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Littérature - Page 19

  • Dans la ville au bout de la ville

    Ascal5.jpg

    Par Miroslav Fišmeister

    A Zuzka

    Dans la ville au bout de la ville
    où un colonel anglais ne fait rien, jette seulement une ombre,
    là moi, bien qu’ayant quitté l’Avignonie,
    comme un arbre géant tombé dans un précipice,
    comme un cartographe descendant des joueurs de sous le panier,
    j’ai appris que le pourcentage des palmipèdes
    paraît baisser avant l’heure.
    Partager au moins un fragment de tes doigts !
    De jour, la fenêtre sent la tempête,
    des chaussures coulent rouges derrière la maison ;
    la nuit, la machine à écrire, de ses lèvres habillées, cogne à
    la vitre,
    mais je ne réponds point,
    car je ne saurais voir, en si peu de nuances, ce qui ne
    pourrit pas en moi,
    car la louve de glace doucement doucement pleure
    dans les confitures articulées
    - trop tard l’osseux sauvage
    lui appporte une vieille poussière,
    un délire amer ravage ma face,
    frappe mes galaxies.
    JE NE SAIS PAS !

    ***

    A minuit, la lumière que tu fais pleurer :
    parce que je n’ai pas osé toucher le soutien-gorge ?
    Parce que les pithécanthropes se soûlaient ?

    ***

    Sans doute parles-tu toujours en cristaux,
    mais pour Giotto dans un millier d’années,
    quand les fleurs retrouveront leurs couleurs naturelles.

    ***

    Comme j’aimerais savoir
    ce que pensent les oiseaux
    de nos visions de dinosauroïdes !,
    surtout quand, la nuit, se réveille sur le mur
    l’oiseau de métal avec qui
    avant de se jeter sous un train, s’entretenait
    mon oncle, muni de lunettes proches
    de celles que portait Peter Sellers.

    ***

    Para Lydia Tennant

    La barque à trois pommes derrière les colonnes d’Héraclite,
    pas aussi majestueuse peut-être que la lettre G
    mais plus tendre, et sans doute plus bleue
    te dit justement par son soleil :
    « Même la pluie est une voie. »

    (Extrait du recueil inédit : And that, piglet, is an habit from the ceiling.)


    Définition de la tristesse

    Un cortège nuptial s’appuie sur la route.
    La grenouille, moins affamée que le lit,
    raconte à l’hémorroïde horizontal – ce clown –
    quel bonheur réside
    dans les griffures du chat.
    Et le sourire de la mariée le confirme.

    ***

    Dans le trolleybus
    petits cubes jaune foncé de la mort,
    petits cubes bleus de la mort.
    La baguette d’une terrasse de café.
    Deux tournants jusqu’à ta maison :
    entre eux, l’infini.

    ***

    Des joueuses en maillot bleu.
    Chacune a un Visage, des aliments et des vêtements, des
    doutes.
    Je vieillis : la tristesse ne m’étonne plus.

    ***

    Un bateau s’approche sur l’eau,
    un autre, en italique.
    Devine lequel je vais choisir.
    Herbe sèche de faux.
    Direction dans laquelle sans tes pas la rivière s’assombrit.

    ***

    La vitre est notre amie, sait la chancelante.
    Au ciel bleu, des papillons dont la barbe rajeunit.
    Une interminable grenouille verte et un seau pour passer la
    nuit.
    Les axolotls retournent leur oreiller
    parce que l’autre côté est plus froid
    - c’est la définition du vert.
    Les mouches retournent leur oreiller
    parce que son envers est couvert de salive
    - c’est la définition du bleu.
    La soupe faite
    de la prospection des poches du saïmiri
    et du plumage des gros perroquets,
    parce que je ne comprends pas les bêtes dans mes rêves
    - c’est la définition de la tristesse.

    ***

    Un stylo bille après l’autre s’asseyent dans l’herbe rouge.
    La différence des sensations ne change pas une couleur du
    ciel multicolore.
    Oeil – bientôt au pluriel – et cheveux longs :
    souriant l’un à l’autre, pleins d’amour, par-dessus la table.

    ***

    La vieille descend l’escalier
    Elle rajeunit à chaque pas
    jusqu’à se fondre dans le sol à carreaux

    ***

    Choses chues çà et là.
    Le vide est toujours plein de quelque chose.

    ***

    Un matin.
    Douze matins.
    Douze matins glacés.
    Becs. Becs. Becs.
    Un jaune non asservi porte des oeufs dans un panier,
    poireaux, salade, ciboulette, choux frisé,
    porcelet, grives (j’ignore ce que c’est), lièvre.
    Sous le plafond se balancent des couronnes de sonnets.
    Le gué enlace de jeunes filles.
    Tu entreras maintes fois dans douze matins glacés.

    ***

    Le son d’un mur en brique
    est un blaireau.
    Le son du blaireau
    est un brossage de dents.
    Combien me manquent mes trois zèbres...

    ***

    A Burundi, les horloges marchent chacune vers un autre but.
    L’heure-homme s’est trouvé une jeune fille banane,
    l’heure-femme, un vannier batiké en rouge.
    Oui,
    ces mots décrivent aussi
    douze statues en béton de Caracciola dans une rue pleine ou
    vide.
    Quand tu prendras un marteau pour faire une promenade en bus,
    à Burundi un instant s’arrêteront les guépards.
    Et les horloges –

    ***

    Un nuage nommé Porc suédois.
    Une goutte de la première pluie du printemps
    dans mon oreille gauche.

    (Extrait du recueil inédit Ongles boliviens. Le titre et les sous-titres sont de la rédaction)

    (Traductions de Petr Král)

    Ces extraits de poèmes inédits ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 78, juillet 2009

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    Miroslav Fišmeister est né le 23 avril 1976 à Brno ; il vit dans la même ville. Naturaliste amateur.Il a publié quatre recueils en langue tchèque:  Cette table est basse ! (2005), Cette fenêtre est petite ! (2006), Au moins le lit est confortable... (2006), Bac à sable (2007). Les poèmes publiés ici sont extraits de manuscrits encore inédits.

     

    Petr Král, né le 4 septembre 1941 à Prague où il vit de nouveau, après avoir passé de longues années à Paris (1968 - 2006). Ecrit en tchèque et en français, e. a. auteur – choix ; commentaire et traduction - d’une Anthologie de la poésie tchèque contemporaine (Gallimard, coll. Poésie, 2007). Ses derniers livres en français : Pour l’ange (poèmes), Obsidiane, 2007, Vocabulaire (proses), Flammarion, 2008.  

     

  • Encore une journée divine...

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    Alors comme il en va tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.

    Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.

    Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue  que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expression.

    De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits  pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.

    Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre cents quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur  des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?

    Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?

    Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.

    Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.       

    Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

     

  • Le monde de dessous la table

     

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    J’étais sous la table et je captais des bribes de ce que disaient les grandes personnes, selon l’expression  de notre grand-mère paternelle, qui leur intimait de tenir leur langue eu égard aux jeunes oreilles qu’il y avait là-dessous ; j’étais sous la table et c’est comme si je m’y trouvais encore à l’instant, imaginant notre mère-grand qui nous désignait à voix basse, jeunes oreilles aux aguets que nous étions - je me revois là-dessous avec l’un ou l’autre de mes frère et sœurs ou de mes cousins et cousines, à capter plus ou moins ce que disent les grandes personnes et si possible ce que nos jeunes oreilles ne sont pas censées entendre ; et chaque mot que j’ai retenu, chaque expression qui me revient me ramènent à la fois un visage ou un personnage avec son intonation de voix propre et ses traits particuliers.

    J’entends ainsi cette  voix plaintive - ce doit être celle de la cousine Pauline, dont l’obésité commence à peser sur ses mouvements et son moral -, qui égrène son chapelet de lamentations sur ces années où l’on a tant lutté, selon son expression, et c’est sur le même ton que notre mère aussi nous rappellera, parfois avec un accent  frisant le reproche, combien nous autres, qui n’avons pas connu la guerre, avons de la chance de n’avoir pas dû tant lutter. Et Pauline de rappeler qu’en ce temps-là tout était rationné et qu’on a même parfois manqué, selon l’expression, surtout vers la fin, et qu’un seul œuf par mois a constitué une épreuve,  et que les biscuits à la pomme de terre en ont été une autre, et que la soupe du boucher ne valait guère mieux sans doute que celle de ces camps allemands où l’on affamait les gens.

    Mais le ton soupirant  de la tante Pauline a le don d’exaspérer notre oncle Victor, son conjoint, protestant que ces jérémiades de bonnes femmes, selon son expression, ne doivent pas nous faire oublier la chance que nous avons eue grâce au Général,  et notre grand-père aussi réagit aux plaintes de sa fille qui se rebiffe et va pour faire la tête, selon l’expression, et notre oncle Norbert et son frère, notre père, s’entremettent alors en conciliateurs tandis qu’à la voix plaintive de la tante Pauline se joignent les voix plaintives de notre mère et d’une cousine dont j’oublie le nom, mais notre grand-mère rallie l’autre camp de son conjoint à elle et de son gendre, et bientôt on ne s’entend plus, là-haut, quand une voix d’homme posé à l’accent américain, qui ne peut être que celle du professeur Barker, l’ami du Président, relève que, même s’ils ont enduré quelques privations, les habitants de ce pays préservé de la guerre ne sauraient comparer leurs conditions de vie à celles des populations envahies ou déportées, bombardées ou massacrées, après quoi l’on entend un long silence froid que notre mère-grand interrompt en annonçant le café et les pousse-café. 

    Mob2.jpgDe dessous la table j’entends ce mot DÉPORTÉS pour la première fois, comme j’entends pour la première fois l’expression CAMP DE CONCENTRATION, dont mon grand-père me montrera plus tard des images dans un  livre illustré plein de maigres corps nus qui me troublent et de visages épouvantés, intitulé Plus jamais ça, mais sous la table tout cela ne signifie rien à mes yeux et quand j’entends, un autre jour, le mot JUIF, cela ne me dit rien non plus, mais je me rappelle distinctement cette voix qui dit là-haut : Juifs et Arabes, c’est le même nez crochu, sans trop savoir si je dois rire ou pas…

    Mon père et son frère ne se querellent jamais, notre tante Pauline se lamente, comme se lamentent parfois, aussi, notre mère et sa sœur Greta, et Victor qui ne parle que de sport automobile les charrie, selon l’expression de notre mère-grand, qui le gourmande volontiers comme s’il n’était qu’un vaurien alors qu’elle le dit capable dans sa partie, de même qu’ elle le dit de notre grand-oncle Cédric, conjoint de la demi-sœur de notre grand-mère, et de ses deux fils, chacun reconnu capable dans sa partie, et n’est-ce pas ce qui compte pour se faire une place au soleil, selon l’expression ?

    À leur voix, de mon poste d’observation de dessous la table, je m’exerce à reconnaître les prénoms de mes tantes et de mes oncles à chacun du repas du dimanche à la villa la Pensée, et lors des fêtes c’est à tout un monde que je m’efforce de rendre son prénom comme, dans l’antichambre, les enfants, nous nous amusons à identifier les manteaux de chacun et de nous en déguiser en imitant la voix de chacun. 

    Pourtant ce ne sont pas que des traits personnels que je m’efforce de me remémorer : c’est plutôt une façon de parler mais aussi de se taire, une façon de se tenir et d’écouter les autres, telle ou telle façon de se retenir ou de se protéger tout en regrettant peut-être de se trouver pareillement empêché par ce qu’on pourrait dire de ce qu’on dit - c’est tout cela que j’entends bouronner et bourdonner, à l’instant, dans  le silence revenu de ceux que je dirai les miens – de notre smala que je dirai comme d’un pays entier ou d’une entière humanité de gens ordinaires, dans ces maisons et dans les autres.

    Car il y a d’autres maisons, et dans la même maison, dès qu’il y a deux frères il y a conflit possible entre le grand et le petit Ivan ; dès qu’il y a frères et sœurs, cousins et alliés, mariages puis héritages, royaumes et dominations, toute maison, fût-elle bien habitée, selon l’expression de notre mère-grand, devient possible Maison de l’Araignée, comme dans la terrible légende que nous ont racontée maintes fois nos bonnes tantes Greta et Lena. On a beau former ainsi comme une tribu, quoique déjà subdivisée en deux parties : il y a encore d’autres lits, selon l’expression de notre mère-grand, et c’est là que tout se complique : là que je rapplique aussi, mauvais esprit que je suis, en sorte de faire parler les silencieux, quand bien même il y aurait des choses qui ne se disent pas, selon l’expression de notre grand-mère paternelle.

    Du côté, précisément, de notre mère-grand ne peut s’ignorer, depuis toujours, la question du second lit, selon son expression, avec ces gens-là dont on parle le plus souvent à voix basse, crainte que rumeurs et ragots ne parviennent aux jeunes  oreilles qu’il y a sous la table, qu’on envoie d’ailleurs bientôt jouer ailleurs…

    En tout cas, pendant la guerre on se portait mieux parce qu’on mangeait moins, remarque notre grand-père en ne refusant point un petit supplément du dessert de mère-grand, qui remarque comme ça, au vol, qu’il y avait quand même des privations. Et d’ajouter aussitôt : sauf que certains se sont arrangés, faisant allusion à ceux du second lit, selon son expression, qui étaient de mèche avec ceux du marché noir et qui ont même fait des affaires tandis que les honnêtes gens  en étaient réduits, ou peu s’en fallait, à manger leur propre main, comme on dit.

    Ceux du second lit, cependant, conformément à la Parole selon laquelle les premiers seront les derniers, sont bel et bien devenus les derniers après la guerre, mais on n’en saura pas plus, on n’en dira pas plus, on sait simplement ce qu’on sait sur ceux du second lit, étant entendu qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et ce qui a été dit et répété, même s’il est convenu qu’il n’est pas joli de colporter des bruits, ce qui a été rapporté d’une maison à l’autre et d’année en année fait que les maisons se sont éloignées les unes des autres - mais comment dire ce qui s’est passé vraiment ?

       La page noire de la nuit de neige d’avant l’aube aura creusé, devant moi, tout ce temps d’invoquer les disparus, qui me sont à vrai dire chaque jour plus présents, cette étendue de silence dans laquelle ils se sont perdus les uns après les autres, comme dans un désert ou dans une forêt, se fuyant les uns les autres ou s’ignorant les uns les autres pour des motifs de plus en plus anodins - puis la neige a fondu et les jours ont recommencé de grandir.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

     

  • Notes panoptiques (4)

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    En lisant Marc Levy et Pierre Michon, Michael Connelly, Walter Benjamin et Cormac McCarthy. De l'oeuvre littéraire et de son noyau. Des écrivains et des pros...

    Paul Léautaud écrit quelque part que la lecture de mauvais livres, dont l’écriture est « de carton », nous aide souvent à mieux voir ce qu’est une écriture de qualité. Or en lisant, par curiosité, Le Premier jour de Marc Levy, l’idée d’un «mauvais livre» ne m’est même pas venue, et je me fusse trouvé bien cuistre d’en juger dans les mêmes termes que je jugerais du dernier livre, disons, de Pierre Michon, pour faire image de très grand écart. Me rappelant ce que j’ai toujours cherché dans un livre, à savoir son noyau poétique, qui se perçoit le plus souvent au fil des premières pages et à fleur de peau, si l’on admet qu’un texte ait une peau, je n’ai fait que sourire en lisant les premières pages du Premier jour de Marc Levy, à commencer par ceci : « Le soleil se levait à la pointe est de l’Afrique. Le site archéologique de la vallée de l’Omo aurait déjà dû s’éclairer des premières lueurs orangées de l’aube, mais ce matin-là ne ressemblait à aucun autre »...
    Michon.jpgPierre Michon met plus de temps, avec Les Douze, à nous ensorceler, si j’ose dire. Le soleil levant est chez lui peint au plafond et de la manière la plus baroque, dans un tourbillon d’escaliers et de personnages s’envolant vers un ciel en trompe-l’œil à la Tiepolo, on ne sait pas où en en est, on met au moins vingt pages avant de savoir qui est qui, on est en Allemagne puis au Limousin, bref on ne sait pas où on va mais on y va et voici ce qu’on lit vers les pages 47 à 49 à propos du changement de nid de Dieu, passé de la Foi aux Lettres, avec des écrivains commençant de penser (même s’il y en eut une tripotée qui pensaient comme ça bien avant eux) que la littérature n’est pas qu’une « exquise superfluité » dans la Cour des Grands, mais peut-être « un esprit – un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme, une puissance d’accroissement de l’homme comme les cornues le sont de l’or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ».

    °°°

    Ernst Jünger disait quelque part que, dans un livre organiquement tenu et vivant, vivant comme une peau dont l’âme émane pour ainsi dire, tous les points de la circonférence se trouvent liés à son noyau qu’on atteint donc en les effleurant. Walter Benjamin dit à peu près la même chose, ou plus exactement : il le vit.  Et de même Pierre Michon, qui le vit et le danse en écrivant.
    Or, peut-on vivre un texte fabriqué tel que Le Premier jour de Marc Levy comme on vit un texte de Pierre Michon ? On le peut sans doute selon ce qu’on attend d’un texte, mais le goût du lecteur est-il un bon critère, et de savoir que quinze millions de lectrices et lecteurs raffoleront du Premier jour suffit-il à se convaincre que ce livre est plus qu’un objet fabriqué de consommation dont le noyau poétique est le cliché d’un soleil africain se levant àla faveur d'un jour sans pareil ? Marc Levy lui-même n’aspire pas, probablement, à un autre statut que celui d’un artisan – on dit aujourd’hui un bon pro. Or le mépris de pas mal de « littéraires » à son endroit ne fait qu’accentuer le malentendu, dans une confusion qui ressortit au Système général bien plus qu’à tel ou tel « best », comme l’avait observé Walter Benjamin dès les années 1920.

    °°°

    Connelly.jpgUn écrivain très sot – très feignant et très sot de nos régions, dont le nom se réduit à un prénom, a cru malin de réduire la fabrication d’un best-seller à une phrase composée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément; et de décider alors d’en composer un… qu’on attend toujours. Or j’ai plus de respect, quant à moi, pour un bon pro que pour un mauvais littérateur prétentieux. J’y repense d’ailleurs en lisant le dernier roman de Michael Connelly, Le verdict du plomb, qui est d’un écrivain de forte trempe, immense enquêteur socio-politique et bon observateur de la canaille humaine – très grand pro en un mot. Cela étant, je ne suis pas sûr que je pourrais, à fleur de peau de page, distinguer sa phrase de celle d’un autre grand pro du thriller ou du roman noir, tels un James Ellroy ou un James Lee Burke, pour citer les meilleurs, alors que trois pages de Cormac Mc Carthy (je relis ces jours L’enfant de Dieu, noir chef-d’œuvre préfigurant la désolation absolue de La Route) me suffisent à identifier cet écrivain dont tous les points de la circonférence de l’œuvre se relient incessamment au même noyau, tout à fait comme l’entendait WB…

    Mea Mega Culpa: ma plume paléochrétienne m'ayant fourché, j'ai écrit Les Douze, alors que Pierre Michon, chien de Dieu comme François-Elie Corentin, a signé Les Onze... 

  • Le Passe-Muraille au rebond

     

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    Zschokke.JPGFrochaux3.jpgFismeisterImage.jpgAU SOMMAIRE DU No 78. Juin 2009: Claude Frochaux (ouverture inédite + entretien avec JLK + présentation de ses ouvrages) - Andrzej Stasiuk, par Bertrand Redonnet - La Bibliothèque nomédienne, par Jean-François Thomas - Cesare Pavese, par Jean Perrenoud - Owen Sheers , par Bruno Pellegrino - Alice Tawhai, par Claire julier - Matthias Zschokke, par Laurence de Coulon - Abu El Qasim Chebbi, par Jalel El Gharbi - Julien Burri, par Bruno Pellegrino - Blaise Hofmann par Jean-Michel Olivier - Jean-François Sonnay, par René Zahnd - Jil Silberstein, par Patrick Vallon - François Ascal, par JLK. Textes inédits de Miroslav Fismeister, traduit par Petr Kral, et de Françoise Ascal.

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  • Stasiuk le merle blanc

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    Par Bertrand Redonnet
    Il nous arrive – il nous est arrivé plutôt ou, encore mieux, il nous arrivait parfois - autour d’une table enfumée où refroidissaient les restes d’un repas abondamment mouillé d’un jaja rouge et noir, de refaire le monde, tard dans la nuit, sous des lunes incertaines et la chevelure en bataille.
    Tunnel à sens unique, sans embouchure ni sortie, que les espérances décousues de ces soirées ! Et maudit soit ce maudit temps qui passe sans nous laisser le temps de peaufiner nos rêvasseries !
    Le plaisir n’était pourtant pas de refaire le monde car il résidait dans l’idée même, substantielle, de le défaire. Comme un ravissement présexuel. Celui qu’on connaît avant d’aborder le fulgurant mystère de l’orgasme.
    Qu’aurions-nous fait , franchement, d’un monde à refaire? Nous étions de simples fainéants faiseurs de néant, des voyous en mal de philosophie et notre talent résidait exclusivement dans une espèce d’insatisfaction obstinée.
    A l’heure qu’il est dans ma vie, avec cet horizon de plus en plus prometteur de la fin des horizons, avec les priorités qui s’accélèrent aussi, je me dis qu’on a bien eu de la chance de n’avoir pas eu à faire ça, d’avoir laissé le monde s’accomplir tout seul, sur sa lancée, accompagné de nos seules diatribes.

