiocrate, par auto-élévation dans la gouttière de Bonnet, qui a fait ses preuves à ce qu’on dit, sans que j’aie jamais pu le vérifier, soit par la méthode plus récente de la double capture, déduite des recherches que tu connais évidemment de Gilles Duchêne, par ses écrits posthumes.
    J’hésite à te l’avouer, dans la mesure où ces phénomènes restent suspects aux yeux des derniers adeptes de la secte cartésienne à surgeons positivistes primaires, très influente encore dans l’aire dominée par le zombie à pullover que tu cites, mais je te le dis tout de même pour égayer ta soirée : que notre chauffage est reparti ce soir alors que, renonçant décidément à la gouttière de Bonnet, je me lançai dans l’application simple de la double capture. Or la température, entre temps, est devenue quasi estivale ici aussi. Ainsi le processus de la double capture se manifeste-il dans un a-parallélisme prometteur, conforme aux modèles d’un Rémy Chauvin, tout en avérant les intuitions de notre ami Duchêne, dont la septième réincarnation se shoote toujours au carotène.
    Les deux préférés de mes lapins de compagnie se prénomment Gilles et Henri, en hommage à l’auteur de Mille panneaux et au philosophe Bergfather, dont tu connais les variations sur le thème de la multiplicité. Mes dernières thromboses ont guéri à les écouter ruminer de concert, mais cette fois la panne de notre chaudière m’a distrait, et c’est pourquoi mon sang m’a fait des tours.
    littérature,voyage
    Tout cela est anecdotique : revenons au sujet de la juste vitesse, critère essentiel de l’équilibre créateur selon Gilles Duchêne. A propos, as-tu vu le grand manteau de Gilles Duchêne ? A mon avis tout est là. La vraie vitesse est dans la lenteur souple de l’écriture, qui n’est pas molle comme le mohair ou le cachemire mais douce et ferme comme les pèlerines de conspirateurs anglais, les silences chuintés de Charlie Mingus ou les intervalles de lumière noire de Rembrandt Harmenszoon van Rijn. Tout cela relevant de l’approximation…

    Naturellement, cher Pascal, notre chambre d’amis vous attend, et les outils. De fait, les aménagements de La Désirade bénéficient de toutes nos invitations gracieuses. Le béton gâché est l’occasion de fusées poétiques. Les murs montés, les arches jetées, les appentis, les ajouts au labyrinthe de madrier brut, et la cueillette pour ces dames, font de ce lieu une nouvelle abbaye de Thélème dont nos hôtes sortent harassés mais heureux, une arche industrieuse et non moins affectueuse où François Bon se démène parfois à la Stratocaster. A part quoi ma jambe gauche souffre toujours de toucher terre, et je sais pourquoi: question de vraie vitesse une fois encore. Là-bas, au désert, loin du Paris-Dakar, vous connaissez, vous prenez le temps, au sens propre, le délire vous est encore naturel : « cette Rolls-Royce qui coule doucement dans les eaux grises »…
    Images : Visit Palestine, Franz Kraus (1936) ; Birzeit Right to Education Campaign, Zan Studio. Schémas orthopédiques ingénieux. 3) La gouttière de Bonnet. G. D. au miroir. Gravure de Rembrandt.

  • Des envoyés un peu spéciaux


    voyage

     

     

    Lettres par-desus les murs (24) 

    Ramallah, ce mardi 22 avril, 16h 03.

    Caro JLK,

    Ce matin nous sommes partis avec Paul voir le site d'El Maghtas, le site du baptême du Christ. Situé en pleine zone militaire, dans la vallée du Jourdain, il est aujourd'hui accessible à l'occasion du pèlerinage qu'y organisent les Grecs Orthodoxes, ce sera grandiose, dit Paul, il y aura là des milliers de personnes qui viendront se presser sur les rives du Jourdain, se mouiller les lèvres et se mouiller le front, et prier et chanter sous la direction des Patriarches venus ouvrir la cérémonie. Bien bien, allons-y, Paul est journaliste, il se dit qu'il tient peut-être là un sujet, mais il déchante assez vite. Les champs de mines que nous longeons sont certes exotiques, mais sur place point de popes, et presque autant de soldats que de pèlerins. Et pas de sacro-sainte baignade, l'accès au fleuve est interdit, on fait la queue juste pour le voir, il y a des russes surtout, des serbes, des grecs aussi, souvent revêtus des longues tuniques blanches qu'on vend à l'entrée, symbole de la pureté retrouvée du baptême. En face, de l'autre côté du filet d'eau boueuse (le Jourdain n'est plus ce qu'il était, ma chère), se dresse une petite basilique, en territoire jordanien. Là il n'y a qu'une dizaine de touristes, Israël est plus économique pour les pèlerins, tout de même, le Saint Sépulchre + la Nativité + Nazareth, qui dit mieux, mais l'embêtant c'est que du côté jordanien on peut la toucher, cette eau sainte, et tous nos pèlerins de regarder avec envie de l'autre côté, jalousant ceux-là qui peuvent se tremper les pieds.

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    Un chargé de communication de l'armée nous entraîne ensuite à l'ombre d'une casemate, nous fait son topo (je suis pour l'occasion journaliste à la Tribune de Lausanne, c'est ainsi que le fourbe Paul me présente), tout le monde est beau tout le monde est gentil, hélas oui l'accès au fleuve est interdit, il y a eu des incidents l'année dernière, pas facile de gérer les milliers de personnes attendues, même si ce sont seulement des centaines, c'est vrai, mais nous avons donc eu l'idée de pomper l'eau du fleuve, de la disposer dans de grands bacs sur l'esplanade, comme vous avez pu le voir, et les douches crachent l'eau du fleuve aussi, c'est une bonne solution, tout le monde est content. Presque tout le monde, nous discutons ensuite avec cette dame outrée de ne pouvoir marcher dans les pas du Christ, cela fait des années qu'elle vient, c'est tout de même un monde, ça fait deux millions d'années et les juifs n'ont toujours rien compris, rien à rien, et moi j'habite à Bruxelles et je sais, ils ont achetés toutes les moyens de transports de la ville, les autobus et les trams et aussi Sabena, alors vous voyez, mais l'Apocalypse est pour bientôt, je ne sais pas exactement, dans un an ou deux ou trois peut-être, ça commencera avec l'Iran ou la Chine, et alors le Jourdain sera asséché et tout sera mort et là, là ils comprendront.
    D'autres se satisfont du système de pompage, ils se baignent dans les grands bacs, prennent des douches sacrées, et comme ces dames ne portent souvent rien sous leurs tuniques blanches, le tout ressemble un peu à un concours de T-shirt mouillé du troisième âge, je ne m'étends pas, et je passe aussi sur cette New-Yorkaise qui insiste pour nous expliquer que cette terre sainte appartient aux chrétiens et aux juifs et à seuls, et sur ce pope, enfin un pope, qui tenait dans ses mains une belle colombe blanche et qui gueulait comme un poissonnier sur un petit porteur palestinien engagé pour l'occasion.

    On a pu s'approcher du Jourdain ensuite, grâce à Paul, et parce qu'on ne peut rien refuser à des journalistes de la Tribune de Fribourg, des pèlerins nous tendent leurs bouteilles vides, de l'autre côté des barrières, en nous suppliant de les remplir directement au fleuve, on s'exécute, accroupis dans la boue, et à l'heure où je t'écris, j'ai encore de la boue sainte sur ma chemise d'envoyé spécial de La Désirade. (Tu expliqueras au rédac'chef que je n'ai pas pu envoyer ça avant 16h parce que je me suis tapé une sainte insolation. Comment va là-bas ? Il vous fout pas trop la pression le JLK ? On nous a réparé le chauffage au bureau ?)

    1666814839.JPGA La Désirade, ce mercredi 23 avril, à point d'heures.

    Cher Pascal,
    Ton récit de pèlerins au Jourdain m’a rappelé mon premier reportage sur le front du voyage de masse, en 1971, jeune mercenaire que j’étais au service, je te le donne en mille, de La Tribune de Lausanne, en voie proche de me dégager de relents de pseudo-marxisme qui collaient mal à ce que j’observai dix jours durant à travers les palmeraies et les déserts, jusqu’à Nefta et retour, en compagnie d’une petite troupe de charmants nains de jardin, trois ou quatre paires très sages et le couple plus louche du barman de La Chaux-de-Fonds et de sa cousine, l’un et l’autre venus pour les mêmes menées nocturnes dont ils me détailleraient chaque matin les péripéties, parfois avec les mêmes partenaires, le plus souvent dans les cuisines, parfois même dans un placard ou à l’abri tièdement malodorant d’un dromadaire. Je m’amusais d’entendre leurs récits de la plus joviale vulgarité, tandis que nos autres compagnons de voyage comparaient la propreté des draps de ce dernier hôtel (à Matmata, dans la ruche troglodyte) avec celle des draps du précédent (à Kairouan). U620358055.JPGn couple me plaisait joliment, aussi, tout à fait convenable celui-là et d’une innocence, même, assez touchante. C’est ainsi que Monsieur Dubulluit, tenancier du restaurant végétarien de Sierre, en Valais, avait fait arrêter notre pullman en plein désert, dans cette sorte d’âpre pierrier que figure le Chott-El-Djerid, où il avait aperçu deux femme marchant flanquées de deux enfants, auxquels il avait proposé d’envoyer les deux bicyclettes inutilisées qu’il avait dans la cave de sa maison en Valais… Or l’interprétation marxiste butait sur ce genre de situations, comme sur la façon qu’avait Madame Dubulluit de tout acclimater selon ses références en s’exclamant, devant telle mosquée, « ah, le clocher de Saint-Léonard ! » ou, en visitant les arènes d’El Djem, « Eh, les ruines de Martigny-Bourg ! »429506583.JPG
    Hélas j’étais encore un peu trop pseudo-marxiste cette année-là, un peu trop critique et moqueur, de sorte que mon reportage n’a pas enchanté mes compagnons de route, qui en ont perçu le soupçon d’ironie. De la même façon, l’agence de voyage qui m’avait invité ne fut pas entièrement satisfaite de ma prestation publicitaire. Seul mon rédac’en-chef de La Tribune me félicita, qui m’envoya bientôt à Lourdes où, d’abord catastrophé par cet étalage de hideux commerce, puis ému par les processions de pauvres gens, je me rappelai la sainte injonction : « Tu ne t’assiéras pas à la table des moqueurs ».

    voyage


    On n’en rit pas moins sous cape, évidemment, cher toi, comme devant le bossu dont on tapote la gibbosité pour se porter chance, ou comme devant les fillettes collées dos à dos. La vie est une telle farceuse, me dis-je parfois au risque de déplaire à Jésus, ce garçon si sérieux, en apparence tout au moins. Car j’imagine le vrai Christ, mon Christ à moi, cette espèce de Palestinien malcommode, souriant tout de même et se marrant sûrement en faufilant ses paraboles, se demandant s’il était vraiment indiqué de ramener Lazare au milieu de ses vauriens de congénères ?
    Bon mais c’est pas tout ça : le chauffage a de nouveau clamsé à La Désirade. Je purge et je pompe mais question miracle tu oublies, on se les gèle sous les pluies mouillées de la divine incontinence, à cela s’ajoutant un début de putain de thrombose. Rester seize heures d’affilée dans les salles obscures d’un festival équivaut à se faire Los Angeles et retour sans escale. Me revoilà donc béquillard comme devant, à me shooter aux anticoagulants. Encore heureux que je puisse écrire à mes amis et me gondoler par-dessus les murs...

  • Handala, Hani, Hip Hop'n'Patti

    voyage,politique,musique

    Lettres par-dessus les murs (23)


    Ramallah le 20 avril, soir

    Cher JLs,
    Je reviens d'un spectacle de danse de la troupe El-Funoun, un hommage à Naji Al Ali, caricaturiste palestinien assassiné à Londres en 1989. Je lis que Thatcher s'est fâchée avec le Mossad, après sa mort, mais il est possible que l'artiste ait été assassiné par l'OLP elle-même, qu'il critiquait ouvertement, comme sur le dessin que je vous joins. Il est resté célèbre pour Handala, ce petit garçon qui tourne le dos au spectateur et qui symbolise l'obstination et l'amertume d'un peuple – on le trouve dans de nombreux appartements ici, ou en graffiti sur le mur.285929047.gif
    Et puis ce matin un texte a atterri dans ma boîte aux lettres, je ne sais trop par quels rebonds - un texte qui hésite entre l'émotion et la propagande, maladroit mais digne d'intérêt je crois, en français, ce qui n'est pas courant. On remarquera ici aussi la défiance des Palestiniens face à leurs dirigeants… mais ce seront mes seuls commentaires, je vous le livre tel quel, changeant seulement le nom du signataire, un professeur de l'université de Naplouse – pas un prof de français, on s'en doutera en lisant ces lignes.

    "Hani était mon étudiant, j'ai partagé avec lui des moments très difficiles et aussi des moments de rire et de joie. J'étais le seul à le comprendre!!! C'était un étudiant impulsif, bagarreur et très gentil. Un enfant des camps qui ne savait pas les règles de la courtoisie imposée par les citadins de Naplouse. Il disait ce qu'il pensait tout cru sans réfléchir et souvent à haut voix. Mais il était épris de justice et de bonté : il venait souvent me voir pour régler les problèmes des autres mais il ne parlait jamais de ses problèmes. Lorsqu'il parle ses mains bougent dans tous les sens et son visage devient rouge puis il se calme… Et pour finir il vient t'embrasser et demander de l'excuser.
    Souvent, il arrivait le matin en retard parce qu'il ne savait pas dans quel coin de la ville il se cachait et chez qui il dormait…Vivre tous les jours la peur au ventre, changeant de maison, de quartier, de rue et fuir rapidement en pensant à ce que l'ennemi a mis comme plan non pas pour vous arrêter mais pour vous tuer, c'était le pain quotidien de ce garçon.
    Puis, il faut tenir bon et lorsque l'occasion se présentait résister et tirer sans peur ni crainte. C'est ce qu'il a fait ce matin. Oui, il a résisté autant qu'il peut… Des minutes, des heures ou toute la nuit devant les brigades de la mort israéliennes protégées par l'aviation, les blindés et toute la technologie moderne…Lorsque nous résistons en Palestine deux solutions s'offre à nous : la mort ou la mort …
    La mort de ce garçon m'a énormément touchée. L'année dernière, il a eu un problème avec un prof qui n'aimait pas les gens de Fatah en général, j'étais obligé d'intervenir pour faire respecter le prof et demander au prof d'être un peu tolérant avec un pourchassé des brigades de la mort israéliennes. Hani était tellement modeste et respectueux envers ses profs au point d'aller présenter ses excuses à ce prof. Et il a décidé d'arrêter les cours parce qu'il ne pouvait pas concilier résistance à l'occupant jour et nuit, pourchassé et suivi d'une maison à l'autre, d'une rue à l'autre et surtout blessé de deux balles à la jambe et les études...
    La résistance à Naplouse, ville assiégée depuis le début de la deuxième Intifada, qu'on le veuille ou non se fait à partir de l'invasion de 2002 par les gens du Fatah le Jihad Islamique et un peu dans le camp de Ain Beitalmaa par le FPLP. Ces résistants, dont on ne veut pas parler dans les médias arabes et au sein de l'autorité Palestinienne, ne croient pas au processus de paix décidé et ordonné par l'occupant et ses alliés et opposent une résistance farouche à l'occupant souvent dénaturée par certains bandits qui profitent de l'insécurité pour se remplir les poches. Cette résistance est la seule qui existe dans la région nord de la Cisjordanie au cas où vous ne le savez pas... Elle doit continuer par des gens qui n'ont rien à perdre rien à gagner…
    Souvent la mort vient en une belle journée d'avril et je dis comme les Indiens d'Amérique c'était une belle journée pour mourir cher Hani.
    Basem"

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    A La Désirade, ce dimanche 20 avril, soir.

