UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Jérusalem entre les murs

1765547832.jpgLettres par-dessus les murs (19)

Ramallah, ce vendredi 11 avril, soir.
Cher JLK,

Je profite d'une pause dans mon rôle de guide improvisé pour reprendre la plume. Mes parents errent dans la vieille ville de Jérusalem, sur les traces du Christ, ils contemplent sans doute l'œuvre d'Herode, qui a construit le Second Temple ; l'Esplanade des Mosquées est fermée aux visiteurs aujourd'hui, tant pis, ils se feront joyeusement harceler par les marchands de tapis, de chandeliers et d'authentiques couronnes d'épines. Moi, tranquille sur une terrasse près de la Porte de Damas, je tape ces lignes, et je souffle un peu. Pas facile de faire le guide ; montrer ne suffit pas : il y a tant d'anomalies dans le paysage qui provoquent le questionnement incessant de mes chers visiteurs, j'y réponds de mon mieux mais je frôle parfois l'extinction de voix.

voyage,littérature,jérusalem
Hier nous nous sommes rendus au mausolée d'Arafat, dans l'enceinte du quartier général de l'Autorité Palestinienne, là où en 2002 le vieillard à la lippe tremblante bégayait sa colère à la lumière des bougies, encerclé par les chars israéliens. Le mausolée vient d'être achevé, on redoutait le pire, c'est pourtant une réussite architecturale, loin des constructions outrées que l'on trouve souvent dans le monde arabe. C'est sobre, une large esplanade conduit au cube de verre et de pierre où repose le symbole de l'unité palestinienne perdue. Au fond, la baie vitrée donne sur un petit plan d'eau, et un vieil olivier, et au-delà sur les immeubles de l'Autorité et le bureau d'Abbas. 1579380664.jpgHier trois bus scolaires étaient garés à l'entrée, qui déversait une foule de jeunes filles voilées, venues tout exprès de Surif, un village du district d'Hébron. Ca chahute sur l'esplanade, ça nous regarde, ça pouffe et ça gigote, ça court dans tous les sens et ça brandit haut le téléphone portable pour immortaliser l'excursion. Habillées à la dernière mode occidentale, me dit ma mère, qui en sait plus loin que moi sur le sujet. Une adolescente insiste pour se faire prendre en photo à ses côtés. Elles ne voient pas souvent des étrangers, mais ne sont pas bégueules pour un sou – elles m'interpellent et puis se cachent l'une derrière l'autre en riant. A l'intérieur du mausolée, elles font la queue pour se faire tirer le portrait par leurs camarades, posant, soudain toutes sérieuses, entre les deux soldats en uniforme d'apparat qui gardent la stèle commémorative. « Ici repose le martyr Yasser Arafat », et le vieil Abu Ammar, comme on l'appelle ici, apprécie sans doute cette invasion turbulente aux rires étouffés.
428021096.jpgLe lendemain de mon arrivée à Ramallah, nous sommes venus ici. C'était un soir de novembre 2005, un an après la mort du raïs, il faisait froid, il pleuvait un peu. Un soldat solitaire nous a invité à rentrer dans la Muqataa, il ne nous a pas demandé de laisser nos sacs à l'entrée, il souriait, on entrait ici comme dans un sympathique moulin. En nous voyant approcher quatre soldats ont regagné l'édifice vite fait, une provisoire boîte de verre, construite dans l'attente du mausolée d'aujourd'hui. J'étais ému en entrant, les quatre gardes encadraient la tombe, au garde à vous, c'était encore une pierre tombale toute simple, recouverte de couronnes. La plus grande, à nos pieds, avait été envoyée par l'Afrique du Sud. Posé à côté, il y avait un distributeur de kleenex en carton. Derrière on avait accroché un poster un peu froissé, un photomontage représentant l'homme devant le Dôme du Rocher. Il voulait se faire enterrer à Jérusalem, il n'a pas eu ce droit. Nous sommes restés là, mains croisées, entre la politesse et l'émotion, et les regards droits des soldats. Et puis l'un d'eux s'est baissé, pour prendre une boîte de biscuits, qu'il nous a tendue. C'était Ramadan, c'était l'usage, alors nous avons grignoté nos biscuits au-dessus de la pierre, en essayant de ne pas faire tomber trop de miettes. Et puis d'autres visiteurs sont venus, trois Palestiniens qui ont écrasé leurs cigarettes à l'entrée. Ce n'étaient pas des touristes, eux, ils venaient saluer Abu Ammar comme on vient saluer un proche, nous nous sommes retirés.
Maintenant c'est un vrai mausolée, flanqué d'une mosquée et d'un beau minaret, et d'un futur musée, je crois, et la politique prend le pas sur l'humain. Mais il y aura encore beaucoup de jeunes filles courant et pouffant sur l'esplanade…

voyage,littérature,jérusalem
Les Palestiniens sont parfois critiques envers les actions du raïs, mais tous le considèrent comme un père. Un de mes étudiants me disait que c'est grâce à lui qu'il a pu s'inscrire à l'université – Arafat distribuait lui-même les faveurs, les postes et les aides, garantissant la cohésion d'un peuple, empêchant aussi l'établissement d'une démocratie moderne et propre sur elle comme on rêvait de l'implanter. Quand elle fut opérationnelle, les Etats-Unis et l'Europe en ont refusé les résultats… mais c'est une autre histoire.
Je vous salue, cher ami. Et vous conseille de surveiller mieux votre ordinateur, sur le mien j'ai trouvé des traces de bec…

 279421547.JPG

A La Désirade, ce 11 avril, nuit.

Cher Pascal,
Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».

voyage,littérature,jérusalemEnsuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…
J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…

voyage,littérature,jérusalem
Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.
Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…

PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?

Les commentaires sont fermés.