    Je vis dans un pays où le monde n’a quasiment jamais cessé de se faire et de se défaire. Un pays où ça s’écroule aussi vite que ça s’élève, où l’éphémère a jusqu’alors tenu lieu de sempiternel. À tel point que les Polonais, parfois, semblent vouloir marcher sur la pointe des pieds, comme s’ils craignaient de provoquer une nouvelle avalanche, avec, encore, derrière elle, des montagnes et des vallées à remodeler.
    Leur monde, celui que nous appelions, nous, dans nos soirées anarchistes, le vieux monde, est tout neuf. L’ancien s’est écroulé de lui-même, tel un mur qu’aurait trop longtemps miné l’humidité d’une gouttière pourrie.
    Et un mur qui s’écroule, ça produit un grand nuage de poussière et une onde de choc qui frappe l’intérieur des cervelles. C’est physique. Peu importe alors si cet éboulement libère des espaces, élargit des horizons, ouvre de nouveaux champs et procure plus d’oxygène !
    Ça, c’est au mieux de la morale sociale, au pire, de la phraséologie politique.
    C’est l’onde de choc qu’il faut considérer, quand un monde défait demande imagination et énergie phénoménales pour déblayer les ruines et qu’on est encore tout éberlué, suffoqué par le souffle du cataclysme, celui-ci fût-il de bonne augure.
    On a déjà vu des prisonniers condamnés à de longues peines et ne plus savoir trop quoi faire de leur cœur et de leurs bras et de leur âme une fois remis à l’air libre, pourtant des années et des années convoité, sublimé, fantasmé ! Encombrés de la responsabilité de vivre et du devoir d’exister. Des prisonniers forgés, entièrement construits par l’enfermement, par les murs, le silence, la privation et les barreaux. Souvent même, de guerre lasse, on les a vus qui repassaient sous les fourches caudines pour aller s’endormir de nouveau dans le ventre hermétique d’une cellule, là où l’existence se nourrit du non-être, là où on devient, par définition, un vieillard sans devenir.
    Les espaces contraignants de la dictature sont tels. Il faut, quand le ciel s’éclaircit soudain, cligner des yeux et s’accommoder à la lumière. S’impose alors l’envie d’aller au bout de ce rien qu’on entrevoit devant soi.
    Le mur s’écroule. Le monde crie à la libération enfin.. Mais que font donc les ex-emmurés, compagnons de Stasiuk ?
    Ils ont trente ans, la gorge nouée par la fumée des cigarettes et le cerveau bousculé par les flots de la Vodka et de la bière.
    Qu’apporte ce nouveau monde qui naît au moment même où sombre leur jeunesse délabrée par l’enfermement ? Que donne t-il d’espérance ? L’espérance, c’est du temps qu’on a devant soi…Et devant, il n’y a rien…Que de la laideur. Le mot liberté se traîne comme un fantôme dans la grisaille de Varsovie, dans ses rues froides et désœuvrées et dans ses nuits de bohème absurde.
    Le leurre est encore plus pernicieux que l’autorité de la botte car, enfin, comment se plaindre d’être désormais libre ? À quelle calamité imputer son mal-être ?
    La liberté dont on ne sait par quel bout la prendre se mue souvent en allégorie de la liberté.
    Les ex-emmurés de Stasiuk rejoignent donc les montagnes et la neige et le froid du « Far East » polonais, à la recherche d’une vieille ferme vaguement entrevue par l’un d’entre eux, avant, dans le brouillard communiste.
    À la recherche d’une vision, d’une sublimation de leurs paniques d’exister.
    Tenter de faire reculer encore plus loin les murs. Voir s’il n’y aurait pas autre chose que ses ruines n’auraient pas dévoiler. Elargir ces murs à la grandeur des paysages de montagnes et de neige. Pour aller nulle part. Sinon au bout d’une indicible chimère , jusqu’à la folie et même jusqu’à la mort.

    Un corbeau blanc, Biały Kruk, oiseau étrange des solitudes montagnardes, est le témoin fortuit de cette escapade dont ne saura pas si elle est testamentaire ou initiatique. Détail insignifiant du récit, le corvidé albinos se pose par deux fois au sommet des arbres de la vallée.
    En polonais, Biały Kruk est une expression figée pour signifier un homme qui n’est pas à sa place, un décalé. Ou alors une chose rare, le rara avis latin, et plus spécialement un livre, un livre d’exception, un chef-d’œuvre introuvable.
    L’introuvable chef d’œuvre de vivre sa vie, peut-être, et à la recherche duquel s’épuisent les ex-emmurés de Stasiuk.
    Qui, avec Biały Kruk, offre peut-être à la littérature contemporaine un vrai Biały Kruk.

    B.R.

    Stasiuk3.jpgAndrzej Stasiuk. Le Corbeau blanc. Editions Noir sur Blanc, 2007.

    Ce texte de Bertrand Redonnet vient de paraître dans la livraison d'été du Passe-Muraille, No 78. À recommander aussi: le dernier livre de Bertrand Redonnet, paru récement à l’enseigne du Temps qu’il fait, sous le titre de Zozo, chômeur éperdu, d'une saveur immédiate et d'une belle langue rappelant à la fois Maupassant et Marcel Aymé, frottée d'humour et de mélancolie. Autre piste: l'ouvrage de Bertrand Redonnet accueilli chez Publie.net en 2008 sous le titre de Chez Bonclou et autres toponymes.  

    A signaler en outre, et qui feront l'objet d'autres commentaires, la parution de deux nouveaux livres de l'écrivain polonais, chez Christian Bourgois: un recueil de textes magnifiques, intitulés Fado, qui nous plonge au coeur de l'extrême Europe de l'Est, dans un monde non encore policé, voire oublié,  et qui nous interroge, et le roman Neuf brassant la nouvelle réalité urbaine et mafieuse.  


    A ne pas manquer enfin tous les jours que Zozo chôme: le blog de Bertrand Redonnet en son exil des marches polonaises: http://lexildesmots.hautetfort.com/

  • Notes panoptiques (3)

    Proust3.jpg


    En lisant WB à propos de Proust, et Gide à propos de Barrès. À propos du provincialisme parisien, de ce qui surgit, du premier livre de Pascal Janovjak, du provincialisme dans le temps et de Dantec.

    « Nul n’a jamais su comme lui nous montrer les choses. Son index est sans pareil », écrit Walter Benjamin de Proust dans un texte à lire et relire, daté de 1929 (révisé en 1934 pour la version française), intitulé L’image proustienne et constellé de formules d’une acuité rare, où le critique insiste finalement sur la relation physique entre l’écriture et le corps de l’écrivain malade mettant en scène sa maladie. « Cet asthme est entré dans son œuvre, à moins qu’il soit une création de son art. Sa syntaxe se modèle sur le rythme de ses crises d’angoisse et de ses étouffements. Et sa réflexion ironique, philosophique, didactique, est toujours sa manière de respirer de soulagement quand le poids des souvenirs est ôté de son cœur ».
    À propos des souvenirs de Proust, WB relève cet apparent paradoxe qui fait que La Recherche n’est pas tissée de souvenirs mais d’oubli, à l’enseigne d’une «présentification » qui n’a rien d’un ressassement de vieilleries mais tout d’une constante invention dont les objets sont source de bonheur, non pas regard en arrière mais en avant: « Les connaissances les plus précises, les plus évidentes de l’écrivain reposent sur leurs objets come des insectes sur des feuilles, des fleurs ou des branches, ne trahissant rien de leur présence jusqu’à ce qu’un saut, un battement d’aile, un bond révèle à l’observateur effrayé qu’une vie propre s’est inopinément et en sensiblement insinuée dans un monde étranger ».

    °°°

    Gide2.jpgJe me rappelle avoir jeté un froid, légèrement teinté de dédain, lorsque j’ai avoué, à vingt ans, dans un groupe d’étudiants, que je lisais André Gide avec beaucoup d’intérêt. C’est que, vers 1968, il n’était pas bien vu de lire Gide. Genet éventuellement, dont l’image sulfureuse en imposait, mais Gide : vieille noix, plus dans la course. Or relisant l’autre jour Paludes je me suis dit : pas une ride. Ou l’écoutant répondre à Jean Amrouche (on trouve ça en CD), ou parlant à Walter Benjamin : du gâteau. S’il est vrai que son plaidoyer de Corydon fait un peu vieille tenture, l’ouverture d’esprit du personnage, qui suscite évidemment la reconnaissance de WB dans sa passion multinationale pour toutes les littératures, émerveille toujours. Et voici plus précisément ce que dit Gide, venu à Berlin en 1928, à Walter Benjamin : « S’il est un point sur lequel j’ai influencé la génération qui me suit, c’est en ce que maintenant les Français commencent à montrer de l’intérêt pour les pays étrangers et pour les langues étrangères, alors que ne régnaient auparavant qu’indifférence, indolence. Lisez le Voyage de Sparte de Barrès, vous comprendrez ce que je veux dire. Ce que Barrès voit en Grèce, c’est la France, et là où il ne voit pas la France, il prétend n’avoir rien vu ». Et cela qui prend aujourd’hui un relief nouveau : « Avec Barrès, poursuit WB, nous touchons inopinément à l’un des thèmes favoris de Gide. Sa critique des Déracinés de Barrès, qui date maintenant de trente ans, était plus qu’un ferme refus de l’épopée de l’attachement à la terre. C’était la magistrale confession d’un homme qui rejette le nationalisme satisfait et ne reconnaît la nation française que là où elle inclut le champ de forces de l’histoire européenne et de la famille des peuples européens. »

    °°°

    Janovjak.jpgÀ propos de ce genre de brassage, l’arrivée tout à l’heure d’un colis contenant le premier roman de mon ami Pascal Janovjak, sujet à moitié slovaque de naissance, Français par sa mère et Suisse par son passeport (Pascal a quatre moitiés avec sa compagne Serena), accompagné d’un mot gentil de Raphaël Sorin son éditeur, m’a surcomblé de joie comme à recevoir, après l’avoir vue naître, La symphonie du loup de mon ami Marius Daniel Popescu. Qu’un Roumain mal léché, conducteur de bus à Lausanne, nous donne l’un des livre les plus toniques écrits en français ces dernières années, m’a fait autant plaisir que d’échanger, un an durant, une cent cinquantaine de lettres avec Pascal, en son exil de Ramallah, tout en découvrant le tapuscrit de son Homme invisible, devenu maintenant L’Invisible chez Buchet Chastel, à lire dès août prochain. On dit que la relève littéraire de la littérature en langue française est à peu près nulle. C’est à peu près vrai mais pas tout à fait : prenez donc et lisez, fossoyeurs…

    °°°

    Mercanton0001.JPGJacques Mercanton, romancier romand et grand essayiste européen dont nul ne connaît le nom dans la province germanopratine, écrivait qu’il y a un provincialisme dans le temps comme il y en a un dans les lieux. Jamais cela n’a été aussi vrai qu’aujourd’hui ou le djeune, avec ses tribus et tous ceux qui le flattent, arrête la culture à la province temporelle de la contre-culture et au conformisme suprême de l’anticonformisme, entre 1960 et les resucées avant-gardistes actuelles. Jusqu’aux limites du contre-exemple, la référence à tout passé non suspect de « passéisme » atteint au comique lorsqu’on voit les lecteurs branchés de Dantec, se référant à Joseph de Maistre ou à la patristique, acclimater ces valeurs rejetées par leurs parents comme purs produit de la réaction catho, avec le même esprit moutonnier… On voit d’ailleurs, dans le dernier roman de Dantec, que le côté BD-polar de son univers a repris le pas sur ses trouvailles de conteur réellement original et puissant. En attendant Armageddon, le naturel revient tout speedé... 

  • Notes panoptiques (2)

    Panopticon76543.jpg

    En lisant Claro, Thomas Bernhard, WB et le journal gratuit 20 Minutes… À propos aussi d'un fait divers, de Jauffret et de Volodine, d'Emmanuel Carrère et de Patricia Highsmith.
    Tout cela manque terriblement de détails, me dis-je en lisant Et le clou restera le clou, le chapitre du Clavier cannibale de Claro consacré au foutoir du roman français actuel dont ne seraient saufs qu’un Volodine ou qu’un Jauffret, tout cela manque terriblement de porosité et d’attention fine, tout cela manque terriblement de femmes et de nuances, tout ça manque enfin terriblement d’exemples. Mais qu’est-ce qui me gêne surtout ? Me gêne le nivellement par les gouffres et les sommets sommitaux, ou ce qu’on donne pour tels – me gêne cette espèce d’exclusivisme franco-français, je veux dire: parisien, qui alimente régulièrement le culte des auteurs dits cultes par Les Inrocks ou par Technikart et le tourtour des bars parisiens branchés, de Lautréamont à Houellebecq (hier) ou d’Artaud à Dantec (avant-hier), de postures en impostures.

    Certes Claro a le droit d'élire ses élus à lui, comme Richard Millet a les siens, mais je suis frappé, des hauts gazons préalpins d’où j’écris, plouc et content de l’être, que l’un et l’autre aient besoin de confiner si maigrement leur tableau d’honneur, citant d’ailleurs l’un et l’autre Régis Jauffret. Or je fais un effort d’imagination et je ramène Jauffret 75 ans en arrière, comme je ramène Houellebecq 75 ans en arrière, dans le sommaire de la NRF (j’en garde la collection complète dans mes soutes) et j’essaie d’imaginer, par rapport à Céline, à Bernanos, à Jules Romains, à Georges Simenon ou à Louis Guilloux, entre trente-trois ou soixante-six autres, comment ces deux auteurs, entre autres contemporains par ailleurs estimables, eussent été jugés ? Je n’ai pas de peine à « classer » Pascal Quignard, Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, dans le «fond» du tableau ralliant mensuellement ces prosateurs merveilleux que furent un Fraigneau ou un Suarès, un Calet ou un Vialatte et plus encore un Charles-Albert Cingria dont Michon et Bergougnioux ont si bien parlé. Mais Jauffret et Houellebecq au jugé de Paulhan ou de Marcel Arland - Michel Houellebecq face à Céline ou Régis Jauffret face à Raymond Guérin ?!

    °°°

    Bernhard.jpgIl me semble alors intéressant de faire le détour par Thomas Bernhard, qui a payé son ticket pour le Grand Huit expressionniste. Au jeu des postures, il était assez attendu que TB fasse des petits, mais il est intéressant en le lisant, par exemple Extinction, que j’ai repris récemment lors d’un séjour à Rome - ville maintes fois citée en référence dans le roman -, comment ce grand obsessionnel et ce grand pitre va précisément vers la posture en ne cessant de surenchérir, à laquelle il échappe soudain en retournant l’invective contre lui-même.
    A propos de posture, je me rappelle, à la Brasserie zurichoise Kropf, à deux pas du fameux Odéon cher à Dada, cette remarque de l’écrivain Hugo Loetscher que j’interrogeais précisément sur TB : « Voui, c’est un écrivain vormidable, mais tout de même, tout de même, vous vous voyez vous retrouver tous les matins devant votre miroir et vous dire comme lui : - Maintenant, je vais être en colère ! » ?
    Or ce qui me frappe avec le recul, c’est que l’imprécation est la partie la plus faible de l’oeuvre de TB, sauf quand elle est poussée jusqu’au délire par une espèce de férocité panique qui est, comme chez Bloy, la marque d’une saine et sainte fureur que je ne trouve ni dans les invectives de Nabe ni dans celles de Dantec ou Houellebecq.
    Par contraste, la prodigieuse attention de Walter Benjamin, qui est celle d’une culture de la «conversation essentielle», avant l’effondrement d’un monde et de ses élites juvéniles, suscite immédiatement, chez l’étudiant de vingt piges et des poussières, une fulmination radicale contre les pions et les paresseux, les profs qui abusent de leur pouvoir et ses condisciples attendant plus ou moins le moment de rafler celui-ci…

    °°°
    Un journal gratuit de nos régions, intitulé Vingt minutes et dont la lecture n’en prend que cinq, raconte ce matin l’histoire de cet informaticien joliment fortuné, père de famille et véritable Suisse au-dessus de tout soupçon - à cela près qu’il s’adonnait à ses heures à la torture de nourrissons présumés innocents et se trouve actuellement interné à vie - entend maintenant, comme tout citoyen organisé de notre temps, se pacser avec son compagnon de cellule coupable, lui, d’avoir massacré son jeune amant. Ce n’est qu’un fait divers, n’est-ce pas, mais ce qui m'amuse est que je me suis inspiré moi-même en personne du personnage de dingue pédophile dans une nouvelle intitulée Le Maître des couleurs où j'évoque  un quartier très ordinaire de Suisse pépère, tout semblable à celui que décrit, en de biens plus grandes largeurs, Emmanuel Carrère  dans L’adversaire, tout à fait remarquable mais dont je regrette juste le manque de folie dostoïevskienne de l’implication et l’écriture trop lisse à mon gôut.
    Jauffret.jpgMais qu’en pense Claro ? Pense-t-il que Régis Jauffret pourrait tirer quelque chose d’un tel fait tellement plus noir que le noir un peu forcé de ses romans ? Quant à moi, j’en doute, me rappelant la « manière» de Microfictions, dont les mille épisodes relèvent de la projection fantasmatique plus que de la (re)création – cela dit sans dénigrer un écrivain de forte trempe, comme Volodine d’ailleurs, mais qui me paraît encore trop «littéraire» malgré tout. La vraie poésie, au sens dostoïevskien, lui reste à conquérir, qu’on trouve en revanche dans L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy ou dans La route…
    Patricia Hisghsmith me disait un jour que seule la réalité l'intéressait. Or son œuvre dépasse de loin le « réalisme » du fameuux reportage universel, comme l’avait bien vu Graham Greene. De son côté, René Girard affirme que les écrivains ou les penseurs français contemporains, qui s’en gargarisent, ont le plus souvent perdu ce « sens du réel » qui sous-tend la littérature dont on puisse dire qu’elle n’est pas «que littérature»...

    Image: Philip Seelen

    (À suivre...)

  • Notes panoptiques (1)

     

    Pynchon2.jpg

    En lisant WB, Claro, Pierre Oster et René Girard.

    N’aspirant qu’à la poésie – et je m’entends à ce propos -, m’importe plus que jamais de la trouver partout, à tous les étages et sur tous les flancs, jusqu’aux lieux les plus communs – ainsi de lieux de notre maison devenus mon Salon Marcel Proust aux nombreux rayons, avec l’inscription solennelle à son fronton : « Ici finissent les longues phrases ».

    Claro.jpgEt justement Claro dans Le clavier cannibale en revient aux longues phrases dont on ne sait à vrai dire où sur la page elles commencent et finissent (chez Beckett elles commencent ou finissent en même temps), et comment elles deviennent Opus Megalomanius, alors que Pierre Oster, aussi corseté dans l’apparence que Claro semble déjanté, interroge ce qu’il y a derrière ou dessous la phrase de Paulhan ou les stances de Saint-John Perse. Or, il me plaît de déceler, entre ces deux-là, aux horizons si peu communs (tout ce qui sépare apparemment un Gass d’un Grosjean…), question aussi de générations, comme un commun souci que je retrouve du début à la fin du XXe siècle entre Walter Benjamin et René Girard. La critique restera de type poétique en continuant de s’abreuver aux mêmes sources, en l’occurrence à la poésie critique de Hölderlin. Et Charles-Albert Cingria de psalmodier : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cages avec de ouvertures sur l’infini ».

    °°°

    De quelle langue Claro et WB traduisent-ils et vers laquelle ? Voilà qui nous ramène à un commencement qui n’a rien de borné à l’ incipit, étant entendu que tout commence avant-pendant ou après la première page même si, en commençant de lire « Longtemps je me suis couché de bon heure », l’on se dit qu’y a pas photo. Or je me rappelle, moi, que Proust longtemps m’est venu bien tard, que jusque-là Pynchon m’est tombé des mains, tout de même que Vollmann, et que je ne me doutais pas que Claro fût lui-même un écrivain, ni n’ai compris vraiment ce que traduisait Guyotat. Autant dire que tout recommence tout le temps et que demain je me remettrai à la « suite » des Reconnaissances et au (re)commencement de Pynchon.

    °°°
    Oster.jpgPierre Oster, dans Pratique de l’éloge, brasse apparemment très loin des eaux de Claro, mais le langage n’est qu’une mer, et je ne vois pas pourquoi les aventures de Beckett ou de Burroughs excluraient celles de Jaccottet ou de Ponge, même si je ne souscris pas vraiment à l’affirmation d'Oster selon laquelle Saint-John Perse serait « le seul maître que nous puissions honorer ». Cette façon de poser sa tiare me rappelle Philippe Jaccottet me parlant un jour de sa démarche : « Quand vous avez choisi de viser haut… ». Mais c’est là tout à fait un milieu de respect vénérant, le même que celui d’un Richard Millet, que je n’ai pas envie du tout de rejeter pour ma part, même s’il va disparaître. C’est avec tendresse que je me rappelle ainsi cette conversation récente avec ce vieux jeune homme d’Obaldia qui sursautait à chaque fois qu’il prononçait un nom, Max Jacob, Oscar de Lubicz-Milosz, André Salmon, en constatamt que, mieux que d’identifier ces noms de présumés inconnus, j’avais lu leurs livres… à la même époque que je lisais Burroughs ou Tombeau pour 500.000 soldats. Et je souscris à peu près en lisant ces mots de Pierre Oster : « Nous resterons cependant un petit nombre à refuser l’hypothèse selon laquelle le français aurait perdu ses enchantements ultimes », tout en ajoutant in petto : et qu’est-ce que t’en sais du nombre d’accros à Maurice Scève, à La Fontaine, au p’tit Rimbe, à Claudel, à Jouve ou Michon & Co ?