    Cher Pascal,
    J’ai passé toute la journée d’hier avec vous dans le noir. Il faisait un temps sublime et je suis entré dans un salle obscure où m’attendait Osvalde Lewat, qui avait Une affaire de nègres à me raconter.
    Son film commence par un rite funéraire durant lequel des femmes vont ensevelir, dans une fosse, non pas un corps, mais une branche de palmier sectionnée par un coup de machette, comme a été fauchée la vie d’un jeune homme, entre 2000-2001 - et il y en eut mille environ -, liquidé sans jugement par un escadron de la mort baptisé Commandement opérationnel, et qui aboutit, sous prétexte de lutte contre le banditisme dans la ville de Douala, à des massacres arbitraires visant les plus démunis d’un quartier de misère. Sur une simple dénonciation, « ils sont venus prendre l’enfant… ». Et cette Osvalde Lewat de recueillir le témoignage de ce grand mec en uniforme, souriant et semblant en bander encore, à reconnaître le plaisir qu’il avait de tuer et de se saouler ensuite un bon coup avec ses compères. Handala, à ce moment-là, avait le dos tourné et les épaules secouées de pleurs. Puis il se retourna et l’on vit ce grand nègre en larmes parlant de son fils à lui, emmené par les bourreaux l’aube d’un jour paisible.
    Tu connais la rive de Nyon au printemps : c’est la quiétude même, mais me voici te rejoindre à Ramallah dans un tonitruement de rap palestinien sur fond de coups de feu et de sirènes, appelé là-bas, toujours dans le noir, par une Palestinienne installée aux States, Jackie Reem Salloum, qui a filmé, dans Slingshot, les jeunes rappeurs de DAM, de Lyd, que tu connais sans doute, et du groupe PR de la bande de Gaza. Après le passé récent du Cameroun, voici que je me trouvais plongé, avec une salle de plus en plus vibrante d’émotion, dans ce que tu vis tous les jours, mélange de contrainte et d’exubérance, de désir de vivre et d’interdits, au fil de ce qui est bien plus qu’un reportage tendancieux: une immersion dans cet étrange labyrinthe cerné de murs et de haine où des bandes de jeunes gens, certes révoltés, disent leur désir de paix et de vie bonne. Propagande déguisée que ce hip hop aux récits arrachés à la vie dans ce piège ? Pas du tout mon sentiment à découvrir, avec Jackie, ces bandes de magnifiques jeunes gens, garçons et filles aussi, telle la belle Adeem, qui restent pleins d’espoir en dépit d’une situation désespérante. 222634043.jpg
    Ensuite c’est le journaliste colombien Hollman Morris qui nous a rejoints, dans la même salle obscure, dont le dernier film de son compatriote Juan Lozano, Témoin indésirable, est consacré à son effort courageux, sous menace constante, de documenter les massacres perpétrés par les groupes paramilitaires, dont le nombre des victimes avoisine les 20.000 disparus.
    Voilà le cinéma du réel, et le soir ce fut Patti Smith qui chantait en noir et blanc son Dream of Life, vieille ado féerique à dégaine de sorcière tendrement moqueuse, modulant en finesse les poèmes de Blake et de Rimbaud, avant de se déchaîner dans la jungle de décibels des orages magnétiques à la gloire des garçons sauvages de Burroughs & Ginsberg. 1083835349.jpg

    Et demain il pleuvra mais je retournerai dans le noir voir ce qui se passe chez vous, là-bas, tous près… A 5 minutes de chez moi, comme Nahed Awwad intitule son dernier film, qu’on verra sans la voir, puisque le mur reste entre nous, en ne pensant que plus fort à vous autres…
    Images. Dessins de Naji Al Ali. Les rappeurs du groupe PR. Hollmann Morris. Patti Smith.

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  • Retour à la case réel

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    Lettres par-dessus les murs (21)

    Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.

    Cher JLs,

    Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.
    65609375.jpgJe ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.
    Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...
    Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.

    Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah...

    1684781605.JPG 

    A La Désirade, ce 16 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Il y a des hurlements tout à côté, des ordres vociférés, des mecs qui gueulent, des chiens qui se déchaînent et tout un ramdam. Je te dirai tout à l’heure de quoi il s’agit quand les Ukrainiennes regagneront leurs places devant les webcams. Pour l’instant j’en reviens à ton histoire de faciès et de bombe.
    C’est pourtant vrai que tu as une gueule louche. Aux yeux des flics de la place Chauderon, à Lausanne, tu ne passerais pas l’exam. Pas plus qu’Abou Musaab al-Zarkaoui, mon dentiste. Je le lui avais pourtant dit : teignez-vous en blond. 1049179951.jpgEt lui : mais pourquoi ? Jusqu’au moment où je lui ai amené la photo que tous les journaux et les médias diffusaient de par le monde, annonçant la mise à prix de sa tête. Alors lui, candide, de regarder la photo et de me regarder, avant de prendre l’air catastrophé de l’aimable assistant-dentiste d’origine marocaine qui fait son stage dans la super-clinique de Chauderon et auquel on révèle soudain sa ressemblance avec l’ennemi public Number One. Note que Zarkaoui, comme je m’obstine à l’appeler, était repéré bien avant que son sosie terroriste n’attire l’attention sur lui : son faciès suffisait à le faire arrêter tous les matins à la douane française de Genève, venant de Bellegarde, et tous les soirs à la sortie de notre aimable pays. Les douaniers avaient beau savoir une fois pour toutes que ce bon Monsieur Meknès était un dentiste diplômé travaillant dans un maison sérieuse de la place lausannoise : sait-on jamais avec ces nez crochus ? Te voilà d'ailleurs donc en bonne compagnie, alors que je n’ai jamais eu droit, pour ma part, et surtout sur les lignes d’autobus Greyhound, aux States, qu’au soupçon d’être un Juif new yorkais, statut qui ne me défrisait d'ailleurs pas plus que d’être pris pour un Palestinien de Chicago ou un Tchétchène à Zurich-City. Bref.
    La bombe, et ton histoire, c’est autrement sérieux, en ce qui te concerne en tout cas, dans la mesure où ces situations de panique aboutissent souvent à des bavures. Mais pour détendre l’atmosphère, je te dois le récit de ma bombe à moi, qui n’aurait pu me coûter qu’une nuit à l’ombre, au pire.
    2003102896.JPGC’était à l’aéroport de Montréal, il y a quelques années de ça, sur le départ. Après une semaine à semer la Bonne Semence littéraire, de Toronto à Québec en passant par Trois-Rivières, en compagnie de Corinne Desarzens, aussi talentueuse auteure qu’imprévisible personne, dont tu connais peut-être, toi l’ami des coléoptères, son livre assez stupéfiant consacré aux araignées. Or après l’avoir accompagnée pendant une semaine, j’avais à cœur de lui offrir un cadeau. Ainsi, dans un marché en plein air, avais-je trouvé une cucurbitacés de belle dimension, sur laquelle se trouvait peinte une splendide araignée. Cela ne pouvait manquer de lui plaire: j’étais content. Pas pour longtemps. Dans un banal sac en plastique, la courge était l’un des trois bagages que j’avais au checkpoint de l’aérogare, quand une impressionnante sergente du service de la Migration m’interpelle :
    - Et dans c’te sachet, Monsieur, que se trouve-t-il ?
    Alors moi très tête en l'air :
    - Eh bien sergente, là-dedans, j’ai ma bombe de voyage.
    Et moi de sortir l’objet de c’te sachet pour exhiber candidement la courge et son ornement arachnéen.
    Je m’attendais à un éventuel rire complice : pas du tout : le drame : le scandale : la menace de sévices. Rendez-vous compte, calice, ce que vous avez dite ?
    Toi qui vis dans la fréquentation quotidienne de la violence d’Etat, peut-être trouveras-tu mon comportement inapprioprié voire répréhensible, comme me le signifiait une file entière de voyageurs indignés me regardant comme un inconscient grave, un potentiel Zarkaoui ?
    Mais comme une faute ne va pas sans une autre chez les individus de ma triste espèce, j’ai réitéré cette blague de mauvais goût en Egypte en l'an 2000, plus précisément sur la grande terrasse du temple d’Habsethsout, à Louxor, où 62 personnes furent massacrées en 1997, dont 36 Suisses. Ainsi, à un garde armée m’interrogeant sur le contenu de mon sac, je répondis : well, nothing, just a little swiss bomb. Et lui de rire joyeusement – lui qui avait un si terrible faciès d’Arabe. Qu’en conclure alors ? Je t'en laisse la liberté..
    1769723990.JPGMais tu m'as ramené à la case réel, et je descends d’un étage de La Désirade à l'autre, où passe le dernier film d’Ulrich Seidl, Import/Export, dont les images nous plongent illico dans le bain d’acide vert pâle et bleu poison de la réalité contemporaine. En Autriche, ce sont d'abord de jeunes flic-vigiles qui s’entraînent à tuer. Puis on est dans une usine de sexe virtuel où des femmes rejetées de partout s’agitent misérablement devant des webcams de la firme. L’une d’elles, l'un des deux personnages principaux du film, dégaine de jolie blonde un peu paumée, qui essaie d’échapper à ce labyrinthe de branlerie froide, se retrouve en Autriche où elle est censée s’occuper d’un petit monstre de dix ans. Puis elle finit dans un asile de vieux, comme un ange en uniforme dans ce mouroir. Quant au jeune homme rejeté de son cours de vigiles, puis jeté de l'appart de sa petite amie chez laquelle il débarque avec un pitbull, il va lui aussi d'impasse en impasse jusqu'au moment où ce qui a l'air de son père lui propos de partager une fille de cabaret. C'est abject et d'une étrange pureté
    1846862619.JPGUlrich Seidl est un déprimé salutaire à mes yeux. L’un de ses premiers films, Amours bestiales, consacré à la relation maladive de nos contemporains avec les animaux, m’est resté comme un clou rouillé dans la chair de l'âme. M600555765.2.JPGaudit Seidel qui montre ce qui est. Maudite Patricia Highsmith, dont les nouvelles de Catastrophes racontent de même ce qui est. Maudit artistes qui expriment ce qui est, le meilleur mais aussi le pire, la beauté des choses et la hideur de ce que l'homme en fait... 

  • Jérusalem entre les murs

    1765547832.jpgLettres par-dessus les murs (19)

    Ramallah, ce vendredi 11 avril, soir.
    Cher JLK,

    Je profite d'une pause dans mon rôle de guide improvisé pour reprendre la plume. Mes parents errent dans la vieille ville de Jérusalem, sur les traces du Christ, ils contemplent sans doute l'œuvre d'Herode, qui a construit le Second Temple ; l'Esplanade des Mosquées est fermée aux visiteurs aujourd'hui, tant pis, ils se feront joyeusement harceler par les marchands de tapis, de chandeliers et d'authentiques couronnes d'épines. Moi, tranquille sur une terrasse près de la Porte de Damas, je tape ces lignes, et je souffle un peu. Pas facile de faire le guide ; montrer ne suffit pas : il y a tant d'anomalies dans le paysage qui provoquent le questionnement incessant de mes chers visiteurs, j'y réponds de mon mieux mais je frôle parfois l'extinction de voix.

    voyage,littérature,jérusalem
    Hier nous nous sommes rendus au mausolée d'Arafat, dans l'enceinte du quartier général de l'Autorité Palestinienne, là où en 2002 le vieillard à la lippe tremblante bégayait sa colère à la lumière des bougies, encerclé par les chars israéliens. Le mausolée vient d'être achevé, on redoutait le pire, c'est pourtant une réussite architecturale, loin des constructions outrées que l'on trouve souvent dans le monde arabe. C'est sobre, une large esplanade conduit au cube de verre et de pierre où repose le symbole de l'unité palestinienne perdue. Au fond, la baie vitrée donne sur un petit plan d'eau, et un vieil olivier, et au-delà sur les immeubles de l'Autorité et le bureau d'Abbas. 1579380664.jpgHier trois bus scolaires étaient garés à l'entrée, qui déversait une foule de jeunes filles voilées, venues tout exprès de Surif, un village du district d'Hébron. Ca chahute sur l'esplanade, ça nous regarde, ça pouffe et ça gigote, ça court dans tous les sens et ça brandit haut le téléphone portable pour immortaliser l'excursion. Habillées à la dernière mode occidentale, me dit ma mère, qui en sait plus loin que moi sur le sujet. Une adolescente insiste pour se faire prendre en photo à ses côtés. Elles ne voient pas souvent des étrangers, mais ne sont pas bégueules pour un sou – elles m'interpellent et puis se cachent l'une derrière l'autre en riant. A l'intérieur du mausolée, elles font la queue pour se faire tirer le portrait par leurs camarades, posant, soudain toutes sérieuses, entre les deux soldats en uniforme d'apparat qui gardent la stèle commémorative. « Ici repose le martyr Yasser Arafat », et le vieil Abu Ammar, comme on l'appelle ici, apprécie sans doute cette invasion turbulente aux rires étouffés.
    428021096.jpgLe lendemain de mon arrivée à Ramallah, nous sommes venus ici. C'était un soir de novembre 2005, un an après la mort du raïs, il faisait froid, il pleuvait un peu. Un soldat solitaire nous a invité à rentrer dans la Muqataa, il ne nous a pas demandé de laisser nos sacs à l'entrée, il souriait, on entrait ici comme dans un sympathique moulin. En nous voyant approcher quatre soldats ont regagné l'édifice vite fait, une provisoire boîte de verre, construite dans l'attente du mausolée d'aujourd'hui. J'étais ému en entrant, les quatre gardes encadraient la tombe, au garde à vous, c'était encore une pierre tombale toute simple, recouverte de couronnes. La plus grande, à nos pieds, avait été envoyée par l'Afrique du Sud. Posé à côté, il y avait un distributeur de kleenex en carton. Derrière on avait accroché un poster un peu froissé, un photomontage représentant l'homme devant le Dôme du Rocher. Il voulait se faire enterrer à Jérusalem, il n'a pas eu ce droit. Nous sommes restés là, mains croisées, entre la politesse et l'émotion, et les regards droits des soldats. Et puis l'un d'eux s'est baissé, pour prendre une boîte de biscuits, qu'il nous a tendue. C'était Ramadan, c'était l'usage, alors nous avons grignoté nos biscuits au-dessus de la pierre, en essayant de ne pas faire tomber trop de miettes. Et puis d'autres visiteurs sont venus, trois Palestiniens qui ont écrasé leurs cigarettes à l'entrée. Ce n'étaient pas des touristes, eux, ils venaient saluer Abu Ammar comme on vient saluer un proche, nous nous sommes retirés.
    Maintenant c'est un vrai mausolée, flanqué d'une mosquée et d'un beau minaret, et d'un futur musée, je crois, et la politique prend le pas sur l'humain. Mais il y aura encore beaucoup de jeunes filles courant et pouffant sur l'esplanade…

    voyage,littérature,jérusalem
    Les Palestiniens sont parfois critiques envers les actions du raïs, mais tous le considèrent comme un père. Un de mes étudiants me disait que c'est grâce à lui qu'il a pu s'inscrire à l'université – Arafat distribuait lui-même les faveurs, les postes et les aides, garantissant la cohésion d'un peuple, empêchant aussi l'établissement d'une démocratie moderne et propre sur elle comme on rêvait de l'implanter. Quand elle fut opérationnelle, les Etats-Unis et l'Europe en ont refusé les résultats… mais c'est une autre histoire.
    Je vous salue, cher ami. Et vous conseille de surveiller mieux votre ordinateur, sur le mien j'ai trouvé des traces de bec…

     279421547.JPG

    A La Désirade, ce 11 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».

    voyage,littérature,jérusalemEnsuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…
    J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…

    voyage,littérature,jérusalem
    Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.
    Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…

    PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?

