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Autres rivages - Page 2

  • De la vraie magie

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    En lisant Le Magicien de Cesar Aira
    Il est notoire qu’un Abracadabra suffit à faire un bon livre, et c’est à la fois ce que conclut le Magicien au terme de sa quête fébrile d’une réalité qui serait moins illusoire que son don, et ce que se dit le lecteur de ce merveilleux roman de Cesar Aira, qui allie la grâce poétique et la densité philosophique dans une fiction à valeur de fable ironique.
    Le Magicien d’Aira a été gratifié, par les dieux, d’un pouvoir sans limite, qui ne ressortit pas pour autant à la sorcellerie. C’est comme ça, justement décidé par la fiction : le Magicien pourrait tout faire sur une scène et sans le moindre truc ni le moindre attirail (nul besoin pour lui des machines compliquées d’un David Copperfield, qu’il tient pour un faiseur tocard), et ses aptitudes à recycler tous les numéros connus sans aucune artifice (ce que le public ignore) lui ont déjà valu une reconnaissance internationale, sans que le titre de plus grand magicien du monde ne lui soit accordé, auquel il aurait droit. C’est qu’il s’est toujours retenu de faire tout ce qu’il pourrait, craignant de trop attirer l’attention. Or la cinquantaine approchant, voici qu’il a résolu de surmonter sa modestie égotiste au cours d’un congrès de magie rassemblant la fine fleur mondiale à Panama, où il fera vraiment montre de son art échappant à toute logique connue. Solitaire et parfait artiste, il se refuse à l’épate spectaculaire et réfléchit longtemps, en attendant l’heure de son numéro (que nul ne peut lui préciser), à ce qu’il pourrait bien faire de réellement sublime sans donner dans le mauvais goût. Après maintes ruminations et tergiversations, le Magicien se retrouve dans sa chambre d’hôtel où il va régler un délicieux ballet d’objets de toilettes bientôt doués de la capacité de voler et de parler, qui vont se livrer sous ses yeux à un grave débat à la manière des dissidents soviétiques... Le même soir, dans le cocktail astreignant où il retrouve le jeune guide panaméen qui l’a piloté l’après-midi, et qui menace de lui déclarer son amour, le Magicien procède à son premier acte de magie agressive, propulsant aussi bien le jeune homme dans les banlieues de l’Univers d’où il pourra contempler l’infiniment Petit et l’infiniment Grand au milieu de ses peluches.
    Que faire ? se demandait Lénine en se rongeant les ongles, et le Magicien s’en inquiète à son tour tout en découvrant, au fil de sa quête, le sens de celle-ci dont le lecteur démêlera les paradoxes et les éventuelles vérités. Or un Abracadabra ne suffit pas à lire un bon livre, même aussi magique que Le Magicien. Mais quel délice c’est d’en prendre le temps d’un après-midi…
    Cesar Aira. Le Magicien. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Michel lafon. Bourgois, 149p.

    « S’il n’avait jamais osé utiliser la magie, c’était à cause des altérations qu’elle risquait de causer dans le tissu de l’Univers ».

    «Quelle humanité heureuse ! Mais, si c’était le cas, en quoi sa magie à lui était-elle unique ? Ils étaient tous magiciens, sans le savoir ! Tout était possible, à condition de ne pas se demander a priori ce que c’étaut. Ce pouvait être n’importe quoi. La vie, tout simplement ».

  • La chute de l’oiseau Styron

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     Le grand romancier américain, auteur de La proie des flammes et du Choix de Sophie, n’est plus.

    C’est un des derniers monstres sacrés de la littérature américaine de l’après-guerre qui vient de s’éteindre en la personne de William Styron, mort hier dans sa maison du Massachussets, à l’âge de 81 ans. Héritier direct de Faulkner, en moins génial du point de vue de la langue mais avec de formidables ressources de conteur et de romancier-moraliste sondant le tréfonds de l’âme humaine, Styron avait acquis une renommée mondiale avec deux grandes symphonies romanesques : Les confessions de Nat Turner (1967, prix Pulitzer), évoquant, dans une fresque, la vie d’un esclave noir en Virginie (entre 1800 et 1831) et l’insurrection qu’il déclencha, suivie de lourdes conséquences ; et Le choix de Sophie (1979), où un jeune journaliste du Sud rencontre, après la guerre, une Polonaise rescapée des camps de la mort. Rappelons aussi que Styron était entré en littérature avec deux livres d’une âpre intensité : Un lit de ténèbres (1951) et La proie des flammes (1960). 

    « Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l’oppression, quelle qu’elles soient », m'avait déclaré William Styron en 1994, à la parution d’Un matin en Virginie, trois récits plus personnels et émouvants (avec une poignante évocation de la mort de sa mère) qui avaient fait suite à Face aux ténèbres, terrible récit de la dépression qu’avait subie l’écrivain, me confiant enfin ce vœu d’après sa mort: « J’aimerais renaître sous la forme d’un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j’étais jeune »…

    Dits de William Styron:

    - Que représente l'enfance à vos yeux ?

    - Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours une précieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence, et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grande richesse. 

    - Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant aux Etats-Unis que dans les pays musulmans ?

    - Je pense que c'est un des phénomènes les plus damgereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme américain ont la même mentalité que les ayatollah, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir.

    -Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre oeuvre ?

    - En exergue au Choix de Sophie, j'ai cité ces mots du Lazare de Malraux, qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'aileurs: "Je cherche, écrit malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité". 

    (Extrait d'un entretien à Paris, en 1994)

     

  • Quatuor des origines

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    En lisant Lignes de faille de Nancy Huston


    I. Sol, 2004
    On revient du côté de la vie, captée dans toutes ses nuances avec une empathie constante, en se plongeant dans le nouveau roman de Nancy Huston, intitulé Lignes de faille et constituant, par le truchement de quatre voix (Sol l’enfant « prodige », Randall son père, Sadie la mère de celui-ci et Kristina la mère de celle-ci), une remontée du cours du temps, de 2004 à 1944, lancée par le soliloque d’un enfant d’aujourd’hui, né coiffé de parents qu’il estime aussi formidables qu’il l’est-lui-même, avec la bénédiction du Très-Haut et du président Bush Bis.
    Solomon, qu’on appelle Sol, ou Solly quand on le chérit et le pourrit autant que Tess sa mère, est à six ans le fils préféré de Dieu et de Google, qui sait déjà tout (par exemple comment les chiens enculent les femmes sur internet, ou que son arrière-grand-mère est lesbienne) et pourtant il reste un petit garçon à beaucoup d’égards, notamment quand il est question du grain de beauté à la tempe qui inquiète tant sa mère que celle-ci a programmé une opération. Cette Tess est intéressante, qui incarne la mère américaine « concernée » par excellence, passant d’un cours sur les relations parents-enfants à un séminaire sur l’estime de soi, entre méditation et réprimandes à son conjoint Randall, dont les jurons et les complaisances (il ne condamne pas immédiatement le scandale d’Abou Ghraïb, qui à elle lui fait si mal) ne sauraient « passer », qu’elle s’affaire à contrer d’une voix toute douce.
    Cela se passe en Californie, la boîte du père est engagée dans l’effort de guerre en Irak par ses recherches sur les robots guerriers, ce qui super-excite son fils en mal d’héroïsme, mais on sent bientôt le centre de gravité du roman se déplacer avec l’apparition de deux personnages aussi imposants que dérangeants pour le trio « waspy », à savoir la mère Sadie, débarquée d’Israël au lendemain de la petite opération du gosse, qui n’a pas l’air d’être curative soit dit en passant, infligeant chaque matin au garçon ses deux heures de lecture de l’Ancien Testament au dam de la mère protestant de son protetantisme. La mère de la mère de la mère de Solly n’est pas moins gratinée, qui vit à New York avec une amie après le suicide de son conjoint, et dont on sait qu’elle a passé par « les camps » ou un truc comme ça.
    On retrouve, dès les 129 pages du soliloque de Sol, la porosité totale de Nancy Huston, et son mélange de sarcasme et de compassion, de vivacité et de mélancolie, à la hauteur «chorale » de Dolce agonia.

    II. Randall, 1982.
    C’est une étrange émotion qu’on éprouve en découvrant, avec ce qu’on sait déjà du père de Sol, ce Randall à la fois sympathique et un peu flottant, en butte au moralisme bigot de sa jeune femme, quel enfant il fut lui-même, puisque la suite du roman le fait parler à son tour, en sa sixième année, petit garçon un peu bousculé par les incessantes querelles opposant son père, dramaturge new yorkais plutôt bohême, juif mais indifférent à la religion, et la redoutable Sadie, sa femme convertie au judaïsme et, comme souvent les convertis, poussant le zèle à outrance.
    Plus exactement, il y a de l’hystérie en Sadie, qui devient pour ainsi dire une spécialiste du Mal, donnant des conférences sur la Shoah et poussant ses nouvelles recherches du côté des « fontaines de vie » des nazis, ces élevages d’enfants volés en Ukraine, en Pologne et dans les pays baltes, pour être casés dans des familles allemandes et drillés selon les meilleurs principes aryens. Son intérêt n’est d’ailleurs pas fortuit, puisqu’elle découvre que sa mère, la chanteuse Erra que son fils et son conjoint adorent, a précisément connu ce sort avant d’être déportée.
    Sous le regard du petit Randall, qui devient ici comme un frère ou un double enfantin du petit Sol, le lecteur assiste ainsi à un début de guerre entre une goy sioniste par raccroc, qui se met à hurler dès qu’on n’est pas d’accord avec elle, et un brave type surtout soucieux de bon temps en compagnie de son fiston. Les recherches de Sadie la poussant à emmener sa famille en Israël, le trio se retrouve à Haïfa où le chemin de l’écolier Randall va croiser celui d’une fille un peu plus âgée, prénommée Nouzha, qui lui apprendra l’histoire de son point de vue de Palestinienne alors même que la haine se déchaîne entre leurs communautés, pour culminer avec le massacre de Sabra et Chatila.
    Autant dire que cette lecture, aujourd’hui, prend un relief tout particulier, et pourtant cet aspect, évidemment important, n’est pas essentiel dans le roman, qui me rappelle soudain le grand roman des origines d’Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, et tous ces livres nous confrontant à nos sources mêlées.
    On est ainsi parti, avec le premier soliloque du « winner » américain, de l’Empire arrogant de Bush, et nous voici remonter à l’époque du Sharon chef de guerre, en attendant que Sadie, fille d’une créature du nazisme, poursuive le récit. Or le roman de Nancy Huston nous touche d’abord par les voix qui s’y expriment, du côté du plus intime de l’individu.