    °°°

    La tâche du critique serait, selon Walter Benjamin, de déceler le noyau fondamental de l’œuvre, ou de démêler son mobile secret – de toucher en somme au « torse de Pharaon », pour recycler une formule de je ne sais qui représentant, par l’obscur d’une image, le voisinag de la perfection. Or je sens cette «forme» aussi dans la lecture du monde de René Girard, et particulièrement quand il «oublie» son système général du mimétisme pour chopper à l'anti-système des oeuvres et des expériences, rejoignant par exemple une intuition fondamentale de WB sur les tenants personnels ou institutionnels de la violence.
    « Est-il possible de liquider les conflits sans recourir à la violence ? » se demande WB, et de répondre contre toute attente par l’affirmative, expliquant qu’«on trouve une entente sans violence partout où la culture du cœur a pu fournir aux hommes des moyens purs pour parvenir à un accord ». Propos lénifiants d’une belle âme ? Nullement. Car ces « moyens purs » ne sont pas que des résidus de vœux pies, mais en appellent à une technique dont l’étude des modalités occupera WB d’une guerre à l’autre, sans oublier la violence effrayante de ses rapports intimes… Plus tard, aussi, Girard l’anthropologue, inspiré mystérieusement par la poésie d'Hölderlin, montrera en quoi le Christ « sort » de la violence mythique.

    °°°

    Enfin, il me plaît ce matin d’imaginer Claro lisant WB dans le métro ou écoutant la voix de Bachelard ou de Deleuze, de Gide ou de Girard sur l’audio de sa Jaguar…

    LireClaro.jpgChristophe Claro, Le Clavier cannibale. Inculte, coll. Temps réel, 300p.

    Blog de Claro: http://towardgrace.blogspot.com/

    ( À suivre)

  • Romain et Diego

     Gary7.jpg

    Gary père et fils ou la difficile quête de soi. Publications à foison...

     

     

    Le 2 décembre 1980, Romain Gary se suicidait dans son appartement de la rue du Bac, à Paris, à l’âge de 66 ans. Ainsi s’achevait, brutalement, la vie d’un homme qui avait apparemment tout réussi : grand vivant « couvert de femmes », résistant de la première heure gratifié de la croix de la Libération, romancier vite reconnu et consacré par deux Prix Goncourt (sous son nom en 1956, pour Les Racines du ciel, et sous le nom d’Ajar en 1975, pour La vie devant soi). Mais cette vie au dehors brillant avait sa face d’ombre. La générosité rayonnante de l’auteur de La promesse de l’aube et sa prodigieuse vitalité cachaient un fond d’inquiétude et de désespérance liées à son identité composite. Qui était « au fond » cet extraordinaire médium capable d’endosser, comme un Simenon, tous les personnages ? À la question « Ce que je voudrais être », l’écrivain avait répondu « Romain Gary, mais c’est impossible ».

    Né Roman Kacew à Wilno (l’actuel Vilnius), fils d’un fourreur russe et d’une modiste d’origine polonaise, il écrivit sous les noms de Gari de Kacew, Romain Gary, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi et finalement Emile Ajar. La création de ce dernier hétéronyme suscita un imbroglio littéraire et médiatique extravagant, aux résonances beaucoup plus profondes qu’on a pu le dire, qu’éclairent deux textes décisifs : Vie et mort d’Emile Ajar, écrit en 1979  et publié après sa mort, finissant par ces mots d’un humour grinçant : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci » ; et surtout Pseudo, formidable monologue où Ajar dépasse la « schizophrénie » de l’écrivain dans une confession qui est du pur Gary, tragique et drôle à la fois. Tragique comme l’avait été, notamment, le sort des Juifs d’Europe évoqué par La danse de Gengis Cohn, préfigurant le négationnisme. Et drôle par sa façon de « désamorcer le réel au moment où il va vous tomber dessus », avec son humour.

    La vie transposée

    Si la vie imprègne littéralement tous les romans de Romain Gary, rien dans ceux-ci de « récits de vie ». Le passage par la magie du récit, le mythe, l’enchantement de l’imagination, le jeu jubilatoire, est en effet essentiel chez celui qui se disait lui-même un « caméléon ».

    En introduction au volume de la collection Quarto récemment paru sous le titre Romain Gary-Emile Ajar, Légendes du je, Mireille Sacotte éclaire les étapes de cette constante métamorphose, sans laquelle « il ne reste qu’à boire la réalité jusqu’à la lie, autant dire à mourir ». Sous les noms alternés de Gary et d’Ajar, ce romancier souvent snobé par la critique établie a transposé toutes les résistances  dès Education européenne,  rendu hommage à toute les femmes à travers la mère de La promesse de l’aube, concentré toutes les indignations et tous les désarrois d’une époque « à bout de souffle »,  avec Chien blanc, que marque la présence de Jean Seberg, ou Les Racines du ciel préfigurant la prise de conscience du désastre écologique. Bref, malgré le suicide de Roman Gary, l’œuvre de l’écrivain est une victoire sur la mort d’un pessimiste radieux…

    Roman Gary-Emile Ajar, Légendes du je. Gallimard, Quarto, 1417p.

     

     

    Garydiego.jpgL’exorcisme de Diego 

     

    Il n’aura pas été facile d’être le fils de Romain Gary, pas plus que d’être le fils de Jean Seberg. Deux figures « cultes » de la littérature et du cinéma du XXe siècle. Deux égocentriques forts et fragiles à la fois, comme souvent les grands artistes. Deux suicidés laissant un fils, né en 1963. Deux noms passés justement à la Postérité. « Mais la postérité, pour ceux qui restent, ce n’est pas une vie », écrit Alexandre Diego Gary dans S. ou l’espérance de vie, récit poignant d’une dérive existentielle marquée à la fois par la mort de ses parents et par celle de son meilleur ami.

    Pour dire ce qu’il a vécu avec sa mère adorée, qu’il eût voulu tout à lui, au point de mettre en danger la vie d’un de ses jeunes amants, et avec son père l’écrasant de sa présence alors qu’i aimerait écrire à son tour, Gary Junior se dédouble exactement comme un personnage de Gary Senior, sous le masque d’un certain Sébastien Heayes dont la vie de débauche sera racontée par un autre double. L’artifice est un peu pesant, et le « roman » décousu. En revanche, le chant d’amour traversant ce livre, et la façon du fils de dire son lien « à la vie à la mort », imposent le même respect que le fils, « blessé des lettres », manifeste à ses père et mère dans cet exorcisme…

    Alexandre Diego Gary, S.ou l’espérance de vie. Gallimard, 169p.       

     

         

     

     

     

  • Ceux qui citent encore Debord

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    Celui qui se dit marqué à vie par Debord sans en avoir jamais rien lu / Celle qui pense que les lunettes du Penseur indiquent une double référence spéculaire à Karl Kraus et Groucho Marx / Ceux qui affirment que la vraie réussite de Debord est son échec / Celui qui a toujours senti la prétention du cuistre sous les poses pseudo-libertaires de cet enfonceur de portes ouvertes / Celle qui avoue à ses copines de fac qu’elle tend à l’orgasme à la Debord / Ceux qui pensent sérieusement que Debord aurait été scandalisé de se voir sacré « trésor de la nation » / Celui dont le t-shirt s’exclame : Je kiffe Debord ! / Celle qui essaie d’expliquer à ses ados en quoi Debord relève d’un antécédent du rap /Ceux qui relisent volontiers les commentaires de Debord à sa Société du spectacle, « juste pour rire » / Celui qui a découvert que Debord était consommable comme la poule trouve un couteau sous le mot COUTEAU / Celle qui a cosigné le texte recommandant la lecture de Debord aux responsbles du Conseil Général de la Moselle / Ceux qui s’entendent sur le fait qu’on se sent tout petit en voyant Debord parlant de Debord à l’émission de télé consacrée à Debord / Celui qui a lancé lui-même la légende selon laquelle les médias avaient reçu de très haut la consigne de ne pas parler de lui / Celle qui estime que Guy Debord fut l’agent d’influence et même l’idiot utile de son propre pouvoir / Ceux qui pourront dire du festival de Taormina de 1991, où se tint un mémorable débat sur les films de Debord que personne n’avait vus : « J’y étais » / Ceux qui ont vu les films de Debord mais leur préfèrent les photos d’adolescents languides que le baron pédéraste Von Gloeden a prises à Taormina / Celui qui se rappelle l’article de Village Voice qui accusait Debord d’avoir été recruté par la CIA alors que l’Agence en avait jugé le profil même pas digne du KGB / Celle qui a bien connu Joseph Mouton à l'époque de ses Commentaires aux commentaires de Debord jusqu’au jour où elle lui a lancé sur le seuil d’Art Press : « Joseph, maintenant choisis, c’est lui ou moi… »  / Ceux qui se pâment encore devant des sentences du genre « Ne jamais travailler demande de grands talents », etc.

  • Le dissident conforme

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    La Suisse de Daniel de Roulet énerve et passionne à la fois… Avec Un glacier dans le coeur, il brosse une galerie de portraits d’Helvètes hors norme : Walser au regard d’une repasseuse, Le Corbusier à Vichy, Tinguely inattendu, James Baldwin en Valais, etc.

     

    La Suisse survivra-t-elle à Daniel de Roulet ? Rien n’est moins sûr à en croire le dernier livre de l’écrivain romand, Un glacier dans le cœur, qui n’a pourtant rien de mortifère. Mais voici ce qu’écrit ce fils de pasteur, né en 1944  à Genève, architecte et informaticien avant d’être écrivain et terroriste du dimanche, incarnant l’esprit de la génération soixante-huitarde dans une posture « politiquement correcte » qui peut exaspérer : «La Suisse telle que définie pour l’éternité par sa constitution est en voie de dissolution ». Et de relever quelques signes de ce « démontage tout en douceur », tels l’effondrement de Swissair et de la plus grande banque du pays « soldée à un Etat voyou mais respecté d’Extrême-Orient », la fin du multilinguisme et des postes-frontières ; et de conclure que « la Suisse est en voie de dissolution dans la mondialité ». Pourtant, à l’inverse de la liquéfaction catastrophique des glaciers, cette évolution marquerait plutôt la fonte d’un mythe « unique », et « une nouvelle définition de la nationalité».

    À en croire Daniel de Roulet, c’est aux créateurs, aux artistes et aux écrivains, ou encore aux ingénieurs, que la Suisse devrait son évolution et son ouverture, après la « glaciation » de l’après-guerre. Son livre déploie alors une galerie de portraits de personnages hors norme qui, d’Annemarie Schwarzenbach  à Thomas Hirschhorn, ont dérogé au propre-en-ordre officiel.

    Cela commence par Roméo et Juliette chez les puissants, avec l’histoire tragique de l’excellent peintre et sculpteur Karl Stauffer-Bern tombé éperdument amoureux d’une jeune et richissime héritière déjà mariée (fille du fondateur du Crédit Suisse et belle-fille du Conseiller fédéral Welti), pour le double malheur des deux amants séparés de force, tous deux suicidés. Or l’un des mérites de Daniel de Roulet est d’illustrer des situations hautement symboliques, ainsi que l’illustre aussi le double suicide de deux de ses oncles, cadres de haut niveau contraints, par fidélité à leurs entreprises respectives, à de lourds licenciements insupportables à leur éthique personnelle.

    Daniel de Roulet a beaucoup voyagé. S’il dit justement qu’un Ramuz ou un Hodler ont su, par leurs œuvres, ouvrir notre terre étroite à l’universel, il montre également combien le regard extérieur, pour les générations d’après-guerre jugeant le pays depuis New York ou le Japon, compte dans le changement des attitudes, aiguisé en outre par le regard de l’étranger. L’une de ses plus belles chroniques est ainsi consacrée à la mise en parallèle  de l’écrivain noir James Baldwin, débarquant à Loèche-les-Bains en 1951, dont les réflexions qu’il en tire recoupent celles de Barack Obama...

    Walser4.JPGAu nom de la même éthique protestante qui lui inspire l’éloge du pasteur « défroqué » René Cruse, belle figure de révolté pacifiste, Daniel de Roulet égratigne la figure adulée de Le Corbusier en rappelant, pièces en mains, son attitude de pleutre opportuniste  à l’égard des autorités de Vichy, sur fond d’antisémitisme. Non moins inattendu, son portrait de Tinguely en anarchiste religieux brocardant à la fois le fascisme et le communisme, nous attache au personnage autant que la très belle évocation, sous la plume d’une repasseuse de Bellelay, du « minable » et génial Robert Walser, pur produit de la Suisse non alignée…

    Daniel de Roulet. Un glacier dans le cœur ; vingt-six manières d’aimer un pays et d’en prendre congé. Metropolis, 219p.          

     

    Génie de

    la Suisse

     

    N’y a-t-il que le merveilleux Federer pour nous rendre la fierté d’être Suisses ? N’y a –t-il que les nationalistes crispés pour oser dire que ce pays est génial ? Et le fait que certains esprits zizaniques, pieusement relayés par nos fonctionnaires de la culture, aient prétendu que « la Suisse n’existe pas », relève-t-il pour autant de la trahison ?   

    Ces questions se bousculent à la lecture du dernier livre Daniel de Roulet, dont la confortable « dissidence » fait un peu sourire mais qui a le mérite de pousser à la réflexion et au débat. Surtout, et c’est le plus joli paradoxe, l’écrivain prouve que la Suisse existe bel et bien, avec ou sans secret bancaire, et que l’Europe ferait bien de l’étudier plus attentivement, dans toutes ses contradictions, pour exister autrement que par le ciment du fric et du bricolage politique. Denis de Rougemont appelait de ses vœux une Europe des cultures et non des Etats-nations. La Suisse l’oublie elle aussi trop souvent, faute d’écouter ses « créateurs ».

    Mais Daniel de Roulet écoute-t-il assez, lui-même, les vrais créateurs de ce pays ? N’est-il pas trop soumis aux nouveaux clichés du marketing culturel ? Discussion à suivre…

     

      

  • Doux oiseaux de jeunesse


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    La fille à la valise de Valerio Zurlini, un pur joyau des années 60.

    Il n’y a que les Italiens pour transformer le plomb du quotidien le plus trivial en or ciselé, et plus précisément ce sujet de roman-photos à quatre sous en film de collection. A propos de roman-photos, Fellini en avait donné un irrésistible pastiche avec Le Sheik blanc, dans lequel on voyait une mijaurée de province s’enticher d’un mufle de conte oriental, mais Valerio Zurlini ne se gausse pas de ses personnages : il en sourit avec une espèce d’amitié communicative, qui convient le mieux à leur fragilité respective.
    Le prénom de la jeune fille, incarnée par une Claudia Cardinale toute jeune et frémissante de féminité farouche, qui débarque à Parme après avoir été larguée par un dragueur insensible, est déjà tout un progamme : Aïda. Et toute la malice du film est là, qui met en présence la giovanette sortie du populo et le mythe lyrique par excellence, comme il joue sur le contraste de la fille paumée sans un rond, proie facile pour mauvais garçons, et du  tendre puceau fils de grande famille sur le déclin que figure un Jacques Perrin quasi ado.
    Ainsi donc Aïda débarque à Parme avec les coordonnées en poche du bellâtre qui lui a fait croire qu’il allait en faire une vedette de la chanson estivale, pour tomber sur le frère du lâcheur, prénommé Lorenzo, joli comme un communiant et qui craque aussitôt pour l’oiselle, qu’il va protéger en espérant un retour et plus si affinités.
    Affinités de sensibilité il y a bel et bien, mais Aïda, quoique rejetée par les mecs d’un orchestre de Riccione où elle a commencé de roucouler dans un dancing, en pince pour le vrai mâle et, décidément, Lorenzo lui semble par trop poids plume. On verra cependant que le prestige du chevalier servant de l’amour courtois n’est pas tout à fait éventé, et comment Lorenzo jouera de ses poings de David contre un Goliath de cabaret…
    medium_Zurlini1.2.jpgTout cela pourrait être cucul la praline ou conventionnel figé dans le style fumetto, alors que Valerio Zurlini en fait un tableau d’époque et de mœurs extrêmement raffiné de mise en scène et d’image, dont les interprètes sont bonnement parfaits. Avant Rocco et ses frères, Claudia Cardinale campe ce rôle de semi-ingénue semi-délurée, déjà femme mais encore jeune fille, avec autant de justesse et de tact que Jacques Perrin (qui a dix-neuf ans mais en semble parfois à peine quinze) dans son personnage de presque enfant aux pulsions de mâle.
    De La fille à la valise se dégage enfin un charme constant, qui n’exclut pas les scènes de comédie ou d’émotion-bateau (la séquence inoubliable de Lorenzo poigné par la jalousie, assistant à la danse d’Aïda et d’un gros con de quadra, au dancing barjo où il l’a invitée) et dont les éclairages sculptent littéralement chaque plan, sans donner pour autant dans l’esthétisme léché ou le raffinement précieux. Le film reste en effet «popu » à l’italienne, donc aristocratique mais à pieds nus et la gouaille au bec. Ainsi que le raconte Jacques Perrin dans le très beau témoignage ajouté au DVD, la mise en scène de Zurlini, d'une merveilleuse plasticité, va de pair à tout instant avec la direction d'acteurs, l'émotion des deux personnages, dont le film raconte les solitudes respectives, constituant finalement l'âme de ce petit chef-d'oeuvre.
    medium_Zurlini2.jpgValerio Zurlini La fille à la valise. 1960. Disponible en DVD chez MK2

  • Quelques penchants



    Si mon milieu me le permettait, je dirais que tout ce qui se rapporte au sexe est nettement surévalué. Je préfère, quant à moi, les romans sud-américains et les randos en moyenne montagne.

    Elle ce qu’elle aime c’est se réciter des poèmes et réaliser des découpages aux ciseaux fins qu’elle vend aux Japonais.

    La buraliste a de jolis pieds. Seulement, elle gaspille ses dons en dansant toute seule à la kermesse des aveugles.

    Cette jeune beauté raffole des éléphants.

    Cette autre, mère de triplées adolescentes recalées au concours préalable de la Star Ac, ne recherche rien tant que le goût de la colle des images de vedettes de cinéma, il y a de ça quarante ans.

  • L'homme achevé...

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    ... ou la fin des rêves

    par Claude Frochaux.