  • Avec nos animales salutations

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     Lettres par-dessus les murs (18)

    Ramallah, ce jour d’aujourd’hui

    Cher Fellow,

    Notre ami Pascal, très sollicité ces jours par la visite de ses proches, venus de loin, m’a prié de le relayer dans sa correspondance en tâchant, si possible, de rester dans le ton. Qu’est-ce à dire ? Voudrait-il donc que je me borne à répéter ce qui a été dit jusque-là ? Un perroquet n’est-il bon qu’à ça ? Je n’ai pas relevé, mais je n’en pense pas moins, comme je présume que vous non plus n’en pensez pas moins.

    A ce propos, j’ai bien aimé le passage de la lettre de JLK touchant au Bréviaire de la bêtise de l’excellent Alain Roger, qui rappelle cette évidence que, parmi les espèces, seule la bête ne l’est pas. On ne le dit pas assez. Le bipède est d’une telle suffisance qu’il s’imagine le seul à penser alors qu’il ne fait ça, la plupart du temps, surtout en France, qu’avec sa cervelle formatée. Or vous le savez, nous le savons, nous tous qui pensons de façon coenesthésique et point seulement cartésienne, que la réduction du langage au verbe et du verbe au système html nous coupe de bien des mondes et de l’aperception de ces mondes. Je profite, dans la foulée, de réparer l’injustice qu’a constitué l’occultation manifeste  du centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty, le 13 mars 1908. Je n’étais pas né plus que vous, mais je suis sûr qu’un Ecossais de race (on m’a rapporté que votre qualification de champion et petit-fils de champions n’est autre que Marvel of the Highlands) apprécie les vraies commémorations, à l’opposé de tout ce qui se fait de nos jours, même à Ramallah à ce qu’il paraît.

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    La perception coenesthésique, que Merleau défendait en somme par la bande, revient pour l’homme à penser par la peau autant que par le cerveau, faute de pouvoir penser par les plumes (supériorité nette à cet égard de l’Ara ararauna, votre serviteur) ou par le poil dru (votre si belle robe, et votre si belle moustache à la Frantz-Josef) mon ami), la nageoire ou l’élytre.

    Notre ami Pascal, comme vous le savez, a ce don de poète rare de penser, sinon par les élytres, du moins comme s’il en était pourvu, et c’est ainsi qu’a été conçu Le chien noir et le poisson-lune. Je cite de mémoire en perroquet-passeur : « La mer s’est retirée, un grand chien noir court entre les trous d’eau, un poisson-lune entre les crocs. Le poisson s’est fait piéger par la marée et le voilà, les yeux brûlés par l’air, volant écrasé dans la mâchoire du monstre… Il court vers sa fin, le grand chien noir, le poison des dards du poisson court déjà dans ses veines ».

    Tout cela pour vous conseiller d’éviter le poisson du vendredi, cher ami.

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    A La Désirade, ce même jour.

    Cher Youssou,

    Votre conseil amical me touche, mais je suis vacciné. Il m’est en effet arrivé, il y a quelque temps, de déterrer une carpe japonaise, du genre coï, dont une nageoire pointait d’un tas de détritus jetés non loin de là par nos voisins, pour sentir le froid soudain de ce fluide mortel qu’un fulgurant réflexe m’a évité de sucer.

    Bien m’en a pris, car j’eusse été privé, crevant bêtement, de ce que je vis en ces jours printaniers, que vous avez sans doute connu vous aussi en marge de votre captivité, que nos frères humains appellent l’Amour et qu’un de leurs auteurs a dit justement « l’infini à la portée du scottish ».

    La perception phénoménologique trouve en la matière, cher Youssou qui avez compris qu’il n’y a pas, dans la notion de corporéité, de clivage entre le corps-pour-soi et le corps-pour autrui, un champ d’observation  d’une prodigieuse richesse, dont je vis tous les jours les effets sous le flux d’effluves montés par bouffées de la ferme voisine où Elle crèche. Je veux parler de Blondie, la Goldie retriever la plus craquante du voisinage, que je rejoins au moindre signe de distraction des gens de La Désirade, dont je perçois ces jours l’agacement érotophobe, mais passons : je crois qu’ils lisent ce blog.

    Je sais assez que passera vite cette saison d’amour, mais j’aimerais vous dire, Youssou, j’aimerais vous faire sentir ce que je ressens à fleur de robe et tout partout, j’aimerais vous communiquer, de poil à plume, cette irradiante félicité qui me fait danser autour de Blondie et la humer tout partout, j’aimerais avoir les poétiques vocables qui me permissent (subjonctif typiquement humain) d’évoquer cette tache d’or « qui passe entre les troncs bleus et lisses des longs arbres touffus » puis qui traverse « l’ocre étendue d’une prairie immobile, étalées sous un ciel sans vent ». Bien sûr vous  aurez reconnu  les mots de notre ami Pascal.

    littérature,voyage,animaux,philosophie

    Blondie est ocre et pleine de grâce, comme ce dernier morceau du même scribe que vous connaissez mieux que nous, intitulé Ocre et qui me semble à moi aussi plein de grâce sublimée : « Une piscine asséchée dont la peinture bleue s’écaille / Un peu de vent dans les citronniers / Le soleil décline ; sur la terrasse, les arabesques / de la balustrade s’étirent dans la poussière / Au fond du jardin, deux chaises en fer, une / petite table carrée ; sur le plateau, un poisson en / mosaïque bondit hors de l’eau »…

    Images : le perroquet Youssou par Pascal Janovjak ; le chien Fellow par JLK.

    Pascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève 2007.    

     

  • Merci la vie, merci bien...

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    Lettres par-dessus les murs (17)

    Cher JLs,
    J'éprouve toujours le besoin de commencer ces lettres par un remerciement, ça va devenir lassant. C'est peut-être une habitude d'expatriation, on est souvent trop poli, quand on n'est pas chez soi - les Arabes et les autres sont tous un peu cannibales, vous le savez, mieux vaut sourire. Je ne vous remercie donc pas pour vos histoires de femmes voyageuses, et surtout pas pour celle de Lina Bögli, dont le nom m'eût évoqué une responsable du rayon vêtement de la Migros d'Appenzel plutôt qu'une aventurière au long cours et aux longues jupes. J'aime ces récits d'ailleurs qui se donnent le droit de juger, de décrire les impressions négatives et les déceptions - une ethnologie critique, pas nécessairement pertinente ou avisée, mais qui nous change des gentils documentaires géographiques où une voix traînante décrit les pêcheurs en train de pêcher et les chasseurs en train de chasser, et qu'importe s'il s'y mêle parfois un peu de racisme instinctif, un peu de cette défiance que nous portons au plus profond de nos gènes.

    voyage,littérature
    Je me rappelle d'un beau texte de Pasolini, le récit d'un voyage en Inde en compagnie d'Albert Moravia. Sa franchise m'avait touché, il était là, il voyait et donnait à voir, il ne s'excluait pas du paysage qu'il se permettait de condamner quand il ne lui plaisait pas. C'était entier. Je n'ai pas le bouquin ici, alors je vous cite un court extrait de Nicolas Bouvier, lu la semaine dernière dans L'Usage du Monde – ça n'a rien à voir mais il m'a plu pour les mêmes raisons, parce que ça sent le vrai. Bouvier et Vernet arrivent à Téhéran, en mai 54 :
    « … et comme un Auvergnat montant sur Paris, on atteint la capitale en provincial émerveillé, avec en poche une de ces recommandations griffonnées sur des coins de table par des pochards obligeants, et dont il ne faut attendre que quiproquos et temps perdu. Cette fois nous n'en avons qu'une ; un mot pour un Juif azeri que nous allons trouver tout de suite : une tête à vendre sa mère, mais c'est un excellent homme tout plein d'un désir brouillon de débrouiller nos affaires. Non, il ne pense pas que des étrangers comme nous puissent loger dans une auberge du bazar… non, il ne connaît personne du côté des journaux, mais voulons-nous déjeuner avec un chef de la police dont il promet merveille ? Nous voulons bien. Et l'on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourth chez un vieillard qui nous reçoit en pyjama. La conversation languit. Il y a longtemps que le vieux a pris sa retraite. C'est dans une petite ville du sud qu'il était chef, autrefois, il ne connaît plus personne à la préfecture… d'ailleurs il a tout oublié. Par contre, une ou deux parties d'échecs lui feraient bien plaisir. Il joue lentement, il s'endort ; ça nous a pris la journée. »

    voyage,littérature

    Voilà Bouvier souriant, admirable, parfaitement à l'aise dans ses chaussures de marche, et ce n'est pas évident, c'est délicat le voyage, ou l'expatriation, c'est toujours un peu la corde raide, tendue entre le tourisme et la schizophrénie. Au bout du rouleau, il y a Lawrence d'Arabie, qui estimait qu'on ne pouvait intégrer deux cultures, deux modes de pensée, qu'en payant le prix de la folie. Bouvier répond en écho, moins tragique : « on croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
    Plus loin, cette autre phrase qui fait tilt : « Un séjour perdu et sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n'aurais pas tenu longtemps ». Comme s'il était vital de garder toujours des liens, même lâches, avec le pays natal, pour éviter de se perdre complètement. Moi je ne risque rien, heureusement ou hélas, il n'y a pas de postiers à Ramallah pour mander mes lettres par-dessus les murs, mais une bonne vieille connexion internet, et des médecins, et des commodités. Je vous laisse, le jeune orchestre symphonique de Berne joue dans une demi-heure, Bellini, Bruch et Schuman.

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    A La Désirade, ce mercredi 9 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Moi aussi j’aime dire merci, et j’en rajoute par malice. Notez : rien ne me fait autant sourire sous cape que celles et ceux qui vous disent : « Merci, merci d’exister ». Je ne sais vraiment pas quoi leur répondre. Que je n’y suis pour rien ? Hélas je ne sais pas non plus leur rendre la politesse. Ce merci d’exister a quelque chose d’un peu trop affecté à mon goût, mais bref, je remercie d’autant plus volontiers quand il y a de quoi, comme après le sept jours parfaits que nous ont fait passer nos amis la Professorella et le Gentiluomo, dans leur maison de Marina di Carrara, avec le chien Thea et sept chats correspondant évidemment aux étoiles de la Constellation du même nom.
    Une posture me fait horreur par contraste, et c’est celle qui consiste à dire qu’on ne doit rien à personne. Je trouve cela tout à fait répréhensible. A ce propos, la Professorella nous a beaucoup fait rire en nous racontant le séjour de l’écrivain Georges Borgeaud en ses murs, qui non seulement parvint à se faire payer le voyage en avion, mais remplaça pour ainsi dire l’entier de sa garde-robe en une semaine, avant de manifester, à l’instant des adieux, une sorte de réserve pincée du ton, précisément, de celui qui ne doit rien à des hôtes qui de-toute-façon-ont-les moyens…
    Autant je m’amuse de la niaiserie très helvétique qui faire dire « merci, merci bien », et répondre « pas de quoi », puis « merci à vous», ou pire : « service », autant me consterne le déni de reconnaissance qui procède le plus souvent d’un déni de filiation. Mon amie Nancy Huston (« Merci d’exister, Nancy, ah merci, merci bien») a très bien illustré le phénomène dans ses Professeurs de désespoir en décrivant la façon de certains de nier l’importance de ceux qui nous ont donné le jour, pour mieux dénigrer ensuite la notion même d’enfantement.
    Tu me parles de L’Usage du monde et me cites quelques-unes de ses formules fameuses, me rappelant du coup le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier, notre cher Thierry Vernet dont a paru, l’an dernier, le recueil des lettres qu’il a adressées aux siens entre juin 1953 et octobre 1954 : sept cents pages de vie profuse et généreuse, où la reconnaissance éclate à chaque page.
    Cela commence comme ça, après un bel éloge de Thierry par Nicolas. « Le 6 juin 1953 matin. Sauvé ! Embrayé ! En vous quittant j’ai été me taper une camomille dans le wagon restaurant. Pas bien gai. Un couple en face de moi s’était trompé de train. Ils ont passé à 120km/ devant Romont, où ils n’ont pu descendre. Ca m’a distrait. Gros retard à Zurich (1h1/2) à cause d’un fourgon postal qui s’était mise sur le flanc, à ce que j’ai pu comprendre de ces « Krompsi-krompsi-krom » explicatifs. Cela a tout décalé. Train-train jusqu’à Graz. Du vert, du vert, des sapins. Pris en affection par un vieux peintre de Graz de retour de Paris, qui ne parle pas un mot de français. Il me prête et me force à lire pour me plaire Intermezzo de Giraudoux que son fils donnait à sa femme. « Son fils wohnt Paris. Arkitekt. Femme Französin, lustig ». On parle peinture. Il aime Picasso : lustig, lustig. Mais lui, il fait aussi des Abstrackt-form, bitte ? – Ach so ! J’étais pas mal claqué, le cœur qui me sortait un peu des lèvres. Un gros Bernois, retour de Kaboul et HongKong m’a remis sur mes rails. Tous ces petits vieux garçons, vieux petits garçons, qui se plient en deux dans des : Entschuldigung, Ach ! so, yo-yo-yo, bitte sehr ! »
    133991546.JPGTu vois le ton. Thierry écrivait comme ça, les yeux ouverts, le verbe vif, et ses lettres, comme celles de Lina Bögli, forment finalement un fabuleux reportage en marge de L’Usage du monde.
    En octobre 1954, dernière notation du voyage à Kaboul, dont il va revenir avec Floristella dans ses bagages, qu’il va épouser à Genève (mais il regrette de ne pouvoir emporter son accordéon avec lui), Thierry Vernet écrit encore ceci : « Dîner tranquille. Sommeil. Un peu mélancoliques de quitter le cher Nick. On se lève à 5 h demain matin. L’avion part à 7h.30. Ce sera magnifique. Fini l’islam. Mes croques-notes, je vous embrasse, je vous aime, je vous rembrasse. J’espère que tout va bien. Je vous télégraphierai de Delhi. Amitiés à tout le monde. Thierry. »
    Et à vous, Pascal que je n’ai jamais rencontré que dans nos lettres, mes amitiés, et à vos parents qui vont débarquer à Ramallah, à votre Serena et au perroquet Youssou.