    III. Sadie, 1962.
    Le lecture de Lignes de faille évoque le sentiment qu’on peut éprouver en découvrant la photographie d’une personne que nous connaissons lorsqu’elle était enfant. Après avoir rencontré Sadie grand-mère et impotente, en 2004, au fil du premier monologue de Sol, et l’avoir retrouvée dans le personnage hyperactif de la mère de Randall, c’est ainsi en petite fille, âgée de 6 ans comme les deux premiers narrateurs, que nous la voyons réapparaître en 1962 à Toronto, entre une grand-mère autoritaire et conventionnelle, une prof de piano tyrannique et un père-grand psychiatre et prodigue de mauvaises plaisanteries. Mal aimée, complexée, triste d’être le plus souvent séparée de sa mère artiste (le père Mortimer, du genre beatnik, a disparu peu après sa naissance), Sadie entretient une espèce d’horreur d’elle-même que stimule un personnage imaginaire qu’elle surnomme l’Ennemi. Folle de joie lorsque sa mère, qui l’a casée chez ses parents faute de moyens, la reprend chez elle, Sadie séduit aussitôt Peter, l’ami-imprésario de sa mère, qui lui trouve une maturité rare et fera un bon père de substitution quand, la carrière de Kristina décollant, le trio se retrouve ensemble à New York. C’est alors, cependant, qu’après divers indices qui l’ont intriguée, Sadie va entrevoir une part secrète de la vie de sa mère, lorsque débarque un étranger blond et roulant les r et qui demande à voir Erra. D’un récit à l’autre, le puzzle se reconstitue ainsi, dont les parties, à fines touches diachroniques, évoquent autant d’époques et de drames, modulés à chaque fois par une voix d’enfant.

    Kristina 1944-1945
    L’autobiographie à paraître de Günter Grass s’intitule En pelant les oignons, et c’est au même dévoilement progressif et douloureux que fait penser Lignes de faille de Nancy Huston, dont le dernier chapitre se passe précisément en 1944 (alors que Grass avait juste 17 ans) dans l’ Allemagne de la défaite en proie à la terreur et au chaos.
    On connaît déjà l’extravagante Erra, qu’on a vu au diverses étapes de sa vie d’artiste et de femme libre, et qu’on retrouve ici sous le nom de Kristina qui lui a été donné lorsque, à une année, volée en Ukraine par les nazis, elle a été confiée à une famille allemande qu’elle croit la sienne. Il y a là le brave grand-père qui la choie et semble la préférer à sa sœur Greta, plus conventionnelle et jalouse, sa mère qui l’aime fort elle aussi, un frère Lothar aux armées et le père, instituteur, également sous l’uniforme.
    D’emblée, le récit de Kristina tourbillonne, immédiatement marqué par son tempérament sensible et généreux d’artiste-néée. L’évocation de la vie plus ou moins insouciante qui va son cours dans cette famille d’Allemands ordinaires, tandis que le ciel rougeoie des proches villes incendiées par les bombardements des Alliés, est marquée par un crescendo dramatique que ponctueront la mort du frère et, dans un accès de colère, la révélation faite à Kristina par sa sœur qu’elle n’est pas un enfant de la famille mais qu’elle a été adoptés. Peu après, un garçon de dix ans, d’abord muet et impénétrable, sera recueilli à son tour dans la famille, qui révélera bientôt à Kristina sa vraie destinée d’enfant volé.
    Ainsi s’achève ce roman des origines qui, de l’Amérique des « gagneurs » ne doutant de rien, en remontant les générations et en multipliant les points de vue, déploie une frise de portraits en mouvements d’une vibrante humanité, dont l’insertion dans l’histoire multiplie les résonances et les observations, notamment à propos des enfants « germanisés » de force. L’idée de donner la parole, successivement, à quatre enfants de six ans, pourrait sembler une « contrainte » artificielle, voire « téléphonée », mais il n’en est rien, au contraire : ce parti pris donne à la fois sa forme et son ton à cet ample et beau livre plein du souffle, de la rage et des interrogations, de la compassion, de l’humour et de l’intelligence sensible de Nancy Huston.
    Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 484p.
    En librairie le 24 août.


    Photo: Horst Tappe

  • Passeur d’Europe

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    Le Nobel de littérature 2006 à Orhan Pamuk consacre un grand romancier turc et un homme libre.
    C’est à l’écrivain turc Orhan Pamuk, âgé de 54 ans, qu’a été décerné hier le Prix Nobel de littérature, considéré comme la récompense suprême pour les écrivains du monde entier. Auteur d’une dizaine de romans, dont les plus connus ont été traduits en plus de 25 langues, très populaire dans son pays, mais également controversé pour certains de ses ouvrages, Orhan Pamuk avait été poursuivi dans son pays, en 2005, pour « insulte à l’identité turque » après avoir déclaré, dans des médias occidentaux, que nul en Turquie n’osait évoquer le génocide des Arméniens en 1915 ni la mort de 30.000 Kurdes dans les violences politiques de ces dernières décennies. Suscitant la réprobation internationale des défenseurs de la liberté d’expression, ces poursuites furent abandonnées au début de 2006, après que les libraires allemands eurent décerné le très prestigieux Prix de la paix 2005 à l’auteur du Livre noir, l’un des romans les plus lus et les plus discutés de la littérature turque contemporaine.
    Né en 1952 à Istanboul, dans une famille d’intellectuels francophiles, Orhan Pamuk est entré en littérature en 1982 après des études d’architecture et de journalisme. En 1985, il fut le premier des intellectuels issus du monde musulman à défendre publiquement Salman Rushdie, et son dernier roman traduit en français, Neige (Gallimard, 2005, prix Médicis étranger) est lui aussi tout empreint d’un idéal de tolérance, contre les fanatismes religieux ou nationaliste. Dans ce même livre apparaissent deux autres composantes de son art de romancier : le souci de rapporter les conflits du présent à la longue durée historique et aux confrontations culturelles entre Orient et Occident, et un grand art de conteur-poète aux évocations magiques.
    Dès La Maison du silence, son deuxième roman (traduit chez Gallimard en 1998), Orhan Pamuk s’est intéressé aux imbrications du présent et du passé vécues par des personnages de chair et de sang, dans un climat émotionnel intense n’excluant pas une vive lucidité historico-politique. Suivirent Le livre noir, qui suscita une féroce controverse en Turquie, la fable historique du Château blanc, La vie nouvelle et Mon nom est Rouge, roman polyphonique plongeant dans le XVIe siècle de l’Empire ottoman.
    En constante expansion, l’œuvre d’Orhan Pamuk campe le romancier turc au premier rang des auteurs contemporains, capable à la fois de charmer le lecteur par son art de conteur à l’orientale et de le faire réfléchir sur les thèmes de la liberté et de la responsabilité, de la filiation entre tradition et modernité, de la laïcité ou de la démocratie. L’écrivain est en cela un passeur vivifiant, Européen avant la lettre, universel par son œuvre.

     

    medium_PAMUK_Orhan_photo_J.Sassier_Gallimard_NetBL_1.jpgNobel de littérature  trop « politique » ? 

    L’attribution du prix Nobel de littérature à plusieurs écrivains notoirement en porte-à-faux par rapport à leur gouvernement ou aux normes établies de leur pays, du Chinois dissident  Gao Xingjian, en l’an 2000, à l’Autrichienne Elfriede Jelinek, en 2004, ou au Britannique Harold Pinter, l’an dernier, a fait dire à certains que cette consécration mondiale sacrifiait de plus en plus la littérature à la politique, pour ne pas dire au « politiquement correct ». Or qu’en est-il en ce qui concerne le romancier turc Orhan Pamuk, encore relativement peu connu du grand public francophone, comme l’était un Salman Rushdie au moment où la Fatwa des ayatollahs iraniens le rendit célèbre dans le monde entier – immédiatement dénoncée par Orhan Pamuk lui-même, rappelons-le dans la foulée ?

    Ce qu’on peut dire en premier lieu, c’est qu’il est sans doute, dans le monde actuel, des œuvres globalement plus considérables que celle du romancier turc, comme celles de l’Américain Philip Roth, de l’Albanais Ismaïl Kadaré, du Péruvien Mario Vargas Llosa, du Mexicain Carlos Fuentes, ou de l’Israélien Amos Oz, pour ne pas citer celles de Joyce Carol Oates ou de Doris Lessing, de Milan Kundera ou du poète Adonis, autres «nobélisables» régulièrement cités à l’approche du palmarès.

    A l’âge de 54 ans, Orhan Pamuk, certes internationalement reconnu pour ses romans de grande valeur, a sûrement encore beaucoup de livres à écrire. Ainsi la distinction suprême a-t-elle moins valeur de consécration définitive que de reconnaissance pour la double portée artistique mais aussi éthique de son œuvre, autant que pour le courage intellectuel de l’écrivain. A cet égard, on pourrait comparer ce Nobel de littérature à celui de 1957, décerné à un Albert Camus seulement âgé de 44 ans mais incarnant lui aussi une manière de veilleur « moral ».

    Pour autant, malgré la coïncidence spectaculaire de cette consécration et, le jour même, du vote des députés français visant à pénaliser la négation du génocide arménien, nous ne saurions réduire l’œuvre d’Orhan Pamuk à une dimension politique, au sens étroitement partisan, alors que l’essentiel de son apport vise plus haut et plus large, touchant à l’universel par ses hautes  qualités poétiques de langue et d’imagination. Si Neige couronné l’an dernier par le prix Médicis étranger, est de toute évidence un roman à résonance politique, traitant à la fois de l’identité turque, de la laïcité et du fanatisme religieux, ce ne sont pas tant ses « positions » qui en font un grand livre que sa fascinante beauté et sa profonde humanité, traduisibles dans toutes les langues. Loin de relever du reportage engagé ou de l’intervention polémique, l’œuvre de Pamuk n’a cessé en outre de relier présent et passé, autant que de jeter des ponts entre l’Ouest et l’Est de l’Europe des cultures dont il incarne l’intelligence multiculturelle, la conscience transhistorique et les interrogations critiques. Lorsque lui fut décerné, en 2005, le très prestigieux Prix de la paix de l’Association des libraires allemands, ceux-ci relevèrent également le fait que son œuvre, plus qu’aucune autre de nos jours en Europe,  « suit les traces historiques de l’Occident dans l’Orient et celles de l’Orient dans l’Occident ».

    Orhan Pamuk, avec ce Nobel de littérature, devient une sorte d’ambassadeur mondial de sa culture et de ses compatriotes. Reste à espérer que la Turquie lui en sache gré, car ses livres défendent bel et bien, fût-ce au dam de ses dirigeants les plus rétrogrades, l’honneur de ce grand pays.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 octobre.