    Quand j’ai commencé à écrire L’Homme religieux, je ne pensais pas parler spécifiquement, de religion. Ce qui m’intéressait, c’était le rapport, que je trouvais hautement éclairant, entre religion et littérature ; et, finalement, tous les arts - la culture.
    J’avais remarqué ce phénomène historique et sociologique singulier : la religion s’évaporait en même temps, exactement en même temps, que les créations d’ordre culturel s’affaissaient. Dans les années 60-75, les ordinations baissaient de 90% dans le monde catholique et le protestantisme ne se portait pas mieux. Du côté de la peinture et de la musique, c’était carrément la débâcle. Dans les musées comme les salles de concert ou les opéras, on avait abdiqué. A partir de 1975, on faisait comme si l’opération création était devenue caduque. Dans les théâtres, on proposait des « relectures ». Les metteurs en scène avaient pris le pouvoir. On jouait Shakespeare en jeans et en baskets : c’était la seule concession à notre époque. Avec les quelques exceptions qui confirment toutes les règles, la création contemporaine était la grande absente des scènes.
    Ce parallélisme évident de la décadence des uns et des autres commençait à me titiller. Quel est le rapport entre l’église et le musée, l’église et l’opéra, l’église et le recueil de poèmes ? Il ne pouvait pas y avoir une telle simultanéité sans signification profonde. Et le phénomène se poursuivait, de décennies en décennies.
    Des églises toujours plus vides et des salles de concert, des opéras, des musées toujours plus passéistes,
    D’une manière générale, tout le monde est d’accord avec ce constat. Il est trop évident pour ne pas être aveuglant. Ou alors il est si aveuglant qu’on refuse de le voir. La plupart du temps, on s’en tire avec une pirouette. Il y a toujours eu des époques comme ça. Voyez les impressionnistes, ils ont mis vingt ans à être reconnus. C’est un mauvais passage, dû sans doute au déboussolement provoqué par le changement de mœurs et de modes de vie. Presque personne ne veut y voir un phénomène profond et moins encore irréversible. ça reviendra : un peu de temps et de patience. Ca revient toujours. Peut-être même se passe-t-il des choses qu’on ne voit pas. Des créations si neuves, si singulières, qu’on ne leur rend pas justice ?
    Mais alors la religion ? Là, on ne peut pas dire que le phénomène de cette désaffection massive se soit produise cycliquement. Ce n’était jamais arrivé en Occident. Et, pourquoi, seulement en Occident ? L’Islam se porte comme un charme. Le phénomène n’est pas seulement circonscrit historiquement, il l’est aussi géographiquement.
    Il fallait trouver un dénominateur commun pour insérer le christianisme dans le même moule que la création culturelle. Et il n’y a qu’un dénominateur commun, un seul : l’imagination.
    Les religions, comme toute les cultures, laïques ou religieuses, s’inscrivent dans un espace commun : l’espace imaginaire. D’où la question inaugurale qui s’impose : pourquoi un espace imaginaire ? Quelle est son origine, sa raison d’être, son utilité ? J’étais persuadé que se je pouvais répondre à cette question, je comprendrais le lien mystérieux, à première vue et pourtant fondamental qui unit religions, littérature, arts et musique.
    Il faut prendre une image. Ce sera celle, bien connue, des deux vases communicants. Le premier vase est rempli de sacralité. Le second de profanations.
    Profaner signifie empiéter sur le sacré. Un peu comme marcher sur de la neige fraîche. Comme les vases sont communicants, à chaque fois que vous profanez, vous souillez en quelque sorte le sacré. Et le sacré souillé n’est plus du sacré. Comme la neige fraîche piétinée n’est plus de la neige fraîche.
    Si l’opération se répètre mille fois, vous finissez par tout profaner. Le sacré a disparu. Et c’est ce qui s’est passé dans les années 60-75. Le monde s’est retrouvé désacralisé. On dit aussi désenchanté. Mais, finalement, était-ce bien grave ? Profaner, c’est en fait humaniser ou hominiser la nature. Si l’homme avait une tâche sur la terre, un mandat qui venait de nulle part, mais dont il se croyait investi, c’était bien celui de conquérir son environnement, de dompter la nature et de domestiquer ses frères biologiques, les animaux. Et c’est ce qu’il a fait.
    Alors, où est le problème ? Le problème vient de ce que le sacré, c’était, en fait, l’imaginaire. Donc, une partie de lui-même, de l’homme, de son cerveau. En même temps que l’homme domptait la nature, il domptait son cerveau. Enfin, une partie de son cerveau, celle dévolue à son imagination. Le sacré, c’est tout ce que l’homme ne connaissait pas, ne savait pas, ne dominait pas. On pourrait penser que c’était justement sa partie faible. On ne se doutait pas que cette partie faible, qui avait disparue, portait l’essentiel des germes de la création imaginaire. Autrement dit de toutes les créations culturelles.
    On avait gagné en réalités, sur tous les plans matériels : la science, les techniques, l’économie qui en dépendait, et, au-delà de l’économie, sur nos modes de vie. On ne vit jamais aussi bien qu’aujourd’hui. Et c’est tout le problème. Mieux on vit et moins on a besoin de l’imaginaire. « Plus il y a de réalité, moins il y a d’imaginaire »,disait déjà Robert Musil, l’auteur de L’homme sans qualités,qui avait tout compris et qui savait que tout ce qu’on avait gagné d’un côté, on allait le perdre de l’autre.
    C’est le principe des vases communicants. Ce que vous enlevez dans le vase No 1 passe dans le vase No 2. Longtemps, les arts se sont distingués par une caractéristique qui était l’harmonie. On la retrouve dans la Grèce antique, jusqu’à la révolution industrielle du XIXème siècle. Au XXème siècle, tout devient disharmonieux. En musique, on dit discordant, c’est la même chose. On découpe les visages et on les recompose à sa façon, en mettant les oreilles à la place du nez ou on supprime carrément la nature, porte-parole de la sacralité. Tout est disharmonieux, parce qu’on se rapproche du point ultime, du moment fatidique de la rupture, qui verra un seul vase être plein, face à l’autre désespérément vide. Nous sommes arrivés en 1960.
    Tant qu’il restait un fond de sacré, même infime, tout allait bien. Quand un vase peut absorber la dernière goutte d’eau, on ne remarque rien. En revanche, la première qui déborde signale le changement de nature. C’est ce qu’expliquait Hegel dans sa démonstration des dialectiques. On passe de la quantité à la qualité. Rien ne changeait tant qu’on absorbait l’avant-dernière goutte, celle des années 50-60. Tout s’est retourné dans la décennie suivante.
    Mais pourquoi ? Notre cerveau est toujours le même. Nous n’avons jamais été aussi intelligents, cultivés, éduqués qu’aujourd’hui, vu massivement. Oui, mais nous sommes en bout de course. Il n’y a plus rien à conquérir. Tout semble inscrit dans une continuité de découvertes, en sciences notamment. Mais circonscrit dans l’unique vase qui nous reste : le profane.
    Il faut comprendre le rôle, la raison d’être de l’imagination. On imagine, lorque la réalité ne nous satisfait pas. En fait, on se dédouble. On crée un monde parallèle, pour augmenter le monde réel insatisfaisant. L’imaginaire a pour fonction de meubler avec des formes qui sont autant d’équivalences un espace qui rend compte de la réalité. On ne supprime pas la réalité, on la transfigure. On la transporte ailleurs. On reconnaît là une parfaite définition de ce que sont toutes les religions. Des fictions compensatoires, qui permettent de donner le sens qui nous convient, les explications qui nous rasssurent, à tout ce qui nous entoure d’inexplicable, le sacré.
    Dès lors, nous allons vivre une double vie. La vie réelle, dure, contraignante, mais aussi pleine de prodiges et de pouvoirs, tellement supérieure à l’animalité dont nous émergeons que nous ne voulons en aucun cas revenir en arrière. Et, dans le même temps, comme nous continuons à avoir une condition matérielle qui se confond injustement avec le statut des animaux : mort, maladies, procréation, nous nous projetons ailleurs. Nous avons cette faculté prodigieuse d’échapper par l’imagination à notre condition bassement physique. En fait, notre cerveau est complèment surdimensionné par rapport au reste de notre corps. Un zoologue, qui nous examinerait sous une loupe cruellemnt objective, nous décrirait comme des monstres possédant un cerveau désaccordé, démultiplié, par rapport à notre corps. L’imagination a pour mission de nous faire vivre une sorte de deuxième vie parallèle, qui nous réhabiliterait, en nous redonnant une dignité d’êtres supérieurs, que la seule réalité refuse de nous concéder.
    Nous voilà devenus des êtres semi-réels, avec notre condition animale, et semi-imaginaires par le déploiement fastueux de notre imagination. Nous n’avons pas été créés comme les autres espèces : non. Dieu nous a créé à son image, tout-à-fait indépendants des animaux. Nous n’allons pas mourir comme eux : non. Notre âme s’évadera de notre corps et rejoindra le père céleste. Nous serons immortels : peu importe les vicissitudes de notre vie terrestre. Elles ne comptent pas, face aux promesses qui nous sont faites d’une vie glorieusement éternelle.
    Comme on le voit, rien à voir avec l’intelligence : tout repose sur l’imagination et la foi. Surtout pas de preuves, ce serait encore une immixtion de l’intelligence qui n’est qu’humaine. Non, il faut croire aveuglément, sans se poser de questions. Ce n’est qu’à ce prix que fonctionne l’imagination et le royaume qu’il engendre.
    Les religions ont été et sont encore les premières fictions issues du cerveau humain. On pourrait dire qu’elles ont précédé et englobé toutes les autres, qu’elles soient d’ordre plastique, musical ou littéraire, qui constituent notre patrimoine culturel. Notre bien le plus précieux ou, du moins, qu’on peut afficher en parallèle de nos réalisations les plus prestigieuses sur le plan matériel. Les deux ordres se confondant souvent, comme c’est le cas, pour les cathédrales et, plus généralement, tous les sanctuaires.
    Alors, où en sommes-nous aujourd’hui ? Que nous est-il arrivé ? Eh bien, c’est très simple et évidemment catastrophique pour les arts et les lettres. Il n’y a plus qu’un vase, le profane. Les activités humaines remplissent tout l’espace. Leur foisonnement est étouffant. On construit, on bâtit, on cherche, on fouille, on invente de nouvelles machines. On fait de notre planète une termitière à l’agitation frénétique. Et de l’autre côté, évidemment, ça ne marche plus. Pour une raison très bête et très simple : la réalité nous suffit. Pourquoi nous dédoubler, pourquoi créer un monde parallèle et toutes ces fictions censées compenser ce qui nous manque ? Mais il ne nous manque rien. L’imagination est démobilisée. Elle est encore très utile, en sciences par exemple. En littérature, on continue sur la lancée. De toute manière, il faut réactualiser les anciennes fictions. Alors, on fait une Madame Bovary 2009. En peinture, on continue dans l’abstraction ou la figuration recomposée. On connaît la recette, toutes les recettes On fait du sous-Rothko ou du sous-Miles Davis ou en variétés du sous-Presley. Les variantes sont infinies : aucune raison de s’arrêter.
    On comprend pourquoi la création artistique s’est étiolée au moment historique précis, le même, que lorsque les religions – dans les pays les plus évolués – se sont évaporées. Tout procédait de la même source, tout venait de cette même obligation de créer des unvers parallèles, pour donner à l’homme, avant qu’il n’y parvienne, par ses seuls moyens matériels, une dignité que sa confusion avec l’animalité ne lui conférait pas. La religion, la culture, l’imagination : autant de passeports qui ont permis à l’homme son émancipation hors de son espace terrestre trop étriqué. Version céleste pour les religions, de transport ailleurs. Version terrestre, revue et augmentée pour ce qui est des arts et des lettres. Vers d’autres cieux plus ouverts, plus vastes et plus azurés, d’un côté. En prolongement de la vie, dans un monde redimensionné qui lui procure de la grandeur, de la dignité, de la beauté, de l’autre. L’homme sublimé par la religion. Agrandi par ses propres créations, dans l’univers des arts et des lettres. Dans les deux cas, produit de son imagination : la faculté majeure de l’homme, sans quoi, il ne serait, lui, l’homme, qu’un animal supérieur. Et non pas, comme le disait Boris Vian, « le seul animal qui n’est pas un animal ».

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, N0 78, été 2009. À paraître fin juin.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Les mots à la source

    Notes matinales 

    Hervé Guibert post mortem et autres vivants.

    On a besoin le matin de phrases limpides, on se lave à l’eau des mots, on boit à la source.
    On lit par exemple : «Le samedi midi, c’est le jour du bifteck de cheval. Louise le mange cru, non haché mas recouvert d’une nappe de sucre en poudre ».
    Ou bien on lit : «L’auteur revoyait dans une succession d’images presque arrêtées tout ce que son père lui avait apporté, au-delà des mots si rares, au-delà des gestes encore plus rares, ces attentions, cette tendresse informulée, ces soucis, ces espoirs pour l’avenir d’un fils, seul garçon de la famille ». Ou bien encore on lit : « Il cherche, une fois de plus, les mots du commencement, des mots, par exemple, capables de nommer ce qui fait le miracle du corps humain, son inexplicable animation, sitôt noué son dialogue muet avec les autres, le monde et lui-même – et aussi la fragilité de ce miracle ». Ou encore ceci tandis que le jour se lève sur les pentes givrées : «Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire, car tu n’as pas le temps ».
    Tous les dimanches, Hervé Guibert allait voir Suzanne et Louise, deux vieilles femmes, ses grand-tantes, qu’il photographiait et décrivait au milieu de leurs objets, deux vieilles petites filles qui ne se parlaient guère qu’en sa présence, et son écriture toute unie et pure raconte le Carmel de Louise et les jambes de Suzanne, les cheveux très longs de Louise jouant à se mettre la muselière du chien Whiskey et le corps de Suzanne jouant à être morte avant de se livrer à la Faculté de médecine. Tous les jours Jean-Jacques Nuel revenait à sa table pour y sacrifier au Rite de l’écriture, tous les jours Cézanne revenait au corps du monde, tous ces matins Giovanna s’en va dans le froid du monde avec en elle peut-être une petite phrase bouleversante qui lui revient en douceur de cette page d’un livre entrouvert : « Donne à qui sait lire ton âme »…

    Hervé Guibert retrouvé ce matin, l’esprit d’Hervé que je retrouve au coin du feu, le corps d’Hervé libéré de sa torture, l’écriture sans rature d’Hervé Guibert décrit le Paradis de Louise : « Elle dit qu’elle ne l’imagine pas. Le corps, de toute façon, n’a plus d’existence, et elle me cite un passage de l’Evangile où un esprit naïf demande avec lequel de ses sept maris une femme qui s’est mariée sept fois entrera au Paradis». Et je lis du petit livre entrouvert de Hafid Aggoune: « Si les livres n’avaient pas été là, je serais mort dans cette forêt. Lire m’a sauvé la vie et le voyage a commencé. Les mots sont mon sang, mon fouet, mon feu ». Enfin je lis ces mots de Jean-Jacques Nuel : « Tout était à écrire. Un livre n’y suffirait pas ».

    Widoff29.JPGHervé Guibert, Suzanne et Louise. Roman-photo. Gallimard, 2005 ; Jean-Jacques Nuel, Le nom. A Contrario, 2005 ; Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit. FolioEssais, 2005 ; Hafid Aggoune, Quelle nuit sommes-nous ?. Farrago, 2005.

  • Dernières nouvelles de Ballard

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    Diverses publications chez Tristram, dont le premier volume de ses Nouvelles complètes, font de ce visionnaire du futur actuel un auteur de plus en plus contemporain
    « Quand arrivera l’apocalypse », écrivait J.G. Ballard, « le problème principal sera le parking ». Depuis le 19 avril dernier, son cancer a résolu les problèmes de parking de l’auteur devenu « culte » non sans malentendu, pour les deux films qui ont été tirés de son œuvre : l’autobiographique Empire du soleil, chronique d’une adolescence marquée par trois ans de vie en camp de prisonniers civils, aux mains des Japonais, entre Pearl Harbour et la fin de la guerre, tourné par Steven Spielberg ; et Crash, adapté par David Cronenberg, illustrant les relations d’érotisme et de violence fantasmatique liant l’homme à la voiture.
    Le malentendu, James Graham Ballard l’a suscité dès ses débuts, en déroutant ses lecteurs de science fiction avec un mélange détonant de technologie folle et de vie quotidienne absolument banale en apparence, où des manipulations génétiques aboutissent à des fleurs cantatrices et des arbres musiciens aux humeurs de massacre, mais aussi des vêtements à fibres étrangleuses, des agences de voyages aux étranges programmes ou des altérations de l’environnement (désertification des terres, pétrification des forêts, déchaînement cosmique des éléments dans Le vent de nulle part) qui prennent, 50 ans plus tard, un relief saisissant.
    Après les contre-utopistes Orwell (1984) et Huxley (Le meilleur des mondes), pas loin non plus du Buzzati du Voyage aux enfers du XXe siècle, Ballard, dès les années 1950, a déployé une fresque extraordinairement inventive, à la fois poétique et ludique, à l’humour grinçant et à la mélancolie profonde, dont la critique prémonitoire a toujours été soumise au génie du conte. Plus encore qu’un Ray Bradbury, Ballard le doux, dont l’enfance au Japon a été marquée par la dureté de la vie et le fracas des explosions atomiques, a su déceler les germes de la violence au quotidien, entre conjoints ou entre parents et enfants, autant qu’il l’a perçue entre classes sociales ou nations. Avant tout le monde, il a pressenti la catastrophe écologique, décrit la guerre « pour le Bien » que pratiquerait l’administration Bush, la fuite en avant dans la consommation, les désarrois explosifs de la classe moyenne, la sexualité banalisée ou poussée aux extrêmes, la culture devenant bouillon fade de jacuzzi, l’ennui fauteur de «pétages de plombs » individuels ou collectifs.
    Notre présent est «ballardien» depuis des années déjà, se dit-on en découvrant le premier volume des Nouvelles complètes de l’écrivain anglais (1956-62), rassemblant une trentaine de récits parmi les meilleurs de six recueils – dont L’homme saturé, Les voix du temps ou Passseport pour l’éternité, plus deux inédits -, et probablement le sera-t-il de plus en plus à l’ère de la globalisation, de l’aventure par procuration des jeux télévisés ou du cybersexe. Pas étonnant qu’il soit une des grandes références d’ un Michel Houellebecq après avoir été le pionnier du roman d’anticipation sociale avant Breat Eaaston Ellis (American Psycho) ou Chuck Palahniuk (Fight Club).
    Bref, après la réédition de La Foire aux atrocités et de Millenium People, entre autres, le lecteur francophone non initié dispose encore de vastes zones imaginaires à explorer avec cet inventeur de réalité…

    Un rêve massacré

    Les banlieues résidentielles propres-en-ordre constituent l’un des décors privilégiés des récits de Ballard, comme dans Millenium People, et plus encore dans Sauvagerie, petit roman tout récemment traduit où il est question d’un massacre collectif frappant les habitants au-dessus de tout soupçon d’un de ces quartiers « de rêve », dont tous les enfants ont mystérieusement disparus. Désigné pour enquêter sur cette énigmatique tuerie, deux mois après les faits, le psychiatre Richard Greville ne parviendra pas mieux que la police à expliciter le drame, en dépit des images vidéo du système de surveillance, dont il ne découvrira le fin mot que cinq ans plus tard. Où l’on constate les effets collatéraux inattendus d’un « régime de bienveillance et d’attention » poussé à l’extrême de la mentalité sécuritaire .

    J.G. Ballard. Sauvagerie. Traduit de l’anglais par Robert Louit. Tristram, 119p.

    Pour lire
    J.G. Ballard


    Le vent de nulle part, roman, Casterman, 1977.
    Empire du soleil, roman, Denoël, 1985
    Super-Cannes, roman, Fayard, 2001.
    La Foire aux atrocités, roman, Tristram, 2003.
    Crash, roman, réédition Denoël, 2005.
    Millenium People, roman, Denoël 2005.
    Nouvelles complètes I, Tristram, 2008.
    À venir : Nouvelles complètes II et III, chez Tristram.

  • Poème de la mémoire

    Sur Les amants réguliers de Philippe Garrel

    Il n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse parisienne, ce film admirable qu’est Les amants réguliers de Philippe Garrel, que j’ai vu hier soir après avoir lu, dans un square, les cinquante première pages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak, lequel nous replonge en revanche dans l’abjection des temps qui courent.
    Il va de soi qu’on peut trouver, dans des objets d’art ou de littérature inspirés par des regards diamétralement opposés, le même sentiment de libération intérieure, mais je me garderai bien de situer la satire teigneuse de Pajak au même niveau que le poème de Garrel, dont je suis ressorti intérieurement lavé comme d’un bain de neige. Le blanc de ce film est d’ailleurs celui d’une sorte de neige cernée de cendre, comme les visages irradiant ce qu’on dira simplement, comme chez Bergman, l’âme de chaque individu, dont le réalisateur capte la moindre vibration avec une sensibilité et un amour sans pareils.
    On sait que ce film « parle » de mai 68 et de la « génération » des soixante-huitards, mais j’étais content, ce matin sur une terrasse de Montparmasse, de trouver , dans la nouvelle livraison de Ligne de risque (No 22, décembre 2005), les propos de Philippe Sollers sur cette foutaise qu’est selon lui ce concept de génération, dont personnellement je n’ai jamais ressenti non plus la réalité, sinon comme une idée collante ou un sentiment d’adhésion médiocre. Tout ça pour dire que si Les amants réguliers fait bel et bien signe et sens à propos de ces années-là, c’est tout à fait ailleurs qu’il me touche personnellement, sans rien de la joliesse anecdotique de ce feuilleton italien dont je ne me rappelle plus le nom, relevant du roman-photo - oui c’est cela, Nos meilleures années et caetera…
    Ici c’est autre chose. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse, presque janséniste, du propos ; car c’est un filme aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu et donc la mort. Et puis c'est du cinéma. C'est absolument du cinéma et ne peut être dit comme ça que par le cinéma, de plans enchaînés comme dans un rêve et de murmures, de regards, de visages, de gestes d'anges. 
    En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les quelques péripéties que nous avons vécues en ces lieux cette année-là, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et m'est revenue ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ça, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel dit de l’inamertume et qui relève de la vérité de chacun…

  • De la lumière sous la plume de Chebbi.

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    par Jalel El Gharbi

     

    Nour (Lumière). Il y a au commencement de la vie de ce poète lumineux, la lumière de Tozeur, si évidente, si épaisse qu’elle en est immatérielle. Et, il y a, tout au long de la vie de ce poète brillant, l’obscurité du réel, l’obscurantisme des siens et les ténèbres de la colonisation. Chebbi naît à une époque où l’histoire était décevante et où la géographie demandait à être refaite selon des canons associant réel, poésie, rêve et rêverie. Il en naîtra une géopoétique qui donne à voir des paysages oasiens, des étendues enneigées, des palmiers, des pins donnant lieu à une refonte totale du monde. Mais la diversité se décline ici en unité : une même lumière irrigue les divers paysages.Dans cette poésie que sous-tend aussi un référent occidental, la lumière est surdéterminée par des connotations coraniques. Dans le saint Livre, la seule forme sous laquelle se réalise la théophanie est l’éblouissante lumière qui apparut à Moïse ou ces métaphores donnant Dieu pour Lumière et même pour « Lumière sur Lumière ». La lumière relève du divin. Chebbi la dit « ombre de Dieu » dans une perspective qui ajointe la chose (la lumière) et son contraire (ombre). Le poète transcende de la sorte les dichotomies, atteint au sublime d’une vision du monde où les antagonismes sont pacifiés. Lumière.Sous la plume de Chebbi, l’évocation de la lumière a comme corollaire la mobilité. Que fait la lumière ? Que devrait faire la lumière ? Exhorter au mouvement : « A la lumière ! » tel est le cri du poète. C’est l’aube qui se lève, l’aube pour laquelle on se lève (littéralement et dans tous les sens, comme le veut l’injonction rimbaldienne).A la lumière ! comme on dit « au secours » ! ou « à l’assaut » ! Le mouvement ici induit est paradoxal : il porte le poète vers l’idéal d’un matin resplendissant qui relève aussi du passé, d’un naguère donné pour un jadis.