    744796507.JPGThierry Vernet. Peindre, écrire chemin faisant. Préface de Nicolas Bouvier. L’Age d’Homme, 708p.

    Images: Photos de Nicolas Bouvier, dessins de Thierry Vernet. Les deux compères à la Topolino.

  • Les femmes d'abord

    littérature,voyage

    Par-dessus les murs (16)
    Ramallah le 7 avril, après-midi.


    Cher JLs,
    Votre dérive dans les rues de Tokyo m'en rappelle une autre, un peu plus à l'Ouest mais asiatique toujours - c'est sans doute en Asie qu'on se perd le mieux, en Inde surtout, vous connaissez le syndrome indien, ce conseiller culturel de je ne sais plus quelle ambassade, qui disparaît et qu'on retrouve plusieurs semaines plus tard, dépenaillé et errant dans les rues de Calcutta ou de Delhi, ou bien Jean-Hugues Anglade qui se dissout complètement, entre Bombay et Goa, dans le Nocturne Indien de Corneau et Tabucchi.
    Nous c'était au Bangladesh, on n'a pas perdu notre identité, juste notre chemin. J'étais parti avec Bruno et Caroline, quelque part du côté des champs de thé de Sylhet. Nous avions loué des vélos, sur les conseils avisés du Lonely Planet.

    littérature,voyage


    La carte des itinéraires était maigrelette, on aurait dû se méfier, mais c'était tellement beau, quel plaisir de filer ainsi au milieu des rizières sur nos vaillantes montures, nous nous sommes enfoncés dans des terres plus sauvages, des douces collines, poursuivis par des papillons aux envergures de corbeaux et des nuées de moustiques, et une heure plus tard, la bouteille d'eau que nous nous partagions était vide. Alors on s'est dit comme ça qu'on pourrait rentrer, ça avait l'air simple sur le plan, mais il est des lieux réfractaires à la cartographie, des trous noirs qui absorbent les imprudents, où l'espace se dilate, et le temps plus encore. Le chemin se resserra en piste, pas cyclable pour un sou, les fessiers brûlaient, les serpents sifflaient sur nos têtes, on nageait plus qu'on ne pédalait, dans le chaud et l'humide. Au détour d'un chemin, deux heures plus tard, un adolescent, qui portait un fagot. Etrange et superbe rencontre.

    1557904133.JPGC'est par là, dit-il, c'est tout droit. C'est sûr ? Tout droit, pas plus compliqué, pas à droite et à gauche ou à gauche ensuite après le feu ? Juste tout droit ? Oui oui tout droit. Bien sûr, après le premier virage nous attendait une bifurcation et un choix périlleux, et bien sûr nous faisions le mauvais. Etrange contrée vraiment, on avait l'impression d'être absolument seuls, mais toutes les heures, au détour d'un buisson surgissait un Bangladais, aussi à l'aise dans la jungle que vous à la Désirade. Ils se ressemblaient tous, ces Bangladais (ou alors c'étaient les mêmes qui se remettaient exprès sur le chemin), et ils nous perdaient du mieux qu'ils pouvaient, ils y mettaient du coeur et de l'effort, vraiment, sérieux et appliqués, et nous suants, à moitié morts de soif et de fatigue, d'implorer la route juste, le chemin vrai pour sortir enfin de cet enfer, et eux de se plier en quatre pour nous égarer davantage. Vraiment l'idée leur plaisait, contrairement à vos Japonais. Ils se mettaient à plusieurs parfois, ils n'étaient pas toujours d'accord sur le meilleur piège à nous tendre, leurs dissensions nous rassuraient, l'un d'eux au moins avait raison. Mais le plus souvent ils étaient unanimes à tendre leurs bras pour nous précipiter plus avant dans l'inconnu et les fièvres. Mes compagnons me faisaient peur désormais, ils étaient clairement en train de subir une inquiétante métamorphose, blancs comme des spectres, avec des plaques rouge homard sur le visage, et déjà à moitiés liquides. Je fis comme si de rien n'était, je ne savais pas comment ces créatures pouvaient réagir, et puis il allait faire faim, bientôt, des alliances allaient se nouer pour la survie, il fallait rester sur ses gardes.
    Je me rappelle d'une ferme, surgie au milieu de nulle part, l'unique demeure à mille milles à la ronde. L'eau du puits nous a sauvé, elle n'était absolument pas conforme aux normes de potabilité occidentales, elle devait grouiller de vermine et de bactéries et d'hépatites latentes, mais elle nous a sauvé, je crois, et nos bienfaiteurs d'agiter longtemps les mains, soulagés sûrement de voir repartir ces trois extraterrestres albinos et cramoisis sur leurs machines volantes.

    Une vingtaine de prières plus tard, et un testament virtuel mille fois amendé, nous avons aperçu une maison, dans la lumière du couchant, non, deux maisons, trois, et sous le porche de l'une d'elles on vendait des boissons gazeuses. Alors nous avons compris que la ville n'était pas loin, qui dit boissons gazeuses dit civilisation, eau potable, douche froide, matelas, ventilateurs.


    A Dhaka, sous la clim et un gin tonic à la main, j'ai fait la connaissance d'une autre Caroline, Riegel de son nom. Un poil plus expérimentée elle faisait de plus longues virées, elle arrivait tout droit du lac Baïkal, elle allait rejoindre Bangkok. Une balade... Dans ses yeux se retrouvaient tous les sourires aperçus sur le bord des routes... Elle vient de m'écrire pour m'annoncer la sortie de son livre, les amateurs de bicyclette et d'Asie le trouveront sur http://www.baikal-bangkok.org/fr/

    Nous retournons au Bangladesh dans un mois exactement. Revoir nos amis, Bruno et les autres, je vous raconterai... Si nous n'y laissons pas nos os, nous viendrons ensuite à la Desirade. Si vous m'envoyez les coordonnées GPS par retour du courrier.

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    A La Désirade, ce lundi 7 janvier, soir
    Caro Pascal,
    J’aime énormément vos récits de complots bengalis, de bouteilles vides et de serpents qui sifflent sur vos têtes. Votre façon d’écrire « et puis il allait faire faim » me rappelle cette phrase sublime d’une carte postale envoyée du Tessin par Charles-Albert Cingria à je ne sais plus qui : « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin », et je savoure vos histoires de Caroline. Un homme qui a des histoires de Caroline à raconter ne peut pas être tout à fait mauvais. Je vais tâcher de retrouver celle que j’avais commise il y a bien des années de cela dans ma vie de péché. En attendant, vos femmes voyageuses m’en ont rappelé deux autres, Lieve et Lina.
    1220267687.jpgJe n’ai fait qu’une balade en compagnie de Lieve Joris, mais alors mémorable, dans nos préalpes voisines, d’abord au col de Jaman d’où l’on découvre l’immense conque bleue du Léman. 283016233.jpgNous parcourions des pierriers à chamois et vipères sur les vires desquels elle me raconta sa visite à V.S. Naipaul à Trinidad de Tobago, à l’occasion d’une réunion de famille homérique… puis à la terrasse vertigineuse de l’hôtel de Sonloup où, durant le repas, son ami chef de guerre en opération aux frontières du Kivu l’appela au moyen de son portable satellitaire pour nous faire entendre le crépitement des armes automatique, avec ce léger décalage qui rend la guerre encore plus surréaliste que d’ordinaire.

    De la guerre, il était d’ailleurs beaucoup question dans La danse du léopard que venait de publier cette femme si courageuse et intéressante, comme l’est aussi une Anne Nivat dont je lis ces jours le récit des tribulations à Bagdad. Mais pour l’instant c’est de la plus pacifique des femmes que j’aimerais vous parler, notre Lina qui fit juste saliver un cannibale dans sa paisible existence d’institutrice…
    Si vous ne connaissez pas Lina Bögli, il vous reste encore quelque chose à découvrir en ce bas monde : ses lettres de voyage représentent en effet l’un des classiques de la littérature nomade, aussi délicieuse que le journal du berger érudit Thomas Platter, intitulé Ma vie. Mais qui est Lina Bögli ?
    1222486885.jpgC’est une irrésistible godiche qui écrivait, en février 1897, de passage aux îles Samoa: « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. »
    Lorsqu’elle note cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli a déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec la longue pause d’un séjour à Sydney. L’idée un peu folle de faire le tour du monde en dix ans lui est venue en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet signifiait pour elle une échappatoire au vide de l’existence d’une femme seule. « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. »

    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laisse cependant filtrer,
    de loin en loin, un persistant mal du pays. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages «sur le terrain ». Ses jugements sont parfois expéditifs, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », ni de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, note-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ».
    1773353324.JPGDans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses de Samoa ou d’Hawaï, elle exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».
    Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit.
    À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « paradis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi. Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans on petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen,dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain.
    1626977995.JPG«L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, Lina Bögli achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»

    Pardon, cher Pascal, d'avoir été un peu longuet avec cette impayable Lina, mais elle vaut en somme son pesant de kilobytes. J'avais rédigé le premier jet de ces notes dans un cybercafé de Toronto. Le clavier dont je disposais alors était dépourvu d'accents. Vous aurez remarqué que je les ai rétablis.  Ainsi constate-t-on que tout est perfectible sous la douce férule de l'instite... 

    412585483.JPGImages: paysage du Bangladesh, par Pascal Janovjak. Au Col de Jaman. Lina Bögli. Dessins et peintures de Thierry Vernet. Aquarelle de Frédérique Kirsch-Noir. Femme-papillon par X.

  • Nos drôles de machines

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    Lettres par-dessus les murs (14)

    Ramallah le 2 avril 2008, nuit.

    Salam aleikum,

    Merci pour le pardessus, le temps s'est étrangement rafraîchi ici, je l'ai utilisé à la place de mon imper, j'avais fière allure (quoiqu'un peu emprunté, sans doute). Ce matin c'est au hasard d'une promenade digitale que je découvre cette perle, qui date de bien avant l'internet, et que vous avez peut-être entendu comme moi : le plus ancien enregistrement connu, effectué en 1860, dix-sept ans avant Edison, par un typographe français, Edouard-Léon Scott de Martinville, lequel sieur avait inventé le phonautographe, un bidule constitué d'un porte-voix inversé qui dirigeait les ondes sonores sur une membrane, laquelle gravait ses vibrations sur un cylindre entouré de papier noirci à la fumée. Vous visualisez ? Le bout de papier en question a été exhumé début mars dans quelques archives parisiennes et poussiéreuses, on en a tiré un son. Un enfant, qui chante les premiers vers d'Au Clair de la Lune, en 1860.
    1860, vingt ans après la parution des Aventures d'Arthur Gordon Pym, que vous évoquez, dix ans après que les sœurs Fox ont entendu les esprits frapper des coups dans leur maison, à Hydesville, NY, donnant ainsi naissance au spiritisme que le pauvre Conan Doyle allait défendre dans toute l'Europe au tournant du siècle (Holmes en le quittant avait emporté un peu de sa lucidité), spiritisme que Camille Flammarion considérait comme une science, pendant qu'il fouillait les étoiles à la recherche d'autres mondes habités, pendant que des prostituées battaient le pavé londonien, mal éclairé au gaz, et tout ce qui s'ensuit.
    La belle époque… 1860, à Paris on cause encore des Fleurs du Mal dans la rue, au milieu des gravats et des chantiers d'Haussmann, la voix du crieur de journaux et les bruits des travaux devaient s'entendre, jusque dans l'appartement où un enfant, sous l'œil vigilant d'un inventeur, chantait, pour la centième fois peut-être, Au Clair de la Lune dans un entonnoir. Comme l'ont déjà écrit de nombreux commentateurs, c'est bien un fantôme qu'on a l'impression d'entendre, un fantôme issu de la fumée noire du papier gratté, qui s'est engouffré dans les circuits imprimés de nos réseaux, et qui nous transmet sa voix d'outre-monde...
    http://www.firstsounds.org/sounds/1860-Scott-Au-Clair-de-la-Lune.mp3

    Le plus beau, dans cette histoire, c'est que l'inventeur du phonautographe n'avait aucun moyen d'écouter son enregistrement, contrairement à Edison. Il aura donc fallu attendre qu'Edison invente l'ampoule, à la lueur de laquelle Tesla inventa les communications radio, que les Allemands utiliseront pendant la Seconde Boucherie pour transmettre leurs messages codés, obligeant les Alliés à concevoir vite vite un machin appelé ordinateur pour les déchiffrer, machin que le mois dernier, enfin, un autre Américain un peu dans la lune aussi utilisera pour décoder cette énigme-là : dix secondes d'une comptine fredonnée en 1860, qui parle elle d'un temps encore antérieur à tout ce bazar, où l'on s'éclairait à la chandelle ou au clair de la lune… Cher Jean-Louis, je te rends ta plume, si tu m'écris un mot.

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    A La Désirade, ce jeudi 3 avril, matin.