     

  • L'humour d'un homme libre

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    Rencontre avec Slawomir Mrozek


    Slawomir Mrozek n'a rien à dire. Ce n'est pas moi qui ai la muflerie de le constater: c'est lui qui l'affirme avec un demi-sourire qui indique une éventuelle nuance. Trois quarts d'heure après un entretien qui eut fort bien pu se passer dans un agréable silence ponctué de chants d'oiseaux et de vrombissements d'avions...Le maître polonais du «théâtre de l'absurde et de l'humour sur fond de désespoir», comme l'étiquettent volontiers les dictionnaires, ne joue pas de coquetterie en s'excusant de ne pas se prêter plus complaisamment au jeu standardisé de l'interview: il demeure fidèle à une ligne constante de son cheminement humain et de son oeuvre, qui l'a fait refuser (puis subvertir, au théâtre et dans ses nouvelles) la fausse parole de l'idéologie ou des conventions vides de sens, entre autres jeux de marionnettes.
    De cet exilé au long cours revenu à Cracovie où il vit désormais, il me semblait intéressant de recueillir, en premier lieu, l'impression que lui fait actuellement son pays. Or sa première «esquive» dit à la fois son scrupule de ne pas donner dans les généralités et son souci de préciser sa position personnelle, liée à une expérience effectivement différente de celle de ses pairs restés au pays ou de ses concitoyens.
    «De l'état actuel de la Pologne, explique Slawomir Mrozek, je ne suis pas habilité à parler. J'ai vécu trente-trois ans en Italie, en France et au Mexique, et je suis rentré à demi-étranger. Pas plus que je ne suis tenté de revenir sur un passé qui m'a écoeuré et poussé à partir, je ne puis parler du présent ou des dernières décennies décisives pour la Pologne, de la fin des années 1970 à nos jours. En ce qui concerne ma situation personnelle, disons que je suis rentré chez moi à l'âge où il est bon d'y rester. J'ai eu la chance d'être très bien accueilli par mes compatriotes.»
    Cet accueil, il faut le préciser, n'est que la conséquence d'une relation forte nouée dès la première pièce de Mrozek, La police (1954), avec le public polonais. Faisant partie de ces auteurs qui ont résolu de s'exprimer parce qu'ils estiment leur patrie en danger, Slawomir Mrozek a lutté contre la dictature communiste en humoriste venu au théâtre par la satire (textes courts et dessins), avant de brasser plus large et plus profond, comme en témoignent au moins deux chefs-d'oeuvre du théâtre contemporain, Tango et Les émigrés. Complètement interdite entre 1968 et 1972, et souvent en butte à des tracasseries proportionnées à sa popularité (on autorisait par exemple ses pièces, tout en annonçant au public une carence de billets), l'oeuvre de Mrozek ne saurait être limitée à sa dimension politique.
    «Il n'y a que durant ce que les Occidentaux ont appelé l'«état de guerre» que j'ai publié, dans la revue Kultura (éditée à Paris mais constituant un phare de l'intelligentsia polonaise), des textes explicitement politiques. Même si je me sentais le devoir d'intervenir, cette forme de réaction ne me plaisait pas. Réagir contre la violence par des cris d'indignation ne m'a jamais paru suffisant ni intéressant.»
    De fait, tant les nouvelles que le théâtre de Slawomir Mrozek «travaillent» la substance du langage et des situations humaines avec une puissance révélatrice qui va bien au-delà du discours politicien ou journalistique. Son humour est celui d'un formidable médium de la comédie humaine, qui ne lutte pas pour un «isme» contre un autre. Issu de la génération Staline, dont il a magnifiquement incarné les affres dans Le portrait (notamment avec le personnage du stalinien délateur torturé par le remords), Slawomir Mrozek considère, aujourd'hui, que l'acte décisif de sa vie d'homme et d'écrivain a été celui de quitter son pays. «Cela m'a sauvé. Je suis sûr que si je n'avais pas émigré et que j'avais vécu ces trente-trois années sous la dictature, j'en serais sorti déformé.»


    Les OEuvres complètes de Slawomir Mrozek sont publiées aux Editions Noir sur Blanc. Certains recueils de nouvelles importants, comme L'Eléphant, Les Porte-plume ou La Vie est difficile, ont paru chez Albin Michel.

  • Le petit soldat

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    Une rencontre avec Ahmadou Kourouma (1927-2003)


    «Suis p'tit nègre», s'exclame d'emblée Birahima, avant d'ajouter aussitôt: «Pas parce que je suis black et gosse. Non! mais suis p'tit nègre parce que je parle mal le français.» A 12 ans, ledit enfant de la rue se reconnaît «pas chic et mignon», plutôt incorrect «comme barbe de bouc», Malinké de race et trimballant quatre dictionnaires (le Larousse, le Robert, l'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et le Harrap's) pour raconter sa «vie de merde» en ponctuant à tout moment son récit d'interjections évoquant le sexe de son père (Faforo!) ou le nom d'Allah (Walahé!) et déclarant tout à trac qu'il a déjà tué beaucoup d'innocents, fait la guerre tribale et s'est «bien drogué aux drogues dures.»
    Le départ de Birahima pour son voyage au bout de l'horreur, à la recherche d'une parente survivant à la mort de tous ses proches, rappelle celui de Bardamu «au bout de la nuit», et la même verve célinienne, à l'africaine, traverse tout le dernier livre d'Ahmadou Kourouma, ponctué de scènes «joyeusement» épouvantables et rappelant cette affirmation de Bertolt Brecht selon lequel, pour parler des pires abominations, rien ne vaut la comédie. Or, c'est bel et bien sous les apparences du comique qu'Ahmadou Kourouma développe les thèmes de son dernier roman, pour mieux nous confronter à l'implacable réalité africaine.
    A rencontrer Ahmadou Kourouma sans l'avoir lu, l'on pourrait se faire de ce géant aimable, qui se perd dans les rues de Paris comme un enfant blanc dans la brousse, l'image la plus trompeusement débonnaire. C'est sans trace de lamento qu'il rappelle comment, dans les années 60, en Côte d'Ivoire, il a commencé d'écrire pour défendre ses amis emprisonnés et torturés, après avoir été lui-même soupçonné (à tort) de complot communiste contre Houphouët-Boigny.
    Lorsqu'il évoque ses exils successifs, ou la fin de non-recevoir des éditeurs français à son premier roman, Le Soleil des indépendances, initialement publié au Québec avant de devenir un best-seller du Seuil et, surtout, un classique de la littérature africaine, Ahmadou Kourouma ne laisse pas filtrer le moindre ressentiment personnel. C'est que les livres ont toujours été, pour lui, question d'urgence, liée à une destinée collective.
    «Je n'étais pas, de par ma formation d'actuaire, vraiment destiné à la carrière d'un écrivain. J'ai commencé d'écrire sous la pression des faits, pour témoigner contre l'inacceptable. D'abord avec un roman, qui m'a valu d'être «éloigné» par le pouvoir, puis avec une pièce de théâtre, Le Diseur de vérité, lorsque je suis revenu en Côte d'Ivoire, en 1970, qui était une réaction naturelle à tous les mensonges que j'entendais. A la première représentation du spectacle, l'ambassadeur de France a qualifié ma pièce de «révolutionnaire», ce qui m'a valu un nouvel exil à Yaoundé, plutôt heureux d'ailleurs. Le fait d'avoir épousé une Française m'a sûrement protégé...»
    Cadre supérieur dans le domaine des assurances, auxquelles il a consacré beaucoup de son temps, Ahmadou Kourouma n'a pas moins produit deux autres grands romans qui ont confirmé son double talent de témoin et de conteur: Monnè, outrages et défis, constituant un tableau virulent de la colonisation française, et, plus récemment, En attendant le vote des bêtes sauvages, couronné en France par le Grand Prix de la Société des gens de lettres et par le prix du Livre Inter 1999.
    Quant au «déclencheur» de son dernier livre, Ahmadou Kourouma en parle avec reconnaissance, signalant une nouvelle nécessité extérieure: «Ce sont des gosses somaliens, touchés par le sort des enfants-soldats, qui m'ont pressé de faire un livre à ce propos. Je ne pouvais rester insensible à leur requête. Je me suis donc documenté. Je suis allé régulièrement au bureau du HCR, par le truchement duquel j'ai rencontré des enfants qui avaient vécu tout ce que je raconte.»
    Ce qui frappe précisément, à la lecture d'Allah n'est pas obligé, tient à l'ancrage tout à fait réaliste du récit, où certains chefs de guerre connus (Samuel Doe, Prince Johnson ou Foday Sankoh) se mêlent à des personnages relevant de la fiction.
    «L'histoire de Marie-Béatrice, la mère supérieure endiablée de Monrovia, est une invention, mais cela ne veut pas dire que ce soit une affabulation gratuite. A côté des personnages identifiés par leurs vrais noms, comme un Taylor, j'ai composé des figures qui résultent de plusieurs «modèles», parfaitement représentatifs au demeurant.
    Par ailleurs, Allah n'est pas obligé (dont le titre complet devrait être: Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ses choses) illustre l'omniprésence de la référence religieuse, musulmane ou chrétienne, entre autres, dans ces guerres tribales qui n'ont pourtant rien de saintes croisades. De même que les enfants-soldats passent d'un employeur à l'autre (comme au Liban ou en Colombie), le dieu qu'on invoque en l'occurrence paraît relever essentiellement du clan auquel on appartient, autorisant tous les massacres.
    Quand on lui demande quels types de rapports il entretient avec Allah, Ahmadou Kourouma ne saurait d'ailleurs être plus clair: «Je ne suis pas croyant, mais je suis pratiquant. En tant que Malinké, je ne puis me dire étranger à la cause de l'islam. C'est une affaire essentiellement communautaire...»
    Sous les dehors d'une grande vitalité, Ahmadou Kourouma donne tout de même, de l'état de l'Afrique, une image terrible à nos yeux. Lorsqu'on en évoque l'avenir, l'écrivain se fait cependant, paradoxalement, plutôt serein et confiant: «Je crois que le temps seul peut arranger les choses. L'Afrique a été découpée d'une manière désastreuse, et les désordres liés à l'esclavage ne pouvaient qu'en engendrer d'autres. Mais je ne crois pas à une fatalité du chaos. Je crois que les choses vont évoluer dans le bon sens...»
    Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé. Seuil, 233 pp.