    Par quels mécanismes l’aspiration vers l’idéal se confond-elle avec une régression vers le paradis de l’enfance ? La réponse est à chercher dans « Prières au temple de l’amour » dont le premier vers compare la bien-aimée à l’enfance, au matin nouveau. Mystère de l’amour par quoi les lendemains qui chantent sont résurrection du paradis perdu, mystère de cette « fille de la lumière » que le poète chante, divinité qui, à la réflexion, vaut surtout par le chant qu’elle déclenche. Toute la douleur du poète vient de ce que l’aube rêvée est réalité antérieure. L’idéal relève du souvenir. Dans Le Paradis perdu, le poète brosse un tableau des sites du bonheur, une carte de la félicité qui s’achève sur d’amers constats. Le paradis est toujours paradis perdu. Et y aspirer, c’est tendre à combler un vide irréversible. L’entreprise qui vise à restituer les contrées du bonheur est vouée à l’échec. Seul le chant qui la célèbre est éternel. La réussite technique répare l’échec ; elle réussit tout au moins à métamorphoser la douleur lyrique en lyrique de la douleur, ou mieux encore, en lyrique du lyrique. Et c’est sans doute pourquoi la poésie de Chebbi ne pouvait être que lyrique, non pas de ce lyrisme lacrymal qui a besoin d’objet pour se dire, mais de ce que j’appellerai lyrisme intransitif…, lyrisme n’ayant d’autre objet que le chant lui-même. La poésie de Chebbi a quelque aspect narcissique non pas tant parce qu’elle se trouve belle mais parce qu’elle se regarde, s’interpelle. C’est sans doute pourquoi cette poésie échoue souvent à interpeller les éléments naturels, à apostropher l’altérité sous quelque forme qu’elle se présente.

    Ce texte a été publié dans Revoir El Jerid. Ouvrage collectif du laboratoire du patrimoine de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba Tunis.  Il sera repris dans le No 78 du Passe-Muraille, à paraître fin juin 2009.

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    Chebbi2.jpgChebbi5.gifAbou el Kacem Chebbi (أبو القاسم الشابي), également orthographié Aboul Kacem Chabbi ou Aboul-Qacem Echebbi, né probablement le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est un poète d’expression arabe considéré comme le poète national de la Tunisie, où le centenaire de sa naissance a été célébré ce printemps.

     

     

     

  • Un voyage au bout de soi-même

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    RENCONTRE Nullarbor, prix Nicolas Bouvier 2007 et cité parmi les 20 meilleurs livres 2007 du magazine Lire, marque l’apparition d’un écrivain de forte trempe : David Fauquemberg. Vient de reparaître en Folio !

    L’Aventure, au sens le plus fort, d’un combat de l’homme avec la nature, et contre lui-même, tel que l’ont célébré un Melville ou un Hemingway, est-elle encore possible aujourd’hui ? Elle l’a été doublement pour David Fauquemberg, puisque c’est en forcené qu’il l’a vécue dans sa vingtaine avant d’en tirer un véritable roman initiatique.

    - D’où le goût du voyage vous vient-il ?
    - Je suis né en 1973, à Saint-Omer, mais j'ai grandi aux frontières du bocage normand - l'horizon à 20m, des clôtures, des haies d'arbres, pas étonnant que les grands espaces m'attirent ! Très tôt, je me suis mis à lire comme un malade tout ce qui me tombait sous la main, Jules Verne, Stevenson, London, Balzac, Flaubert, Giono, puis très vite Dostoïevski, Tolstoï, Gogol, Cendrars, Conrad, Melville, Knut Hamsun, Guimaraes Rosa, Faulkner (le grand choc de mes vingt ans, que je relis régulièrement, en anglais, et qui me met sur le cul à chaque fois), etc. Mais aucun rapport d'érudition ni de vénération dans tout cela : j'ai ce défaut/qualité d'oublier très vite, en surface, ce que je lis. Impossible de me souvenir de l'exacte intrigue, des personnages, de citations. Mais il me reste des sensations, très fortes, des images, des ambiances. J'ai un rapport excessivement physique à l'écrit, d'où la radicalité de certains choix, qui me font sans doute passer à côté de certains auteurs : j'aborde le livre comme dans un combat à mains nues, et si le contact ne s'opère pas, si le livre ou moi refusons le combat, je laisse tomber. J'ai d'ailleurs beaucoup de mal à justifier rationnellement mes préférences/rejets, ce qui me vaut bien des disputes ! Bref, à 17 ans direction Paris, études littéraires, philosophie, années de voyages (j'ai écrit ma maîtrise, L'artiste et la cité chez Platon, sur le pont d'un voilier, entre le Cap-Vert et les Antilles) et de lecture, de cinéma (jusqu'à trois films par jour !) A 25 ans, je me retrouve prof de philo le temps d'une année (perdu dans les forêts de Laponie, j'ai loupé la rentrée d'une semaine...), puis je me barre, excédé, en Australie - plus que l'aspect pédagogique, c'est la rigidité temporelle du métier, la répétition, qui m'ont fait fuir. Et puis je voulais voir du pays, j'étais en quête d'intensité. En Australie, je passe deux ans entre Melbourne où je suis basé, et les quatre coins du pays quand je m'éclipse. Nullarbor correspond aux derniers mois de ce voyage, les plus durs. Retour fulgurant (plus de visa) juste après ce périple dans l'Ouest, laissant derrière moi un amour, des amis. Je rentre cassé, littéralement, en France. Pas de boulot, pas d'argent, pas de chez moi. J'essaie de digérer ce voyage mais, cette fois, je ne sais pas quoi en faire. Les images, les sensations se bousculent, je suis hanté. Alors je commence à écrire, d'abord pour remettre de l'ordre, apprivoiser ce chaos. Comme le boxeur qui se réveille dans le vestiaire, se rappelle vaguement avoir baissé la garde au 2e round, et "refait le combat" pour tenter de comprendre comment il s'est retrouvé KO au 6e. Mais j'ai aussitôt compris qu'il ne suffirait pas de jeter les événements sur le papier, tels quels, pour me les approprier. Qu'il allait falloir trouver une langue, une structure. Bref, écrire. Ce que je n'avais jamais fait, à part de timides essais de poésie. Là, je ne pouvais plus me défiler, j'étais hanté, et puis j'avais le temps puisque pas de travail, l'appartement d'un ami à Paris, j'ai passé un an à écrire sans arrêt, dans l'inspiration du moment, dans le désordre.
    - Comment avez-vous construit Nullarbor ?
    - L'écriture, pour moi, c'est la pratique d'une certaine intensité, c'est proche de la musique, mélange fragile du jeu et d'une nécessaire rigueur, au service d'une voix, aspect le plus crucial à mon sens de la chose littéraire. C'est aussi le moyen de transmettre cette intensité au lecteur, un vecteur d'émotion, de révolte, de violence. C'est une discipline et un combat. Pendant sept ans, j'ai retravaillé le texte, essuyant plusieurs refus d'éditeurs pour des versions intermédiaires. Et pour gagner ma vie, j'ai écrit des guides, je suis devenu traducteur, j'ai fait des petits boulots. Et puis ma femme Christine m'a rejoint depuis l'Australie, Pablo est né en 2002, Ulysse en 2004. Contrairement aux clichés souvent véhiculés (l'écrivain maudit, sans amour, sans enfants...), ce cadre familial m'a aidé à venir à bout de ce livre, en m'obligeant à utiliser au mieux le peu de temps que j'avais. M'interdisant, en outre, de par les innombrables sacrifices consentis de part et d'autre, de baisser les bras devant les refus, nombreux, des éditeurs. Dès 2003, Alain Dugrand apparaît (l'Ange gardien de ma dédicace), se prend d'affection pour mon texte, m'encourage, me conseille, me relit encore et encore, tente de me faire publier. Courant 2006, enthousiasmé par la présente version du texte, il en parle à Michel Le Bris, qui publie Nullarbor et le défend farouchement.
    - Dans quelle mesure vous identifiez-vous au narrateur ?
    - L'expression même de "m'identifier au narrateur" me semble inappropriée, dans la mesure où ce narrateur se caractérise par l'érosion progressive, la quasi abolition de son identité. Mais je me reconnais dans sa présence au monde, dans le fait que ce qui le définit, c'est ce qu'il traverse et le regard qu'il porte sur les événements. Il n'est, en quelque sorte, que le point de convergence de toutes ses expériences, c'est-à-dire rien. La trajectoire est bien sûr recomposée - comment un point isolé aurait-il conscience, sur le moment, d'appartenir à une trajectoire ? Mais cette trajectoire n'est pas artificielle, c'est la logique même du récit, qui s'est imposée d'elle-même par une sorte de développement organique, presque miraculeux, et qui sert de fil directeur sous-jacent. Car c'était là l'un des défis de ce projet d'écriture : comment donner une unité, une structure, au récit d'un voyage ? Il me semblait intéressant de traiter le voyage avec le même soin romanesque qu'une histoire d'amour, qu'un roman policier, etc. Ce qui à mon sens n'a pas été tellement fait - sauf peut-être Kerouac dans certaines de ses œuvres, ou Bouvier dans Le Poisson-Scorpion. Quant à savoir dans quelle mesure cette trajectoire reflète l'exact déroulé des faits, du voyage réel (mais existe-t-il seulement un voyage "réel" ? Don Quichotte, lui, voyage, pas l'insupportable Sancho), cela m'importe peu. La part de l'imagination (pendant le voyage, pendant l'écriture) me semble impossible à mesurer, d'autant que cette histoire, ce sont quelques mois de voyage et sept ans d'écriture.
    - Avez-vous pris de notes au cours du voyage ?
    - Pas la moindre - je voyageais ! Je me disais l'autre jour qu'écrire en essayant de se souvenir comment on a scié une branche est aussi périlleux de que manier la hache en pensant à comment l'écrire... C'est la raison pour laquelle si peu de récits de voyage trouvent grâce à mes yeux : le voyage est souvent écrit avant même de se faire, et l'écrit est mort à force de tordre le voyage pour en faire un bien consommable, et de s'accrocher comme un banc de moule à la "vérité" des faits. Pour moi, l'écriture ne peut pas être documentaire. Je lis d'ailleurs très peu d'ouvrages scientifiques ou documentaires. Je ne veux pas rapporter des faits ou des idées par écrit, mais créer du réel, des sensations, des émotions à l'aide des mots, ce qui est fort différent. L'imagination fait partie intégrante de notre manière de percevoir le monde et ceux qui l'habitent.
    - Comment travaillez-vous ?
    - Je conçois d’abord une première version, assez vite, disons en un an. Suit alors un lent et long processus de raffinage, avec mille et une réécritures - réécritures en effet, car je ne travaille pas par retouches ponctuelles mais réécris des pans entiers de texte - un chapitre, deux, et plusieurs fois le livre entier, d'une traite, en deux ou trois semaines. Par deux fois, j'ai même réécrit mon livre en partant d'une page blanche, sans m'appuyer sur la version précédente. C'était nécessaire, car je voulais obtenir un récit organique, dense et éclaté à la fois, avec un soubassement d'un seul tenant, malgré les ellipses, les raccourcis, les sauts et changements de rythme - c'est le récit d'un voyage... Donc, toutes proportions gardées, chaque réécriture devait se faire d'un seul geste, un peu à la manière de la calligraphie chinoise, avec son trait unique. A la fondation Miro de Barcelone, il y a ce tableau tardif, dans une des salles du haut, un simple trait de pinceau noir, oblique, parfait, harmonieux. Avec ce commentaire : "Je sais que certains se gausseront, mais ils ignorent qu'il m'aura fallu trente ans pour tracer ce trait". C'est exactement ça : il m'aura fallu sept ans pour tracer cette trajectoire-là. La dernière version du texte, extrêmement remaniée, je l'ai travaillée sans filet, en acceptant de supprimer des scènes, des personnages, de réécrire le début, la fin (la scène finale, je l'ai écrite en deux ou trois heures, au tout dernier moment, mais elle était là, déjà, quelque part). Pour l’essentiel, j'ai la conviction que tout ce que j'ai réécrit, gommé, raturé, coupé demeure présent dans la version finale. Ces 180 et quelques pages restent "grosses" des 300 pages initiales, et des milliers de pages réécrites. De là naît la tension du texte. Sur la structure du texte, son unité me revient l'image qu'emploie Merleau-Ponty à propos du rapport entre le temps et l'éternité : celle d'un jet d'eau, dont chaque particule suit un mouvement fuyant et apparemment chaotique, et pourtant le jet d'eau, lui, reste immobile. Bref, mon écriture est triturée-élaguée mille fois, mais elle n'en est que plus naturelle. Je m'explique. La grande leçon de ces quelques années de travail, c'est que, pour moi, la spontanéité n'est pas dans le premier jet, qui m'apparaît saturé de poses, de postures, de masques, de scrupules, d'inhibitions, de prétention, de "à la manière de...", de fausses façades. La plus grande spontanéité est pour moi le fruit d'un long et lent travail. La version finale du texte, c'est parfaitement moi enfin (et bien plus que moi, bien sûr, sinon pas de littérature), sans pose ni fard. C'est ma voix, mon regard, mon style. Dans le même temps que je travaillais sur le texte, le texte me travaillait, on ne ressort pas indemne d'un tel corps à corps. Le but, c'était de rendre l'énergie insensée, l'intensité furieuse et les changements de rythme de ce voyage-là. Plus généralement, la violence du monde, saute à la gueule de qui se place au ras des choses, vulnérable. Il fallait bien sûr que le texte ait une portée universelle, à quoi bon sinon raconter ses petits voyages ? Et puis, le but, c'était d'écrire. Ecrire pour parler du monde, mais écrire.
    - A quoi travaillez-vous actuellement ?
    - A un roman : l'histoire d'un groupe de boxeurs amateurs, qui se déroule à Cuba. Ce ne sera pas un livre sur la boxe, ni un livre sur Cuba, mais ce thème-là et ce cadre-là, que je connais bien tous les deux, doivent me permettre de poursuivre mon travail d'écriture, de pousser encore davantage dans le sens d'un impact physique, d'un rapport frontal aux choses.


    LireFauquemberg.JPGSur la route de nulle part
    Deux grandes épreuves marquent les pics du récit-roman de Nullarbor : une hallucinante campagne de pêche où le protagoniste affronte des hommes aussi coriaces que les requins, et la rencontre d’un mentor aborigène, Ancien du peuple Bardi passé par le Vietnam, dont la mort revêt une dimension quasi mythique sur fond de déglingue mélancolique.
    La première étape de cette road story traverse le désert fameux de la Nullarbor, dont l’auteur s’attarde moins à détailler les beautés naturelles qu’à rendre la « respiration » obsédante, perceptible à fleur de nuit. Cette traversée se fait dans une caisse japonaise hors d’âge, avec un poète de Perth ferré en grec ancien et jouant les durs, auquel le narrateur s’attache avant de s’en détacher aussi sec.
    Car notre jeune routard ne cesse de viser plus loin, d’abord Broome et ensuite les territoires plus ou moins édéniques de la région de Wreck Point où il partage quelque temps la vie des aborigènes. Rien pour autant, chez lui, du niaiseux rêvant du paradis perdu en se traînant d’anse en crique comme ce couple d’Italiens inconsistants auprès duquel il ne s’attarde guère.
    De fait, on le sent chercher « du vrai », et c’est auprès d’Augustus, genre grand fauve humain. A la fois sauvage et fou, encore en symbiose avec la nature et considérant d’autant plus amèrement l’avancée des nouveaux prédateurs de l’internationale vacancière, Augustus sera son initiateur, dont la dernière leçon consistera à disparaître après l’avoir renvoyé vivre sa vie de Napoléon (tel étant le surnom dont il l’a affublé) plein d’avenir…
    Ce qui est également pleine d’avenir, chez David Fauquemberg, c’est l’écriture. Prégnante, solide, dynamique, allante, concrète au possible et traversée d’une espèce de poésie émanée de la vie même que son verbe clair et dru transfigure, cette écriture est elle-même action. Les objets disent le dépotoir qu’est devenu ce monde où le coup de boule de Zidane retentit jusqu’au fond du bush, entre marinas de luxe et crocodiles aux aguets. Proche à la fois du Cendrars épico-tropical et du déprimé magnifique qu’est le Bouvier du Poisson-scorpion et des fantomatiques îles d’Aran, David Fauquemberg est plus qu’un étonnant voyageur: un étonnant écrivain.

    David Fauquemberg. Nullarbor. Höbeke, 187p

  • Simenon personnage

     

    Simenon12.jpgsimenon14.JPGDe Pedigree à la Lettre à ma mère, entre sept autres romans, La Pléiade scrute la vie du grand romancier   

    Il  aura fallu, à l’été 1940,  qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache ». Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…

    À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de Je me souviens) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon. Ainsi fut écrit Pedigree, pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité  d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle.

    Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. Le récit s’achève à la seizième année du protagoniste, mais Simenon prétendait que l’essentiel d’un individu se forge avant dix-huit ans…

     Noyau d’une œuvre

    Sans être un «romancier du je », Simenon n’était pas que l’« éponge » que d’aucuns ont parfois réduite à un phénomène. Jacques Dubois (patron de cette édition avec Benoît Denis) a déjà montré la complexité du personnage et l’originalité de son écriture dans sa préface aux deux premiers volumes de La Pléiade rassemblant, en 2003, un choix des meilleurs romans.

    Tout aussi remarquable : l’idée de grouper sept titres de premier ordre (dont Les gens d’en face, Les trois crimes de mes amis et La chambre bleue) autour de Pedigree, qui s’y rattachent par des éléments plus ou moins biographiques, notamment liés au rapport de Simenon  avec les femmes, à l’image de la mère, à son souci de filiation ou à des comptes à régler avec son passé.

    Qu’il évoque la dictature politique (l’URSS des Gens d’en face) ou la guerre conjugale (dans Pedigree dont les conjoints ne se parlent plus que par billets interposés), ses anciens amis qui ont mal tourné ou les peines d’un enfant trop sensible, Simenon le romancier reste évidemment le même homme que le mémorialiste aigu (à qui l’on intentera trois procès !) ou que le reporter autour du monde : un écrivain d’une incomparable porosité, toujours fidèle à sa devise de « comprendre et ne pas juger ».

    Georges Simenon. Pedigree et autres romans. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p. 

     

    Le fond du problème

    « Nous sommes deux, mère, à nous regarder ; tu m’as mis au monde, je suis sorti de ton ventre, tu m’as donné mon premier lait et pourtant je ne te connais pas plus que tu ne me connais. Nous sommes, dans ta chambre d’hôpital, comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue – d’ailleurs nous parlons peu – et qui se méfient l’un de l’autre »…

     Ce dur constat donne le ton d’un livre à la fois terrible et déchirant, par le truchement duquel on peut sonder l’abîme séparant une mère de son fils auquel elle a toujours préféré son frère cadet en dépit de la « réussite » fracassante de son aîné.

    Comme l’inoubliable In Memoriam de Paul Léautaud, griffonné au chevet de son père mourant, la Lettre à ma mère que Simenon a écrite le 18 avril 1974 à Lausanne, trois ans après le décès d’Henriette  Brüll, est un de ces écrits fondamentaux qui jettent, sur une vie ou une œuvre, la lumière crue de la vérité. Ici, le manque absolu de tendresse, la frustration définitive éprouvée par un fils jamais caressé et jamais « reconnu », jusqu’à un âge avancé, en disent sans doute long sur les rapports, trivialement fonctionnels ou beaucoup plus compliqués, voire pervers, que Georges Simenon entretenait avec les femmes…

    Georges Simenon, Lettre à ma mère, en appendice à Pedigree et autres romans. La Pléiade.    

     

    Simenon en dates

     

    1903                         12-13 février. Naissance à Liège.

    1919-20    Débuts du journaliste à La Gazette de Liège. Premier roman : Au pont des Arches

    1921          Mort du père.

    1922          Débarque à Paris. Début de la production « alimentaire ». 190 titres sous divers pseudos.

    1929          Apparition de Maigret, qui est lancé avec tapage en 19311. Succès immédiat.

    1928-38    Nombreux voyages sur les canaux de France, en Europe, autour de la Méditerranée et en Afrique.