    Cher Pascal,
    Dans son fameux roman inédit à titre posthume sous le titre provisoire de La nostalgie du crotale, notre ami Kilgore Trout rend hommage à Scott de Martinville et à son phonautographe, grâce auquel nous prenons connaissance aujourd’hui, par votre inappréciable truchement, de ce bouleversant document. Nous qui sommes des gens de plume dans l’âme, dont le sang est d’encre polychrome, ne craignons pas de trahir l’esprit de la Lettre en accueillant toutes les machines inventées par l’Espèce bipatte en sorte de maximiser les potentialités de l’écrit destiné à rester éternellement, en tout cas jusqu’à la fin de l’après-midi.
    L’an 1860, puisque vous évoquez Baudelaire, marqua aussi la parution des Paradis artificiels, peu après celle d’Oblomov, le chef-d’œuvre en pantoufles d’Ivan Gontcharov, et c’est cette année aussi que l’abbé Fiorello Gentile della Macchia, jeune aristocrate siennois voué à la Sainte Eglise, entreprit de cavalcar la tigre en compagnie d’une jeune chambrière helvète, ma trisaïeule ensuite répudiée par sa famille. Faute de pouvoir se réclamer d’une généalogie dorée à la feuille, on se trouve parfois un ancêtre privilégié. Or j’en ai deux: le premier, mercenaire du roi, est tombé aux Tuileries dans l’exercice de son job, et le second est l’abbé Fiorello, qui vira sa cuti dans les bras et les draps de ma trisaïeule le 11 mai 1860, jour même où Garibaldi lançait son expédition, une année tout juste avant l’invention du vélocipède par les frères Michaux.
    L’abbé Fiorello ne m’a pas légué qu’une ascendance toscane : en fouillant dans ses archives persos, déposées à l’anarchevêché de Montalcino, j’ai pu, de fait, y recopier les plans de deux merveilleuses machines qui n’ont rien à envier au phonautographe : je veux parler de l’oniroscope et du mnémoscaphe.
    1570714477.jpgJe ne vous en souffle mot qu’à vous, mon ami, car je vous sais capable de garder un secret. Comme vous êtes un garçon sensible et sensé tout à la fois, vous ne me demandez pas pourquoi je me suis gardé de faire la moindre publicité à l’oniroscope, qui permet de transcrire ses rêves dans sa camera oscura à fins strictement personnelles, non plus qu’au mnémoscaphe, autorisant la circumnagivation dans le tréfonds de son eau songeuse: vous avez compris quel mauvais usage en feraient d’aucuns. Enfin, puisque tu m’as rendu ma plume, gentil Pascal, l’accès aux plans de ces appareils te sera néanmoins permis lorsque tu te pointeras à La Désirade. Ce qu’attendant je te souhaite de beaux rêves, et à ta moitié d’orange, au clair de la terre…

    Documents : gravure anonyme parue dans Camille Flammarion, L'Atmosphère: Météorologie Populaire, Paris, 1888. Protototypes du phonautographe et du mnémoscaphe.

  • Ressources de l'imagination

     

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    Lettres par-dessus les murs (13)

    Ramallah, ce mardi 1er avril, matin.

    Cher JLK,

    « Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu'il ne suffit pas, pour un écrivain, d'avoir des choses à dire : encore faut-il qu'il en ait à raconter. ».

    Merci à vous et à Gripari pour cette phrase… On pourrait ajouter que pour avoir des choses à raconter, il faut parfois en vivre, je n'ai compris cette évidence que très tard, j'ai longtemps cru, aveuglément, à la toute-puissance de l'imagination – que les obscurs recoins de nos cervelles contenaient des mondes, à la manière des vieux greniers.

    littérature,voyageC'est peut-être vrai pour les écrivains qui ont roulé leur bosse, ça l'est moins pour les jeunes scribouillards, qui feraient mieux d'aller voir la lumière du jour plus souvent. Ils ont parfois de la chance, le hasard fait parfois irruption dans leur inquiète retraite, à la manière de ce sac à main que la vie a déposé, une nuit, dans notre jardin, par le truchement de quelque voleur de poule qui cherchait un coin isolé pour explorer son butin. C'est toujours assez glauque, un sac à main éventré dans les herbes hautes. C'est un peu comme découvrir un cadavre (toute proportion gardée bien sûr, je ne tiens pas à vérifier la validité de ma comparaison, je me contente volontiers du sac à main). Il y a là toute une intimité profanée, les reliefs d'une existence, le souvenir d'un instant qu'on imagine violent, d'autant plus violent que la délinquance est rare. La victime n'a pas vingt-cinq ans, son visage sourit encore, sur la carte d'identité abandonnée dans les herbes hautes. C'est important, une carte d'identité, sans elle il est impossible de circuler. Elle est délivrée par Israël, via l'Autorité Palestinienne, et les procédures de renouvellement sont longues et compliquées.

    littérature,voyage
    Je vide le sac à main sur la table de la cuisine. Excepté un ou deux perce-oreilles (forficula auricularia) qui s'échappent en frétillant des pinces, il contient : - un paquet de mouchoir - un foulard - un lourd flacon vaporisateur « Soul », qui contient un fond de parfum trop fort - une serviette hygiénique - deux petites peluches, un chien porte-clés aux oreilles jaunes, et un lapin à ressort - une feuille de papier quadrillé, pliée en quatre, vierge, - un carnet. Je l'ouvre. Ce n'est pas un carnet d'adresse, c'est un journal intime. Ecrit en arabe, heureusement, il gardera ses secrets. Une phrase en anglais, tout de même, maladroitement tracée sous un cœur percé de sa flèche, I love you for ever ever ever. C'est vrai que c'est intime, un sac à main… Je me rappelle le journal que je tenais adolescent, si quelqu'un avait pu jeter les yeux dessus je l'aurais tué. Je refuse donc d'aller porter le sac à la police, comme on me le conseille, ces gens-là sont plus voyeurs que des écrivains. Si tous les adolescents du monde se ressemblent, alors il y a aussi, dans ce journal, le prénom de celui qu'elle aime for ever ever ever, et l'oiselle pourrait passer un sale quart d'heure. Derrière la carte d'identité se trouve une carte de stagiaire du Ministère du Travail, je m'y rends donc ce matin, après un week-end et un jour de grève. On me fait fête, on m'installe dans un bureau vide, on m'apporte du café, un cendrier. La fille ne travaille plus ici, on passe des coups de fil, je contemple le pot de fleurs artificielles posé sur le bureau. Dans le couloir passent et repassent des types, ils semblent n'avoir pas grand-chose à faire, dans ce ministère du Travail… L'anglophone de service vient me causer, il m'explique que la prochaine fois, le plus simple est de se rendre à la station de taxis collectifs qui desservent le village de la demoiselle, on la reconnaîtra à coup sûr, on lui rendra son sac. Pas con (c'est d'ailleurs à une station semblable que ma compagne a récupéré mon téléphone portable égaré dans une voiture, le conducteur l'avait appelée). Pas con mais reste l'intimité du journal intime, que j'ai glissé dans ma poche, et dont je ne parle pas. On parle d'autre chose, du Koweit et de je ne sais quoi, et puis on vient nous dire qu'on a réussi à joindre la fille, elle est en chemin. Un autre café plus tard la voilà qui déboule, tout sourire, avec son père, tout sourire aussi. Tant pis pour l'argent que contenait le sac, volé sur le comptoir d'un magasin – l'important c'est la carte d'identité, satanée hawiyye, la voilà enfin. La fille range la carte dans son sac, mais le journal intime elle le garde à la main, sur son cœur. En rentrant chez moi, en traversant la ville, les gens m'applaudissent et jettent des pétales de roses sur mon chemin. Je vous salue, cher ami.

      

    A La Désirade, ce mardi 1er avril 2008, soir.

    Cher Pascal,

    L’imagination, ce sera de raconter la vie de cette fille et le contenu de son journal intime en vous rappelant le geste qu’elle a eu de le retenir sur son cœur. Mais l’imagination, ce pourrait aussi de lui inventer de toute pièce le destin de la femme-orange, vous savez, la femme qu’on pèle, la femme réellement femme et qu’il faut peler pour l’aimer, et qui pelée, le matin, quand vous la retrouvez dans votre lit, s’est misérablement ratatinée et vous supplie de la boire avant qu’elle ne meure tout à fait…

    littérature,voyageC’est l’une des nouvelles à dormir debout qu’a publiées récemment l’auteur belge Bernard Quiriny, sous le titre de Contes carnivores préfacées par Enrique Vila-Matas qui tient l’auteur en grande estime. Ou vous pourriez prêtez à votre jeune fille la destinée de la servante de Son Excellence, l’évêque d’Argentine à deux corps. Je dis bien : à deux corps, mais gratifié d’une seule âme par le Seigneur. D’où complications pour l’intéressé, comme il aurait pu en aller aussi de votre jeune fille amoureuse for ever ever ever d’on ne sait toujours pas qui. Vous avez préservé son secret, tandis que j’ai violé celui de mes squatters.

    Je m’explique : l’année de votre naissance, en 1975, menant une vie de musard à vadrouilles, j’avais confié, à un compère de passage, la clef de ma trappe d’artiste pleine de bouquins, aux Escaliers du Marché lausannois de bohème mémoire, qui laissa s’y installer quelque temps d’autres migrateurs moins délicats que lui. En peu de temps, ma thurne fut transformée en souk puis en foutoir immonde, que je trouvai toute porte béante lorsque j’eu le mauvais goût de m’y repointer sans crier gare. Du moins, avant de lever le camp, mes bordéliques hôtes inconnus avaient-ils oublié un journal de bord substantiel, dans lequel se déployait, sous diverses plumes, la chronique déambulatoire de couples et autres groupes à transformations, passant d’une communauté d’Ardèche à une ruine du Larzac, via Goa et l’île de Wight, un refuge de Haute Savoie et les quais de la Seine.

    littérature,voyagePassionnant ? Absolument pas : misérable. Sans trace de joie de vivre (sauf au début et ensuite par sursauts) ni de fantaisie imaginative : un tissu de considérations pseudo-philosophiques et de dialogues de sourds (car les rédacteurs de ce journal se parlaient par ce truchement), avec quelque chose de pathétique dans le vide de l’observation et du sentiment. Je me dis alors qu’il y avait là la matière d’un roman d’une forme originale, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je me sentirais la capacité, je veux dire : l’imagination, de m’y colleter.

    littérature,voyageL’imagination d’un conteur à la Gripari, comme celle de l’auteur des Contes carnivores, ou celle de Cortazar dont on vient de ressortir les nouvelles en Quarto, semblent ressortir à l’invention pure. On se rappelle aussi Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, cette merveille étrange. Pourtant vous avez raison de penser que ces histoires apparemment extraordinaires procèdent elles aussi d’une expérience et d’un savoir d’acquisition. Gripari a évoqué, dans Pierrot la lune, sa vie personnelle où l’imagination ne semble jouer aucun rôle, au contraire de ses merveilleux contes pour enfants ou de ses nouvelles plus ou moins fantastiques. A y regarder de plus près, on constate qu’il en va tout autrement. A contrario, certains univers qui semblent découler de prodiges d’imagination, notamment dans la science fiction, se réduisent souvent à des clichés répétitifs et autres gadgets mécaniques. Votre sac est une auberge espagnole : vous y trouverez ce que vous y fourrerez.

    littérature,voyagePour ma part, je vous laisse ce pardessus oublié par mes squatters avec leur journal. Jetez-le sur les épaules de votre imagination....

  • Être là, voir et entendre

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    Lettres par-dessus les murs (12)

    Ramallah, le 30 mars 2008. 11h.


    Cher JLK,

    C'est vrai, c'est le détail qui fait l'émotion, qui peut provoquer l'empathie. Le petit fait vrai, insignifiant, dont Barthes montre que c'est lui qui crée « l'effet de réel » (et donc le mensonge littéraire). Les politiques pourtant devraient se tenir au-dessus du détail, dans leurs décisions, leur jugement devrait être guidé par l'objectivité des chiffres, non par l'émotion ou la sympathie intuitive... enfin, je crois… c'est pour ça que j'ai du mal à accepter l'inutilité des rapports qui s'accumulent ici. Mais chacun son boulot, Dieu merci nous ne sommes pas des hommes politiques, et nous pouvons nous laisser émouvoir par le détail de la vie, et essayer de le transmettre.
    Il fait chaud. Une silhouette s'avance, elle vient de franchir une brèche du mur. La femme porte une robe noire, un foulard, et un enfant dans les bras. Elle s'avance vers la jeep. Elle veut aller à l'hôpital, l'enfant est malade. Le soldat refuse. Il lui dit de retourner d'où elle vient.
    littérature,voyage,politiqueCe n'est pas juste une image, c'est une réalité, je l'aie vue de mes yeux. Une association israélienne organisait des visites de Jérusalem et de ses alentours, les maisons détruites et les colonies en construction, tous les méfaits de l'Occupation. Notre bus avait suivi le mur, sur une centaine de mètres, jusqu'à une brèche. Une brèche comme il y en a des dizaines, mais impraticable, ce jour-là, parce qu'une jeep la surveillait. Le bus s'arrête, et c'est là que nous avons vu le petit spectacle, comme mis en scène exprès pour nous, cette femme qui s'avance, sa robe poussiéreuse, elle a dû marcher longtemps, elle a dû escalader les blocs de béton, elle porte son enfant, le soldat refuse de la laisser passer. J'avais l'impression de voir un cliché, une actrice sortie d'un mauvais documentaire de propagande. Je ne comprends pas pourquoi. Il n'y a rien de plus universel que la souffrance d'une mère luttant pour soigner son enfant… et pourtant ça ne marche pas, l'image ne m'émeut pas, pas immédiatement – malgré ses détails, la poussière, son visage fatigué, l'image se surimpose à d'autres images identiques, elle perd de son sens, de sa réalité. La scène a été vue trop souvent, trop souvent décrite, elle est usée.
    littérature,voyage,politiqueEt alors je comprends ce qui ne marche pas, dans cette image, le détail qui cloche : c'est le foulard. Non pas parce qu'il fait de cette femme une musulmane, ce qui en ces temps d'islamophobie ne constitue pas le meilleur passeport, mais parce qu'il fait d'elle une Palestinienne. Elle n'est plus la femme, la mère : elle est la Palestinienne, et ça ne veut plus rien dire parce qu'on l'a vue trop souvent, ça va, on connaît ça, la pauvre Palestinienne avec son gamin, devant la jeep, sur fond de béton. C'est le syndrome du bambin africain avec son ventre gonflé.
    Pour redire l'humain, il faut parfois gommer des détails, nier l'étrangeté, le particularisme. Il faudrait arrêter le temps, figer les acteurs. S'approcher de la femme, enlever ce foulard, doucement, faire glisser ses longs cheveux noirs sur le visage fiévreux de l'enfant. Tourner la scène une seconde fois. Je ne suis pas journaliste, je peux donc raconter d'autres histoires, autour, avant, après, changer de point de vue, reconstruire le réel. Pourtant c'est ça qui s'est passé, juste ça et pas autre chose : elle, son enfant dans ses bras, le soldat. Ca devrait suffire mais ça ne suffit pas.
    littérature,voyage,politiqueElle réussit à s'approcher de notre bus, elle est prête à tout, elle nous interpelle, elle veut aller à l'hôpital. Vous imaginez combien on peut être à l'aise, assis derrière la vitre d'un bus climatisé, avec une femme en contrebas, qui vous supplie de l'aider. Notre guide sort du bus, il est israélien, il parlemente avec le soldat, il désigne la femme, il désigne le mur, il désigne l'enfant, il s'énerve. Le soldat se retient, gêné sans doute par nos regards, mais il ne cède pas.
    Et le guide baisse les bras, remonte dans le bus, et le bus repart, et derrière nous, dans la poussière, la femme nous regarde, avec son enfant, et le soldat la cache à ma vue. Le guide nous dira qu'il n'a rien pu faire, que lui-même courait trop de risques, à s'opposer au soldat. Il doit protéger sa liberté, sa fonction, le peu de pouvoir qu'il a. Son rôle, malheureusement, doit se limiter à nous faire voir. Le mien se limite ici à décrire, à reconstruire, à essayer de transmettre. Mais il doit bien y avoir des gens, quelque part, dans des ministères, dans des gouvernements, dans des parlements, dont le rôle serait d'agir ?

    littérature,voyage,politique


    A La Désirade, ce 30 mars. 17h.