  • Rire jaune de la Chine

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     Une satire carabinée de l’absurdité, entre communisme et capitalisme sauvage

    De la Chine populaire actuelle, les affairistes et autres touristes occidentaux voudraient ne voir que ce qui les intéresse ou les fascine en passant, alors que le pays réel se débat entre les contraintes kafkaïennes de la fourmilière communiste et les soubresauts de plus en plus sauvages du capitalisme à tout-va. Or Ma Jian, exilé à Hong Kong en 1987, peu avant que ses livres soient interdits en Chine, et vivant aujourd’hui à Londres, est de ces observateurs cinglants qui, à partir des faits les plus ordinaires, parviennent à illustrer l’absurdité, le tragique et le comique d’une société à la fois paralysée et en pleine évolution. On pense d’ailleurs aux satires décapantes d’un Alexandre Zinoviev en suivant les tribulations des protagonistes de Nouilles chinoises, à commencer par la paire que forment l’écrivain et le donneur de sang. L’industrie que développe celui-ci, raté en puissance, qui va devenir millionnaire en se faisant pomper le sang, donne une première idée des situations extravagantes illustrées par Ma Jian. Lui-même a-t-il été tenté, comme son double ici présent, de  figurer dans le Grand Dictionnaire des écrivais chinois à la condition d’ériger une statue littéraire à un quelconque Héros Positif ? On peut en douter…    Dès les premières pages de Nouilles chinoises, le lecteur est en effet saisi par l’esprit sarcastique des séquences enchaînées à fond de train, dont l’apparente dérision (genre Reiser ou Deschiens, voire Bukowski le dégueu relooké style yeux bridés) va de pair avec la rage de l’exilé rêvant de son cher pays. De l’actrice « performant » son suicide sur la scène d’un cabaret, au patron de crématoire poussant à la consommation pour solutionner le problème de la surpopulation, il y a là-dedans de quoi rire… jaune à n’en plus pouvoir.

    Ma Jian. Nouilles chinoises. Traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont. Flammarion, 236p.

     

  • Un bourreau très ordinaire

     

    A propos de Roman policier, d'Imre Kertesz

    Les lecteurs d’Imre Kertesz, consacré par le prix Nobel de littérature en 2002, se rappellent que cet écrivain hongrois eut à subir à la fois, en son enfance, les affres du totalitarisme nazi (dont il témoigne dans Etre sans destin) et, après son retour de Buchenwald, la coercition kafkaïenne de la société communiste, qu’il décrit puissamment dans Le refus.
    Le titre de ce Roman policier est à prendre au sens des Etats de la même nature, en l’occurrence latino-américain, alors que l’auteur y revient sur le thème de la contamination d’un quidam pas foncièrement criminel « dans l’âme » mais que la soumission aux ordres transforme à son tour en bourreau. De son premier métier de simple inspecteur, Antonio Martens passe en effet au rang de collaborateur de la police politique, aux côtés d’une brute antisémite du nom de Rodriguez et sous les ordres d’un certain Diaz, dans un service commis au traitement de « dossiers » impliquant le recours à la torture.
    Produite par l’avocat de Martens, en passe d’être jugé, la confession du tortionnaire « malgré lui » a cela de particulier que, sorti du contexte qui a fait de lui un criminel institutionnel, le protagoniste s’y décrit et s’y analyse avec une lucidité redoublée sur sa terrible « dérive ».

    Imre Kertesz. Roman policier. Actes Sud, 177p.

  • Le contempteur déchiré

    Hommage à Alexandre Zinoviev

     

    L’auteur de L’Avenir radieux et des Hauteurs béantes est mort à Moscou. Ses livres avaient paru à Lausanne.
    C’est une figure à la fois éminente et paradoxale de l’opposition au communisme qui vient de disparaître en la personne d’Alexandre Zinovie, décédé mercredi soir à Moscou d’un cancer au cerveau, à l’âge de 83 ans. Zinoviev avait été, avec Les hauteurs béantes, l’un des satiristes les plus virulents et les plus originaux, de point de vue du gorillage de la langue de bois et de la pensée unique soviétiques, sans se rallier pour autant aux dissidents. Ainsi ne cessa-t-il de railler les positions d’un Soljenitsyne, qu’il avait surnommé le Père-le-Justice. Par la suite, loin de se réjouir de la perestroïka, il critiqua un Gorbatchev puis un Eltsine avec la même véhémence.  

    Pur produit de la société communiste, Alexandre Alexandrovitch Zinoviev était né en 1922 dans une famille d’ouvriers, avait accompli des études de philosophie et acquit, en tant que  logicien, une réputation mondiale. Sa science du discours et de ses distorsions, et son mépris-fascination pour l’idéologie  marquèrent profondément ses « romans » mimant, par leurs discours labyrinthiques, les tours et les détours de la dialectique kafkaïenne propre à Ivanbourg, sa ville-pays mythique. 

    Révélé en Occident par la parution aux éditions L’Age d’Homme, du dévastateur pamphlet-chronique intitulé Les hauteurs béantes, Alexandre Zinoviev fut déchu de sa nationalité en 1978 et s’exila, avec sa femme et sa fille, à Munich où il reprit son enseignement. Très lié à Vladimir Dimitrijevic, qui le défendit avec vaillance, Zinoviev publia encore L’Avenir radieux, peut-être son plus beau livre, moins touffu et plus accessible et humainement attachant que le précédent, et une quantité d’autres ouvrages prolongeant sa critique et l’étendant à l’Occident, auquel il ne s’adapta jamais. Pertinent et décapant dans sa « lecture » de la société et de la paranoïa soviétiques, dont il démontait les mécanismes de pensée et de comportement avec une lucidité aiguisant notre propre regard sur les faux semblants du monde occidental, Alexandre Zinoviev semble avoir été dérouté par l’effondrement du système qu’il fustigeait, auquel il prédisait une survie de mille ans…

    Revenu en Russie en 1999, il se rallia paradoxalement à la mouvance communiste contre les arrivistes du nouveau régime. La poignante et révélatrice autobiographie intitulée Les confession d’un homme en trop (reprise en poche Folio) éclaire bien la trajectoire de ce contempteur déchiré, à jamais fidèle aux gens simples dont il était le rejeton, à jamais hostile aux cyniques de tous bords, à jamais guéri de parier pour un avenir radieux, quitte à sombrer parfois dans un délire égocentrique ou une vision catastrophiste du monde. Eveilleur décisif à un moment d’aveuglement collectif, Zinoviev n’en laisse pas moins une trace forte dans la littérature contre-utopique de la fin du XXe siècle.


  • Un vrai de vrai

    Rencontre de Boualem Sansal

    A La Désirade, ce lundi 1er mai. – C’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment mieux résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence probe et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai : voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, à propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera jamais pousser la barbe par opportunisme ni ne cautionnera jamais le mensonge ou l’injustice. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la Banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire ledit rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, qui nourrissent ses quatre romans, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de vraie conversation. Sur quoi je me réjouis de retranscrire notre long entretien, qui me semble substantiel, passionnant et non moins inquiétant pour l'avenir de l'Algérie, Boualem Sansal n'étant pas du genre à dorer la pilule.

  • Coulisses de l’angoisse


    L’inquiétante étrangeté de Patricia Highsmith se matérialise à Berne par une visite de son « atelier » imaginaire, sous l’égide des Archives littéraires. Une exposition thématique révélatrice

    Les couloirs d’entrée et le bel espace d’exposition de la vénérable Bibliothèque nationale suisse sont investis par des images et des objets peu académiques, qui vont de l’affiche de film noir aux éléments de collections de couteaux ou d’escargots, en passant par les sculptures, les aquarelles et les outils de jardin façonnés par la célébrissime Patricia Highsmith, souvent rangée dans la catégorie par trop réductrice des « reines du crime ».
    Ainsi que le rappelle justement Stéphanie Cudré-Mauroux, qui a conçu cette exposition avec Ulrich Weber, Patricia Highsmith s’est toujours définie comme un mouton noir, à l’écart du troupeau. Une vie familiale empoisonnée dès l’enfance, autant que sa préférence sexuelle et un caractère bien trempé, auront contribué à faire d’elle une solitaire errante et farouche. Une note d’un de ses carnets, datant de 1971, après la rupture définitive d’avec sa mère, en dit long: « Une situation, une seule peut-être, pourrait me pousser au meurtre : la vie en famille ; la vie en commun. Je frapperais de colère et tuerais probablement un enfant entre deux et huit ans. Pour ceux de plus de huit ans, il faudrait frapper deux fois »…
    Or celle qui écrit ces lignes nous disait, tel jour de février 1988 où nous lui rendions visite dans sa petite maison de pierre d’Aurigeno, au val Maggia, que sa peur du sang expliquait le fait qu’elle n’osât installer la télévision sous son toit… Ce qui ne l’empêchait pas non plus d’être au courant de l’actualité sanglante du conflit israélo-palestinien, qui l’écoeurait. Enfin la romancière d’ajouter: « Je n’invente rien, je lis simplement les journaux de la première à la dernière ligne, Ils m’inspirent. On y trouve quantité de cruauté au quotidien. Les journaux sont des anthologies d’histoires cruelles ».
    Sensibilité à vif
    Les histoires cruelles que raconte Patricia Highsmith dans ses romans et ses nouvelles si fascinants, qui débordent largement le genre policier pour sonder les abysses de la psychologie humaine, les névroses et les catastrophes sociales, plongent leurs racines dans une biographie jamais exposée, même si la sensibilité à vif de la romancière et ses expériences personnelles, ses voyages, ses positions éthiques ou politiques irriguent son observation.
    A cet égard, l’exposition de Berne est d’un grand intérêt, et tout particulièrement pour les lecteurs familiers de son œuvre, en cela que divers aspects de celle-ci se trouvent documentés par des lettres, des objets, des pages de journaux intimes et autres albums qui « fixent » très concrètement la personne privée, alors que tapuscrits, plans, lettres professionnelles éclairent parallèlement le travail de la romancière. Telle lettre, de sa mère incriminant ses « mensonges », suffit à donner le ton de relations désastreuses dont maintes nouvelles et romans sont le reflet. Très intéressante aussi: la transmutation de sentiments complexes en situations qui le seront tout autant dans ses récits, restituée sous la rubrique Moralité, normalité, étrangeté. Plus inattendu : l’éclairage donné dans En musique aux rapports de la romancière avec cet art apparemment moins présent chez elle que la peinture. Et beaucoup plus évidentes : les maisons.
    De fait, la dernière que se dessina Patricia Highsmith, à Tegna dans les Centovalli, en Suisse italienne où elle vécut ses dernières années, rappelle à la fois son goût pour l’architecture et celui de Tom Ripley, l’esthète pervers dont on découvre également combien elle lui fut proche, alors qu’il nous paraît si monstrueux. Autre souvenir personnel alors, lié à la question que nous posions à Patricia Highsmith sur le motif essentiel d’un crime. Selon elle : la réparation d’une humiliation ou d’une injustice…
    S’il y a de la folie maniaque dans l’univers de Patricia Highsmith, qui se savait proche de la schizophrénie, le génie de la romancière, d’une lucidité implacable, s’est déployé le plus magistralement dans son observation de la société contemporaine. La société comme prison : observation à la loupe, va de pair avec un final Portrait au miroir.
    Berne. Bibliothèque nationale suisse, jusqu’au 10 septembre 2006. Hallwylstrasse 15. Lu-ve : de 9h. à 18h. Me : 9h. à 20h. Sa : 9h.à 16h. Di :12h. à 17h

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 14 mars.