    1939          Naissance de Marc, fils de Tigy.

    1945          Départ en Amérique

    1950          Mariage avec Denise Ouimet. Johnny est né en 1949. Marie-Jo en 1953. Pierre en 1959.

    1957          Les Simenon s’installent en Suisse.

    1972          Simenon cesse d’écrire. S’installe aux Figuiers avec Teresa Sburelin.

    1989          Georges Simenon meurt à Lausanne, âgé de 86 ans.            

     

     

     

     

     

  • Lanzmann pour mémoire

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    Le Lièvre de Patagonie, grand récit stendhalien d'une vie d'homme dans le siècle 
    La vie est comme un lièvre poursuivi par les chiens de la mort : course folle à travers ce livre d’une vie. « S’il y a une vérité de la métempsycose et si on me donnait le choix », écrit Claude Lanzmann, « c’est, sans hésitation aucune, en lièvre que je voudrais revivre ». Et de rappeler, dans la foulée, le bond de ce splendide animal, en Patagonie, qu’il faillit percuter de sa voiture, frère de ces lièvres se jetant en nombre contre l’Aronde qu’il conduisait dans le nord de la Yougoslavie, en compagnie du Castor (Simone de Beauvoir) ou de celui, « au pelage couleur de terre », qui se glisse sous les barbelé du camp d’extermination de Birkenau, juste aperçu dans un plan furtif de Shoah.
    Le lièvre de Patagonie est traversé par la sourde trépidation d’un cœur affolé, dont le premier chapitre décrit les figures d’une hantise remontant à l’enfance. La première image d’une guillotine, dans un film vu à cinq ou six ans, annonce « la grande affaire » d’une vie. Du souvenir de rêves d’enfance obsessionnels de décapitation, à l’insoutenable vision d’une plus récente exécution d’otage au coutelas, filmée en vidéo, Lanzmann dit avoir pris rang « dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre » et s’identifie à l’ «otage au regard vide» avant de lancer l’autre grand thème de ses mémoires : «On aura compris que j’aime la vie à la folie». ..
    Et de fait, un irrépressible souffle vital traverse ce livre qui mêle organiquement petite et grande histoire. Stendhal, qui dictait ses livres, disait qu’un roman est un miroir promené le long des allées de l’Histoire. Or il y a du romancier stendhalien chez Lanzmann qui dicte lui aussi son récit, avec deux collaboratrices amies, en suivant les méandres et les tourbillons du fleuve Mémoire. Or, lui qui a vécu des événements majeurs du XXe siècle et rencontré les « grands de ce monde », ne développera guère que des thèmes essentiels pour lui, à part l’amour : le mal et l’injustice, le courage et la lâcheté.
    Sous le regard du vieil homme à l’esprit clair et vif, voici revivre le petit lièvre juif en alarme dès son adolescence : lycéen fondant un réseau de résistance à Clermont-Ferrand après avoir découvert la violence antisémite dans un lycée parisien; et le récit de son enfance suivra, entre ses parents désunis, son frère Jacques et sa soeur Evelyne devenue plus tard la maîtresse de Sartre et de Gilles Deleuze, avant une bien triste fin. Ou voilà l’intellectuel engagé et le journaliste en vue, vivant avec Simone de Beauvoir une longue et joyeuse liaison, en complicité avec Sartre. Mais rien que d’humain dans ce qu’il en raconte, comme dans les portraits de Judith Magre son épouse, de Michel Tournier son camarade d’études ou de tant d’autres.
    Enfin c’est en lièvre supérieurement rusé, rompu à tous les pièges de la vie et de la nature humaine, que Claude Lanzmann va préparer, des années durant, l’impérissable témoignage de Shoah, dont il raconte les péripéties parfois rocambolesques. Mais là encore, les « monstres » que furent un Suchomel ou un Perry Broad ne montrent rien que de « trop humain », minable rouages de la machine à broyer qu’aura décrite un vivant (et quel !) parmi d’autres.

    Claude Lanzmann. Le lièvre de Patagonie. Gallimard, 557p.

    Du Cervin au Dalaï-Lama

    Ainsi que l’a relevé le philosophe Jean-François Revel, dont le fils Matthieu devint moine bouddhiste, c’est à Claude Lanzmann qu’on doit un premier aperçu journalistique sérieux de la tragédie vécue par le peuple tibétain, dans un reportage publié en 1959. Or c’est au pied de la face nord de l’Eiger, séjournant à la Petite Scheidegg en compagnie de Simone de Beauvoir, que l’auteur du Lièvre de Patagonie se rappelle sa première rencontre avec le dalaï-lama, alors âgé de vingt-quatre ans, « immobile sur son poney blanc ». Et de commenter cette digression pleine de charme : «Tant d’images de nos voyages se télescopent dans ma mémoire, sans ordre, mais toujours comme si le temps était aboli ». Puis le mémorialiste, amateur de haute montagne à ses heures, de raconter sur ces mêmes pages un autre épisode savoureux, voire tartarinesque, sur les hauts de Zermatt, un jour où il avait décidé, avec le même Castor, de monter d’une traite, jusqu’au col du Théodule. Aussi mal équipés l’un que l’autre, à la limite de leurs forces, les touristes, ignorés des alpinistes helvètes, s’en remirent finalement à des bersaglieri italiens plus compatissants qui entendirent l’appel de l’amant imprudent : «Il fallait sauver le soldat Cstor, je craignais pour son cœur… »
     

    Claude Lanzmann en dates
    27 novembre 1925 Naissance à Paris de Claude Lanzmann.
    1952 Rencontre Jean-Paul Sartre avec Simone de Beauvoir. Décide de se consacrer au journalisme. Commence à travailler pour Les Temps modernes, revue fondée en 1945 par Sartre.
    1986 Directeur des Temps modernes, à la mort de Simone de Beauvoir. 1972 Premier film : Pourquoi Israël.
    1985 Shoah.
    1994 Tsahal.
    1997 Un vivant qui passe.
    2001 Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures.

  • Une énigme africaine


    Sonnay.JPGENTRETIEN Avec son nouveau roman, Le Pont, Jean-François Sonnay, fort de son expérience des drames humanitaires, construit un thriller politique à multiples points de vue.

    Le reproche de nombrilisme est souvent adressé aux écrivains romands. Vaine accusation en ce qui concerne Jean-François Sonnay qui, tant par son engagement professionnel de délégué du CICR, que dans ses romans, n’a cessé de se frotter au monde. Ses premiers romans, L’Age d’or (1984) et Le Tigre en papier (1990), comptent parmi les rares fictions issues de Mai 68 en nos contrées, et deux autres de ses meilleurs livres, La seconde mort de Juan de Jesus (1997) et Un prince perdu (1999), nous emmènent d’Amérique latine en Afghanistan. Avec Le Pont, le romancier, marqué par une mission aux confins du Darfour, nous plonge au cœur des ténèbres africaines avec un mélange de vitalité généreuse et de lucide pertinence.

    - Quelle est la genèse du livre, en rapport avec votre expérience vécue ?
    - Comme la plupart de mes textes, il est fondé sur plusieurs strates d'expériences plus ou moins anciennes, sur des rencontres, des voyages, mais aussi sur des lectures, par exemple sur certains points de droit ou d'histoire. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de travailler en Afrique, notamment dans la région des grands lacs en 1999 et j'en ai gardé des images, des bruits, des figures humaines, mais tout cela a été en quelque sorte distillé au cours de l'écriture. C'est à mes yeux ce qui caractérise le roman : la constitution d'un univers relativement autonome qui serait comme un prisme ou un miroir déformant pour « lire » la réalité, ou pour en témoigner tout simplement. Pour ce qui est du Pont, c'est un texte que j'ai commencé il y a plus de cinq ans. Sa rédaction a été interrompue à deux reprises par des missions avec le CICR et sans aucun doute enrichie par ces interruptions. Comme cela se manifeste dans le texte lui-même par le passage d'un narrateur à un autre et par les retours en arrière que cela implique, il y a eu plusieurs étapes, plusieurs tentatives d'aborder les personnages et les situations. Le roman est pour moi à l'image de la réalité : il faut se faire une opinion, se constituer un savoir, une sensibilité à partir d'innombrables fragments perçus dans le désordre parfois.
    - Pourquoi, s’agissant de régions où sont morts des millions d’individus, vous arrêter à un massacre d’une centaine de personnes ?
    - Il y avait un choix à faire. Si je voulais parler de massacres à une grande échelle, j'étais obligé de recomposer et de faire "vivre" une situation extrêmement complexe, au risque de perdre toute vraisemblance, car je n'imagine pas de pouvoir raconter en un roman de deux cents pages des drames aussi monstrueux que ceux qu'ont connus le Rwanda, le Burundi ou le Congo démocratique. J'ai fait le pari qu'on peut restituer, voire comprendre un drame humain à partir de quelques éléments, de quelques personnages seulement. Le récit de la mort d'un seul homme, de la perte d'un seul enfant, du déchirement d'une seule famille, devrait pouvoir exprimer autant d'humanité que le récit inimaginable d'une hécatombe et c'est l'humanité ou l'inhumanité de ce que je raconte qui m'importe. Le reste, infiniment plus important au regard de l'avenir, est l'affaire des historiens ou des juges.
    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ? Sont-ils des « types représentatifs » ? Ont-ils des « modèles » que vous ayez rencontrés ?
    - J'essaie autant que possible de créer des personnages qui soient indépendants de moi comme des autres, même s'ils sont nourris de ce que j'ai vécu ici ou là. Ce sont des créations, au sens où ils sont faits de petits bouts de personnages et de souvenirs glanés ici ou là, parfois retrouvés dans ma mémoire en cours d'écriture, car je ne prends jamais de notes et je travaille essentiellement sur le fonds de ma mémoire, du moins au moment de la composition du récit. Il y a toujours quelqu'un ou quelque chose "derrière", mais il y a tellement de sources diverses pour alimenter ce cours d'eau-là que leur désignation ou leur décryptage n'apporteraient qu'ennui et confusion. Une fois que j'ai terminé mon récit de mémoire, une fois que "ça tient", alors seulement, je fais des recherches historiques ou je relis des témoignages, pour étayer et corriger mon premier jet. J'essaie autant que possible de faire des personnages uniques et je ne conçois pas qu'on puisse les voir comme des « types » humains. Ils vivent ou ils ne vivent pas. Si, pour un lecteur lambda, mes personnages sont vivants, alors ils auront autant de singularité qu'un véritable être humain. Chaque être humain est unique et irremplaçable et je n'imagine pas qu'un être humain puisse jamais en représenter un autre. Même dans une démocratie, les députés ne représentent que des groupes, des tendances ou des collectivités. Les individus sont proprement « irreprésentables ».
    - Vous êtes-vous documenté pour étayer la vraisemblance historico-politique du roman ?
    - Oui, surtout en ce qui concerne la loi belge de compétence universelle et les problèmes des régions minières au Sud du Congo démocratique. Pour l'histoire des pays, j'ai fait une synthèse à ma façon de toutes sortes d'histoires similaires de pays africains, entre la fin de la guerre froide et les années 2000, mais là encore il ne s'agissait pas d'en représenter un plus qu'un autre, juste d'en fabriquer un qui fût vraisemblable.
    - Comment voyez-vous l’évolution à venir de l’Afrique, et notamment avec l’arrivée de nouveaux « colons » tels que les Chinois ?
    - Franchement, je ne sais pas. Ce que je voudrais surtout, c'est qu'on demande aux Africains comment ils voient leur avenir et qu'on ne les empêche pas de s'en fabriquer un en les dépouillant comme on n'a pas cessé de le faire
    - Qu’aimeriez-vous que Le pont transmette à ses lecteurs ?
    - Difficile de répondre sans employer de ces grands mots qui semblent vides. Peut-être les encourager à penser par eux-mêmes, à prendre leurs responsabilités, mais surtout à se préoccuper de ce qui aide à la vie ; parfois ça semble bien peu de chose, mais c'est tout ce qui pourra sauver les enfants d'Alida, les autres aussi d'ailleurs…

    Une tragédie à visage (trop) humain
    C’est un livre à la fois tendre et lucide que Le Pont, dont la profonde humanité des personnages va de pair avec une réflexion sous-jacente d’une acuité et d’une pertinence rares. Un roman peut-il nous aider à mieux comprendre les tenants et les aboutissants d’une tragédie défiant apparemment toute explication ? C’est en tout cas le défi qu’a relevé Jean-François Sonnay en enquêtant, dans le sillage du jeune journaliste d’investigation belge Joos Vanhove, sur les circonstances et les auteurs non identifiés d’un massacre, dans un village africain, rappelant celui d’Oradour-sur-Glâne en France occupée : une centaine de civils rassemblés dans une église et brûlés vifs.
    Si la tuerie de Kilimangolo, petit bled du Pays des Hommes (proche des sources du Congo) fait «modeste» figure à côté des génocides africains, le romancier, comme un Jean Hatzfeld dans ses récits rwandais, parvient à lui donner une valeur illustrative exemplaire. Sans se réduire à des « types représentatifs », ses personnages, perçus de l’intérieur, incarnent chacun un aspect du drame et une explication possible de celui-ci.
    Côté africain, c’est le vieux colon suisse Von Kaenel, directeur d’un grand hôtel décati, genre d’aventurier à la fois attachant et mariole, aimant réellement l’Afrique et non moins ambigu, probablement mêlé à maintes affaires pas claires ; ou c’est le général Abel, alternant paroles bibliques et combinaisons tactiques, que la justice internationale (incarnée par un petit juge moins nul qu’il ne semble au premier regard) tient pour l’auteur du massacre et qui donne sa version au journaliste en le transportant sur lieu du drame ; ou c’est Alida, ancienne femme de ministre persécutée et réfugiée en Suisse chez des bourgeois « libéraux» proches de Von Kaenel. Or côté Suisse, justement, les « bienfaiteurs » d’Alida, anciens propriétaires de terres africaines invoquant la « fatalité» ou les «luttes tribales» pour expliquer les désordres des lendemains de l’indépendance, illustrent une posture durablement paternaliste et frottée de racisme sous couvert de charité. Ces personnages sont d’ailleurs les plus durement traités par l’auteur, sans démagogie anti-helvétique pour autant, mais il est vrai que certain pharisaïsme au-dessus de tout soupçon mérite d'être stigmatisé une fois de plus. 
    Au-delà des préjugés et des clichés, Jean-François Sonnay signe un roman en pleine pâte, d'une langue claure et sans aapprêts, excellement dialogué, passionnant enfin par son approche à multiples points de vue et ses aperçus documentés  (notamment daans le rapport final de Joos Vanhove, constituant une synthèse économico-politique éclairante), mais aussi débordant de vie, d’une grande qualité d’évocation – on est immédiatement immergé dans la nature foisonnante où la peur ne cesse aussi de rôder -, enfin les protagonistes sont tous bien dessinés et nuancés, et le dénouement en dit long sur l’état des choses - l’affaire du massacre étant finalement « classée sans suite »…

    Jean-François Sonnay. Le Pont. Campiche, 269p. A déplorer : l’image de couverture, représentant le Golden Gate Bridge, complètement déplacée alors que le pont du éponyme, rouillé jusqu'à l'os, est aussi déglingué que les deux pays qu'il relie... 
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    Jean-François Sonnay
    1954 Naissance à Lausanne. Etudes d’histoire de l’art à Lausanne et Rome.
    1984 Premier roman après trois essais dont un Dictionnaire des idées à perdre: L’âge d’or, autour de mai 68 à Lausanne. Suite dans Le tigre en papier, 1990.
    1991-1999 Délégué du CICR au Koweït, en Afghanistan, en Croatie en 1994 et en République Démocratique du Congo.
    1997 La seconde mort de Juan de Jesus. Prix Schiller et Prix Rambert.
    1999. Un prince perdu. Prix de la Bibliothèque pour tous. L’ensemble de son œuvre lui a valu le Prix des écrivains vaudois.

  • L'heure orange

    Notes siennoises
    Sienne1.jpg


    Mezzodì a Siena. Me revoici sur mon cher Campo, tout entouré de pigeons jeunes et vieux, les plus décatis faisant peine à voir, voletant et boitillant, arrivant trop tard au festin de la dame qui régale l’engeance et souvent livrés aux mômes tortionnaires.

    Juste avant midi, sur les Bianchi di sopra, il y avait une dense affluence de gens de la ville, des tas de garçons et des tas de filles plus beaux les uns que les autres, se tenant par le bras à deux ou trois et se croisant en s’adressant des œillades. Jamais je n’ai eu cette impression d’une ville qui ait autant l’air de savoir ce qu’elle est et qui ne se le montre qu’à elle-même.

    Et ce soir, de nouveau, c’est l’heure orange. À l’instant on dirait que la lumière émane des pierres du Palazzo Pubblico et des façades qui entourent la place. Toute la ville paraît réunie sur la place pour jouir de cette fin de semaine, mais trois heures plus tard : plus une ombre dans les rues sonores.

    Sienne4.jpgUne fois de plus m’a frappé le ton particulier des Siennois, mélange de race et de morgue, de beauté policée et de naturel provincial. La beauté des femmes y est moins sensuelle qu’à Rome. La femme n’y est pas très grande, elle a l’air sage et plutôt avenant, elle est bien moulée quand elle est jeune et ne semble pas s’épaissir autant que les matrones romaines ou les mégères de plus au sud. Elle a les cheveux satin sombre, ou blond vénitien, un doux arrondi de visage, sans trace de vulgarité, avec des mains potelées et un derrière qu’une jupe plissée assez bourgeoise n’empêche pas d’être là. Visiblement la Siennoise cherche mari en ses murs, voire dans sa contrada. Quant à l’homme, il est volontiers superbe à dix-huit ans, un peu faraud et plus modeste ensuite, portant bientôt le chapeau du Monsieur.

    On voit à tout moment les gens en groupes, qui ont l’air de s’aimer entre eux. Beaucoup de sourires, beaucoup de gestes affectueux qui sont de vraies cajoleries. Les garçons se tiennent volontiers bras dessus bras dessous, et les jeunes filles par le cou, avançant dans la rue en lignes, parfois sur toute la largeur de la rue pavée, comme un front joyeux – de fait elles sont gaies et délicieuses, vraiment des amours de jeunes filles.

    Ce soir enfin, à la Locanda Diana, j’observe un garçon-cheval qu’aurait aimé filmer Pasolini: un vrai centaure piaffant et montrant ses biceps, ruant sur sa chaise puis hennissant lorsqu’on lui sert son minestrone, follement impatient à l'évidence de s'éclater durant les trois minutes de folie du prochain Palio...


  • Chienne de belle vie

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    Deux recueils posthumes de Raymond Carver. Et deux nouvelles adaptées au théâtre par Jacques Lassalle, ces jours au Théâtre de Vidy.
    «Cette fois, c'est vraiment la fin», écrivait Tess Gallagher à un ami à l'époque où elle préparait la publication de ces cinq nouvelles de Raymond Carver. Ainsi qu'elle le raconte plus en détail dans sa postface, la compagne de «Ray» fut très occupée, après la mort prématurée de l'écrivain (terrassé par un cancer du poumon en 1988), par la supervision de trois recueils posthumes, ajoutée à ses propres travaux (elle est enseignante et poétesse), qui l'empêchèrent de s'occuper d'éventuels inédits de Carver, avant qu'un des responsables de la revue Esquire, Jay Woodruff, ne vienne à sa rescousse pour la préparation de ces cinq nouvelles inédites et plus ou moins achevées - on sait que Carver rédigeait jusqu'à trente versions d'une de ses histoires avant de l'estimer parfaite.
    Or, loin de constituer des ébauches, et moins encore des fonds de tiroir, les nouvelles parues en traduction sous le titre de la dernière, Qu'est-ce que vous voulez voir?, sont dignes du meilleur Carver, à quelques détails formels près que les éditeurs ont d'ailleurs eu raison de ne pas gommer. Pour l'essentiel en revanche, touchant à la résonance émotionnelle et à la beauté limpide de ces tranches de vies meurtries, le lecteur retrouvera dans ce livre tout ce qui fait le charme et la profonde poésie de l'auteur des Vitamines du bonheur ou de Parlez-moi d'amour.
    La première de ces nouvelles (Appelle si tu as besoin de moi) est à la fois la plus simple et la plus touchante. Un couple, au bord du divorce, loue une maison dans la campagne d'Eureka (sur la côte nord de la Californie) pour tâcher de se retrouver. Or, tout semble aller bien, mais ça ne va quand même pas, jusqu'au moment où l'apparition de deux chevaux blancs, dans le jardin, leur fait revivre ensemble un instant de magie et reparler et se retrouver bel et bien... avant de repartir chacun de son côté. Plus douloureuse, la nouvelle intitulée Rêves relate la mort, dans un incendie, des deux enfants d'une femme dont le mariage s'est effondré, tandis que le thème de l'homme brisé repartant de zéro, fréquent chez Carver (qui l'a vécu lui-même à plusieurs reprises), se trouve magnifiquement traité dans Du bois pour l'hiver.
    Tels des contes de la douce déglingue que ses personnages affrontent comme autant d'enfants perdus, les nouvelles de Carver diffusent une tendresse lancinante et jamais démonstrative, comme d'un Tchékhov américain, et, souvent puisée dans la nature, une lumière et une beauté régénératrices.

