Lettres par-dessus les murs (17)
Cher JLs,
J'éprouve toujours le besoin de commencer ces lettres par un remerciement, ça va devenir lassant. C'est peut-être une habitude d'expatriation, on est souvent trop poli, quand on n'est pas chez soi - les Arabes et les autres sont tous un peu cannibales, vous le savez, mieux vaut sourire. Je ne vous remercie donc pas pour vos histoires de femmes voyageuses, et surtout pas pour celle de Lina Bögli, dont le nom m'eût évoqué une responsable du rayon vêtement de la Migros d'Appenzel plutôt qu'une aventurière au long cours et aux longues jupes. J'aime ces récits d'ailleurs qui se donnent le droit de juger, de décrire les impressions négatives et les déceptions - une ethnologie critique, pas nécessairement pertinente ou avisée, mais qui nous change des gentils documentaires géographiques où une voix traînante décrit les pêcheurs en train de pêcher et les chasseurs en train de chasser, et qu'importe s'il s'y mêle parfois un peu de racisme instinctif, un peu de cette défiance que nous portons au plus profond de nos gènes.
Je me rappelle d'un beau texte de Pasolini, le récit d'un voyage en Inde en compagnie d'Albert Moravia. Sa franchise m'avait touché, il était là, il voyait et donnait à voir, il ne s'excluait pas du paysage qu'il se permettait de condamner quand il ne lui plaisait pas. C'était entier. Je n'ai pas le bouquin ici, alors je vous cite un court extrait de Nicolas Bouvier, lu la semaine dernière dans L'Usage du Monde – ça n'a rien à voir mais il m'a plu pour les mêmes raisons, parce que ça sent le vrai. Bouvier et Vernet arrivent à Téhéran, en mai 54 :
« … et comme un Auvergnat montant sur Paris, on atteint la capitale en provincial émerveillé, avec en poche une de ces recommandations griffonnées sur des coins de table par des pochards obligeants, et dont il ne faut attendre que quiproquos et temps perdu. Cette fois nous n'en avons qu'une ; un mot pour un Juif azeri que nous allons trouver tout de suite : une tête à vendre sa mère, mais c'est un excellent homme tout plein d'un désir brouillon de débrouiller nos affaires. Non, il ne pense pas que des étrangers comme nous puissent loger dans une auberge du bazar… non, il ne connaît personne du côté des journaux, mais voulons-nous déjeuner avec un chef de la police dont il promet merveille ? Nous voulons bien. Et l'on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourth chez un vieillard qui nous reçoit en pyjama. La conversation languit. Il y a longtemps que le vieux a pris sa retraite. C'est dans une petite ville du sud qu'il était chef, autrefois, il ne connaît plus personne à la préfecture… d'ailleurs il a tout oublié. Par contre, une ou deux parties d'échecs lui feraient bien plaisir. Il joue lentement, il s'endort ; ça nous a pris la journée. »
Voilà Bouvier souriant, admirable, parfaitement à l'aise dans ses chaussures de marche, et ce n'est pas évident, c'est délicat le voyage, ou l'expatriation, c'est toujours un peu la corde raide, tendue entre le tourisme et la schizophrénie. Au bout du rouleau, il y a Lawrence d'Arabie, qui estimait qu'on ne pouvait intégrer deux cultures, deux modes de pensée, qu'en payant le prix de la folie. Bouvier répond en écho, moins tragique : « on croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
Plus loin, cette autre phrase qui fait tilt : « Un séjour perdu et sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n'aurais pas tenu longtemps ». Comme s'il était vital de garder toujours des liens, même lâches, avec le pays natal, pour éviter de se perdre complètement. Moi je ne risque rien, heureusement ou hélas, il n'y a pas de postiers à Ramallah pour mander mes lettres par-dessus les murs, mais une bonne vieille connexion internet, et des médecins, et des commodités. Je vous laisse, le jeune orchestre symphonique de Berne joue dans une demi-heure, Bellini, Bruch et Schuman.
A La Désirade, ce mercredi 9 avril, soir.
Cher Pascal,
Moi aussi j’aime dire merci, et j’en rajoute par malice. Notez : rien ne me fait autant sourire sous cape que celles et ceux qui vous disent : « Merci, merci d’exister ». Je ne sais vraiment pas quoi leur répondre. Que je n’y suis pour rien ? Hélas je ne sais pas non plus leur rendre la politesse. Ce merci d’exister a quelque chose d’un peu trop affecté à mon goût, mais bref, je remercie d’autant plus volontiers quand il y a de quoi, comme après le sept jours parfaits que nous ont fait passer nos amis la Professorella et le Gentiluomo, dans leur maison de Marina di Carrara, avec le chien Thea et sept chats correspondant évidemment aux étoiles de la Constellation du même nom.