    Cher Pascal,

    Je vous lis tout en écoutant mon ami Rafik Ben Salah au micro de Charles Sigel, dans l’émission Comme il vous plaira que j’estime l’une des plus intéressantes de la radio romande, à l’enseigne d’Espace 2. Rafik est en train de lire une page de Ramuz, tirée du Passage du poète. Puis la voix de Ramuz lui-même se superpose à la sienne, et je trouve ça très beau. Vous le savez peut-être : Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés…

    littérature,voyage,politique
    Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement.
    Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier.
    Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter.
    littérature,voyage,politique
    Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable.

    « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre, bientôt dans le cadre de toute une action qui se déroulera sur la chaîne Espace 2, dès le 7 avril prochain, sur le thème de l’intégration. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler, cher Pascal. Ce qu’attendant, prenez bien soin de vous et de votre douce amie, et saluez Youssou le perroquet.


    Illustration : Pablo Picasso, Mère et enfant (1902); Rafik Ben Salah

  • Le détail de nos vies


    Lettres par-dessus les murs (11)

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    Ramallah, le 27 mars 2008

    Cher JLK,
    J'ai ri à la lecture de vos inquiétudes communes sur le destin de l'Italie, avec le Gentiluomo et la Professorella, « en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone ». Nous aussi nous nous sommes inquiétés de tant de choses, hier soir, devant quelques verres d'arak, du hoummos, du mutabal et une belle assiette de tabouleh. Heureusement que nous ne sommes qu'humains, et que notre capacité au souci est limitée… imaginez le monde tel qu'il serait sinon, de longs cortèges de spectres errants, qui ne boivent pas et qui ne mangent pas, graves et muets, qui déambuleraient, tristes et courbés, se grattant le menton, hantés par le sort des fourmis d'Amazonie…
    Mouna, ma voisine de table, me disait hier qu'elle aussi pouvait oublier la situation, depuis qu'elle travaillait à Ramallah. Avant c'était plus dur, elle se rendait tous les matins à Jérusalem, elle ne supportait pas les files d'attente et les humiliations. Jérusalem n'est qu'à 15 km de Ramallah, mais l'espace ici se déploie différemment… On peut mesurer les distances en semaines de bateau, en heures d'avions, en kilomètres au compteur ou en nombre de pleins, ici on compte en nombre de checkpoints. On pourrait compter en cigarettes aussi : un ami palestinien, ancien résident à Jérusalem, me racontait (avec les exagérations qui sont le propre des bonnes histoires) qu'avant il allumait sa clope du matin en montant dans le taxi, et qu'il l'écrasait en arrivant devant son bureau, à Ramallah. Aujourd'hui, dit-il, le paquet tout entier y passe. Il a donc décidé d'arrêter de fumer, l'Occupation a du bon, tu vois. Il a arrêté de fumer, et puis il a déménagé à Ramallah. Et Mouna, pour la même raison, a quitté son travail à Jérusalem, et c'est ainsi que la Palestine se morcelle chaque jour davantage, qu'elle se divise en îlots, en enclaves, en prisons.
    Comme ailleurs dans le pays, l'espace qui sépare Ramallah de Jérusalem est devenu incertain, mouvant. Un cauchemar de géomètre, impossible à appréhender autrement que par l'expérience quotidienne, et celle-ci sera différente chaque jour, et Jérusalem ressemble de plus en plus à la Jérusalem Céleste, si loin si proche, une abstraction flottante. Regardez cette carte des Nations-Unies : la situation est illisible, la cartographie est devenue impuissante à décrire le terrain. Elle arrive tout juste à donner une idée de la confusion.
    C'est en feuilletant un rapport des Nations-Unies, il y a trois ans, que j'ai commencé à comprendre l'ampleur du désastre : tout y figure, tout y est répertorié. Le nombre d'accouchements dans les files d'attente, le nombre de personnes décédées dans des ambulances bloquées, tout, daté, documenté, avec le beau logo des Nations Unies à chaque page, je t'assure que c'est sympa à lire, le soir. Des kilos de rapports, des tonnes de chiffres, estampillés ONU, CICR, sans parler d'autres organisations moins (re)connues, telle B'Tselem, centre d'information israélien pour les droits de l'homme dans les territoires occupés - son dernier rapport donne 885 mineurs palestiniens tués par les forces de sécurité israéliennes depuis 2000. Il y a tout, par zone, par tranches d'âge. L'ampleur du désastre n'est pas la monstruosité de ces chiffres, bien sûr, mais leur inutilité absolue. On pourrait empiler les rapports jusqu'à la Jérusalem Céleste que ça ne changerait rien. 885 enfants tués, 885 familles en deuil. 885 histoires à raconter, 885 tragédies à écrire, à mettre en scène. Une bonne suffirait, peut-être ? On en a écrit des centaines déjà.
    Mouna, ma voisine de table, a vécu en exil jusqu'à il y a dix ans, dans des pays prospères, tranquilles. C'est tout de même ici qu'elle se sent le mieux, c'est le pays de ses parents, de sa famille. Et puis malgré ce qui est arrivé à ses enfants, elle se surprend souvent à oublier la situation. Je ne lui demande pas ce qui leur est arrivé, ils sont bien vivants, eux, ils étudient à Londres, alors nous parlons de Londres, et je me ressers une plâtrée de hoummos. C'est un véritable péché, le hoummos, si vous ne connaissez pas je vous en ramènerai.

    (Entre nous : tu auras compris que je ne suis pas un enragé. Mais parfois c'est plus fort que moi, et la littérature c'est aussi ça : écrire ce qui est plus fort que soi... J'essayerai de me retenir, notre correspondance m'est chère, quand elle parle d'autre chose, mais parfois c'est tellement à gerber, je te jure…)

    Marina di Carrara, le 27 mars, soir.

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    Caro Pascal,
    Pourquoi vous retiendriez-vous ? Ces lettres n’auront de sens que si nous nous parlons en toute sincérité, au fil de ce que nous vivons l’un et l’autre. Je ne raconterai pas ici, discrétion oblige, l’enfance et l’adolescence de la Professorella, qui relève des désastres de la guerre, ni non plus les récits que nous fait le Gentiluomo de quarante ans de fréquentation de la créature humaine, au titre de défenseur des braves et des moins braves gens. Je ne vais pas non plus vous faire l’injure de prétendre que tous les malheurs se valent « l’un dans l’autre ». Certains Suisses, qui ont coupé à la guerre, ont parfois prétendu que ne pas subir la guerre était encore pire qu’en souffrir, sous prétexte qu’imaginer le malheur est aussi difficile que de l’endurer. Je n’invente rien.

    52672160.jpgLe grand Ramuz l’écrit pendant la guerre 14-18. Alors que le pauvre Cendrars, engagé volontaire, saigne sur un brancard avant de se faire amputer et de vivre des jours hallucinants dans la chambre d’un jeune soldat qui crèvera de façon atroce, littéralement achevé par un officier chirurgien (c’est raconté dans J’ai saigné), Ramuz écrit comme ça que certes, c’est bien affreux de penser que des milliers de jeunes Français sont en train de mourir dans les tranchées, mais que de penser cela aussi est une souffrance, au moins aussi douloureux que de le vivre. Eh bien non : ce n’est pas pareil. La pesée des douleurs est une opération tout à fait impossible, mais disons que certaines situations « limites », vécues par nos frères humains, appellent un minimum de réserve de la part des « privilégiés » que nous sommes, étant entendu que cette appellation cache souvent de grandes détresses. Bref, parlons de ce que nous voyons et vivons, de ce qui nous révolte et qui nous enrage ou nous encourage au contraire.
    Ce qui m’intéresse, dans ta dernière lettre, ce sont les détails. Ce n’est qu’ainsi, je crois, qu’on peut vraiment en apprendre un peu plus sur une situation, et se sentir un peu plus réellement concerné. Patricia Highsmith, qu’on limite stupidement aux dimensions d’un auteur policier, me disait un jour que seule la réalité l’intéressait. A savoir : les faits réels, souvent insignifiants en apparence, mais qui font que tel va devenir, dans les pires circonstances, un kamikaze, alors que tel autre, son frère, vivra un tout autre destin. Patricia Highsmith pensait que tout crime avait pour origine une humiliation, récusant l’idée que le mal est ancré dans l’homme. Fort de son expérience, notre ami le Gentiluomo pense qu’au contraire certains individus sont criminels par « nature » alors que tel assassin, par exemple par passion, n’a tué que sous l’effet de celle-ci et n’est en rien un vrai criminel. La Professorella en visite d’ailleurs un, à la prison de Pise, qui a tué sa femme adorée et blessé son amant avant de s’égorger lui-meme sans s’achever, et qui poursuit aujourd’hui de sérieuses études en attendant sa libération, vers 2020...
    As-tu jamais eu envie de tuer ? m’a demandé hier soir le Gentiluomo. Je lui ai répondu sans hésiter que oui : qu’il y a quelques années, observant des dealers au parc Mozart de Vienne, j’ai pensé que, sans doute, si l’on m’avait permis de faire un carton sur ces ordures, je l’eusse fait. Ce que je voyais de réel était là : c’étaient ces jeunes filles et ces jeunes garçons réduits à l’état de spectres suppliants par ces salopes. Le détail, c’étaient le tremblement des mains des junkies et l’acier du regard des dealers. J’aurais volontiers tué rien que pour ça.
    A propos de Mai 68 tel que je l’ai réellement vécu, j’ai oublié de vous raconter deux ou trois détails qui enrichissent encore le tableau dans la nuance du ridicule qui m'est cher. Après notre escapade au Quartier latin, inspiré par les provos d’Amsterdam, j’ai en effet fauché une Mobylette que j’ai peinte en noir avec l’intention de la remettre en circulation au titre de l'instauration d'une nouvelle forme de propriété collective. Comme je me suis fait piquer par les flics avant d’accomplir cet acte que je me proposais de répéter ensuite, j’eus à remplacer fissa le véhicule, propriété du fils du rédacteur en chef d’un journal agricole, en m’engageant comme moniteur d’alpinisme rétribué au service de groupes de jeunesse belge qui chantaient le soir, devant les sommets immaculés, un chant nationaliste à la gloire du lion des Flandres…
    A cette époque, cette phrase de Paul Nizan me semblait rendre compte exactement de ce que je ressentais : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel age de la vie ». Aujourd’hui, je dirais les choses autrement.

  • Question de civilisation

     

    littérature,politique,voyage


    Lettres par-dessus les murs (10)

    Ramallah, mardi 25 mars 2008.

    Cher JLK,
    Merci pour la concrète beauté du marbre de Carrare. J'imagine des glaciers, d'immobiles cascades, des parois aveuglantes… Ici aussi on taille la roche, pour l'utiliser ou pour faire place à des immeubles, à des routes. J'ai toujours été impressionné par ce travail pharaonique, presque inhumain, des collines entières qu'on a évidées – quand, comment ? – pour tracer les voies de la civilisation, pour construire la route qui mène, par exemple, de Ramallah à la Mer Morte. Je recopie les mots suivants, griffonnés ce samedi sur mon carnet, quand nous étions coincés sur cette route-là, sous le cagnard, à l'entrée de Jéricho.
    On se rend à un mariage, à l'Intercontinental du coin. Barnabé est français, Maha est palestinienne, il n'y aura là que des gens très bien, de nombreux Occidentaux (qui sont toujours très bien, comme on sait) et des Palestiniens de la haute et un peu moins haute. Mais les soldats du checkpoint n'ont pas l'air de savoir qu'il n'y a ici que des gens bien, coincés dans leurs voitures, sous le cagnard, encravatés et chaussures cirées, ils nous traitent comme des marchands de poules, c'est très vexant. Ce conflit, et c'est sa seule éthique, n'épargne pas les riches...
    littérature,politique,voyageOn arrive au checkpoint, enfin, un beau, bien construit, avec mirador et tout, et qui ne manque pas de personnel, il y a le bidasse du mirador, trois qui discutent en bas, trois autres qui contrôlent les papiers. Ils doivent crever de chaud, sous leurs casques et leurs gilets pare-balles, et le poids du fusil qui leur ronge l'épaule… On nous demande nos papiers, bien sûr, et bien sûr on nous demande notre nationalité, et comme à chaque fois nous répondons en grommelant que cette information figure, elle aussi, sur les passeports qu'ils font semblant de feuilleter, qu'ils tiennent à l'envers. Cela arrive souvent, de se retrouver face à des soldats quasi analphabètes, qui ne parlent qu'hébreu, et parfois russe, ou une quelconque langue éthiopienne, s'ils n'ont pas oublié leur pays d'origine. C'est un droit inaliénable, de ne pas parler anglais, mais ici cette ignorance est un peu dangereuse, quand on tient un fusil. On est plus facilement amené à utiliser d'autres modes de communication, surtout quand on a vingt ans, qu'on est énervé par la chaleur et par la fatigue.
    littérature,politique,voyageOn passe, la route cahote sur trois cents mètres, jusqu'à une pauvre guérite qui tremble dans la chaleur, sur laquelle flotte un drapeau palestinien. Le soldat est armé, lui aussi, mais seul. Il nous demande d'où on vient, garez-vous sur le côté. Je sors de la voiture, empli d'une divine colère, je lui dis que merde, on a attendu une demi-heure chez les autres, là, il va pas nous faire chier lui aussi ! Il me regarde, sérieux comme la mort. Il ignore les passeports que je lui tends. Il me redemande d'où on vient. Je suis suisse, elle italienne. Oh, dit-il en anglais cette fois, pour montrer qu'il en connaît deux mots, des mots prononcés lentement, bien détachés, she is italian… et puis un sourire éclatant s'ouvre dans son visage brun, Welcome to Jericho !

    Je n'ai jamais bien compris la présence de ce checkpoint en carton. Montrer aux touristes, israéliens ou autres, que Jericho est bien en Palestine, peut-être. Ce qui serait idiot, puisqu'on est en Palestine depuis Ramallah, et que ce contrôle-ci ne fait que valider l'autre checkpoint, en donnant l'impression d'une frontière. Réponse symbolique à l'Occupation ? sans doute, mais surtout mimétisme imbécile de l'occupant par l'occupé. Ce qui est sûr c'est qu'il ne fait pas peur, ce checkpoint-là, et que je m'en veux d'avoir manqué de respect à cet homme. Il ne nous demande pas grand-chose, juste d'admettre qu'il est chez lui, et que nous sommes ses invités d'honneur.