    Carver8.gifUn Tchékhov américain

    Le titre de la nouvelle Intimité, tirée du beau recueil posthume Les Trois roses jaunes (Rivages poche, 1999) dont la dernière évoque la mort d’Anton Tchékhov, situe exactement le lieu où se déroulent les histoires tendres et déchirantes de Raymond Carver: au cœur du cœur de la vie des gens. Plus exactement : des gens de l’Amérique populaire ou bohème, souvent paumés ou dérivant dans l’alcoolisme, comme l’auteur. Si Carver rend si bien les bleus au cœur de ceux qui s’aiment et se griffent, c’est d’ailleurs qu’il l’a vécu lui-même avec ses deux femmes successives : Maryann la violente, mère de ses enfants dont il divorça, et la poétesse Tess Gallagher qui s’occupa très activement de son œuvre après sa mort, à 50 ans, en 1988. Loin cependant de se borner à un inferno conjugal, le monde de Carver, plein de vitalité et de poésie, se situe très loin des complications psychanalytiques d’un Woody Allen ou d’un Philip Roth. C’est que Carver, de Parlez-moi d’amour aux Vitamines du bonheur ou aux Short cuts adaptés au cinéma par Robert Altman, est plus direct, plus brut et plus lyrique surtout, même si ses « fans » ignorent souvent sa magnifique poésie tissée de ballades où le quotidien se trouve comme enluminé…

    Raymond Carver, Les Trois rose jeunes. Rivages Poche, 1999.
    Qu'est-ce que vous voulez voir? Traduit de l'anglais par François Lasquin. Postface de Tess Gallagher. L'Olivier, 134 pp.

    Le grand metteur en scène français Jacques Lassalle présente, ces jours, un spectacle en création à Vidy, intitulé Parlez moi d'amour et fondé sur deux nouvelles de Raymond Carver, Intimité et Le bout des doigts. La Passerelle, du 25 avril au 17 mai.

    Infos: http://www.vidy.ch

     

  • Le temps de la vraie lecture

     

    Lecteur7.jpgEditorial du Passe-Muraille, No 77, avril 2009. Visitez-nous au Salon du Livre de Genève !
    Le sentiment dominant de l’époque est à l’égarement et au désarroi sous l’effet de ce qu’Amin Maalouf appelle Le dérèglement du monde dans son bel essai où il se demande avec lucidité «si notre espèce n’a pas atteint, en quelque sorte, son seuil d’incompétence morale, si elle va encore de l’avant, si elle ne vient pas d’entamer un mouvement de régression qui menace de remettre en cause ce que tant de générations successives s’étaient employées à bâtir».
    Lecteur1.jpgCette interrogation portée sur la «compétence morale» de notre espèce pourrait sembler simpliste, mais la lecture attentive de cet essai limpide et grave d’un écrivain assumant le double héritage de la culture occidentale et de son homologue arabo-musulman, porte au contraire à examiner les nuances de la complexité et à dépasser les anathèmes et les exclusions réciproques ; demain, nous aimerions parler d’un tel ouvrage avec le professeur et écrivain tunisien Jalel El Gharbi, que nous accueillons dans cette livraison avec reconnaissance. Parce que c’est un vrai lecteur, un vrai passeur aussi, qui prend le temps de lire avec attention et respect.
    Lecteur2.jpgUne fois de plus, Le Passe-Muraille tente d’assumer la vocation première qu’annonçait son titre en 1992. À la fuite en avant d’un monde énervé, à l’obsession du succès et au panurgisme, à l’emballement passager d’un «coup» éditorial à l’autre, nous continuons d’opposer, selon le goût librement affirmé de chacun, notre attachement à la littérature qui est à la fois une et infiniment diverse, moins préservée du monde qu’attentive à celui-ci, poreuse autant qu’il se peut sans se diluer dans le n’importe quoi.
    Lecteur.JEPG.jpgLe Passe-Muraille se refuse aux replis et aux rejets identitaires qui ne pallieront aucun dérèglement. Aujourd’hui sur papier, demain sur un site ou des blogs, nous nous efforcerons d’en assurer la survie avec nos lecteurs. (jlk)

    La nouvelle livraison du Passe-Muraille, No77, d'avril 2009, vient de paraître. Commandes: Passemuraille.admin@gmail.com

    Le Passe-Muraille est présent Salon du Livre et de la presse de Genève, à Palexpo, du 22 au 26 avril. Rue Kafka, tout au fond de la halle où PERSONNE ne va...

    Retrouvez Jalel El Gharbi sur son site: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/

  • Les mains pleines d'orage

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    par Alain Gerber                                        

     

    Elles vous brûlent les doigts

    les années couvées dans les nids de mitrailleuses

    c‘est un argent facile

    que la monnaie de ce temps-là

     

    Les belles années de l’ambition

    fauchées au pied des sémaphores

    la sueur et l’encre

    la brume de craie

    l’œil vert de la radio

    le chagrin des fées

    la peur léthargique du hanneton

    dans sa boîte

    la perplexité du doryphore

    l’écho des voix sous les préaux

    un ancien dimanche

    en automne

    jonché de marrons cirés

    dans la buée des candélabres

    le goût des robinets

    de cuivre

    les soirs qui jouent avec les allumettes

     

    Ce sourire gourmé

    le sourire du chat

    sur le visage d’un cadavre ironique

    allongé sous la glace

    de l’étang des Forges

    où l’on se confie

    un pied après l’autre

    au balancier de ses bras

    un après-midi de Noël

    prodigue en illusions concrètes

     

    Les sentiers de mâchefer

    la brume brune

    le campement dissolu des cabanes à outils

    leurs ailes de goudron battant leurs flancs

    vermineux

    à flanc de colline

    les verres épais avec leurs yeux de verre

    à ras bord la crasse du temps qui passe

    payé rubis sur l’ongle dans les fabriques

    la gloriette de guingois

    au toit de zinc dépoli

    on y respire encore les clafoutis

    du temps des cerises

    aucunement prophétique

     

    Rester là

    ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre

    on voit si bien les montagnes

    on pourrait les toucher du doigt

    un vol de martinets

    l’écho du silence

    l’ombre sur le mur quand les gens sont partis

     

    Les troupeaux frileux

    les bœufs éberlués

    entre les grilles des préfectures

    ripant sur le pavé

    grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins

    armés d’un bâton

    buveurs de café bouillu

    l’odeur du sang des bêtes

    à l’emplacement de futurs cinémas

    derrière le brouillard et le pâle

    du faubourg des argentés

    sur le chemin des Perches

    que le vent repousse au fond de ses ornières

    un vent de fer et de dimanche raté

    loin des désirs absolus

     

    La rue des jeudis héroïques

    de sabres et d’arbalètes

    traversée par un mur

    que couronnent

    des tessons d’existence

    le haut des plus hautes tombes

    les chapeaux noirs des affligés

    les plumets noirs des chevaux de corbillard

    arborant le monogramme d’un défunt présomptueux

    à qui en pénitence

    on n’a même pas laissé son alliance et sa montre

    sa tabatière son culbutot

    et par-dessus la voix du bronze

    absente

    monocorde

    qui ne connaît pas un mort d’un autre

    ni celui qu’on regrette

    ni celui qui voulut qu’on épinglât

    sa médaille sur un coussin violet

     

    (…)

     

    Rue de Châteaudun

    dans le jus de lanterne

    sourde

    où piétine le gros chien boréal

    qui garde les saucisses

    ébouriffé de fourrure orange

    on charrie un fardeau sans poids de grammaires

    de sapience

    de plumier d’astrolabe

    avec un chiffon doux aussi

    sans doute quelques bons points

    et un cahier couvert de papier bleu

    étiqueté à l’anglaise dans un coin

    on traverse les fumées charcutières

    l’haleine des soupiraux

    rosée de toutes les défaites

    l’odeur grenue de la pluie de la veille

    la poudre des petits matins

    crissante comme du sel et

    la queue d’un nuage

    qui n’a pas fait sa nuit

    et couche sur le trottoir

    la tête reposant dans les bois de l’Arsot

     

    (…)

     

    Mon père enfile son casque

    garnit de vieux journaux

    sa veste de cuir

    range dans sa serviette

    ses crayons sa gomme son stylo

    son décamètre

    et les plans énigmatiques

    de la Reconstruction nationale

    sur du papier violet

    il réveille avec précaution

    sa motocyclette

    il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy

    naviguant sur le verglas

    dans la purée d’aurore

    (…) et parfois il achète un buffet ancien

    délogeant une basse-cour

    ou un tas de charbon

    j’y songeais à ses funérailles

    nous étions trois ou quatre

    sous les branches nues

    sous le ciel déserté

    à quelques pas seulement de ses fenêtres

    - et donc

    tout ce temps

    toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres

    tout ce long temps sans prix

    tout ce temps compté

    il avait pu

    contempler à loisir

    le décor de son trou…

     

     

    (…) il n’est de lettres que d’exil

    et confiées aux bouteilles

    on écrit sur le mur de l’usine

    les choses qu’on a perdues

    on use son crayon

    son rare son tout petit

    dressé dans les décombres

    la grosse affaire des vagabonds

    et c’est toujours

    merde à celui qui le lira

    car personne ne lit plus

    justement

    les jours passent

    plus ou moins

    dans la cohue du portillon

    l’air du temps

    change de propriétaire mais

    la vente continue durant les travaux

    la braderie aux prix sacrifiés

    où tout doit disparaître

    et le reste est détruit

    un beau matin

    les temps avaient changé

    si elles avaient pu se voir nos vies nos villes

    ne se seraient pas reconnues

    depuis des mois et des semaines

    je ne dormais plus tranquille

    pourtant je n’ai rien suspecté

    l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements

    elle a déménagé à la cloche de bois

    en oubliant de m’emporter

     

    Bournazel n’est plus là pour personne

    j’ai rangé

    toute ma famille sous les arbres

    des promesses de l’ancien régime

    rien ne s’est accompli

    sinon ce qu’on  a pu

    bricoler soi-même

    c’est-à-dire un amour et aussi

    une gaieté passagère

    qui fut sainte et féroce

    il y a bien longtemps

    pieds nus sur les tommettes de titane

    à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure

    des gamelles melles-melles

    des bidons dons-dons

    on est lundi matin d’une autre galaxie

    la semaine sera longue

    vivement dimanche !

    des gamelles des gamelles des bidons

     

     

    Envoi

    Les graveurs de vent

    les graves célibataires de leur propre créance

    au lexique équivoque

    aux gestes somnambules

    aux maigres fournitures

    aux barques trop fragiles

    précaires gardiens des écuelles

    se marient une année

    sont quand même pendus l’autre

    aux espagnolettes

    de l’hôtel Algonquin

    ayant renié leurs fraîches phrases d’avril

    lovées dans les violoncelles

    disposées en travers

    des tickets de rationnement

    leurs cous s’allongent pour voir

    par-dessus la rampe

    le côté du mur

    qui n’en eut jamais aucun

      

    mars 2008

     

     

    (Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, No77, qui vient de paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.) 

     

           

  • Le roman qui refait le monde ailleurs

    Gerber10.jpgENTRETIEN AVEC ALAIN GERBER

     

     

     

    Alain Gerber est un écrivain fluvial. À poser quelques questions à un romancier fluvial, on s’expose à recevoir de fluviales réponses, dont voici le partiel delta… 

     

    - Vers quel ailleurs votre écriture est-elle repartie ce matin ?

    — Il n’y a plus de pays qui m’attire. Ils se sont banalisés et standardisés en même temps que leurs trop désinvoltes visiteurs. Quand je partais voir ailleurs, j’avais besoin de ne plus me sentir chez moi : maintenant, je m’y sens chez les autres. Pas ceux qui habitent là : ceux qui descendent en rangs serrés des avions et des autobus. En conséquence, la réalité à laquelle il m’importe de croire encore, les climats, les lumières, un certain style de relations entre les personnes, je ne la trouve que dans des œuvres — des livres, des films, des tableaux, et comme je ne suis pas d’un naturel assez contemplatif pour me contenter de les admirer, je mets la main à la pâte. Ca me permet d’imaginer que je suis réel, moi aussi, à un moment de mon existence où, dirais-je,… tout ne porte pas à le croire !

     

    - Comment, en vous retournant, voyez-vous votre œuvre ?

    — Pas comme un ensemble structuré : plutôt une série de tentatives abandonnées un jour par lassitude ou, plus exactement, parce que je me sentais appelé ailleurs. J’insiste sur ce mot, ailleurs, parce que chacune de mes « périodes » fut un territoire, avec son passé, ses coutumes, sa culture, sa langue, ses codes sociaux, son climat, voire ses spécialités culinaires lorsqu’il s’agissait de l’espace vaguement balkanique où j’ai logé mes Citadelles de sable. Tel ou tel de mes territoires peut coïncider avec une zone géographique bien délimitée (les Etats-Unis, en particulier), mais les deux ne sont jamais superposables. Je m’attache à ce qu’ils ne puissent pas l’être. Je ne suis toujours considéré comme un cinéaste de la plume : un cinéaste américain des années 50. Un de ces types à qui les producteurs confiaient un jour un western, l’année suivante un péplum ou un film intimiste...

    - Un fil rouge relie-t-il vos livres ?

         -  S’il y a  une unité à ce patchwork, elle ne réside pas dans l’écriture, mais dans le principe qui préside à celle-ci. Elle n’est pas dans la thématique proprement dite mais dans le retour obsessionnel de thèmes que je ne peux pas ne pas traiter, jusque dans ma poésie: la fuite du temps, l’inévitable métamorphose des choses que nous aurions voulues éternelles, l’échec ou, très spécifiquement, les relations avec les pères (de 1975 à 1999), puis avec les mères (à partir de 2000). Je suis le type qui revient sans cesse sur quelques images fondatrices, plongées dans une lumière très précise, environnées d’odeurs qui ne ressemblent pas à d’autres et qui, autour de ces scènes primitives (la seule chose qui lui importe, pour être franc), tente par politesse envers son lecteur de construire une intrigue de roman.

    - D’où vient La couleur orange, votre premier livre ?

    — C’était un bilan des années mortes — déjà ! Je l’ai écrit pour me dire, dans une période matériellement difficile : « Elles n’ont pas été tenues, mais voilà toutes les promesses que la vie t’avait faites. » J’ai raconté, avec des scrupules rabbiniques, trois mois de ma vie dont il m’avait semblé qu’ils étaient le début de quelque chose et qui, dix ans après, n’avaient débouché sur rien d’autre qu’une inconsolable nostalgie.

         Pour le reste, l’ouvrage reflète deux fascinations littéraires assez incompatibles : le roman naturaliste-behavioriste américain (Hemingway, Chandler, etc.) et la recherche formaliste, qu’elle soit du Nouveau Roman ou d’ailleurs. Trois fées se sont penchées sur ce berceau : le Hemingway de Paris est une fête, le Perec de Les Choses et le Butor de Passage de Milan. J’étais aussi fasciné à l’époque (et le suis toujours), par les grandes littératures mystico-lyriques de l’Amérique : celle du Sud avec Faulkner, de la Nouvelle-Angleterre avec Melville et Hawthorne — sans parler bien sûr du new-yorkais Thomas Wolfe dans lequel je me suis plongé au début des années 70 avec la sensation de retrouver le liquide amniotique.

    Comment avez-vous vécu l’expansion de vos territoires romanesques ?

    —Comme un  type lancé dans la recherche éperdue d’une terre promise où ses graines germeraient, où il récolterait enfin le genre de beaux fruits qu’il voyait pendre aux arbres des autres. La question de l’exil s’est posée après Le Plaisir des sens. Je me garderai bien de dire si ce texte est ou non réussi. Ce que je sais, c’est qu’il fut le premier (et le seul) où l’écriture m’a offert bien davantage que ce que j’avais espéré d’elle. Il y avait un livre dont je n’étais pas du tout capable, ni techniquement ni sur aucun autre plan, et cependant, je l’ai écrit. Même si ce n’était que moi qui me le décernais, c’était comme de recevoir son bâton de maréchal sur le théâtre des opérations. À part le succès (pas immodéré en l’occurrence), il ne me restait – en ce qui me concernait — rien de mieux à attendre de la littérature. Je ne pouvais que répéter Le Plaisir à l’infini, ou bien creuser un autre sillon, sachant que la grâce ne me tomberait pas dessus une deuxième fois. Ce fut le seul moment de ma carrière où, pendant deux ans, je suis resté incapable d’écrire. Je ne m’en suis sorti qu’en décidant d’accomplir ce qui, au départ, n’était pour moi qu’une parodie, et pas du tout le projet humaniste que d’aucuns ont célébré : ce Faubourg des Coups-de-trique qui était pour moi, contrairement à ce que nombre de ses lecteurs ont cru, une façon de déréaliser Belfort et d’en faire un espace strictement littéraire, une attitude à la Fellini, en quelque sorte, le Fellini d’avant La Dolce vita qui m’a toujours beaucoup inspiré.

    Qu’est-ce pour vous qu’un roman ?

    —A-t-on encore le droit d’écrire des romans : j’aimerais avoir l’assurance d’en avoir déjà écrit un, après une quarantaine d’années d’écritoire ! Faute de m’être posé la question, un roman, je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que, pour moi, c’est la vie elle-même — je veux dire une vie avec quoi « la vraie vie » a les plus grandes peines à rivaliser. Je crois qu’un bon roman refait le monde, mieux peut-être et en tout cas de manière plus tangible que beaucoup de philosophies. L’imitation du réel, certes, n’a pas grand intérêt, mais ce que propose la littérature, avec une arrogance qui me réjouit, c’est tout le contraire: c’est que le réel devienne le toc et la contrefaçon du romanesque.

    Faites-vous une distinction entre vos romans-romans et vos romans du jazz ?

       Il y en a au moins une qui est énorme : les romans-romans, j’attends qu’ils veuillent bien frapper à ma porte ; les autres, je vais les chercher manu militari. Avec eux, je ne m’embarque pas sans biscuits. Le travail romanesque consiste essentiellement à aller chercher la vérité des personnages. En revanche, je touche peu à la matérialité des faits. Quand j’introduis des scènes et des dialogues de fiction, c’est toujours parce que les scènes et les dialogues de la réalité sont trompeurs ou équivoques. J’ai au départ, très précisément, quelque chose à dire, ce qui est très rarement le cas lorsque j’aborde mes autres livres. Là, en règle générale, je ne pars ni d’un personnage, ni d’une ébauche d’histoire, mais d’une sensation forte, d’une émotion tenace liée à une image très particulière (mon magasin d’images : essentiellement la télévision – où je consomme énormément de films). Je finis toujours par oublier ces visions fondatrices, mais je crois pouvoir dire que presque tous mes livres sont nés d’une photographie transformée en hologramme, de manière que je puisse tourner autour, accompagnée de conditions climatiques extrêmement précises et, surtout, d’une odeur qui ne ressemble exactement à aucune autre. Je peux passer des mois sans être visité par une de ces images au spectacle desquelles j’ai soudain envie de planter ma tente. Mais envie n’est pas le mot… C’est plutôt que j’ai l’impression que, dans ce lieu-là, je parviendrai à me sédentariser assez longtemps pour parvenir jusqu’au terme du livre (lequel, deux fois sur trois, m’est révélé à ce moment-là, c’est-à-dire avant que j’aie rédigé la première phrase). Pour le reste, je vais à l’aventure : je pose un décor, puis un premier personnage dans le décor et j’attends de voir ce qui va se passer. Tout dernièrement, le décor s’est révélé bosniaque, grâce à un documentaire diffusé à la télévision. J’ai décrit ce décor (au début de Si le roi savait ça). En quelques phrases, j’ai dépeint l’atmosphère qui s’en dégageait plus exactement. Tout le reste est venu de là,  et d’une vague idée que j’avais d’introduire un charnier dans l’intrigue. Ma « documentation » s’est limitée à la consultation du Petit Robert des noms propres, à l’article Bosnie.

       Comment êtes-vous retombé en Enfrance, si j’ose dire ?

    — On m’a poussé ! Le grand saxophoniste Jean-Louis Chautemps, un ami de longue date, et un poète au quotidien, un poète de fait, qui n’a même pas besoin d’écrire, m’a lancé ce défi, en forme de boutade, il y a déjà trois ou quatre ans. Je n’en ai tenu aucun compte, ne me sentant pas plus apte à la poésie qu’à la pratique du jazz. Et puis, en avril de l’an dernier, je ne sais trop pourquoi, au cours d’une insomnie me sont venus les deux premiers vers d’Enfrance. Je les ai notés sur un bout de papier. Le lendemain, j’ai creusé ce sillon et, à mon grand étonnement, j’ai vu que le sol se fendait sous l’étrave. Pendant trois mois, je n’ai plus écrit que de la poésie, presque à marche forcée. C’aura été l’une des expériences les plus exaltantes de toute ma vie. Cette péripétie était assez inattendue : à part celle de Jacques Réda, qui me touche profondément, je n’avais pour ainsi dire plus lu de poésie depuis le lycée. Je commence seulement à me rattraper un peu : je me découvre quelques affinités avec le Transsibérien de Cendrars, ou Zone d’Apollinaire, singulièrement. Je constate en revanche que les poètes qui me fascinent le plus (Breton, par exemple, ou le Rimbaud des Illuminations) évoluent dans un cercle qui me restera fermé à jamais. Ces auteurs sont initiés à un  mystère dont je n’aperçois même pas les contours.

    ­­Et la lecture là-dedans ?