  • J.M. Coetzee en immersion


     En lisant L’homme ralenti 
    C’est un homme à vélo qui se fait renverser par une voiture à la première page et qu’on ampute dix pages plus loin. Il s’appelle Paul et tout de suite on est dans la peau de Paul. Paul Rayment. Le jeune médecin qui se penche sur lui l’appelle Paul comme s’il se souciait particulièrement de lui. Mais Paul le sent dans son nuage de vapes : que le jeune homme ne s’occupe que de son dossier, et du type de prothèse qui conviendra. Avant la page 25 on sait, à travers ce que rumine Paul lui-même, qu’il est plutôt du genre crépusculaire. On le sent se sentir chnoque désarçonné, sans savoir qui l’a fait sauter de selle et s’en préoccupant vaguement mais sans plus, comme il s préoccupe vaguement de savoir qui a décidé de l’amputer. Or tout s’organise autour de lui. Tout est prévu pour le faire re-marcher, et déjà l’infirmière accorte lui annonce comme une évidence qu’il lui faudra une « auxiliaire de vie ». Mais on sait également, déjà, que Paul vit seul, le même genre de nature crépusculaire en somme qu’Elizabeth Costello, protagoniste du roman précédent de J.M. Coetzee, dont le lecteur se rappelle très bien le grain de peau et le caractère.
    On est donc embarqué dès la première page et ça ne se discute pas : « Tout ça – ce lit étrange, cette pièce nue, cette odeur d’antiseptique avec de vagues relents d’urine -, il est clair que ce n’est pas un rêve, c’est la réalité, tout ce qu’il y a de plus réel »
    Et dans la peau de Paul signifie aussi: au pied du mur. Avec ce mot qui lui colle soudain à la conscience : frivole. Une occulte machine à écrire le lui a inscrit sous les yeux et dans la peau : frivole. Voilà ce qu’il a été jusque-là. N’ayant rien fait de mal de sa vie, mais rien de bien non plus. Avec le sentiment confus d’avoir laissé passer sa chance. Et voilà qu’un jeune con se pointe dans sa chambre pour lui dire cela justement: pas de chance. C’est le garçon qui l’a renversé, un certain Wayne, qui se garde bien de s’excuser, sachant évidemment que s’excuser reviendrait à reconnaître sa faute. Mais Paul n’a pas envie, pour sa part, de rassurer le jeune mec : Paul a envie de dormir...
    On pense à La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï en commençant de lire L’homme ralenti, ou au Ravelstein de Saul Bellow, j’entends : à ces livres du bilan existentiel d’une vie, et c’est bien là que nous conduit le dernier roman de J.M. Coetzee, qui va nous faire retrouver une certaine Elizabeth Costello…
    J.M. Coetzee. L’homme ralenti. Seuil, 2006.

  • Un grand roman

    En lisant Le siège de l'aigle de Carlos Fuentes

    On mesure mieux, à la lecture du Siège de l’aigle de Carlos Fuentes, le grand vide du roman français actuel, à quelques exceptions près. En tout cas je ne vois pas, pour ma part, un seul titre de ces dernières décennies qui puisse rivaliser avec cette magnifique intelligence de la politique et des grands fauves qui se disputent le pouvoir, cette pénétration de la psychologie humaine et cet art retors de pur romancier qui fait apparaître, l’un après l’autre, et comme en ronde-bosse, par le seul truchement de lettres qui s’entrecroisent, ces formidables personnages gravitant, en 2020, trois avant l’élection de son successeur, autour du Président mexicain qui vient de sortit de son aboulie pour tenir tête aux Américains après leur invasion de la Colombie.
    Je n’ai jamais mis les pieds au Mexique mais après 220 pages de ce roman, qui n’est en rien « documentaire » au demeurant, j’ai l’impression d’avoir vécu dans ce pays et d'en avoir parcouru les hautes sphères feutrées et les quartiers populaires, alors même que tout ce qui se rapporte à son économie, à ses intrigues politiques, à ses problèmes sociaux (paysans, étudiants, crime organisé, etc.) me renvoie à la politique et à l’économie de nos pays, et que les personnages qui s’y dessinent renvoient à un théâtre de tous les temps, de Plutarque à Macbeth.
    Qui a fait, en Europe, en France, en Allemagne, en Italie, un roman aussi clair et limpide de forme, sur une matière aussi trouble et complexe, et qui sonne si vrai et qui nous en apprenne tant ? Car c’est cela même : comme dans Les illusions perdues de Balzac ou dans la Trilogie américaine de Philip Roth, on apprend une quantité de choses dans Le siège de l’aigle, tout en observant cette étonnante empoignade de prédateurs qui ne sont jamais des caricatures (on se rappelle le pauvre Automne du patriarche de Garcia Marquez) et que le jeu du roman épistolaire permet de traquer dans leur intimité masquée ou leur obscène fausse franchise. Quel savoir et quel culot de voyou (un vrai romancier doit être un voyou), quelle malice et quelle vieille tendresse (le vrai romancier donne raison à tous ses personnages), enfin et surtout : comme on se sent bien là-dedans. Voilà ce qu’on voudrait lire aussi en Europe. La semaine passée, j’ai relu des pages d’ Henri le Vert de Gottfried Keller, et je me disais : voilà ce qu’on voudrait lire aujourd’hui en France, tandis que François Nourissier tremblote et que Michel Tournier radote. Or le plus amusant est que Fuentes, avec un clin d’œil, parle du Nobel de littérature attribué en 2020 à l’écrivain Cesar Aira. Et voilà la générosité des grands : du coup je me suis rappelé que je voulais lire Varamo de l'Argentin magnifique, et suis allé le repêcher dans la pile des « à lire absolument , sur quoi j’y ai passé l’après-midi, avant de redescendre en plaine acheter La princesse Printemps. Quel plus beau titre un soir de neige à vous enchaîner dans la brouillasse : La princesse Printemps, chez un éditeur qui se nomme Dimanche !

    Cesar Aira et Carlos Fuentes

  • Retour à Gorki


    En pensant à Tchékhov


    A La Désirade, ce lundi 28 novembre
    . – Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov. Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil « ingénieur des âmes » chambré par le Soviet suprême. Ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je hier soir, à genoux dans la putain de neige devant ma putain de voiture, ne me rappelant plus comment encore on ajuste ces putains de chaînes, et pensant à Tchékhov.
    J’avais repris depuis quelques jours la lecture de Gorki, dont vient de paraître le premier volume des Oeuvres en Pléiade. Je m’étais rappelé ma lecture, une nuit à Sorrente, de la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez vous de tellement sensible et délicat. Je pestais contre mes putains de chaînes que mes mains glacées ne parvenaient pas à désentortiller dans la nuit plus russe que russe, et je pensais à Tchékhov, mon âme chantonnait tandis que le chien Fellow se tirait des lignes de neige en twistant comme un fol autour de moi, le rat ; et j’imaginais le docteur partant seul dans la nuit sur son traîneau, à l’appel d’un malade à dix verstes de là, et flûte pour ces putains de chaîne, me suis-je alors dit, je rentre à pied à l’isba, à peine trois verstes, ça me donnera le temps de penser à Tchékhov - et voilà que me revenait cette phrase d’Anton Pavlovitch au jeune Gorki : « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part »…

  • Allées et menées du pouvoir

    Sur Le siège de l'aigle de Carlos Fuentes

    On est très vite entraîné dans le vif du dernier roman de Carlos Fuentes, par l’entremise d’une femme de tête, la cinquantaine et dans la haute politique mexicaine, qui drague épistolairement un fringant trentenaire qu’elle vient de rencontrer et qu’elle se propose d’aider à se mettre en selle avant de lui ouvrir son bunker privé. Cela se passe en 2020, alors que le président mexicain vient de damer le pion aux Américains en refusant de cautionner leur invasion de la Colombie et de s’opposer à la hausse du prix du pétrole. Par mesure de rétorsion, les USA ont coupé toute liaison entre le satellite qu’ils contrôlent et le Mexique, de sorte que celui-ci se trouve privé de toute forme de communication, obligeant les protagonistes du roman à s’exprimer par lettres. Et tout de suite ça vole très haut, c’est allant, dense et captivant. La grande silhouette de Machiavel ne tarde à se profiler à l’horizon, d’emblée les intrications de la passion du pouvoir et des menées humaines, sentimentales ou sexuelles, nourrissent ces vifs échanges, et ça y va. La distribution aligne donc Maria del Rosario Galvan, qui dit (entre autres) que le ressentiment est le vice national du Mexique et l’injustice l’écriture sacrée des terres latino-américaine; le jeune Nicolas Valdivia en lequel on pressent un Julien Sorel à dégaine de métis aussi séduisant de corps que d’esprit; ou encore Xavier Zaragoza dit Sénèque le conseiller du Président dont il flatte le « moi moral » tandis que son contraire, Tacito de la Canal, figure l’âme noire et servile de ces coulisses du théâtre d’Etat. Bref ça a l’air parti pour un beau grand roman de conjecture politique, dont les personnages sont immédiatement campés avec vigueur. On passera volontiers trois jours en leur compagnie, au lieu d’embêter la mère de Weyergans…
    Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Gallimard, 443p