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    Marina di Carrara, ce mardi 25 mars. Soir.

    Cher Pascal,
    Inviter semble ici l’honneur de ceux qui nous reçoivent, et c’est en nous laissant faire que nous vivons l’hospitalité radieuse de la Professorella et du Gentiluomo, au milieu de leur sept chats dont l’un a perdu sa queue ainsi qu’un peu d’une patte, sous une voiture, plus la chienne Thea dont la vivacité bondissante avoisine celle de l’otarie, tandis que ses regards redoublent de tendre dévotion.
    littérature,politique,voyageComme le dit et le répète le Gentiluomo, qui incarne à mes yeux l’humaniste sans illusions comme le sont souvent les médecins et les avocats, rien ne va plus en Italie où se répandent outrageusement la corruption et la vulgarité, dans une espèce de mauvais feuilleton dont la télévision relance chaque jour les nouveaux épisodes. Cela étant, rien ne lui fait tant plaisir que je lui dise et lui répète ce que nous aimons des Italiens et de la culture italienne, de la cuisine italienne (dont la Professorella perpétue l’art avec une délicatesse sans faille) et du cinéma italien qui est l’émanation pure et simple de son peuple, ainsi qu’il nous le racontait ce soir en évoquant la façon de sa chère petite mère, au soir de son mariage avec la Professorella, de les accompagner jusqu’à leur maison et jusqu’à leur lit, temporisant à qui mieux mieux avant que sa jeune épouse ne fasse comprendre à sa chère belle-mère que, n’est-ce pas, c’était le moment de céder le pas et la place…
    La vie italienne est une comédie mais au sens profond, me semble-t-il, à savoir toujours un peu combinée à du tragique et du grotesque. L’autre jour, la Professorella nous racontait comment, à un examen universitaire, ses collègues napolitains, impatients de faire réussir leur candidate napolitaine, une vraie cloche mais de brillante et mondaine tournure, la firent passer pour gravement atteinte de cruelle maladie (un cancer et, double infortune, ahimé, au sein gauche tant qu’au sein droit) avant que, devant l’obtuse incorruptibilité de leurs pairs, ils n’eurent recours aux plus hautes autorités académiques et ecclésiastiques pour tenter de faire pression en faveur de la pseudo-moribonde. Ce cinéma n’a son équivalent nulle part, et c’est pourquoi nous aimons l’Italie.
    littérature,politique,voyageLa société italienne est en butte à une évolution de ses pratiques politiques et institutionnelles, au plus haut niveau, qui marque une coupure croissante entre le pays réel et la classe politique, sous l’effet de comportements ressemblant de plus en plus à des modèles de type mafieux – c’est du moins ce qu’un ami de la Professorella, philosophe n’ayant rien d’un prophète de bistrot, nous disait encore hier soir. Or faut-il s’en inquiéter ? Certes, il le faut. Nous nous en en inquiétons donc en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone, tout en nous racontant à n’en plus finir des histoires de nos vies. Nous nous en inquiétons en passant aussi en revue nos dernières lectures ou nos derniers films. Nous n’y pensions plus cet après-midi en nous baladant de ruelles en places, à travers la ville supervivante de Lucca, puis en nous exténuant de bon bruit humain dans une trattoria de là-bas, mais ce soir, à l'instant de m'inquiéter de nouveau de tout ce qui fout le camp, et pas qu'en Italie,  je pense à vous, Pascal, à Ramallah, et à ce simple geste de regretter d’avoir manqué de respect à un homme. C’est comme ça, j’en suis convaincu, que commence la réparation de tout ce foutu pasticcio…

  • Cortone au bord du ciel

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    Chemin faisant (32)

    Je revenais d’un autre rêve de pays de pierre et de vent. J’avais dormi ces nuits enroulé dans une peau d’ours, abrité des chutes d’étoiles par une feuille de Vélin d’arches que je débitais le jour en infimes rubans. C’est sur ceux-ci que j’ai commencé d’écrire mon épopée de l’Abyssin. Ensuite de quoi je fus à Cortone

    Depuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone. Une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.

    L’Italie fout le camp à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
    Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
    Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur pénombre. Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix modernisant de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.
    L’église manque de grâce dans son genre néo-ranissance un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov. L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
    9f60651b15b3da8db7e58a44df8cf8d0.jpgSous la loggia de l'Albergo. - Or ceux-si s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de farine de temps…

     

     

  • Vélocipédies toscanes

     
    littérature,voyage

    Chemin faisant (31)

    La belle équipée. - J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.

    littérature,voyageGiro à l'étape. - Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.

    littérature,voyageAprès cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais pas où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) et en me réjouissant de voir demain les couleurs réelles des fresques de Piero della Francesca... (17 juillet 1975)

     

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  • La Suisse de Bouvier

     

     

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    Un entretien en novembre 1995

    Cette année-là, tandis que sévissait la guerre en ex-Yougoslavie, Nicolas Bouvier prononçait le discours inaugural d'un concours de cornemuses, dans un village montagnard de Haute Macédoine, rassemblant toutes les ethnies locales, Serbes compris, en dépit du climat politique exacerbé. Pour l'écrivain voyageur c'était une façon pacifique de manifester son soutien à ce qu'il considère comme essentiel de défendre également en Suisse: la culture plurielle. Non l’informe fourre-tout d'un melting-pot nivelant les particularismes, mais ce puzzle fabuleux de différences qui attachait Bouvier à l'ancienne Yougoslavie, où il a fait escale d'innombrables fois en quête de documents musicaux, et qui l'enflamme également quand il parle de notre pays.

    - Qu'est-ce qui, lorsque vous vous trouvez de par le monde, vous manque de la Suisse ?

    - Durant les quelques vingt années de vie active que j'ai passées loin de la Suisse, je n'ai jamais éprouvé le mal du pays. J'ai eu quelques fois l'ennui de ma maison, comme l'escargot pourrait s'ennuyer de sa coquille ; quelques fois je me suis dit que je manquais la saison des pivoines ou la saison des dahlias. Mais la seule chose de Suisse qui m'ait manqué, particulièrement dans les pays arides, et là je parle vraiment comme une vache estampillée Nestlé, c'est l'herbe. 1782898793.jpgAu mois de juin, entre 8oo et 1400 mètres, l'herbe suisse est incomparable, avec quarante fleurs différentes au mètre carré. Une autre chose qui me frappe lorsque je reviens en Suisse, c'est l'extraordinaire variété du paysage sur de petites distances. Je reviens du Canada où vous faites des milliers de kilomètres sans remarquer d'autre changement que la transition des épineux aux boueaux. En Suisse, passant de Vaud et Genève, on change non seulement de botanique mais de mentalité. Or je m'en félicite. Pour moi, la querelle entre Genevois et Vaudois relève de l'ethnologie amazonienne. Il est vrai qu'on ne fait pas plus différent, mais cette variété de paysages et de mentalités sur un si petit territoire m'enchante. Ce que je trouve également bien, en Suisse, c'est la concentration énorme de gens compétents, intéressants et intelligents. Il est totalement faux et presque criminel de dire que la Suisse est un désert culturel. La culture y est certes parfois rendue difficile au niveau de la diffusion, mais très riche du point de vue des créateurs. Si l'on ne prend que les exemples de Genève et Lausanne, je trouve que ces deux villes, complètement différentes du point de vue de la mentalité, sont aussi riches et intéressantes l'une que l'autre du point de vue culturel. Cela étant, et particulièrement dans le domaine touristique, la Suisse n'a plus du tout l'aura qu'elle avait avant la guerre de 14-18, quand elle faisait référence dans le monde entier. Pour ceux qui viennent nous voir, la dégradation du rapport qualité-prix s'est terriblement accentuée. Cela se sent de plus en plus fortement. Je sens même de l'hostilité, du mépris, à cause surtout de cette insupportable attitude suisse qui consiste à se faire les pédagogues de l'Europe. Comme si nous avions tout résolu. Or, on n'a rien résolu définitivement. Cela étant, La multiculture de la Suisse m'intéresse énormément. Je trouve qu'il est très bon de se trouver confronté au poids de la Suisse alémanique, à sa culture et à sa littérature, tout en déplorant évidemment cette espèce de chauvinisme qui pousse nos Confédérés à se replier dans le dialecte.

    - Comment expliquez-vous l'accroissement de la distance entre nos diverses communautés ?
    - Je pense que c'est venu des années de vaches grasses où, de part et d'autre, on était si riche, qu'on est devenu plus égoïste et plus indifférent. L'intérêt pour la langue française a beaucoup baissé en Suisse allemande après la Deuxième Guerre mondiale, et s'est tout à fait éteint chez les Suisses allemands actifs de la quarantaine, qui jugent qu'ils ont plus d'avantage à parler bien l'espagnol ou l'anglais que le français.

    - Qu'est-ce qui, en Suisse, vous agace ou vous insupporte ?

    - Ce qui m'irrite horriblement, ce sont les atermoiements du gouvernement. Les mécanismes de démocratie directe que je respecte infiniment, de l'initiative et du référendum, fonctionnaient beaucoup mieux il y a vingt ans qu'aujourd'hui, où ils sont devenus prétexte à freiner toute évolution. L'électorat m'irrite par sa tendance hyper-conservatrice. Et puis m'agace, je le répète, cette propension des Suisses à donner des leçons au monde. Mais plus encore je suis agacé par l'attentisme de l'exécutif.

    - Votez-vous ?
    - Toujours. Si je suis à l'étranger, je vote par correspondance. Les seuls cas où je m'abstiens, c'est lorsqu 'il s'agit de questions par trop techniques ou ambiguës, qui m'échappent. Sur le prix du lait, par exemple, je ne sais pas comment voter. Donc je m’abstiens. Le prix du lait se fera sans moi. Ceci dit je fais une césure totale entre mon activité d'écrivain et mon activité de citoyen. Quant aux gens qui ne vont pas voter et qui râlent ensuite, ce sont des andouilles.

    - Y a-t-il, selon vous, une culture suisse spécifique ?

    - Je crois surtout qu'il y a un fonds de culture civique commune, qui fait qu'un Tessinois ou qu'un Romand, un Grison ou un Alémanique ont quelque chose à partager qui échappe à un Français ou à un Allemand, mais qui est en train de disparaître. Dans le magnifique roman de Max Frisch qui s'intitule Je ne suis pas Stiller, il y a une histoire de jours de prison pour capote militaire mitée qu'aucun Français ni aucun Allemand ne peut comprendre, tandis que n'importe quel Suisse peut la saisir parfaitement. C'est pareil pour la perception de Monsieur Bonhomme et les incendiaires, que j'ai vue jouer admirablement aux Faux-Nez de Lausanne, et que les Français n'ont absolument pas su rendre. De fait, j’ai revu la même pièce jouée dans un théâtre parisien. Or tout le mélange d'éléments proprement suisses de trouble, de fermentation, de culpabilité et d'humour si intéressants dans la pièce, avaient disparu au profit d'un théorème sec. Cette culture commune est en train de s'étioler et je le regrette hautement. Je crois qu'il est important, à cet égard, de tout faire pour lutter contre la paresse et l'indifférence croissante qui tend à nous éloigner les uns des autres.

    Portrait de Nicolas Bouvier, en 1998: Horst Tappe

  • Cabinet de curiosités

     

    Grenouilles, araignées et lampisterie ferroviaire...

    Grenouille3.jpgOù peut-on voir, sans abuser de substances hallucinogènes, une grenouille chevaucher crânement un écureuil ? On ne le peut, à notre connaissance, qu’au musée du vieil Estavayer, installé dans la vénérable Maison du Dîme bâtie par Humbert de Savoie au XVe siècle. Véritable cabinet de curiosités que ce petit musée dont le joyeux défaut de rigueur scientifique, aux normes actuelles, est compensé par la variété prodigieuse des choses à y découvrir en moins d’une heure. A savoir plus précisément : une collection d’armes et une lampisterie des chemins de fer fédéraux, la reconstitution d’une cuisine du XVIIe siècle et le legs d’un amateur de toiles d’araignées mises sous verre ou intégrées dans une série de composition picturales abstraites. Au passage on remarquera tel casse-tête des îles de Samoa ou telle inscription, vestige de nos wagons de jadis : « Il n’est permis de fumer qu’avec le consentement de tous les voyageurs »…

    Grenouilles2.jpgCeci relevé, l’attraction principale du musée d’Estavayer-le-Lac est évidemment l’extraordinaire collection des grenouilles naturalisées du lieutenant François-Léodegard-Dominique Perrier (1813-1860), dont on sait peut de choses sinon qu’il servit dans les légions helvétiques du Saint-Siège et consacra sa retraite désarmée, de 1849 à sa mort, à la composition de saynètes (les joueurs de cartes, le banquet électoral, la ferme, la classe d’école, l’amoureux pris sur le fait, etc.) rassemblant 108 grenouilles aux attitudes anthropomorphes et aux expressions d’une saisissante justesse. Déposé entre 1925 et 1930 au musée par le collectionneur Louis Ellgass, ce merveilleux ensemble a été documenté par le poète érudit Frédéric Wandelère qui écrit justement : « Il y a là, en fait, un petit chef d’œuvre de naïveté minutieuse, d’art brut, dont le charme s’amplifie de détail en détail»…

    On comprend, dès lorsGrenouilles.jpg, que près de 20.000 visiteurs affluent chaque année au « musée des grenouilles d’Estavayer-le-Lac, ainsi que le précise son gardien à l’accueil des plus débonnaires…  

    Estavayer-le-Lac, lundi à dimanche, 10h.12h, 14h-17h. Fermé du 15 au 17 août. A 60km de Lausanne, par Yverdon-les-Bains.

     

  • Par les hautes terres


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    Retour au Devero. En virée par les hauts plateaux d'Ossola. À découvrir absolument !