Une posture me fait horreur par contraste, et c’est celle qui consiste à dire qu’on ne doit rien à personne. Je trouve cela tout à fait répréhensible. A ce propos, la Professorella nous a beaucoup fait rire en nous racontant le séjour de l’écrivain Georges Borgeaud en ses murs, qui non seulement parvint à se faire payer le voyage en avion, mais remplaça pour ainsi dire l’entier de sa garde-robe en une semaine, avant de manifester, à l’instant des adieux, une sorte de réserve pincée du ton, précisément, de celui qui ne doit rien à des hôtes qui de-toute-façon-ont-les moyens…
Autant je m’amuse de la niaiserie très helvétique qui faire dire « merci, merci bien », et répondre « pas de quoi », puis « merci à vous», ou pire : « service », autant me consterne le déni de reconnaissance qui procède le plus souvent d’un déni de filiation. Mon amie Nancy Huston (« Merci d’exister, Nancy, ah merci, merci bien») a très bien illustré le phénomène dans ses Professeurs de désespoir en décrivant la façon de certains de nier l’importance de ceux qui nous ont donné le jour, pour mieux dénigrer ensuite la notion même d’enfantement.
Tu me parles de L’Usage du monde et me cites quelques-unes de ses formules fameuses, me rappelant du coup le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier, notre cher Thierry Vernet dont a paru, l’an dernier, le recueil des lettres qu’il a adressées aux siens entre juin 1953 et octobre 1954 : sept cents pages de vie profuse et généreuse, où la reconnaissance éclate à chaque page.
Cela commence comme ça, après un bel éloge de Thierry par Nicolas. « Le 6 juin 1953 matin. Sauvé ! Embrayé ! En vous quittant j’ai été me taper une camomille dans le wagon restaurant. Pas bien gai. Un couple en face de moi s’était trompé de train. Ils ont passé à 120km/ devant Romont, où ils n’ont pu descendre. Ca m’a distrait. Gros retard à Zurich (1h1/2) à cause d’un fourgon postal qui s’était mise sur le flanc, à ce que j’ai pu comprendre de ces « Krompsi-krompsi-krom » explicatifs. Cela a tout décalé. Train-train jusqu’à Graz. Du vert, du vert, des sapins. Pris en affection par un vieux peintre de Graz de retour de Paris, qui ne parle pas un mot de français. Il me prête et me force à lire pour me plaire Intermezzo de Giraudoux que son fils donnait à sa femme. « Son fils wohnt Paris. Arkitekt. Femme Französin, lustig ». On parle peinture. Il aime Picasso : lustig, lustig. Mais lui, il fait aussi des Abstrackt-form, bitte ? – Ach so ! J’étais pas mal claqué, le cœur qui me sortait un peu des lèvres. Un gros Bernois, retour de Kaboul et HongKong m’a remis sur mes rails. Tous ces petits vieux garçons, vieux petits garçons, qui se plient en deux dans des : Entschuldigung, Ach ! so, yo-yo-yo, bitte sehr ! »
Tu vois le ton. Thierry écrivait comme ça, les yeux ouverts, le verbe vif, et ses lettres, comme celles de Lina Bögli, forment finalement un fabuleux reportage en marge de L’Usage du monde.
En octobre 1954, dernière notation du voyage à Kaboul, dont il va revenir avec Floristella dans ses bagages, qu’il va épouser à Genève (mais il regrette de ne pouvoir emporter son accordéon avec lui), Thierry Vernet écrit encore ceci : « Dîner tranquille. Sommeil. Un peu mélancoliques de quitter le cher Nick. On se lève à 5 h demain matin. L’avion part à 7h.30. Ce sera magnifique. Fini l’islam. Mes croques-notes, je vous embrasse, je vous aime, je vous rembrasse. J’espère que tout va bien. Je vous télégraphierai de Delhi. Amitiés à tout le monde. Thierry. »
Et à vous, Pascal que je n’ai jamais rencontré que dans nos lettres, mes amitiés, et à vos parents qui vont débarquer à Ramallah, à votre Serena et au perroquet Youssou.
Thierry Vernet. Peindre, écrire chemin faisant. Préface de Nicolas Bouvier. L’Age d’Homme, 708p.
Images: Photos de Nicolas Bouvier, dessins de Thierry Vernet. Les deux compères à la Topolino.