  • Un envoûtant théâtre d’ombres


    Sur Les écorchés vifs de Nicola Barker

    Wide open. Grand ouvert. Comme l’horizon. Ou comme le vide. Comme un large regard. Comme une plage déserte ou un ciel nocturne sillonné d’autoroutes vrombissantes ou de silencieux satellites. Comme l’entonnoir d’un cœur ou d’une âme. Wide open : tel est le titre anglais de ce livre béant, énigmatique et fascinant.
    On traverse Les écorchés vifs comme un grand rêve éveillé que baigne une lumière crépusculaire. Cela commence sur un pont d’autoroute où deux hommes, tous deux prénommés Ronny, se rencontrent sans savoir qu’un lien secret les attache ; puis l’essentiel du roman se déroule sur le bord d’un chenal, en l’île de Sheppey où voisinent une plage de nudistes et une zone de bungalows préfabriqués, des dunes où se terrent des lapins noirs et un élevage biologique de sangliers. C’est ce « coin désert », ce « paysage lunaire » évoquant les landes désolées de Beckett que hante une étrange humanité de vieux enfants perdus. Il y a là le premier Ronny, fils du malfaisant « grand Ron », du genre ogre pédophile – Ronny qui va devenir Jim lorsque l’autre Ronny (Jim de son vrai nom, squatter errant) s’installera chez lui. Il y a Sara, qui s’occupe de l’élevage de sangliers en l’absence du père, et sa fille Lily, la mal-aimée qu’attire la monstruosité animale, persuadée que «la nature est un véritable tyran ». Il y a Luke le porno-photographe, qui se livre à des jeux étranges à partir d’images de corps morcelés, et plus tard apparaîtra Nathan frère du premier Ronny-Jim, en affaires avec Jim-Ronny, qui s’intéresse à l’obscène message présumé d’un Christ d’Antonello de Messine...
    Compliqué tout cela ? Bien plutôt : immergé en de mystérieuses ténèbres, et se dévoilant progressivement comme une trame de roman noir ou comme un drame à la Faulkner, à la fois très physique et diffusant comme des ondes d'inquiétude métaphysique. De fait, et à l’exclusion de toute explication factuelle rassurante, le dénouement de ce roman renvoie le lecteur dans le « monde malade » dont il constitue la projection poétique, tout en offrant une forme de paix à chacun des protagonistes. Au regard de surface, l’univers de Nicola Barker paraît absurde et désaxé. Or cette méditation incarnée sur le Mal aboutit à une forme non lénifiante de pardon.
    Qui sont ces personnages ? Que leur est-il arrivé au juste ? D’où viennent-ils et à quoi rime au juste leur existence ? Tous, en l’occurrence, sont marqués par une forme de malédiction, à commencer par les deux Ronny, dont on pourrait penser parfois qu’ils ne forment qu’une personne à deux faces. La figure inquiétante du père de Ronny, violeur d’enfants, dépasse de loin les dimensions de l’anecdote pour étendre son ombre maléfique, qui rejoint celle des pères (absents) des deux jeunes personnages féminins.
    Si la filiation est entachée, la représentation de soi n’est pas moins problématique ou faussée, à commencer par l’image de son propre corps (que Sara photographie sous toutes les coutures pour mieux se « révéler », croit-elle) ou celle de l'autre et du groupe, complètement éclatée en ce lieu fantomatique. Plus encore : ces animaux dénaturés, dont la vie sexuelle a sombré dans une confusion totale, ont pour ainsi dire déteint sur leur environnement: voici naître des hybrides étranges qu’on dirait le résultat de manipulations génétiques ; et l’apparition des lapins noirs ou du sanglier géant frappé à mort face à la mer accentue encore le sentiment de déréliction qui émane de ces pages.
    Très curieusement cependant, de cet univers apparemment insensé et glacial se dégage une singulière énergie et comme une sombre beauté, avant qu’une réelle compassion ne nous gagne.
    S’il y a chez Nicola Barker de la moraliste mystique, avec des à-pics spirituels qui rappellent une Flannery O’Connor, son univers est à la fois plus radical et plus glauque, sa « théologie » moins orthodoxe, sa façon de parler du corps, du sexe, de la douleur et de la solitude, plus violente mais non moins pénétrante. Bref c’est à mes yeux un grand livre que Les écorchés vifs…
    Nicola Barker. Les écorchés vifs. Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin. Gallimard, coll. Du monde entier, 429p.

  • Une possibilité de bonheur



    En Lisant Les grand-mères de Doris Lessing

    A La Désirade, ce dimanche 11 septembre. – C’est un livre qu’on lit en coup de vent et qui touche pourtant au cœur, je l’ai traversé en une heure avec le sentiment de « lire » une possibilité de bonheur liée à une folle liberté prise, folle et si naturelle à la fois, scandaleuse apparemment et si légitime, rare mais donnée ici comme une grâce.
    De fait, Les grands-mères de Doris Lessing pourrait être dit le roman de la grâce heureuse, à la fois idéale et interdite, même s’il n’a rien de réellement transgressif. C’est l’histoire d’une amitié totale entre deux petites filles restées inséparables à l’âge d’être femmes. Elles forment un vrai couple sans être lesbiennes pour autant, comme leurs fils uniques s’aimeront sans êtres gays. Les deux amies à la vie à la mort sont Roz et Lil; leurs deux garçons, Tom et Ian.
    Roz, forte nature très portée sur le théâtre, a fait fuir Harold qui se sentait si peu exister aux yeux de sa jeune femme, laquelle a refusé de le suivre dans la ville universitaire où il espèrait l’emmener, loin de Lil. Quant à celle-ci, elle n’a même pas à s’occuper de son conjoint, qui trouve satisfaction avec d’autres avant de se crasher dans un accident de voiture.
    Sur ce rivage marin à l’éternel beau temps, aéré en permanence et où leurs maisons proches ont l’air d’être toujours ouvertes, les belles jeunes femmes voient grandir leurs garçons jusqu’à l’âge d’incarner de jeunes dieux, lesquels radieux éphèbes deviendront assez naturellement leurs amants, en parallèle parfait. C’est une possibilité de bonheur, nous souffle Doris Lessing en menant son roman comme une joviale mise en scène, laissant cependant toute liberté à ses personnages et à la vie. Surtout c’est une modulation sur le thème de l’amoureuse complicité, au sein d’une famille élargie qui se fait clan à l’approche des belles-filles, et c’est enfin une rêverie sur l’utopique jeunesse éternelle renvoyant non au désenchantement mais à l’acceptation malicieuse de la réalité pleine de si délicieux souvenirs.
    Le roman commence et s’achève par un fracas, après la découverte par Mary, la femme de Tom, des lettres d’amour que celui-ci a adressées à Lil, sa maîtresse de vingt ans son aînée. Roz éclate de rire quand elle comprend que Mary a compris la nature des amours croisées qu’ont vécues les deux « grand-mères » et leurs fils, et le quatuor en restera un peu mélancolique à vrai dire, mais « c’est la vie », à laquelle les amants ont fait un beau pied-de-nez, et ma foi tant pis pour les jeunes épouses qui n’ont plus qu’à inventer leur propre liberté en fondant une petite entreprise en crâne tandem, au dam du clan…
    Chère vieille Doris insolente et si jeune de cœur à 86 balais. Je me rappelle notre rencontre fortuite au jardin du Luxembourg, il y a presque vingt ans de ça, une heure avant notre rendez-vous chez son éditeur. L’ayant reconnue après qu’elle se fut assise sur mon banc, je lui avais souri dans le soleil, et, le regard vif, elle m’avait souri à son tour en constatant que je lisais « quite a good book », puisque le bouquin n’était autre que le sien… Ensuite elle avait éclaté de rire en me voyant arriver pour l’interviewer, et nous avions parlé de son livre et de la vie comme si nous nous connaissions depuis longtemps…

    Doris Lessing. Les grand-mères. Flammarion 2005, 127p.

  • Saisons de la terre et des hommes

    Les Paysans de Ladislas Reymont


    C’est sur le thème des adieux que s’ouvre le premier des quatre chants des Paysans de Ladislas Reymont, qui se déploie d’ailleurs tout entier dans la lumière déclinante et nimbée de mélancolie de L’Automne. Quittant le village où elle servait jusque-là, chez des paysans qui lui ont fait comprendre, à l’approche de l’hiver, qu’elle représentait désormais une charge plus qu’une aide, la vieille Agata s’engage, résignée, sur le triste chemin de mendicité qui va la mener « par le monde », seule avec sa besace et son bâton garni de piquants de hérisson. Avec le curé qu’elle rencontre, et qui la bénit en s’étonnant de cet exode, le lecteur commence à s’apitoyer sur ce pauvre sort, mais déjà la vieille s’éloigne dans la vaste campagne, et la vie poursuit son cours de fleuve. Saluant au passage le prêtre qu’ils aiment et vénèrent, les habitants du village dont les toits de chaume se resserrent derrière les vergers, là-bas, vaquent aux travaux de la saison. Ici, c’est une jeune fille qui conduit une vache au taureau du meunier. Puis c’est le marchand de chiffons juif, traînant la patte derrière sa brouette. Ensuite, c’est un mendiant aveugle guidé par un mâtin. Et là, en rangées de fleurs rouges dans les champs, ce sont les paysannes au ramassage des pommes de terre dont les voix montent par intermittence dans l’air tranquille comme celles d’un chœur antique ; et avec elles c’est le village, tout le village, qui prend vie, et la vieille sagesse des uns, se traduisant à tout moment en sentences riches de l’expérience commune, et la sale langue des autres, le bon sens matois et la verdeur truculente, la parole rude et fleurie des gens de cette terre dont on dit qu’elle seule ne ment pas.
    Ainsi le village va-t-il vivre, quatre saisons durant. Avec ses habitants, nous assistons aux messes du dimanche, dans la contrition manifestée, et nous nous retrouvons au cabaret du juif Jankiel. Nous prendrons un parti ou l’autre dans les litiges du tribunal local, en présence de l’huissier aux pieds nus. Nous nous rendrons à la foire haute en couleurs, au bourg voisin, puis nous connaîtrons la « double mélancolie des chagrins passés et des soucis d’avenir », dans la tristesse fantomatique des lourdes journées pluvieuses. Puis ce sera jour de noces, avec ses réjouissances que ne tarderont à étouffer les neiges d’hiver. Alors nous suivrons les travaux éreintants des bûcherons. Et viendra Noël, pacifiant jusqu’aux plus terribles conflits.
    Car les travaux et les jours de la communauté paysanne ressuscitée par Ladislas Reymont ne constituent qu’une toile de fond, sur laquelle se détachent les figures d’une poignante tragédie.
    Demain, nous le savons bien, le printemps refleurira, le vrai printemps semblant ruisseler du ciel, avec le soleil réchauffant les chaumières. Et comme chaque année, Pâques retentira de l’Alléluia des chrétiens. Puis ce sera la verdure de Pentecôte, et reviendront les nuits courtes, chaudes et claires de tous les étés.
    Cependant nous voici, frères humains, dans le temps brisé de nos passions. À Lipce vivait un homme, et c’était le père. Et le père était l’ennemi de son fils. Et telle femme fut entre eux.
    Voici Maciej Boryna, deux fois veuf mais encore solide dans sa carcasse de patriarche à la fois craint et respecté. Voici son fils Antek, au même caractère ombrageux et emporté, qui lui réclame en vain un tant soit peu d’indépendance. Et voici la belle Jagna, dont le père va faire sa jeune épouse, et qui sèmera le trouble et la honte dans le village en enflammant les cœurs au gré de ses caprices.
    Plus que de grandes figures romanesques, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa me paraissent plutôt, à vrai dire, les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne.
    Maciej Boryna représente par excellence l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité et aussi pour faire enrager son fils, n’est en somme qu’un accident de parcours. Tandis que le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène prodigieuse où nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma des suites d’une blessure, pour se rendre dans ses champs, en pleine nuit, et y semer une dernière fois sous le vaste ciel tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner, jusqu’à tomber foudroyé.
    Jagna Dominikowa, pour sa part, dégage toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. C’est le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Or c’est cela justement que l’ensemble des femmes, trimant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruauté, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.
    À cet égard, l’attitude d’Antek Boryna, partagé entre ses sentiments et la loi du groupe, est également significative. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens pour cette communauté ! » Et le moment qui nous révèle le fond de son drame est celui qui le voit renoncer tout à coup à tuer son père, lors de la révolte paysanne conduite par celui-ci, pour courir à sa rescousse.
    Ce qui fait, enfin, la grandeur des Paysans, c’est la généreuse sérénité avec laquelle l’auteur peint cet univers de l’ancestrale civilisation paysanne, et la pénétration charitable qui l’aide à nous faire saisir les plus obscurs mobiles humains. Avec une constante objectivité, formellement maîtrisée par la multiplication des points de vue – ainsi la voix d’un conteur populaire alterne-t-elle avec celles du narrateur et de toutes les parties dialoguées –, Ladislas Reymont parvient à fondre les détails minutieusement observés dans la vision d’ensemble de sa fresque.