    Pietro Citati déplore le saccage progressif des plus beaux sites d’Italie, à propos des petits villages du Tyrol méridional chers à Mahler et Hofmannstahl, et plus précisément de Versciago di Sopra (Obervierschach) qu’on est en train de dénaturer par une construction intempestive.
    Or c’est le mouvement inverse qu'on observe dans les hauts du val d’Ossola, au parc naturel du Devero dont les grands espaces d’une somptueuse sauvagerie évoquent l’Amérique plus que l’Europe, à cela près que, dans les villages en train de (re)prendre conscience de leur patrimoine, l’effort de résister au nivellement et à l’uniformisation se ressent comme un nouveau sursaut de ces populations alpines à longue mémoire.
    398bcf8cb345ab7c8c23fd55a532d9cb.jpgA tous les étages habités du Devero, qu’on atteint par une route très escarpée en bifurquant, sur la route du Simplon, à quelques kilomètres en aval de Domodossola, l’on est ainsi frappé par le goût des reconstructions à toits de pierre et boiseries dans le style des Walser, autant que, passé le barrage à toute circulation automobile, par la qualité des chemins piétonniers. Le céleste bleu pur de ces jours fait affluer, de Milan et de partout, une inconcevable procession d’automobiles, toutes garées le long de la route de montagne, sur des kilomètres et des kilomètres. Vision buzzatienne des enfers du XXIe siècle que cet interminable scolopendre multicolore, mais au-delà d’un hallucinant tunnel non éclairé traversant la montagne de part en part : halte-là, tout le monde continue
    pedibus.
    a67b0716661e9206eebdb11c54a836a4.jpgLa foule est encore dense sur la moquette de gazon du vaste amphithéâtre du premier val Devero, mais au fur et à mesure qu’on s’élève, par les paliers successifs d’une espèce d’escalier montant vers le ciel à travers les forêts de châtaigniers dominant des lacs vert émeraude, et par d’immenses hauts plateaux de tourbières traversées de ruisseaux d’une traînante limpidité, jusqu’aux citadelles rocheuses découpant là-haut leurs créneaux dentelés, les marcheurs se font plus rares et, en fin de journée, c’est dans une solitude absolue que nous serons redescendus à travers ces jardins suspendus coupés de falaises à pic, de cascades aux eaux fumantes et de vertigineuses vires.
    Ce que nous aurons apprécié le plus, cependant, au terme de cette balade, c’est de retrouver de vrais hôtes à l’italienne, le soir, à l’Albergo della Baita (ce nom signifiant maison), sur l’alpage de Crampiolo, entre la sainte petite chapelle et le torrent ; cet accueil jovial et sans chichis, et cette cuisine généreuse et variée, servie sans compter et sans cesser de sourire par les gens de la Signora Rosa : cette Qualité, cette civilisation naturelle, cette vraie culture transmise, cela même que l’esprit de lucre ou le seul souci de rentabilité altèrent un peu partout, mais dont certains retrouvent aujourd’hui la valeur.
    Je trouve juste et bon que Pietro Citati, grand lecteur de Proust et de Kafka, l’exemple à mes yeux de l’honnête homme, prenne à cœur de s’indigner contre l’atteinte, justement, à ce qui a fait la Qualité de ce pays qui est le sien, dans la mesure où la civilisation et la culture englobent l’aspect des maisons et des jardins, la cuisine autant que la conversation, le souci une fois encore de perpétuer à tous égards ladite Qualité. J’espère seulement ne pas idéaliser celle que j’ai ressentie, n’était-ce qu’en passant, chez les Piémontais de ce haut-lieu du Devero où nature et culture semblent encore en consonance. Ce qui est sûr est que chacun ne devrait avoir de cesse d’y aller voir, et que, pour notre part, nous y reviendrons avant longtemps. Mais pour le moment nous y sommes et bien: ciao tutti !

    d29553ea627ece7477a5c2395b088a10.jpgJLK: Au Devero. Huile sur toile, 2006. Photos juillet 2007.

    On atteint le parc national du Devero en un peu plus de deux heures depuis la Suisse romande, par le col du Simplon. Bifurquer à gauche juste avant Domodossola. On peut aussi l'atteindre à pied par le Binntal, dont il constitue le versant méridional.

  • Génie d’un lieu

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    La magie du Lago delle streghe
    Il est un terme dont je voudrais me garder d’abuser, tant il est galvaudé, et c’est celui de magique. Or je n’en trouve point d’autre pour qualifier l’intensité de présence et de mystère de cet infime plan d’eau serti entre une forêt de mélèzes et quelques rochers, où défilent de l’aube au couchant des milliers de promeneurs sans qu’il semble en rien altéré. Une vieille légende du Devero est liée au Lago delle streghe (Lac des sorcières), qui mériterait plutôt le nom de Lac des fées, mais sa magie semble d’avant les histoires, absolument intemporelle. C’est cela même : on est ici hors du temps, ou au cœur du temps, d’où émane ce qu’on pourrait dire une musique silencieuse.
    Photo JLK : Il lago delle streghe, à cinq minutes à pied du lieudit Crampiolo.

  • Magnifique Ella Maillart

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    Un témoignage inédit de Charles-Henri Favrod

     

     

    J’ai rencontré souvent Ella Maillart avant d’obtenir qu’elle me montrât ses photographies. Elle me renvoyait toujours à ses livres où, disait-elle, se trouvaient « les seules passables ». Dans le petit chalet de Chandolin, un jour de grand soleil, elle disparut. Pas loin. Il n’y avait que deux chambres, et l’autre contenait sa bibliothèque, son lit. Elle en revint avec quelques boîtes de carton bleu. Elle m’expliqua aussitôt qu’il n’y avait rien là digne d’intérêt si ce n’est le système simple qu’elle était fière d’avoir inventé pour consulter ses fiches : un ruban simple les maintenant ensemble et en permettant l’inclinaison.

    J’avais enfin en main les premières images : le voyage à Moscou, en 1930. Et je fus émerveillé. Ella Maillart se mit aussi à regarder et à se souvenir. La partie était gagnée, car elle y prit plaisir. Peu tournée vers le passé, y avait-elle mi le nez depuis la publication de Parmi la jeunesse russe ? Elle bougonna évidemment, à son habitude, disant que c’était banal et que ça pouvait embêter les gens. Je rétorquai que personne n’avait photographié comme elle la capitale des Soviets, au moment où Arthur Feller écrivait L’expérience du bolchevisme. « Le parti de Trotsky est vaincu, l’opposition de droite réduite en silence, la voie à suivre tracée par le plan quinquennal au milieu d’un formidable chaos. » Au moment où Emil Ludwig obtenait une interview de Staline et résumait ainsi son impression : « Voilà un homme qui semble n’aimer absolument personne. »

    Ces photographies de Moscou et de Russie, Ella Maillart les as faites avec une vieille boîte et des chutes de film de cinéma que lui donna Poudovkine. Mais, à Berlin, au retour du Turkestan, le gérant d’un laboratoire vit l’image des cavaliers kirghizes, l’aigle ou le faucon au poing, et réussit à convaincre Ella Maillart d’accepter un entretien avec le Dr Leitz. Admiratif, celui-ci lui donna un Leica, l’appareil miraculeux qui commençait à bouleverser le marché photographique, et même un deuxième en cas d’accident survenu au premier, sans oublier un agrandisseur et un appareil de projection pour agrémenter ses futures conférences. Est-il nécessaire de rappeler qu’au début des années trente, parmi quelques autres titulaires, Erich Salomon et Henri Cartier-Bresson étaient précisément en train d’inventer, avec Leica, la nouvelle photographie ?

    Voilà comment à Chandolin, en 1988, a été décidé le dépôt des seize mille négatifs d’Ella Maillart au Musée de l’Elysée. J’en ai rarement vu d’aussi bien maîtrisés : ils ont tous une fiche, avec un tirage de travail et une légende très complète, une date précise, les circonstances de la prise de vue. Le Musée a reçu du même coup une centaine de négatifs et de plaques positives concernant les croisières maritimes, les films de cinéma sur l’Afghanistan, les textes et les diapositives des plus grandes conférences.

    J’ai monté l’exposition de 1990, contraint de faire des choix difficiles, tant les images significatives abondaient. Je m’en suis tenu aux itinéraires, privilégiant ce qu’il y a d’unique dans ces archives d’Asie, en particulier sur le Turkestan russe et chinois. Personne d’autre n’en a ramené à cette époque tant de documents essentiels. Les négatifs ont souffert des conditions dans lesquelles ils ont été développés. Ils ont subi les épreuves du climat, du vent  de sable, de l’eau trouble, de la désinvolture d’Ella Maillart qui n’a jamais su se prendre au sérieux. En fin de vie encore, malgré l’admiration des experts, elle ne se laissait pas convaincre. A l’entendre, il aurait fallu ignorer Moscou et privilégier les monuments qu’elle a toujours et partout photographiés pour remédier à une mémoire qu’elle jugeait défaillante, qui s’effrite comme les pierres.

    Cette mémoire, j’ai pu en vérifier l’acuité. Au fur et à mesure que je lui montrais les photographies tirées, elle se souvenait de tout : du nom des gens rencontrés, de ce qu’elle avait alors dans son sac à dos, des odeurs, du temps qu’il faisait. C’est ainsi que j’ai appris qu’un seul livre l’avait accompagnée lors du périple chinois et himalayen, Le Jeune Parque de Paul Valéry. « Réciter de la poésie face à l’immensité de la nature est une source inépuisable de bonheur ». Au grand agacement de son compagnon de route, Peter Fleming, elle en a fait retentir le Sinkiang, sur le dos de son cheval Slalom, dont la mort la hantait encore, bien qu’il trotte toujours sur les photographies. « Si c’était à refaire, j’emporterais le sac de pois cassés qui lui a manqué pour survivre. »

    Lui en a-t-il fallu de l’énergie pour faire des images dans la chaleur, le froid, l’étendue ? Mais cette femme, sa vie durant, n’a cessé d’avancer, sans se retourner, toute au but qui, comme l’horizon, se dérobe toujours. Heureusement, la photographie est un éternel retour. Prothèse de l’œil et de la mémoire, l’appareil retient ce qui passerait sinon. Et je sais maintenant que mon obstination à vouloir voir les fameuses boîtes, ma recherche du temps perdu, au risque de provoquer l’agacement d’Ella Maillart, l’a en définitive comblée du passé retrouvé.

    A Sotchi, en 1930, au retour du Caucase, Ella Maillart écrit ce texte étonnant : « La réalité géographique de la Terre m’obsède. Je sens autour de moi la vie des latitudes, dotée chacune de sa couleur spéciale. Pas une de mes pensées qui ne soit en quelque sorte orientée vers l’un des points cardinaux. Je suis prise à jamais dans les lignes de force de l’aiguille aimantée. » Et, deux ans plus tard, au Turkestan russe : « La première nuit que je passe sur la terre aride d’Asie est inoubliable : enfin mon regard rencontre le dôme ininterrompu du ciel ; enfin le vent qui souffle est semblable à un élément puissant et primordiale et balaie dans sa course tout un continent : mon être est pénétré par cette sensation nouvelle d’immensité. »

    Il me plaît qu’à côté de l’écriture, dont elle disait qu’elle ne l’avait jamais maîtrisée, elle soit aussi cette superbe photographe qu’elle prétendait n’avoir jamais été.

    Ella, l’impatiente, l’insatisfaite, la modeste, l’inlassable, la magnifique !

    C.-H. F.

     

    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraion du Passe-Muraille, fin octobre 2009.

  • Carnet nomade

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    Objets de curiosité

    Par René Zahnd

     

    J’aimerais me souvenir de tout ce dont je ne me souviens pas. Comme cette belle idée, je m’en souviens, que me confiait un jour Jacques Roman, de répondre aux « je me souviens » de Perec par une suite de « je ne me souviens pas ». Je ne me souviens pas du jour de mes vingt ans. Je ne me souviens pas de ce qu’elle portait quand je l’ai rencontrée. Je ne me souviens pas de mes premiers pas. Mais je me souviens de tant de pérégrinations africaines, d’impressions et de sentiments, éprouvés là-bas, toute une matière que je retrouve en écho dans l’heureux nouveau livre de Lieve Joris : Hauts plateaux.

    Avec Ibra le Fantasque, compagnon de hasard qui me guidait le long de la falaise des Dogons, de village en village, nous marchions le matin, puis en fin d’après-midi, à ce moment particulier que les Maliens nommaient si joliment le « petit soir ». L’après-midi, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que la sieste, à l’image de la création tout entière semblait-il, hommes et bêtes égaux sous la presse du soleil. Cette fois-là, je dormais sous un abri ouvert et je me souviens : mon réveil en sursaut, ma stupeur de voir une vingtaine de gamins, assis tout autour de moi en silence, qui m’avaient observé en train de dormir. Ils avaient examiné ce drôle de zèbre que le chemin avait amené. Quand mes yeux s’étaient ouverts, les plus petits s’étaient enfuis.

    Etre l’autre. Etre différent. Etre un objet de curiosité. Voilà bien ce que l’on éprouve sans cesse quand on parcourt l’Afrique et qu’on s’aventure en brousse. On s’expose aux regards. Des ribambelles de gamins te suivent. Ils te demandent un  bic, te taquinent, te prennent la main, te touchent, te tirent les poils. Il y en a partout. Ils veulent tout savoir. Comprendre qui tu es, mais avant tout comment tu es fait. Leur enquête est quasi anatomique. Ils n’ont jamais vu ça. Cette peau qui rougit au soleil. Cette pilosité. Cette épaisseur des membres.

    « Même les animaux s’étonnent de ta venue » glisse à Lieve Joris son guide du moment et le récit de son périple à pied sur ces hauts plateaux congolais me fait cheminer à ses côtés. Quand elle raconte comment les Banyamnlenge couvent leurs vaches d’un regard d’amour, je pense aux peuls ou aux masaïs que j’ai vus faire pareil. Pour eux, le monde semble parfois se résumer à quelques bovidés, d’ailleurs superbes.

    Et tant d’autres choses vues, observées, éprouvées surgissent au gré des pages, comme pour taveler la mosaïque forcément partielle de la réalité en Afrique. Les tracasseries policières, les superstitions, les sorts jetés, le bric-à-brac métaphysique des prédicateurs, le poids des us et coutumes, parfois aussi le spectre de la guerre et des haines ethniques enfouies sous le vernis de la vie quotidienne, mais encore la beauté, l’humour, la générosité et jusqu’à cette distorsion du temps qui naît des espaces sans fin, où les pulsations ne semblent pas les mêmes qu’ailleurs, où les montres aux poignets sont des boussoles qui permettent de garder, pour ne pas être entièrement perdu, l’azimut des heures.

    Et ces marches, ces nuits silencieuses, ces solitudes dans des paysages grandioses finissent toujours par te renvoyer à toi. Est-ce pour trouver cet état que l’on se met sur la route ? Lieve Joris pense à son enfance, à sa mère qui vient de mourir, accompagnée jusqu’au dernier battement de cil.

    « Le voyage pose les bonnes questions sans fournir toutes les réponses », affirme Nicolas Bouvier. Un vrai livre est d’un effet comparable, à l’image de celui de Lieve Joris, tout de sensibilité, de fines notations. Et lorsqu’on arrive au bout de l’itinéraire, forcément changé par la réalité qui nous a frictionné, mais aussi par ce qui s’est mis en mouvement en soi, on sait que rien n’est pas terminé. L’arrivée n’est pas la conclusion. Quelque chose reste suspendu. Le voyage est sans fin. Et quand on referme le livre, on pense forcément au prochain. Au prochain départ. Au prochain livre à ouvrir.

    R. Z.

    Joris3.jpgLieve Joris, Les hauts plateaux, traduit du néerlandais par Marie Hooghe, Actes Sud, 2009, 135 p.

     

    Cette chronique est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No79, octobre 2009.