    —J’ai dévoré des livres depuis l’âge de cinq ans, en commençant par Fenimore Cooper, Jack London, Dumas et L’Ile au trésor. Vers 1985, j’ai renoncé à ce bonheur-là. J’aimais à la fois trop d’auteurs trop différents les uns des autres, après avoir découvert, entre autres les Latino-américains, les Asiatiques, les Français de l’entre-deux-guerres (Fargue, Morand, Larbaud : j’avais longtemps voulu les ignorer, alors qu’ils écrivaient spécialement pour moi !). J’avais tendance à vouloir les intégrer tous ensemble à ma propre écriture. J’étais menacé, non seulement d’écartèlement, mais de perdre mon diapason personnel. J’ai pris en catastrophe la seule mesure qui s’imposait, ne lisant plus dès lors que les livres d’amis. L’été dernier, condamné à la retraite à mon corps défendant, je m’y suis remis. J’ai lu ou relu des auteurs dont les œuvres sont inscrites au catalogue de la Pléiade : Stevenson, Melville, Simenon, Ramuz, Rimbaud. Je crois que je peux maintenant avancer le doigt sans me faire happer par la machine. Mais certains romans de Simenon n’ont pas été loin de me décourager d’écrire, comme jadis Au Cœur des ténèbres…

       Votre avant-dernier roman fait retour au Belfort de vos débuts…

        Je me demandais, n’ayant plus à écrire pour la radio, si je devais m’accrocher encore à la musique, devenue mon terreau le plus fertile depuis la fin du siècle dernier, et, accessoirement, si j’étais encore capable de parler d’autre chose que de la création et des créateurs. J’avais peur que non, aussi ai-je voulu mettre toutes les chances de mon côté pour tenter cette escapade. Les noms des rues belfortaines ont le pouvoir de me mettre en confiance. Là, je n’ai même pas besoin d’image originelle : il me suffit de ces sonorités. Ce sont en quelque sorte mes sésames intimes.

        L’envoi sera-t-il pour Marie Joséphine ?

      « Pour qui écrivez-vous ? » Le savoir est un rare privilège. Une façon de se forger un style homogène est de s’adresser à un auditoire spécifique (grâce à mon émission de radio Le jazz est un roman, j’ai eu dix ans ce privilège). Je crois cependant que la vraie question est « À qui écrivez-vous ? » Ecrivant à la personne que je connais et qui me connaît le mieux au monde, je sais d’emblée quoi ne pas dire, ce qui est l’essentiel du métier d’écrivain. Je sens quand je triche ; je me surprends quand je me regarde écrire et j’ai honte de moi… Sans elle, ou bien je parlerais tout seul, ou bien j’enverrais des bouteilles à la mer. On s’en lasse vite… Quand on mène ce genre d’entreprise, bien sûr on n’échappe pas à la solitude. Il est capital que quelqu’un vous attende à la sortie du désert. Que quelqu’un vienne vous chercher, comme à l’école, vous tire de là et entretienne autour de vous, ne serait que par sa façon d’être, le climat grâce auquel vous trouverez le courage de retourner casser les cailloux le lendemain. Je dois bien plus à Marie Joséphine qu’elle-même ne l’imagine, plus sans doute que je n’en ai moi-même conscience et bien plus en tout cas qu’une série de dédicaces ne peut le laisser entendre…

     

     Cet entretien avec JLK a paru dans Le Passe-Muraille, No77.

          

     

     

     

              

     

     

     

  • Notre tumulte en vrai

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    Bon4.jpgÀ La Désirade, ce samedi 18 avril. – « Cela m’a fait plaisir de parler avec toi en vrai », m’a dit l’autre jour François Bon, après un long téléphone matinal, et j’en suis resté tout songeur. Quelques instants plus tôt, je lui avais demandé si l’énorme travail qu’il consacre à ses sites et ses blogs du Tiers.livre, de Remue.net et, désormais de Publie.net où il a déjà publié 200 livres numériques, entre autres travaux et vacations multiples aux quatre coins de la francophonie (il revenait justement du Québec) ne lui prenait pas trop de temps qu’il pourrait consacrer à son travail perso, mais je n’ai pas été trop étonné de l’entendre me répondre que tout ça faisait partie, désormais, de son travail perso, comme je le ressens moi-même, sans m’investir autant que lui sur la Toile, mais avec la même propension qui a toujours été la mienne à considérer mes activités variées de lecteur et de critique littéraire, de journaliste culturel et d’auteur comme un tout organique poussant ensemble.

    Trois niveaux d’écriture
    Audiberti.jpgIl y a des années que j’ai fait mienne la distinction de Jacques Audiberti (dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier) entre ces trois instances de l’écriture qu’incarneraient respectivement l’ écriveur (usant de la langue comme d’un simple outil de communication, dans un article de pure information ou un rapport factuel quelconque), l’écrivant (marquant une relation plus personnelle et cultivée avec la langue, mais sans prétention littéraire particulière, et qui peut cependant receler de plus hautes qualités d’expression que maints écrits d’auteurs, enfin l’écrivain qui s’arrogerait une espèce de droit de cuissage sur le langage, le travaillant à sa guise et touchant parfois, dans le meilleurs des cas, cette « langue dans la langue » qu’est en somme le style – et non pas tant le « beau style » au sens académique, qui serait aussi celui de l’écrivant, mais le style organiquement accordé à un souffle et un rythme qu’on retrouve de Rabelais à Céline et de Proust à Thomas Bernhard entre mille autres…

    Pratiques éprouvées
    Pratiquant, en alternance ou simultanément, ces trois niveaux d’écriture depuis que je me mêle de journalisme (j’’ai écrit mon premier papier à quatorze ans, dans le journal d’un mouvement de jeunesse, sur le thème du pacifisme), de critique littéraire (ma première chronique a paru en 1969 dans La Tribune de Lausanne,  portant sur Les Courtisanes de Michel Bernard) et de littérature pure, je n’en mesure pas moins à l’expression ou à l’inflexion près ce qui ressortit à l’un ou à l’autre. D’aucuns, notamment dans les cercles académiques du milieu littéraire romand, m’ont reproché ce côté touche-à-tout indigne d’un Véritable Écrivain ne se consacrant qu’à Son Œuvre, n’est-ce pas ? mais ils n’ont pas idée, ces chers bonnets de nuit, de ce que ce type d’absorption peut représenter d'enrichissant aussi pour l’élaboration d’un travail littéraire.

    Nouveaux tumultes
    Il en va de même, aujourd’hui, pour l’usage de nos blogs et autres vecteurs virtuels. C’est par ceux-ci que j’ai rencontré François Bon et une kyrielle de gens intéressants, auteurs ou lecteurs, qui m’ont plus ou moins accompagné dans une nouvelle pratique de l’écriture qui, loin d’exclure l’expérience accumulée, la revivifie parfois de manière stupéfiante, dont le meilleur exemple à ce jour est Tumulte de François Bon, précisément.
    Dix ans avant Tumulte, j’ai composé un roman que j’ai longtemps intitulé Roman virtuel, ensuite devenu Le viol de l’ange, alors que j’ignorais tout des virtualités réelles de la Toile. Mais depuis ma quatorzième année, lorsque des barres d’habitation sont sorties de terre dans l’immédiate proximité du quartier de notre enfance au bord des champs et des bois, le choc provoqué par la vision, la nuit, de ces milliers de fenêtres scintillant d'autant de vies, m’a fait basculer dans cet univers tumultueux d’une nouvelle perception simultanéiste de l’espace/temps : tout à coup la ville était là, le Grand Labyrinthe dont la Toile est un autre avatar, et qui bouscule tous nos codes de réception et d’émission, si j’ose parler en machine...

    Hic et nunc on the blog
    Nous sommes le samedi 18 avril 2009. Je viens de prendre ces notes provoquées par une expression de François Bon, l’autre jour au téléphone, remarquant que nous nous parlions « en vrai ». J’ai rencontré François le temps d’un soir, à Lausanne, et nous nous sommes un peu observés, tous deux à la fois ouverts et un peu timides, comme des ours au coin d’un bois. De le rencontrer « en vrai » ne m’a pas révélé un autre François qu’en lisant Tumulte ou en découvrant sa dernière note sur Andrzej Stasiuk, que je venais pour ma part de découvrir et d’aimer dès les première pages de Fado. Mais c'est vrai que la vie en vrai nous importe... Voilà pour le tissage de la toile…
    RicheCouve.jpgEt cela qui en procède aussi: vient de paraître mon dix-septième livre, Riches Heures, que j’ai sous-intitulé Blog-Notes 2005-2008 à dessein. L’écriture de cet ouvrage ne diffère en rien de celle de mes carnets précédents, mais sa respiration a souvent été marquée par les échanges de mon blog. Bientôt paraîtra le prochain livre de François Bon, qui raconte le tumulte «en vrai» d’un colloque d’écrivains saisi par la panique à la suite d’une alerte terroriste dans un building mahousse de Montréal. Vient aussi de paraître le numéro 77 du Passe-Muraille, journal littéraire qui accueille plusieurs auteurs rencontrés « en ligne », tel Pascal Janovjak, mon ami cher de Ramallah, et Jalel El Gharbi, déjà connu des visiteurs de ce blog. Dans la foulée, vient également de paraître un substantiel recueil de Fragments désordonnés, carnets de lecture du compère Joseph Vebret, aux éditions romandes de L’Hèbe - encore un passionné de lecture en quête de sens existentiel, que nous aurons rencontré sur la Toile et qui signe en même temps un roman, Car la nuit sera blanche et noire, coédité en Suisse par le même éditeur.
    E la nave va… va falloir ramasser les feuilles mortes d’après la neige… va falloir vivre « en vrai » avant de se reconnecter pour tâcher de dire mieux que tout ça procède à vrai dire du réel et du vrai… salut le Tumulte de la vie qui s’écrit…

    Image: Philip Seelen

  • Ceux de la photo sépia

    Suisse420001.JPG
    Ils seraient tous là dans les maisons communicantes des diverses villes où ils sont venus, des villages, s’établir plus sûrement au début du siècle, attirés par les lumières et l’idée nouvelle d’une Amérique prochaine; ils se retrouveraient là comme naguère et jadis, timides ou conquérants, posant crânement ou paraissant s’excuser d’être sur la photo.
    Voici l’objet : c’est la photo sépia, le grand portrait de groupe des vingt ans de la mère de notre mère : notre vénérée Grossmutter, qui occupe ici le centre du premier rang assis des onze frères et sœurs entourant le père et la mère, lesquels siègent de part et d’autre de la claire et nette jeune femme au beau visage ovale mis en valeur par sa chevelure relevée, les mêmes yeux précis et pressants que ceux de sa mère et de la nôtre, l’air aussi résolu que ses deux frères aînés debout au dernier rang alors que le plus jeune – le futur oncle Fabelhaft de notre enfance – sourit de côté, et que Theo, l’immense jeune homme d’une sombre beauté qui se tient un peu incliné, tout à droite, semble faire peser sur tous son irrépressible désir de partance.
    Le ton dominant de la photo sépia est solennel, imitant la façon des grands bourgeois à automobiles du nouveau siècle, voire des familles nobles d’une autre époque finissante, princes européens ou russes, peut-être même arabes, avec le décor de palmes et de fleurs exotiques typique de ces années suivant l’Exposition Universelle, que le photographe Emil Goetz a disposé dans son grand atelier de Berg am See, vers le pont aux Cerfs.
    La photo sépia est datée 1911. Trente ans plus tôt, le père de Grossmutter, qui siège ici dignement au premier rang, la moustache fournie et torsadée, comme en paille de fer, évoquant celle du missionnaire musicien Albert Schweitzer, officiait au titre de chef de train de la première équipe qui franchit la barrière des Alpes par le tunnel du Saint-Gothard – mais l’homme a su garder cet air discret, dans sa calme dignité, que montreront tous les pères de ce temps-là en cette tribu-là : dignes et discrets. De fait, notre père et les pères de nos mère et père ne nous auront jamais montré que cet aspect digne et discret de l’honnête père de famille en ce pays-là, cravatés dès leur lever, incarnant ceux que je qualifierai toujours de Réguliers et que je respecte en tant que tels, tout en me distinguant d’eux, comme je distingue à présent deux de mes grands-oncles de la photo sépia : le plus jeune assis au premier rang, l’air enjoué, le regard vif, prénommé Leopold, dit aussi Leo ou Poldi, et que nous connaîtrons des lustres plus tard sous le surnom d’oncle Fabelhaft, et derrière lui cet oncle Theo dont la destinée de chercheur d’or nourrira la légende à multiples rebondissements.
    Nous sommes en septembre 1911 et le Premier ministre russe, Pierre Stolypine, vient de se faire assassiner par l’anarchiste Bogrov dans une salle de théâtre, quelques mois près avoir posé lui aussi au milieu de sa famille, sur un cuirassé de la marine impériale, ainsi que l’illustre une coupure de journal retrouvée dans les papiers de Grossvater. Or je crois savoir que notre bisaïeul de Berg am See attendait quelque chose de ce Stolypine. Je ne sais trop comment cela m’est parvenu, mais je me rappelle une de ses observations, rapportée par Grossvater à propos de la Russie, selon lequel seul un type capable du genre de Piotr Arkadiévitch Stolypine aurait pu infléchir les événements de sorte à empêcher la calamiteuse Révolution russe, selon l’expression de Grossvater - tout cela qui me revient inopinément en me penchant sur la photo sépia pour mieux voir mon bisaïeul, si digne et discret et songeant peut-être précisément, à l’instant, au sort des grands ce monde incessamment exposés à la menace de l’anarchie.
    Or rien n’est plus vraisemblable, à y réfléchir, que ce fait que le beau-père de Grossvater ait eu son idée à propos du sort de la Russie tsariste en voie de se réformer sous l’impulsion de Stolypine. S’il a vraiment dit, une fois, que Stolypine était un type capable, ce ne peut être sans avoir lui-même réfléchi à la question. Car Grossvater, qui connaissait la Russie pour y avoir travaillé, n’aurait pas rapporté la chose si le jugement de son beau-père, qu’il respectait, n’avait pas été tant soit peu fondé et réfléchi. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, selon l’expression, j’en arrive à imaginer maintenant que, la photo prise, le chef de famille se lève et se tourne vers son grand fils au regard farouche, pour lequel il a toujours eu un faible, Theo n’ayant jamais juré que de trains en partance et de départ aux Amériques, et lui demande à brûle-pourpoint ce qu’il pense des révolutionnaires russes – cette digression imaginaire me venant du fait de la saisissante ressemblance, que je viens de constater, entre la ténébreuse aura de Theo et celle du poète révolutionnaire Vladimir Maïakovski, né la même année que lui…
    C’est d’ailleurs tout un roman qu’on pourrait imaginer à l’observation des personnages de la photo sépia, dont la fixité des sujets n’est pas telle qu’elle exclue maintes nuances frémissantes, cela n’empêchant pas non plus les équivoques de l’oubli. Deux sœurs seules sourient sur la solennelle photographie, mais l’une d’entre elles d’un sourire un peu narquois qu’elle s’adresse à elle-même, elle qui se pendra plus tard sans qu’on en démêle le pourquoi, et de l’autre qu’elle identifie sous le nom de Violetta, ma chère Lena, qui m’évoque aujourd’hui ces destinées, ne se rappelle pas bien ce qu’elle est devenue – mis de toute façon, conclut-elle, c’est du passé…
    Or je proteste, moi, que c’est notre passé, tout ça : je veux savoir qui est qui, je veux pouvoir dire à nos enfants d’où nous venons, au moins ça, fais un effort ! Et je vais pour gronder un peu Lena, qui aime d’ailleurs ça, qu’on la gourmande - je vois aussi bien que ça la touche que je la pousse à se rappeler son passé à elle, cependant nous restons tous deux un peu embarrassés : comment en effet les faire parler, ceux de la photo sépia, à l’instant de dévisager, même attentivement ces supposés proches dont elle-même ne se rappelle plus bien, et de moins en moins, ce que chacun d’entre eux est devenu au juste…
    Mais quel air imposant, pour ainsi dire d’un autre temps, ont donc ceux-là, me dis-je ensuite en scrutant les deux fils les plus âgés - Albrecht le plus sévère, en son amplitude physique de marchand de primeurs en gros, et Conrad, tout massif lui aussi mais au visage plus ovale et spirituel d’ingénieur - que la mine plus enjouée de notre grand-tante Violetta, moins de vingt ans sur la photo sépia et gracieusement assise au premier rang, dans sa robe de tournure Art Nouveau, pondère et radoucit heureusement. Et cette autre qu’elle, debout à côté de l’imposant Albrecht, n’est pas moins jolie elle aussi, mais c’est elle qui se pendra à la stupéfaction des siens, m’a rappelé Lena ; et celle-là qui semble égarée, comment se prénommait-elle encore, et cette autre qui semble comme prise en faute, et cette autre encore qui détourne carrément le regard ? Mystère : Lena donne sa langue au chat.
    Cependant la voix de l’Oncle Fabelhaft me revient - sa voix haut perchée nous saluant, les enfants, du fond de son inénarrable arrière-boutique de marchand d’orviétan brocanteur aux allures de cabinet de curiosités dont chaque objet singulier, peau de serpent ou tête réduite de Jivaro, fera l’objet d’une nouvelle histoire.
    Or je n’en reviens pas ce matin, et pour la première fois peut-être, tant d’années après l’avoir écouté bouche bée des heures durant, de voir là, sur la photo, quel garçon a été l’affabulateur mirifique autour de ses vingt ans, siégeant bien droit et bien mis, coiffé à la gomina, l’air posé mais fringant, sûrement bon athlète et bon nageur, le visage régulier du jeune Européen bien disposé et bien parti pour la vie – la vie qui lui appartient, comme on dit et comme paraît le dire ce même œil pétillant qui, maintes fois, tant d’années plus tard, nous aura pris à témoins, les enfants.
    Voici donc Leo et Theo, le Conteur et l’Aventurier, figures de mes songeries légendaires, parangons s’il en fût des Irréguliers de ma planète imaginaire, et me voilà guetter la moindre de leur parole, comme j’aimerais aussi que se déboutonnent leurs frères ainés, les Réguliers, à commencer par le grand-oncle Albrecht au front buté, mais que je sais un passionné d’aéronautique nouvelle, et par Conrad qui s’est établi à Berlin pour y diriger de grand travaux urbains - tous deux à la fois présents et pas vraiment là, étant entendu que leurs affaires les attendent et que ça n’attend pas, selon l’expression - pas que ça à faire, comme on dit encore, même si cela se fait en ces années, dans un pays civilisé, de poser pour la postérité en famille de sorte que celle-ci apparaisse dans son établissement, en cette année 1911, dans le décor vaguement colonial du photographe Emil Goetz, 8 Hisrchmattstrasse, tel. 689.
    Et que nous disent-ils donc tous, tant qu’ils sont ? Que nous disent les Réguliers et les Régulières ? Que nous dit, au premier rang, l’air de quelqu’un qui en sait long sur les choses de la vie, comme on dit - que nous dit la mère de Grossmutter, siégeant bien droite, mais sereine aussi, tenant un magazine, nous regardant en face comme nous la regardons à près d’un siècle de distance – que nous dit-elle et que pourrions-nous lui dire à l’instant ? Que signifie l’air comme effrayé de la fragile Milena, tout à gauche de la photo sépia, juste derrière Leo, la main posée sur la solide épaule de celui-ci, qui porte une minerve et sourit encore moins que quatre autres de ses sœurs ? Que voudraient peut-être dire les trois autres, ensuite, du milieu du deuxième rang, dont les regards nous regardent eux aussi bien en face et fixement à presque un siècle de distance, modestes ou plus insistants ? Et que ne dira sûrement pas, tout à droite au second rang, comme écrasée par la masse du beau Theo, avec quelque chose de russe elle aussi, la sombre Marta au regard qu’on pourrait dire carrément refusé, et dont Lena ne se rappelle plus ce qu’elle est devenue ?
    Enfin les regards de nos deux Irréguliers, que nous chantent-ils donc au primesaut de cet autre matin d’hiver ? Que nous raconte le regard du dernier né de la famille rassemblée, ce fringant jeune homme du premier rang, prénom Leopold, que nous connaîtrons sous les traits d’un personnage hirsute et gesticulant revenu des comptoirs orientaux et des jungles, et que nous dit le long regard ombrageux de son frère Theo, élégant plus que les autres, avec son col cassé, et qui paraît déjà désigné par la destinée pour quelque aventure hors du commun ?

    D’autres heures d’avant l’aube, en ces veillées de ce long hiver, je serai resté à quêter le moindre mot de nos silencieux, revenant et revenant à la photo sépia ou compulsant les albums des autres branches de notre généalogie, sans entendre rien ni rien oser leur dire ou rien dire d’eux, jusqu’à ces jours de fin décembre et de janvier de l’année suivante, puis des mois suivants où, la neige cédant le pas au jour et au printemps, CELA recommença de parler à travers les années.
    On aurait donc hiberné, se dira-t-on ensuite, sans se rappeler à l’instant tant d’hivers passés à ne rien entendre ou dire, faute d’écouter. On se reprocherait alors d’avoir manqué à la vie. On serait tenté de déplorer le temps perdu, tout en se sachant passé par l’épreuve d’un temps d’imprégnation et de maturation et de descente et d’immersion et de remontée des eaux mêlées de nos mémoires dont on ressortirait tout frais et neuf comme les deux jeunes Irréguliers de la fameuse photo sépia, le Conteur et l’Aventurier, et ces matinées des temps d’avant Pâques tout revivrait et rebondirait en flots de mots par les prairies des premières heures, et le récit reprendrait, des maisons retrouvées...

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en finition)