    Ladislas Reymont. Les Paysans. Editions L'Age d'Homme.

  • L'ange venu des eaux

    Lumière de la lagune, de Hanns-Josef Ortheil

     L’image des jeunes pêcheurs à l’arc de Carpaccio, immobiles sur leurs barques et visant les eaux de la lagune, m'est revenue à la lecture de la première scène de ce beau roman, marquée par la découverte, une aube automnale de chasse au canard en ces mêmes lieux, d’un jeune homme entièrement nu et d’une stupéfiante beauté, tenu pour mort dans un premier temps, et qui se relève bientôt mais sans mémoire de ce qu’il fut. Autant dire que c’est une sorte de revenant d’un autre monde que le comte Paolo di Barbaro, noble Vénitien conduisant la chasse et qui a confié le mystérieux jeune homme aux moines d’un couvent, retrouve peu après pour constater, chez celui qui ne se rappelle ensuite que son nom d’Andrea, des dons bien singuliers voire tout à fait hors du commun. Il y a en effet de l’ondin chez ce nageur prodigieux connaissant tout de la vie animale et végétale du royaume des eaux et capable d’en dessiner les moindres détails avec une virtuosité qui laisse le comte, grand amateur d’art, littéralement baba. Pourtant le grand personnage se laisse tirer l’oreille avant de prendre le jeune prodige à son service, qui l’en supplie avec une insistance têtue. Or le premier mouvement de défiance de Barbaro se justifiera par la suite, l’ange de la lagune se montrant par trop humain à l’approche de certaine jeune fille chère au comte – mais n’en disons pas plus. L’essentiel du roman n’est d’ailleurs pas cette « affaire », si révélatrice qu’elle soit des instances de la chair et de la passion amoureuse, mais tient à l’immersion progressive que l’auteur nous ménage dans l’univers de la peinture, à la bascule de deux époques. Constatant les dons naturel de son pupille, le comte l’initie à la peinture des maîtres vénitiens Guardi et Canaletto, dont Andrea décèle les « mollesses » avec un regard qui s’apparente de toute évidence à celui d’un Turner, préfigurant en outre les visions d’un Monet. Significativement, ce n’est pas devant le motif que le génie pictural d’Andrea s’accomplira, mais dans la réclusion sévère que lui a valu sa « faute » et qui lui donne, du moins, le temps et la concentration requis pour une véritable recréation du monde en ses reflets recomposés dans le tourbillon d’une sorte de remémoration proustienne.

    Les romans qui parviennent à combiner érudition et fantaisie, réflexion sur l’art et mouvement romanesque atteignent rarement le point de fusion (et d’effusion) qui scelle la qualité de Lumière de la lagune, confirmant l’originalité d’un écrivain déjà remarqué à la parution des Baisers de Faustina, où il était question du jeune Goethe à Rome. Ce nouveau roman d’Ortheil n’a rien, certes d’un « pavé de plage », et c’est tant mieux n’est-ce pas qu’il se distingue de trop de sous-produits destinés à « tuer le temps ». Un tel livre, captivant et plein de grâce, rend au contraire le temps plus vivant, et quelle plus belle façon que de rêver à Venise ?

    Hanns-Josef Ortheil. Lumière de la lagune. Traduit de l’allemand par Claude Porcell. Seuil, 332p.

  • Un ange passe

    Le dernier roman d'Iris Murdoch



    La romancière anglaise, décédée en 1999 des suites de la maladie d’Alzheimer (sa fin de vie a été racontée par John Bayley, son époux, dans la très émouvante Elégie pour Iris, parue à L’Olivier en 2001), n’avait pas son pareil dans la mise en évidence de l’étrangeté souvent mystérieuse des vies apparemment les plus quelconques. L’opposition des convenances sociales et d’une réalité humaine à la fois indomptable et insondable est particulièrement sensible dans son dernier roman, qui s’ouvre sur le coup d’éclat, shocking entre tous, d’un mariage sabordé le jour de sa célébration!

    Benet, le retraité peinant sur son ouvrage de philosophie, et que passionnent plutôt les affaires d’autrui, avait pourtant tout arrangé: Edward et Marian étaient faits l’un pour l’autre, et ce serait son bonheur de les voir convoler, autant que le leur. Or voici que la mariée disparaît au jour J, semant le trouble et la consternation dans le cercle de ses amis (lesquels la voient déjà au bout d’une corde ou rejetée par le flot amer) avant que l’histoire ne rebondisse tout autrement, pour Marian et pour d’autres personnages se «reconnaissant» les uns les autres, au gré d’une «révélation» en cascade illustrant l’humour occasionnel de la destinée...

    Une espèce d’ange préside, en douce, à ces singuliers mouvements d’humeur et d’amour, qui rappelle la personne bien singulière, voletant entre réalité et rêverie, que fut la romancière elle-même.

    Iris Murdoch. Le dilemme de Jackson. Gallimard, Du monde entier, 359p.

  • L’imagination ludique de Stefano Benni



    Connaissez-vous l’homme au gardénia ? Si ce n’est pas le cas, rendez-vous sur tel môle longeant la mer des Brigantes, la nuit, où il vous fera peut-être la grâce d’apparaître. Or dès que vous l’apercevrez, ne manquez pas de lui emboîter le pas, et suivez-le dès qu’il entre dans l’eau, tout habillé, pour rejoindre la compagnie du Bar sous la mer. Là-bas vous attend, en effet, toute une compagnie amicale et captivante auprès de laquelle vous serez reçu si vous avez une histoire à raconter, à la manière des convives du Décaméron.

    Le premier livre de Stefano Benni, datant de 1976, s’intitulait Bar Sport, et le dernier traduit nous arrive sous le titre de Bar 2000. Pilier de bar que l’auteur de Bologne ? Bien plutôt: conteur rêvant de réinvestir ce lieu public, se désolant qu’on n’y raconte plus d’histoires. Dans une des ses nouvelles, Dino Buzzati évoquait le désarroi du croquemitaine errant de par les rues en quête d’enfants qui aient encore peur de lui. Mais voici que l’esprit du conte, certes gravement menacé par le prosaïsme positiviste de l’époque, repique en beauté avec Stefano Benni. A la magie des contes anciens, celui-ci ajoute le piment de la critique en bon soixante-huitard à l’italienne. Avec une fantaisie débridée, en outre, il brasse les modes d’expression contemporains et les références les plus variées, de la science fiction à la nouvelle policière ou de la parodie de feuilleton à la satire, de la bande dessinée à la nouvelle toute classique. Trente-trois ans après ses débuts, avec une quinzaine de livres à son actif et plusieurs centaines de milliers de lecteurs le suivant de livre en livre, Stefano Benni n’a rien de l’auteur-culte arrivé. Ce présumé rigolo s’affirme en effet comme un résistant déterminé au «n’importe quoi» de la société médiatique, et son propos coupe court à tout bavardage convenu.

    - Quelle a été votre trajectoire personnelle, préludant à la composition de votre premier livre ?

    - Quand j’étais jeune, je me destinais à la carrière de footballeur. A l’âge de 19 ans, alors que j’étais semi-professionnel, un accident au genou m’a contraint à renoncer. J’ai alors repris mes études avant de faire des débuts de journaliste dans le Manifesto, où je m’occupais du domaine culturel. Demblée, je me suis aperçu que mon écriture prenait une tournure ironique et métaphorique. Certains de mes amis m’ont dit alors que je devrais faire des livres, mais la littérature me semblait une sphère trop élevée. Je me voyais, au mieux, comme un humoriste. J’ai commencé à écrire vraiment lorsque j’étais à l’armée où, comme vous le savez, on dispose de pas mal de temps libre. Un directeur de chez Mondadori m’avait dit que je devrais écrire un livre, et c’est alors que j’écrivis Bar Sport. Je pensais alors que j’allais écrire dans la tonalité humoristique, mais une amie m’a beaucoup aidé, qui était une critique sévère, Grazia Querchi, qui m’a convaincu que je pouvais écrire sur tous les registres de l’écriture et devenir un véritable écrivain. C’est à parrtir de Comici spaventati guerrieri, je crois, que j’ai atteint cette dimension polyphonique. C’est un livre que j’aime beaucoup, parce qu’il rend compte des sentiments de ma génération, et auquel les jeunes d’aujourd’hui s’identifient encore. Chaque année, ainsi, ce livre se vend encore à une dizaine de milliers de’exemplaires. Cela ma touche, car je ne crois pas au succès spactaculaire d’un jour. C’est ce qui me fait dire que je ne suis pas un best-seller, mais un long-seller. Le seul critère qui atteste, selon moi, la force de l’écriture, est cette longévité du livre.

    - Vos livres sont truffés de références à une culture qui mêle tous les genres.

    - J’ai une culture très métissée. Je suis né dans un lieu où il y avait beaucoup de narration orale. Le grand-père dont je parle a existé. Je venais d’une petite ville du nord de Bologne, Monsuno, où il n’y avait qu’une petite bibliothèque. Ma culture s’est faite avec des livres, car j’aime beaucoup lire, mais également avec le rock, la télévision et la bande dessinée. Je suis contre la séparation des genres académiques ou populaires. Curieusement, les écrivains les plus importants pour moi ont été ceux qui ne me ressemblaient pas. Un Gadda m’a certainement marrqué par la richesseexceptionnelle de sa langue. J’ai découvert en outre, chez un Edgar Allan Poe, la cohabitation du tragique et de l’humour. Je crois que le contraire du comique n’est pas la tragédie mais que c’est l’indifférence. Un autre écrivain que j’ai beaucoup admiré est Melville, qui est capable de jouer de tous les instruments de l’écriture. Dans un tout genre, un Queneau m’a lui aussi fortement marqué par son mélange de fantaisie et d’intelligence. Comme beaucoup de lecteurs contemporains, je suis omnivore. Je ne fais pas de différence entre un Philip K. Dick, grand écrivain «populaire» et tel ou tel autre «classique» de ce siècle. La variété est la base de la liberté dans la formation d’une culture personnelle. A l’opposé, le manque de diversité est le signe du manque de liberté de la télévision, et de son inculture fondamentale.

    - Quels rapports entretenez-vous avec la télévision pour la promotion de vos livres, vous qui en avez fait de terribles satires ?

    - En trente ans, j’y suis apparu deux ou trois fois, et je refuse systématiquement d’y aller. Ce n’est pas aux médias que je fois mon succpès, mais à mes lecteurs. A vrai dire, je ne crois pas qu’on puisse parler sérieusement de littérature à la télévision. Je crois même qu’il y a une véritable haine de la littérature chez les gens de télévision. La superficialité, qui prècède par nivellement, ne peut que détester l’effort de comprendre le monde et d’exprimer sa complexité.

    - Vous êtes vous intéressé à la tradition des fables et des légendes populaires ?


    - Je m’y suis intéressé autant qu’aux dialectes. De par ma double origine, du nord par mon père et du sud par ma mère, je parle au moins deux dialectes, qui m’ont donné accès aux légendes ou, plus précisément, aux contes de fées qui se racontent dans les Dolomites, souvent extrordinaires du point de vue de l’imagination.. Il y en outre une grand tradition du conte depuis Boccace jusqu’à Buzzati. On dit parfois que je suis un conteur urbain, mais la veine terrienne et provinciale est également présente dans mes livres. La variété est la grande richesse de l’Italie. Actuellement, l’uniformité à l’américaine, la standardisation, altère le nord, tandis que le sud reste plus ouvert à la diversité.

    Cocktail tragicomique
    Il faudrait un Fellini pour mettre en images la vingtaine d'histoires de ce Bar 2000 constituant à la fois un inventaire des monstruosités de cette fin de siècle ( du drogué du téléphone portable au néotechnicien de bar, entre autres) et un recueil d'histoires mêlant cocasse et tragique. Dans la tonalité la plus grinçante, voici Le destin de Gaétan, ce malheureux qui jamais, jusque-là, n'est jamais apparu à la télévision, ce qui lui vaut tous les sarcasmes du bar qu'il fréquente, et qui va tout faire pour y arriver, au risque de fracasser sa pauvre vie. Plus lyrique de tournure, Le Sax du Nuage rouge évoque le couple emblématique (on pense à Billie Holiday et Lester Young) d'une chanteuse de jazz et d'un saxophoniste, tandis qu'Underground nous entraîne dans les tribulations guerrières, style tortues Ninja, d'une escouade de cafards en butte aux Bichaussures. Le petit Franz, conte sucré, nous plonge dans la boulange d'une Autriche douceâtre et cruelle à la fois, nous rappelant le compatriotisme de la suave Sissi et d'un certain Adolf Hitler. A relever en outre: l'éloge du conteur oral modulé dans La réparation de grand-père, et la tendre dernière nouvelle du recueil, Le Bar d'une gare quelconque, combinant l'humour et la mélancolie de l'auteur.
    Si ce livre ne relève pas Le Bar sous la mer,tout à fait du plus grand art de Benni, tel qu'il se déploie dans La Dernière larme ou Hélianthe, il nous vaut cependant une savoureuse lecture et s'incorpore dans la mosaïque foisonnante de l'oeuvre.

    Stefano Benni, Bar 2000. Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 218pp. A lire aussi: Le Bar sous la mer, Actes Sud, 1989. La Dernière larme, Actes Sud 1996. Baol, Rivages 1996. Hélianthe, Actes Sud 1997.

    Vient de paraître : Achille au pied léger. Actes Sud,278p.













  • Garcia Marquez et la belle endormie



    L’exergue du dernier roman de Gabriel Garcia Marquez, tiré d’un classique contemporain de la prose érotique du XXe siècle, Les belles endormies du Nobel japonais Yasunari Kawabata, donne assez parfaitement le « la » de cette chronique amoureuse à la fois torride et chaste : « Et veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût ! N’essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! Ce ne serait pas convenable ! » recommanda l’hôtesse au vieil Eguchi ».
    Non certes, ce ne serait pas convenable, et telle est pourtant bien l’intention déclarée du vieux crapaud à babines qui, pour ses quatre-vingt-dix ans, téléphone à Rosa Cabarcas, mère maquerelle aussi chenue que lui, pour l’enjoindre de lui préparer une vierge adolescente avec laquelle il a décidé de s’offrir « une folle nuit d’amour », et sans se contenter sûrement de doigts dans la bouche… Or passez pourtant votre chemin, lecteurs par trop libidineux qui vous attendez à quelque juteuse gaudriole : certes il y aura là-dedans de quoi choquer la duègne classique aux principes encore amidonnés (rêvons un peu tout de même qu’il survive quelques représentantes de cette chère espèce), et plus encore (espérons-le) la chienne de garde nouveau style que l’infâme transaction fera vociférer, mais l’érotisme n’a rien ici de commun avec l’exhibition banalisée au goût du jour : il est d’autant plus vif qu’il est dévié, voire contrecarré, transformé par l’imprévu, tiraillé entre l’humour et la langueur, la terreur réciproque et le désir imprévisible, finalement hors norme et comme réinventé, tout nu et tout cru comme un premier semblant de rut.

    Le vieillard qui tient ici ce qu’il dira la chronique de son plus grand amour a vraiment tout pour plaire ( !) et le précise lui-même : « inutile de le dire, car on le voit à des kilomètres, je suis laid, timide et anachronique ». Taxé de « Professeur Crétin mélancolique » par ses élèves, du temps où il enseignait contre son gré, il a ensuite fait carrière dans un journal en qualité de critique musical et de « bâtonneur de dépêches », cette fonction consistant à adapter, dans l’idiome local, les nouvelles du monde recueillies par voie d’ondes ou d’alphabet morse. Ses chroniques dominicales ont vieilli avec lui jusqu’à paraître obsolètes à ses confrères de la garde montante, puis on leur a trouvé un nouveau charme comme aux vins bonifiés par les ans ; ainsi est-il resté le dernier des dinosaures de sa rédaction, toujours très lu par les jeunes filles romantiques et leurs mères, surveillé d’aussi près que les autres par le censeur du journal au « crayon sanguinolent de satrape conservateur » que tous appellent « l’Abominable homme de neuf heures », enfin survivant à tous les changements de modes et de régimes politiques.
    Lui qui n’est jamais tombé amoureux d’aucune dame n’en est pas moins, en catimini, un cavaleur apprécié de celles qu’il refuse cependant de consommer sans les payer, quitte à en tenir longtemps une liste à laquelle il renonce après cinq cents noms. Bref c’est devenu le type parfait du barbon de province que ce personnage peu ragoûtant dont la compagnie baroque ne lasse pas pour autant, grâce surtout à l’humour savoureux du conteur lui réservant autant de surprises qu’au lecteur.

    Après la masse de pages parfois ternes, voire filandreuses, de l’autobiographie de Garcia Marquez (Vivre pour la raconter, Grasset 2003), nous retrouvons ici le conteur vif et roué, au grand pouvoir d’évocation et de suggestion, dont la « comédie humaine » tropicale se déploie de Cent ans de solitude à L’amour aux temps du choléra, pour ne citer que ses deux meilleurs romans, entre tant d’autres nouvelles mémorables.

    Par delà l’érotisme de Mémoire de mes putains tristes, on retiendra le mélange d’humour et de tendresse malicieuse qui se dégage de ce roman explorant les limites de la fantasmagorie sexuelle, où l’extrême transgression touche à l’extrême innocence, hors de toute convention morale ou sociale, et sans ostentation subversive non plus. Finalement le roman tire sa vibration particulière, et sa musique, sa grâce paradoxale, d’une dimension qui n’a rien à voir avec le seul sexe, mais tout avec la chair dolente et mortelle, et cette écharde de mélancolie fichée dans la conscience du vieil homme tandis qu’il contemple sa jeune endormie.

    Gabriel Garcia Marquez. Mémoire de mes putains tristes. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan. Grasset, 128p.

  • Thomas Bernhard derviche-tourneur

    C'est un livre d'abord exaspérant et progressivement prenant que Les Mange-pas-cher de Thomas Bernhard, qui vient de paraître vingt ans après son édition originale chez Gallimard, dans une traduction de Claude Porcell. On se croirait d'abord dans une parodie de TB, tant ça tournique et se mord la queue, puis c'est reparti pour une histoire nouvelle, un personnage se met en place et tout un théâtre ou plutôt tout un cinéma burlesque sur fond d'Autriche nécessiteuse. Cela raconte en somme l'histoire de l'enfant prodigue, sauf que ce n'est pas chez son père que revient Koller, celui qui raconte à celui qui écrit, mais chez les Mange-pas-cher, quatre clients de la CPV (Cantine Publique Viennoise), genre Soupe Populaire, qui l'accueillent quand il y revient des années après y avoir été sans être remarqué, accueilli cette fois parce qu'il y a quelque chose de changé en lui qui lui fait voir les choses et les gens autrement. Il faut préciser qu'à la suite d'une morsure de chien providentielle, il a été amputé et se retrouve donc avec une jambe artificielle qui ne suscite pas, de la part des Mange-pas-cher, la moindre pitié, et moins encore de la mauvaise curiosité des gens ordinaires, mais de l'intérêt et une sorte d'attention fraternelle. Voilà où on en est à la page 33, et ça tourne bien à ce qu'il semble tandis que le jour se lève à la fenêtre...